Colombie Enquête chez les paramilitaires

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Colombie Enquête chez les paramilitaires
816-UNe OK
20/06/06
17:50
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Colombie Enquête chez les paramilitaires
POLOGNE La dernière châtelaine
MÉDIA Vive le livre électronique
FOOT Arbitre, mission impossible
www.courrierinternational.com
N° 816 du 22 au 28 juin 2006 - 3
€
Vers une révolution conservatrice
La famille
revient !
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 €
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN
DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £
GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥
LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 816 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?a@i@l@g@k;
709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13
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s o m m a i re
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e n c o u ve r t u re
●
LA FAMILLE
REVIENT !
24 ■ asie T I M O R - O R I E N TA L Division au sommet de
l’Etat INDONÉSIE Bashir prêche, les Occidentaux protestent
S R I LANKA “Maintenant, on ne sait même plus qui tue qui”
A S I E C E N T R A L E L’OCS, un bloc qui se construit N É PA L Les
rebelles maoïstes prêts à jouer le jeu
28 ■ moyen-orient ISRAËL Mais qui a commis
le carnage sur la plage de Gaza ? T U R Q U I E Les Turcs ont
aussi inventé le pantalon I R A N La troublante beauté du
Prophète BAHREÏN “Faites donc taire ce muezzin qui hurle !”
Dénatalité oblige, l’Europe aura perdu 10 % de sa
population en 2050. La tendance est particulièrement
marquée en Allemagne, suscitant la publication de
maints livres et articles vantant les vertus de la famille.
Le démographe américain Phillip Longman prédit, lui,
un retour en force de la famille patriarcale. Car l’Histoire,
dit-il, montre que c’est le mode d’organisation
permettant de produire le plus d’enfants.
pp. 32 à 38
Raphael Demaret/ REA
816p3
Initiation au milieu aquatique en famille, Créteil, 2006.
30 ■ Afrique
O U G A N D A Visite au rebelle le plus
recherché d’Afrique LIBÉRIA Une présidente qui protège les
femmes
E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S
32 ■ en couverture La famille revient ! La
“vraie” famille patriarcale serait, au regard de
l’Histoire, le mode d’organisation permettant de
produire le plus d’enfants. Débat.
40 ■ portrait La châtelaine de Varsovie Anna
Wolska est une charmante vieille dame polonaise.
Elle est aussi la dernière de ceux qui ont habité le
palais royal de Wilanow, à Varsovie.
RUBRIQUES
4 ■ les sources de cette semaine
6 ■ l’éditorial Pas de répit pour les médiateurs
42 ■ e n q u ê t e S a n g l a n t s s e c r e t s d e
paramilitaires Depuis cinq ans, des opérations de
“nettoyage politique” ont fait plus de 11 000 morts
à la frontière vénézuélo-colombienne.
par Philippe Thureau-Dangin
6 ■ l’invité Timothy Garton Ash, The Guardian,
Londres
44 ■ reportage Toute une culture à sauver
9 ■ à l’affiche
9 ■ ils et elles ont dit
52 ■ voyage Les mille et une utopies de Joshua
La modernisation accélérée de la Chine met en péril
de nombreux arts et traditions populaires. Quelques
passionnés tentent de les sauvegarder.
Tree
58 ■ le livre Svinalängorna, de Susanna Alakoski
58 ■ épices et saveurs
Irak : les falafels hors la loi
INTELLIGENCES
Petit précis de ségolisme
p. 11
59 ■ insolites Dieu banni des terrains de foot
46 ■ économie EMPLOI Des salariés payés à ne
rien faire AUTOMOBILE Detroit se met au régime
48 ■ sciences NEUROSCIENCES Aide-toi, ton cer veau
t’aidera
49 ■ technologie P H Y S I Q U E Le plus petit frigo
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
du monde BIO - INFORMATIQUE Des ordinateurs à enzymes
dans notre corps
11 ■ france DOSSIER Ségolène est-elle de gauche ?
50 ■ écologie
Du neuf avec du vieux • Público n’a rien compris • Entre
valeurs de gauche et blairisme, le dilemme socialiste
• Une cible mouvante, donc difficile à abattre • Etrange
phénomène • Dans ségolisme, il y a bien gaullisme, non ?
C O N S O M M AT I O N Des légumes et
des fleurs qui nous mettent à sec GASPILLAGES Un
phénomène mondial
14 ■ europe
aiguise les appétits
U N I O N E U R O P É E N N E Les Vingt-Cinq
peinent mais ne calent pas C O M M E R C E Vers un marché
transatlantique ? C O O P É R AT I O N L’Italie relance la politique
méditerranéenne ROYAUME - UNI La “question anglaise” est
de retour E S PA G N E La Catalogne ouvre la voie au “pays
pluriel” S U È D E Les pirates de la Toile à l’assaut du
Parlement B O S N I E - H E R Z É G O V I N E Un référendum pour
l’indépendance de la République serbe ? V U D E S A R A J E V O
Un simple stratagème S L O VA Q U I E Les raisons d’une
dangereuse défaite TCHÉTCHÉNIE Un “ennemi d’envergure”
de moins POLOGNE L’homophobie se porte bien, merci
20 ■ amériques URUGUAY La gauche déchirée par
les questions économiques BRÉSIL Davantage de politique,
moins de spectacle ÉTATS-UNIS Une bouffée d’oxygène pour
l’équipe présidentielle CANADA Opération de séduction au
Québec ÉTATS-UNIS Le petit frère privé de Maison-Blanche ÉTATSUNIS En Floride, plus question de critiquer l’histoire officielle
W W W.
Toute l’actualité internationale au jour le jour sur
courrierinternational.com
51 ■ multimédia
ÉDITION
Le livre électronique
FOOT
De l’art dans le désert Mojave
p. 52
54 ■ Le journal du Mondial (2)
LA SEMAINE PROCHAINE
mexique Présidentielles à suspense
média L’avenir de l’empire Murdoch
sexualité Les animaux gays contre Darwin
ET AUSSI ...
Le journal du Mondial (3)
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
3
DU 22 AU 28 JUIN 2006
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l e s s o u rc e s
●
CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL
L’ACTUALITÉ 200 000 ex., Canada,
bimensuel. “Le plus grand magazine
d’information francophone hors de
France”, libéral et international,
toujours original, est lu par un
Canadien francophone sur cinq.
LA LIBRE BELGIQUE 60 900 ex., Belgique,
quotidien. Ce titre de qualité des
francophones s’est ouvert à de
nouvelles thématiques sans renier ses
origines catholiques. Edité par
Informations et productions
multimédias (IPM), qui détiennent
également La Dernière Heure-Les
Sports, la “Libre” a modifié
l’organisation de ses rubriques, en
1999, puis son format, en 2002.
THE AGE 230 000 ex., Australie,
quotidien. Fondé en 1854 et toutes
ses dents, dures de préférence. A
Melbourne, rivale intellectuelle,
artistique et financière de Sydney,
The Age fait autorité.Très australoaustralien, plutôt culturel, il
s’aventure parfois sur le terrain
international, sans perdre de son
mordant ni de son ironie.
HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien.
Premier journal publié en hébreu
sous le mandat britannique, en
1919. “Le Pays” est le journal de
référence chez les politiques et les
intellectuels israéliens.
DAGENS NYHETER 360 000 ex., Suède,
quotidien. Fondé en 1864, c’est le
grand quotidien libéral du matin. Sa
page 6 est célèbre pour les grands
débats d’actualité. “Les Nouvelles du
jour” appartient au groupe Bonnier,
le plus grand éditeur et propriétaire
de journaux en Suède. Le titre est
passé en format tabloïd en 2004.
DAILY GRAPHIC 100 000 ex., Ghana,
quotidien. Fondé en 1950 et
propriété de l’Etat, ce quotidien a
longtemps bénéficié d’un quasimonopole dans le pays. Depuis la
révision constitutionnelle de 1992,
qui garantit la liberté des médias, il
doit faire face à une concurrence
importante. Une nouvelle donne qui
l’a conduit à améliorer son contenu
et à offrir un contenu plus diversifié.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portugal,
quotidien. Fondé en 1864, le
“Quotidien des nouvelles” fut
l’organe officieux du salazarisme.
Grâce au renouvellement de sa
maquette et à ses efforts pour
divulguer une information complète,
le titre voit son public rajeunir.
EKANTIPUR.COM
<http ://www.kantipuronline.com>,
Népal. Ce webzine d’information
lancé en 2005 permet aux lecteurs
d’accéder à des analyses sans
concessions écrites par des
journalistes indépendants à un
moment où le pays traverse de
profonds bouleversements politiques.
EMMA 40 000 ex., Allemagne,
bimestriel. Fondé en 1977 par Alice
Schwarzer, son actuelle directrice et
éditorialiste, le titre est “plus qu’un
simple magazine” : une revue
féministe, engagée pour l’égalité des
droits hommes-femmes. “Le
magazine politique fait par des femmes”
a soutenu la candidature d’Angela
Merkel aux législatives de 2005.
(<emma.de> et
<aliceschwarzer.de>)
L’ESPRESSO 430 000 ex., Italie,
quotidien. Fondé en 1955 par
Eugenio Scalfari, qui créera ensuite
La Repubblica, le titre s’est vite
imposé comme le grand
hebdomadaire du centre gauche.
Comme La Repubblica, il appartient
à l’industriel piémontais Carlo De
Benedetti. Il mène une lutte
acharnée contre la politique de Silvio
Berlusconi.
O ESTADO DE SÃO PAULO 350 000 ex., Brésil,
quotidien. Fondé en 1891, le plus
traditionnel des quatre grands
quotidiens brésiliens appartient à O
Estado, l’un des plus importants
groupes de presse du Brésil. Plutôt
conservateur et austère, il bénéficie
d’un vaste réseau de correspondants
à l’étranger, et depuis 1997 publie
une sélection hebdomadaire
d’articles du Wall Street Journal.
FOLHA DE SÃO PAULO 420 000 ex., Brésil,
quotidien. Née en 1921, la “Feuille
de São Paulo” a fait, au début des
années 80, une cure de jouvence
ayant pour maîtres mots : objectivité,
modernité, ouverture. Le quotidien
est devenu ensuite le plus influent
journal du pays, attirant l’intérêt,
entre autres, d’une jeune élite qui se
bat pour la consolidation de la
démocratie.
FOREIGN POLICY Etats-Unis, bimestriel.
Fondé en 1970, Foreign Policy, créé
pour “stimuler le débat sur les
questions essentielles de la politique
étrangère américaine”, est publié par
la Fondation Carnegie pour la paix
internationale.
FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Le plus ancien
des quotidiens nationaux allemands
a un public un peu plus jeune que
ses concurrents. Engagé à gauche,
dans la défense des droits de
l’homme et de l’environnement.
GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en semaine
et 1 000 000 ex. le week-end,
Pologne, quotidien. “La Gazette
électorale”, fondée par Adam
Michnik en mai 1989, est devenue
un grand journal malgré de faibles
moyens. Et avec une immense
ambition journalistique : celle d’être
laïque, informative, concise. Son
supplément culturel du vendredi,
Magazyn-Gazeta Wyborcza, est
devenu un rendez-vous
incontournable.
THE HINDU 700 000 ex., Inde, quotidien.
Hebdomadaire fondé en 1878, puis
quotidien à partir de 1889. Publié à
Madras et diffusé essentiellement
dans le sud du pays, ce journal
indépendant est connu pour sa
tendance politique de centre gauche.
ISIM (International Institute for the
Study of Islam in the Modern
World), 8 000 ex., Pays-Bas,
trimestriel. D’expression anglaise et
d’un très bon niveau, ce journal est
édité à Leyde (Pays-Bas) depuis
1999. Rédigé par un groupe
d’universitaires spécialistes du
monde musulman, il traite de sujets
politiques, sociologiques et culturels.
Offre spéciale
d’abonnement
Bulletin à retourner
sans affranchir à :
LONDON REVIEW OF BOOKS 26 000 ex.,
Royaume-Uni, bimensuel. Née en
1979, cette “Revue londonienne des
livres” traite tout autant de littérature
que de politique, à l’instar de la
prestigieuse NewYork Review of
Books. Elle offre un excellent moyen
de se tenir au courant de l’actualité
éditoriale anglo-saxonne.
LOS ANGELES TIMES 900 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Cinq cents
grammes de papier par numéro,
2 kilos le dimanche, une vingtaine de
prix Pulitzer : c’est le géant de la côte
Ouest. Créé en 1881, il est le plus à
gauche des quotidiens à fort tirage
du pays.
MAIL & GUARDIAN 30 000 ex., Afrique du
Sud, hebdomadaire. Fondé en 1985,
l’ancien Weekly Mail n’a plus
d’attache avec le grand patronat
libéral, au contraire de la plupart des
autres publications anglophones sudafricaines, depuis que le Guardian de
Londres est entré dans son capital.
Résolument à gauche, il milite pour
une Afrique du Sud plus tolérante.
NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni,
hebdomadaire. Depuis 1869, cette
revue scientifique au prestige mérité
accueille – après plusieurs mois de
vérifications – les comptes-rendus
des innovations majeures. Son âge ne
l’empêche pas de rester d’un
étonnant dynamisme.
NEW SCIENTIST 140 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Stimulant,
soucieux d’écologie, bon
vulgarisateur, le New Scientist est l’un
des meilleurs magazines
d’information scientifique du
monde. Créé en 1956, il réalise un
tiers de ses ventes à l’étranger.
NEZAVISNE NOVINE 10 000 ex., BosnieHerzégovine, quotidien. “Le Journal
indépendant” fut fondé en
décembre 1995, après la signature
des accords de Dayton, dont il
défend la mise en application. Publié
dans la République serbe de BosnieHerzégovine, il encourage la
démocratisation de la région.
argentins. Il est le seul quotidien
sportif du pays, ce qui lui a permis
de s’imposer dans le paysage
médiatique. Grâce à sa présentation
graphique et son style léger, il a su
séduire un lectorat jeune qui s’était
détourné de la presse écrite.
OSLOBODJENJE 15 000 ex., BosnieHerzégovine, quotidien. “Libération”
est un quotidien indépendant qui a
résisté à tout nationalisme pendant la
guerre et prône toujours une BosnieHerzégovine multiethnique.
OUTLOOK 250 000 ex., Inde,
hebdomadaire. Créé en
octobre 1995, le titre est très vite
devenu l’un des hebdos de langue
anglaise les plus lus en Inde. Sa
diffusion suit de près celle d’India
Today, l’autre grand hebdo indien,
dont il se démarque par ses positions
nettement libérales. L’édition en
hindi a été lancée en octobre 2002.
PÚBLICO 60 000 ex., Portugal,
quotidien. Lancé en 1990, “Public”
s’est très vite imposé, dans la grisaille
de la presse portugaise, par son
originalité et sa modernité.
S’inspirant des grands quotidiens
européens, il propose une
information de qualité sur le monde.
RADIKAL 65 000 ex.,Turquie,
quotidien. Lancé par le groupe
Milliyet en 1996 pour devenir le
quotidien des intellectuels. Certains
l’appellent “Cumhuriyet light”, en
référence au grand journal kémaliste
qu’il veut concurrencer.
ROSSIISKAÏA GAZETA, Russie, quotidien.
Fondée par le gouvernement de
Russie, la Rossiiskaïa Gazeta a le
statut de publication officielle de
documents d’Etat. Diffusé sur
l’ensemble du territoire, c’est aussi
un quotidien national d’informations
générales et politiques.
SANLIAN SHENGHUO ZHOUKAN 90 000 ex.,
Chine, bimensuel.Très lu par les
jeunes intellectuels de la capitale, ce
magazine d’informations générales,
créé en 1996, se veut l’héritier d’une
tradition journalistique chinoise
remontant aux années 1920. L’une
des publications qui reflètent sans
doute le mieux l’évolution sociale et
culturelle des citadins.
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-Bas,
quotidien. Né en 1970, le titre est
sans conteste le quotidien de
référence de l’intelligentsia
néerlandaise. Libéral de tradition,
rigoureux par choix, informé sans
frontières.
EL NUEVO HERALD 90 000 ex., Etats-Unis,
quotidien. Fondé en 1987, en tant
que supplément du Miami Herald,
“Le Nouveau Herald” est devenu un
titre à part entière en 1988.Véritable
référence pour la communauté
latino-américaine de Miami, il
appartient comme son grand frère au
groupe Knight Ridder.
OLÉ 265 000 ex., Argentine,
quotidien. C’est en 1996 qu’Olé fait
son apparition dans les kiosques
Courrier international
SPORT BILD 450 000 ex., Allemagne,
hebdomadaire. Numéro un de la
presse sportive en Allemagne, ce
magazine s’appuie sur un traitement
spectaculaire de l’information.
SVENSKA DAGBLADET 190 000 ex., Suède,
quotidien. Fondé en 1884, “Le
Quotidien de Suède”, conservateur,
a été racheté en l’an 2000 par le
groupe norvégien Schibstedt. En
grande difficulté financière, il est
passé en 2001 en format tabloïd. Il
offre de bonnes pages culturelles.
RÉDACTION
64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
TECHNOLOGY REVIEW 92 000 ex., EtatsUnis, paraît toutes les six semaines.
Née en 1899, la revue est installée
sur le campus du célèbre
Massachusetts Institute of
Technology (MIT). C’est le
magazine des ingénieurs,
scientifiques et hommes d’affaires
soucieux de s’informer des nouvelles
tendances technologiques et des
décisions politiques en la matière.
Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Claude Leblanc (16 43)
Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30)
Chef des informations Anthony Bellanger (16 59)
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59),
Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22),
Suzi Vieira (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande),
Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent
Sierro (Suisse) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57),
Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz
(Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie,
Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko
Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine),
Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du
Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada),
Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil)
Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de
rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51),
Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie,
Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal StoreShringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef
de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie), Alda Engoian (Asie centrale, Caucase),
Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du
Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16
29), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne
Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale
Boyen (chef de rubrique, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie,
sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance
Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit
Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
TEMPO 160 000 ex., Indonésie,
hebdomadaire. Publié pour la
première fois en avril 1971 par P.T.
Grafitti Pers, dans l’intention d’offrir
au public indonésien des matériaux
nouveaux de lecture de
l’information, avec une liberté
d’analyse et le respect des
divergences d’opinion.
THE TORONTO STAR 467 000 ex., Canada
(Ontario), quotidien. Créé en 1893,
le quotidien le plus lu du pays. De
tendance libérale.
LA VANGUARDIA 201 500 ex., Espagne,
quotidien. “L’Avant-Garde” a été
fondée en 1881 à Barcelone par la
famille Godó, qui en est toujours
propriétaire. Ce quotidien de haute
tenue est le quatrième du pays en
terme de diffusion, mais il est
numéro un en Catalogne, juste
devant El Periódico de Catalunya.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service,
16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (1661)
Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35),Pierrick Van-Thé (webmestre,
16 82), Julien Didelet (chef de projet)
AL-WATAN 10 000 ex., Bahreïn,
quotidien. “La Patrie”, créé en 2005,
s’est fixé comme objectif d’égaler les
ventes de ses confrères (sept autres
quotidiens arabophones et deux
anglophones) dans un pays qui
compte 700 000 habitants.
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77),
Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Marie-Françoise
Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli
(anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand),
Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
THE WEEK 200 000 ex., Inde,
hebdomadaire. Fondé en 1982, le
titre est apprécié pour son choix
éditorial, souvent décalé par rapport
à l’actualité immédiate et dominante.
Il appartient à Malayala Manorama,
un groupe de presse régional installé
dans l’Etat du Kerala, connu pour
son très fort taux d’alphabétisation
(91 %).
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine
Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91)
Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry
Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil
(colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (1684)
DIE WELT 202 000 ex., Allemagne,
quotidien. “Le Monde”, portedrapeau des éditions Springer, est
une sorte de Figaro à l’allemande.
Très complet dans le domaine
économique, il est aussi lu pour ses
pages concernant le tourisme et
l’immobilier.
SME 80 000 ex., Slovaquie. En 1993,
la rédaction du journal Smena (“Le
Changement”) s’est scindée en deux,
d’où la naissance de Sme. “Nous
sommes” est le plus important
quotidien slovaque de tendance
libérale.
WWW
Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi
de 15 heures à 18 heures
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage :
Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Marc-Olivier Bherer, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste
Bor, Olivier Bras, Valérie Brunissen, Simonetta Ciula, Devayani Delfendahl, Eléonore
Dermy, Valéria Dias de Abreu, Emma Donau, Marie-Cécile Fauvin, Steve Gregory,
Natacha Haut, Douglas Herbert, Gabriela Kukurogyova, Françoise LemoineMinaudier, Françoise Liffran, Benilde Lopes, Julie Marcot, Hamdam Mostafavi,
Marina Niggli, Hélène Rousselot, Stéphanie Saindon, Isabelle Taudière, Emmanuel
Tronquart, Gina Valot, Janine de Waard, Zaplangues
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
Retrouvez nos sources sur
Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes :
Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust
(16 05). Comptabilité : 01 57 28 27 30, fax : 01 57 28 21 88
Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Kristine
Bergström (16 73)
Diffusion Le Monde SA ,80,bd Auguste-Blanqui,75013 Paris,tél.: 01 57 28 20 00.Directeur
commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard.
Marketing : Pascale Latour (01 46 46 16 90). Direction des ventes au numéro :
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COURRIER INTERNATIONAL N° 816
4
DU 22 AU 28 JUIN 2006
n° 816
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président
Dépôt légal : juin 2006 - Commission paritaire n° 0707C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
60VZ1102
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Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by
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l’invité
ÉDITORIAL
Pas de répit
pour les médiateurs
Timothy Garton Ash,
D E S S I N
D E
L A
The Guardian, Londres
L
e 19 juin, Aung San Suu Kyi a fêté son 61e annipas des plus rassurantes –, Nelson Mandela est resté derversaire, seule, sur les rives du lac Inya, dans la villa
rière les barreaux pendant vingt-sept ans, mais l’Afrique du
délabrée où elle a passé en résidence surveillée dix
Sud, au bout du compte, a fini par bouger.
des dix-sept dernières années. Elle vit dans un isoEnsuite, tout en respectant les appels que lance régulièrelement presque total. Selon de récentes informament Suu Kyi en faveur de sanctions contre la junte, nous
tions, elle ne peut voir que sa femme de ménage et
devrions repenser notre politique. Par exemple, ne peut-on
sa fille, ainsi que, de temps à autre, son médecin.
faire plus pour alléger directement les souffrances de la
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec Suu Kyi.
population, durement touchée par le sida et la drogue, sans
C’était à Rangoon, il y a six ans. A l’époque, elle pouvait
que cela revienne pour autant à signer un chèque en blanc
encore quitter son domicile. J’avais fait un discours sur
au régime, ce qui serait inacceptable ? Quel équilibre entre
les transitions démocratiques dans le cadre d’une conféla carotte et le bâton permettrait de l’amener à desserrer
rence qu’elle présidait et où elle servait d’interprète, devant
son étreinte ? Une chose doit être claire au bout de seize
un groupe de militants de la Ligue nationale pour la démoannées de répression : aucune politique occidentale, si intelcratie (LND) aussi courageux
ligemment conçue soit-elle, ne
qu’enthousiastes. J’éprouve un
peut fonctionner seule. Si, à
profond sentiment de colère
l’intérieur des frontières biren écrivant au sujet de ce
manes, la clé du changement
qu’elle doit endurer, et de ce
réside dans la reprise du diaque subit son pays. Que dire
logue entre les militaires et la
de nouveau ? Qu’Aung San
LND, à l’extérieur, il faudrait
Suu Kyi est une héroïne de
qu’un des pays voisins, sinon
notre temps, un Nelson Manplusieurs, change d’approche.
dela birman. Que les généraux
Par où commencer ? Par
■ Timothy Garton Ash est professeur à
du Myanmar gouvernent l’un
l’Inde, sans aucun doute. Il ne
Oxford, où il dirige le Centre d’études eurodes pires Etats de la planète,
faut pas espérer que la Chine
péennes du St. Antony’s College. Cet hisqu’ils consacrent près de 40 %
communiste fasse pression en
torien et politologue tient une chronique
de leur budget à l’armée penfaveur de la libéralisation et de
hebdomadaire dans The Guardian. Free
dant que leur peuple vit dans
la démocratie chez son triste
World (Penguin, 2004) est son dernier livre
le dénuement et la maladie.
petit voisin. En revanche, il est
paru en anglais.
Que la clé du changement
déplorable que l’Inde démopolitique réside dans le dialogue avec la LND, laquelle a
cratique se soit montrée si timide dans sa politique vis-à-vis
remporté haut la main des élections démocratiques en 1990.
de la junte. Mais, si nous voulons que les Indiens prennent
Tout cela est vrai, et a déjà été répété mille fois. En vain,
la tête de ce mouvement, à nous d’entendre ce qu’ils ont
apparemment.
à nous dire, à savoir que le débat en Inde même devrait être
Si Suu Kyi n’abandonne pas, comment le pourrions-nous ?
le fait d’intellectuels, de commentateurs et de politiciens
Au lieu de lui souhaiter un bon anniversaire, ce qui serait
qui affirment que le respect des droits de l’homme et des
grotesque en de pareilles circonstances, voici trois modestes
libertés fondamentales est une valeur aussi indienne qu’ocréflexions quant aux moyens éventuels de sortir de cette tercidentale. Voilà à quoi devrait ressembler le nouvel ordre
rible impasse. Pour commencer, le simple fait de ne pas
mondial, si tant est qu’il en faille un. Nous autres interoublier le Myanmar est un acte politique de la première
nationalistes libéraux occidentaux, nous n’avons pas à modiimportance. Pour citer la célèbre phrase de l’écrivain tchèque
fier nos arguments tant que ça. Mais, si nous voulons
Milan Kundera, “la lutte de l’homme contre le pouvoir est celle
parvenir à nos fins démocratiques dans un monde de plus
de la mémoire contre l’oubli”. Les dirigeants birmans veulent
en plus multipolaire, alors nous devons repenser notre façon
qu’on les oublie. Pas de nouvelles du Myanmar, c’est une
de le dire. En n’oubliant pas le sort d’une femme courabonne nouvelle pour eux, mais une mauvaise nouvelle pour
geuse et si seule en ce jour d’anniversaire, peut-être pourleur peuple. Nous devons le marteler encore et encore, même
rions-nous envisager le monde où nous vivons sous un
si cela nous oblige à répéter les mêmes choses d’année en
nouveau jour. Alors, Suu, bon anniversaire malgré tout, en
année. Après tout – et bien que cette comparaison ne soit
espérant vous en souhaiter bien d’autres, plus joyeux. ■
N’oublions pas
le Myanmar
Ralph Orlowski/Getty Image/ AFP
Œuvrer pour la paix n’est
pas une tâche facile. Les
belligérants ont parfois
tellement envie d’en découdre que le médiateur
– ou le “f acilitateur”,
comme on l’appelle aussi
souvent – a beau en appeler à la raison, à la pitié ou
à l’Histoire, rien n’y fait.
Pas même la promesse de
généreux subsides. On croit tenir un semblant d’accord, transformer le cessez-le-feu en trêve, et puis
non, tout est inutile : la mauvaise foi est partagée par
les deux parties (comme on le voit en Côted’Ivoire), et les leaders ont trop d’intérêts personnels
dans le conflit pour accepter de déposer les armes.
Dans le cas du Darfour, les médiateurs américain
et britannique pensaient avoir fait le plus dur en
faisant signer au gouvernement soudanais un accord
avec un chef rebelle. Mais les deux autres mouvements ne veulent toujours pas apposer leurs
signatures. Et celui qui a signé, Minni Arcua Minnawi, qui représente la seule tribu des Zaghawas,
est un “criminel”, explique Julie Flint dans The New
York Times : les exactions de ses troupes font peur
aux autres habitants du Darfour…
Au Sri Lanka, après trente ans de guerre civile et
60 000 victimes, le négociateur norvégien avait réussi
en 2002 l’exploit d’obtenir des Tigres de libération
de l’Eelam tamoul un cessez-le-feu. Hélas, après
quatre ans de calme relatif, les choses s’enveniment
à nouveau entre la rébellion tamoule et les autorités de Colombo. Des milices paramilitaires liquident sans procès les militants tamouls. Et, de l’autre
côté, les Tigres ont repris leur politique d’attentats sanglants. Le facilitateur norvégien, Eric
Solheim, menace donc de quitter la table si chacune
des parties ne cesse pas ses mauvaises manières.
Le Sri Lanka n’en est pas moins un véritable paradis pour les yeux et pour l’esprit. Ce mois-ci, le
magazine Ulysse (qui est édité par Courrier international SA) vous invite à découvrir ce pays, et
notamment la vallée de Bogawantala, où sont cultivées avec passion des plantes d’un vert inoubliable
qui donneront les meilleurs thés du monde. Loin
des fureurs politiques.
Philippe Thureau-Dangin
L E
●
S E M A I N E
■
Une résolution
internationale
a été adoptée
à l’initiative
du Japon,
qui propose
de mettre fin
au moratoire
sur la chasse
à la baleine.
Dessin de Joep Bertrams,
paru dans Het Parool,
Amsterdam.
Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
6
DU 22 AU 28 JUIN 2006
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DOSSIER
SÉGOLÈNE EST-ELLE DE GAUCHE ?
■ Un coup à droite sur la sécurité, un autre à gauche sur les 35 heures : le positionnement
politique de Ségolène Royal perturbe le Financial Times. ■ Le quotidien britannique n’est pas
le seul à être dérouté : Público
est agacé, El País dubitatif mais La Libre Belgique conquise.
Du neuf avec du vieux
Pour le directeur du grand quotidien
portugais Público, les propositions
de Ségolène Royal sont purement
électoralistes.
PÚBLICO
Lisbonne
e Parti socialiste français vient
d’entériner son programme
électoral pour la prochaine
élection présidentielle en réussissant
un véritable miracle : réunir à la fois
les éléphants du parti, qui se font une
guerre permanente, et la “wonder woman” de la politique française, Ségolène Royal. Or qu’y a-t-il de vraiment
nouveau dans ce programme ? Rien
en tout cas qui permette aux socialistes français de se rapprocher des politiques réformatrices d’avant-garde
qui ont été mises en place par leurs
homologues dans d’autres pays.
En fait, les socialistes français vont
exactement dans la direction opposée
à celle qu’ont suivie avec succès le
Parti travailliste anglais et Tony Blair.
Le plus étonnant est que la seule personnalité du PS qui puisse prétendre
à la présidence de la République,
Ségolène Royal, déclare approuver ces
propositions, tout en affirmant dans
le même temps qu’elle porte une
grande admiration au Premier ministre
britannique. Cela semble contradictoire, et ça l’est en effet, car Mme Royal,
L
dont la popularité, sondage après sondage, ne cesse de croître, est loin, vraiment très loin, d’une version française
et féminine de Blair.
Tony Blair est en réalité très différent de beaucoup d’autres dirigeants
de l’Internationale socialiste. Non seulement en raison de son charisme, mais
également parce qu’il a imaginé et mis
en place des politiques qui tranchent
radicalement avec les solutions traditionnelles de la gauche sociale-démocrate. Mais, s’il l’a fait, ce n’est pas seulement pour répondre aux difficultés
Dessin de Xavier
Torcelly paru dans
La Libre Belgique,
Bruxelles.
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Timothy Garton
Ash : Ségolène
et la banlieue
rencontrées par son pays, c’est aussi,
et surtout, par intime conviction.
Les choses semblent être très différentes pour Ségolène Royal. Pour
nous en convaincre, il suffit d’examiner ses deux dernières propositions, qui
ont jeté le trouble dans les rangs du PS.
Dans la première, elle suggérait de placer les adolescents délinquants dans un
environnement militaire, allant ainsi audelà des demandes de la droite traditionnelle. Dans la seconde, elle attaquait la loi sur les 35 heures, non parce
que celle-ci n’avait pas créé les emplois
promis, mais parce qu’elle avait engendré une plus grande flexibilité salariale.
Ségolène Royal a donc donné un petit
coup de volant à droite et, immédiatement après, un petit coup à gauche. La
méthode semble cependant avoir été
bien accueillie par les électeurs, qui, en
bons Français, apprécient la sévérité en
matière de délinquance, tout en souhaitant plus de protection sociale.
De toute évidence, ce type de
prise de position ne repose sur aucune conviction solide. Il reflète simplement la volonté de coller au plus
près à ce que les électeurs souhaitent
entendre. Pis encore : ces propositions
montrent que la bouffée d’air frais
qu’elle est censée offrir pourrait bien
n’être qu’une bouffée d’air recyclé.
La seule différence est qu’elle nous
est proposée par quelqu’un qui arbore
un sourire aimable. Il en faudra donc
beaucoup plus à Ségolène pour prouver qu’elle est bien celle qui peut sortir la France de sa dépression et de
son actuel déclin.
José Manuel Fernandes
VU DE BELGIQUE
Entre valeurs de gauche et blairisme, le dilemme socialiste
assé par les querelles communautaires
qui, en Belgique, stérilisent trop de débats,
le Belge jette volontiers un œil par-delà la frontière. A tort ou à raison, nous percevons dans
le jeu politique hexagonal davantage de couleurs et d’enjeux. Et, comme les problèmes
de société sont fort similaires… cela tombe
bien. Du sang neuf, un discours autre, c’est
apparemment ce que cherchent aussi nos voisins français. Dans un tel contexte, la montée en puissance de Ségolène Royal n’est pas
neutre. A dix mois de l’élection présidentielle,
cette fausse ingénue est en train de damer le
pion dans les sondages aux éléphants du PS.
Pourquoi ? Jusqu’à récemment, c’était moins
pour son programme que pour son sens de
l’image et de la proximité, soigneusement cul-
L
tivé. Mais, depuis peu, “Ségo” attaque aussi
sur le plan des idées. Elle vient de réaliser un
doublé remarqué. La voilà, primo, qui plaide
en faveur d’un “ordre juste”, plus sévère à
l’égard des jeunes délinquants ; et, secundo,
qui regrette la semaine des 35 heures, qui
a entraîné “une dégradation de la situation
des plus fragiles”.
Quel grand écart avec le socialisme historique !
Le cas Ségolène dépasse en tout cas la
France. Qu’elle soit socialiste ou sociale-démocrate, la gauche européenne connaît partout
le même dilemme : comment défendre une
universalité de valeurs alors que l’individualisme est la marque de fabrique contemporaine ? Comment, en fait, tenir un discours de
gauche dans un monde de droite ?
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
L’enjeu est simple : ou les socialistes se recentrent sur les valeurs inscrites dans leurs gènes,
au risque de perdre une par t croissante de
leur électorat, y compris parmi les jeunes, qui
se préoccupent moins de la lutte des classes
que de leur PC ; ou ils écoutent davantage les
préoccupations des citoyens, notamment en
matière de sécurité et d’emploi. Ségolène a
choisi. Par oppor tunisme ou par sincérité ?
Tranchera qui pourra. Mais son projet politique, que l’on aime ou que l’on déteste ses
accents blairistes, présente l’intérêt de réduire
le simplisme ambiant, qui oppose volontiers
la gauche laxiste à la droite musclée. Le temps
n’est plus à la caricature. Ségolène Royal pose
d’excellentes questions.
Stéphane Renard, Le Vif-L’Express, Bruxelles
11
DU 22 AU 28 JUIN 2006
“Público” n’a
rien compris
DIÁRIO DE NOTÍCIAS
Lisbonne
e directeur de Público a récemment consacré un éditorial à un sujet inattendu. José
Manuel Fernandes a en effet choisi
de garder le silence sur des sujets d’actualité brûlants pour concentrer toute son attention sur l’éventuelle candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République française.
Aussi s’est-il lancé dans l’analyse des
contradictions de la socialiste.
Fernandes reproche à Ségolène
Royal son incohérence et l’inconsistance de ses positions hétérodoxes. Il
semble pourtant accepter sans rechigner l’ambivalence calculatrice et
cynique de Nicolas Sarkozy, qui se
place simultanément à l’intérieur et à
l’extérieur du pouvoir, ce qui lui permet de réunir une solide base de soutien pour ses ambitions présidentielles.
La candidate qui fait actuellement
figure de favorite dans la course à
l’Elysée a en effet fait l’objet d’accusations d’opportunisme, et même de
populisme, en raison de certaines des
positions qu’elle défend. Mais l’irruption de Ségolène Royal dans la
bataille présidentielle et sa participation à la modernisation de la gauche
française ne peuvent cependant être
réduites à quelques détails anecdotiques, même si ceux-ci semblent faire
les délices de la francophobie primaire
de certains néoconservateurs, parmi
lesquels on trouve bien sûr le directeur de Público. La vérité, c’est que
Ségolène a osé braver certains des
tabous des socialistes français. Elle a
en particulier rappelé que les classes
populaires étaient celles qui souffraient le plus du laxisme de l’Etat en
matière de sécurité, un secteur que la
droite et l’extrême droite avaient
jusque-là monopolisé. Et, bien que
ses positions sur les 35 heures puissent effectivement paraître confuses,
le simple fait de remettre en question
l’un des credo des socialistes français
a ouvert un espace de débat qui était
jusqu’à présent inenvisageable. C’est
sans doute précisément cela qui perturbe non seulement ceux que l’on
appelle les “éléphants” du PS, Sarkozy
ou la droite, mais aussi, apparemment,
certains éditorialistes portugais.
Vicente Jorge Silva
L
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f ra n c e
DOSSIER
Une cible mouvante,
donc difficile à abattre
En brouillant les pistes,
Ségolène Royal prend
le risque de l’inconstance
et se rend insaisissable.
FINANCIAL TIMES
Londres
n France, les candidats à
l’élection présidentielle doivent séduire au-delà des frontières de leur parti. Rien d’étonnant,
dès lors, que Ségolène Royal, la socialiste favorite des sondages pour
la candidature à l’élection de l’année prochaine, ait décidé de s’attaquer à la semaine de 35 heures, la
mesure phare introduite par son parti lorsque celui-ci était au pouvoir.
Il est plus surprenant, en revanche,
que Mme Royal ne l’ait pas attaquée
depuis le centre, où elle semble s’être
positionnée pour l’essentiel des autres
thèmes de sa campagne, mais depuis
la gauche.
La candidate socialiste n’en veut
pas aux 35 heures parce qu’elles sont
contre-productives d’un point de vue
économique, mais pour avoir été un
moyen, pour les employeurs, de
contraindre les salariés à davantage
de flexibilité, notamment en les obligeant à accepter l’annualisation du
temps de travail.
Ségolène Royal se révèle de plus
en plus difficile à classer dans le traditionnel spectre droite-gauche.
Réagissant au début du mois de juin,
après de nouveaux heurts à Clichysous-Bois et à Montfermeil, en banlieue parisienne, elle a ainsi suggéré
que les primodélinquants devaient
être encadrés par l’armée, entre autres
pour apprendre un métier. La suggestion a même été critiquée par son
compagnon, François Hollande, qui
E
est aussi le premier secrétaire du Parti
socialiste. Début juin, Ségolène Royal
a formulé une critique d’ailleurs tout
à fait “blairienne” du “patriotisme économique” du Premier ministre français, Dominique de Villepin ; mais, là
encore, non pour son caractère protectionniste, mais parce qu’il s’agit
à ses yeux d’un écran de fumée
cachant, entre autres, la privatisation
de Gaz de France.
Ces prises de position révèlent
un manque de cohérence politique
que ne manqueront pas d’exploiter
les nombreux rivaux qu’a Mme Royal
au sein du Parti socialiste, ainsi
d’ailleurs que ses ennemis politiques,
Nicolas Sarkozy en tête. A moins que
l’éclectisme de la très photogénique
Ségolène ne lui rende finalement service en faisant d’elle une cible bien
difficile à viser.
■
■
Sexy girl
Le magazine FHM
fait de Ségolène
Royal la sixième
femme la plus sexy
au monde, et la
presse s’enflamme.
Le Daily Telegraph,
lui, garde son
calme. “Tony Blair”,
rappelle le quotidien
conservateur,
“a été lui aussi,
en son temps,
un sex-symbol.
N’avait-il pas été
placé au 44e rang
des hommes
les plus exquis
par Cosmopolitan ?
Et, récemment,
les lectrices
de New Woman ont
estimé que seuls
91 hommes étaient
plus sexy que David
Cameron, le leader
conservateur.
Le problème
de ces classements
est qu’il précède
généralement
l’arrivée au pouvoir.
On peut donc
gager qu’une fois
présidente,
Mme Royal cessera
de figurer
à ce genre
de hit-parade.”
Dessin d’Olivier
Jaminon paru dans
Luxemburger Wort,
Luxembourg.
Etrange phénomène
Pour l’historien belge Gilles
Dal, le “ségolisme” a
supprimé le discours politique
traditionnel.
LA LIBRE BELGIQUE
Bruxelles
a soudaine popularité de Ségolène Royal, telle qu’en témoignent de nombreux sondages récents, est singulière à plus
d’un égard. Elle relance tout d’abord
la question des fondements mêmes
des sondages : traduisent-ils l’esprit
d’une opinion publique qui, sans eux,
ne pourrait faire entendre sa voix
qu’au moment des élections, ou ne
font-ils qu’offrir des contours de légitimité à des partis pris médiatiques ?
Mais, dès lors qu’on admet que
Ségolène Royal n’est pas qu’une créature médiatique (on sait maintenant
qu’un pur matraquage ne suffit pas à
créer la popularité), reste à se pencher
sur la nature de sa popularité. Celle-ci
provient du fait que Mme Royal supprime le discours politique auquel nous
sommes habitués depuis plusieurs
années, mais ce constat n’est pas pour
autant amer ou pessimiste.
On accuse depuis longtemps le
discours politique de n’être qu’une
succession de slogans. Mais, à bien
y réfléchir, c’est la règle du jeu politique depuis toujours que de résumer
son propos, de grossir les traits et de
refuser tout mérite à l’adversaire.
Dans la Grèce antique déjà, le débat
politique obéissait à ces règles.
Ce n’est donc pas de cela qu’il est
question à l’évocation de la suppression du discours politique, mais plutôt d’un phénomène entamé lors de
la campagne pour l’élection présidentielle de 2002. A l’époque, chaque
parti s’est contenté d’un leitmotiv
unique, répété sans cesse et supposé
se suffire à lui-même : “sauvegarder le
régime de protection sociale” pour les
L
uns, “adapter la France aux contraintes
économiques du troisième millénaire”
pour les autres, “replacer l’humain au
cœur de toute chose” pour d’autres
encore… Une série de slogans généraux, de bannières plus ou moins
floues derrière lesquelles les électeurs
se regroupaient par affinités.
Aujourd’hui, nous sommes en
train de passer au stade ultérieur de
cette logique. Nous connaissions,
depuis quelques années déjà, le champion incontesté de la droite, Nicolas
Sarkozy, à qui l’on peut faire d’interminables reproches, comme celui
d’être inaccessible et huilé tout en prétendant être un champion de la proximité et de l’authenticité. Reste que
Sarkozy incarne l’homme de droite
tel qu’on se l’imagine en quelques
traits : goût pour la responsabilité individuelle, récompense du mérite,
répression sans concessions, etc.
Ségolène Royal, elle, ne correspond
qu’à peu de clichés de la femme de
gauche. Certes, elle affirme que son
projet sera socialiste, mais dans le
même temps elle tient des discours,
notamment sur l’encadrement militaire des délinquants, que ne désavoueraient pas les tenants d’une droite
musclée. En cela, Ségolène Royal produit un mélange subtil de radicalisation et de nébulosité du discours. On
peut évidemment soutenir que punir
les délinquants et appliquer une thérapie de choc pour les dissuader de
récidiver n’est pas en soi une idée de
droite. En fait, par ce type de discours,
Ségolène Royal brouille les pistes et,
par là, redistribue les cartes du jeu politique. Coup de pied dans la fourmilière, empiétement sur les plates-bandes
de l’adversaire ou courage de modifier
la donne : on appellera cela comme on
veut, mais il n’en reste pas moins vrai
que nous assistons en direct à la disparition du discours politique auquel
nous avions fini par nous habituer. Et
qu’on ne peut que s’en réjouir.
Gilles Dal
SÉMANTIQUE
Dans ségolisme, il y a bien gaullisme, non ?
■ Un nouveau terme vient de faire son entrée
dans le vocabulaire politique. Quel nom fautil donner à l’irruption de la nouvelle figure du
socialisme français, Ségolène Royal ? Telle
est la question que se posait un journal parisien en demandant à l’intéressée s’il y avait
une méthode “royaliste”. Dans un pays aussi
républicain que la France, c’était un piège.
La réponse de l’intéressée – “le ségolisme” –
a ouvert de nouveaux horizons sémantiques.
On ignore encore comment désigner ce à
quoi s’oppose ce nouveau concept. Selon
l’hypothèse la plus probable, Nicolas Sarkozy sera le candidat de la droite : ce sera
donc “Sarko contre Ségo”. Le nom du fougueux ministre de l’Intérieur suggère évidemment le terme “sarkozysme”. Mais ce
néologisme laisse franchement à désirer,
évoquant le sarcome, une tumeur maligne
aux consonances par trop cancérigènes.
Du reste, Sarko est l’arrière-petit-fils spirituel du fondateur de la Ve République, le général de Gaulle, dont la descendance a déjà
donné deux présidents à la France et espère
en introniser un troisième. Au gaullisme technocrate du président Pompidou succéda le
néogaullisme versatile et inconstant des petitsfils Jacques Chirac et Edouard Balladur, qu’aspire aujourd’hui à supplanter le postgaullisme
libéral, populiste et atlantiste de l’arrière-petitfils Nicolas. Le sarkozysme n’existe donc pas.
Dans son cas, il faudrait plutôt parler d’un
postgaullisme qui aurait conser vé peu de
chose de l’original, si ce n’est le tempérament
bonapartiste du candidat. Et, en face, donc,
le “ségolisme”, terme qui renferme malicieu-
sement le patronyme du général. Soumis au
test de la recherche Google, sarkozysme donne
quelques milliers d’occurrences, contre plus
de 200 000 pour ségolisme, qui, il y a un mois,
ne donnait qu’une vingtaine de résultats.
Si Ségolène Royal est loin d’être inconnue
des Français, elle était sur tout, il y a
quelques mois encore, la “femme du chef”,
François Hollande, premier secrétaire du PS.
Elle ne manque pas de bonnes idées sur les
mêmes questions de société et d’égalité qui
ont occupé le gouvernement espagnol de
José Luis Rodríguez Zapatero durant les premiers mois de son mandat. Ses détracteurs,
à l’inverse, estiment qu’elle n’en a aucune
sur les grands enjeux politiques et que son
positionnement politique est, ni plus ni
moins, celui d’une mère de famille.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
12
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Nicolas Sarkozy, le loup libéral, et Ségolène
Royal, la gazelle sociale-démocrate, aspirent
à occuper le même territoire, un territoire abandonné par le monde politique traditionnel et
livré à l’extrême droite, où sécurité, créations
d’emplois et intégration des enfants d’immigrés sont les grands enjeux. Tous deux sont
à l’affût, prêts à attaquer les grandes réformes
dont a tant besoin cette France déprimée et
ankylosée. Elle, c’est une socialiste conservatrice, qui lorgne du côté de Blair et parfois
de Zapatero, mais qui cherche à forger son
propre style – le ségolisme, donc. Et qui pourrait l’emporter si la question finalement posée
aux électeurs se résumait – pour la première
fois dans l’histoire de la France – à choisir
le sexe du président de la République.
Lluís Bassets, El País, Madrid
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●
UNION EUROPÉENNE
Les Vingt-Cinq peinent mais ne calent pas
Malgré la panne constitutionnelle et les incertitudes de l’élargissement, de nouveaux projets concrets prennent
forme. C’est le constat optimiste que l’on peut faire du dernier sommet européen.
EL PAÍS
Madrid
va n t d’approfondir sa
réflexion, le Conseil européen des 16 et 17 juin s’est
accordé une nouvelle pause
pour décider de l’avenir du Traité
constitutionnel, ratifié par quinze Etats
membres mais rejeté lors d’un référendum par la France et les Pays-Bas.
Après le camouflet franco-néerlandais,
les Vingt-Cinq s’étaient octroyé une
année de délai. Et maintenant, même
si Angela Merkel doit relancer la
réflexion pendant la présidence allemande, au premier semestre 2007,
l’Union européenne se donne jusqu’à
2009 pour dénouer l’écheveau [ce sera
à la France, qui présidera l’UE au
second semestre 2008, de mettre en
œuvre les propositions du rapport présenté par l’Allemagne]. Jusqu’à cette
date, l’UE observera une pause institutionnelle, tout en continuant à
nourrir les pires doutes quant à son
identité et à son étendue.
Cette pause commence à avoir
de graves conséquences sur le plan
extérieur. Le Conseil européen a
décidé que l’UE n’accueillerait aucun
nouveau membre – l’élargissement à
la Roumanie et à la Bulgarie [prévu
pour le 1er janvier 2007] restant
acquis – tant que l’Union n’aurait pas
une “capacité d’absorption” suffisante.
L’UE aurait dû y songer il y a des
années, avant de donner de faux
espoirs, notamment à la Turquie, avec
laquelle elle a fini par ouvrir des négo-
A
ciations d’adhésion le 12 juin. Ce
pays clé d’Eurasie, où les partisans
de l’Etat laïc et les islamistes modérés au pouvoir se livrent ouvertement
à un bras de fer, connaît les premiers
symptômes d’une agitation militaire.
Dessin de
Cummings paru dans
le Financial Times,
Londres.
DEUX TERRAINS D’ACTION :
L’IMMIGRATION ET LA DIPLOMATIE
De son côté, le Premier ministre
Recep Tayyip Erdogan se refuse à
assouplir sa position envers Chypre
[que la Turquie refuse de reconnaître]
tant que l’horizon européen ne sera
pas éclairci, la perspective de l’adhé-
sion à l’UE étant jusqu’à présent un
facteur décisif de démocratisation
politique et de modernisation économique de son pays.
Pour autant, la pause institutionnelle et la suspension de l’élargissement ne signifient pas que
l’Europe est en panne. Le Conseil
européen a accordé son soutien à
neuf Etats membres qui se sont engagés à freiner l’arrivée d’immigrants
illégaux, en décidant la création
d’équipes d’intervention frontalière
d’urgence, la mise en place d’une
surveillance maritime et l’octroi
d’une aide à l’Afrique. Il s’agit là
d’une avancée manifeste, même si
l’on est encore loin d’une véritable
politique commune, avec un budget
à la mesure du défi [ces actions sont
coordonnées par l’Agence pour la
coordination des frontières extérieures de l’UE, FRONTEX].
La décision des Vingt-Cinq de
financer des programmes dans les
Territoires palestiniens sans passer
par le gouvernement du Hamas [par
le biais d’un fonds spécial] ou la visite
à Téhéran [le 6 juin] de Javier Solana,
le haut représentant de l’UE pour la
politique extérieure, indiquent que la
politique étrangère européenne n’est
pas bloquée. L’annonce de l’entrée
de la Slovénie dans la zone euro en
2007 renforce la monnaie unique.
Malgré sa dérive institutionnelle et
son manque de leadership politique,
voire d’ambition, force est de reconnaître que l’Union européenne continue d’avancer.
■
C O O P É R AT I O N
L’Italie relance la politique méditerranéenne
■ Depuis les référendums ratés sur la Constitution européenne, on parle, dans les capitales les plus proeuropéennes, de la nécessité de lancer des coopérations entre des
gouvernements volontaires, pour redonner à
l’Europe un minimum d’initiative politique.
Mais jusqu’à présent il n’y a eu que de belles
paroles dans le vent.
Dès son retour à la table des dirigeants européens, le président du Conseil italien, Romano
Prodi, a été le premier chef de gouvernement
à lancer la proposition concrète d’une coopération renforcée. Il l’a fait en prenant soin
de choisir un terrain de jeu sur lequel l’Italie
se trouve en position privilégiée : la Méditerranée. Et il a reçu le soutien de la France,
de l’Espagne, du Por tugal, de la Grèce, de
Malte et de Chypre, mais aussi de l’Allemagne
et de l’Autriche. Les contacts seront probablement élargis à la Slovénie et à la Hongrie.
Et l’Egypte et la Libye ont déjà fait savoir
qu’elles étaient intéressées. Les objectifs ne
sont modestes qu’en apparence : l’institution
d’une Banque de la Méditerranée, au capi-
tal de laquelle devront aussi participer les pays
de la rive Sud ; la gestion conjointe des flux
migratoires ; la création d’instituts universitaires communs à l’Europe, au Moyen-Orient
et à l’Afrique du Nord.
Avec cette initiative, Prodi reprend sa vieille
idée de “politique de voisinage”, grâce à
laquelle l’Europe tisserait un réseau serré de
relations politiques et économiques avec les
pays limitrophes, et il relance celle de redonner à la Méditerranée un rôle central dans
le commerce vers les puissances asiatiques
émergentes. D’autre part, en mettant pour la
première fois sur la table l’idée d’une coopération renforcée, c’est-à-dire d’une initiative
politique restreinte aux seuls pays qui la partagent, Prodi envoie un message précis à l’Europe : si les Vingt-Cinq ne sont pas en mesure
de marcher tous ensemble, l’Italie est prête
à le faire avec qui voudra.
Le processus euro-méditerranéen, lancé à Barcelone en 1995, stagnait parce que trop nombreux étaient ceux qui avaient intérêt à ce que
l’Europe ne prenne pas d’initiatives politiques
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
qui auraient pu avoir des retombées sur le
Moyen-Orient ou sur une autre région stratégiquement impor tante, comme l’Afrique du
Nord [voir CI n° 787, du 1er au 7 décembre
2005]. A présent, la balle passe à un groupe
restreint de pays dont la vision politique est
plus homogène. Il sera ainsi plus difficile de
leur mettre des bâtons dans les roues.
L’Europe est depuis longtemps bloquée par
deux types de veto – explicite et implicite,
ce dernier s’exerçant par iner tie. Si une
période de coopérations renforcées s’ouvre,
le veto implicite, le plus subtil, finira par
s’émousser. L’UE est un terrain insidieux, et
aucun homme politique ne peut imaginer relancer seul des processus qui ont été bloqués
par un grand nombre de ses collègues. Cette
initiative du Professore donne une idée de ce
que sera l’approche des questions communautaires par un homme qui connaît vraiment
l’Europe, qui sait par expérience directe comment elle fonctionne, et aussi comment elle
Andrea Bonanni,
ne fonctionne pas.
La Repubblica, Rome
14
DU 22 AU 28 JUIN 2006
COMMERCE
Vers un marché
transatlantique ?
■ PET, NAT, NMT, ALET* – ne vous
inquiétez pas si tous ces sigles ne
vous disent rien. Ils désignent les propositions qui ont un jour été lancées
pour revaloriser les relations entre les
Etats-Unis et l’Union européenne.
Matthias Wissmann et Elmar Brok
[respectivement président de la Commission Europe au Bundestag et eurodéputé, tous deux chrétiens-démocrates de la CDU], s’y mettent à leur
tour et proposent la mise sur pied d’un
“par tenariat économique transatlantique” qui devrait probablement déboucher d’ici à dix ans sur un marché
commun transatlantique.
Encore un document qui finira dans la
corbeille à papiers, se dira plus d’un.
On ne devrait pourtant pas enterrer le
projet trop vite. Car les choses ont fondamentalement changé et ce pour trois
raisons.
Premièrement, nous avons, avec
Angela Merkel, une chancelière aux
convictions transatlantiques très affirmées et qui est d’ores et déjà à la
recherche de projets pour la présidence allemande du Conseil européen
[au premier semestre 2007]. Quoi de
mieux qu’un accord de par tenariat
avec les Etats-Unis ?
Deuxièmement, l’idée semble trouver
un écho de plus en plus favorable au
niveau européen. Le Parlement européen a déjà approuvé au début du
mois de juin une proposition analogue
– même si cela est passé quasi
inaperçu. Plus impor tant encore, le
regard que les Américains portent sur
l’Europe a changé : les Européens
sont à nouveau courtisés comme des
alliés nécessaires. Et le fait que
Geor ge W. Bush se soit r endu à
Bruxelles pour le premier voyage officiel de son second mandat en est une
par faite illustration.
Les Etats-Unis veulent s’assurer que
les Européens seront de leur côté
dans la confrontation économique et
politique qui les attend avec la future
superpuissance que constitue la
Chine. Un accord de partenariat entre
les deux plus grands espaces économiques du monde tomberait à pic.
Il est donc for t possible cette fois-ci
que la proposition se retrouve sur le
bureau des chefs de gouvernement et
non à la corbeille.
Andreas Rinke,
Handelsblatt, Düsseldorf
* Respectivement : Par tenariat économique
transatlantique, Nouvel Agenda transatlantique, Nouveau Marché transatlantique, Accord
de libre-échange transatlantique.
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R O YAU M E - U N I
La “question anglaise” est de retour
Les conservateurs proposent que seuls les députés de circonscriptions anglaises votent les lois qui concernent
l’Angleterre mais pas l’Ecosse. Ce serait la fin de la Grande-Bretagne, prévient une chroniqueuse du Guardian.
Les enthousiastes
du drapeau.
Dessin de David
Simonds paru dans
The Observer,
Londres.
THE GUARDIAN
Londres
outenue par les croix de
Saint-Georges [le drapeau
anglais] qui se multiplient aux
fenêtres des voitures et tous
les “Ingerland” [transcription des syllabes détachées du mot England] scandés dans les pubs du pays, voilà que la
“question anglaise” est de retour. Mais
cela va bien au-delà de la frénésie de
la Coupe du monde : il ne s’agit pas
des points forts et des points faibles de
la sélection anglaise, mais du retour,
sous un autre nom, de la West Lothian
Question [du nom de la circonscription de l’élu qui l’a posée, dans les
années 1970, lors d’un débat sur la
dévolution de l’Ecosse].
Cette question est simple : des
compétences ayant été transférées au
parlement d’Edimbourg [en 1999, avec
l’élection de cette assemblée prévue
par la dévolution mise en place par
Tony Blair en 1997], notamment en
matière de santé et d’éducation, pourquoi les députés de circonscriptions
écossaises ont-ils encore le droit de
voter sur ces sujets à Westminster ? Car
ils participent ainsi à l’élaboration
d’une législation qui touche d’autres
électeurs que ceux de leur circonscription. N’y a-t-il pas là un manque
d’équité ? Les Anglais ne sont-ils pas
victimes d’une injustice ?
Aux yeux des observateurs de
droite, l’injustice est criante et les
Anglais ne devraient pas la tolérer plus
longtemps. Et il n’y a pas que les observateurs. Le conservateur Ken Clarke,
chargé par le chef de son parti, David
Cameron, d’élaborer les nouvelles propositions constitutionnelles des tories,
a clairement indiqué que les “English
votes for English laws” [des voix
anglaises pour les lois anglaises] figuraient parmi ses priorités. L’ancien
ministre de l’Intérieur lord Baker va
dans le même sens en présentant à la
Chambre des lords un projet de loi
visant à interdire aux parlementaires
S
■
représentant des circonscriptions non
anglaises de voter sur des sujets dont
la compétence a été transférée à
d’autres assemblées [la commission
des Affaires écossaises à Westminster,
dominée par le Labour, vient également de poser la “question”].
Remarquons tout d’abord que
cette “question anglaise” est avant tout
une question de partis. Si la répartition
des parlementaires entre travaillistes,
conservateurs et libéraux-démocrates
était la même en Ecosse et en Angleterre, personne ne s’en soucierait. Mais
les tories ayant la majorité des voix en
Angleterre, ils se sentent floués. S’ils
avaient la majorité des sièges anglais et
qu’un gouvernement travailliste ou de
coalition entre le Labour et les libéraux-démocrates était au pouvoir grâce
aux parlementaires écossais ou gallois,
le charivari actuel se transformerait en
véritable tempête constitutionnelle.
Il s’agit aussi d’une querelle de personnes. Si Gordon Brown devient Premier ministre et intègre à son équipe
John Reid [actuel ministre de l’Intérieur] et Alistair Darling [ministre du
Commerce et de l’Industrie], une
grande polémique s’engagera autour
de cette Angleterre livrée à des étrangers. Car la West Lothian Question est
devenue une arme brandie contre un
éventuel gouvernement Gordon
Brown. Remettrait-on en question
l’avenir même de la Grande-Bretagne ?
LE PAYS EST BASÉ SUR DES
ANOMALIES CONSTITUTIONNELLES
On peut souligner plusieurs évidences.
Premièrement, personne ne trouvait
rien à redire quand les gouvernements
conservateurs s’appuyaient sur le vote
des unionistes de l’Ulster. Deuxièmement, les travaillistes ont déjà restreint
le nombre de parlementaires écossais.
Enfin, le Royaume-Uni est depuis ses
origines un pot-pourri d’anomalies
constitutionnelles, d’autant plus qu’il
s’agit d’une union de partenaires très
inégaux.
Bien que pertinentes, de telles
réponses ne suffisent pas. Pas plus que
ne suffit la campagne du chancelier de
l’Echiquier, Gordon Brown, pour la
définition et la diffusion des valeurs de
la “britannéité” – on ne peut s’empêcher d’y voir un plaidoyer opportun de
la part d’un Ecossais soucieux de son
avenir. Car la question anglaise est poli-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
15
Dévolution
“Voilà sept ans
que les Ecossais
ont retrouvé
un Parlement
à Edimbourg.
Ce home rule
[cette autonomie]
n’a ni accru
ni diminué le désir
d’indépendance
de l’Ecosse, fait
remarquer
The Economist.
Tout au plus a-t-on
observé un regain
du ‘sentiment
national’ chez les
Ecossais, hélas
accompagné d’une
légère poussée
d’anglophobie
– même si les
Anglais ne sont
plus accusés
de tous les maux.”
L’hebdomadaire
note que, Londres
versant “une
dotation annuelle
calculée selon
une mystérieuse
formule”,
“les Anglais
subventionnent
chaque Ecossais
à hauteur
de 1 000 livres
[1 465 euros]
par an environ,
et ils commencent
à s’en apercevoir”.
DU 22 AU 28 JUIN 2006
tique et doit recevoir une réponse politique.
Si la règle des “voix anglaises pour
les lois anglaises” devient un principe
constitutionnel, le Royaume-Uni n’a
tout simplement plus de raison d’être.
On ne peut pas demander que des lois
purement anglaises soient votées séparément à la Chambre des communes
et faire comme si le gouvernement
allait continuer d’exister sous sa forme
actuelle. Si les conservateurs étaient
majoritaires [et appliquaient ce principe], les rares compétences non transférées et la faiblesse de ce gouvernement de type fédéral entraîneraient,
dans l’année, des négociations en vue
d’une scission du royaume.
Première question à poser aux
conservateurs : est-ce bien ce que vous
voulez ? Votre agacement est-il tel que
vous êtes prêts à voir la Grande-Bretagne disparaître en tant qu’union politique ? Vous satisferiez-vous du poids
qu’aurait alors l’Angleterre dans le vote
des décisions européennes ? Avez-vous
bien pesé les conséquences que cela
aurait sur la représentation britannique
au Conseil de sécurité des Nations
unies ? La seconde question à leur
poser est tout aussi politique. Le principe du nationalisme anglais permettrait aux conservateurs, dont l’électorat est concentré dans les régions riches
du sud et des Midlands, d’être beaucoup plus souvent au pouvoir. Quelles
seraient alors les conséquences pour
les villes du Nord, et plus généralement
pour l’électorat travailliste, moins favorisé, des zones urbaines ?
Avec une amélioration des scores
des conservateurs en Angleterre (mais
pas en Ecosse) et un gouvernement
travailliste en minorité ou dépendant
d’un électorat écossais, la situation
deviendrait explosive. N’y aurait-il pas
ironie du sort à voir les tories, parti
censé représenter le pragmatisme, se
rendre responsables d’une dissolution
de l’Union ? Et si telle n’est pas leur
intention, n’est-il pas temps pour eux
d’exposer leur plan B ? Jackie Ashley
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E S PA G N E
La Catalogne ouvre la voie au “pays pluriel”
En adoptant par référendum le nouveau statut de leur communauté autonome, les Catalans offrent un succès
au Premier ministre Zapatero et à son projet de réorganisation des rapports entre Madrid et les régions.
LA VANGUARDIA
A N A LY S E
Barcelone
Un résultat
légitime ?
e 18 juin, les Catalans ont
approuvé [par 73,9 % des
voix] le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne,
fruit d’un pacte laborieux entre le Parlement régional et les Cortes espagnoles. Pour la troisième fois dans l’histoire contemporaine, les Catalans se
sont exprimés sur le niveau d’autogouvernement qu’ils désirent pour leur
région. Mais, cette fois-ci, les circonstances étaient exceptionnelles. En effet,
les statuts de 1932 et de 1979 avaient
été votés sur fond de changement de
régime – le premier à l’occasion de la
proclamation de la République et le
deuxième au sortir de quarante années
de dictature franquiste. A l’inverse, la
consultation de cette année s’est tenue
dans le cadre d’un régime démocratique consolidé, dont les institutions
fonctionnent bien. Et tandis que les
fois précédentes, le peuple catalan avait
à choisir entre un statut d’autonomie
ou rien, le dilemme consistait cette foisci, du point de vue juridique, à choisir
entre le nouveau statut et celui
approuvé il y a vingt-sept ans.
Ce choix était loin d’être anodin,
car le texte soumis au verdict populaire
introduit des nouveautés qui, certes,
ont été assimilées par l’opinion
publique locale mais qui restent singulières en Europe. Par exemple, dans
le préambule du statut, un lien est
désormais établi entre la Catalogne et
le concept de “nation”. C’est une avancée sans précédent dans l’histoire de
l’Espagne – et qui incite d’autres
L
■ Les Catalans ont tourné le dos au statut qui définit la Catalogne comme une
‘nation’, mais qui a été concocté sans
le soutien du second parti d’Espagne, le
Parti populaire (PP).” Le commentaire
d’El Mundo peut paraître surprenant alors
que, le 18 juin, les Catalans ont approuvé
à près de 74 % leur nouveau statut d’autonomie. En fait, le quotidien madrilène
– opposé au statut – se fonde sur “une
participation qui n’a même pas mobilisé
la moitié des électeurs catalans (49,3 %).
La faiblesse de ce taux de participation
démontre que les Catalans ne voulaient
pas de ce nouveau texte.” El Mundo rappelle que “l’Union européenne avait fixé
à 55 % le taux de participation nécessaire pour valider l’indépendance du Monténégro” et que “politiquement, cette
abstention massive doit être ressentie
comme un échec” par les tenants du oui,
en Catalogne et à Madrid.
El País, de son côté, admet que “la participation a été faible”, mais rappelle
qu’“elle a été encore plus faible (40,6 %)
lors du référendum sur la Constitution
européenne [en février 2005]”. De plus,
souligne le quotidien madrilène, “les Catalans ont toujours moins voté aux scrutins régionaux qu’à l’échelle nationale”.
Enfin, “il sera temps de départager les
deux camps à l’automne prochain,
lorsque les Catalans retourneront aux
urnes pour élire leur Parlement régional”.
Sur les panneaux :
Plage, montagne,
référendum.
Dessin de Ventura et
Coromina paru dans
La Vanguardia,
Barcelone.
régions, telles l’Andalousie, les Baléares
ou la Galice, à suivre le même chemin
et à se définir elle-même comme des
“communautés nationales”. Ce n’est
pas sans raison que les partisans et les
adversaires de ce texte s’accordent à
dire que l’approbation du nouveau statut changera à jamais ce que l’on
entend par “nation espagnole”.
UN DÉBAT DOMINÉ
PAR LA LUTTE ENTRE PARTIS
Comme la consultation n’a pas eu lieu
dans un climat de transition entre deux
régimes, c’est la lutte entre les partis
politiques qui a influencé et déterminé
le débat. De ce point de vue, on peut
dire que ce référendum a été la première grande épreuve électorale de
José Luis Rodríguez Zapatero depuis
son arrivée au pouvoir en mars 2004.
Artisan indéniable de l’accord gouvernemental qui a permis la naissance
du nouveau statut de la Catalogne,
le Premier ministre a dû faire face à
l’agressivité de l’opposition de droite,
à l’incompréhension de certains secteurs de l’administration centrale
– notamment l’armée –, réfractaires à
toute modification du statu quo et à
la partie la plus jacobine de sa propre
formation, le Parti socialiste ouvrier
espagnol. En permettant au référendum catalan de se tenir, Zapatero ne
s’est pas seulement retrouvé opposé
dans un duel dangereux à Mariano
Rajoy, le chef du principal parti d’opposition, le Parti populaire, il a aussi
mis dans la balance son projet politique, connu sous le nom d’“Espagne
plurielle”. Un projet ambitieux, qui
s’attaque à des questions aussi importantes que le processus de paix au Pays
basque et la réforme des statuts d’autonomie des seize autres régions autonomes que compte le pays. Le
triomphe du oui va renforcer l’autorité morale du chef du gouvernement
et va l’aider à relever les défis qui l’attendent.
Jordi Barbeta
SUÈDE
Les pirates de la Toile à l’assaut du Parlement
Un parti d’internautes réclamant
la légalisation des échanges de fichiers
sur Internet se présente aux élections
législatives.
ébut juin, la branche politique du mouvement suédois des adeptes du partage
de fichiers sur Internet, le Parti des pirates
(Piratpartiet), s’est retrouvé propulsé sur le
devant de la scène lorsque le site de peerto-peer [échange direct de machine à
machine] The Pirate Bay et le site de l’association Piratbyrån [le Bureau des pirates]
ont été fermés par la police. Le chef du parti,
Rickard Falkvinge, a aussitôt envoyé des communiqués pour informer les internautes du
monde entier de l’intervention des autorités
suédoises. Après ses nombreuses apparitions à la télévision et dans les journaux,
le Parti des pirates a vu ses rangs grossir
à vue d’œil.
“Au plus fort de la vague, le parti enregistrait
deux ou trois nouvelles adhésions à la
minute”, se félicite Falkvinge. Les membres
D
ont versé leur cotisation de 5 couronnes
[50 centimes d’euros] par SMS et enregistré leurs données personnelles sur le site du
parti. Un peu plus d’une semaine après la
perquisition de la police, le nombre d’adhérents dépassait les 6 400, selon le site.
Rickard Falkvinge, 34 ans, a créé le portail
<piratpartiet.se> le 1er janvier dernier et a
fait connaître son parti par le biais d’un site
de peer-to-peer. “J’en avais marre de cette
chasse aux adeptes du peer-to-peer”, explique-t-il. Le succès a été immédiat. Dès
le 15 février, il a remis à la commission électorale les 1 500 signatures nécessaires pour
inscrire le Parti des pirates aux élections
législatives de septembre prochain. Il a également pu réunir plus de 100 000 couronnes
[10 800 euros] pour financer l’impression
des bulletins de vote. Les priorités du parti
sont la légalisation du partage de fichiers sur
Internet, la révision du système de licences
et la protection de la vie privée contre une
surveillance abusive. Sur les autres questions, il préfère ne pas prendre position.
“Nous voulons devenir le parti charnière du
Parlement, lance Rickard Falkvinge. Nous
appuieront les partis qui nous soutiennent
dans nos combats.” Les électeurs n’ont pas
besoin de savoir comment le Parti des pirates
souhaite réduire le chômage, moderniser
l’école ou promouvoir l’intégration des immigrés. Le passé de conseiller municipal conservateur du chef du parti ne doit pas effrayer
les internautes qui ont des sympathies pour
la gauche. Cela n’empêche pas Rickard Falkvinge de proposer une analyse de la société.
“Il y a un fossé entre ceux qui savent se servir d’Internet et ceux qui ne savent pas. Internet a fait disparaître le contrôle central sur
la diffusion de l’information. C’est un bouleversement aussi important que la perte par
l’Eglise du monopole sur le savoir.” D’une
certaine manière, il s’agit d’un conflit de générations. “La plupart d’entre nous sont nés
dans les années 1980. Ceux qui disent que
cette génération se désintéresse de la politique se trompent. Simplement, il faut parler
des questions politiques qui l’intéressent.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
16
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Quel est son argument principal pour demander la légalisation du partage de fichiers ?
“La seule alternative est une surveillance de
toutes les communications privées. Or nous
ne voulons pas d’une telle société.” Est-il luimême adepte du partage de fichiers ? “Vous
comprendrez que je ne réponde pas à cette
question, le partage de fichiers étant illégal.
Mais, s’il était légal, je serais heureux de partager la musique et les films que j’aime. Par
exemple mon film préféré, V pour Vendetta
– une projection dans une société totalitaire
cauchemardesque.”
Grâce à l’effervescence médiatique, Rickard
Falkvinge est presque certain d’entrer au Parlement lors des prochaines élections. Même
si l’un de ses buts a déjà été atteint : la
classe politique s’est enfin emparée du
thème du téléchargement. Le chef du Parti
des pirates s’en félicite, mais rejette la proposition d’introduire une taxe sur les
connexions à haut débit afin de dédommager les auteurs.
Staffan Olsson, Svenska Dagbladet, Stockholm
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BOSNIE-HERZÉGOVINE
Un référendum pour l’indépendance de la République serbe ?
Selon le Premier ministre bosno-serbe Milorad Dodik, la Republika Srpska pourrait suivre l’exemple
du Monténégro en organisant une consultation populaire. Une hypothèse qui échauffe les esprits.
NEZAVISNE NOVINE
l’organiser. Dodik est parfaitement
conscient que, au moins pour l’instant,
cette idée n’aurait aucune chance d’être
approuvée par la communauté internationale. Dodik ne fait que revendiquer le droit à une opinion personnelle : il n’aime pas la pensée unique
et est allergique aux tentatives d’intimidation et aux menaces.
C’est pourquoi on ne peut nullement le taxer d’extrémisme à cause ses
propos sur le référendum. Ce n’est pas
le cas, en revanche, de Silajdzic avec
ses propos sur la suppression de la RS.
Banja Luka
eureusement qu’il y a la
Coupe du monde pour
nous occuper l’esprit !
Le ballon rond nous distrait de nos hommes politiques. Quel
soulagement de pouvoir oublier les
propos de Haris Silajdzic [Premier
ministre bosniaque de l’époque de la
guerre, aujourd’hui à la tête du Parti
pour la Bosnie-Herzégovine], qui
revendique ni plus ni moins la suppression de la république serbe [RS]
de Bosnie. La Coupe du monde nous
permet également d’oublier l’idée d’un
référendum sur l’indépendance de
cette même RS, avancée par son Premier ministre, Milorad Dodik.
Haris Silajdzic a le droit de penser et d’expliquer avec passion que
la RS doit être supprimée “parce que
c’est une création génocidaire”. Les sociétés démocratiques tolèrent les opinions
divergentes, à condition que ceux qui
les défendent assument la responsabilité de leurs paroles et acceptent d’en
subir éventuellement les conséquences.
Si on applique la même logique, la
colère soulevée par les déclarations du
Premier ministre bosno-serbe Milorad Dodik au sujet de la possibilité
d’un référendum en RS [comme celui
organisé récemment au Monténégro]
est également exagérée. Dodik n’a fait
qu’exprimer l’opinion qu’on trouve
dans tous les manuels de démocratie,
H
Certes, l’évocation du référendum
apporte de l’eau au moulin des extrémistes serbes, ceux-là mêmes que
Dodik tente d’éliminer de la scène politique. Mais, à l’approche des élections,
il serait bien malvenu de traiter Dodik
d’extrémiste. Il a réellement prouvé
son attachement à la Bosnie-Herzégovine en acceptant les changements
constitutionnels, alors que certains de
ses critiques les plus virulents, Silajdzic en tête, ne l’ont toujours pas fait.
Alors, de quoi parlons-nous ?
Pero Simic
VU DE SARAJEVO
Un simple stratagème
à savoir que le référendum est le
moyen le plus démocratique pour permettre à un peuple de dire où et de
quelle façon il veut vivre.
Les hommes politiques et les
médias de Sarajevo ont profité de l’occasion pour saper les chances de Dodik
aux élections législatives prévues à l’automne prochain. Ils l’ont traité de tous
les noms, remettant en question ses
orientations démocratiques et européennes à cause de cette proposition
qui n’était qu’une hypothèse. Or le Premier ministre bosno-serbe n’a pas
annoncé que ce référendum aurait
lieu, et a encore moins commencé à
Dessin
de Tom Janssen
paru dans Trouw,
Amsterdam.
■ C’est la continuation de la politique
des nationalistes serbes, pratiquée
depuis 1990 et désormais adaptée à la
réalité. Dodik a estimé que le moment
était venu pour la RS d’en finir avec la
Bosnie-Herzégovine. C’est là son but
maximal ; son but minimal est que la
RS soit le plus forte possible, afin de
tenir dans ses mains le destin de l’Etat
bosniaque.
L’indépendance du Monténégro et celle,
imminente, du Kosovo, ont servi de prétexte idéal à Dodik pour renforcer la position de la RS. Belgrade, de son côté, se
ser t de la RS pour faire pression sur
l’Union européenne et les Etats-Unis. La
fiction du référendum est ainsi devenue
un enjeu important des deux côtés de
la Drina. Chacun attend le moment propice. Le Premier ministre de la RS est
aussi fort que la Bosnie-Herzégovine est
faible. Les nationalistes serbes menacent de nouveau les perspectives euroatlantiques de la Bosnie-Herzégovine,
l’Etat bosniaque lui-même et, en fin de
compte, la paix dans la région. Les EtatsUnis, l’UE, l’OTAN et le haut représentant de la communauté internationale
doivent adopter une attitude claire à
l’égard de Dodik et de ses alliés, au lieu
de faire semblant de les critiquer.
Zija Dizdarevic, Oslobodjenje, Sarajevo
S L O VA QU I E
Les raisons d’une dangereuse défaite
Samedi 17 juin, les électeurs slovaques se sont rendus aux urnes. Pour donner une gifle à la coalition de centre
droit sortante, au profit des populistes de gauche et des nationalistes.
SME
Bratislava
ues de l’extérieur, les élections législatives anticipées
qui viennent de se dérouler en Slovaquie ne semblaient pas avoir de signification forte.
Après la chute du gouvernement
autoritaire et nationaliste de Vladimir
Meciar [ex-Premier ministre, à la tête
du Mouvement pour une Slovaquie
démocratique, HZDS] et de Jan Slota
[ex-ministre de Meciar, président
du Parti national slovaque, SNS] en
1998, la Slovaquie a rapidement intégré l’OTAN et l’UE, et elle se trouve
aujourd’hui au seuil de l’Union monétaire européenne. La Slovaquie est
et reste un Etat libre et souverain.
La majorité gouvernementale sortante s’est correctement acquittée de
ces premières grandes réformes. Pour
un commencement, ce n’est déjà pas
si mal, dirait feu le philosophe tchèque
V
Jan Patocka, pour qui le caractère
conflictuel de l’Etat-nation a transformé le XXe siècle en un siècle de
guerres mondiales. La Slovaquie de
centre droit ressemblait de l’extérieur
à un Etat paisible, capable de s’intégrer – ce qui d’ailleurs était le cas.
Les doutes venant de l’intérieur
étaient suscités par un double radicalisme : celui des réformes économiques et financières, provoquant une
multitude d’insécurités existentielles,
et celui qui est devenu partie intégrante de l’Etat : une présence virulente de la corruption qui a pénétré
le cœur de l’administration, les collectivités, et jusqu’aux services secrets
et la justice. Le centre droit slovaque
a été désagrégé par les luttes politiques et financières au service d’intérêts personnels.
Il est donc légitime qu’il perde
vingt sièges face à ces adversaires
politiques. Cette défaite est dangereuse, car elle n’est pas gérée par une
■
Résultats
Avec 29,14 % des
suffrages, le parti
Smer de Robert
Fico, aux tendances
populistes de
gauche, est le grand
vainqueur du
scrutin. Il est suivi
par l’Union
démocratique et
chrétienne slovaque,
SDKU, du Premier
ministre Mikulas
Dzurinda (18,35 %),
par le SNS, le Parti
national slovaque,
xénophobe,
(11,76 %) et par le
Parti de la coalition
hongroise, SMK
(11,68 %). Le HZDS,
de Vladimir Meciar,
n’a obtenu que
8,79 %, devant le
chrétien-démocrate,
KDH (8,31 %).
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
17
social- démocratie de niveau européen, capable de renvoyer une image
mesurée face au cynisme de la droite.
Cette social-démocratie slovaque
n’existe pas encore. Les chances de
son émergence seront nulles si le
Smer (Direction, social-démocrate,
le parti victorieux de Robert Fico, fait
alliance avec les nationalistes extrêmes
[SNS] et les serviteurs de l’autocratie [HZDS]). Un paradoxe, certes,
mais une nécessité : seule une alliance
avec la droite peut apporter une
chance de cultiver cette social-démocratie slovaque. Si c’est le cas, la tâche
sera difficile pour les deux parties.
D’autant plus que la gifle infligée au
centre droit par les camps du populisme social, du nationalisme extrême
et des vestiges du parti autoritaire
était pleinement méritée…
Un gouvernement et son Premier ministre peuvent déterminer
l ’ ave n i r d ’ u n p ay s. S avo i r q u i
deviendra le Premier ministre en
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Slovaquie ne m’intéresse pas. Mon
indifférence vient du fait qu’aucun
des candidats favoris de la gauche
ou de la droite ne représente mon
idéal vital : la quête de la vérité et
le combat contre le mal. J’ajoute,
avec la même indifférence, que la
politique est comme ça. C’est pour
cela que le nombre d’électeurs ne
cesse de baisser.
La question de la poursuite des
réformes – avec une correction, sans
doute – et celle du discrédit de la culture politique sont désormais au
centre du débat. Mais les résultats
électoraux ont fait ressurgir également
une autre question, morale : à la base
du travail gouvernemental trouverat-on le nationalisme, ou bien le refus
de ce nationalisme ? Je me contente
de constater que le poste constitutionnellement le plus élevé, celui
de président de la République, est
occupé par un nationaliste.
László Szigeti
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TCHÉTCHÉNIE
Un “ennemi d’envergure” de moins
Samedi 17 juin, Abdoul Khalim Sadoulaev, chef de guerre et autorité religieuse, a été abattu par les forces russes.
La Rossiiskaïa Gazeta, voix officielle du Kremlin, détaille ses relations avec ses frères d’armes.
pas de diriger à Argoun des cercles
islamiques à tendance extrémiste.
Après la disparition [inexpliquée] de
sa femme en 2000, Sadoulaev s’est
encore plus engagé dans cette voie.
A la différence de Bassaev, il ne
participait ni aux tortures ni aux enlèvements et jugeait sévèrement ces
agissements au regard de la religion
et il n’avait pas de sang sur les mains.
C’était un théologien très cultivé.
ROSSIISKAÏA GAZETA (extraits)
Moscou
ucun détail particulier sur
le déroulement des opérations des forces spéciales
n’a été fourni. Le premier
Ministre tchétchène [prorusse] Ramzan Kadyrov s’est contenté de dire que
le chef des terroristes avait été dénoncé
par l’un des siens en échange d’une
dose d’héroïne. A propos de Sadoulaev, Kadyrov a déclaré : “Il est arrivé
en Tchétchénie il y a une semaine. Il avait
l’intention de mener à Argoun de grosses
opérations avec ses hommes de main.”
Selon le Premier ministre, il avait
prévu de commettre des attentats pendant le sommet du G8 à Saint-Pétersbourg [du 15 au 17 juillet].
Sans vouloir mettre en doute les
propos de Kadyrov, on veut bien croire
que Sadoulaev a été dénoncé, mais pas
pour une simple dose d’héroïne. L’enjeu était probablement plus important.
Le nom de Sadoulaev n’était pas,
pour employer le langage moderne,
médiatisé, mais c’était un ennemi
d’envergure, car il était le chef idéologique des terroristes. Il était considéré comme une autorité religieuse et
comme un fin analyste, et Bassaev luimême [le principal commandant de
la lutte armée contre Moscou] le craignait. C’est la raison pour laquelle son
élimination porte un sévère coup à
l’extrémisme dans le Caucase. Elle
marque une grande victoire du pouvoir fédéral dans la région.Voici la première conséquence à tirer de ce qui
vient de se passer à Argoun.
Sadoulaev, né en 1966, était issu
d’un petit clan tchétchène qui aurait
fondé Argoun, et qui serait aujourd’hui
composé d’environ 300 personnes. Au
milieu des années 1990, des rumeurs
persistantes couraient en Tchétchénie
A
DES DIVERGENCES AU SUJET
DE LA PRISE D’OTAGES DE BESLAN
Dessin de Jas
paru dans
The Guardian,
Londres.
disant que, après ses études en Arabie
Saoudite, il s’était lié avec l’organisation des Frères musulmans. Mais, au
départ, ce n’était pas le méchant terroriste que l’on décrit aujourd’hui :
avant le début de la deuxième campagne de Tchétchénie, lorsqu’il était
vice-Premier ministre et président du
tribunal islamique de la charia d’Itchkérie [nom donné par les indépendantistes à la Tchétchénie], il avait
demandé plusieurs fois à Aslan Maskhadov [ancien président indépendantiste de la Tchétchénie, abattu en
2005] de signer un accord avec la Russie. Il est vrai que cela ne l’empêchait
En revanche, il prêchait activement
un courant de l’islam agressif, le salafisme, considéré en Arabie Saoudite
comme la religion officielle. Il donnait à chaque action armée un fondement idéologique, alimenté par une
interprétation du Coran dévoyée et si
subtile que n’importe qui, surtout
parmi la jeunesse caucasienne, pouvait y voir un argument juste et de
poids. Ainsi, contrairement au sanguinaire Bassaev, et au non moins sanguinaire Dokou Oumarov, Sadoulaev
était considéré comme le guide idéologique des extrémistes.
Mais, d’un autre côté, il embarrassait beaucoup Bassaev, Oumarov
et leurs soutiens financiers arabes,
car même l’islam extrémiste ne peut
accepter le meurtre d’enfants et les
prises d’otages innocents. C’est
pourquoi il existait entre Sadoulaev
et ses “frères maquisards” des désaccords importants, qui apparaissaient
même parfois sur les pages du site
Internet des combattants. Cette lutte
interne est manifeste dans la dernière interview de Sadoulaev parue
en ligne, datée du 17 juin. Répondant à une question sur ses rapports
avec Bassaev, Sadoulaev s’embrouille
et se contredit en essayant de trouver un terrain d’entente fragile avec
lui dans leurs divergences au sujet
de la prise d’otages de Beslan [en
septembre 2004].
Mais le plus important est qu’il
reconnaît sans ambages que ces divergences existent. Voici un petit extrait
de la longue réponse de Sadoulaev sur
ses rapports avec Bassaev : “Depuis le
début de cette guerre, nous avons souvent
été ensemble et nous nous sommes vus à
plusieurs reprises. Il a sa façon de voir certaines choses, et moi la mienne. Ce n’est
pas parce que nous nous connaissons que
nous devons avoir absolument les mêmes
points de vue. Comme dans toute relation
normale entre deux personnes.”
Cependant, Sadoulaev omet, de
façon astucieuse, de dire que les désaccords entre des gens normaux donnent
lieu à des disputes dans la cuisine, alors
que les litiges entre chefs terroristes se
terminent généralement dans un bain
de sang. C’est la raison pour laquelle
il n’est pas exclu que ce soient Bassaev
et Oumarov eux-mêmes qui aient
dénoncé Sadoulaev. Ils n’avaient pas
intérêt à le tuer tout simplement parce
qu’alors Oumarov, le dauphin de
Sadoulaev, aurait perdu toute légitimité, si dérisoire fût-elle, en tant que
“nouveau président de l’Itchkérie”. En
revanche, en faisant éliminer Sadoulaev par les forces fédérales, Oumarov,
en tant que vice-Premier ministre selon
la Constitution de 1997, mise en place
par Maskhadov, aurait reçu tout le
pouvoir entre ses mains. Ce qui s’est
d’ailleurs passé. Et ces mêmes mains
ne sont plus liées aujourd’hui par des
dogmes religieux et les paroles d’un
prophète. Il est probable qu’une nouvelle ère sanglante de violences sans
limites va s’ouvrir dans le Caucase.
Cela est la deuxième conséquence
importante à tirer, même si elle n’est
pas agréable à admettre, du meurtre
de Sadoulaev.
Timofeï Borissov
POLOGNE
L’homophobie se porte bien, merci
La Parade de l’égalité, qui s’est déroulée
le 10 juin à Varsovie, a été perturbée
par des contre-manifestants. Les réflexions
d’une philosophe.
a haine de l’homosexualité, qui exprime avant tout l’angoisse de perdre
sa masculinité, se propage comme la
grippe espagnole. Si, depuis des siècles,
la propor tion entre le nombre d’hétérosexuels et d’homosexuels ne change pas,
le nombre d’homophobes va croissant.
Après Poznan et Cracovie, cette maladie
typiquement polonaise a touché Varsovie.
Les premiers cas avaient été recensés
il y a quelques années déjà. Mais l’épidémie semble s’étendre et s’institutionnaliser. N’a-t-on pas diagnostiqué plusieurs
L
cas à la Diète et dans les structures gouvernementales ?
Les homophobes s’activent surtout au printemps, au moment où l’ensoleillement
pousse les individus des deux sexes à manifester leur désir de liber té et d’égalité, à
exprimer leur aversion de tous les autoritarismes. Ils vont donc dehors afin de parader.
Les homophobes sont irrités par les couleurs, surtout quand elles forment un arcen-ciel. Ils sont aussi allergiques au soleil,
c’est pourquoi ils portent souvent des cagoules. Ils ne supportent pas la diversité,
qu’elle concerne le style de vie, les vêtements ou les sentiments. Ils préfèrent
l’obéissance à la joie, la “colère des justes”
à l’amour et la simplicité d’une pierre à jeter
à la caresse amicale. Coincés dans leurs
costumes sobres, cheveux courts, yeux fixés
sur leur chef, ils manifestent leur attachement à l’ordre, à la discipline et à la famille.
Pour eux, les mots “égalité”, “liberté individuelle” et “tolérance” sont des invectives.
L’homophobe se nourrit de l’angoisse
d’une population qui décline. Il ne s’agit
pas de se soucier de la population humaine
en général (qui va plutôt bien), mais des
Polonais catholiques blancs. Qui va en
concevoir de nouveaux si les procréateurs
rejoignent la minorité homosexuelle ? Notre
patrie, qui soutient avec tant d’attachement une armée de célibataires, ne peut
pas se permettre un gaspillage de spermatozoïdes supplémentaire.
L’homophobe est moins intéressé par le
christianisme que par les travaux d’idéo-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
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DU 22 AU 28 JUIN 2006
logues qui font la promotion d’un nouveau
politiquement correct, selon lequel on
peut mentir, calomnier, provoquer ou insinuer. L’homophobe sait qu’en Pologne, à
la dif férence d’autres pays européens,
on peut continuer à dire d’un homosexuel
qu’il est pédophile, criminel, déviant,
nécrophile ou juif. Il ne craint nullement
le politiquement correct libéral ni les
normes du bon sens. Armé d’une pierre,
d’un œuf ou d’une batte de base-ball, il
n’a peur de rien. Il est au pouvoir, il a
accès aux médias et il est persuadé qu’il
a raison. C’est son éthique.
Magdalena Sroda*,
Gazeta Wyborcza (extraits), Varsovie
* Philosophe, ancienne ministre de l’Egalité des
chances.
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amériques
●
U R U G U AY
La gauche déchirée par les questions économiques
La coalition de centre-gauche de Tabaré Vázquez est au bord de la rupture. Son aile gauche s’oppose en effet
à la signature annoncée d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis.
FOLHA DE SÃO PAULO
ex-guérillero tupamaro [d’extrême
gauche], qui a été détenu pendant dix
ans, a rassemblé le plus grand nombre
de voix jamais obtenues en Uruguay
lors de son élection comme sénateur
(son parti a réuni plus de 30 % du
total des voix du Front élargi). Mujica
ne cache pas son orientation antilibérale en recommandant “moins d’orthodoxie économique”. L’ex-militant
bénéficie du soutien du ministre des
Affaires étrangères Reinaldo Gargano,
qui est membre du Parti socialiste et
a été un des fondateurs du Mercosur.
Gargano a menacé de démissionner
en cas de signature du TLC. Mujica
prend la défense des agriculteurs, qu’il
estime pénalisés par l’actuelle politique économique, et souhaite refinancer leurs dettes. Le ministre de
l’Economie s’y oppose, affirmant que
la mesure creuserait un déficit dans
les finances publiques.
São Paulo
e premier président de
gauche, Tabaré Vázquez
[élu en 2004], semble vouloir démontrer que la
gauche de son pays se démarque de
ses voisins de gauche et alliés traditionnels du cône Sud [tels que l’Argentine, le Brésil, la Bolivie…]. Cette
nouvelle orientation se traduit par
une prise de distance avec le Mercosur [marché commun du cône Sud,
créé en 1991] et la volonté de signer
un accord commercial avec les EtatsUnis. Mais, début juin, des signes de
mécontentement se sont manifestés
au sein des différentes tendances du
Front élargi, la coalition de centre
gauche qui gouverne le pays. Début
juin, deux ministres jouissant d’une
grande popularité ont menacé de
démissionner, et le plus grand syndicat du pays, le PIT-CNT, a appelé
le 22 juin à une grève générale de
protestation contre l’accord commercial avec les Etats-Unis. Le conflit
entre les tendances néolibérales et la
gauche traditionnelle a déclenché un
débat public.
La polémique oppose d’un côté
le camp du ministre de l’Economie,
Danilo Astori, le chef historique de
la gauche, allié au ministre (conservateur) de l’Industrie, Jorge Lepra.
Ces deux personnalités animent la
fraction du gouvernement qui se dit
déçue par l’évolution du Mercosur et
L
Cagle Car toons
LE MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
NE CROIT PLUS AU MERCOSUR
qui veut désormais conclure un traité
de libre-échange (TLC) avec les
Etats-Unis. Ils prônent la rigueur fiscale, le contrôle des dépenses et l’ouverture économique. De l’autre côté,
on trouve l’homme politique le plus
populaire du pays, l’actuel ministre
de l’Agriculture José Mujica. Cet
Dessin d’Arcadio
paru dans
La Prensa, Panamá.
La prise de distance avec le Mercosur est due à des raisons diverses. Il y
a six ans, l’Uruguay exportait 35 %
de ses produits vers le Brésil. Cette
proportion est tombée à 13,6 %
aujourd’hui. Les exportations vers les
Etats-Unis, quant à elles, ont bondi,
atteignant 22,5 % et dépassant le total
des ventes réalisées au Brésil, en
Argentine et au Paraguay. Le ministre
de l’Economie considère dès lors le
marché commun du Sud comme une
“camisole de force” et préconise de
signer davantage de traités de libreéchange avec d’autres blocs.
De plus, les relations entre Montevideo et Buenos Aires sont au plus
mal. L’Argentine s’oppose depuis
plus d’un an à la construction de
deux usines de cellulose sur la rive
uruguayenne du fleuve Uruguay, qui
sépare les deux pays, en affirmant que
ces usines pollueraient les eaux du
fleuve. Le président Néstor Kirchner
a fait de ce conflit une cause nationale et a traîné son voisin devant la
Cour de justice internationale de
La Haye. L’une des routes qui relie
les deux pays a été bloquée par des
manifestants argentins pendant des
mois, affectant l’industrie du tourisme, l’une des principales sources
de revenus du pays. “L’absence d’une
médiation du Mercosur a encore plus
déçu les attentes uruguayennes à l’égard
du bloc”, affirme Federico Traversa,
professeur à l’Institut de sciences politiques de Montevideo.
L’Uruguay doit prochainement
signer un acte juridique semblable à
un TLC avec les Etats-Unis lors de
la prochaine rencontre entre les deux
pays. Cet éloignement par rapport
au Mercosur et le rapprochement
avec les Etats-Unis avaient été
l’œuvre du gouvernement conservateur de Jorge Battle, le prédécesseur
de Tabaré Vázquez. Le tournant historique que représente l’arrivée de la
gauche au pouvoir n’a finalement pas
modifié la donne.
Raul Juste Lores
BRÉSIL
Davantage de politique, moins de spectacle
Une nouvelle loi oblige les candidats
en campagne à renoncer aux grands
shows musicaux et à ne plus distribuer
de cadeaux aux électeurs.
a justice a tranché : la nouvelle législation exige désormais une plus grande
rigueur concernant les comptes de campagne. Cette mesure a provoqué la paranoïa
des candidats à la présidentielle [d’octobre
prochain], qui devront réapprendre à aller à
la pêche aux voix sans distribution de
cadeaux – tee-shirts et casquettes – et sans
showmicios [mélange de meeting politique
et de spectacle typique des campagnes brésiliennes].
La précampagne électorale du parti conservateur (PSDB), emmené par Geraldo Alckmin, a commencé, mais le mot d’ordre des
festivités est : prudence. Lorsque, le weekend dernier, le président du PSDB, le sénateur Tasso Jereissati, a mis son jet privé à
la disposition du candidat pour qu’il se rende
L
de São Paulo à Navegantes, Alckmin, soucieux d’éviter toute opération susceptible
d’être épinglée par les instances de contrôle
ou par des adversaires, a demandé à Tasso
Jereissati de “légaliser” son prêt. Ce petit
service, amicalement pratiqué depuis toujours lors des campagnes, a cette fois fait
l’objet d’un document enregistrant “l’offre
de services” du jet au prix de l’heure de vol
du marché. Comme toute économie est
désormais la bienvenue, la location d’un hélicoptère devient impensable. Même dans la
ville de São Paulo [congestionnée par les
embouteillages], les déplacements du candidat se font désormais en taxi. Et il n’hésite pas à déjeuner au McDonald’s pour
gagner du temps ou à manger un hot dog
sur le pouce, comme à Navegantes.
Ces vertueuses préoccupations n’ont pas
encore atteint la campagne du président
Lula pour sa réélection. N’ayant pas officialisé sa candidature, il se déplace encore
tranquillement et luxueusement dans tout
le pays sans aucuns frais comptabilisés
pour le Par ti des travailleurs [PT, au pouvoir]. Pour le PT, affaibli par le scandale du
mensalão [corruption de députés adverses],
il faudra quand même revenir au bon vieux
temps de la sobriété et se concentrer sur
la promotion du sigle et du symbole du
parti. Ce qui n’inquiète pas son service de
communication. “Comme le nom et l’étoile
du PT sont des emblèmes forts, nous investirons dans la légende. Personne ne connaît
le toucan (symbole du PSDB), alors que
l’étoile du PT est reconnue”, af firme le
secrétaire adjoint à la communication du
PT, Francisco Campos. Il ne sera pourtant
pas si simple pour le PT de se conformer
à la réglementation. “Le PT a toujours eu
des campagnes très animées. Alors, ces
restrictions le gênent un peu”, consent
Campos.
Outre l’interdiction des shows électoraux,
les artistes, rémunérés ou non, ne peuvent
participer à des programmes de télévision
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
20
DU 22 AU 28 JUIN 2006
dans le seul but de faire gagner des voix aux
candidats. “On ne peut pas interdire au candidat d’organiser des meetings. Mais il n’a
pas le droit de les transformer en shows”,
explique Campos.
Le Congrès a considéré les amendements
à la législation en vigueur comme une
réforme somme toute modeste. Mais les
hommes politiques estiment que dans la
pratique tout sera différent. En particulier à
cause du climat de méfiance qui règne
depuis que les commissions d’enquête parlementaires sur la corruption au sein du gouvernement ont mis au jour le système sophistiqué des caisses noires utilisées dans les
campagnes du PT. “Nous aurons forcément
une campagne beaucoup plus pauvre, mais
aussi plus rationnelle et beaucoup plus austère que les précédentes”, résume le coordinateur général de la candidature du PSDB,
le sénateur Sérgio Guerra.
Christiane Samarco et Luciana Nunes Leal,
O Estado de São Paulo (extraits), Brésil
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amériques
É TAT S - U N I S
Une bouffée d’oxygène pour l’équipe présidentielle
Les dernières semaines ont apporté leur lot de bonnes nouvelles pour le président Bush. De quoi aider
les républicains à aborder plus sereinement la campagne pour les élections législatives de mi-mandat.
THE ECONOMIST
LA FIN DE LA CHUTE ?
Londres
Le pourcentage d’opinions favorables au président Bush
était tombé à son plus bas au début du mois de mai.
a Maison-Blanche a reçu à
la mi-juin une heureuse
succession de bonnes nouvelles, inaugurée par l’élimination du terroriste Abou Moussab Al-Zarqaoui et la constitution du
nouveau gouvernement irakien. Le
13 juin, le président Bush a fait une
visite spectaculaire à Bagdad, où l’on
a pu voir des centaines de soldats
acclamer leur commandant en chef.
Au même moment, le procureur spécial Patrick Fitzgerald renonçait à
poursuivre Karl Rove, le plus proche
conseiller politique du président, dans
l’affaire Valerie Plame [agent de la
CIA dont l’identité aurait été révélée
par de hauts responsables du gouvernement en représailles à l’opposition de son mari, l’ancien ambassadeur Joseph Wilson, à la guerre en
Irak]. De quoi donner un bon coup
de fouet au moral.
La mort d’Abou Moussab AlZarqaoui est venue renforcer l’espoir
de voir un jour Oussama Ben Laden
capturé ou tué par l’armée américaine. L’abandon des poursuites
contre Karl Rove ôte une douloureuse épine du pied du gouvernement
L
45
43 %
31 %
35
37 %
30
Début janvier 2006
Mi-mars
Début mai 11 juin
Source : sondages “USA Today”/Gallup
38 %
40
américain : cette menace avait
jusqu’à présent empêché le grand
“architecte” de la présidence de se
consacrer pleinement à l’élaboration
d’une stratégie pour les élections
de mi-mandat. Dans un entretien
accordé au Washington Post, Grover
Norquist, un militant conservateur
proche de Karl Rove, a comparé le
plus proche conseiller politique de
George W. Bush à un taureau venant
de recevoir une banderille. “Non seulement il est en pleine forme et sort indemne
de l’affaire, mais les coups d’aiguillon l’ont
mis très en colère”, affirme-t-il.
Toutes ces bonnes nouvelles ont,
de plus, interrompu la dégringolade de
Bush dans les sondages. Selon une
enquête de l’institut Gallup pour le
quotidien USA Today, la cote de popularité du président est remontée à 38 %
à la mi-juin, contre 31 % au mois de
mai. Et la disparition d’Abou Moussab Al-Zarqaoui relance l’espoir d’une
issue positive du conflit irakien. Un
autre sondage de l’institut Gallup,
réalisé le week-end qui a suivi cette
semaine faste, montrait que, pour 48 %
des personnes interrogées, il était “probable”, voire “certain”, que les EtatsUnis sortiraient vainqueurs de la guerre
en Irak. Au mois d’avril, elles n’étaient
que 39 % à partager ce point de vue.
Il ne s’agit pas seulement de
chance. Depuis la nomination de Josh
Bolten au poste de secrétaire général
[fin mars], tout en enregistrant des
avancées significatives en Irak, la Maison-Blanche a vu arriver au secrétariat
au Trésor un grand patron de Wall
Street, Henry Paulson, et comme
porte-parole un habile homme de
médias,Tony Snow. Certes, Josh Bolten n’a pas fait tout cela tout seul.
Mais il a incontestablement insufflé
à l’équipe présidentielle un dynamisme
nouveau. Sans compter que, pendant
ce temps, les démocrates continuent
de patauger. Leurs chefs de file au
Congrès sont en train de commettre
l’une des pires erreurs politiques qui
soit : vendre la peau de l’ours avant de
l’avoir tué. Nancy Pelosi, numéro un
des démocrates à la Chambre des
représentants, vient ainsi d’accorder
une série d’entretiens dans lesquels elle
explique ce qu’elle fera lorsqu’elle présidera la Chambre, et le député John
Murtha a annoncé, avant de se rétracter, qu’il se portait candidat comme
chef de file de la majorité. Le Parti
démocrate continue de plus d’être traversé par de profondes dissensions sur
la question de la guerre en Irak. Une
faiblesse que les membres républicains
du Congrès ne se privent pas d’exploiter, comme ils l’ont fait la semaine
dernière en rouvrant le débat sur la
guerre. Un débat qui s’est soldé par le
vote d’une résolution rejetant tout
calendrier de retrait des troupes américaines d’Irak.
Rien de tout cela ne signifie que
George Bush soit tiré d’affaire. Le nouveau gouvernement irakien reste fragile. Les deux tiers des Américains estiment que leur pays est sur la mauvaise
pente. Des relents de corruption flottent dans l’air. Mais ces soubresauts
montrent qu’il y a encore de la vie à la
Maison-Blanche.
■
CANADA
Opération de séduction au Québec
Elu de justesse en janvier dernier, le Premier ministre conservateur Stephen Harper cherche manifestement à
conquérir la province francophone. Non sans succès.
Montréal
n Argentine, lors du Sommet des Amériques, devant
u n V i c e n t e Fo x e t u n
George W. Bush étonnés,
ainsi qu’une presse internationale ébahie, le très albertain Premier ministre
du Canada, Stephen Harper, avait
entamé son allocution en français. “Par
respect pour la langue de ceux qui ont
fondé le Canada”, a-t-il élégamment
expliqué par la suite. Parce que ça
l’“aide à organiser [sa] pensée” et parce
qu’il veut pratiquer son français.
Les sceptiques ont rapidement
crié au calcul politique. Selon eux,
Harper parle le français uniquement
pour se gagner le cœur des Québécois, qui détiennent les clés du gouvernement majoritaire dont il rêve.
Peut-être. Et pourquoi pas ? On n’attire pas les mouches avec du vinaigre,
disait ma mère. Et un brin de respect
ne nuit jamais.
Calculée ou non, la démarche a
du charme. Elle ne suffit évidemment
pas à expliquer la popularité de Stephen Harper dans les sondages (qui
E
Stephen Harper.
Dessin de Bateup,
Australie.
■
gance de Harper est celle d’un surprenant danseur de tango. Il mène la
danse clairement et fermement, ne
marche pas sur les pieds de sa partenaire et ne “s’enfarge” pas dans les
fleurs du tapis.
“L’Actualité”
Le grand magazine
d’affaires publiques
du Québec penche
plutôt à droite.
Une droite
“à la québécoise” :
pragmatique,
favorable au libre
marché et aux
libertés individuelles,
mais aussi
à l’immigration
et à la protection
de l’environnement.
Le magazine
se veut avant tout
un pisteur de
tendances. C’est
pourquoi il n’est pas
surprenant de le voir
prendre la défense
du Premier ministre
canadien.
LES QUÉBÉCOIS NE SONT PAS
TOUS DEVENUS CONSERVATEURS
CWS
L’ACTUALITÉ (extraits)
est passée de 23 % à 29 % en quatre
mois, selon Léger Marketing). Ce
gouvernement minoritaire, qui l’a
emporté à l’arraché le 23 janvier
grâce à des victoires surprises dans
dix circonscriptions québécoises,
semble savoir où il va. Et cela plaît.
En comparaison avec les maladresses
des autres chefs politiques que les
Québécois ont sous les yeux, l’élé-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
21
Quatre mois, évidemment, c’est bien
peu dans une carrière de danseur. Et
rien ne dit que le jeu de pieds sera
aussi coulant lorsque le gouvernement
s’aventurera dans des terrains minés
comme le programme d’assurance
emploi. Les Québécois ne sont
pas tous devenus des conservateurs,
même si la performance de Stephen
Harper aiguise leur curiosité. Dans
bien des domaines, ils penchent
encore à gauche. En matière de
protection de l’environnement, par
exemple, ils sont bien loin des lobbys
pétroliers. Et ne parlons pas des questions de morale comme le mariage gay
(que Harper va éviter, on s’en doute).
Mais il reste que les conservateurs
ont la possibilité de croître. Dans
toutes les régions du Québec, des voix
s’élèvent pour s’inquiéter de la lourDU 22 AU 28 JUIN 2006
deur de la dette, pour souhaiter que
l’on travaille un peu plus à créer de la
richesse avant de songer à la redistribuer, pour demander des moyens
concrets de contrer l’augmentation
des coûts du système de santé.
Dans le grand bal de la recherche
de solutions, bon nombre de Québécois sont manifestement en mode
écoute et ne détesteraient pas être
invités à danser… par un bon danseur. Le Bloc québécois [parti indépendantiste, à gauche] risque fort d’y
perdre des plumes. Comme le rappelait récemment le politologue JeanHerman Guay, de l’université de
Sherbrooke, le séparatisme québécois
est beaucoup plus “une réaction défensive qu’un mouvement offensif. Le soutien aux souverainistes augmente lorsque
les Québécois perçoivent de l’hostilité de
la part du reste du Canada. Ce soutien
décline lors de bons moments.”
Un Premier ministre du Canada
qui permettrait aux Québécois de se
sentir canadiens tout en se sentant
québécois, qualités et défauts compris, aurait bien des chances de
séduire.
Carole Beaulieu
816p20_21_22 SA
20/06/06
14:20
Page 22
amériques
É TAT S - U N I S
Le petit frère privé de Maison-Blanche
Très populaire dans son Etat, apprécié des conservateurs, Jeb, le frère cadet de George W., aurait pu être
un excellent candidat pour la présidentielle de 2008. Mais le nom de Bush est devenu trop difficile à porter…
THE SUNDAY TELEGRAPH
Londres
ouverneur apprécié d’un
Etat du Sud capable de
voter aussi bien d’un côté
que de l’autre aux élections présidentielles, salué pour la
façon dont il a organisé l’aide à la
population pendant les ouragans, orateur charismatique et fin politique,
partisan d’une version libertarienne
du conservatisme : une telle somme
de talents et de qualifications devrait
normalement valoir à celui qui les
possède d’être le favori des républicains pour la course à la présidentielle
de 2008. Mais le gouverneur de Floride, qui bénéficie de 63 % d’opinions
favorables dans son Etat, a un défaut
qui vient ternir ce beau palmarès : il
porte le nom de Bush.
Beaucoup de républicains craignent que Jeb Bush, le frère cadet du
président George W. Bush, dont la cote
de popularité est tombée à 31 %, n’accède jamais à la Maison-Blanche à
cause d’un patronyme qui, après avoir
semblé porter chance, sonne plutôt
aujourd’hui comme une malédiction.
Les candidats aux élections de mimandat de novembre, où les républicains vont devoir se battre avec acharnement pour conserver leur emprise
sur le Sénat et la Chambre des représentants, considèrent apparemment
qu’un lien avec le président Bush n’est
peut-être pas un atout. Si, pendant la
campagne pour les législatives de 2002,
G
Jeb et George.
“Encore huit ans…”
Dessin de Vince
O’Farrell paru dans
The Illawarra
Mercury, Australie.
■
Dynastie
Pour Elisabeth
Bumiller,
la correspondante
du New York Times
à la MaisonBlanche, il y a peu
de chances
de voir Jeb Bush
se présenter
à l’élection
présidentielle de
2008. En revanche,
celui-ci pourrait
briguer la
présidence
en 2012, voire en
2016. Ce faisant,
il répéterait ce que
George W. Bush
a fait avant lui
en succédant
à son père, après
une parenthèse
démocrate
de huit ans.
lorsque George W. Bush caracolait en
tête des sondages, même les démocrates disaient être très proches du président sur le sujet de la sécurité nationale, cette année ils accusent leurs
adversaires républicains d’être trop
proches de lui. Et ces derniers,
conscients des dégâts que pourrait leur
infliger le fait d’apparaître aux côtés
du président – ne serait-ce qu’en
photo – font des pieds et des mains
pour éviter d’être vus avec le chef
suprême des Etats-Unis. Thelma
Drake, qui représente Norfolk (en Virginie) au Congrès, a annoncé qu’elle
devait rester à Washington pour
prendre part à un “vote important” sur
le budget de l’armée et, par conséquent, qu’elle manquerait la visite du
président Bush dans sa circonscription.
La loi a été adoptée par 395 voix contre
zéro opposition ! Une assistante de
Judy Baar Topinka, candidate au poste
de gouverneur de l’Illinois, a fait savoir
quant à elle qu’une visite du président
serait bienvenue à condition qu’elle ait
lieu “à une heure tardive et dans un lieu
qui ne serait pas communiqué”.
Jeb Bush a toujours été considéré
par son père, l’ex-président George H.
W. Bush, comme le grand espoir politique de la famille. Mais, selon la
rumeur, George W., qui est âgé de
59 ans, s’énerve lorsqu’on laisse
entendre que Jeb, 53 ans, réfléchit
davantage et domine mieux les subtilités politiques.
Lors d’une visite du chef d’Etat
américain à Chicago, en mai, quelqu’un dans le public a remarqué que
Jeb Bush, qui est beaucoup plus costaud que son frère, avait “beaucoup fait
pour le secteur de la restauration”. Le président a répondu par une plaisanterie :
“J’ai vu en effet qu’il mangeait beaucoup”, a-t-il lancé.
La loi relative au cumul des mandats empêche Jeb Bush, qui quitte ses
fonctions en décembre, de se présenter à nouveau au poste de gouverneur.
Il a beau avoir affirmé qu’il ne serait
pas candidat à la présidentielle en
2008, il reste un objet de spéculation.
“Trouver un homme comme Jeb Bush,
aussi bien placé sur l’échiquier politique,
est chose rare. Il est sur une position
unique, à un moment unique, avec un
éventail de talents unique”, peut-on lire
dans un portrait élogieux publié par
le magazine GQ.
Les républicains font observer que
rien n’empêchera Jeb Bush de se présenter aux présidentielles de 2012 ou
2016, lorsque les mauvais résultats de
son frère dans les sondages ne seront
plus qu’un lointain souvenir. Mais certains signes donnent à penser que les
Américains pourraient finir par se lasser des dynasties politiques, en particulier si elles sont perçues comme des
fiascos.
Toby Harnden
É TAT S - U N I S
En Floride, plus question de critiquer l’histoire officielle
Le gouverneur Jeb Bush vient
de signer une loi interdisant
aux professeurs d’expliquer
à leurs élèves que la science historique
repose nécessairement
sur une interprétation des faits.
n commençait à peine à se dire que l’histoire américaine était redevenue un
champ d’étude sûr que les révisionnistes
sont de retour !
Mais si, vous savez bien, ces “relativistes”
qui déforment le passé, voire l’inventent
de toutes pièces, pour le faire coller à
leurs préjugés d’aujourd’hui. Peu après
l’invasion américaine de l’Irak, en 2003,
le président Bush s’en est pris aux “historiens révisionnistes” qui remettent en
question les justifications qu’il avait invoquées pour recourir à la force contre Saddam Hussein. Il a recommencé en 2005,
le jour du Veterans Day [le 11 novembre,
jour férié dédié aux anciens combattants],
en déclarant qu’il était “profondément
irresponsable de récrire la façon dont la
guerre a commencé”.
O
Aujourd’hui, par une initiative sans précédent, le frère du président vient d’approuver une loi interdisant l’histoire révisionniste
dans les écoles publiques de Floride. “Les
professeurs devront enseigner l’histoire
authentique des Etats-Unis et ne devront
pas suivre les théories révisionnistes ou
postmodernistes sur la relativité de la vérité
historique”, affirme la loi sur l’éducation de
l’Etat de Floride que vient de signer le gouverneur Jeb Bush. “L’histoire américaine
devra être considérée comme factuelle, et
non comme une construction.”
Mais, ironiquement, cette loi de la Floride est
elle-même révisionniste. En d’autres temps,
affirme-t-elle, l’histoire – en particulier celle
de la fondation du pays – reposait sur des
faits. Mais, dans les années 1960, tout aurait
changé : les historiens américains auraient
alors adopté les théories à la mode du relativisme moral et du postmodernisme français, renonçant à leur quête traditionnelle
des faits, de la vérité et des certitudes. Résultat : une foule de réinterprétations auraient
jeté le doute sur le passé tel que nous le
concevions jusque-là. Toutes les théories se
valant, rien n’aurait plus été ni vrai ni faux.
Dieu, la nation, la famille, l’école : tout aurait
été jeté par-dessus les moulins. Sauf que
cette “histoire de notre histoire” est fausse.
Loin d’être une invention des hippies des
années 1960, le concept d’interprétation a
été au centre des préoccuppations des historiens dès les années 1920. Certes, auparavant, certains d’entre eux croyaient pouvoir rendre compte du passé de façon
strictement factuelle et objective. Mais, pendant l’entre-deux-guerres, la plupart d’entre
eux avaient renoncé à ce que l’historien
Charles Beard appelait un “noble rêve”, les
universitaires ayant pris conscience que le
choix des faits était en lui-même un acte d’interprétation.
C’est pourquoi Carl Becker, de l’université
Cornell, avait choisi d’intituler son célèbre
discours de 1931 “Everyman His Own Historian” [Chacun est son propre historien].
Becker y expliquait pourquoi “chacun”
– autrement dit, tout profane moyen – interprétait inévitablement sa propre vie, se souvenant de certains épisodes en en oubliant
ou en en déformant d’autres. Essayez par
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
22
DU 22 AU 28 JUIN 2006
exemple de raconter tout ce que vous avez
fait hier. Pas seulement quelques moments,
comme votre trajet jusqu’à votre lieu de travail ou votre dîner, ou la lecture du journal.
TOUT. C’est impossible. Nous célébrons cette
année les 75 ans du célèbre discours de
Carl Becker, mais les Américains ne semblent pas mieux comprendre aujourd’hui
qu’hier que tous les passés sont des
“constructions”, que tous les faits passent
par l’interprétation et que toute histoire est
“révisionniste”. Les politiciens démagogues
ont incontestablement leur part de responsabilité dans cette situation, mais les historiens sont eux aussi fautifs. Contrairement
aux universitaires contemporains de Becker,
nous n’écrivons plus, pour la plupart, que
pour nous-mêmes. Si nous étions plus nombreux à écrire POUR les individus au lieu de
nous contenter d’écrire SUR eux, ils seraient
peut-être moins réceptifs aux accusations
fallacieuses de “révisionnisme” ou de
Jonathan Zimmerman*,
“constructivisme”.
Los Angeles Times, Etats-Unis
* L’auteur de cet ar ticle est professeur d’histoire
à l’université de New York (NYU).
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816 p24-25-26
20/06/06
14:30
Page 24
asie
●
T I M O R - O R I E N TA L
INDONÉSIE
Division au sommet de l’Etat
Bashir prêche,
les Occidentaux
protestent
Les affrontements récents tiennent à une hostilité ancestrale entre l’est et l’ouest du pays.
Le conflit entre le président Gusmão et son Premier ministre Alkatiri n’a rien arrangé.
Jakarta
DE DILI
anana Gusmão pleure. Lui
qui, vingt ans durant, a
mené dans la jungle la guérilla contre l’Indonésie et
a croupi pendant sept ans dans une prison de Jakarta, s’afflige des émeutes
qui secouent son pays. Au début de
2006, dans une interview accordée à
Tempo, le président du Timor-Oriental
reconnaissait qu’il est bien plus difficile de bâtir un pays que de se battre
pour son indépendance. Mais, lors de
notre entretien, cet homme politique,
qui est aussi poète, ne se doutait pas
encore que, cinq ans à peine après l’indépendance, un conflit puisse opposer
l’ethnie de l’Ouest [les Loromonus]
à celle de l’Est [les Lorosaes]. Au terme
des émeutes [qui ont éclaté fin avril
dans la capitale à la suite d’une manifestation de soldats s’estimant victimes
de discrimination], on recense plus de
30 morts et plus de 60 000 réfugiés,
sans parler des maisons et des bâtiments publics incendiés et pillés.
Xanana Gusmão préfère aujourd’hui
se taire. Depuis qu’il a pris en main
la sécurité nationale, fin mai, après en
avoir dessaisi le Premier ministre Mari
Alkatiri, il ne fait plus aucune déclaration publique. Pourtant, ses concitoyens espèrent le voir jouer un rôle
important pour mettre fin au désastre
politique au Timor-Oriental.
X
LES CHEFS INDÉPENDANTISTES
SE DÉCHIRENT DÈS 1989
Pour sa part, Mari Alkatiri est beaucoup plus bavard. Il a fait plusieurs
déclarations, en particulier à propos de
sa détermination à ne pas démissionner avant la fin de son mandat, en
2007. Alkatiri est bien obligé de parler, car, outre le fait qu’il soit le chef
du gouvernement, c’est principalement
sur lui que l’on fait porter la responsabilité de tous ces désordres. En effet,
il a donné son accord, en mars dernier,
au licenciement de 593 soldats décidé
par le commandant en chef de l’armée,
lui-même originaire de l’Est. La majorité de ces soldats étaient issus de la
région de l’ouest du Timor-Oriental [à
majorité loromonue]. Cette décision a
été prise un mois après la manifestation de 150 soldats loromonus devant
le palais des Cendres, la résidence du
président Gusmão – surnommé le
palais de la Poussière.
Les Loromonus sont considérés
comme pro-indonésiens par les Lorosaes, qui sont, eux, plutôt indépendantistes. Le président Gusmão, un
Lorosae, exhorte depuis longtemps les
Est-Timorais à oublier ces stéréotypes.
Sur le plan démographique, les Loromonus représentent la majorité (55 %)
et sont répartis sur dix districts, tandis
Dessin de Moir
paru dans le Sydney
Morning Herald,
Australie.
Les quelque
600 soldats mutinés
qui avaient quitté
leurs casernes
en février dernier
ont commencé à
déposer leurs armes
le 16 juin dernier.
Le ministre des
Affaires étrangères,
José Ramos-Horta,
doit convaincre
Vicente da
Conceição, le chef
d’une milice formée
sur ordre du Premier
ministre Alkatiri,
de rendre lui aussi
ses armes.
Conceição
a affirmé à plusieurs
reprises que ses
hommes et lui ont
été recrutés par
le Premier ministre
pour éliminer
les opposants
politiques. Lundi,
le groupe refusait
toujours de
se laisser désarmer.
Mardi,
un rassemblement
de grande ampleur
demandant
la démission
du Premier ministre
s’est tenu à Dili,
sous haute
surveillance des
forces australiennes
et malaisiennes.
que les Lorosaes n’occupent que trois
districts. Alkatiri a, pour sa part,
décidé de modifier le nom officiel de
Timor-Lorosae en Timor-Oriental.
Mais ce changement de nom n’a pas
été d’un grand secours : la discrimination demeure. Le Premier ministre
est même accusé de la nourrir et de ne
pas être proche du peuple. Il est resté
trop longtemps loin son pays natal. En
1970, Alkatiri a quitté la capitale, Dili,
afin de poursuivre sa scolarité et ses
études supérieures en Angola et au
Mozambique. Il est revenu faire un
court séjour à Dili, où il a formé le
FALINTIL, l’aile militaire du FRETILIN, avant de s’envoler à nouveau
pour le Mozambique le 4 décembre
1975, quatre jours avant que l’armée
indonésienne ne pénètre au TimorOriental. Il est demeuré en Afrique jusqu’en 1999.
Même s’ils ne s’entendent pas, le
chef du gouvernement et le président
ne se sont bien sûr jamais mis en cause
mutuellement en public au sujet des
troubles récents. Les germes du désaccord entre ces deux figures du FRETILIN remontent à 1989, date à
laquelle Xanana Gusmão réorganise
le mouvement de résistance contre l’Indonésie. Se retirant du FRETILIN,
il forme le Conseil de résistance du
peuple maubere (CNRM). En 2000,
lors du premier congrès du Conseil de
résistance nationale du peuple du
Timor-Oriental (CNRT), aucun chef
Dili
Enclave
d’Oecussi-Ambeno
(Timor-Oriental)
TIMORORIENTAL
INDONÉSIE
Timor occidental
10°
Sud
Kupang
0
50 km
e soir même de sa libération, le
14 juin dernier, le prédicateur
islamiste Abu Bakar Bashir
[Ba’asyir] a regagné le pensionnat coranique Al-Mukim Ngruki (dans la province de Java-Centre), où il enseigne la
religion depuis 1975. Dans la cour, sur
une estrade spécialement dressée pour
l’occasion, il a tenu à ses disciples un
discours de vingt minutes. Après quatre
années de détention, l’intonation de sa
voix est toujours aussi perçante lorsqu’il parle de l’ennemi héréditaire,
l’Amérique. Chaque fois que Bashir
termine une phrase, ses disciples et ses
supporters l’acclament et crient : “Allahu akbar !”
Les ennuis du religieux avec la loi
commencent le 19 octobre 2002, lorsqu’il devient officiellement suspect
d’avoir des relations avec les auteurs de
l’attentat de Bali. [L’explosion d’une
bombe dans un bar de la cité balnéaire
de Kuta, le 12 octobre 2002, a fait
202 morts. C’est l’attentat le plus grave
depuis le 11 septembre 2001.] Bashir
est en outre inculpé pour s’être rendu
clandestinement en Malaisie. Après
trois convocations sans comparution,
la police l’interpelle. En septembre 2003,
il est condamné à quatre ans de prison.
En appel, le tribunal réduit sa peine à
trois ans d’emprisonnement. Les seules
preuves contre Bashir concernent son
infraction à la loi sur l’immigration.
Lors du jugement en cassation, en
mars 2004, la Cour suprême réduit à
nouveau sa peine à un an et six mois.
Libéré un mois plus tard, il n’a pas le
temps de savourer sa liberté et est à
nouveau arrêté par la police. Cette foisci, il est interrogé dans le cadre de l’attentat contre l’hôtel Marriott de Jakarta
[en août 2003]. Le procureur requiert
huit ans de prison, mais la cour le
condamne à deux ans et demi de détention, finalement réduits à vingt-six mois.
Bien qu’il ait purgé sa peine, les critiques pleuvent de l’étranger. Le gouvernement australien [88 ressortissants
australiens sont morts dans l’attaque
de Bali] conteste la décision de l’Indonésie de libérer l’émir du Conseil
des moudjahidin indonésiens. Les pays
occidentaux considèrent Bashir comme
un membre important des réseaux terroristes. Il est soupçonné par la CIA
d’être le chef spirituel du groupe Jmaah
Islamiyah, qui lutte pour établir un
grand Etat islamique en Asie du SudEst. L’arrestation à Manille, en 2003,
de Gathur Rahman Al-Ghozi, soupçonné d’être membre d’Al-Qaida, a
attiré l’attention des enquêteurs sur le
pensionnat Al-Mukim. Même si Bashir
nie le connaître personnellement, AlGhozi est passé sur les bancs de son
institution. Et plusieurs de ses anciens
élèves ont été impliqués dans des attentats en Indonésie.
Agung Rulianto, avec Imron Rosyid
à Solo, Tempo, Jakarta
L
Désarmement
Courrier international d’après <www.ethnologue.com>
TEMPO
125°
Est
MER
DE TIMOR
Peuples de langues papoues
(ou Lorosaes, majoritaires
dans 3 districts)
Peuples de langues austronésiennes (ou Loromonus,
majoritaires dans 10 districts)
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
24
du FRETILIN n’est nommé dans les
instances dirigeantes. Le CNRT, représentant le peuple est-timorais auprès
de la communauté internationale, a
joué un rôle vital dans les préparatifs
de l’indépendance du Timor-Oriental.
Mais le FRETILIN d’Alkatiri a fini par
lâcher le CNRT. Pendant toute la
période qui a précédé l’indépendance,
les frictions ont été nombreuses entre
Xanana Gusmão et Mari Alkatiri. Le
FRETILIN a alors décidé de ne pas
soutenir la candidature au poste de président du chef charismatique de la lutte
pour l’indépendance. Seuls les petits
partis ont milité pour que Gusmão
obtienne la position suprême. Cette
opposition n’était pas un problème tant
qu’il n’y avait pas de conflit ouvert.
Mais la pétition lancée par près de
600 soldats pour en finir avec la discrimination au sein de l’armée nationale a porté sur la scène publique la
rivalité entre Xanana Gusmão et Mari
Alkatiri. Le président a ordonné aux
soldats de regagner leurs quartiers et
de former une commission d’enquête
pour étayer le bien-fondé de leurs
plaintes. Mais le commandant en chef,
avec le plein accord du Premier
ministre – et sans consulter Xanana
Gusmão –, a suspendu les soldats
contestataires.
Les partisans des deux principaux
dirigeants du pays ne semblent pas
prêts à se rencontrer pour trouver un
compromis. Le conciliateur politique
Julio Tomas Pinto a proposé que les
deux parties se retrouvent pour procéder à un nahe biti bo’o, le rituel que
les Timorais utilisent pour mettre fin
à un conflit. Selon cette tradition, les
groupes rivaux se réunissent pour discuter à cœur ouvert jusqu’à trouver un
point d’accord. Puis ils prêtent serment
et boivent ensemble du sang. “C’est très
efficace, et cela reste gravé dans les
mémoires jusqu’aux petits-enfants”,
explique Pinto. Un peu de sang bu vaut
mieux que tout le sang versé jusqu’à
ce jour.
Bina Bektiati,
Salvador Ximenes Soares,
Jems de Fortuna et Jose Sarito Amaral
DU 22 AU 28 JUIN 2006
816 p24-25-26
20/06/06
14:31
Page 25
asie
SRI LANKA
“Maintenant, on ne sait même plus qui tue qui”
Faisant fi d’un cessez-le-feu signé en 2002, les Tigres tamouls mettent le pays à feu et à sang.
Les attentats suicides se multiplient et la terreur règne à Colombo, la capitale du pays.
DE COLOMBO
D
d
Elephant Pass
Kilinochchi
Trincomalee
8°
Nord
SRI LANKA
Population :
tamoule
Kandy
cinghalaise
Colombo
mixte
Zones
actuellement
sous le contrôle
des Tigres tamouls
Foyers
de violence récents
O CÉAN
I NDIEN
80° Est
0
100 km
a attaqué un bâtiment de la marine
nationale [début mai], déclenchant
une bataille navale majeure et tuant
50 Tigres et 17 soldats. Les séparatistes
tamouls ont coulé un des navires des
forces régulières, et l’armée a répondu
en bombardant leurs bases. “Le cessezle-feu n’existe plus que sur le papier. Une
guerre larvée s’est installée”, considère
Ulf Henricsson, qui dirige la Mission
de surveillance du Sri Lanka [SLMM,
groupe d’observateurs mis en place
après le cessez-le-feu et comprenant la
Norvège, la Suède, la Finlande, le
Danemark et l’Islande]. La rébellion
tamoule a même affirmé qu’elle n’hésiterait pas à faire la guerre si le gouvernement interdisait ses activités
navales. “Nous continuerons à naviguer
dans les eaux du Nord-Est, qui se trouvent dans notre périmètre de contrôle.
Nous nous opposerons à toute tentative
de nous en empêcher”, a prévenu Soosai, le chef de l’unité navale des Tigres.
Dans ce contexte, les médiateurs norvégiens n’ont d’autre choix que de
regarder le cessez-le-feu, signé il y a
plus de quatre ans, plonger vers
l’anéantissement.
Source : Perry Castañeda Library (université du Texas). Situation en juin 2006.
ans un temple bouddhiste
d’une banlieue de Colombo
– la capitale de l’île –, la
mère d’un soldat célèbre
la fête bouddhiste du Vesak. Elle murmure une prière désespérée, en déposant des fleurs devant une statue du
Bouddha, pour que son fils, soldat en
mission à Jaffna [dans le nord du pays],
reste en vie. “Cela fait des années que
notre famille ne s’est plus retrouvée au
complet pour les fêtes”, raconte-t-elle en
serrant dans sa main l’encens et les
fleurs qu’elle veut donner en offrande.
Son fils unique, qui a rejoint l’armée il
y a cinq ans, a déjà survécu à un an de
combats. Désormais, il doit survivre à
un cessez-le-feu sanglant et non respecté [signé en février 2002]. “Je ne
sais pas quand j’apprendrai sa mort. Qui
peut appeler ça un cessez-le-feu ?” dit-elle
en sanglotant.
Des soldats armés patrouillent dans
les rues car on craint de plus en plus
que les Tigres de libération de l’Eelam
tamoul [les LTTE, à l’initiative de l’insurrection armée particulièrement
active dans le nord et l’est de l’île] commettent des attentats contre des lieux
saints. Selon le général Prasad Samarasinghe, porte-parole de l’armée, plus
de 100 militaires stationnés dans le
nord et l’est du pays ont été abattus
depuis la fin des pourparlers de paix,
à Genève, en février dernier. Et
Colombo a été transformé en ville de
garnison après l’attentat commis par
une kamikaze enceinte dans les quartiers généraux de l’armée au cours de
la dernière semaine du mois d’avril.
Les soldats restent sur le qui-vive aux
barrages routiers et contrôlent les véhicules et la population.
Alors que l’on craint de plus en
plus les attentats suicides dans le sud
du Sri Lanka, les Tamouls vivant à
Colombo [principalement hindous, ils
représentent 14 % de la population,
les musulmans 7,6 % et les Cinghalais, majoritairement bouddhistes,
78 %] subissent tout le poids de la
répression. Plus de 2 000 d’entre eux
y ont été arrêtés depuis l’attentat du
mois d’avril. Les membres de cette
communauté venant du Nord et de
l’Est et voyageant à destination de la
capitale font l’objet d’une surveillance
renforcée. Depuis que les services de
renseignements ont rapporté que
plus de 200 kamikazes avaient infiltré la ville, tous les bureaux gouvernementaux sont placés sous haute
surveillance. “Nous fouillons les maisons une par une, à Colombo et dans les
environs”, a annoncé Prasad Samarasinghe, plusieurs jours après que le
Parlement eut accordé aux forces
armées des pouvoirs considérables.
L’inquiétude a encore redoublé
depuis que l’unité navale des Tigres
■
Péninsule de Jaffna
Jaffna
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Etat du
TAMIL
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INDE
Cochin
Dé
THE WEEK
Violences
Les affrontements
s’intensifient depuis
le début de l’année,
et l’armée a riposté
à plusieurs attaques
des rebelles
en effectuant des
bombardements
aériens. Les
premières victimes
sont les civils, pris
pour cible par
les Tigres lors
d’attentats suicides
ou frappés au cours
de contre-attaques
gouvernementales.
La moitié
des personnes qui
ont trouvé la mort
depuis le mois
d’avril ne sont pas
des combattants.
tale car je peux prouver que je travaille
pour des ONG”, ajoute-t-il. Mais les
autres Tamouls ont peur qu’on les
arrête et qu’on leur pose des questions.
“Nous ne sortons jamais de chez nous sans
nos papiers d’identité”, explique Sivamani Thiagaraja, qui vit à Wellawatte,
une banlieue de Colombo abritant
essentiellement des membres de cette
communauté.
Selon certains analystes, les divisions au sein même du mouvement
séparatiste, secoué par une scission en
mars 2004, constituent l’une des raisons principales de la détérioration du
processus de paix, une situation dont
Dessin de
Stephane Peray,
Thaïlande.
LES TAMOULS NE SE SENTENT PLUS
EN SÉCURITÉ DANS LA CAPITALE
Dès que le jour baisse, Deyaraja Varani,
60 ans, qui vit au nord de Jaffna, commence à faire des gestes désormais routiniers pour une majorité de familles
dans cette partie du pays. Elle emballe
un maigre repas et regarde son fils
s’éclipser par le portail. Il s’en va passer la nuit ailleurs que chez lui, parfois
dans une zone isolée, dans la jungle.
“A Jaffna, dormir chez soi n’est plus sûr,
surtout si l’on est un homme”, confie
Shankar, 28 ans, qui ne se reconnaît
dans aucun camp. “Je me sens plus en
sécurité à Colombo.” Shankar est traducteur indépendant pour des organisations humanitaires et il est l’un des
seuls Tamouls à ne pas craindre les fréquents contrôles de sécurité. “J’ai
beaucoup d’amis cinghalais dans l’armée.
Je me sens plus en sécurité dans la capiCOURRIER INTERNATIONAL N° 816
25
DU 22 AU 28 JUIN 2006
profiterait le gouvernement pour adopter une ligne dure. Ce que l’on a
d’abord vu comme un problème
interne à l’organisation rebelle est
désormais au cœur de la guerre non
déclarée entre les Tigres et l’armée. La
faction dissidente est en effet accusée de prendre pour cible les civils
tamouls qui soutiennent les Tigres
ainsi que d’éliminer les membres du
mouvement séparatiste, soi-disant
avec le soutien de l’armée. “Nous
avons la preuve que le groupe dissident
opère à partir du territoire contrôlé par
le gouvernement”, soutient justement
Ulf Henricsson, alors que le nombre
total de victimes depuis le début de
l’année s’élève à 700 personnes.
“Maintenant, on ne sait même plus qui
tue qui”, résume Rohitha Priyadharshana, le chef de la commission des
droits de l’homme de Jaffna. “La
police n’a rien à se reprocher. Un officier de police a été abattu à la fin de
l’année dernière à Jaffna alors qu’il
s’apprêtait à enquêter sur une fusillade.
Plusieurs policiers ont été tués par les
LTTE.” Effectivement, jamais un cessez-le-feu n’aura été aussi sanglant.
Frances Bulathsinghala
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asie
ASIE CENTRALE
N É PA L
L’OCS, un bloc qui se construit
Les rebelles
maoïstes prêts
à jouer le jeu
L’Organisation de coopération de Shanghai, organisée autour de l’Asie centrale, sert avant
tout les intérêts russes et chinois. L’Inde, pays observateur, se doit de rester en retrait.
New Delhi
’Inde aura été le seul pays,
parmi les membres et observateurs de l’Organisation de
coopération de Shanghai
(OCS), à ne pas être représenté par
son chef de l’Etat ou du gouvernement
au sommet qui se tenait à Shanghai le
15 juin. La réunion marquait le cinquième anniversaire de cette organisation qui regroupe la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan,
l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. L’Inde,
le Pakistan, l’Iran et la Mongolie ont
le statut d’observateur. L’Afghanistan,
qui n’est ni membre ni observateur,
était un invité spécial.
La décision de notre Premier
ministre, Manmohan Singh, de ne pas
faire le déplacement et de déléguer Shri
Murli Deora, le ministre du Pétrole et
du Gaz naturel, traduit le dilemme dans
lequel se trouve l’Inde, à savoir quelle
importance donner à cette organisation
et à ses objectifs. Que ce soit le ministre
du Pétrole et du Gaz naturel qui le remplace souligne les sentiments positifs
de New Delhi à l’égard de l’OCS,
considérée comme un instrument de
coopération transnationale par le renforcement des économies de la région,
de promotion du commerce et d’instauration de la sécurité énergétique.
Parallèlement, l’absence du Premier ministre au sommet reflète – sans
les exprimer ouvertement – les réticences de l’Inde quant à l’orientation
politique prise par l’OCS depuis sa
création. A son lancement, en juin 2001
– et même avant, alors qu’il s’agissait
d’une réunion non structurée des “cinq
de Shanghai” [les mêmes moins l’Ouzbékistan] –, l’OCS avait pour principale mission d’assurer la paix transfrontalière et la sécurité, et de lutter
contre le terrorisme.
En matière de lutte contre le terrorisme, l’Inde possède une longue
expérience de coopération avec de
nombreux pays, aux orientations idéologiques et aux régimes politiques très
divers, mais la coopération transnationale pour combattre le séparatisme
et l’extrémisme lui est complètement
étrangère. Comment l’Inde peut-elle
se sentir parfaitement à l’aise dans
une organisation dont certains Etats
membres ou observateurs considèrent
comme extrémistes les mouvements
qui œuvrent pour une véritable démocratie et dont d’autres emploient le terrorisme d’Etat comme arme stratégique ? Comment l’Inde peut-elle
concilier son appartenance à l’OCS
avec le fait qu’elle y est la seule véritable démocratie et qu’elle est par
ailleurs membre d’organisations qui
ont précisément pour vocation de promouvoir la démocratie dans le monde ?
Le deuxième dilemme tient à
l’orientation politique prise par l’OCS
depuis sa formation. Initialement axée
sur la lutte contre le terrorisme, le sépa-
L
Dessin
de Tiounine paru
dans Kommersant,
Moscou.
■
’accord signé le 16 juin dernier entre la coalition gouvernementale [Alliance des sept
partis, ASP] et Prachanda, le chef de
la guérilla maoïste [qui secoue le pays
depuis 1996], sur huit questions clés
est remarquable à tous égards. Prachanda ne donnait pas dans l’hyperbole quand il a déclaré aux médias
que “les rebelles en guerre et les partis
impliqués dans la politique parlementaire” s’étaient “réunis pour faire l’Histoire”. Le gouvernement a en effet accepté les exigences fondamentales formulées par les insurgés : la dissolution
des deux Assemblées, la réforme de
la Constitution et la mise en place
d’un gouvernement provisoire incluant des maoïstes.
Quelques semaines après avoir été
rétabli dans ses fonctions, le 24 avril
dernier, le Parlement avait entrepris
de réduire à néant les pouvoirs du roi
[voir CI n° 813, du 1er juin 2006]. Il
l’avait privé du contrôle de l’armée,
s’était arrogé le droit de décider de la
succession à la couronne et avait interdit l’intervention du roi dans les
affaires législatives, allant jusqu’à abolir son droit de veto. Mais ce n’était
apparemment pas assez.
Aujourd’hui, avec cet accord, les
maoïstes n’ont plus de raisons de douter des bonnes intentions affichées
par leurs partenaires. L’accord n’est
cependant pas à sens unique. Les
rebelles qui ont mené la lutte armée
contre l’Etat s’engagent à participer
à “un système de gouvernement multipartite” ouvert à l’alternance démocratique et à respecter l’Etat de droit.
En contrepartie de la dissolution du
Parlement, ils acceptent de dissoudre
les organes de “gouvernement populaire” alternatifs qu’ils avaient mis sur
pied [dans les zones qu’ils contrôlent].
Les Nations unies participeront au
“contrôle des armes et des forces armées
des deux camps” et surveilleront le processus pour que les élections à l’Assemblée constituante puissent se faire
“de façon libre et juste”. Une décision
saine, compte tenu des circonstances.
Plus largement, l’accord du 16 juin
vise à transformer en “paix définitive”
le cessez-le-feu conclu un mois et
demi auparavant entre le gouvernement et les maoïstes, et à résoudre les
problèmes politiques du pays en partant d’une “restructuration de l’Etat
tournée vers l’avenir”. Il est maintenant clair que la révolution pacifique
de ces derniers mois a pris un élan
irrésistible et qu’elle a la capacité de
déplacer des montagnes. Jusqu’à présent, tout se déroule comme dans un
rêve pour la révolution populaire népalaise. Il faut que l’Inde, qui a sagement
débloqué des ressources importantes
pour permettre à son voisin de faire
face à ses obligations économiques
immédiates [en lui appor tant
173 000 euros d’aide début juin], soutienne cette révolution jusqu’au bout.
The Hindu, Madras
L
OUTLOOK
Coordinations
Au lendemain
du sommet
de Shanghai
a eu lieu à Almaty,
au Kazakhstan,
la Conférence pour
l’interaction
et les mesures
de confiance en Asie,
à laquelle assistaient
une dizaine de chefs
d’Etat, y compris
chinois, russe
et pakistanais.
Ils ont indiqué
à cette occasion
vouloir renforcer
la coopération
en faveur de la paix
et de la stabilité
régionale. Le thème
de la sécurité
énergétique
a aussi été abordé.
A Shanghai,
le président iranien
Mahmoud
Ahmadinejad avait
proposé la mise
en place
d’une conférence
énergétique
incluant les pays
membres
de l’Organisation
de la coopération
de Shanghai (OCS)
et l’Iran, en vue
de la coordination
de la production
et des exportations
gazières.
ratisme et l’extrémisme, elle a maintenant pour objectif de favoriser l’instauration d’un système multipolaire.
Un euphémisme pour dire qu’il s’agit
de contrer l’influence américaine dans
la région Asie-Pacifique. Même si la
Russie et la Chine nient toute intention dans ce sens et toute arrière-pensée, les Etats-Unis et les pays occidentaux considèrent l’OCS comme
une organisation politique visant à permettre à la Chine et à la Russie d’atteindre leurs objectifs stratégiques au
détriment de ceux des Etats-Unis et
des autres pays occidentaux.
LE CONTRÔLE DES RESSOURCES
ÉNERGÉTIQUES DE LA RÉGION
Les autorités chinoises ont beau répéter que l’OCS n’est dirigée contre personne, d’aucuns soupçonnent que l’objectif secret de Pékin et de Moscou est
de protéger leurs intérêts en Asie centrale, notamment en y combattant le
terrorisme djihadiste et en gardant un
certain contrôle sur les ressources énergétiques de la région. “L’évolution [vers
une extension du mandat de l’OCS] reflète
l’importance croissante de l’Asie centrale
comme source de pétrole et de gaz, surtout
pour la Chine”, commente David
Zweig, professeur de sciences politiques
à l’université des sciences et technologies de Hong Kong. “Cela montre, dans
une certaine mesure, l’influence grandissante de la Chine dans cette partie du
monde – qui revêt pour elle, désormais,
une très grande importance pour des raisons liées à l’énergie et à la sécurité.”
On peut à juste titre soupçonner
l’OCS de n’être rien d’autre qu’une
nouvelle version de l’idée chère à l’ancien premier secrétaire du Parti communiste d’Union soviétique Leonid
Brejnev : une organisation de coopération asiatique sur la sécurité, qui
n’avait à l’époque suscité aucun
enthousiasme, même de la part de
l’Inde – malgré les craintes qu’inspiraient à celle-ci la politique américaine dans la région et les relations
étroites [qu’elle entretenait] avec l’exURSS. La grande différence est que
la proposition de Brejnev était dirigée
contre les Etats-Unis et la Chine, alors
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
26
que la Chine et la Russie sont aujourd’hui les locomotives de l’OCS.
Le troisième dilemme dans lequel
est enfermée l’Inde tient au fait que
cette réunion de l’OCS mettait en présence les deux grands responsables de
la prolifération nucléaire dans le monde
– la Chine et le Pakistan – et l’un des
bénéficiaires de cette prolifération, à
savoir l’Iran. De plus, le sommet avait
lieu à un moment où les projecteurs
étaient braqués sur l’Iran à cause de
son programme nucléaire clandestin
et des déclarations virulentes à l’encontre d’Israël et des Juifs prononcées
par son président, Mahmoud Ahmadinejad, qui participait également au
sommet. Bien que soucieux de ménager les sensibilités chinoises, Ahmadinejad risquait de se servir du sommet comme d’un forum pour attaquer
les Etats-Unis et Israël. L’Inde aurait
été bien embarrassée alors que ses relations avec Washington ne cessent de
s’améliorer. Avec la bénédiction de la
Chine, lourdement tributaire des ressources énergétiques iraniennes, l’Iran
aurait pu profiter de l’événement pour
se laver de ses supposés péchés d’omission à propos du nucléaire. [L’offre de
reprise de négociations sur le nucléaire
faite à l’Iran par les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU
a été appuyée par la Chine lors du sommet de Shanghai. Cette offre comportait comme préalable la suspension de
l’enrichissement d’uranium par l’Iran.
Le président iranien a qualifié à Shanghai cette offre de “pas en avant”, mais
l’Iran a cependant rejeté toute “condition préalable” au dialogue.] L’Inde
devait-elle participer à cet exercice ?
Compte tenu de tous ces éléments,
on ne peut reprocher à notre Premier
ministre sa défection. Cela ne diminue
en rien l’importance que nous attachons à l’OCS, ni l’intérêt que nous
portons à une appartenance comme
membre à part entière. Cela signifie
seulement qu’il nous faut faire preuve
de prudence. Nous devons soutenir
pleinement les projets économiques et
commerciaux de l’OCS, mais rester
vigilants sur les questions touchant à
la sécurité.
B. Raman
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m oye n - o r i e n t
●
ISRAËL
Mais qui a commis le carnage sur la plage de Gaza ?
Si le gouvernement israélien accuse le Hamas d’être à l’origine de l’explosion, toutes les autres sources
contredisent cette version. Et Tsahal, note Ha’Aretz, a trop menti ces dernières années pour qu’on la croie.
Sur le panneau :
Palestine.
Dessin de Haddad
paru dans Al-Hayat,
Londres.
HA’ARETZ
Tel-Aviv
e dimanche 11 décembre
2005, l’attention de
Mohammad Hamdan, un
habitant d’Oum Touba (un
village proche de Jérusalem), est attirée par une mule galopant vers le village. C’est avec horreur qu’il découvre,
accroché à la bête par la main gauche,
le corps de Mahmoud Shawwara, une
connaissance du village voisin, le visage
tuméfié. Shawwara décède à l’hôpital
universitaire [israélien] Hadassah d’Ein
Kerem après cinq jours de coma. Sa
famille porte rapidement plainte contre
des officiers du Magav [gardes-frontières] qui ont arrêté Shawwara pour
présence illégale sur le territoire de
Jérusalem. Le ministère de la Justice
prétend quant à lui que Shawwara a
simplement été victime d’un accident.
Sa mule était sauvage ; il se serait attaché à la selle et n’aurait hélas pas réussi
à s’en détacher quand elle s’est emballée. Le 23 décembre 2005, Gidéon
Lévy relate ce drame, tout en laissant
aux lecteurs de Ha’Aretz la liberté de
choisir la version qui leur semble la plus
crédible : celle de la famille, fondée sur
de nombreux précédents de Palestiniens attachés de force à leurs chevaux,
ou celle de l’Etat d’Israël, accréditant
la thèse de la mort accidentelle.
La semaine passée, les correspondants militaires et les spécialistes des
Territoires ont également laissé l’opinion publique dans l’expectative. Pour
comprendre les circonstances dans lesquelles les sept membres de la famille
Ghaliya ont été fauchés sur la plage de
Gaza, faut-il croire le Premier ministre
L
■
[Ehoud Olmert], le ministre de la
Défense [Amir Peretz], le ministre des
Affaires étrangères [Tzipi Livni], le chef
d’état-major [Dan Halutz] et le général Meir Klifi ? Ou faut-il accréditer la
version défendue bec et ongles par
[l’organisation américaine des droits
de l’homme] Human Rights Watch
(HRW) et les témoins palestiniens ?
DE NOMBREUX ISRAÉLIENS
CROIENT LES PALESTINIENS
Si Tsahal affirme, après une reconstitution apparemment méticuleuse des
faits, que la famille Ghaliya ne peut
en aucun cas avoir été victime de tirs
israéliens, les Palestiniens (chirurgiens, ambulanciers et témoins)
avancent, quant à eux, des indices
contredisant radicalement la version
officielle israélienne. Pour couronner
le tout, il y a aussi le témoignage de
Marc Garlasco, un expert militaire
de HRW, qui a mis la main sur un
fragment d’obus de 155 de fabrication israélienne recueilli sur les lieux
du carnage.
Dire que l’opinion publique israélienne reste perplexe devant les
contradictions qui opposent les versions israélienne et palestinienne
relève du doux euphémisme. Car de
nombreux Israéliens sont effectivement enclins à croire les Palestiniens
et leurs porte-parole, et cela n’a rien
à voir avec de la “haine de soi”. C’est
qu’il y a trop d’antécédents d’abus
contre des Palestiniens, niés avant
d’être reconnus grâce au témoignage
des conscrits de [l’organisation pacifiste israélienne] Shovrim Shtika
[“Briser le silence”]. Ces morts de
Enquête
La controverse
sur l’origine
de l’explosion
survenue sur
la plage de Gaza
bat son plein
dans les médias
israéliens. Alors
que Tel-Aviv affirme
toujours qu’aucun
obus n’a été lancé
le 9 juin sur cette
plage, la chaîne
de télévision privée
israélienne
“La 10” a révélé
que les éclats
extraits du corps
d’un jeune
Palestinien blessé
provenaient
d’un projectile
israélien. Par
ailleurs, le Premier
ministre israélien,
Ehoud Olmert,
a rejeté les appels
demandant la
formation d’une
commission
d’enquête
internationale.
coopérants étrangers, ignorées avec
superbe avant de faire l’objet d’enquêtes militaires à la suite d’intenses
pressions internationales. Ces accusations contre les agences humanitaires internationales, ravalées après
simple vérification (comme celle
accusant l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le ProcheOrient [UNRWA] de transporter des
roquettes Qassam jusqu’à ce que des
photos authentifiées prouvent qu’il
s’agissait de civières…). Ces bombardements de zones construites prétendument non habitées, jusqu’à ce
qu’un carnage révèle le contraire
(comme à Rafah, en mai 2004). Ces
enquêtes internes à l’armée et à la
police, qui doivent faire elles-mêmes
l’objet d’enquêtes de la part d’organismes parlementaires (comme après
la mort de 13 manifestants arabes
israéliens, en octobre 2000). Cette
fillette palestinienne, Iman Al-Hams,
abattue à distance avant d’être achevée par le capitaine R. Cette tradition
militaire millésimée qui voit l’armée
contourner le pouvoir politique, tradition illustrée encore récemment par
l’affaire de la clôture de séparation,
dont le tracé est un cadeau aux colonies israéliennes.
Les autorités de l’Etat d’Israël, et
pas seulement les différentes branches
du pouvoir militaire, ont fini par se
faire une triste réputation en matière
de crédibilité. Il n’est dès lors guère
étonnant que non seulement la communauté internationale mais aussi les
citoyens israéliens en arrivent à ne plus
croire les versions officielles.
Ouzi Benziman
TURQUIE
Les Turcs ont aussi inventé le pantalon
Tollé contre la Bulgarie et la Grèce, qui
réclament effrontément la paternité du
yaourt ou du loukoum. Un billet qui revient
avec humour sur quelques disputes
diplomatico-économiques avec l’Europe.
’Europe n’arrête pas de nous embêter. A
peine terminée la crise avec la France à
cause du projet de loi sur le génocide arménien, nous voici plongés dans une nouvelle
crise, cette fois avec la Grèce, et à cause
du… baklava ! La situation est gravissime.
Même s’il n’est pas complètement sûr qu’elle
débouche sur une guerre, elle risque d’altérer profondément nos relations avec ce
pays. Les Grecs sont d’ailleurs des récidivistes. Ils avaient déjà piqué notre produit
national millénaire, le loukoum, pour s’en
vanter devant le monde entier comme étant
leur propre invention. Ils se préparent main-
L
tenant à faire la même chose avec notre
baklava. Il ne faut pas les laisser faire. Il
est vrai que nous n’avons guère de découvertes scientifiques ou techniques à notre
actif. Il est vrai que nous n’avons pas eu
non plus de grands philosophes dont les
idées aient bouleversé le monde. Mais
nous avons tout de même contribué au
bonheur de l’humanité grâce à quelques
petites inventions : le baklava, le loukoum,
le yaour t et le pastrami. Les Bulgares et
les Grecs nous ont jadis porté des coups
très durs en s’appropriant, les premiers
notre yaourt, les seconds notre loukoum.
A présent, ils vont encore plus loin et exigent que le Parlement français promulgue
une loi sur l’appellation d’origine de ces
produits. Que ferons-nous si les députés
français confirment par leur vote l’identité
usurpée de nos produits et prévoient une
peine de prison pour ceux qui diraient le
contraire ? Bonjour l’angoisse !
“Les Turcs n’ont inventé que des trucs qui
se mangent”, ricanent certains, “ils ne pensent qu’à leur panse.” Ignoble calomnie ! Et
le pantalon, alors ? Lui aussi a été inventé
par nos ancêtres : il était bien plus facile de
monter à cheval en pantalon. Dans ce
domaine, nous avons heureusement un grand
expert : Necmettin Erbakan [leader du Parti
islamiste Refah, au pouvoir de 1995 à 1998].
A un moment donné, il était obsédé par le
zéro. “La civilisation repose sur le zéro, aimaitil répéter. Or ce sont les musulmans qui l’ont
découvert. Les progrès qui ont suivi doivent
beaucoup à cette découverte. Maintenant, il
est temps de nous récompenser. Si nous percevions un centime sur chaque zéro utilisé
par les autres peuples, le monde musulman
serait fabuleusement riche.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
28
DU 22 AU 28 JUIN 2006
L’idée est séduisante. Mais le zéro n’est
pas une découverte arabe : il nous est venu
de l’Inde. Si, en tant que musulmans, nous
ne pouvons réclamer des droits sur l’utilisation du zéro, nous pourrions tout de même
nous inspirer de l’idée géniale d’Erbakan et
taxer tous les hommes qui, de par le monde,
portent le pantalon ! Tant pis pour celui qui
ne pourra pas payer : il lui faudra sur-lechamp se promener tout nu ! Reste toutefois un point à régler : comment prouver que
le pantalon a été inventé et porté pour la
première fois par les Turcs ? Rien de plus
simple : il suffit de prier le Parlement français de bien vouloir statuer là-dessus et de
faire une loi qui dirait quelque chose comme :
“Le pantalon est une invention turque, et
quiconque refusera de reconnaître ce fait
historique sera passible de prison.”
Türker Alkan, Radikal, Istanbul
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IRAN
La troublante beauté du Prophète
Contrairement à l’islam sunnite, le chiisme iranien accepte la représentation des prophètes. Deux ethnologues
suisses ont trouvé la photo “coloniale” qui a inspiré l’affiche représentant Mahomet.
ISIM (extraits)
Leiden
e chiisme iranien a une tradition très vivante de représentation des membres de la
famille du Prophète, ainsi
que du prophète Mahomet lui-même.
Depuis la fin des années 1990, on
trouve couramment en Iran des posters qui montrent le Prophète sous les
traits d’un beau jeune homme coiffé
d’un turban, la tunique dévoilant une
épaule, l’air langoureux. Ces images
pieuses sont imprimées en Iran par des
procédés modernes, qui permettent
des variations sans fin par l’utilisation
de peintures, de photos ou de dessins,
ou encore en mélangeant les techniques. Toutefois, la représentation
reste traditionnelle : le fond est d’une
couleur unie et les couleurs sont juxtaposées. Par leurs traits, leurs postures,
leurs attributs stéréotypés – l’épée à
deux pointes d’Ali, par exemple –, les
figures vénérées sont reconnaissables
au premier coup d’œil.
Mais le portrait qui nous intéresse
ici est très différent des précédentes
images : il montre un adolescent très
séduisant, au regard tendre et au visage
délicat, évoquant le maniérisme de la
Renaissance tardive, en particulier les
adolescents peints par le Caravage, tels
le Jeune garçon à la corbeille de fruits
(Rome, galerie Borghèse) ou le Saint
Jean-Baptiste (musée du Capitole) :
même douceur veloutée des joues,
même bouche entrouverte, même
regard caressant. Bien qu’il y ait plusieurs variantes de ce même portrait,
c’est toujours le même visage jeune qui
est représenté, avec généralement l’inscription “Mahomet, messager d’Allah”.
En 2004, tout à fait par hasard,
nous avons retrouvé l’origine de l’affiche iranienne en visitant à Paris une
exposition consacrée aux photographes
Lehnert & Landrock. Il s’agissait d’une
photo prise par Lehnert à Tunis, sans
doute entre 1904 et 1906, avant d’être
imprimée et diffusée sous forme de
carte postale au début des
années 1920. Ayant séjourné en Tunisie l’année précédente, Lehnert avait
été sensible au charme de ses paysages
et de ses habitants. Originaire de
Bohême, Rudolf Franz Lehnert (18781948) s’est associé avec un Allemand,
Ernst Heinrich Landrock (18781966). Les deux hommes se sont installés à Tunis en 1904, le premier
comme photographe, le second
comme directeur et éditeur. La société
(L & L) devait se spécialiser dans les
vues pittoresques de Tunis, puis du
Caire et d’Egypte, après la Première
Guerre mondiale, et dans des scènes
correspondant à une esthétique exotico-coloniale.
Les photos de Lehnert donnent
à voir non seulement le désert, les
dunes onduleuses, les marchés pittoresques et le vieux Tunis, mais aussi
des garçons et des filles, pubères et pré-
Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont
L
Portrait de jeune
homme par Lehnert
(Tunisie 1905)
et sa réplique
iranienne, présentée
comme le portrait
de Mahomet
(Téhéran 1998).
pubères, à demi nus, posant dans le
“décor oriental” du vieux palais tunisien où habitait Lehnert. Ces garçons
et ces filles ont l’aspect gracieux d’un
âge qui hésite entre l’enfance et l’adolescence, entre le féminin et le masculin. Les portraits de Lehnert répondaient aux goûts d’une clientèle
européenne sensible aux fantasmes et
aux séductions de l’Orient.
UN PORTRAIT AMBIGU ET
COLONIAL INTITULÉ “MOHAMED”
La parution en 1902 de L’Immoraliste
d’André Gide est plus qu’une coïncidence. Si Lehnert a joué sur le registre
de l’exotisme et de ses fantasmes, il l’a
fait avec grand talent. La plupart des
cartes postales ont été publiées en Allemagne à partir de 1920 et diffusées
depuis Le Caire. A n’en pas douter, la
carte postale sépia, numéro 106 suivant la numérotation de L & L, a servi
de modèle aux posters iraniens. Des
traces de sépia sont encore visibles sur
certaines de ces affiches. En outre, la
carte postale numéro 106 est la seule
à être intitulée “Mohamed”, ce qui est
certainement l’une des raisons pour
lesquelles elle a été choisie comme prototype des portraits iraniens.
De toute évidence, les différentes
variantes des posters iraniens viennent
toutes de la seule carte numéro 106 ;
elles en sont toutes manifestement la
reproduction, les premières éditions
ressemblant davantage à la carte postale que les suivantes. Bien malgré lui,
Lehnert est à l’origine d’une sorte de
mystification, fondée sur l’utilisation
par les éditeurs iraniens d’un portrait
ambigu et colonial à qui l’on avait
donné le nom de Mohamed. La question de la correspondance entre les descriptions traditionnelles du Prophète,
les traditions écrites ou orales et l’image
du jeune Tunisien reste ouverte. Cette
carte postale présente le portrait d’un
adolescent souriant, aux lèvres entrouvertes, la tête enturbannée et une fleur
de jasmin sur l’oreille. Le même jeune
garçon apparaît sur d’autres cartes postales en couleur ou sépia, dans des
poses légèrement différentes et sous
d’autres noms ou appellations :Ahmed,
Jeune Arabe, Jeune Arabe nomade…
Nous n’avons pas su retrouver le
chemin qui mène de la carte postale
imprimée dans les années 1920 aux
affiches publiées à Téhéran et à Qom
depuis le début des années 1990. Mais
nous nous sommes demandé à partir
de quel élément, ou de quelle idée, les
éditeurs iraniens avaient pu conclure
à une identité partagée entre le jeune
Prophète et l’image de l’adolescent
tunisien. Les versions iraniennes
actuelles, retouchées, gardent quelque
chose du charme de l’adolescent, mais
adoucissent son expression excessivement sensuelle, tout en essayant de
concilier le caractère sacré du Prophète
et la troublante beauté du jeune
homme. L’épaule gauche est légèrement recouverte par un drapé ; la
bouche et le regard ont été modifiés.
Sur plusieurs affiches, les fleurs de
l’oreille se fondent dans les plis du turban. A bien des égards, les artistes iraniens ont tendance à effacer les aspects
féminins de la photographie de
Lehnert ou ce qui donne au jeune
homme un caractère trop sensuel.
La légende de l’affiche précise :
“Portrait béni de Mahomet le Vénéré, à
l’âge de 18 ans, pendant son voyage de La
Mecque à Damas, alors qu’il accompagnait son oncle vénéré au cours d’une expédition commerciale. Portrait dû au pinceau d’un prêtre chrétien.”
Pierre Centlivres et
Micheline Centlivres-Demont
BAHREÏN
“Faites donc taire ce muezzin qui hurle !”
l y a des imams qui sont tellement convaincus d’avoir une belle voix qu’ils croient qu’ils
doivent en faire profiter tout le monde. C’est
contre ceux-là que se bat l’éminent Jassem
Mourad [homme politique bahreïnien], dans
une guerre non déclarée. Une guerre sans
armes contre ses ennemis, qui semblent agir
selon la devise : “Avant que vous ne mouriez,
nous allons vous rendre la vie impossible”,
et le défient en augmentant chaque jour un
peu plus le volume de leurs haut-parleurs. Il
y a vingt-cinq ans, raconte-t-il, il avait quitté la
ville pour trouver un peu de calme. Il avait
acheté un terrain dans un coin tranquille en
se disant que personne n’aurait l’idée d’y
construire quoi que ce soit. Il était convaincu
I
qu’il allait enfin pouvoir dormir sur ses deux
oreilles et trouver la sérénité. Or les environs
ont été rapidement envahis par des maisons,
des commerces et des édifices divers, de telle
sorte que sa maison est aujourd’hui coincée
entre une mosquée sunnite à droite et une
autre, chiite, à gauche. A peine terminé le sermon de la première, celui de la seconde prend
la relève. Heureusement que Jassem Mourad
n’habite pas en Irak ! Là-bas, des milices sunnites tuent des imams chiites et vice versa.
Mourad y aurait probablement innové en
créant une milice “confessionnellement”
neutre, qui se serait fixé comme règle l’égalitarisme parfait pour s’en prendre à tous les
imams et muezzins quels qu’ils soient.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
29
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Je me rappelle un de mes neveux qui avait
fait ses études en Arabie Saoudite avant
d’être nommé imam d’une mosquée dans le
quartier de Jassem Mourad. Il avait une voix
cristalline qui, à grand renfort de haut-parleurs,
faisait trembler tout le quartier. Mourad m’avait
chargé de lui dire qu’il allait porter l’affaire
devant les juges. Dieu avait été clément parce
que, peu de temps après, mon neveu avait
obtenu une bourse pour faire des études d’informatique en Europe ; à son retour, ne voulant plus être imam, il s’était laissé pousser
les cheveux et s’était fait faire des tresses,
avec lesquelles il ressemblait à un chanteur
Abdallah Al-Abbassi,
de reggae.
Al-Watan, Manama
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13:38
Page 30
afrique
●
OUGANDA
Visite au rebelle le plus recherché d’Afrique
Caché dans la brousse depuis plusieurs décennies, Joseph Kony, le chef de l’Armée de résistance du Seigneur,
a accepté pour la première fois de rencontrer un groupe de journalistes. Reportage.
NRC HANDELSBLAD
Rotterdam
e chef rebelle le plus recherché d’Afrique lance un
regard craintif autour de lui.
Dans les yeux de ses combattants se lit un certain hébétement.
“Nous qui sommes de l’Armée de résistance du Seigneur, nous souhaitons la
paix”, assure le rebelle ougandais
Joseph Kony, “mais nous voulons
d’abord une protection. Je veux pouvoir
me déplacer partout librement.”
Vincent Otti, numéro deux de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA),
rapproche de Kony sa chaise de jardin
en plastique pour lui parler à l’oreille.
“Si le président Museveni souhaite vraiment mettre fin à la guerre, demande
Kony, pourquoi arrête-t-il mes partisans
qui tentent de me rejoindre pour participer à la délégation de paix ?”
Nous sommes le 14 juin, quelque
part dans la forêt vierge étouffante à la
frontière qui sépare le sud du Soudan
et la république démocratique du
Congo. Riëk Machar Teny, vice-président du gouvernement semi-autonome
du Sud-Soudan, est venu rendre visite
aux chefs du mouvement rebelle le plus
tristement célèbre du continent, en vue
d’engager des pourparlers de paix. Ces
discussions sont censées mettre fin à
la guerre civile qui sévit depuis près de
vingt ans dans le nord de l’Ouganda,
guerre qui s’est étendue au sud du
Soudan et à la RDC. La LRA fait partie des mouvements les plus violents
de l’histoire récente de l’Afrique. L’an
dernier, la Cour pénale internationale
de La Haye a lancé contre les cinq
principaux dirigeants de la LRA des
mandats d’arrêt pour crimes de guerre
et crimes contre l’humanité.
Pendant vingt ans, Kony est resté
invisible. Nous sommes les premiers
journalistes à le rencontrer. “La propagande de Museveni, qui affirme vouloir négocier avec nous, est mensongère,
éclate Kony. La LRA cherche la paix,
mais Museveni veut toujours la guerre.”
Il se tourne vers le vice-président du
Sud-Soudan, Riëk Machar : “J’attends
votre initiative pour engager les pourparlers de paix.”
Vincent Otti, stratège militaire de
la LRA, prend la parole. “Nous voulons rassembler ici (dans le parc congolais de la Garamba, à dix heures de
marche vers le sud) nos troupes dispersées
dans le nord de l’Ouganda et le sud du
Soudan. Pouvez-vous nous assurer une
escorte ?” La réponse de Riëk ne se fait
pas attendre : “Je ne peux certainement
pas fournir d’escorte. Pour mon gouvernement, ce serait renoncer à son rôle neutre
de médiateur.” Kony et Otti font une
mine déconfite, mais ne protestent pas.
Des partisans de la LRA qui font
partie de la diaspora sont venus avec
Riëk. Ils n’avaient encore jamais vu
L
Dessin de Sergueï
Pervouchine paru
dans les Izvestia,
Moscou.
leur chef. “Pouvez-vous faire pression
sur le président Museveni pour obtenir un
cessez-le-feu ? Cela permettrait aux
membres de notre future délégation, qui
est actuellement dans la brousse ougandaise, de venir ici en toute sécurité”, tente
l’un d’eux. Là encore, la réponse de
Riëk est immédiate : “On ne peut discuter d’une trêve qu’autour de la table de
négociation. Je veux avoir dès à présent
la liste des membres de votre délégation.
Le gouvernement ougandais est d’accord
pour les pourparlers de paix, maintenant
la balle est dans votre camp.” Kony et
Otti échangent des propos à voix
basse, chacun de leurs mouvements
est attentivement suivi par leurs partisans. “Pouvez-vous nous accorder un
Négociations
Le président
Yoweri Museveni
a approuvé
le 15 juin l’initiative
des autorités du sud
du Soudan,
qui ont engagé
des discussions
avec la rébellion
de l’Armée
de résistance
du seigneur (LRA).
Zones
où sévit la LRA
Juba
SOUDAN
Région autonome du
“SUD-SOUDAN”
Parc national
de la Garamba
R É P.
DÉM.
DU
CONGO
Administré
par le Kenya
300 km
Gulu
Lira
Nil
Lac
Albert
OUGANDA
Kampala
0
Lac
Kyoga
KENYA
Equateur
Lac
Edouard
Courrier international
816 p.30
Lac
Victoria
RWANDA
TANZANIE
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
30
jour de plus pour que nous en discutions
entre nous ?” demande Otti.
“OK, répond Riëk. Nous reviendrons ici demain, à 10 heures précises.
Vous aurez alors établi la liste définitive
des participants à la délégation.” Kony
s’en va. Quelques combattants de la
LRA scrutent nerveusement la végétation de la jungle toute proche, au cas
où des ennemis s’y tiendraient cachés.
Ils sont tous jeunes, certains n’ont
sûrement pas 12 ans. Leurs visages
encadrés de dreadlocks ont une
expression indéfinissable. Leurs yeux
vagues semblent témoigner de la
consommation de drogue, comme
c’était le cas, il y a quelques années,
de leurs collègues de Sierra Leone et
du Liberia. Pourtant, ce n’est pas la
drogue qui les soulage de la douleur
d’avoir assassiné des civils en Ouganda
et au Soudan – mais la religion : les
chefs de la LRA obligent leurs combattants à lire et relire la Bible. Joseph
Kony a jadis été catéchiste et est resté
mystique. Son pouvoir spirituel exerce
sur ses combattants une influence
implacable. Les enfants-soldats qui
ont réussi à s’échapper disent de lui
qu’il est possédé par des esprits et qu’il
parle au nom de Dieu. Terrifiés, des
civils ougandais m’ont recommandé
de ne pas regarder le chef de la LRA
droit dans les yeux.
“IL N’EST PAS QUESTION
D’AMNISTIE POUR JOSEPH KONY”
Le comportement de ses combattants
a provoqué de profonds traumatismes.
Pendant la guerre, la LRA a enlevé des
milliers d’enfants, les a obligés à tuer
leurs parents et leurs amis pour les
endurcir, et les a soumis à un lavage
de cerveau à base d’oracles de Kony.
Lors de leurs pillages dans le nord de
l’Ouganda, les enfants-soldats coupent
les lèvres des femmes et incendient les
villages. Dans le nord de l’Ouganda,
de 1,5 million à 2 millions de civils
sont venus se réfugier dans des camps
pour fuir cette terreur. L’opposition
traditionnelle entre le sud et le nord
de l’Ouganda constitue le terreau de
la rébellion de la LRA. Mais, au lieu
de chercher à gagner la sympathie de
la population du Nord, Kony a pris les
habitants en otages.
Le lendemain matin, Riëk et sa
délégation se présentent à l’heure et à
l’endroit convenus. Le vice-président
s’installe confortablement en tailleur
sous un arbre immense. Pas la
moindre trace de la délégation de la
LRA. Après une discussion animée par
téléphone cellulaire, les combattants
de la LRA surgissent soudain des
broussailles. Riëk demande poliment
qu’un grand échalas armé d’un lanceroquettes reste à une certaine distance.
Otti présente ses excuses : “Désolé,
notre chef a mal au ventre. Il ne peut pas
venir aujourd’hui.”
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Il s’avère que la liste des négociateurs de la LRA n’a toujours pas été
dressée. “Donnez-nous encore trois
heures”, dit Otti. Une femme qui fait
partie de la délégation gouvernementale soudanaise de Riëk veut
d’abord qu’Otti lui explique pourquoi
ses combattants ont enlevé, ces derniers mois, cinq jeunes filles soudanaises et un garçon. “Libérez les jeunes
filles, plaide-t-elle. Vos combattants les
ont prises pour femmes. Et pourquoi continuez-vous les pillages ? Lors de notre dernière rencontre, nous vous avons pourtant donné de l’argent [20 000 dollars]
pour acheter de quoi manger !”
Otti secoue violemment la tête à
propos des enlèvements, mais reconnaît que ses combattants “ont eu des
problèmes” quand ils ont voulu acheter de la nourriture dans le SudSoudan. “L’argent que vous nous avez
donné n’est pas suffisant. Les habitants
demandent 50 dollars pour une chèvre,
c’est bien trop cher.” Une longue discussion s’ensuit, au cours de laquelle
Otti montre qu’il connaît parfaitement
les prix locaux des pommes de terre
et du manioc. Le gouvernement du
Sud-Soudan enverra dans les prochains jours trois camions de vivres
aux soldats de la LRA. Otti a demandé
de quoi nourrir 3 000 hommes.
Otti veut parler à Riëk seul à seul.
Ils s’isolent dans les broussailles. Le
deuxième homme le plus puissant de
la LRA lui fait part de ses craintes
d’être arrêté par la CPI. Riëk ne peut
rien promettre : la semaine précédente, des membres du Conseil de
sécurité des Nations unies l’ont
prévenu lors d’une visite dans la
capitale du Sud-Soudan, Juba : “Il
n’est pas question d’une amnistie pour
Kony et Otti.”
Trois heures plus tard, Riëk est
revenu s’asseoir sur un tronc de bambou à l’endroit convenu. Une fois de
plus, pas la moindre trace de la LRA.
Jusqu’à ce que des membres de la
LRA venus de Londres et de Nairobi
fassent leur apparition. “Cela ne me
vaut rien de dormir dans cette jungle”,
se plaint l’un d’eux. Il a sur lui la liste
des quatorze membres de la délégation, écrite sur une feuille sale déchirée d’un cahier de classe et signée par
Kony et Otti. Deux des membres de
la délégation sont de proches collaborateurs de Kony, tandis que les
autres viennent de l’étranger. Kony
(qui est recherché par la CPI), Otti
ainsi que trois autres “généraux” haut
placés de la LRA ne font pas partie de
la liste. Sous l’égide de la branche
néerlandaise de Pax Christi, les pourparlers de paix vont s’engager. Riëk
souhaite que les négociations entre la
LRA et le gouvernement ougandais
commencent la semaine suivante à
Juba, la capitale du Sud-Soudan.
Koert Lindijer
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afrique
LIBERIA
Une présidente qui protège les femmes
Depuis son élection, en novembre 2005, Ellen Johnson-Sirleaf a fait de la défense du sexe faible l’une de ses priorités.
Dans un pays où les seigneurs de la guerre pratiquaient l’esclavage sexuel, la tâche est immense.
MAIL & GUARDIAN
Johannesburg
e visage dégoulinant de
s u e u r , Pa t r i c i a C l a r k
harangue une foule de centaines de Libériens, hurlant
dans le mégaphone : “Selon la loi, si
vous avez des relations sexuelles avec une
femme sans son consentement,c’est un viol.
Vous en aurez pour dix années de prison.
Si vous violez un enfant, vous écopez de
la perpétuité. Si vous décédez derrière les
barreaux, on vous enchaînera dans votre
tombe.” L’avocate coince le porte-voix
sous son bras et, de l’autre, elle brandit un journal annonçant la première
peine de prison à vie infligée à un
homme qui avait violé un enfant. L’assistance manifeste bruyamment sa joie.
Nous sommes à Westpoint, l’un des
quartiers les plus pauvres de Monrovia, la capitale du Liberia ravagée par
la guerre. Les mouches grouillent
autour du poisson qui sèche au soleil ;
les étroites ruelles entre les cabanes au
toit de tôle charrient les eaux usées qui
se mêlent aux pluies torrentielles de
l’Afrique de l’Ouest. Le Liberia est
privé d’eau courante et d’électricité
depuis plus de quinze ans, mais, dans
L
■
Procès
Le Conseil de
sécurité de l’ONU
a autorisé,
le 16 juin,
le transfert
à La Haye du procès
pour crimes
de guerre
de l’ex-président
libérien Charles
Taylor. Il sera jugé
aux Pays-Bas
par le Tribunal
spécial pour la Sierra
Leone (TSSL). Taylor
a dirigé le Liberia
de 1997
à 2003. Il porte
une très lourde
responsabilité
dans la guerre civile
qui a ensanglanté
la Sierra Leone
et le Liberia.
les quartiers riches, les générateurs ont
commencé à éclairer les maisons particulières, qui, vues du ciel, ressemblent
à des essaims de lucioles. Mais, à Westpoint, violeurs et assassins rôdent dans
le sombre labyrinthe des rues dès la
nuit tombée. Même la police a peur de
s’y aventurer.
DES COMBATTANTS SURNOMMÉS
“GÉNERAL BAISE-MOI VITE”
Le viol fin mai d’une handicapée mentale de 14 ans a fini par faire basculer la situation. Des mères de famille
ont investi les bureaux de l’Association
des avocates du Liberia, un groupe de
pression qui a rédigé un récent texte
de loi visant à durcir les peines à l’encontre des violeurs et, pour la première
fois, à faire du viol en réunion ou d’un
enfant de moins de 18 ans un délit à
part entière. Bien que le coupable ait
versé 150 dollars à la famille de l’adolescente pour acheter son silence, les
voisins ont demandé aux avocates
comme Mme Clark de prendre le dossier en main et de venir dans leurs
quartiers expliquer la nouvelle loi aux
habitants.
L’affaire illustre la nouvelle mobilisation sur le sujet à travers le pays.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
31
“Les femmes du Liberia résistent. Nous
nous battons contre ceux qui veulent nous
faire du mal”, martèle fièrement
Patience Blah, 36 ans, qui vend de l’eau
sur le bord de la route. A l’instar de
40 % des femmes de son pays, elle a
été agressée au cours de la longue
guerre civile de quatorze ans qui a pris
fin en 2003. Mais, avec l’élection d’Ellen Johnson-Sirleaf [qui a remporté la
présidentielle en novembre 2005,
devançant largement au second tour
l’ex-footballeur George Weah], la première femme chef d’Etat en Afrique,
elle a maintenant confiance. En janvier, dans son discours d’investiture,
Mme Johnson-Sirleaf a tenu à rappeler
la tentative de viol dont elle avait été
elle-même victime en prison, afin de
laver l’opprobre jeté sur les victimes.
“Je suis une femme présidente et je veux
dire sans aucune ambiguïté que la loi sur
le viol votée l’année dernière sera strictement appliquée.” Et le message est
entendu par tous.
Mais la bataille sera rude. Les
forces de police ne disposent que de
10 véhicules – et encore, ils ne sont pas
tous en état de marche. Il reste plus de
100 000 anciens combattants dans le
pays, sous la coupe d’adolescents toxi-
DU 22 AU 28 JUIN 2006
comanes qui portent des surnoms
comme “Général Baise-moi vite”. Les
tribunaux sont engorgés et les prisons
surpeuplées.
Le pays a toutefois enregistré
quelques succès. Mme Johnson-Sirleaf
se félicite notamment de la mise en
place d’une gestion financière rigoureuse, afin de combattre le mauvais
usage des ressources et de mieux les
allouer, et pour réduire la corruption.
Le budget de l’Etat reflète les progrès
réalisés. Ainsi, les recettes publiques
ont augmenté de plus de 30 % dans
les mois qui ont suivi son arrivée au
pouvoir, ce qui a permis, par exemple,
de réparer les routes défoncées et de
déblayer les montagnes d’ordures qui
encombraient les chaussées. Une nouvelle Cour suprême est entrée en fonctions, avec à sa tête une femme. La
police voit arriver des centaines de
recrues. Plus important encore pour
ce pays financièrement aux abois,
maintenu sous perfusion par le Fonds
des Nations unies pour la population,
dans les affaires de viol, l’Etat engage
les poursuites en prenant à sa charge
les frais judiciaires, et les femmes n’ont
rien à payer.
Katharine Houreld
une famille32-33
20/06/06
16:01
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Raphael Demaret/ REA
e n c o u ve r t u re
●
Initiation au milieu aquatique en famille, Créteil, 2006.
Vers une révolution conservatrice
LA FAMILLE
REVIENT !
La dénatalité touche peu ou prou tous les pays riches. En 2050, selon les prévisions
de l’ONU, l’Europe aura perdu 10 % de sa population. ■ La tendance est
particulièrement marquée en Allemagne, ce qui encourage la publication de livres
et d’articles vantant les vertus de la famille. ■ Quant au démographe américain
Phillip Longman, il prédit un retour en force de la famille patriarcale. Car l’Histoire,
dit-il, montre que c’est le mode d’organisation permettant de produire le plus d’enfants.
Repeuplons l’Europe, disent-ils
Au cours de ce siècle, notre continent sera le seul
à enregistrer une baisse démographique spectaculaire
et irréversible. Le démographe allemand Herwig Birg
tire la sonnette d’alarme.
L’ESPRESSO
ardus, aux titres peu engageants, mais qui sont
pourtant devenus des best-sellers en Allemagne,
comme Die demographische Zeitenwende (2001)
[Le tournant démographique] ou, plus récemment, Die ausgefallene Generation (2005) [La
génération qui a sauté]. Dans ses écrits, Birg
affirme que le XXIe siècle se caractérisera par une
“révolution démographique sans précédent pour le
Rome
L’EUROPE EN RECUL
A
Famille française
modèle, version 1966.
Panneau destiné
à être affiché dans
les salles de classe.
La population mondiale par régions
Population
(en millions)
Variation
2005
2050
(de 2005
à 2050)
EUROPE
(y compris Russie)
728
653
– 10 %
AFRIQUE
906
1 937
+ 114 %
3 905
5 217
+ 34 %
OCÉANIE
33
48
+ 45 %
AMÉRIQUE DU NORD
331
438
+ 32 %
AMÉRIQUE LATINE
et CARAÏBES
561
783
+ 40 %
ASIE
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
32
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Source : Perspectives démographiques mondiales (Nations unies, 2005)
près des décennies d’économie et de
sociologie, avec la psychanalyse en garniture, c’est maintenant aux démographes de révéler les destins et d’émettre
des hypothèses sur l’avenir du monde.
“Si notre discipline resurgit précisément en
Allemagne, ce n’est pas un hasard puisqu’elle est née
précisément ici, après la catastrophe de la guerre de
Trente Ans”, explique Herwig Birg. La guerre de
Trente Ans, qui s’acheva en 1648 par les traités de Westphalie, fut un conflit féroce qui provoqua dans toutes les classes sociales un nombre
de victimes sans précédent. Des régions entières
furent dépeuplées. Les Allemands (l’Allemagne
fut le théâtre principal du conflit) se posèrent
alors le problème des flux démographiques. Birg,
le plus grand théoricien contemporain de cette
discipline, est directeur de l’Institut de recherches
démographiques de Bielefeld et auteur de livres
genre humain”. Le professeur n’est pas du genre
à lancer des jugements apocalyptiques à tort et
à travers : chacune de ses affirmations est étayée
par des données mathématiques et des variations
statistiques. Quand il parle de “révolution du facteur D” – le facteur démographique –, il entend
par là quelque chose de très concret : au cours
de ce siècle à peine commencé, l’Europe sera
le seul continent à enregistrer une baisse démographique non seulement spectaculaire, mais
irréversible [voir tableau ci-contre].
Voici les chiffres, égrenés avec un grand
souci de la précision : en 1950, la population
européenne constituait environ 25 % de la
population mondiale ; aujourd’hui, cette part
est tombée à 11 % ; et elle ne sera plus que de
7 % en 2050. Les Européens partageront leur
maigre destin avec les autres pays industrialisés – à l’exception des Etats-Unis, qui continueront à accroître leur population –, des pays
qui, selon les prévisions du professeur allemand,
“sont appelés à se transformer d’ici à la fin de ce
siècle en nains démographiques”. Une prophétie
de Nostradamus ? En réalité, et c’est ce que
le nouveau boom de la démographie a de fascinant, les prévisions sur le déclin démographique de l’Europe s’appuient sur des données
statistiques irréfutables : les taux de natalité
et de fécondité enregistrés depuis des années
dans les divers pays du continent. Ainsi, en
une famille32-33
20/06/06
16:01
Page 33
Coll. Rossignol/ Kharbine-Tapador
■ Politiques
familiales
2003, les Italiennes et les Espagnoles détenaient
le record du taux de fécondité le plus faible,
avec 1,2 enfant chacune en moyenne. Suivaient
les Allemandes, avec un taux de 1,3, et les
Britanniques et les Néerlandaises, avec une
moyenne de 1,7 enfant. Herwig Birg explique
aussi que, parmi les femmes des pays riches,
seules les Américaines ont maintenu ce niveau
de reproduction que les démographes appellent “l’idéal mathématique”, la moyenne des naissances qui garantit (sans apport d’immigrés) la
stabilité démographique d’un pays.
EN ALLEMAGNE, PLUS DU TIERS
DES MÉNAGES SONT SANS ENFANTS
“La tendance négative n’est pas une nouveauté
absolue en Europe, explique le démographe. C’est
depuis des décennies que nous avons pris le chemin
de la catastrophe.” Et il ajoute (voilà la raison de
sa popularité en Allemagne) : “L’Allemagne est
le pays qui, plus que tous les autres, s’est engagé dans
cette voie sans issue.” C’est une analyse intéressante parce qu’elle remet en question quelques
paradigmes des sciences économiques et sociales
jamais contestés jusqu’ici.Voici les chiffres : en
Allemagne, pays qui était autrefois la locomotive du développement de l’Europe, la baisse
démographique a commencé en 1972 à l’Ouest
et dès 1969 à l’Est – bien avant les autres pays
du continent. Les Allemands détiennent aussi
un autre record du monde : le plus fort pourcentage de ménages sans enfants (plus d’un
tiers par génération). En 2005, à peine
700 000 enfants sont nés en Allemagne : c’est
le taux le plus bas jamais enregistré dans l’his-
TOUJOURS MOINS D’ENFANTS
Indicateur de fécondité
(nombre moyen d’enfants par femme)
1970
2002
2,02*
1,46
ALLEMAGNE
2,03
1,31
ESPAGNE
2,88
1,26
FRANCE
2,47
1,88
IRLANDE
3,85
1,97
ITALIE
2,43
1,26
POLOGNE
2,26
1,24
RÉP. TCHÈQUE
1,90
1,17
ROYAUME-UNI
2,43
1,64
RUSSIE
2,00
1,32
ÉTATS-UNIS
2,43
2,01
JAPON
2,13
1,33**
Moyenne UE 25
* Chiffre de 1975. ** Chiffre de 2001.
toire démographique du pays. A quoi est due
cette érosion continue des naissances ? Selon
Herwig Birg, “des historiens et des sociologues nous
racontent depuis des années que la chute de la natalité vient de l’invention de la pilule et de la diffusion de la contraception”. Mais ni la pilule ni les
tendances culturelles qui font primer l’hédonisme
sur la fonction reproductive de la sexualité ne
semblent des explications suffisantes du phéno-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
33
Plus de la moitié
des Européens
souhaitent avoir
au minimum deux
enfants, mais
beaucoup d’entre
eux en ont moins
en raison du coût
que cela suppose
et parce qu’ils ont
des craintes
pour l’avenir.
C’est ce qui ressort
d’un rapport sur
le comportement
reproductif
des Européens
publié en février
dernier et réalisé
avec le soutien
financier
de la Commission
européenne. L’étude,
menée auprès
de 30 000 personnes
dans 14 pays,
montre que les
Européens n’ont pas
tous les mêmes
attentes concernant
la politique familiale.
“En Europe
occidentale, lit-on
dans le rapport,
les personnes
interrogées
se montrent plus
favorables à des
mesures combinant
aide financière
et aménagement
du temps de travail,
tandis qu’en Europe
centrale et orientale
on préfère
concilier emploi
à temps plein
et vie familiale.”
Et, dans certains
pays (Allemagne
et Pays-Bas),
“la proportion
de personnes
ne désirant pas
d’enfants est telle
qu’on peut douter
des effets
d’une éventuelle
politique
de la famille
sur la natalité”.
DU 22 AU 28 JUIN 2006
mène. “Je me suis posé la question suivante : comment se fait-il que l’Allemagne, qui a inventé le système de protection sociale au XIXe siècle et où les
parents reçoivent des allocations importantes pour
chaque enfant,soit la nation la moins prolifique d’Europe ?” Voici la réponse : “Cela confirme une des
lois fondamentales de notre discipline, que nous appelons le ‘paradoxe économico-démographique’.” Le
paradoxe, selon Birg, est le suivant : “Plus la vie
d’une société riche est confortable, plus on a de sécurité et de garanties pour l’avenir, moins les individus
optent pour des choix qui les engagent sur le long
terme, tels que mettre des enfants au monde.”
C’EST LA COHÉSION SOCIALE
QUI VA ENTRER EN CRISE
Mais revenons aux statistiques. Selon les calculs du Pr Birg, l’Allemagne aura en 2050 une
population de près de 60 millions de personnes,
soit 20 millions de moins qu’aujourd’hui. Les
Italiens passeront de 56 à 37 millions. Et, en
2100, les Allemands ne seront plus que 32 millions, les Italiens 15 millions et les Espagnols
11 millions. Mais, si Birg et les experts parlent d’une “révolution démographique”, c’est
parce que la bombe à retardement enclenchée
avec la baisse de la natalité explosera et inversa
la pyramide des âges : c’est ce phénomène de
vieillissement progressif que l’on peut déjà
constater à l’œil nu dans les sociétés européennes. Si la baisse de la natalité peut être compensée en partie par les nouveau-nés des nouveaux, et inévitables, flux migratoires, “il n’est
plus possible de freiner le processus de vieillissement
des sociétés européennes dans les cinquante prochaines années”, explique le démographe.
En revanche, les conséquences en chaîne que
le “facteur D” provoquera en l’espace de
quelques décennies sont moins évidentes. “Les
couples feront toujours des enfants”, assurait dans
les années 1950 le chancelier allemand Konrad Adenauer. Il ne se doutait pas qu’un demisiècle plus tard l’effet combiné de la chute de
la natalité et du prolongement de la vie pourrait
faire voler en éclats le système de protection
sociale. Et il n’y a pas que les mécanismes économiques et productifs qui se heurtent au facteur D. “C’est la cohésion sociale et le tissu géopolitique des pays européens qui vont entrer en crise”,
avertit le Pr Birg, qui voit se profiler à l’horizon
des fractures de plus en plus nettes entre des
régions démographiquement de plus en plus
pauvres et des métropoles de plus en plus peuplées. Ce n’est pas de la politique-fiction, mais
une réalité de toutes les métropoles, de Berlin
à Londres en passant par Paris, où commencent
à se faire sentir des conflits politiques et culturels entre les populations autochtones vieillissantes et les jeunes issus des diverses vagues
migratoires. Pour le démographe, cela ne fait
aucun doute. “Dans quelques années, les étrangers constitueront, dans la tranche d’âge des plus
jeunes, c’est-à-dire au-dessous de 40 ans, la majorité
absolue dans les métropoles européennes.” Cette prévision équivaut à l’un des défis les plus difficiles de l’avenir : celui d’une politique d’intégration adéquate en vue d’éviter l’éclatement des
villes en des myriades de ghettos ou de sociétés parallèles. Mais, à ce stade, avoue Herwig
Birg, les démographes ne suffisent pas : il faut
aussi l’aide des sociologues.
Stefano Bastano
une famille34-35
20/06/06
16:03
Page 34
e n c o u ve r t u re
Familles nombreuses, je vous aime
Face à la baisse de la natalité,
intellectuels et médias allemands
s’enflamment soudainement
pour vanter les vertus de la cellule
familiale et la supériorité
des mères dans la société.
Une approche très controversée.
FRANKFURTER RUNDSCHAU
Francfort
a famille est à la mode. C’est désormais
au tour de Frank Schirrmacher, coéditeur
du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung [proche des chrétiens-démocrates],
d’en vanter les mérites dans son dernier
livre, Minimum*. Qu’ils vivent ou non en
famille, ils sont nombreux à vouloir défendre
cette institution. Ces derniers temps, elle a quitté
l’étagère poussiéreuse de la peinture de mœurs
conservatrice pour devenir la clé d’un avenir
meilleur. La coalition au pouvoir [droite-gauche,
dirigée par Angela Merkel] en a fait le premier
et le plus petit dénominateur commun de sa politique, et même les Verts, à qui l’on a toujours
reproché de sacrifier la famille sur l’autel d’un
postmatérialisme permissif, se sont entre-temps
réconciliés avec l’idée du foyer et des enfants.
Ce glissement officiel de la pensée n’a pas
encore eu l’effet escompté, comme le prouvent
les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique sur la courbe des naissances. Schirrmacher s’insurge contre ces données avec toute
sa verve d’éditorialiste. Comme s’il voulait obliger la tendance à s’inverser sous ses yeux.
Comparée à d’autres relations sociales,
comme l’amitié, la famille est source d’un potentiel incomparable en termes de solidité des liens.
C’est du moins l’une des affirmations de l’auteur. La famille est la seule cellule sociale dans
laquelle on donne sans rien demander en contrepartie. C’est ce désintéressement que Schirrmacher décline sur plusieurs modes. Son
exemple le plus marquant est celui de l’expédition des frères Donner, aux Etats-Unis. En 1846,
piégés par la neige dans la sierra Nevada, un
groupe de pionniers a dû hiverner et lutter pour
sa survie dans la montagne pendant plusieurs
mois. Pour Schirrmacher, le fait que plus la
famille était soudée, mieux elle a survécu au
froid, à la maladie, à la faim et à la haine est une
preuve de la qualité inébranlable de cette structure sociale originelle.
Le drame de l’expédition Donner est une
parabole sur la supériorité de la famille. Schirrmacher établit un parallèle entre l’individualisme
galopant de notre époque et le fait que les cowboys solitaires accompagnant le convoi ont moins
bien résisté à cette épreuve. Au XXIe siècle, la
cohorte des vachers solitaires s’est multipliée,
mais le terrain, lui, est toujours aussi hostile. Plutôt qu’un manque de vivres, c’est aujourd’hui le
déficit relationnel familial qui menace. Or ce sont
ces relations familiales qui devraient pouvoir
accueillir les personnes seules quand la protection sociale s’effrite. Quand les systèmes sociaux
L
■
A la une
“Chacun pour soi.
Comment le manque
d’enfants génère une
société d’égoïstes”,
titrait en mars
dernier le magazine
Der Spiegel, sur fond
de famille désunie
et d’enfant solitaire,
triste et frustré.
Dans le sillage de
Frank Schirrmacher
et de son livre
Minimum, l’hebdo
déplore les ravages
du mouvement
d’émancipation
et de libéralisation
des mœurs des
années 1968-1970,
qui a mené quelque
30 % des femmes de
formation supérieure
à ne pas procréer.
“L’Allemagne, c’est
MOI.” En mai,
Der Spiegel revient
sur la famille
en détournant
un slogan du Mondial
de football pour
l’appliquer à la
ministre de la Famille
du gouvernement
Merkel. “Ursula
von der Leyen part
en croisade pour
les enfants, l’Eglise
et la carrière”,
indique le magazine,
résumant ainsi
les grands points
de sa politique :
l’allocation parentale
comme mesure
d’incitation
à la procréation,
la défense
de l’activité
professionnelle
des mères, et
l’alliance passée avec
les Eglises pour
renforcer les valeurs
chrétiennes dans
l’éducation.
et de retraite sont en panne, l’heure de la famille
(ou de ce qu’il en reste) en tant que communauté
de destin sonne de nouveau.
Rien n’est plus fort que les liens du sang.
Evoquant l’incendie d’un hôtel sur l’île de Man
en 1973, Schirrmacher nous brosse le tableau
de l’abnégation familiale qui, face au danger mortel, fait passer l’inquiétude pour les siens avant
sa propre existence. (Que, dans ce cas précis, l’individualisme égoïste de certains célibataires leur
ait conféré un avantage décisif ne doit pas venir
troubler la démonstration.)
Frank Schirrmacher travaille avec le pinceau
grossier des certitudes anthropologiques, entre
autres pour contrecarrer les déformations imputées à la famille au cours des dernières décennies au nom d’une sociologie et d’une psychologie critiques. D’où le ton acide qui rend la
lecture de son ouvrage fort plaisante, mais
démontre aussi que l’auteur peine à argumenter
quand il serait bon d’indiquer une issue pour
sortir du cercle vicieux de la baisse de la natalité
et de la hausse des prestations sociales.
Pour le sociologue Karl-Otto Hondrich, la
faillite des politiques d’aide à la natalité en Europe
est liée au fossé profond qui sépare la sphère politique de la sphère familiale. A cause de cette séparation, le couple, libéré du souci de sa survie par
l’Etat-providence, pourrait se contenter de vivre
sa relation amoureuse sans enfants. Cela ne suffit toutefois pas à expliquer de façon concluante
pourquoi l’Allemagne est la lanterne rouge pour
ce qui est du taux de natalité en Europe, très loin
derrière la France ou la Suède, pays également
dotés d’Etats-providence.
Ces deux exemples montrent plutôt que le
renforcement de la famille tient paradoxalement
au développement des structures publiques d’accueil des enfants en bas âge. Cela suppose aussi
une intervention accrue de la sphère publique
dans la sphère privée, ce qui devrait donner un
tour plus politique à cette dernière dans les
années à venir. A cela s’oppose le modèle américain d’une famille qui, en raison du manque
d’autorité et de soutien de l’Etat, est contrainte
de ne compter que sur elle-même et dont les fondations reposent sur l’attachement aux valeurs.
Un modèle qui plaît manifestement plus à
Schirrmacher, car il est beaucoup plus proche
de son idéal. Pour lui, la famille est grande, solidaire, autarcique et dure toute une vie. Or,
aujourd’hui, un véritable gouffre sépare la famille
allemande moyenne de cet idéal. Pour le surmonter et sortir de la spirale démographique descendante, Schirrmacher invoque le pouvoir bienfaisant de la nature féminine. A en croire la
conclusion de l’éditorialiste, la crise annoncée
favorisera le désir d’avoir des filles et placera
les femmes au centre de la société grâce à leur
capacité de travail et à leur compétence sociale
supérieure. Une formulation osée qui, comme
Schirrmacher lui-même le reconnaît, n’a guère
de nécessité. Pourtant, “il y a des rôles que nous
ne choisissons pas, mais qui nous choisissent”. Que
dire de plus ?
Dieter Rulff
* Minimum. Vom Vergehen und Neuentstehen unserer
Gemeinschaft, éd. Karl Blessing, 2006.
LIVRES
■ “Un pays dépeuplé ? Le
dilemme allemand”, titre dans
son numéro de juin le mensuel
littéraire Literaturen. Interloqué
par la tournure du débat sur la
baisse de la natalité, le magazine passe en revue les nombreux livres parus sur la famille et tente de décrypter les intérêts en jeu. Conclusion : l’absence des
pères et les lacunes de la politique de la famille
continuent de rendre difficilement compatibles
vie professionnelle et vie familiale pour les
femmes. Sauf dans les milieux aisés.
DROITS
Elle a bon dos,
Derrière la campagne actuelle,
la féministe allemande Alice
Schwarzer voit se profiler
le travail précaire – et un recul
des droits des femmes.
ui n’aimerait, sur tout en
situation de détresse, être
le mari ou l’enfant de ces
héroïnes de la sierra Nevada que
Frank Schirrmacher cite en
modèle dans son livre Minimum ? Le problème est qu’au
XXIe siècle, en Europe, les familles ne sont plus ces communautés de production qu’elles
étaient pour les pionniers américains du XIXe siècle. Les familles, aujourd’hui, sont des
espaces affectifs aux pieds branlants, car les femmes modernes
Q
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
34
ne se marient plus par calcul
– pour s’assurer une base matérielle de vie –, mais par amour.
Et l’amour est un ciment bien
moins solide que la faim.
Cette évolution, cher confrère
Schirrmacher, est irréversible,
même si des petits malins venus
d’Amérique – à l’instar du démographe Phillip Longman [voir
p. 36] – annoncent que le patriarcat sur vivra, ne serait-ce que
parce que les femmes émancipées font moins d’enfants, voire
pas du tout. Car, grâce à la
contraception, à l’émancipation
et à l’argent qu’elles gagnent,
même les mères conventionnelles peuvent décider ellesmêmes du nombre d’enfants
DU 22 AU 28 JUIN 2006
qu’elles veulent. Quel est donc
l’enjeu de cette “campagne
pour avoir plus d’enfants” qui,
depuis des semaines, mobilise
le réseau de nos boys médiatiques, du quotidien Frankfurter
Allgemeine Zeitung (FAZ) au
tabloïd Bild, en passant par le
magazine Der Spiegel ? Ce n’est
pas le retour de la femme au
foyer d’hier. L’enjeu, c’est que
les femmes continuent de porter sur leurs épaules l’essentiel
des tâches ménagères et de
l’éducation des enfants, et
accomplissent un complément
d’activité professionnelle, sans
faire sérieusement concurrence
à ces messieurs, s’entend ! Et,
de fait, le nombre de femmes
D
l
une famille34-35
20/06/06
16:03
Page 35
LA FAMILLE REVIENT !
●
Vers le tout-entreprise
Nous allons rénover l’ordre
social et libérer la famille
de la tutelle de l’Etat, proclame
un ténor chrétien-démocrate.
DIE WELT (extraits)
Berlin
eu de choses bouleverseront aussi profondément l’ordre socio-économique
dans les années à venir que la mutation
des rôles de la famille et des ménages.
La vision actuelle de l’économie nous
divise en producteurs et en consommateurs. Par producteurs, on entend entreprises
et entrepreneurs. C’est à eux qu’il revient de
produire biens et services. La grande majorité
des citoyens se considèrent comme des consommateurs, des salariés et des bénéficiaires de prestations. Dans notre représentation politique
dominante, les citoyens sont plutôt définis par
P
TS
leur passivité. En tant que consommateurs, ils
sont à la merci des forces du marché ; en tant
que salariés, ils sont à la merci des patrons ; et,
en tant que bénéficiaires de prestations sociales,
ils sont à la merci de la bureaucratie. C’est pourquoi, du point de vue de l’Etat et des groupes
d’intérêts organisés [notamment les syndicats],
ils doivent être protégés.
Mais, à l’avenir, le ménage va de plus en plus
se dépouiller de son identité de bénéficiaire de
prestations, et va reprendre à son compte de plus
en plus de fonctions aujourd’hui dévolues à l’employeur. Le ménage est d’ores et déjà le principal employeur de l’économie souterraine. Dans
les conditions actuelles, si les ménages étaient
reconnus fiscalement comme des employeurs,
on générerait instantanément des centaines de
milliers d’emplois à temps partiel supplémentaires. Le fait que les prestations à domicile soient
traitées comme des dépenses personnelles est
l’un des piliers du travail au noir. Politiquement,
cela remonte à une époque où ceux qui avaient
le privilège de pouvoir employer d’autres per-
DES FEMMES
la dénatalité !
qui travaillent à temps partiel est
à la hausse. Voilà pourquoi les
mères sont magnifiées à si bon
marché – et les non-mères diabolisées du même coup. Car le
débat sur l’avortement talonne
le débat sur les mères.
Lorsque, lors d’un récent débat
télévisé, un député chrétien-démocrate de Bavière m’a rendue
responsable des 300 000 enfants qui manquent chaque année en Allemagne pour cause
d’avortement, cela ne m’a pas
surprise. Mais, lorsque j’ai lu
dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung – encore lui,
que se passe-t-il ? – que le responsable des pages Débats, Patrick Bahners (38 ans, célibataire
et sans enfants selon le CV officiel), s’enthousiasmait pour le
gouverneur américain Mike
Rounds, là, j’ai failli m’étrangler.
Rounds vient d’interdire l’avortement dans le Dakota du Sud,
y compris en cas de viol, parce
que “la vie d’un enfant ne doit
pas dépendre de l’arbitraire de
la mère”, mais de “la volonté
du peuple”.
Une question encore : qui fait partie de votre “famille”, monsieur
Schirrmacher ? Votre ex-épouse
en fait-elle encore partie ? Et que
se passe-t-il si la relation avec
votre actuelle conjointe prend fin
et que votre nouvelle femme
devient l’ancienne ? Fait-elle
encore partie de la “famille” – ou
est-ce réservé à l’éventuelle troisième ? Et qu’en est-il des
enfants issus des diverses liaisons ? Nous attendons les
réponses à toutes ces questions.
En attendant, une chose est
claire : une femme sur deux
parmi ces mères très prisées
devra un jour “pérenniser ellemême son statut”. Ou elle relèvera de l’aide sociale. Cela ne se
lit pas dans les pages Débats de
vos journaux. Cela se lit dans les
chiffres de l’Office fédéral de la
statistique.
Alice Schwarzer*,
Emma (extraits), Cologne
* Editorialiste et directrice du magazine
féministe Emma. Figure de proue du
mouvement des femmes dès 1970, elle
est aussi l’auteur de nombreux ouvrages
sur la situation des femmes.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
35
Couples sans
enfants sous pression.
“Il y a encore une
drôle d’ambiance,
dehors ! On pourrait
pas vous emprunter
votre petit Nils ?
C’est juste pour faire
les courses.”
Dessin paru
dans la Frankfurter
Rundschau,
Allemagne.
■
L’auteur
Kurt Biedenkopf,
76 ans, poursuit
par ses écrits
une longue carrière
politique au sein
des chrétiensdémocrates (CDU).
Député au
Bundestag, membre
des instances
dirigeantes
nationales puis
régionales de la
CDU, il s’est surtout
illustré en tant que
ministre-président
du Land de Saxe,
dans l’est du pays,
pendant plus
d’une décennie
(1990-2002). Doté
d’une confortable
majorité absolue
et d’un sens aigu
de l’autorité,
il a dû quitter
ses fonctions
de “roi de Saxe”
en 2002. Il vient
de publier un livre
sur la famille,
intitulé
Die Ausbeutung
der Enkel. Plädoyer
für die Rückkehr
zur Vernunft
(L’exploitation
de nos petitsenfants. Plaidoyer
pour un retour
à la raison).
DU 22 AU 28 JUIN 2006
sonnes dans leur propre ménage étaient peu
nombreux. Cette vision des choses est soigneusement entretenue par les syndicats. Ils ne tiennent pas, en effet, à ce que les ménages se muent
en entités économiques indépendantes.
Avec la décentralisation croissante de l’emploi, la fonction de ménage-employeur, grâce
à ses formes d’organisation de plus en plus autonomes, intégrera l’économie officielle et on assistera à la mise en place autour des ménages de
satellites de production répondant à une nouvelle division du travail. Ils n’auront pas grandchose à voir avec le travail à domicile du début
de l’industrialisation ni celui de notre époque.
En Allemagne, il y a actuellement plus de
ménages comptant une ou deux personnes qu’il
n’y en a jamais eu dans toute notre histoire.
Conséquence de l’individualisation de notre
société, la population s’est littéralement atomisée. Or il n’existe pas de mode de vie plus
onéreux que le ménage restreint. C’est dans un
ménage à un seul membre que les coûts de gestion sont les plus élevés.Tout porte donc à croire
que, après une certaine érosion de la tendance
à l’autonomie et à l’isolement, on assistera à un
nouveau développement de la taille des
ménages. D’une part, à terme, il est plus
agréable de vivre en communauté, surtout
quand on vieillit. D’autre part, la structure
actuelle des ménages recèle un potentiel de
rationalisation considérable. Quand la population l’aura découvert et qu’elle aura commencé
à le mettre en valeur, le pouvoir d’achat se
redressera, même s’il n’augmente pas directement. Les gens vivront de façon plus économique, non de façon plus économe.
Les ménages du futur ne correspondront
pas nécessairement à la famille au sens le plus
étroit du terme. Ils pourraient exister en tant
qu’entités économiques dépassant les limites
de la famille. Un système social libéré du lieu
de travail et offrant davantage de possibilités de
prise de risque individuelle favorisera un tel
développement.
Si nous réussissons à renouveler l’ordre
social, nous libérons la famille de la tutelle à
laquelle notre système social l’a de plus en plus
assujettie. Son autonomie s’accroît, ainsi que
sa responsabilité sociale. Mais il s’agira d’une
responsabilité personnelle, non de la responsabilité collective de structures anonymes. Elle
renforcera la disposition à une solidarité entre
les personnes, et constituera du même coup un
contrepoids à la solidarité collective.
Grâce à son rôle de microsociété, la famille
tempérera en outre la confrontation directe
entre l’individu et l’Etat. Car ses compétences
sont régies par le principe de subsidiarité. Ce
dernier interdit à l’Etat, donc aussi à l’Etat
social, toute intervention dans la vie de la
famille, sauf cas de force majeure. La famille
et le ménage constituent le dernier espace de
protection inviolable où l’être humain peut
échapper à la rationalité du marché, de l’emploi et du système social et trouver son intégrité d’individu.
Dans les prochaines années, nous comprendrons, contraints par l’urgence, sinon par
notre propre jugement, que nous ne pourrons
surmonter la crise de la déstructuration qu’avec
l’aide de la force structurante de la famille et
du cercle social réduit qu’elle représente. C’est
pourquoi nous allons lui rendre la place qui est
la sienne.
Kurt Biedenkopf
une famille36-38
20/06/06
15:15
Page 36
e n c o u ve r t u re
Pourquoi le patriarcat a de l’avenir
Malgré la dénatalité, l’espèce humaine
ne va pas s’éteindre. Mais les rejetons de familles
conservatrices et religieuses seront surreprésentés
dans les prochaines générations, prévient
le démographe américain Phillip Longman.
FOREIGN POLICY (extraits)
Washington
epuis maintenant plus d’une génération,
des populations bien nourries, en bonne
santé et pacifiques font trop peu d’enfants pour éviter un déclin démographique. Et ce malgré le recul spectaculaire de la mortalité néonatale et
infantile, qui signifie qu’il faut beaucoup moins
d’enfants aujourd’hui pour assurer le remplacement de la population (2,1 enfants par femme
seulement dans les sociétés modernes). Les taux
de natalité sont en train de dégringoler bien en
deçà de ce seuil dans de nombreux pays – en
Chine, au Japon, à Singapour, en Corée du Sud,
au Canada, dans l’ensemble de l’Europe, en Russie et même dans certaines parties du MoyenOrient [voir CI n° 749,du 10 mars 2005,et n° 767,
du 13 juillet 2005].
Craignant un avenir où les vieux seront plus
nombreux que les jeunes, beaucoup d’Etats font
tout ce qu’ils peuvent pour inciter les gens à procréer. Singapour organise des manifestations de
“speed dating”, espérant ainsi permettre à des
professionnels débordés de se rencontrer, de
se marier et de faire des enfants. La France offre
de généreuses incitations fiscales à ceux qui désirent fonder une famille. La Suède finance des
crèches pour permettre aux parents de concilier
vie professionnelle et vie familiale. Si ces politiques résolument natalistes peuvent pousser les
individus à avoir des enfants plus tôt, rien ne
prouve qu’elles les encouragent à en avoir davan-
D
■
L’auteur
Phillip Longman,
50 ans,
est chercheur
associé à la New
America Foundation,
un think tank
américain
qui se réclame
du “centre radical”.
Ce spécialiste
des tendances
démographiques
mondiales
est l’auteur
de The Empty Cradle:
How Falling Birth
Rates Threaten World
Prosperity and What
to Do About It
(Le berceau vide :
comment
la dénatalité
menace la prospérité
mondiale
et que faire
pour y remédier),
éd. Basic Books,
2004.
tage. Car, comme l’ont compris les pouvoirs
publics, lorsque les conditions économiques et
culturelles sont défavorables à la procréation,
rien ni personne, pas même un dictateur, ne peut
obliger les gens à croître et se multiplier.
La baisse de la fécondité est une tendance
récurrente de la civilisation humaine. Comment
se fait-il, dès lors, que notre espèce n’ait pas disparu depuis longtemps ? La réponse tient en un
mot : le patriarcat. Le patriarcat ne se résume
pas au pouvoir des hommes. Il s’agit d’un système de valeurs particulier, qui impose aux
hommes non seulement de se marier, mais aussi
d’épouser une femme d’un rang qui leur corresponde. En cela, il se heurte à d’autres conceptions masculines de la belle vie, ce qui explique
qu’il tende à être cyclique. C’est pourtant un
régime culturel qui, avant de dégénérer, permet
de maintenir des taux de natalité élevés chez les
riches, tout en optimisant l’investissement parental. Aucune civilisation avancée n’a encore appris
à se perpétuer sans lui.
LA MENACE N’EST PAS LA SURPOPULATION,
MAIS LE SOUS-PEUPLEMENT
Par un processus d’évolution culturelle, les sociétés qui ont adopté ce système social particulier
ont accru leur population et, partant, leur puissance, tandis que les autres ont été soumises
ou absorbées. Pour odieux qu’il puisse paraître
aux esprits éclairés, ce cycle de l’histoire humaine
est appelé à revenir. Le rapport historique entre
patriarcat, population et pouvoir a de profondes
implications dans le contexte actuel. Comme
le constatent aujourd’hui les Etats-Unis en Irak,
la puissance continue d’être fonction de la démographie. Les bombes intelligentes, les missiles
à guidage laser et les drones accroissent considérablement la capacité offensive d’une puissance hégémonique ; mais, en dernier ressort,
c’est souvent le nombre de soldats sur le terrain
qui change l’Histoire. Malgré un taux de fécondité proche du seuil de remplacement, les Etats-
Unis ne sont pas assez peuplés pour maintenir
leur rôle de superpuissance mondiale, de même
que la Grande-Bretagne n’a plus été capable de
conserver son statut d’empire à partir du moment
où, au début du XXe siècle, son taux de natalité
s’est effondré. Des pays comme la Chine, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Espagne, où l’enfant unique est désormais la norme, disposent
certes d’un capital humain de qualité, mais il est
trop rare pour être exposé au moindre risque.
La baisse de la natalité est également à l’origine d’une série de problèmes économiques et
financiers qui font aujourd’hui les gros titres
de la presse. L’augmentation de la longévité n’a
qu’une faible incidence sur le financement à long
terme des retraites et des systèmes de santé. L’espérance de vie à un âge avancé a somme toute
très faiblement progressé. Si la proportion d’actifs par rapport aux retraités diminue, c’est essentiellement parce que des individus qui devraient
être aujourd’hui en âge de travailler ne sont tout
bonnement jamais nés. A l’heure où les Etats
accroissent la pression fiscale sur des actifs de
moins en moins nombreux pour subvenir aux
besoins des personnes âgées, les jeunes couples
ont toutes les raisons de penser qu’ils ont encore
moins les moyens que leurs parents d’avoir des
enfants, amorçant du même coup un nouveau
cycle de vieillissement et de déclin de la population. La dénatalité modifie également les comportements à l’échelle d’un pays. Aux Etats-Unis,
par exemple, près de 10 % des femmes nées à la
fin des années 1930 n’ont pas eu d’enfants ;
aujourd’hui, ce sont environ 20 % des femmes
nées à la fin des années 1950 qui atteignent la
fin de leur vie reproductive sans avoir procréé.
L’important segment des ménages sans enfants,
dont les membres sont issus en grande majorité
des mouvements féministes et de la contreculture des années 1960 et 1970, ne laissera
aucun héritage génétique. Et ils n’auront pas sur
la génération suivante l’influence psychologique
et affective qu’ont eue sur eux leurs parents.
CONTREPOINT
Quoi ? La soumission au père avait cessé ?
Le coup de gueule d’une grande
chroniqueuse d’El País, atterrée
par les propos de Phillip Longman.
e lis dans la toujours intéressante revue
Foreign Policy une analyse du démographe
Phillip Longman au titre franchement optimiste : “Le retour du patriarcat”. Quoi ? J’ai
raté un épisode ? Le patriarcat avait disparu ? Parler de réaffirmation ou d’essor
aurait été plus conforme à la réalité
ambiante. Ne nous laissons aveugler ni par
le fait que Michelle Bachelet ait été élue présidente dans un pays aussi orthodoxe que
le Chili, ni par la parité en vigueur au sein
du gouvernement espagnol, ni par Angela
Merkel, Condoleezza ou Hillary.
Quand on voit le tour de vis traditionaliste
de Benoît XVI ; l’extrémisme musulman galopant ; les nombreuses voix influentes qui,
J
en Europe, sont prêtes à reprendre à leur
compte les valeurs identitaires éternelles
du christianisme ; les Etats-Unis, unis dans
leur ferveur religieuse ; et, plus généralement, l’attitude réactionnaire des uns pour
combattre l’attitude régressive des autres,
on a l’impression que l’institution patriarcale, loin d’avoir été détruite – ou neutralisée, comme le souhaitaient les secteurs
les plus avancés de la société dans les
années 1960 et 1970 –, a le vent en poupe.
Longman donne dans son article des arguments de poids qui lui permettent d’estimer
que l’avenir démographique de l’humanité
fera nettement pencher la balance en faveur
du conservatisme (je le soupçonne d’ailleurs
de s’en réjouir). Les sociétés dites avancées, celles qui croient à l’égalité des sexes,
aux droits des homosexuels, à la légitimité
des enfants nés hors mariage, à l’enfant
unique ou tout au plus au “un garçon, une
fille”, et qui parallèlement se méfient de
l’institution militaire, des autorités religieuses et de tous les grands discours
patriotiques, sont condamnées à disparaître. Ça alors ! A ce qu’il semble, plus l’individu conquiert de nouveaux droits, plus
le groupe est en danger, surtout si l’individu en question est une femme.
Que peuvent faire ceux qui ne se sont pas
multipliés conformément au commandement
divin – et je peux en citer un paquet – face
à la poussée nataliste des membres de
l’Opus Dei, des Légionnaires du Christ, des
multiples groupes de neocons ou des expressions les plus arriérées de l’islam oppresseur des femmes ? A en croire Longman,
rien. Et, à en croire la réalité, rien non plus.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
36
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Les impôts pénalisent les célibataires, et
même les gouvernements les plus progressistes favorisent les familles.
On peut toujours promulguer à tour de bras
des lois contre la violence sexiste, la discrimination au travail et autres aberrations
et inégalités. Mais, tant que l’idée que la
survie de l’espèce dépend du pater familias restera ancrée au plus profond de
la conscience sociale, non seulement rien
ne changera, mais les choses iront même
en s’aggravant.
La lutte pour l’émancipation devient de plus
en plus complexe. Et l’on entend le chœur
des lamentations de doctes mâles blessés
dans leur orgueil, qui proclament, à l’instar
de Longman, l’irrémédiable nécessité
du patriarcat.
Maruja Torres, El País Semanal, Madrid
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LA FAMILLE REVIENT !
●
Illustration
de Polly Becker parue
dans Foreign Policy,
Washington.
■
Entre-temps, les familles à enfant unique
sont exposées au risque d’extinction. L’enfant
unique remplace l’un de ses parents, mais pas
les deux. Et ces familles ne contribuent guère
à renouveler la population de demain : 17,4 %
de femmes de la génération du baby-boom n’ont
eu qu’un seul enfant, et leurs descendants ne
représentent que 7,8 % de la génération suivante.
En revanche, près du quart des enfants de babyboomers sont issus des quelque 11 % de femmes
qui ont eu quatre enfants ou plus. Cela conduit
à l’émergence d’une nouvelle société, dont les
membres seront dans leur grande majorité issus
de parents ayant tourné le dos aux tendances
sociales d’une époque où les familles avec peu
ou pas d’enfants étaient la norme.
Cela signifie-t-il que les sociétés éclairées
mais peu prolifiques d’aujourd’hui sont vouées
à l’extinction ? Sans doute pas, et cela n’est dû
qu’à la spectaculaire transformation culturelle
qui se prépare. Comme cela s’est déjà produit
bien des fois au cours de l’Histoire, cette transformation survient au moment où les éléments
laïcs et libertaires de la société ne se reproduisent pas, laissant ainsi par défaut les tenants des
valeurs traditionnelles et patriarcales dominer
la société.
A l’époque gréco-romaine déjà, de nombreux
citoyens très instruits en étaient arrivés à la
conclusion qu’il n’y avait aucun avantage à investir dans les enfants, qui étaient perçus comme
un obstacle onéreux à la réussite personnelle
et matérielle. Si cette conception a condamné de
nombreuses familles à disparaître, elle n’a pas
été fatale à la société dans son ensemble. Par
un processus d’évolution culturelle, elle a au
contraire favorisé la résurgence d’un ensemble
de valeurs et de normes que l’on pourrait en gros
qualifier de patriarcales.
Les sociétés premières n’exerçaient aucune
pression sur leurs membres pour les obliger à se
reproduire, car elles devaient éviter de se renouveler plus vite que le gibier dont elles se nourrissaient. On retrouve dans quasiment toutes les
sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ont perduré
assez longtemps pour être étudiées par les anthropologues diverses coutumes visant à décourager
la procréation : mariage tardif, avortement ou
infanticide.
Certaines de ces sociétés sont sans doute parvenues à limiter leur croissance démographique
en accordant aux femmes des positions sociales
élevées : les rôles de prêtresse, de sorcière,
d’oracle, d’artistes ou même, parfois, de guerrière auraient offert à certaines d’entre elles des
alternatives satisfaisantes à la maternité, contribuant ainsi à maintenir la fécondité globale à
des niveaux viables.
Les sociétés préagraires n’avaient que pas ou
peu de raisons militaires de favoriser une forte
natalité : guerres et conquêtes ne présentaient
pas grand intérêt – il n’y avait ni greniers à piller,
ni bétail à voler.Tout change avec la révolution
agricole du néolithique, amorcée il y a environ
onze mille ans. La population devient alors un
instrument de pouvoir. Avec la relative abondance de denrées alimentaires, de plus en plus
de sociétés découvrent que la grande menace
démographique pour leur survie n’est plus la surpopulation, mais le sous-peuplement.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
37
Russie
En 2005,
la population russe
(143 millions)
a diminué de
750 000 personnes,
autant qu’en 2004.
Depuis 1993,
le pays a perdu
près de 6 millions
d’habitants.
Aujourd’hui,
la moitié
des 41 millions
de ménages russes
n’ont pas d’enfants.
En mai dernier,
Vladimir Poutine
a présenté
une série de mesures
pour résoudre
ce problème
qu’il juge désormais
comme le plus grave
du pays.
“Les allocations
mensuelles
pour le premier
enfant passeront
de 700 [20,50 euros]
à 1 500 roubles,
et à 3 000 roubles
[soit 88 euros]
pour le deuxième ;
les allocations
payées aux femmes
en congé
de maternité
ne devront pas être
inférieures à 40 %
de leur salaire”,
indique
l’hebdomadaire
Kommersant-Vlast.
“Sont également
prévus
une contribution
aux dépenses
effectuées durant
la période préscolaire
de l’enfant
et le versement
par l’Etat d’un
capital d’au moins
250 000 roubles
[7 340 euros]
à partir
du 1er janvier 2007
à la naissance
du deuxième enfant.”
DU 22 AU 28 JUIN 2006
A partir de ce stade, au lieu de mourir de
faim, les sociétés à fort taux de fécondité gagnent
en force et en nombre, et commencent à menacer celles qui ont une natalité plus faible. Les
peuples qui se reproduisent le plus vite se constituent peu à peu en nations, puis en empires, évinçant les derniers chasseurs-cueilleurs, qui se
reproduisent lentement.
Il est essentiel que les guerriers se montrent
féroces et vaillants au combat. Il est encore plus
important qu’ils soient nombreux. C’est la leçon
qu’avait apprise le roi Pyrrhus au IIIe siècle
av. J.-C., alors qu’il marchait avec ses armées sur
la péninsule italienne pour tenter de soumettre
les Romains. Dans un premier temps, la bataille
d’Ausculum lui donne l’avantage, mais au prix
de très lourdes pertes – d’où l’expression de “victoire à la Pyrrhus” –, si bien qu’il en aurait conclu :
“Encore une victoire comme celle-là et nous sommes
perdus.” Les Romains, qui à l’époque se reproduisaient beaucoup plus rapidement que les
Grecs, envoyaient inlassablement des renforts.
Pyrrhus fut écrasé par la force numérique de l’ennemi, et la Grèce, après une longue période de
déclin démographique, finit par être pillée et
colonisée par Rome.
LES BÂTARDS ET LES MÈRES
CÉLIBATAIRES STIGMATISÉS
Les sociétés patriarcales présentent des caractères très divers et passent par différents stades.
Elles ont toutefois en commun des coutumes et
des mentalités qui servent à optimiser la fécondité et l’investissement des parents dans la génération suivante. La stigmatisation des enfants
“illégitimes” est l’un des aspects les plus importants. L’acceptation croissante des naissances
hors mariage donne bien la mesure du recul du
patriarcat dans les sociétés développées. Dans
un régime patriarcal, les “bâtards” et les mères
célibataires ne peuvent être tolérés car ils sapent
l’investissement paternel. Les enfants illégitimes
ne prenant pas le nom de leur père, celui-ci a
tendance à ne pas assumer ses responsabilités.
Les enfants “légitimes” deviennent en revanche
objet de fierté ou de honte pour le père et la
lignée familiale. L’idée que les enfants légitimes
appartiennent à la famille de leur père et non à
celle de leur mère n’a aucun fondement biologique, mais donne souvent aux hommes d’excellentes raisons affectives d’avoir des enfants et
d’avoir envie de les voir perpétuer leur lignée. Le
patriarcat incite par ailleurs les hommes à procréer jusqu’à ce qu’ils aient au moins un fils.
Un autre facteur expliquant l’avantage évolutionniste du patriarcat est qu’il pénalise les
femmes qui ne se marient pas et n’ont pas d’enfants. Il y a quelques décennies encore, on qualifiait ces femmes de “vieilles filles”, on les plaignait de ne pas pouvoir avoir d’enfants ou on les
accusait d’être égoïstes. Le patriarcat, en offrant
aux femmes très peu d’alternatives enviables, les
poussait ainsi à prendre un époux et à devenir
mères à plein temps.
Une société organisée selon ces principes
peut très facilement tourner à la misogynie et,
au bout du compte, se condamner à la stérilité,
comme cela s’est passé dans la Grèce et la Rome
antiques. Mais, tant que le système patriarcal
évite de tomber dans ces travers, il produit
davantage d’enfants sans doute mieux élevés
que ne le font les sociétés organisées selon
d’autres principes – et, en fin de compte, c’est
là l’unique préoccupation de l’évolution.
une famille36-38
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Page 38
e n c o u ve r t u re
Cette thèse prête à controverse. Car nous
associons aujourd’hui le patriarcat à l’intolérable exploitation des femmes et des enfants,
à la pauvreté et aux Etats en faillite. On songe
aux talibans ou aux lapidations de femmes
accusées d’adultère au Nigeria. Or ce sont là
des exemples de sociétés manquant cruellement d’assurance, qui ont dégénéré en tyrannies masculines et ne sont en rien représentatives de la forme de patriarcat qui, au fil de
l’histoire de l’humanité, a acquis un avantage
évolutionniste. Dans un véritable régime
patriarcal, comme celui de la Rome antique
ou de l’Europe protestante du XVIIe siècle, les
pères ont toutes les raisons de s’intéresser de
très près aux enfants que portent leurs
épouses : car, à partir du moment où les
hommes se considèrent et sont considérés
comme les dépositaires de la lignée patriarcale,
le devenir de ces enfants a une incidence
directe sur leur propre rang social et sur leur
honneur.
LES EUROPÉENS DE DEMAIN
NE SERONT PAS DES CONTESTATAIRES
Dans bien des cas, l’unique chose qui soutient
la famille patriarcale est l’idée que ses membres
défendent l’honneur d’une longue et noble
lignée. Pourtant, lorsqu’une société devient
cosmopolite, évolue rapidement et assimile des
idées nouvelles, de nouveaux peuples et des
luxes inédits, ce sens de l’honneur et du rapport aux ancêtres commence à s’estomper,
et avec lui tout sentiment de la nécessité de se
reproduire. “A partir du moment où un peuple
hautement cultivé commence à envisager le fait
d’avoir des enfants en termes d’avantages et d’inconvénients, il amorce un tournant décisif”, notait
l’historien et philosophe allemand Oswald
Spengler [1880-1936].
Ce tournant ne signifie pas forcément la
fin d’une civilisation, mais simplement sa transformation. S’il est vrai que les familles nobles,
laïques et infécondes de la Rome impériale ont
disparu, et avec elles la conception qu’avaient
leurs ancêtres de Rome, l’Empire romain ne
s’est pas pour autant dépeuplé. C’est sa composition démographique qui a changé : il s’est
retrouvé constitué de nouvelles cellules familiales, très patriarcales, hostiles au monde séculier et portées par leur foi soit à croître et se
multiplier, soit à entrer dans les ordres. Ces
changements ont ouvert la voie à l’Europe féodale, mais n’ont signé l’arrêt de mort ni de
l’Europe ni de la civilisation occidentale.
C’est peut-être à une transformation de ce
type que nous assisterons au cours de ce siècle.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, par exemple, le
nombre d’enfants que les gens font et les conditions dans lesquelles ils les font est fonction de
leurs convictions politiques et culturelles.Vous
êtes antimilitariste ? Eh bien, si l’on en croit
une étude réalisée par les démographes Ronny
Lesthaeghe et Johan Surkyn, vous êtes moins
susceptible d’être marié(e) et d’avoir des
enfants que quelqu’un qui n’a aucune objection contre l’armée.
L’écart considérable entre les taux de fécondité des individualistes laïcs et des conservateurs religieux augure d’un profond bouleversement des sociétés modernes, qui sera
d’origine démographique. Beaucoup d’adultes
d’âge moyen qui n’ont pas eu d’enfants peuvent regretter d’avoir fait un choix de vie
débouchant sur l’extinction de leur lignée fami-
●
Illustration
de Polly Becker parue
dans Foreign Policy,
Washington.
■
Ségolène
On l’a entendue dire
récemment qu’elle
était favorable
à la mise sous tutelle
des allocations
familiales
“quand les incivilités
se multiplient”.
Ou qu’elle voulait
“épauler les familles”
défaillantes à l’aide
de “stages dans
des écoles
de parents”. L’idée
de responsabilité
est au cœur de
la conception qu’a
Ségolène Royal
de la famille.
Ministre
de la Famille du
gouvernement Jospin
de 2000 à 2002,
elle a instauré,
la résidence alternée
pour les enfants
de parents séparés,
une mesure
de plus en plus
appliquée (9 % des
décisions de justice).
Elle a aussi instauré
un livret de paternité,
mesure symbolique
qui accompagnera,
la création d’un
congé de paternité
de onze jours. Enfin,
elle préfère parler
“des familles, quelle
que soit leur forme”,
un pluriel
qui lui semble mieux
correspondre
à la situation “des”
familles actuelles.
(Voir aussi pp. 11-12)
liale, mais ils n’ont pas de fils ou de fille à qui
faire partager cette prise de conscience tardive.
Parallèlement, les descendants de couples qui
ont eu trois enfants ou plus seront largement
surreprésentés dans les générations suivantes,
et avec eux les valeurs et les idées qui ont
amené leurs parents à avoir de grandes familles.
On peut objecter que l’Histoire, et plus
particulièrement l’histoire de l’Occident, fourmille de révoltes d’enfants contre leurs parents.
Les Européens de demain, même s’ils sont
dans leur écrasante majorité élevés dans des
foyers patriarcaux et religieux, ne peuvent-ils
pas devenir une nouvelle génération de
soixante-huitards ? La grande différence est
que, dans l’après-Seconde Guerre mondiale,
presque tous les segments des sociétés
modernes se sont mariés et ont eu des enfants.
Certains en ont eu plus que d’autres, mais
l’écart entre croyants et laïcs n’étaient pas si
important, et les ménages sans enfants étaient
rares. Ils sont en revanche aujourd’hui très
nombreux et ceux qui procréent n’ont généralement qu’un enfant. Contrairement à la
génération du baby-boom, la plupart des
enfants de demain seront donc issus d’un segment de la société relativement restreint et culturellement conservateur. Certains rejetteront
les valeurs de leurs parents, comme cela s’est
toujours fait. Mais, lorsqu’ils chercheront
d’autres laïcs et adeptes de la contre-culture
avec qui faire cause commune, ils découvriront que la majorité de ces compagnons de
route potentiels n’ont jamais vu le jour.
Que ça leur plaise ou non, les sociétés développées évoluent vers le patriarcat. D’une part,
parce que les segments conservateurs font
davantage d’enfants et, d’autre part, parce que
la réduction de l’Etat-providence en raison du
vieillissement de la population et de la dénatalité leur assurera un avantage de survie supplémentaire, qui à son tour favorisera une plus
forte fécondité. A mesure que les Etats restitueront à la famille les fonctions qu’ils lui
avaient ravies par le passé, et notamment le
soutien des personnes âgées, les gens se rendront compte qu’ils ont besoin de procréer
davantage pour assurer leurs vieux jours, et ils
chercheront à s’attacher leurs enfants en leur
inculquant des valeurs traditionnelles, proches
du commandement biblique “Tu honoreras ton
père et ta mère”.
C’est dans les sociétés qui sont aujourd’hui
les plus sécularisées et dont les systèmes de
protection sociale sont les plus généreux et les
plus déficitaires que le retour du religieux et
la résurgence de la famille patriarcale seront
les plus sensibles. Il se peut que l’Europe et le
Japon accusent une forte baisse démographique en valeur absolue, mais, par un processus semblable à celui de la survie du plus
fort, la population qui subsistera s’adaptera
à un nouvel environnement dans lequel plus
personne ne pourra compter sur l’Etat pour
se substituer à la famille et où un Dieu patriarcal commandera aux membres de la famille
de réprimer leur individualisme et de se soumettre au père.
Phillip Longman
V U D U R O YA U M E - U N I
Mon troisième enfant grâce à la France
■ Il y a six ans, raconte la journaliste
britannique Helena Frith Powell dans
le Daily Mail, elle et son mari voulaient
un troisième enfant mais estimaient
qu’ils n’en avaient pas les moyens,
malgré leurs deux salaires confortables. Une amie leur donne l’idée de
s’installer en France. Voilà qui est fait
six mois plus tard. Le couple emménage dans une vieille ferme dans les
environs de Montpellier, et un bébé est
rapidement mis en route.
“Chaque fois que des amis me demandent si je regrette notre décision, il me
suffit de regarder mes trois enfants pour
connaître la réponse, assure Helena
Frith Powell. Ce n’est pas seulement
que notre situation financière est plus
facile en France, même si cela compte.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
Des amis qui vivent ici et ont cinq
enfants n’ont pas payé un seul centime
d’impôt sur le revenu depuis plus de
trois ans. Mais, plus important, c’est
l’attitude à l’égard des familles nombreuses. Ici, on les encourage vraiment.
Le congé maternité et autres avantages
sont extrêmement généreux comparés
à ce qu’ils sont en Angleterre. Deux des
femmes politiques françaises les plus
en vue, Ségolène Royal et Clara Gaymard, ont assez d’enfants à elles deux
pour former une équipe de foot, ce qui
donne une idée du soutien apporté aux
familles.”
“Avant de nous installer en France, poursuit l’auteur de More France Please,
We’re British !, nos filles Olivia et Bea
allaient à une crèche à Crowborough,
38
DU 22 AU 28 JUIN 2006
dans le Sussex. Je les y conduisais en
voiture tous les matins avant de me
rendre à Londres. La crèche me coûtait
130 livres par jour [190 euros] et je
devais m’y trouver à 17 h 30 pile pour
les reprendre. Je devais payer une
amende pour chaque minute de retard.
Quant à y envoyer un troisième enfant,
on m’avait déjà prévenue qu’il n’y avait
pas de réduction pour les familles nombreuses. J’avais donc le choix entre
renoncer à travailler et devenir mère au
foyer (ce qui était exclu, financièrement
et intellectuellement) ou travailler à perte
et employer une nourrice qui m’aurait
coûté plus de la moitié de mon salaire.
Tout ce stress a disparu du jour au lendemain quand nous nous sommes installés en France.”
816-39 pub ulysse
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Enquête A chacun son festival d’été
SRI LANKA
Franche-Comté Chemins de contrebandiers
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Croatie
Istrie,
la discrète
www.ulyssemag.com
L A
C U L T U R E
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V O Y A G E
Sri Lanka
Nature, art, bouddhisme
L’île de tous les éveils
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19/06/06
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Page 40
p o r t ra i t
Anna Wolska, née Branicka
La châtelaine de Varsovie
RZECZPOSPOLITA (extraits)
Varsovie
A l’arrivée du printemps,
les volets du manoir de Dankow
s’ouvrent. Depuis quatre ans qu’Anna Wolska
vient ici, cette demeure du XIX e siècle revit.
“Dankow est situé loin des routes. Une situation idéale en
cas de guerre”, dit Mme Wolska. Pour elle, les déplacements des troupes et le cantonnement des soldats
dans les propriétés sont une réalité à prendre sérieusement en compte. L’expérience de sa jeunesse a laissé
des traces chez la dernière descendante de la longue
lignée des Branicki.
Quand, en septembre 1944, les Allemands ont
ordonné d’évacuer le château de Wilanow, où elle
habitait avec ses parents et ses sœurs, les Branicki ont
eu trois heures pour plier bagage. Anna, alors âgée
de 20 ans, montée sur sa pouliche préférée, s’est
retrouvée dans la cavalcade ouverte par deux landaus
noirs armoriés. En se retournant vers le château, elle
ne pouvait imaginer qu’elle n’y reviendrait plus pendant des années.
Des décennies plus tard, c’est le manoir de Dankow, près de Varsovie, qui allait devenir le berceau de
la famille. Il a jadis appartenu à la famille des Janosz,
célèbre pour son élevage de chevaux, dont descend
Tadeusz Wolski, le mari d’Anna. Récupérer Dankow
était son rêve, et elle l’a réalisé en 2002. Mais l’avenir
de la demeure reste incertain. Anna Wolska aime à penser que son fils cadet reviendra des Etats-Unis pour y
installer son atelier de sculpture.
Dans un intérieur sans prétention, où les souvenirs de famille côtoient des meubles de Castorama,
on ressent le côté provisoire de l’installation. Pour le
moment, la dernière des Branicki essaie de profiter
de ce qu’elle a. Appuyée sur une canne d’ébène à pommeau d’argent, elle se promène à travers champs pour
admirer son blé et son colza. Cinquante années passées aux côtés du Pr Tadeusz Wolski, un grand spécialiste des céréales, ont laissé leur empreinte. En attendant la moisson, elle examine les longs épis, présage de
bonne récolte.
Sur sa table de chevet, à Dankow, elle garde le livre
qu’elle a publié, Les Lettres jamais postées. Elle aime le
lire avant de s’endormir et évoquer les souvenirs de
l’époque où elle était internée en Union soviétique avec
sa famille et un groupe d’aristocrates. “Je m’y retrouve
telle que je suis, spontanée et ouverte. Mes proches me
disaient : ‘Ne sois pas si directe, ne pose pas de questions, il ne faut pas montrer qu’on ne sait pas.’” Peine
perdue, avoue-t-elle aujourd’hui.
Elle a pris ces notes il y a soixante ans. Elle notait
tout ce qui l’étonnait dans la réalité soviétique, où elle
a atterri d’une manière inattendue. Gardés par des soldats de l’Armée rouge, les membres de sa famille ont
passé trois ans à s’interroger sur leur avenir. Anna Branicka a présenté dans son livre, sans le retoucher, le
récit de leur existence à Krasnogorsk, ce qui lui a valu
quelques critiques de la part des autres détenus lors de
la publication. Car Anna y fait part des “terribles engueulades” et des conflits survenant chez des gens habitués au luxe et qui se retrouvent subitement enfer-
més dans un petit espace où une casserole sert de récipient pour se laver, pour cuisiner et pour faire la lessive. Elle est alors une “fille débordante de santé”. Un soldat de l’Armée rouge est impressionné par l’assurance
avec laquelle elle coupe le bois. Il lui propose le mariage.
Quand elle raconte, amusée, l’incident à son père, celuici lui conseille : “Tu devrais considérer cette offre sérieusement, car une autre chance ne te sourira peut-être jamais.
Nous ne savons pas si nous quitterons un jour la Russie.”
“Nous savions parfaitement qu’il était impossible de dire la
vérité dans les lettres que nous envoyions à nos proches, en
Pologne. Nous passions notre temps à
choisir nos mots, raconte Anna
■ Héritage
Wolska. Un jour, nous avons vu un
Le château de
soldat déchirer nos lettres,élaborées avec
Wilanow, construit à
la fin du XVIIe siècle
tant de mal.” Krasnogorsk était
par le roi Jean III
coupé du monde. Anna a comSobieski, a partagé
mencé à écrire à Janusz Radomyski,
– après la Seconde
un jeune résistant qu’elle avait
Guerre mondiale – le
connu pendant la guerre et qui se
destin de toutes les
cachait, comme tant d’autres, au
grandes demeures
palais de Wilanow. Anna avait l’imaristocratiques
pression de communiquer avec son
en Pologne : il a été
fiancé. “Tous étaient au courant et tennationalisé. Depuis
taient de me prévenir que je risquais
1989, Anna Wolska
tente de récupérer
une déception”, explique-t-elle. On
une partie du
lui disait qu’aucun sentiment ne
mobilier du château,
pouvait survivre aux années de sépamais la direction du
ration. Mais elle disait que son
musée s’y oppose.
Janusz était différent. Après son
Elle réclame aussi
retour à Varsovie, elle a appris qu’il
des dédommagements
s’était marié en Grande-Bretagne,
pour les terrains
et qu’il avait eu un enfant.
qui dépendaient
Aujourd’hui, elle considère que
du château
le destin a bien fait les choses en
et qui accueillent
désormais un
mettant sur son chemin Tadeusz,
quartier résidentiel.
son futur mari. “J’ai compris que je
Le tribunal lui
pouvais compter sur lui. Un homme
a donné raison, mais
droit et sûr. Avec lui, j’ai toujours su
le fisc lui demande
que je pouvais mettre ma main au feu.”
de régler les arriérés,
Lorsqu’on l’interroge sur ce que
sans attendre
signifie le luxe pour elle, elle répond
qu’elle perçoive
spontanément que c’est la mousse
les fonds accordés
aux châtaignes préparée par un cuipar la justice.
sinier de Wilanow. Ou peut-être le
landau noir tiré par des pur-sang arabes qui l’emmenait à l’école avec ses sœurs. Ou encore, quand elle était
en Russie, un plat d’œufs brouillés accompagnés de
viande en boîte et de thé sucré. “Aujourd’hui, cela doit
être un jet privé. Un de mes cousins en a un. Ça en jette”,
dit-elle. Mme Wolska sait que rien n’est donné pour toujours. Dans le petit salon de sa maison de Varsovie, dans
le quartier de Mokotow, elle affirme que tout peut arriver : “Avec [le populiste] Lepper au pouvoir, ils sont capables
de vous mettre des locataires dans votre logement.”
La trahison de Targowica, en 1792, à laquelle participa son ancêtre, le hetman Branicki [mettant fin à
l’indépendance de la Pologne, en 1795], a toujours été
un sujet sensible pour la famille. C’est peut-être pour
cette raison que les générations de Branicki se transmettent l’obligation de léguer des biens à des œuvres
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
40
patriotiques. “Notre père nous a dit un jour : ‘On exige
deux fois plus des Branicki’”, rappelle Mme Wolska.
C’était le jour même où elle a rejoint la Résistance.
Elle n’a qu’un mot pour décrire son enfance : l’insouciance. Malgré d’énormes problèmes financiers,
les parents ne disaient rien aux enfants. Au lendemain
de la Première Guerre mondiale, la famille a perdu
ses biens en Ukraine, des domaines d’une superficie
équivalente à celle de la Belgique. Or habiter Wilanow coûtait très cher. C’est pourquoi le contraste entre
l’avant- et l’après-guerre fut d’autant plus frappant.
A Cracovie, où la famille s’est installée à son retour de
Russie, Anna allait chercher de la nourriture à la soupe
populaire. Un jour, une femme qui faisait la distribution lui a demandé son nom. “Branicka ?Vous n’avez pas
pu trouver un nom plus aristocratique ?” a-t-elle ironisé.
Une vraie gifle. La deuxième fois, c’était à l’université de Varsovie, où elle étudiait la sociologie. Pendant
le cours consacré aux classes sociales disparues, l’enseignante lui a demandé d’expliquer comment se sentait l’une de ses représentantes…
“Je n’aime pas venir àWilanow, c’est trop douloureux”,
dit Mme Wolska. Elle est la dernière de ceux pour qui ce
palais royal était une maison familiale. Forcément, sa
famille ne partage pas ce sentiment. Son fils Mikolaj
lui a dit un jour : “Maman, tu as dit que tu habitais ici,
mais on ne peut pas habiter dans un musée !”
Les négociations sur la récupération du mobilier du
château ont été longues. La famille n’a pu en obtenir
qu’une petite partie, sans grande valeur.
Les bouteilles de vins hongrois et français cachées
dans une cave murée ont survécu à la guerre et au changement de régime. Dans les années 1960, la mère
d’Anna a conclu un marché avec le Premier ministre
Jozef Cyrankiewicz : elle allait dévoiler la cachette et la
chancellerie aurait un droit de préemption sur certaines
bouteilles. “Une foule de dignitaires sont arrivés à Wilanow, se rappelle Mme Wolska. La dégustation fut le clou
du spectacle. Les notables communistes buvaient les nectars
précieux comme si c’était de la vodka.”
Les parents d’Anna reposent dans la crypte familiale de l’église de Wilanow. Ces derniers temps, Anna
Wolska pense de plus en plus à l’après et a décidé de
prendre les choses en main. “Je ne veux pas causer de
problèmes à mes fils, qui n’osent pas prendre les devants.
Alors, je suis allé voir le curé.” On lui a annoncé que la
crypte était réservée aux bienfaiteurs de Wilanow. Qui
était-elle au juste ? Le curé ne la connaissait pas, et avait
encore moins entendu parler de ce qu’elle avait pu faire
pour Wilanow. Mais la donation d’une parcelle de terrain à l’Eglise pourrait arranger les choses…
Finalement, l’affaire a abouti chez le primat de
Pologne, Mgr Jozef Glemp. La conversation a ressemblé à des négociations commerciales.“Je n’ai jamais rien
fait de honteux dans ma vie. Certains ont dû le remarquer,
puisqu’ils m’ont demandé de devenir la première dame de
l’ordre de Malte en Pologne. La crypte a été fondée par
ma tante, six places sont encore disponibles. Je devrais pouvoir y reposer aux côtés de mes parents. Ils y ont été enterrés avec l’autorisation des communistes. Et moi, je mourrai
dans une Pologne désormais libre.”
Maja Narbutt
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Photos : Jakub Ostalowski/Fotorzepa
●
■ Anna Wolska
en 2006.
Photos
de famille réunies
par la dernière
des Branicki.
La couverture du
livre Lettres jamais
postées, édition
de 1990.
Le manoir
de Dankow,
près de Varsovie.
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DU 22 AU 28 JUIN 2006
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enquête
●
À LA FRONTIÈRE DU VENEZUELA ET DE LA COLOMBIE
Sanglants secrets de paramilitaires
Miami
ne enquête croisée entre des membres d’ONG,
des sources militaires colombiennes et des proches
des services de renseignements de Bogotá et
de Caracas commence aujourd’hui à soulever le
voile sur l’ampleur d’un massacre qui a fait plus de
11 000 victimes en cinq ans. Il est l’œuvre de paramilitaires trafiquants de cocaïne appartenant aux Autodéfenses unies de Colombie (AUC) [milices d’extrême
droite]. Ce sont les mêmes combattants qui, en échange
de leur démobilisation, se sont vu accorder en 2006 par
le président colombien Alvaro Uribe l’amnistie, la liberté
et l’assurance de ne pas être extradés vers les Etats-Unis.
Tout a commencé le long d’un petit tronçon de la
frontière colombiano-vénézuélienne. Dès août 2002,
le Département administratif de sécurité (DAS) [service de renseignements placé sous l’autorité de la présidence] aurait signé des accords avec de puissants
narcotrafiquants et paramilitaires, qui sont, selon nos
sources, parvenus à établir en territoire vénézuélien un
contingent illégal d’au moins 1 000 combattants. Ceuxci dominent aujourd’hui de vastes territoires dans au
moins trois Etats frontaliers [vénézuéliens], le Zulia, le
Táchira et l’Apure. D’après les statistiques de la police
colombienne et du service médico-légal national
recueillies par la Fondation Progresar, une ONG colombienne dirigée par le chercheur Wilfredo Cañizares,
le projet d’établissement frontalier des paramilitaires
a entraîné, ces cinq dernières années, la mort de
11 200 personnes dans quinze cantons du département
colombien du Norte de Santander. Ces chiffres ne comprennent pas les personnes disparues dans ce département et dans les régions du Venezuela contrôlées par
les paramilitaires colombiens. L’ampleur des atrocités
commises n’est apparue que très récemment, grâce
aux renseignements et aux cartes
fournis par la Fondation Progresar. Le 3 février 2006,
Ils ont aussi permis de localiser des près de Santa Marta,
cimetières clandestins. Entre le 2 et les milices
le 9 avril 2006, le parquet colom- paramilitaires
bien a exhumé les restes de 32 per- d’extrême droite
sonnes victimes des paramilitaires se démobilisent
dans la zone de La Gabarra (can- en échange d’une
amnistie promise
ton de Tibú), à la frontière véné- par le gouvernement
zuélienne. “La ville colombienne colombien.
d’El Tarra [située dans la forêt frontalière du Norte de Santander] compte
plus de 200 veuves sur 3 000 habitants”, explique Wilfredo Cañizares. “Nous avons reçu des plaintes. Nous
savons que, dans sept villes du département, il y a au moins
35 fosses ou cimetières clandestins. Rien qu’à La Gabarra,
où s’est rendue la commission judiciaire, nous savons qu’il
y a 19 fosses. Rien qu’à La Gabarra ! Pour le moment,
la commission n’en a fouillé que deux, contenant les restes
de 32 personnes”, ajoute-t-il. En vertu d’accords internationaux qui contraignent le gouvernement colombien à tolérer les défenseurs des droits de l’homme
et à assurer leur sécurité, la Fondation bénéficie de
la protection du ministère de l’Intérieur.
Selon des sources émanant du parquet vénézuélien,
Caracas s’apprête à demander l’accès aux échantillons
ADN des restes humains trouvés dans les fosses le long
de la frontière, afin de déterminer combien de ressor-
U
Des opérations de “nettoyage
politique” lancées par les
milices d’extrême droite ont
fait plus de 11 000 victimes.
Une enquête révèle
aujourd’hui la complicité
du gouvernement colombien.
tissants vénézuéliens figureraient parmi les victimes.
On soupçonne en effet les paramilitaires et le DAS
d’avoir fait sortir du pays des militants d’extrême
gauche vénézuéliens [vraisemblablement liés aux Forces
armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et bénéficiant, sous le gouvernement d’Hugo Chávez, d’une
certaine tolérance] et de les avoir exécutés. Cela constituerait le projet de “nettoyage politique” le plus terrible
de l’histoire du Venezuela.
Les langues ont commencé à se délier depuis l’annonce, le 6 novembre 2005, du désarmement des paramilitaires de la région lors d’une cérémonie officielle
présidée par Luis Carlos Restrepo, le haut-commissaire à la paix d’Uribe. Des paysans ont alors contacté
la Fondation Progresar et lui ont apporté des ossements, des restes de chevelure et des morceaux de peau
desséchés provenant de leurs proches assassinés et
enterrés dans les fosses communes par les paramilitaires. Les familles n’avaient pas osé exhumer entièrement les corps de leurs parents morts. Elles s’étaient
contentées de prélever et de conserver des éléments
des dépouilles. Un rapport élaboré par deux ONG
vénézuéliennes et une colombienne à partir des témoi-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
gnages des habitants de la zone permet de dater le
début des tueries et de connaître la manière de
procéder des paramilitaires. De plus, il démontre sans
équivoque la tolérance, si ce n’est la complicité, de
l’armée régulière colombienne.
Les premières opérations remontent très exactement au matin du 29 mai 1999, à 9 h 30. Un contingent de paramilitaires a installé un barrage routier sur
la route entre La Gabarra et la ville de Tibú, à la frontière vénézuélienne. “Le barrage était situé à proximité d’un poste de contrôle de la police nationale colombienne, connu sous le nom de Refinería, précise le rapport.
Plus de soixante véhicules de passage ont été contraints de
s’arrêter. Une centaine de personnes, des paysans, des commerçants et des villageois, ont été arrêtées par les paramilitaires, qui leur ont demandé leurs papiers d’identité
afin de les comparer avec une liste en leur possession. Les
personnes qui figuraient sur cette liste ont été exécutées.”
C’est ainsi que les paramilitaires ont débusqué les guérilleros de gauche de la région, responsables euxmêmes de plusieurs massacres et maîtres de la zone
pendant de longues années.
Deux mois plus tard, ces actions ont été revendiquées par un commandant paramilitaire, connu sous
le nom de comandante Camilo, devant une commission composée de membres du bureau de défense
du peuple, du bureau du Haut-Commissariat des
Nations unies pour les droits de l’homme et du diocèse de Tibú. Cet homme a par la suite été amnistié
dans le cadre du plan de démobilisation lancé par le
président Uribe. Selon l’Agence de lutte antidrogue
américaine (DEA), ces actions ont permis aux narcotrafiquants colombiens à la tête des AUC, parmi lesquels le puissant Salvatore Mancuso, de garder le
contrôle des champs de coca de la région ainsi que des
laboratoires de fabrication de cocaïne, qui se sont par
la suite multipliés. La prise de contrôle de La Gabarra
William Fernando Mar tin/AP-Sipa
EL NUEVO HERALD (extraits)
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Rafa Salafranca/EPA-Sipa
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Des paysans ont apporté
des restes de chevelure
et des morceaux de peau
M ER
C ARAÏBES
DES
2
Caracas
LIA
Maracaibo
Tibú
Puerto Santander
Cúcuta
Medellín
Région de
Catatumbo
TÁCHIRA
VENEZUELA
San Cristóbal
El Nula
APURE
NORTE DE
SANTANDER
Cordillère
COLOMBIE
des
Andes
Bogotá
0
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
400 km
43
1. Aruba (P-B), 2. Antilles néerlandaises (P-B). Source : Courrier international
1
ZU
par les paramilitaires et, plus globalement, de la région
transfrontalière de Catatumbo a entraîné plusieurs
exodes successifs de paysans vers le Venezuela. Certains sont parvenus à s’y installer et sont employés
comme ouvriers agricoles dans de grandes exploitations vénézuéliennes. Selon Elkin Carrero Rojas, le
maire de La Gabarra, dans le canton de Tibú, au moins
105 exploitations et 58 propriétés ont été occupées de
force par les paramilitaires à leur arrivée dans le Catatumbo, en mai 1999. En 2002, avec l’arrivée au pouvoir d’Uribe, les paramilitaires ont organisé des fronts
d’action du côté vénézuélien. Deux ans et demi plus
tard, ils sont parvenus, dans les Etats du Zulia et du
Táchira essentiellement, à gagner le soutien de bon
nombre de grands propriétaires terriens opposés au
président Hugo Chávez.
Selon Wilfredo Cañizares, la préparation des paramilitaires envoyés à la conquête des régions vénézuéliennes frontalières s’est déroulée dans un camp d’entraînement près de La Gabarra qui était encore en
service il y a peu. “Nous savons que le camp de Puerto
Santander est resté ouvert jusqu’en 2005”, assure le directeur de la Fondation. “Des contingents y étaient entraînés en permanence. On ignore combien d’hommes exactement, mais les chiffres sont élevés.” Un officier supérieur
de l’armée colombienne a reconnu s’y être rendu et
confirme que les paramilitaires s’entraînaient en vue
d’une installation au Venezuela. Parmi leurs missions
figuraient la capture et le transfert de personnes vers la
Colombie, dans ce qu’ils appelaient des “opérations
de nettoyage” pour le compte des éleveurs. La progression des mouvements paramilitaires et de la guérilla
vers le Venezuela est telle que, aujourd’hui, plus de 60 %
des enlèvements commis dans le pays ont lieu à proximité de la frontière. Un membre des services de renseignements de la police vénézuélienne a enregistré ces
trois derniers mois 28 assassinats liés aux paramilitaires
dans la région d’El Nula, dans l’Etat de l’Apure.
La présence au Venezuela de paramilitaires a récemment été dénoncée par Rafael García, un ancien haut
fonctionnaire du DAS, qui y voit l’un des éléments
d’une stratégie du gouvernement colombien visant à
déstabiliser le régime de Chávez. Ce fonctionnaire dirigeait les services informatiques de l’agence de renseignements sous l’autorité de Jorge Noguera, directeur
du DAS jusqu’en novembre 2005 et aujourd’hui bras
droit d’Uribe en matière de sécurité. Rafael García est
aujourd’hui en prison, accusé d’avoir effacé des bases
de données du DAS rendant compte des déplacements
en Colombie de narcotrafiquants et de paramilitaires
soupçonnés d’être des proches de Noguera. Lors d’un
entretien réalisé à la prison de La Picota, à Bogotá,
Rafael García a accusé Noguera d’entretenir des liens
réguliers avec les paramilitaires les plus puissants
du pays. “Le DAS était au courant,
En 2004,
assure-t-il. Mais cela va bien au-delà
1 425 paramilitaires
du DAS.” Lorsqu’on lui demande
des AUC du bloc
si cet “au-delà” va jusqu’au présiCatatumbo sont
dent Uribe, Rafael García réplique :
réunis dans la ville
“C’est vous qui l’avez dit.” Noguera
colombienne de Tibú,
à la frontière
nie ces accusations. Il affirme que
vénézuélienne.
ses rencontres avec les paramilitaires
Ils s’apprêtent
avaient pour seul but de coordonà rendre les armes
ner leur démobilisation dans le
dans le cadre du plan
cadre d’un accord de paix conclu
de démobilisation
avec le gouvernement. “J’ai rennégocié entre
contré Mancuso et plusieurs autres
le gouvernement
représentants des AUC, mais toujours
colombien et les
en tant que directeur du DAS et penmilices. Ce plan se
dant le processus de paix. Jamais
poursuit actuellement.
avant”, déclare-t-il.
Selon Rafael García, Noguera entrait au Venezuela
par Cúcuta, accompagné du directeur local du DAS,
Jorge Enrique Díaz, et interdisait aux gardes-frontières
d’enregistrer son passage. En avril 2005, Jorge Enrique
Díaz a été assassiné en Colombie. Le mois suivant,
l’avocat Vitelmo Galvis Mogollón, alors sous-directeur
de l’agence de renseignements à Cúcuta, a été tué à son
tour. Un ancien procureur nous a affirmé, sous couvert de l’anonymat, disposer de témoins et de preuves
démontrant que les voyages de Noguera au Venezuela
sont “avérés”. Noguera aurait affirmé plusieurs fois à
Rafael García qu’il allait au Venezuela pour “parler avec
des gens”. “Je pense qu’il s’agissait d’opposants à Chávez”,
ajoute Rafael García.
Depuis l’arrivée d’Uribe au pouvoir, en 2002, “nous
avons constaté, puis affirmé que le gouvernement colombien
n’ignorait rien de ce qui se passait à la frontière”, explique,
pour sa part,Wilfredo Cañizares. Rafael García se dit
prêt à témoigner contre le DAS et contre Noguera
devant la justice vénézuélienne. Il souhaite démontrer l’ampleur des opérations de “nettoyage politique”
et de “nettoyage social” menées par les paramilitaires
au Venezuela. Il affirme que ces opérations ont été mises
au point en Colombie par le DAS et par les paramilitaires pour déstabiliser le gouvernement d’Hugo
Chávez. Mais, craignant pour sa sécurité, il ne parlera qu’une fois installé hors de Colombie. G. Guillen
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re p o r t a ge
●
LA CHINE TRADITIONNELLE EN PERDITION
Toute une culture à sauver
Jim Goodman/On Asia
Dans la province
du Yunnan, des
musiciens conduisent
la procession lors
de la fête du Dragon.
Bien des savoir-faire sont
engloutis par la modernisation
accélérée du pays.
Quelques passionnés
tentent de préserver
ce qui peut encore l’être.
donc leur expliquer.Au moment de la fête du Printemps, en
2003,j’ai demandé à onze anciens de venir faire des démonstrations de leurs arts dans la salle des fêtes du comité municipal. Leur prestation a ébahi les hauts responsables, qui ont
découvert ainsi que leur région recelait nombre de choses
intéressantes, susceptibles de générer des avantages économiques pour peu qu’on les développe. Mais ces personnes
étaient toutes des septuagénaires ou des octogénaires sans
ressources. Nous avons donc cherché une solution ; finalement, on a mis en place un programme de sauvegarde prioritaire des savoir-faire de huit anciens,auxquels ont été alloués
500 yuans [50 euros] par mois – une somme assez élevée,
par rapport au niveau de vie local – pour leur permettre
de former des apprentis.”
Tan Baolai a par ailleurs créé au sein de la maison de la culture un institut de recherche, dans le but
de mettre en valeur et de sauvegarder les arts populaires. “Ces arts, explique-t-il, ont la particularité de se
transmettre oralement, sans laisser de traces écrites. Prenons
l’exemple de la broderie au point de croix, pratiquée chez
nous par les femmes du peuple des ‘Yao à fleurs’. Dès l’âge
de 7 ans, les fillettes s’y mettent, à un âge où elles n’ont
pas encore reçu d’éducation et ne savent même pas lire le
moindre caractère. Elles brodent à leur idée, sans suivre de
modèle. Mais ces idées spontanées, elles les tiennent en fait
de leurs mères. Pour conserver ce genre de choses, l’environnement est très important. Autrefois, toutes les femmes
connaissaient le point de croix, mais, maintenant, elles partent travailler au loin et plus personne n’est là pour apprendre
cet art à leurs enfants. Et puis, la qualité de la broderie a
baissé :on est loin des 500 000 points d’autrefois.Alors qu’auparavant il fallait trois à cinq mois pour terminer une broderie, maintenant, en deux ou trois jours, c’est fini ! C’est
pourquoi nous organisons des concours de broderie pour
récompenser les personnes les plus talentueuses.”
On peut également mettre à l’actif de Tan Baolai la
redécouverte des marionnettes à gaine (budaixi). Au
Hunan, ce genre de théâtre était très répandu. Dans les
années 1950, des représentations furent même données dans des pays d’Europe de l’Est, mais la Révolution culturelle [1966-1976] porta gravement atteinte
à cette forme de divertissement. Si l’on pouvait encore
en voir dans les années 1980, elles avaient pratiquement disparu dans les années 1990. Or Tan Baolai
entendit dire en 2001 qu’un antiquaire venait d’acheter deux attirails de montreurs de marionnettes ; il en
conclut qu’il devait encore exister quelques manipulateurs et partit à leur recherche aux quatre coins de la
région. Finalement, il en trouva deux. “J’ai demandé à
SANLIAN SHENGHUO ZHOUKAN
Pékin
A D M I N I S T R AT I O N
’est en 1981, après son départ de l’armée, que Tan
Baolai est devenu directeur de la maison de la culture de la ville de Shaoyang [dans le Hunan, dans
le sud du pays]. Depuis cette date, il n’a cessé d’œuvrer en faveur de la sauvegarde des arts populaires, qu’il
s’agisse d’artisanat, de pratiques domestiques (comme
la broderie), de festivités traditionnelles ou de spectacles de rue. Pour ce faire, il passe son temps à enquêter sur le terrain, dans les villages du Hunan. Au début
des années 1980, il avait recensé une centaine de formes
d’art populaire intéressantes, mais, quand il est retourné
dans tous les endroits déjà visités, il a pu constater que
la plupart des détenteurs de ces savoir-faire (309
sur 366) avaient déjà disparu ; et que seulement vingtsix des formes d’art populaire recensées par ses soins
étaient encore pratiquées.
La disparition des arts populaires est extrêmement
rapide. “J’ai pensé que cela ne pouvait continuer ainsi, qu’il
fallait inciter les gens à transmettre leurs techniques”,
explique Tan Baolai. Mais, dans la pratique, le premier
problème auquel il se heurte est d’ordre financier. Aussi
espère-t-il une prise de conscience de la part des autorités. “Beaucoup de dirigeants ne comprennent pas : il faut
Le patrimoine culturel au musée
C
■ La Chine prend peu à peu conscience de la rapide disparition du patrimoine, des connaissances et des savoir-faire
traditionnels dans un pays happé par le tourbillon de la modernité. Le 11 juin dernier, elle a célébré sa première Journée du
patrimoine culturel. La presse nationale et locale s’est faite
l’écho d’ouvertures de musées, d’expositions de matériels de
tissage et de broderie, de démonstrations de découpe de
papier, de fabrication de marionnettes et de figurines, d’impression d’images du nouvel an, de représentations théâtrales
et musicales…
Le journal shanghaïen Jiefang Ribao rapporte ainsi que l’Etat
avait organisé la collecte de plus de 60 000 objets utilisés
dans le théâtre d’ombres chinoises, objets disséminés qui
étaient menacés de destruction. La quantité d’objets et leur
diversité permettent de composer un ensemble représentatif de cet art internationalement réputé, écrit le journal.
La Chine mène depuis longtemps plusieurs programmes de
conservation des arts populaires, notamment sous la forme
d’un inventaire du patrimoine folklorique national collecté dans
des annales locales. La musique fait l’objet d’un effort par-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
44
ticulier, avec une demande d’inscription de nombreuses formes
d’art musical chinois au registre du patrimoine intangible de
l’humanité de l’UNESCO.
Côté architecture, la Chine populaire a dès sa naissance obéi
à des impératifs d’industrialisation et rasé bien des murailles
de villes anciennes. Elle a ignoré pendant des décennies “la
notion de patrimoine culturel, qui a été réservée à des structures isolées et à des monuments, écrit le webzine universitaire australien Heritage Project Newsletter. Le résultat est que
bien des espaces chargés d’histoire ont tout simplement cessé
d’exister faute d’intégrité architecturale.” Dans les années
1980, les destructions se sont poursuivies. “Peu de paysages
urbains ont subi une destruction aussi radicale de leur architecture traditionnelle que la ville de Shaoxing – une petite ville
du Sud sillonnée de canaux –, où au milieu des années 1980
de larges portions de la ville évoquaient encore les lieux décrits
par l’écrivain Lu Xun [1881-1936].” La Chine a tout de même
obtenu l’inscription de trois agglomérations traditionnelles au
Patrimoine de l’humanité, ce qui lui a permis au passage d’élaborer ses propres critères de préservation des villes.
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Préparation d’une
impression de tissu
par des femmes
de la minorité baie
dans la région de Dali
(Yunnan).
l’un d’eux de me chanter une scène. Il y arrivait encore bien.
J’ai proposé qu’il s’entraîne chez lui chaque jour contre
un petit salaire. Quand elles ont appris la nouvelle, les différentes chaînes de télévision du Hunan sont venues réaliser des reportages.Nous nous sommes dépêchés d’aller demander aux autorités municipales qu’elles versent 500 yuans
par mois à ce marionnettiste, à condition qu’il répète son
répertoire dix jours par mois et qu’il accepte de former des
apprentis.” C’est ainsi qu’une pratique sur le point de
disparaître a pu être sauvée.
Tan Baolai donne un autre exemple. “Les tissus
imprimés indigo (lanyin huabu) constituaient autrefois un
des piliers de notre industrie, mais cette technique a totalement disparu dans les années 1980. Il y a deux ans, après
enquête, j’ai découvert quelqu’un qui savait encore comment
en fabriquer, mais cette personne avait plus de 80 ans. Je
suis allé chez le vieil homme huit ou neuf fois. Comme il
ne pouvait plus le faire lui-même, il m’a donné tout son
matériel, y compris des anciens patrons datant d’avant la
Libération [la victoire des troupes communistes contre les
nationalistes, en 1949], en m’expliquant bien le procédé et
la technique de fabrication. Ses explications se sont étalées
sur plusieurs jours. Je les ai consignées en faisant des enregistrements audio et vidéo. Puis j’ai essayé de reproduire
ce qu’il m’avait dit et j’ai rendu public son savoir-faire.”
Tan Baolai a réalisé une exposition sur cette technique
dans les vitrines de la maison de la culture, afin que les
gens du coin puissent la réapprendre.
Il est malheureusement impossible d’empêcher certains arts populaires de disparaître, car la survie du
patrimoine culturel immatériel est plus ou moins
condamnée par le développement actuel de l’économie industrielle. Et leur sauvegarde ne peut reposer sur
les seules épaules de M. Tan. “Le principal problème,
nous a-t-il expliqué, est le manque de moyens. Quand
on va voir un dirigeant, il vous accorde un peu d’argent.
Mais, la deuxième ou la troisième fois, il répond évasivement
en disant qu’il étudiera ça… Pour nous, le plus gros problème, c’est vraiment l’aspect financier.”
Au cours de notre enquête, un responsable du
département de la Culture de la province du Guangdong nous a indiqué que l’enveloppe accordée au ministère de la Culture ne représentait que 1 % de l’ensemble
du budget régional. Or sauvegarder le patrimoine cul-
turel immatériel nécessite des fonds importants. Faute
d’enveloppe budgétaire, beaucoup de promesses faites
au niveau local ne sont que des paroles en l’air. Quant
au maintien de cette culture immatérielle à l’état vivant,
Wang Qun, lecteur à l’Institut de recherches sur les arts
populaires de la province du Yunnan [province du SudOuest, riche en minorités nationales], estime qu’elle
doit s’appuyer sur des usages sociaux. C’est notamment le cas des chansons d’amour ou de certaines céré-
“Ces arts ont
la particularité de se
transmettre oralement”
Une femme de la
minorité jingpo, lors
d’une fête, porte un
vêtement traditionnel
orné d’argent.
Jim Goodman/On Asia
Patrick Landmann/Corbis Sygma
816 p.44-45
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
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monies religieuses. “Certains modes de vie peuvent encore
être récupérés. En fait, de nombreuses pratiques traditionnelles peuvent très bien aller de pair avec un mode de vie
moderne. Prenons, par exemple, les tissus traditionnels des
minorités ethniques du Yunnan. Les jeunes appartenant à
ces minorités ne se sentent pas tous obligés de s’habiller à la
dernière mode. Mais se pose un problème de qualité. Si les
vêtements traditionnels étaient confectionnés avec davantage de soin,un peu comme les kimonos au Japon,ils seraient
plus valorisés à leurs yeux. Les costumes du peuple Jinuo
[peuple aborigène de Xishuangbanna, préfecture du sudouest duYunnan] sont extrêmement beaux, mais, à cause de
techniques de tissage très primitives, les jeunes ne portent ces
tenues qu’au moment des fêtes. Je pense qu’il faudrait utiliser des moyens modernes pour améliorer la qualité et ainsi
redonner vie à cette tradition.”
Le Yunnan est une région très riche en cultures
populaires.Wang Qun évoque ce qui a empêché leur
transmission : leur interdiction sous un prétexte ou un
autre, alors qu’ils avaient encore une fonction pratique.
“Par exemple, le théâtre d’exorcisme [nuoxi, une forme
de théâtre masqué à valeur rituelle] est une forme de spectacle au cours duquel la population fait des vœux ou les
accomplit. Pendant quelques années, on a interdit toute représentation [probablement en les présentant comme des pratiques superstitieuses]. Quiconque bravait cette interdiction était immédiatement embarqué par la police. Pourtant,
ces spectacles comportent un fort élément de culture populaire, car, pour plaire au public, on a inséré des emprunts au
monde du théâtre dans la cérémonie rituelle.Aussi le théâtre
d’exorcisme comprend-il à la fois un aspect rituel et un aspect
théâtral, qui est extrêmement riche. En interdisant cette forme
de spectacle, on a tout perdu.”
En de nombreux endroits, on prend prétexte du
tourisme pour encourager la préservation de la culture
immatérielle, mais Wang Qun doute de l’efficacité d’une
telle démarche. “Le procédé consistant à donner de l’importance à ces arts populaires pour les besoins du tourisme
est positif. Mais, auYunnan, certaines expériences n’ont pas
été concluantes. Ainsi, des fêtes populaires qui ont lieu normalement à des dates fixes sont reprogrammées et démultipliées pour les besoins du tourisme, ce qui leur fait perdre leur
signification profonde. Pis, on y ajoute parfois des choses qui
n’existaient pas au départ pour plaire davantage aux touristes, ce qui ne peut que les dénaturer.”
Wang Xiaofeng
DU 22 AU 28 JUIN 2006
816 p.46-47
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économie
■ sciences
Aide-toi,
ton cerveau
t’aidera p. 48
■ technologie
Le plus petit
frigo du monde
p. 49
■ écologie
Des légumes
et des fleurs
qui nous
mettent à sec
i n t e l l i g e n c e s
Des salariés payés à ne rien faire
EMPLOI Aux Etats-Unis,
■
15 000 salariés de l’automobile
font du bénévolat ou des mots croisés
à plein temps. Mais ce système,
conçu pour absorber les sureffectifs
temporaires, est menacé.
p. 50
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
New York
près plus de trente-trois ans
chez General Motors (GM),
Jerry Mellon a accompli, en
janvier dernier, l’une des tâches
les plus pénibles de sa vie professionnelle. Il a passé une semaine dans
la “rubber room”, la chambre capitonnée où l’on entreposait autrefois
des pièces de moteur. La salle est
désormais meublée de longues
tables, et 400 personnes environ peuvent y tenir. Elles doivent arriver à
6 heures du matin tous les jours et y
rester jusqu’à 14 h 30, avec une
pause déjeuner de quarantecinq minutes. Un contremaître surveille les allées, pointant les salariés
qui veulent aller aux toilettes. Quant
au travail, il consiste à ne rien faire.
Nous sommes dans la “banque
d’emplois” [jobs bank], un prog ramme vieux d’une vingtaine
d’années aux termes duquel près
15 000 salariés de l’automobile continuent à être payés même si leur entreprise n’a plus besoin d’eux. Pour toucher leur salaire et bénéficier des
A
Le livre
électronique
aiguise les
appétits p. 51
avantages sociaux, qui ensemble
dépassent souvent 100 000 dollars
[79 000 euros] par an, ils doivent avoir
une activité approuvée par leur
employeur. Beaucoup font du bénévolat ou reprennent leurs études. Les
autres doivent se présenter à la salle
de chômage technique. On a surnommé cette pièce la “cellule capitonnée” en référence aux hôpitaux
psychiatriques, parce que “quelques
jours dans cet endroit et l’on devient fou”,
explique Jerry Mellon.
SÉANCES DE CINÉMA ET
INITIATION AU TRIVIAL PURSUIT
DE FLINT (MICHIGAN)
■ multimédia
●
Les banques d’emplois de GM et
d’autres constructeurs américains,
comme Ford, devraient leur coûter
entre 1,4 milliard et 2 milliards de
dollars en 2006. Elles sont devenues
le symbole des difficultés dans lesquelles se débat Detroit, la capitale
de l’automobile américaine, pendant
que les constructeurs japonais, fortement implantés aux Etats-Unis,
prospèrent. Si GM impute souvent
ses déboires aux coûts liés à ses
retraités (pensions et assurance-maladie), l’histoire montre que le groupe
porte lui-même une part de responsabilité. Car c’est lui qui a lancé l’idée
de la jobs bank, en 1984, puis a volontiers accepté de l’étendre en 1990.
GM pensait que c’était une solution
provisoire en attendant des jours
meilleurs, quand les ouvriers pourraient retourner dans les usines.
Mais les banques d’emplois n’ont
pas réussi à arrêter l’hémorragie de
postes chez les constructeurs de
Detroit, où le syndicat de l’automo-
bile United Auto Workers (UAW) est
très présent. Depuis 1990, les effectifs syndiqués chez GM, y compris
chez son ancienne filiale, l’équipementier Delphi, sont passés de
358 000 per sonnes à 137 000.
Nombre d’entre elles ont pris leur
retraite, sont décédées ou ont trouvé
un emploi ailleurs. Les autres pointent à la banque d’emplois.
Jerry Mellon est né à Flint, il y a
cinquante-cinq ans. Ce père de deux
enfants est entré chez GM en 1972,
marchant sur les traces de son
grand-père et de son père. Il a travaillé à la construction de systèmes
électroniques pour les prototypes.
Mais, en 2000, GM a fusionné deux
divisions d’ingénierie et n’a plus eu
besoin de ses services. Alors, il a
rejoint la banque d’emplois. Depuis,
à l’exception d’une brève période en
2001 où il a participé à un projet de
camion militaire, GM lui verse
l’intégralité de son salaire à ne rien
faire, soit actuellement 31 dollars de
l’heure ou 64 500 dollars par an,
plus l’assurance-maladie et d’autres
avantages sociaux.
Les salariés de la banque d’emplois peuvent s’acquitter de leurs
obligations en prenant des cours
proposés par leur employeur, sur
huit ou douze semaines. Jerry Mellon a ainsi appris à faire des mots
croisés, il a regardé des films sur la
guerre de Sécession et il a étudié
“des mer veilles créées par l’homme,
comme le pont de Brooklyn”. Pendant
l’un de ces cours, il s’est même initié au Trivial Pursuit. Puis il s’est
rendu à la cellule capitonnée. Il n’a
i n t e l l i ge n c e s
AUTOMOBILE
Detroit se met au régime
Dans l’espoir de réduire leur main-d’œuvre
pléthorique, General Motors et Ford mettent
en place des plans de départs volontaires
sans précédent.
es salariés de l’industrie automobile affiliés à un syndicat ont jusqu’au 23 juin
pour accepter ou non la prime de dépar t
volontaire offerte par leur entreprise. Ensuite,
ils auront la possibilité de changer d’avis
jusqu’au 30 juin. Si Rick Yrlas, 51 ans,
ouvrier chez General Motors (GM) à Flint,
dans le Michigan, choisit de par tir, il abandonnera un emploi payé 75 000 dollars
[59 000 euros] par an et une couver ture
santé qui a maintenu sa famille à flot lorsqu’il est tombé malade, il y a quelques
années. Il travaille chez GM depuis trente
ans et a déjà droit à la retraite. La prime lui
permettrait non seulement de créer sa propre
entreprise de restauration, mais aussi d’ouvrir un salon de coiffure pour sa femme.
Pour GM et Ford, qui a fait une offre similaire
à ses employés, le plan de dépar ts volontaires est une façon de réorganiser l’entreprise plus efficace que les accords antérieurs
passés avec les syndicats. En revanche, pour
la direction de United Auto Workers (UAW),
le syndicat du secteur [qui a avalisé le plan
de dépar ts], ces primes représentent beaucoup plus que le dilemme devant lequel sont
L
placés 150 000 de leurs membres. Elles sont
le symbole d’un combat perdu et reviennent
à admettre que les emplois arrachés de si
haute lutte ne peuvent plus être conser vés,
que la protection longtemps offer te aux travailleurs qui perdaient leur poste est devenue trop chère et que les constructeurs ne
peuvent plus se la permettre.
Le mois dernier, dans sa seule déclaration
officielle sur le sujet, le syndicat UAW a précisé que 12 400 salariés de GM avaient déjà
accepté les primes et que le montant de
celles-ci allait de 35 000 à 140 000 dollars.
Selon les analystes de Wall Street, ils
seraient aujourd’hui plus de 20 000 à avoir
signé. Si, comme le prévoient les responsables du syndicat et de l’entreprise, une
ruée de dernière minute se produit, le nombre
de travailleurs choisissant de prendre leur
retraite ou de quitter leur emploi devrait
approcher les 30 000, ce qui est l’objectif
que s’est fixé GM.
Ford offre de son côté jusqu’à 100 000 dollars pour un départ volontaire, avec un minimum de 35 000 dollars pour ceux qui ont
droit à la retraite. L’entreprise propose également de prendre en charge les frais de scolarité des enfants, à hauteur de 15 000 dollars. Ces primes concernent les employés
des usines qu’elle envisage de fermer.
Si les salariés refusent de par tir, les pro-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
46
DU 22 AU 28 JUIN 2006
grammes de protection de l’emploi, tels que
la banque d’emplois [lire ci-dessus], obligeront GM et Ford, qui comptent supprimer
60 000 postes au total dans les deux prochaines années, à maintenir les salaires et
les avantages de leurs employés inoccupés.
Déjà 6 500 travailleurs sont concernés par
le programme de GM et 1 100 par celui de
Ford. Selon Joe W. Laymon, directeur adjoint
des ressources humaines chez Ford, allonger la liste des bénéficiaires de ces banques
d’emplois représenterait pour les deux
groupes “un handicap concurrentiel de taille”
face à leurs rivaux, notamment les constructeurs asiatiques – qui, en mai 2006, ont déjà
conquis 40 % du marché américain.
Rien ne garantit par ailleurs que les dispositions relatives à la sécurité des revenus
seront conser vées en 2007. Les accords
passés avec les syndicats doivent être renégociés l’été prochain, et tout por te à croire
que les entreprises vont faire le maximum
pour les revoir à la baisse, voire les réduire
à néant. Rick Yrlas, qui vérifie que les pickup sor tant de l’usine de Flint ne présentent
aucun défaut, n’a encore rien décidé. Ses
économies sont maigres, et il ne veut pas
livrer sa famille à l’économie dévastée du
Michigan sans un minimum de protection.
Micheline Maynard et Jeremy W. Peters,
The New York Times (extraits), Etats-Unis.
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économie
L e s deux par ties par viennent à
un accord le 21 septembre 1984.
L’UAW assure alors à ses membres
que leurs emplois n’ont “jamais été
aussi sûrs”. Le syndicat était persuadé
que la banque d’emplois obligerait
GM à fournir du travail aux salariés
syndiqués, parce qu’aucune entreprise ne voudrait payer des gens à ne
rien faire. Peu après, Ford emboîta
le pas à GM.
pas tenu plus d’une semaine. “Je
n’en pouvais plus. Moi, j’ai besoin de
m’occuper. Et puis, il y a un surveillant
qui marche de long en large et qui fixe
chacune des personnes présentes. C’est
pire que la retenue, au lycée.” D’après
lui, c’est la “mentalité de chaîne de
montage” qui permet aux ouvriers de
supporter cela. “Beaucoup se contentent d’être assis dans cette salle et de
toucher leur chèque parce qu’ils ne
savent pas quoi faire d’autre, expliquet-il. Pendant vingt ans, ils ont serré des
écrous à longueur de journée, à mesure
que les pièces avançaient sur la chaîne.
Maintenant, face à cette dure réalité,
ils sont trop heureux de voir le chèque
continuer d’arriver et de pouvoir payer
les études de leur gosse à l’université.”
Jerry Mellon a vite trouvé un moyen
d’échapper à la chambre capitonnée : le bénévolat.
UNE INITIATIVE PATRONALE
SOUTENUE PAR LES SYNDICATS
Les employés de GM représentent
un peu plus de la moitié des
14 700 salariés inscrits aux banques
d’emplois. Avec 3 600 membres,
l’équipementier Delphi, qui a déposé
le bilan en octobre 2005, arrive
en seconde position. Chrysler en
compte 2 500, et Ford 1 100. Ces
chiffres vont probablement augmenter, les entreprises de Detroit
s’apprêtant à supprimer plus de
60 000 emplois en deux ans. Le système est né durant les périodes de
vaches maigres qu’a traversées
Detroit à la fin des années 1970 et
au début des années 1980. L’envolée des prix du pétrole, une profonde
récession et la première grande
offensive des voitures japonaises
moins gourmandes en carburant ont
Dessin de Katja
mis à genoux les trois grands
constructeurs locaux et détruit des
dizaines de milliers d’emplois syndiqués. Pour lutter contre cette nouvelle concurrence, GM a alors mis
au point un plan de 24 milliards de
dollars destiné à améliorer l’automatisation dans ses usines et à copier
les efficaces méthodes de production des Japonais. “Nos ouvriers
avaient bien sûr très peur des robots”,
se souvient l’ancien président de
l’UAW, Douglas Fraser, qui a quitté
le syndicat en 1982 et enseigne
aujourd’hui l’histoire des relations
sociales. C’est dans ce contexte que
s’est engagée, en 1984, la renégociation de l’accord entre l’UAW et
GM avec un personnel effrayé et une
entreprise désireuse de relever le défi
japonais. Les archives de la bibliothèque Walther Reuther, à l’université d’Etat Wayne de Detroit, relatent précisément les événements qui
ont suivi. Le 8 août 1984, dans une
brève note interne, GM propose la
création d’une “banque de développement des ressources humaines”. Le
but était d’assurer une formation ou
de trouver un poste aux syndiqués
confirmés, qui, “autrement, auraient
été licenciés” à cause des progrès technologiques ou des gains de productivité. La direction envisage un programme de trois ans, réservé aux
salariés présents depuis dix ans et
dont le coût total ne dépasserait pas
500 millions de dollars. Le syndicat
fait une contre-proposition, demandant que le programme dure six ans,
couvre les salariés à partir de six ans
d’ancienneté, et coûte jusqu’à 1 milliard. GM accepte, incluant même
ultérieurement les employés ayant
seulement un an d’ancienneté.
Enseling paru
dans La Vanguardia,
Barcelone.
UNE RÉFORME INDISPENSABLE
MAIS LOURDE DE CONSÉQUENCES
L’électronicien Tom Adams prépare
un doctorat en histoire à l’université
d’Etat du Michigan. Il est membre
de la banque d’emplois depuis 2001,
avec une parenthèse de dix-huit mois
durant laquelle il a planché sur un
projet de camion. Son sujet de
thèse : GM, l’UAW et la ville de
Flint. Adams éprouve des sentiments
partagés à propos de la banque.
D’un côté, il y a son expérience personnelle. “Pour moi, ç’a été merveilleux. Le but est atteint, je ne serai
pas un fardeau pour la société.” De
l’autre, ses études l’amènent à penser que “le problème de GM ne réside
pas dans les gens qui sont à la banque,
mais dans son incapacité à produire un
véhicule dont les consommateurs veulent. Le groupe a repris la notion d’emploi à vie de Toyota et l’a appliquée à
la culture GM, avec pour seul résultat
la création de pesanteurs administratives”. Les trois grands constructeurs
américains chercheront certainement
PERCÉE JAPONAISE
40
30
Sources : Global Insight, “Financial Times”
20
Hyundai
Toyota
Honda
Chrysler
Nissan
GM
Fiat
Ford
Peugeot
Renault
BMW
VW
Mercedes
Porsche
Toyota
Honda
Nissan
GM
Ford
Daimler
Chrysler
10
0
1985
1995
2005
0
10
20
30
40
Sources : estimations d’UBS, “Financial Times”
Nombre de voitures produites
par salarié (en 2004)
Part de marché aux Etats-Unis
(en %)
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47
DU 22 AU 28 JUIN 2006
à réduire l’ampleur du programme
lors de la renégociation des accords
avec l’UAW l’an prochain. Les dirigeants syndicaux ont conscience
qu’il est difficile de défendre le système devant l’opinion, mais ils
redoutent les conséquences d’une
réforme pour la collectivité. Art
Luna préside l’antenne locale 602
de l’UAW à Lansing, située près
d’une usine désaffectée de GM. Un
panneau sur le parking prévient :
“Tout véhicule qui n’est pas nord-américain sera enlevé aux frais du propriétaire.”
L’antenne
compte
840 membres inscrits à la banque,
dont 600 font du travail associatif
ou des études. “La banque devrait
exister encore après 2007, mais pas sous
sa forme actuelle, et ce sera dommage
pour les communautés locales. Elle fait
beaucoup de choses pour les écoles, les
agences, les espaces verts”, regrette déjà
Art Luna, un GM de la troisième
génération.
A Flint, Jerry Mellon s’attend lui
aussi à des changements. “Je comprends qu’il faille mettre un terme au
système. C’est vrai qu’en six ans ils
m’ont payé près de 400 000 dollars à
me croiser les bras. Mais il faut m’indemniser. Qu’ils me mettent à la retraite
avec, disons, une prime de 2 000 dollars pour chaque année de travail. J’en
ai besoin, parce que, vous savez, ils vont
tailler de plus en plus dans notre assurance-maladie et nos pensions. On
devient si vulnérable à la retraite”,
assure-t-il.
Jeffrey McCracken
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sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
Aide-toi, ton cerveau t’aidera
NEUROSCIENCES Les chercheurs
■
pensent avoir trouvé un moyen
d’amener le cerveau à se régénérer
après un accident cérébro-vasculaire.
TECHNOLOGY REVIEW
Cambridge (Massachusetts)
l y a neuf ans, Chris Ware, un ancien
policier, a été victime d’une attaque
cérébrale qui l’a laissé paralysé du
côté droit. Malgré ses efforts pour
réapprendre à parler et à marcher, il
est resté lourdement handicapé jusqu’à
ce qu’il participe à un essai clinique. A
l’issue de celui-ci, il a réussi à faire
beaucoup plus de choses seul, comme
attacher ses lacets et conduire. “Le
concept de neuroplasticité permet d’espérer une meilleure récupération après une
lésion cérébrale”, affirme Carolee Winstein, kinésithérapeute à l’université de
Californie du Sud à Los Angeles. “Je
pense que nous allons voir apparaître beaucoup de nouvelles techniques et de nouveaux traitements qui essaieront d’exploiter cette capacité naturelle. C’est une
époque passionnante dans le domaine de
la rééducation physique.”
L’essai auquel a participé Chris
Ware repose sur des découvertes qui
datent de quelques années, et qui mettent en évidence que le cerveau pos-
I
Dessin d’Ingram
Pinn paru dans
le Financial Times,
Londres.
sède de remarquables capacités d’autoréparation et d’adaptabilité, appelées
“neuroplasticité”. Désireux de tirer
parti de cette faculté, des chercheurs
américains ont mis au point un moyen
d’exercer une stimulation électrique
directement sur l’encéphale. Cette thérapeutique permettrait d’activer les
mécanismes de régénération du cerveau et de favoriser la récupération à
la suite d’une attaque cérébrale. Les
tests réalisés aussi bien chez l’animal
que chez l’homme ont montré qu’après
un accident vasculaire cérébral (AVC)
les neurones situés près des tissus
endommagés commencent à se réor-
ganiser pour tenter de prendre le relais
de ceux qui ont été détruits. Mais ils
n’y parviennent pas toujours puisque
certains patients recouvrent la parole
ou l’usage de leurs jambes, tandis que
d’autres restent handicapés à vie. Les
malades peuvent parfois mieux récupérer en faisant des exercices qui sollicitent les mécanismes de réparation
naturels du cerveau. “Mais, dans la plupart des cas, cela ne suffit pas”, précise
Alan Levy, directeur général de
Northstar Neuroscience, un laboratoire américain spécialisé dans les appareils médicaux qui a organisé l’essai clinique de Chris Ware. Alan Levy et ses
collaborateurs ont donc décidé d’aider
le cerveau à se régénérer en stimulant
des zones spécifiques du cortex. Les
premiers tests effectués sur l’homme
sont prometteurs : les patients soumis
à la fois à un traitement de rééducation et à une stimulation électrique
montraient une amélioration de 15 %
à 30 % dans le contrôle des mains et
des bras alors que le groupe témoin,
qui n’avait suivi qu’une kinésithérapie,
ne montrait qu’une amélioration de
0 % à 12 %. Northstar mène aujourd’hui des essais dans dix-huit centres
de rééducation répartis sur tout le territoire américain.
UN PROCÉDÉ QUI EST ENCORE
DIFFICILE À MAÎTRISER
Les spécialistes pensent cependant
qu’il est trop tôt pour se prononcer
sur l’efficacité de cette thérapeutique
et son application. “Nous allons devoir
attendre les résultats des essais menés sur
un plus grand nombre de patients pour
savoir si elle est efficace et dans quelles
circonstances elle l’est”, explique Douglas Katz, neurologue à la faculté de
médecine de Boston. “Différents facteurs entrent en jeu, tels que l’endroit où
s’est produit l’AVC, le temps qui s’est
écoulé entre l’attaque et le début du traitement et l’intensité de la stimulation. Je
pense toutefois que ces techniques sont
très prometteuses”, poursuit-il. L’efficacité de l’électrostimulation pourrait également dépendre de la gravité de l’attaque. Randolph Nudo, directeur du Landon Center on Aging
de la faculté de médecine du Kansas,
étudie sur l’animal les effets de la
technique mise au point par Northstar. Selon lui, il est possible que ce
traitement ne soit bénéfique qu’aux
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
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DU 22 AU 28 JUIN 2006
patients souffrant de troubles relativement légers et qu’il n’ait aucun effet chez ceux qui ont eu une attaque
plus grave, auxquels il reste moins de
neurones pour prendre le relais de la
région endommagée. Nudo et ses collaborateurs effectuent des recherches
très poussées pour déterminer quels
sont les paramètres favorables au traitement et s’il est possible, dans le cas
d’attaques plus graves, de solliciter
des régions plus éloignées de la zone
endommagée.
Les scientifiques ne savent pas encore précisément comment fonctionne l’électrostimulation, mais les
recherches menées sur les animaux
leur ont fourni quelques indices :
“Nous pensons que nous modifions l’excitabilité des neurones dans les tissus qui
n’ont pas été endommagés”, explique
Randolph Nudo. Les neurones communiquent en s’envoyant des signaux
électriques. Lorsqu’on bouge la main
pour prendre une tasse, par exemple,
les neurones du cortex moteur s’activent pour commander aux muscles
du bras de bouger. Par conséquent,
si l’on stimule une région du cerveau
qui est en train de se régénérer en
même temps que le patient essaie de
déplacer une tasse, cela devrait favoriser l’activation des neurones qui
constituent cette région. Pour les
chercheurs, il est possible que la répétition d’exercices et la stimulation
électrique permettent aux neurones
d’établir de nouvelles connexions qui
entraînent une modification durable
de l’habileté motrice.
L’association de l’électrostimulation et de la rééducation serait donc
la clé de cette thérapeutique. “L’appareil augmente l’efficacité des mouvements volontaires du patient, ajoute
Carolee Winstein. Combiner plusieurs
techniques semble être plus efficace qu’utiliser n’importe quel traitement seul.” Le
stimulateur cortical de Northstar
nécessite la pose d’une électrode à
même le cerveau, et donc de percer
le crâne. Mais ce n’est pas le seul
moyen envisagé pour favoriser la régénération des cellules après une
attaque cérébrale. Certains neurologues font des recherches sur la stimulation magnétique transcrânienne,
une méthode non invasive car elle ne
nécessite pas de percer le crâne.
D’autres travaillent à la mise au point
de médicaments. Mais, pour Randolph Nudo, la stimulation électrique
présente certains avantages. “Elle permet de mieux contrôler la direction de la
stimulation ainsi que d’autres paramètres
tels que sa fréquence, précise-t-il. On ne
peut obtenir ce type de contrôle avec un
médicament.” Northstar envisage également d’utiliser l’électrostimulation
pour traiter des affections telles que
les lésions cérébrales d’origine accidentelle, les troubles auditifs, moteurs
et neuropsychiatriques, et les douleurs chroniques. Le laboratoire mène
déjà des essais cliniques sur des
patients atteints d’aphasie (troubles
de la parole), d’acouphènes (bruits
dans les oreilles) et d’hémiparésie
(paralysie partielle d’une moitié du
corps).
Emily Singer
816 p.48-49 19/06/06 18:57 Page 49
technologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Le plus petit frigo du monde
PHYSIQUE Deux chercheurs
■
viennent de découvrir le principe
d’un réfrigérateur moléculaire.
Mais ils ne savent pas encore
comment le fabriquer…
■
Londres
oici une idée pour garder vos
nanobières au frais : le plus petit
réfrigérateur au monde. Le principe a été mis au point par Chris
Van den Broeck, de l’université de Hasselt, en Belgique, et Ryoichi Kawai, de
l’université de l’Alabama à Birmingham. Le système repose sur l’agitation aléatoire des molécules, un
phénomène connu sous le nom de
mouvement brownien. C’est en effet
le botaniste Robert Brown qui l’a
découvert, en 1827, en observant au
microscope des particules de pollen et
en constatant que celles-ci ne cessaient
de se mouvoir dans tous les sens. En
général, plus les molécules bougent
vite, plus leur température est élevée,
et inversement. Nos deux physiciens
proposent donc d’aspirer l’énergie des
molécules d’une région en accélérant
les molécules d’une région voisine
grâce à une sorte de roue à aubes.
Cette proposition rappelle une idée
amusante évoquée au XIXe siècle par
le physicien James Maxwell, fondateur
de la thermodynamique moderne.
Dans une boîte contenant un gaz, on
a deux compartiments séparés par une
porte ; un démon peut réchauffer un
compartiment et refroidir l’autre simplement en ouvrant et fermant celleci de façon à ne laisser passer que les
molécules les plus rapides, donc les
plus chaudes.Van den Broeck et Kawai
proposent une idée un petit peu plus
facile à réaliser car elle ne nécessite
pas l’intervention d’un démon. Elle
V
Cale
Bestiaire
Les grands
physiciens ont
souvent recours
à des expériences
de pensée qu’ils
peuplent d’étranges
créatures. Le démon
de Maxwell
a été imaginé
par le savant
écossais pour tenter
de mettre en défaut
l’une des lois
universelles
de la physique
(la deuxième loi de
la thermodynamique).
Le démon
de Laplace, enfanté
par le physicien
français éponyme,
possédait, lui,
le pouvoir
de connaître, à un
instant donné, tous
les paramètres de
toutes les particules
de l’Univers. Il sera
utilisé pour discuter
le principe
de déterminisme
par Heisenberg.
Quant au chat
de Schrödinger,
il a été inventé
pour expliciter le
caractère paradoxal
de la mécanique
quantique.
Pale
Molécule
CHAUD
Lorsqu'il fait chaud dans le compartiment du bas, les molécules se mettent
à percuter les pales de façon aléatoire, ce qui induit un mouvement.
Dans le compartiment du dessus, l’asymétrie des cales fait
que ce mouvement est bien plus facile dans un sens que dans l’autre.
La chaleur du compartiment du bas fait tourner la roue du haut
dans le sens des aiguilles d’une montre.
NEUTRE
FROID
LE DÉMON DE MAXWELL REMPLACÉ
PAR UN MOTEUR SIMPLE
NEUTRE
CHAUD
En inversant ce principe, on crée un frigidaire moléculaire.
En effet, si l'on parvient à forcer la roue à tourner dans le sens inverse
des aiguilles d’une montre, le compartiment supérieur se refroidit
et le compartiment inférieur se réchauffe.
B I O - I N F O R M AT I Q U E
Des ordinateurs à enzymes dans notre corps
■ Des chercheurs israéliens ont mis au point
un ordinateur moléculaire utilisant des
enzymes pour effectuer ses calculs. Itamar
Willner, qui a assemblé la machine avec ses
collègues de l’Université hébraïque de Jérusalem, pense que des ordinateurs fonctionnant aux enzymes pourraient être implantés
dans l’organisme humain et être utilisés, par
exemple, pour adapter l’administration de
médicaments en fonction du métabolisme particulier d’un individu.
L’équipe a construit l’ordinateur à par tir de
deux enzymes – la glucose déshydrogénase
ou GDH [participant au métabolisme des globules rouges] et la peroxydase du raifor t
(hexamère) ou HRP [utilisée en biologie moléculaire pour la détection d’anticorps] –, qui
produisent deux réactions chimiques interconnectées [ce que produit la GDH est utilisé
par la HRP et vice versa]. Les deux composés biochimiques issus de ces réactions – le
peroxyde d’hydrogène et le glucose – sont uti-
lisés pour représenter les valeurs d’entrée.
La présence de chacun des composants correspond au nombre binaire 1, tandis que son
absence représente le binaire 0. Les enzymes
sont d’ores et déjà largement employées dans
l’assistance aux calculs d’ordinateurs utilisant
de l’ADN spécialement encodé. En termes de
vitesse et de puissance, ces systèmes à ADN
pourraient dépasser les ordinateurs actuels
à base de silicium car ils sont capables d’effectuer de nombreux calculs simultanément
et d’accueillir un nombre colossal de composants dans un espace minuscule.
Mais Willner précise que son ordinateur n’est
pas conçu pour la vitesse et qu’effectuer un
calcul peut lui prendre plusieurs minutes.
Cependant, il estime qu’à terme sa machine
pourrait être incorporée à des dispositifs de
biocapteurs, puis utilisée, par exemple, pour
surveiller la réaction d’un patient à un dosage
médicamenteux. “Il s’agit d’un ordinateur qui
pourrait être intégré au corps humain, ajoute
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
Willner. Il nous semble possible d’implanter
un ordinateur à enzymes dans l’organisme
et de l’utiliser pour analyser une voie métabolique dans son intégralité.” Martyn Amos,
de l’université d’Exeter, en Grande-Bretagne,
voit également un grand potentiel dans ces
machines. “Le développement de ce genre
d’appareils basiques est vital pour le succès
des futurs ordinateurs biomoléculaires, souligne-t-il. Si de tels dispositifs pouvaient être
assemblés au cœur de cellules vivantes, ils
pourraient jouer un rôle dans des applications telles que l’administration intelligente
de médicaments. Grâce à eux, un agent thérapeutique pourrait être fabriqué sur le site
même du problème. Ces systèmes pourraient
également faire office de ‘valve de sécurité’
biologique et empêcher les cellules modifiées
de proliférer de façon incontrôlée et de provoquer des cancers.”
Will Knight,
New Scientist, Londres
49
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Courrier international, C. Van den Broeck
NATURE
repose sur l’inversion du concept de
nanoroue à aubes (ou nanomoteur)
élaboré précédemment. Celui-ci fonctionne selon le principe suivant : imaginez une paroi séparant un volume.
D’un côté, une roue dotée de pales ;
de l’autre, une roue dotée de cales (voir
schéma). Les deux roues sont reliées
l’une à l’autre par une tige et séparées
par une membrane isolante. Si la
région inférieure est très chaude, avec
des molécules qui filent dans tous les
sens, les particules frappent fréquemment les pales de la roue du bas.
Comme ce mouvement est aléatoire,
la roue tourne dans les deux sens. Mais
il y a une différence. Quand elle tourne
dans le sens inverse des aiguilles d’une
montre, la roue supérieure, entraînée
par l’axe, frappe les molécules avec la
face verticale des cales, ce qui la ralentit. Si la roue inférieure tourne dans le
sens des aiguilles d’une montre, les
coins de la roue supérieure pénètrent
dans le bouillon de molécules avec leur
face oblique, qui présente moins de
résistance. Le résultat net d’un grand
nombre de ces minicollisions sera donc
que la roue inférieure tournera dans le
sens des aiguilles d’une montre.
UN NANOMOTEUR EN ACTION
Van den Broeck et Kawai ont tout
simplement inversé ce mécanisme.
Dans leur modèle, les deux régions
ont au départ la même température
et c’est un moteur qui fait tourner la
roue. La région inférieure devient
alors plus chaude que celle du dessus.
Le plus surprenant, c’est que, d’après
les calculs effectués par les chercheurs
à partir des équations standards de la
thermodynamique, on peut non seulement réchauffer la région inférieure
mais aussi refroidir la région supérieure. On obtient ainsi le principe
d’un réfrigérateur microscopique.
Cependant, même si c’est là ce qui
ressort des calculs, on ne sait pas exactement comment les molécules ralentissent leurs mouvements dans la
région supérieure. “Si c’était facile à
comprendre, on aurait trouvé ça beaucoup plus tôt”, estime Van den Broeck.
“On ne peut pas l’expliquer comme ça,
c’est statistique.” “Ce n’est pas un gros
effet – de fait, c’est plutôt minuscule”,
remarque le physicien Anders Kastberg, de l’université d’Umeå en
Suède. “Mais il faut bien commencer
quelque part. C’est une belle idée et, pour
autant que je sache, un nouveau mécanisme.” Les deux spécialistes en physique théorique reconnaissent qu’il
faudra concevoir un dispositif moléculaire particulièrement astucieux
pour que leur idée devienne réalité, il
faudra donc un certain temps avant
que votre nanobière parvienne à la
température idéale. Le système chargé
de faire tourner la roue sera particulièrement délicat à mettre au point.
Van den Broeck imagine qu’on puisse
utiliser des lasers ou des aimants, mais
il reconnaît que c’est à la limite du faisable. “J’aime les théoriciens”, confie
Kastberg avec amusement. “Ils n’ont
pas à se soucier de la réalité.”
Mark Peplow
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19/06/06
16:43
Page 50
écologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Des légumes et des fleurs qui nous mettent à sec
CONSOMMATION
d’exporter la sécheresse. La culture de
produits à forte valeur ajoutée est bénéfique pour l’économie de ces pays, mais
ses effets sur la pauvreté sont inégaux.
Durant la saison sèche, les paysans dont
les terres sont situées en aval [du réseau
d’irrigation] se retrouvent avec des lits
de rivière à sec”, estime Bruce Lankford, maître de conférences en ressources naturelles à l’université
d’East Anglia, à Norwich, en
Grande-Bretagne.
Un documentaire intitulé A World
Without Water [Un monde sans eau],
diffusé récemment sur Channel 4,
décrit les conséquences de la pénurie croissante d’eau et les batailles
qu’il va falloir livrer pour y remédier.
Il montre que l’eau est de plus en
plus considérée comme un bien
négociable et une source de profits,
ce qui prive les plus pauvres d’un
produit de première nécessité. Les
salades vendues en Grande-Bretagne
proviennent d’Afrique mais aussi du
sud de l’Espagne, une région frappée elle aussi par la sécheresse et où,
en 2005, la pluviométrie a été la plus
faible jamais enregistrée. La production de tomates nécessite des
usines de dessalement, qui consomment beaucoup d’énergie et contribuent à accroître la salinité des eaux
du littoral. Les serres couvrent une
superficie si vaste qu’on peut désormais les voir de l’espace.
■
Exporter des produits
agricoles rapporte
des devises, mais, dans
certains pays, cela
aggrave la pénurie
d’eau. Analyse d’un
effet pervers méconnu.
THE INDEPENDENT
Londres
our vous, ce n’est qu’une salade
que vous déposez dans votre
chariot du supermarché avec les
autres courses de la semaine.
Mais, pour les paysans kényans, privés d’eau par une agriculture intensive, elle peut évoquer la misère. Alors
que la planète manque d’eau, les
clients des supermarchés contribuent
à leur insu à la sécheresse mondiale,
selon des groupes écologistes. Ces
consommateurs qui parcourent les
allées des grandes surfaces à la
recherche de tomates espagnoles, de
pommes de terre égyptiennes ou de
roses kényanes sont en train d’aggraver la pénurie de la plus précieuse
de nos ressources.
Les légumes que le Kenya, par
exemple, cultive pour l’exportation
incluent la laitue, la roquette, les
mélanges de jeunes pousses, les
mange-tout, les pois et les brocolis.
Mais la production d’une salade de
50 grammes nécessite près de 50 litres
d’eau, alors que dans cer taines
régions cette ressource est extrêmement rare. Une salade composée faite
de tomates, de céleri, de concombres
et de laitue exige plus de 300 litres.
A ces chiffres il faut encore ajouter
l’eau requise pour le lavage, le traitement et l’emballage.
Le commerce international de
légumes et de fleurs hors saison
représente un emploi pour un cer-
P
L’AGRICULTURE UTILISE LES 2/3
DE L’EAU DOUCE DE LA PLANÈTE
“Chocolat belge,
surgelés, lait suisse,
légumes, fruits tropicaux,
viande, pâtes.” Dessin
de Merino, paru dans
La Vanguardia,
Barcelone.
tain nombre de gens et la fortune
pour une minorité. Mais, pour les
paysans qui se retrouvent sans eau à
cause de grosses exploitations qui
l’ont pompée en amont, il est source
de difficultés considérables et d’une
dégradation irrémédiable de l’environnement. “Nous sommes en train
En Egypte, les légumes sont devenus des denrées d’exportation si
précieuses que le gouvernement a
menacé d’une action militaire tout
pays qui construirait un barrage en
amont sur le Nil ou ses affluents. La
moitié des fleurs coupées vendues
dans les supermarchés britanniques
proviennent du Kenya, où le volume
des exportations vers la Grande-Bretagne a augmenté de 85 %
entre 2001 et 2005. Les roses et les
œillets sont les spécialités de la
région du lac Naivasha, mais, à
terme, le lac ne pourra satisfaire l’in-
GASPILLAGES
Un phénomène mondial
■ Rajasthan, Inde Coca-Cola est accusé d’avoir
aggravé la pénurie d’eau dans une région où
les réserves étaient déjà insuffisantes et les
précipitations peu abondantes. Les chiffres
officiels indiquent que, malgré une faible pluviosité, les niveaux d’eau étaient restés
stables entre 1995 et 2000, mais que, après
l’ouverture d’une usine d’embouteillage dans
la région, ils ont chuté de près de 10 mètres,
ce qui a privé d’eau les fermes environnantes.
Il faut entre 3 et 9 litres d’eau pour produire
1 litre de Coca-Cola. Une usine d’embouteillage extrait entre 1 million et 1,5 million
de litres d’eau par jour.
■ Equateur Il est courant que les producteurs
équatoriens de roses utilisent 15 à 20 fongicides, insecticides et herbicides par hec-
tare de fleurs expor tées vers l’Europe. Cet
usage intensif de produits chimiques pollue les cours d’eau et les nappes phréatiques, ce qui a des ef fets extrêmement
nocifs sur la faune et la flore, ainsi que sur
la qualité de l’eau.
la prospérité économique à la région, mais
cela s’est fait au détriment de son réseau
hydrographique. La pénurie d’eau a donné
lieu à des conflits sociaux et la majeure partie de l’eau potable a été contaminée par les
pesticides et les engrais.
■ Tanzanie La population rurale du centre de la
Tanzanie, une région sèche, souffre beaucoup
du manque d’eau. Dans un pays qui a de plus
en plus de difficultés à répondre aux besoins
en eau d’une population en plein essor, l’accroissement de la production agricole, principalement à destination de l’Europe, contribue
à réduire des réserves déjà très limitées.
■ Chine Pour chaque tonne de riz cultivée,
les rizières chinoises consomment
2 000 tonnes d’eau. Alors que les niveaux
hydrologiques sont restés relativement
stables tout au long du siècle dernier, les
effets de la consommation croissante de riz
commencent à se faire sentir. En 2025, la
moitié de la population mondiale dépendra
du riz pour son alimentation.
■ Vietnam Le développement des plantations
de café dans la province de Dak Lak a apporté
Jeremy Laurance,
The Independent, Londres
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
50
DU 22 AU 28 JUIN 2006
tégralité de la demande en eau.
David Harper, biologiste à l’université de Leicester, surveille le niveau
du lac depuis dix-sept ans pour le
compte de l’ONG Earthwatch. “Les
besoins en eau sont si importants qu’on
est en train de sacrifier le Naivasha,
affirme-t-il. Presque tous les Européens
qui ont mangé des haricots ou des fraises
k é nya n s o u c o n t e m p l é d e s r o s e s
kényanes ont acheté de l’eau du Naivasha. On est en train d’assécher le lac.
On va en faire un étang aux eaux stagnantes et nauséabondes, sur les rives
duquel des populations misérables tenteront de survivre.”
Il y a quarante ans, Paul Ehrlich,
biologiste à l’université Stanford,
nous prédisait dans son livre La
Bombe P [éd. Fayard, 1972] un avenir cauchemardesque où la croissance démographique était si forte
qu’il allait devenir impossible de
nourrir toute l’humanité. On a évité
la catastrophe en investissant des
sommes considérables dans l’amélioration de la productivité agricole
et en construisant des réseaux d’irrigation.
Mais, ce faisant, on a créé une
nouvelle menace. Selon Fred Pearce,
journaliste spécialiste de l’environnement et auteur de Quand meurent
les grands fleuves [éd. Calmann-Lévy,
2006], “le monde produit aujourd’hui
deux fois plus de denrées alimentaires
qu’il y a une génération, mais il
consomme trois fois plus d’eau pour les
cultiver. Les deux tiers de l’eau collectée
dans la nature servent à l’irrigation. Cet
usage intensif ne pourra pas durer éternellement, ce qui fait dire à beaucoup
que l’apocalypse n’a pas été évitée, mais
seulement retardée.”
Les ONG sont persuadées que,
si les conflits passés portaient sur le
pétrole, ceux de demain porteront
sur l’eau. Ainsi, pour Jacob Tompkins, le directeur de Waterwise, une
ONG qui milite pour la réduction de
la consommation d’eau, des guerres
froides de faible intensité sont déjà
en cours. “Nous sommes en train d’exploiter une ressource qui ne peut pas être
remplacée. Cela ne peut pas continuer.
L’amélioration de la gestion de l’eau
dépendra des décisions qui sont prises
aujourd’hui. Si nous devions payer l’eau
utilisée pour produire nos denrées alimentaires, nous réduirions notre consommation”, assure-t-il.
Selon lui, la première chose à
faire pour les consommateurs est de
privilégier les variétés de légumes
“peu gourmandes” en eau. Ainsi, la
pomme de terre Maris Piper
consomme beaucoup d’eau, alors que
la Desiree résiste à la sécheresse et
n’a pas besoin d’irrigation. “La Desiree est aussi bonne au goût, mais les
supermarchés en ont rarement en rayon
sous prétexte que les clients ne l’aiment
pas, explique-t-il. En réalité, ils ne nous
donnent pas le choix. Les consommateurs
doivent s’informer sur la quantité d’eau
nécessaire pour cultiver les légumes, et
faire pression sur les supermarchés pour
qu’ils proposent les variétés qui en ont
le moins besoin.”
Jeremy Laurance
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multimédia
i n t e l l i g e n c e s
●
Le livre électronique aiguise les appétits
ÉDITION Le développement
et le succès du livre audio amènent
les éditeurs à réfléchir à de nouvelles
formes de distribution du livre.
Dans quelques jours, Sony lancera
en Suède la première grande librairie
électronique.
Fabian Fischer fait allusion à un terminal de lecture de nouvelle génération, baptisé papier électronique. De
la taille d’un livre de poche, ce terminal bénéficie d’une très bonne résolution, d’un affichage à faible consommation d’énergie et peut contenir des
centaines d’ouvrages.
■
L’AVÈNEMENT DU PAPIER
ÉLECTRONIQUE VA TOUT CHANGER
DAGENS NYHETER
Stockholm
D
ans un appartement spartiate de Stockholm, trois
jeunes entrepreneurs s’ingénient à changer les règles
du marché du livre. eLib, c’est le nom
de leur société, est leader de la production et de la distribution de livres
électroniques et de livres audio en
Suède. Un marché dont la croissance
est encore discrète mais qui pourrait,
à terme, bouleverser notre rapport au
livre, grâce à la démocratisation des
téléphones portables de nouvelle génération, des baladeurs numériques et
des ordinateurs de poche. “Une chose
est sûre, la technologie ne va pas faire
marche arrière”, explique Fabian
Fischer, PDG d’eLib.
La maison d’édition a été créée
à l’automne 2000, avec l’argent des
éditeurs Piratförlag, Natur & Kultur,
et la librairie en ligne Adlibris. L’idée
était de populariser le livre électronique en Suède. Aujourd’hui, eLib
collabore avec plus de 100 maisons
d’édition et 200 bibliothèques municipales. Au fil du temps, le livre audio
s’est placé au cœur de son activité.
Il faut dire que c’est le segment le plus
florissant de l’ensemble du marché du
livre. “Si le livre audio a fini par gagner
ses lettres de noblesse, c’est qu’il correspond au mode de vie moderne, affirme
Fabian Fischer. On peut l’écouter dans
sa voiture, dans le train, en préparant
le repas ou encore en faisant du sport. Et,
grâce au développement du marché de la
musique, la plupart des gens ont déjà
investi dans un baladeur numérique ou
dans un téléphone portable équipé d’un
lecteur MP3. La transition du livre sur
CD au fichier MP3 téléchargeable sur
Internet se fait donc en douceur.”
En Suède, l’éditeur Piratförlag a
été le premier à diffuser ses titres au
format MP3, fin 2004. Depuis, de
nombreuses maisons d’édition lui ont
emboîté le pas. Les bibliothèques ont
joué le rôle de pionnières en présentant cette nouvelle technologie au
public. Beaucoup d’entre elles proposent en effet le prêt de livres audio sur
leur site Internet. En juin 2005, la
bibliothèque municipale de Skövde,
dans l’ouest du pays, est devenue
célèbre en étant la première à inviter
ses adhérents à télécharger des livres
au format MP3 directement sur leur
baladeur. L’initiative a retenu l’attention du monde entier. Et la fréquentation de la bibliothèque a enregistré
une hausse spectaculaire. “Ça a dépassé
nos prévisions les plus folles”, s’enthousiasme Olof Jakobsson, technicien de
Dessin de Dmitri
Polonkhine
paru dans la
Komsomolskaïa
Pravda, Moscou.
■
Innovation
La concurrence
est féroce entre
LG Philips et Seiko
Epson sur le terrain
du papier
électronique.
LG Philips vient
de présenter sa
dernière version de
papier électronique,
qui est, selon
le fabricant, la plus
grande “feuille”
au monde,
avec une diagonale
de 14,1 pouces
[3,58 m]. Ce modèle
utilise une encre
électronique
appliquée sur un
substrat inoxydable.
La résolution
maximale est
1 280 x 800 pixels
en 16 niveaux
de gris et avec
un temps
de réponse de
300 millisecondes.
La commercialisation
pourrait se faire
à partir de 2008.
Seiko Epson a pour
sa part mis au point
une feuille d’une
épaisseur inférieure
à 0,5 mm, avec
une résolution de
1 536 x 2 048 pixels.
la bibliothèque. “Beaucoup de gens font
un long détour pour venir acheter ici des
livres au format MP3.La technologie plaît
surtout à un public jeune, c’est vrai, mais
c’est également une bonne solution pour
les dyslexiques ou les malvoyants.”
Comme dans l’industrie musicale
ou l’industrie cinématographique, l’arrivée du numérique dans ce secteur
s’accompagne de la peur du téléchargement illégal. Pour résoudre le problème des droits d’auteur, Olof Jakobsson propose que les bibliothèques
paient une somme forfaitaire aux éditeurs. A terme, il pense que cela pourrait même engendrer des revenus supérieurs à ceux générés par la vente de
livres traditionnels. “Mais ce ne sont pas
les bonnes personnes qui sont aux commandes, regrette-t-il. Les éditeurs se focalisent sur les programmes d’échange de
fichiers,alors que les gens convertissent déjà
les livres sur CD au format MP3 et les diffusent sur Internet. On n’arrête pas la
technologie.”
UN MARCHÉ EN PLEINE EXPANSION
QUI NE DEMANDE QU’À CROÎTRE
L’historien Lars Ilshammar est coauteur de nombreux ouvrages sur l’essor d’Internet et des nouvelles technologies. Il ne croit pas que le marché
du livre soit à l’aube d’une révolution
similaire à celle qu’ont connue les
industries de la musique et du cinéma.
Tout simplement parce que le livre
papier est, selon lui, plus difficile à
remplacer par des fichiers numériques
que les CD ou les DVD.
“Mais, sur le fond, le marché du livre
se heurte au même dilemme, admet-il.
On crée un monstre, dont on perd ensuite
le contrôle. L’échange de fichiers n’a plus
rien d’anecdotique.” En dépit des interrogations sur les droits d’auteur que
soulève cette nouvelle technologie, l’enquête du Dagens Nyheter auprès des
éditeurs et des distributeurs suédois
montre que le livre électronique téléchargeable est d’ores et déjà considéré
comme la “prochaine révolution technologique”. Le livre papier ne serait pas
menacé pour autant, les différents formats étant complémentaires.
Bonnier Audio est le premier éditeur suédois de livres audio. Il ne pro-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
51
pose pas encore de livres au format
MP3, mais il travaille d’arrache-pied à
la numérisation de son catalogue. D’ici
à fin 2006, il lancera, en partenariat
avec Sony, un grand projet de plateforme numérique sur Internet, depuis
laquelle les clients pourront télécharger sur leur baladeur MP3 ou leur téléphone portable les livres audio sous
différents formats assortis d’une protection contre la copie. “Il est important
de tirer les leçons de ce qui s’est passé dans
l’industrie musicale et de proposer des alternatives légales,” explique Jonas Byström,
PDG de Bonnier Audio. “Aujourd’hui,
le livre audio représente environ 6 % de
l’ensemble du marché du livre. D’ici cinq
ans seulement, il devrait en représenter au
moins 12 %”.“Les meilleurs ambassadeurs du livre audio sont les clients euxmêmes, poursuit-il. Nous recevons des
mails de gens qui restent dans leur voiture
une fois rentrés chez eux pour écouter la
fin du livre. Certains en sont même à espérer qu’il y aura des bouchons sur Essingeleden [périphérique de Stockholm].”
Si le livre audio numérique semble
promis à un bel avenir, un certain
nombre de questions restent en suspens. Encore aujourd’hui, on pense
aux arrogants pionniers des nouvelles
technologies qui, dans les années 1990,
prédisaient la fin prochaine du livre
papier. La frénésie avait atteint son
paroxysme lorsque Stephen King vendit sur son site Internet un livre électronique à près de 400 000 exemplaires
en l’espace d’une journée. Du jour au
lendemain, des dizaines d’éditeurs ont
investi massivement dans le livre électronique, sans revoir jamais leur mise
de départ. Ensuite, plus rien.
Même si la grande percée du livre
numérique n’a pas encore eu lieu, la
courbe des ventes a déjà commencé
à grimper. En Suède, le nombre de
téléchargements est passé de 3 000 à
120 000 entre 2002 et 2005, selon
eLib. “La croissance est constante, en
grande partie grâce aux bibliothèques,mais
ça ne va pas aussi vite que nous l’avions
espéré, reconnaît Fabian Fischer. Tout
le monde s’accorde à dire aujourd’hui que
ce n’est pas une bonne idée de lire un livre
sur un écran d’ordinateur, mais la technologie n’a pas dit son dernier mot.”
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Sony croit tellement en sa version maison, le Sony Reader, qu’il va inaugurer prochainement un vaste espace
dédié au livre électronique sur sa boutique en ligne, Connect Store. L’idée
est de créer un service de vente en ligne
de livres électroniques comparable à
celui qu’a créé Apple pour la musique,
le fameux i-tunes.Tomas Malmström,
directeur marketing de Sony Suède,
annonce que le lancement aura lieu en
Europe dès que les consommateurs
américains auront rendu leur verdict.
Un autre événement décisif pour
l’avenir du livre électronique aura lieu
dans quelques jours, dans le comté suédois du Västernorrland. Comme
d’autres journaux à l’étranger, le Sundsvalls Tidning est en train d’équiper une
partie de ses abonnés de papier électronique en remplacement du journal
papier. C’est la première étape d’un
grand projet initié par les éditeurs de
journaux et auquel sont associés la plupart des grands quotidiens. “Si c’est un
succès, la plupart des Suédois liront bientôt leur journal du matin sur du papier
électronique. Et, bien sûr, cela aura des
retombées importantes sur le livre électronique”, prédit Sven-Åke Boström,
responsable qualité du Sundsvalls Tidning, qui vient d’ailleurs de recevoir la
visite intéressée de la ministre de
l’Equipement et des Transports suédoise, Ulrica Messing. “De la même
manière que la musique a ouvert la voie
au livre audio MP3, les quotidiens pourraient très bien ouvrir la voie au livre électronique”, conclut Fabian Fischer.
Henrik Arvidsson
BFM et
Courrier international
présentent l’émission
”GOOD MORNING WEEKEND”,
animée par
Fabrice Lundy,
rédacteur en chef
de BFM,
et les journalistes
de la rédaction
de Courrier international.
Tous les samedis de 9 heures à 10 heures
et les dimanches de 8 heures à 9 heures
Fréquence parisienne : 96.4
815p52-53
19/06/06
16:48
Page 52
voya ge
●
AU CŒUR DU DÉSERT CALIFORNIEN
Les mille et une utopies
de Joshua Tree
Destination prisée par les amateurs
de grimpe, le désert Mojave est devenu
le refuge de nombreux artistes, musiciens
et architectes d’avant-garde. Ils ont
fait de ce lieu un véritable musée d’art
contemporain à ciel ouvert.
THE NEW YORK TIMES
New York
Q
Le très kitsch
Beauty Bubble Salon
& Museum, à la fois
salon de coiffure
et musée du Cheveu.
Stéphanie Diani/The New York Times
uelques tristes bâtiments en béton et de la
poussière partout.Telle est la première vision
qu’offre Joshua Tree, bourgade nichée dans
les ondulations du désert Mojave, en Californie du Sud. Difficile de trouver le moindre
charme à cet endroit. Pourtant, au milieu des cactus et des créosotiers se cache un étonnant centre
artistique où l’on peut découvrir les œuvres d’artistes contemporains comme Andrea Zittel, Jason
Rhoades ou Jack Pierson.
Situées à environ 200 kilomètres à l’est de Los
Angeles et à une cinquantaine de kilomètres au
nord-est de Palm Springs, les villes du désert qui
s’échelonnent le long de la Route 62 (Joshua Tree,
mais aussi Pioneertown, Twentynine Palms et
Wonder Valley) ont longtemps constitué une destination de prédilection pour les grimpeurs, qui
venaient y escalader les rochers bizarrement déchiquetés du parc national de Joshua Tree. Mais des
artistes, des architectes et des musiciens connus
en quête de logements abordables et d’étendues
encore vierges ont commencé, ces dernières
années, à y installer leurs ateliers dans de vieux
ranchs, dans des conteneurs et même sous un
dôme géodésique, vestige des années 1970.
Aujourd’hui, Joshua Tree est devenu un véritable rendez-vous pour les amateurs d’art contemporain, qui viennent y découvrir des jardins de
sculptures en plein air, des ateliers d’artistes et des
œuvres d’architecture expérimentale. “Joshua Tree,
c’est un peu la Mecque californienne de l’art contemporain”, résume Lisa Overduin, directrice d’une
galerie d’art de Los Angeles qui représente les
artistes Andrea Zittel et Jack Pierson. “C’est drôle
de voir des collectionneuses en talons hauts trébucher
dans le désert à la recherche d’œuvres à acheter.”
Le “High Desert Test Sites” d’Andrea Zittel
est une manifestation artistique annuelle qui fournit la meilleure occasion de découvrir la scène artistique de Joshua Tree. Andrea Zittel est l’artiste
conceptuelle qui a lancé ce mouvement de migration, il y a six ans, après avoir abandonné son atelier de Brooklyn. Chaque année, elle invite les
artistes à s’enfoncer dans le désert pour y installer
leurs œuvres au milieu des rochers, des grottes et
des cactus. A leur arrivée, les visiteurs se voient
remettre une brochure avec un plan leur permettant de localiser les œuvres dispersées dans les environs. Un véritable jeu de piste, qui leur propose
également de se livrer à d’autres découvertes,
comme déguster un hamburger dans un des cafés
du coin ou danser une gigue endiablée au Pappy
& Harriet’s, le bastringue local.
L’artiste Ed Ruscha, les musiciens Eric Burdon et Victoria Williams, la “performeuse” Ann
Magnuson et tout un tas de scénaristes et de décorateurs hollywoodiens ont acheté des maisons à
Joshua Tree, séduits par les grands espaces et l’ouverture d’esprit qui y règne. Avec ses vastes plateaux, ses routes rectilignes et ses ciels changeants,
l’endroit rappelle cet autre avant-poste de l’art dans
le désert qu’est Marfa, au Texas, dont le paysage
brut et le rythme ralenti ont eux-mêmes quelque
chose d’une œuvre surréaliste. “Ici, on a l’impression qu’il n’y a plus aucune règle, que seule compte la
survie”, fait remarquer Thom Merrick, un artiste
qui a quitté New York il y a plusieurs années parce
qu’il se sentait “écrasé” par la ville. “Chaque jour, je
pars faire une randonnée dans les collines. Et, quand
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
52
DU 22 AU 28 JUIN 2006
j’ai besoin de réfléchir, je vais ramasser des cailloux.”
Les villes elles-mêmes ont un aspect authentique
et “survivaliste”. Beaucoup d’artistes trouvent de
quoi meubler leurs maisons dans les poussiéreuses
boutiques de brocante installées le long des routes
– les énormes lampes kitsch et les tableaux de
coyotes hurlant à la lune sont particulièrement
recherchés. Le soir, on se réunit dans des bars
assoupis, comme le Palms, avec ses tables de billard
raccommodées et son juke-box exclusivement garni
de musique country. Au Beatnik Café, les jeunes
du coin, arborant piercings et cheveux teints, se
retrouvent sous une sculpture futuriste composée
de racines d’arbres à la H. R. Geiger [peintre et
sculpteur suisse aux obsessions futuristes, célèbre
pour avoir créé les décors de la série de films Alien].
Les gens du cru aiment à répéter que Joshua
Tree a toujours été un refuge pour les pionniers de
tout poil. Au départ, l’endroit servait de halte aux
chercheurs d’or des années 1870, qui campaient
à proximité de l’oasis de Mara, près de Twentynine
Palms. En 1938, dans l’espoir de peupler les terres
désertes, le gouvernement fédéral vota le Baby
Homeland Act, qui attribuait gratuitement une
parcelle d’un hectare à toute personne désireuse
de s’y installer et d’y édifier une structure en dur.
Les premiers candidats furent surtout des desperados souhaitant recommencer leur vie de zéro au
milieu de nulle part. Mais un grand nombre d’artistes, de marginaux et d’amateurs de soucoupes
volantes les ont rejoints au fil des années.
Beaucoup des maisonnettes bâties par ces premiers occupants sont toujours debout. Certaines
ont été rénovées par leur nouveau propriétaire, à
l’exemple d’Andrea Zittel, qui a repeint la sienne
en blanc, l’a meublée de rochers en mousse et s’y
est fait livrer deux conteneurs pour créer un
espace expérimental de vie et de travail. Pour parfaire son image de pionnière des Temps modernes,
Andrea Zittel fabrique des dizaines de “Wagon Stations”, de petites capsules en acier qu’elle disperse
dans les collines rocheuses et qui contiennent des
sacs de couchage individuels. “Ce qu’il y a de génial,
dans le désert, c’est que chacun peut y projeter ses fantasmes, souligne-t-elle. Je suis venue ici en quête d’une
partie de moi-même, la personne que j’aurais pu être si
je n’avais pas été une artiste.” Quant aux maisonnettes qui sont restées abandonnées, leurs tapisseries décollées et leurs vieux matelas aux ressorts
rouillés leur donnent un aspect lugubre.
Des artistes des années 1960 et 1970, comme
Michael Heizer ou James Turrell, ont également
pris la route du désert, mais pour se réfugier dans
des parties reculées du Nevada et de l’Arizona.
Leurs projets, tel le Roden Crater de J.Turrell, exigeaient de gros budgets et une manipulation du
paysage sur une très grande échelle. Les artistes et
les architectes qui colonisent Joshua Tree semblent
plus intéressés par la création de mini-utopies individuelles. Dans ce coin reculé de l’Ouest sauvage,
la tradition veut que chacun laisse ses voisins – suf-
815p52-53
19/06/06
16:56
Page 53
carnet de route
Installation
de l’artiste Noah
Purifoy à l’entrée
de son musée
à ciel ouvert.
fisamment déjantés pour venir s’installer dans le
désert et braver les éléments – faire ce qui leur plaît.
C’est également une ville où les militaires (les
marines ont une base juste à côté), les tenants de
la théorie du complot dans l’affaire de l’extraterrestre de Roswell, les hippies et les motards semblent cohabiter sans problèmes.
“Joshua Tree est l’endroit idéal pour mettre en pratique une approche visionnaire et expérimentale”, insiste
Linda Taalman, une architecte de Los Angeles. “On
a le sentiment que, comme on est loin de tout, tout est
permis.” Le jardin de sculptures apocalyptiques de
l’artiste Noah Purifoy constitue une parfaite illustration de cet état d’esprit. Cofondateur du Watts
Tower Art Center dans les années 1960 et artiste
connu pour ses installations, Noah Purifoy s’est
installé dans le désert en 1989 et a passé les quinze
dernières années de sa vie à peupler sa parcelle de
déchets recyclés tels que des plateaux-repas en plastique pastel, de vieux ordinateurs, des cuvettes
de W.-C. et – c’est mon œuvre préférée – une voie
ferrée construite avec de vieilles roues de bicyclette,
de vieux magnétoscopes et des barils de bière.
Les architectes avant-gardistes ont également
été attirés par Joshua Tree, sorte de Terre promise
où les règles esthétiques en matière de construction sont inexistantes et où les voisins ne se plaignent jamais. Cet automne, les visiteurs pourront
découvrir l’iT House, une structure préfabriquée
en verre et en aluminium qu’est en train d’édifier
le cabinet d’architecture de Linda Taalman. Sur
ce projet, les architectes travaillent en collaboration avec des artistes comme Sarah Morris et
Liam Gillick pour créer des bandes de vinyle semblables à de la tapisserie qui entoureront la maison afin de modifier la vue et de filtrer le soleil.
Une autre entreprise, Ecoshack, a ouvert un laboratoire de design près de Joshua Tree, où les résidants intéressés par l’écologie peuvent tester des
D
IE
RN
IFO
CAL
NEVADA
UTAH
Le bar du saloon
Pappy & Harriet’s,
construit dans
les années 1940
pour servir
de décor
à un western.
M O J A
É S E R T
V E
Base militaire
de Twentynine Palms
Joshua Tree
Twentynine Palms
Pioneertown
3 506 m
Yucca Valley
3 301 m
O CÉAN
Palm
Springs
Oasis
62
P. N. de de Mara
Joshua
Tree
10
Mer de
Salton
C A LI F OR NI E
- 72 m
P AC I F I QU E
Vers la frontière mexicaine
(à 50 km)
0
50 km
Courrier international
ARIZONA
habitations temporaires expérimentales telles que
des tentes à aile thermique ou des capsules de
couchage Cocoon.
Dans les années 1950, George Van Tassel, qui
affirme avoir été enlevé par des extraterrestres, avait
bâti ici un dôme baptisé Integratron. La structure
a été rachetée il y a quelques années par Nancy
et Joanne Karl, deux sœurs originaires de NewYork,
qui l’ont ouverte au public.
Si vous prenez la précaution d’organiser votre
séjour à l’avance, vous pourrez assister à une
convention sur les extraterrestres ou à des concerts
de groupes de rock locaux tels que Concrete Blond
ou Bauhaus (un grand nombre de groupes underground de Los Angeles des années 1980 sont
aujourd’hui installés à Joshua Tree). Le lieu sert
également de sanctuaire à un tas de marginaux,
depuis des joueurs de didgeridoo jusqu’au chanteur Robert Plant [ancien membre du groupe de
rock Led Zeppelin], en passant par cet étrange professeur qui, selon Joanne Karl, est arrivé un beau
jour à la tête d’un troupeau de chèvres et de moutons. Pour 10 dollars, on peut s’offrir un “bain
de son”. On grimpe en haut du dôme, on s’écroule
sur un matelas, on ferme les yeux et on se laisse
emporter pendant une demi-heure par une symphonie sonore que l’une ou l’autre des sœurs crée
en faisant tinter des bols de cristal.
La ville de Pioneertown, construite en 1946
par Roy Rogers et d’autres investisseurs hollywoodiens pour servir de décor de cinéma, est également, par bien des aspects, une installation d’art
vivant. C’est aujourd’hui une ville mi-fantôme, mifonctionnelle qui fait penser à un décor de film de
David Lynch. A quelques pas de la “grand-rue”
poussiéreuse, avec sa prison et sa quincaillerie factices, on trouve un vrai bowling et des maisons à
louer, mais surtout le Pappy & Harriet’s, un saloon
à l’ancienne – avec bois de cerf et tables de billard –
qui constitue, avec le Palms de Wonder Valley, le
cœur de la scène musicale locale.
Géré par les ex-New-Yorkaises Linda Krantz
et Robyn Celia, le Pappy & Harriet’s est une étape
obligée pour des musiciens comme Lucinda
Williams, P.J. Harvey ou Leon Russell. Le dimanche soir, ce sont plutôt les groupes du désert,
comme Gram Rabbit, Angel Thrift ou les Queens
of the Stone Age, qui viennent y jouer. Il n’est pas
rare d’y voir Jessica von Rabbit, la chanteuse du
groupe Gram Rabbit, y boire une chope de bière
accoudée au bar, vêtue d’un manteau de fourrure
et arborant de grosses lunettes de soleil rouges.
Dans toute autre bourgade du désert, l’apparition en plein jour de cette étrange silhouette mivamp mi-star du rock susciterait des regards hostiles. A Joshua Tree, c’est juste une habitante
comme une autre.
Julia Chaplin
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
53
DU 22 AU 28 JUIN 2006
SE LOGER ■ Les offres d’hébergement sont plutôt rares dans la région. Deux possibilités s’offrent à vous. Vous pouvez camper sur l’un des
neuf terrains qu’offre le parc national de Joshua
Tree. Pour connaître leur localisation et les disponibilités, le plus simple est de s’adresser
au Visitor’s Center. Mais vous pouvez aussi aller
à l’hôtel. The New York Times conseille deux établissements situés aux abords du parc. D’abord,
le 29 Palms Inn. Construit en 1928 autour d’une
oasis, ce motel propose des chambres et des
bungalows à partir de 56 euros la nuit (compter
80 euros pour une double). Ensuite, le Spin and
Margie’s Desert Hideaway. Ce petit hôtel de style
mexicain situé au bord la Route 62 à l’entrée de
la ville de Joshua Tree propose quatre suites
à partir de 92 euros la nuit.
SE RESTAURER ■ Joshua Tree n’est pas un haut
lieu de la gastronomie. Plusieurs petits établissements vous permettront cependant de vous
restaurer tout en profitant agréablement de la
scène musicale locale. En ville, le Crossroads
Cafe & Tavern propose sandwichs, soupes et
salades. Ne manquez pas ses petits déjeuners,
particulièrement roboratifs. Le Palms, vieux bar
typique de l’Ouest américain, offre une bonne
Stéphanie Diani/The New York Times
Stéphanie Diani/The New York Times
Y ALLER ■ Pour se rendre dans le désert Mojave,
le plus simple est de prendre un vol pour Los
Angeles. Ils sont très fréquents au départ de
Paris. Compter 1 000 euros environ pour un allerretour Paris-Los Angeles en haute saison. Une
fois dans la mégalopole californienne, louez une
voiture pour parcourir les 225 kilomètres qui
vous séparent de Joshua Tree. L’itinéraire le plus
rapide est celui qui passe par la ville de Palm
Springs. De là, emprunter la Route 62 en direction du parc national de Joshua Tree.
occasion de s’initier au billard et à la musique
western. Enfin, à Pioneertown, le Pappy & Harriet’s, saloon bâti dans les années 1940 pour
servir de décor à un western, est l’épicentre de
la scène musicale locale. Outre les groupes
du désert, vous pourrez y croiser, avec un peu
de chance, le chanteur Robert Plant (du groupe
Led Zeppelin) ou la chanteuse P.J. Harvey.
À VOIR ■ Si votre séjour coïncide avec le High
Desert Test Sites – une manifestation artistique
annuelle, qui s’est déroulée cette année les 6 et
7 mai –, vous aurez l’occasion de découvrir de
nombreux artistes contemporains venus exposer leurs œuvres en plein cœur du désert. Toute
l’année, le musée à ciel ouvert de l’artiste Noah
Purifoy permet aux visiteurs de déambuler dans
un véritable jardin de sculptures. Ne manquez
pas de visiter également l’Integratron, ce drôle
de dôme géodésique construit dans les années
1950 par un mordu des extraterrestres. Enfin,
le très kitsch salon de coiffure Beauty Bubble et
son insolite musée du Cheveu constituent une
halte amusante. Vous pouvez aussi profiter de
votre séjour pour visiter le parc national de Joshua
Tree. De dimensions réduites (on peut le traverser en voiture en deux heures), ce parc naturel
se prête particulièrement bien aux randonnées
pédestres et à l’escalade.
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courrierinternational.com
20/06/06
19:04
Page 54
■ Lors du match ItalieEtats-Unis, le 17 juin
à Kaiserslautern, l’arbitre
uruguayen Jorge Larrionda
a expulsé deux Américains,
Eddie Pope et Pablo
Mastroeni, et l’Italien
Daniele de Rossi.
Daniel Wallis/Reuters
LE JOURNAL DU MONDIAL
54-55 sport BAF
Avertissement pour les arbitres
Expulsions
intempestives, buts
refusés ou encore
fautes oubliées,
l’arbitrage suscite
les polémiques. Il est
temps que la FIFA
trouve des solutions.
THE AGE
Melbourne
a Coupe du monde est la fête planétaire par excellence. Tout le
monde est invité. Des jours
durant, Australiens et Brésiliens
se sont entassés sur les statues et fontaines de la Marienplatz, la place principale de Munich. Ils ont déferlé dans
les rues et rempli les brasseries. Un
soir, dans un de ces établissements,
l’orchestre a entonné Waltzing Matilda
[l’hymne australien]. A l’occasion de
cette compétition, l’Allemagne semble
se lâcher, et même l’entraîneur de la
Mannschaft paraît décontracté. Et on
a signalé des trains en retard. Il règne
comme un parfum de folie.
Pour les joueurs aussi, c’est la fête.
Beaucoup gagnent des cachets royaux,
mais sont heureux de venir ici sans
rien toucher. La plupart d’entre eux
arrivent au bout d’une saison aussi
longue qu’épuisante, mais voilà bien
une invitation qu’ils ne veulent pas
manquer. Leurs efforts sont la preuve
de leur bonne volonté.
Mais, pour quelques-uns, la fête
se termine mal et beaucoup trop tôt.
Le système de justice sur le terrain du
sport est sévère. Un carton jaune équivaut à un avertissement, deux impliquent que le joueur est expulsé. Qu’il
écope d’un carton jaune après en avoir
récolté un au cours du match précédent, et il manquera la rencontre suivante. Le régime a encore été durci
pour cette Coupe du monde, et l’on
risque des sanctions si l’on cherche
L
à gagner du temps ou que l’on se livre
à des tacles dangereux. Plus que
jamais, les joueurs doivent regarder
où ils mettent les pieds.
Dans l’ensemble, tout cela est plus
que souhaitable. Le cynisme a trop
longtemps été un des fléaux du football. Les joueurs qui s’en prenaient
à d’autres joueurs avec la ferme intention de leur faire mal, qui simulaient
des blessures ou qui tapaient systématiquement dans le ballon après
qu’un coup franc ait été accordé ont
tendu le bâton pour se faire battre, eux
et les autres.
Mais, aujourd’hui, les juges sont
trop rigides. Pour commencer, la FIFA
ayant tenu à ce que des arbitres du
monde entier soient présents pendant
la première phase, on se retrouve avec
une application des plus fluctuantes
des règles et des fautes. Ce qui chez
l’un ne vaudra qu’un discret avertissement peut se transformer chez un
autre en carton jaune, voire rouge. Les
uns vont sortir carton sur carton,
comme un contractuel qui verbaliserait une rue entière, tandis que
d’autres préféreront les garder en
poche, selon qu’ils sentent le match
leur échapper ou non. Le football
n’était déjà pas facile, mais il est pour
ainsi dire impossible de s’adapter
chaque fois à une nouvelle interprétation de ses règles.
Ensuite, bien souvent, les châtiments ne sont pas adaptés aux délits.
Un joueur sera expulsé pour deux
fautes dues peut-être davantage à son
insouciance qu’à sa méchanceté. Et
son équipe se retrouve alors gravement
désavantagée.
Par ailleurs, pour la moitié des
équipes présentes en Allemagne, l’événement ne comportera que trois
matchs. Une suspension d’un match
au bout de deux cartons jaunes peut
donc carrément priver un joueur d’un
tiers du tournoi. Ce qui nous prive de
quelques stars. Par exemple, la Coupe
du monde est terminée pour Didier
Drogba, le capitaine de la sélection
ivoirienne, après deux matchs et deux
écarts relativement mineurs. Cela
compromet également le travail du
sélectionneur et conforte l’idée selon
laquelle la phase finale de la Coupe
du monde est réservée à l’élite. Enfin,
et c’est presque incroyable, rien ne
permet de revenir sur le travail des
arbitres. Les joueurs sont pénalisés à
la discrétion de l’homme au sifflet, qui
ne rend de comptes à personne – ni
pendant, ni après. Or, parfois, il lui
arrive de se tromper, tout simplement.
L’Ukraine avait déjà deux buts de
retard face à l’Espagne quand l’un de
ses joueurs a été expulsé à tort, au prix
d’un penalty tout aussi peu mérité,
une succession d’incidents parfaitement démoralisants.
C’est une chose de renforcer l’autorité de l’arbitre, c’en est une autre
de priver les joueurs de toute justice.
Certes, en mettant en place un système d’appel, on court le risque de
voir tout le monde y avoir constamment recours. Peut-être la FIFA
devrait-elle limiter le nombre d’appels
par équipe, ou encore prévoir une certaine forme d’incertitude aléatoire.
Dans le football australien, un joueur
ou une équipe qui fait appel peut voir
sa pénalité aggravée si son recours est
rejeté. Comme n’importe quelle autre
fête, la grande fête du football mondial a besoin de règlements et de
videurs. Mais il faut aussi que ces derniers fassent leur métier avec raison et
intelligence. Pour l’instant, on risque
surtout de se retrouver en bas des
marches pour les avoir seulement
regardés de travers.
Greg Baum
FRANCE Regards sur les Bleus Le coup de tête de Domenech
■ La sélection française a
bien des points communs
avec les Rolling Stones, qui
effectuent actuellement leur
tournée d’adieu. Comme eux,
elle compte plusieurs instrumentistes décatis, à quoi
vient s’ajouter un problème
qui lui est propre : dans les
coulisses, il y a un cinquième Stone, qui joue de la
cumbia [genre musical originaire de Colombie]… Raymond Domenech a eu
dimanche envers David Trézéguet et tous les Français
une attitude pour le moins
sarcastique, en envoyant l’attaquant sur le terrain à la
90e minute. Trézéguet, vu à
la télé enfilant d’un air narquois le brassard de capitaine, n’a même pas eu le
temps de toucher une balle
pendant les trois minutes de
temps additionnel. Thierr y
Henry, la grande vedette (?),
a bien mis un but qui a permis de mettre fin à la longue
série noire de la sélection
française, mais il a aussi fini
le match en condamnant les
Bleus, incapable de se
démarquer dans le face-à-
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
54
face qui l’opposait au gardien
coréen. Domenech a laissé
planer le doute en laissant
entendre que David aurait
marqué, lui… Rappelons seulement que Trézéguet joue à
la Juventus, un club qui ne
manque pas d’attaquants,
alors que Thierry Henry évolue à Arsenal, où il est le seul
vrai recours.
Le directeur technique des
Bleus, dont on se souvient
qu’il sélectionne en fonction
des signes astrologiques ou
encore qu’il a emmené ses
joueurs sur un glacier pen-
DU 22 AU 28 JUIN 2006
dant le stage de préparation,
a eu là un coup de tête qui
pourrait coûter très cher à
son équipe. La sélection française a clairement pâti de
l’absence d’un vrai numéro 9,
en s’entêtant à ne jouer
qu’avec un seul attaquant de
pointe, Thierry Henry. Résultat : quand Trézéguet est
entré sur le terrain, apparemment privé de jeu pour
avoir osé demander publiquement plus d’audace, il
était déjà trop tard.
Facundo de Palma,
Olé, Buenos Aires
20/06/06
19:05
Page 55
Les Anglais, des touristes
en mal d’imagination
THE GUARDIAN
Londres
andis que l’équipe anglaise se rendait à une dernière séance d’entraînement à Nuremberg, à la
veille de son match contre Trinitéet-Tobago, le 15 juin, son autocar était
escorté par huit motards, huit voitures
de police et un hélicoptère. A chaque
carrefour, deux policiers arrêtaient la
circulation pendant cinq bonnes
minutes pour laisser passer les footballeurs et leur suite, provoquant un
concert de klaxons irrités de la part
d’automobilistes dont la progression
légitime était retardée par le transport
de ce qui apparaît désormais comme
l’équipe la plus surévaluée et la
moins performante du Mondial.
Voilà un peu la bulle dans laquelle vit
la sélection anglaise. Dieu sait combien a payé la FIFA pour fournir le
dernier cri du luxe en matière de résidences, de transports et de sécurité
aux 23 joueurs, au bataillon de leurs
épouses et petites amies, ainsi qu’au
nombreux personnel technique. La
FIFA est également aux petits soins
avec les journalistes : ils sont accueillis
quotidiennement dans un gigantesque
centre spécialement construit à leur
intention, situé à proximité du terrain
d’entraînement. Air conditionné, accès
wi-fi, écrans de télé, canapés confortables, nourriture excellente à profusion, rien ne manque.
Le contraste avec d’autres pays est
extrême. Dans l’hôtel où sont hébergés les Argentins, par exemple, les
conférences de presse quotidiennes
ont lieu dans une salle de taille
moyenne, équipée de trois tables sur
des tréteaux, avec en tout et pour tout
une douzaine de bouteilles d’eau
minérale. L’autocar argentin, quand
il ramène les joueurs de l’entraînement, est accompagné par un motard
et une voiture de police. A première
vue, on n’imaginerait pas que l’Argentine a remporté la Coupe du
monde à deux reprises, tandis que
l’Angleterre n’a été championne du
monde qu’une seule fois. Or, étant
donné leur forme actuelle, les Argen-
T
tins ont davantage de chances de l’emporter à nouveau.
Comme David Beckham l’a rappelé en début de semaine, le sélectionneur de l’équipe d’Angleterre,
Sven-Goran Eriksson, tient à créer
un environnement détendu pour ses
joueurs. Une telle exigence est difficilement critiquable, dans la mesure
où les meilleurs joueurs sont assez
riches et puissants pour avoir leur mot
à dire sur la manière dont on les traite.
On les voit mal accepter ne serait-ce
qu’une diminution temporaire de leur
niveau de vie. Mais la bulle dans
laquelle ils flottent les a incontestablement coupés de certaines réalités importantes.
Même ceux qui les suivent régulièrement et
connaissent bien leurs
faiblesses ont été choqués de les voir si
incapables de
■ Le milieu
de terrain américain
Clint Dempsey signe
des autographes
sous haute protection.
Lampard semble le plus pressant, car
son manque de forme a des conséquences directes sur la prestation de
Steven Gerrard. On a souvent dit,
même si les joueurs et leur entraîneur
le nient, que ces deux personnalités
ne peuvent pas travailler de concert
en tant que paire de milieux de terrain
dans une formation en 4-4-2. Jeudi,
ils ont passé une heure à prêter le flanc
à la critique en démontrant la gravité
des dysfonctionnements de l’équipe.
Eriksson a sans doute bien fait de
demander à Carlos Alberto Parreira
une vidéo de la performance de Kaka
dans le premier match du Brésil
pour la montrer à Lampard.
Apparemment, à en croire les
derniers tests, il serait le
meilleur élément de l’équipe,
ce qui laisse à penser que
l’équipe médicale de l’Angleterre teste à tort et à travers.
Aussi les joueurs chevronnés devraient-ils être sceptiques quant à la capacité
d’un jeune de 20 ans de
changer la mentalité de
l’équipe, ainsi que ses
choix tactiques. Mais le fait
qu’Eriksson persiste à affirmer que Wayne Rooney est
de nouveau en forme montre
que lui, au moins, a compris
la cruelle vérité : sans l’intelligence de jeu de Rooney, les
Anglais ne sont qu’un
groupe de touristes qui
voyagent en première.
Richard Williams
■ Franck Lampard
contrôle la balle lors
de la rencontre
Angleterre-Trinitéet-Tobago du 15 juin
remportée par les
joueurs anglais 2 à 0.
faire tourner le ballon devant Trinitéet-Tobago. Leurs adversaires, et cela
n’a rien d’étonnant, n’ont guère eu
de mal à s’en sortir face à des joueurs
apparemment peu disposés à tenter
toute forme de jeu collectif fluide.
Ayant pour obsession de passer la
balle à Peter Crouch ou à Michael
Owen à la première occasion, les
quatre milieux de terrain ont joué alignés, en laissant un tel espace les uns
entre les autres que le travail d’isolement et de neutralisation des défenseurs en a été facilité.
Parmi toutes les sources d’inquiétude individuelles, le cas de Frank
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
Ben Radford/Getty Images/AFP
Il n’y a pas que
les Bleus qui suscitent
des critiques.
L’équipe d’Angleterre
et ses stars sont aussi
l’objet de nombreux
sarcasmes
outre-Manche.
SÉCURITÉ
55
Elise Amendola/AP/Sipa
54-55 sport BAF
Alerte rouge à Hambourg
Pour assurer la sécurité de certaines équipes,
en particulier celle des Etats-Unis, la police allemande
n’a pas lésiné sur les moyens.
n dirait une scène de guerre : des hommes vêtus de
gilets pare-balles observent les lieux d’un air tendu ;
fusil-mitrailleur en main, comme si l’ennemi pouvait attaquer à tout moment, ils couvrent des civils qui montent
dans un bus. On pourrait penser que cela se passe dans
les rues de Bagdad. Ce n’est heureusement que le quotidien de l’équipe des Etats-Unis à Norderstedt, ville située
à 8 kilomètres au nord de Hambourg, où les Américains
s’entraînent toujours sous surveillance, par peur des attentats terroristes. Quatre équipes bénéficient d’une surveillance plus étroite que les autres : les Etats-Unis et le
Royaume-Uni, à cause de leur rôle dans la guerre en Irak ;
l’Arabie Saoudite, en raison de son engagement contre
le terrorisme et l’Iran, à cause de sa politique nucléaire
controversée – et parce que le président Mahmoud
Ahmadinejad nie l’Holocauste.
Cette surveillance se fait pourtant plus sévère pour les
Américains que pour les trois autres équipes. Les responsables de la sécurité ont eu un avant-goût de ce qu’ils
allaient vivre pendant la compétition dès le 1er mars à Kaiserslautern. Au cours du match amical opposant les EtatsUnis à la Pologne, un hélicoptère de la police se tenait
en permanence au-dessus du car de l’équipe américaine,
lequel était escorté par huit cars de police et une ambulance. Les dispositions sont les mêmes aujourd’hui quand
le convoi quitte l’hôtel Park Hyatt, à Hambourg, pour gagner
Norderstedt. Toujours par une route différente, naturellement. Les forces de l’ordre se tiennent prêtes, un pistoletmitrailleur en main, même quand les joueurs américains
ne font que retirer leur sac de la soute du bus. “Les mesures
prises en faveur de l’équipe des Etats-Unis sont plus importantes que celles prises pour toutes les autres. Leur situation est totalement différente”, explique Ralf Meyer, porteparole de la police.
On assiste à des scènes similaires à Schnetzenhausen,
près du lac de Constance. Les Iraniens y occupent une aile
du Ringhotel Krone. Au moins deux agents de sécurité
de l’agence Securitas sont postés jour et nuit devant la
porte d’entrée. Ils coopèrent avec la police. Toute personne
s’approchant sans autorisation s’expose à des désagréments. Les routes sont bloquées par des voitures de la
police, la police de Friedrichshafen bénéficie de renforts
fournis par d’autres villes. “Nous effectuons des patrouilles
autour de l’hôtel vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous
circulons toujours par équipes de quatre ou cinq hommes
et deux voitures de police. Nous n’avons encore jamais vu
ça ici. La plupart des collègues aiment le football, ça facilite le travail”, signale un policier, avant d’ajouter, l’air
sombre : “Si Mahmoud Ahmadinejad, le président iranien,
vient à Schnetzenhausen, ce sera l’enfer pour nous.”
O
DU 22 AU 28 JUIN 2006
Sven Beckedahl et Joachim Schuth, Sport Bild (extraits), Hambourg
19:25
Page 56
Le football népalais sur un rythme africain
La présence de joueurs
ghanéens ou nigérians
au Népal bouleverse
le rapport des Népalais
au ballon rond.
EKANTIPUR.COM (extraits)
Katmandou
l y a quelques semaines, non loin
des collines de Jomsom couvertes
de spectateurs, une équipe de
grands joueurs africains était opposée à de jeunes passionnés locaux.
Comme il fallait s’y attendre, la rencontre s’est terminée par un score
fleuve parce que l’équipe gagnante
buvait Power Aid. Composée de l’élite
internationale évoluant en première
division népalaise, elle avait été mise
sur pied pour tourner un film publicitaire vantant la nouvelle boisson
énergétique de la marque Coca-Cola.
Les annonceurs profitent de la Coupe
du monde pour promouvoir leurs
produits sur les chaînes de télévision locales, ce qui est une nouveauté bienvenue au Népal. Et les
joueurs étrangers donnent un nouveau
visage au football népalais.
Les Africains n’ont fait que très
récemment leur apparition dans le
championnat national et ont injecté
puissance, volonté, talent et flair à certaines de nos meilleures équipes. Le
recrutement de joueurs étrangers
montre que les responsables népalais
commencent eux aussi à comprendre
le langage international du football.
“Les joueurs étrangers ont une meilleure
condition physique et sont plus forts. Ils
donneront à nos joueurs du fil à retordre
et un aperçu du haut niveau”, explique
Lalit Krishna, porte-parole de la Fédération népalaise de football (ANFA).
L’ANFA a décidé de faciliter les transferts de joueurs, ce qui a eu pour
I
conséquence le recrutement, en 2005,
d’une trentaine de joueurs étrangers
originaires pour la plupart du Ghana
et du Nigeria.
Outre l’avantage qu’ils apportent
au football népalais, ces footballeurs
venus d’Afrique donnent un nouveau
parfum, de nouvelles perspectives et
une nouvelle dimension à la pratique
de ce sport au Népal. Le football se
répand. Nos meilleurs joueurs ne
seront plus limités à deux ou trois
grands clubs. Les petites équipes pourront, elles aussi, connaître le succès.
“La Coupe du monde, c’est aussi bon
pour les ventes que les fêtes traditionnelles
de Dasain et Tihar”, explique Saurav
Jyoti, le directeur du groupe Jyoti. Portées par la couverture incessante des
journaux, par les produits “spécial
foot” présentés par les magasins ou
par les diverses compétitions tournant
autour de cet événement majeur, les
entreprises locales augmentent leurs
ventes et font connaître leur marque.
“La situation et les perspectives du sport,
du football en particulier, sont meilleures
que jamais au Népal”, affirme Rakesh
Shrestha de la Nepal Sports House,
spécialisée dans la vente de matériel
de sport. Malgré tous ses efforts, sa
boutique est à court de maillots de
football depuis plusieur s mois.
D’autres comme les restaurateurs vont
donner une bonne dose de Coupe du
monde aux fans de football. “Nous
allons élaborer des menus spéciaux, revoir
l’aménagement de nos locaux et faire de
notre mieux pour répondre aux besoins de
nos clients pendant le Mondial”,
explique Ganesh B. Karki, qui dirige
le restaurant Himalaya Java.
Le football est le sport le plus populaire au monde. Il suscite un intérêt tel
qu’il n’est pas étonnant que les Népalais veuillent y participer d’une façon
ou d’une autre. Cet immense intérêt et
les excellentes perspectives du football
népalais constituent de bonnes nouvelles pour le pays.
Gaurav Tiwari
■ Supporters ghanéens
lors de la rencontre
Italie-Ghana du 12 juin
à Hanovre remportée
par l’Italie 2 à 0.
AMBIANCE
Les Ghanéens donnent le “la”
Surprise du premier tour, le Ghana
bénéficie d’un formidable soutien
de la part de ses supporters.
epuis la première Coupe du monde
en Uruguay, en 1930, les Ghanéens, se réunissaient tous les quatre
ans pour passer un mois intense à regarder le spectacle du football mondial,
même si le Ghana ne jouait jamais. Les
fans de football choisissaient une équipe
et la suivaient avec une passion difficile
à comprendre. Certains prenaient littéralement la “nationalité” de grandes
nations de football : ils devenaient italiens, argentins ou brésiliens et chantaient “Oooolééé, olé olé olééé, ooolééé, ooolééé !”. Avec le Mondial 2006,
qui se déroule en Allemagne, les Ghanéens n’auront pas à prendre une autre
nationalité, à soutenir d’autres pays
ni à brailler “Ooolééé, olé”, car les Black
Stars ghanéens sont là et nous chanterons nos chants à nous. Plus de dix
chansons ont été produites au cours
D
des derniers mois pour encourager la
sélection nationale. God Bless Our
Homeland Ghana, par Chapter O, a été
la première et reste la plus populaire.
Sortie en 2005 avec l’appui de la station de radio Joy FM, elle a ouvert la voie
à d’autres artistes comme la chanteuse
de gospel Grace Ashy, qui a obtenu le
soutien de l’Union des supporters du
Ghana (SUGHA). Sa chanson Ye Nie rappelle aux autres équipes participant à
la Coupe du monde que les Black Stars
ne craignent aucun adversaire et vont
faire sensation. Areeba, le premier opérateur de téléphonie mobile du Ghana,
s’y est mis aussi, avec Put Your Heart
in It, qui presse l’équipe nationale d’aller jusqu’à la limite pour le bien du jeu.
Désormais, lorsque les joueurs ghanéens toucheront le ballon, les amateurs de football du monde entier découvriront le beau jeu des anciens
champions d’Afrique, et ils entendront
les beaux chants de leurs supporters.
William A. Asiedu, Daily Graphic, Accra
ÉCONOMIE Banc de touche Wal-Mart va droit au but
Retrouvez chaque
semaine,
jusqu’au 8 juillet,
les pages
Mondial
de Courrier
international
et chaque jour
sur le site
courrierinternational.com
■ Wal-Mart, le géant de la distribution,
aime la Coupe du monde de football.
Grâce à sa générosité, les Argentins
peuvent regarder les matchs en direct
dans des ministades installés dans
les supermarchés de la chaîne. Aux
Etats-Unis, ils peuvent assister à des
démonstrations de football. “Le Mondial est très impor tant pour nous”,
explique Mike Cockrell, vice-président
du marketing international chez WalMar t. Cet effor t correspond aussi à
une stratégie plus vaste visant à adapter les magasins à des publics différents. Aux Etats-Unis, par exemple,
Wal-Mar t compte sur la Coupe du
monde pour attirer plus de clients his-
paniques. Wal-mart a commencé à se
préparer pour le Mondial en juin 2005,
en proposant des produits alimentaires allemands, afin de susciter l’intérêt pour le pays organisateur du
Mondial. C’est pourquoi les magasins
mexicains Superama, dont Wal-Mart
est le propriétaire, proposent “Lo
mejor de Alemania” (le meilleur de l’Allemagne). En Grande-Bretagne, la
meilleure vente des magasins ASDA,
filiale de Wal-Mart, est un nain de jardin revêtu du drapeau anglais. “Nous
avons dû en commander d’autres en
urgence”, explique Dominic Burch, un
porte-parole d’ASDA. En promouvant
un événement qui dresse les pays les
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
56
uns contre les autres, Wal-Mar t doit
cependant veiller à adopter le ton
juste. Son ser vice des achats internationaux a d’ailleurs été surpris par
cer taines demandes. Les responsables de Wal-Mar t en Grande-Bretagne ont commandé des chaises
pliantes recouvertes du drapeau brésilien, italien ou français pour les
vendre en… Ecosse. En ef fet, “un
Ecossais affirmera toujours qu’il soutient deux équipes – l’Ecosse et l’adversaire de l’Angleterre”, affirme Ayaz
Alam, directeur des achats pour les
produits non alimentaires chez ASDA.
Dans les 155 magasins de Wal-Mart
aux Etats-Unis, il y aura des moniteurs
DU 22 AU 28 JUIN 2006
de football bilingues, des posters des
joueurs mexicains et des ballons revêtus du logo de la Fédération de football mexicaine. Wal-Mart a prévu des
publicités sur les chaînes de télévision
hispanophones pour promouvoir les
événements organisés autour de la
Coupe du monde. “Pour bon nombre
de clients hispaniques, c’est comme…
la finale du championnat de foot américain. Et nous voulons profiter pleinement du fait que cette clientèle se
passionne massivement pour ce
sport”, conclut Stephen Quinn, le viceprésident marketing de Wal-Mart.
Cecilie Rohwedder et Kris Hudson,
The Wall Street Journal (extraits), New York
AFP photo/Patrick Her tzog
20/06/06
LE JOURNAL DU MONDIAL
56 sport BAF
57 pub inso
20/06/06
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Page 1
Dictionn
aire de la
vie ordin
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Juin-juillet
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Un album
à tomber
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Chez votre marchand
de journaux
HORS
SÉRIE
lites
20/06/06
17:28
Page 58
l e l i v re
épices & saveurs
●
LES LAISSÉS-POUR-COMPTE DU MODÈLE SUÉDOIS
Saouls comme
des cochons
IRAK
SVENSKA DAGBLADET
Stockholm
es sentiments d’exclusion et de déracinement sont peut-être parmi les terreaux les
plus fertiles pour la littérature. Je pense à
quelques-uns des jeunes auteurs suédois les
plus intéressants de ces dernières années : Astrid
Trotzig et Sofia French (deux enfants adoptées
d’origine sud-coréenne) et Zbigniew Kuklarz (né
de parents polonais).
Le premier roman de Susanna Alakoski, Svinalängorna* [Les cabanes à cochons], est le récit
d’une enfance dans la petite ville d’Ystad [dans
le sud de la Suède], dans les années 1960 et 1970.
La narratrice, Leena, peut-être l’alter ego de l’auteur, décrit les efforts de sa famille, d’origine finlandaise, pour s’intégrer dans la société suédoise.
Mais la dureté de la vie et le penchant prononcé
de ses parents pour les gueuletons entre expatriés
compliquent leur adaptation.
Au début du roman, la famille emménage dans
le nouveau complexe résidentiel de Fridhem, à
Ystad. Pour les parents, issus de familles pauvres,
c’est le summum du luxe : les toilettes sont à l’intérieur, la cuisinière a plusieurs plaques et il y a
l’eau courante, froide et chaude. Mais, pour la
municipalité, il s’agit surtout d’une décision tactique : elle case dans ces logements tous les “marginaux” – les chômeurs, les cas sociaux, les familles
à faibles revenus, les immigrés, les ménages sans
ressources, les célibataires – et les nouveaux logements sont vite rebaptisés les “cabanes à cochons”
par les employés de la commune.
L
SON CŒUR BAT POUR CEUX
QUI N’ONT PAS D’AVENIR
C’est un roman formidable qu’a écrit Susanna
Alakoski. La narratrice, tout en adoptant un
regard critique, se montre solidaire des gens
qu’elle décrit. Elle est à la fois tendre et sans pitié.
Leena se moque de ses parents mais prend leur
défense, se détache des événements tout en étant
très impliquée. D’un côté, elle se moque des
efforts infructueux de son père pour maîtriser
la langue suédoise. De l’autre, elle est désespérée
lorsqu’elle constate qu’il a perdu toute fierté et
qu’il ressemble au chien de la famille : “Je n’aimais pas que papa baisse le ton quand il discutait avec
Sten (le chef de papa à son travail). Il me donnait
l’impression d’avoir la queue entre les jambes.”
Nous avons pris l’habitude de considérer les
années 1960 et 1970 comme des années fastes
pour la Suède, mais les habitants des “cabanes
■
Biographie
Née en 1962 en
Finlande, Susanna
Alakoski a grandi
dans la petite ville
d’Ystad, dans
le sud de la Suède,
et réside
actuellement
à Stockholm.
Issue d’une famille
d’immigrés finnois
pauvres
et alcooliques,
elle a fait des études
de sociologie
et a travaillé comme
attachée de presse
du chef
du Parti de gauche
au Parlement
suédois, avant
de se consacrer
à l’écriture.
Cette mère de trois
enfants a mis
à profit ses trajets
entre son domicile
et son travail – deux
fois quarante-cinq
minutes par jour –
pour écrire son
premier roman sur
des petits bouts de
papier qui traînaient
dans ses poches.
Susanna Alakoski
est aussi coauteur
de l’anthologie Tala
om klass
[Parler de classe],
qui paraîtra
cet automne.
Elle vient d’achever
le manuscrit
de son second
roman.
■
Les falafels hors la loi
amais les vendeurs de falafels de Bagdad
n’auraient imaginé qu’on les accuserait un
jour de menacer la morale publique. Leurs
boulettes de pois chiches ont pourtant connu le
même sort que l’alcool, la musique pop et les
films étrangers : ils ont été jugés théologiquement impurs par les fanatiques du pays, de plus
en plus nombreux. Ces extrémistes ont rendu
visite aux vendeurs de falafels et leur ont dit
ne plus ouvrir leur stand s’ils ne voulaient pas
être tués. Un étrange ultimatum qui a d’abord
été tourné en dérision, jusqu’à ce que deux marchands soient abattus. “Ils nous ont dit : ‘Vous
avez quinze jours pour cesser votre activité.’
Je leur ai alors demandé où était le problème”,
raconte Abou Zeinab, 32 ans, qui a remballé son
stand pour de bon, dans la banlieue d’Al-Dora,
un quartier sunnite où les extrémistes font la loi.
“Ils m’ont rétorqué qu’il n’y avait pas de falafels
au temps de Mahomet et que nous ne devrions
pas en avoir. J’ai failli leur dire qu’il n’y avait pas
non plus de kalachnikovs, mais je tiens à la vie.”
Pourquoi cette interdiction faite aux vendeurs de
falafels, tandis que leurs collègues continuent à
vendre des kebabs, des pizzas ou des hamburgers ? Mystère. Certains soupçonnent que ce
serait parce que le goût des falafels est l’une
des rares choses qui, en Israël, rassemblent
la communauté juive et la communauté arabe.
D’autres vendeurs se sont aussi attiré les foudres
des islamistes : ceux qui vendent des pains de
glace pour conserver la nourriture et rafraîchir
les boissons. Dans une ville perpétuellement
confrontée aux coupures d’électricité et où les
températures estivales atteignent les 50 °C, le
service qu’ils proposent est pratiquement indispensable. Mais à eux aussi on a dit, ces dernières semaines, que leurs produits ne faisaient
pas partie du quotidien au temps de Mahomet.
Aqeel Hussein et Colin Freeman,
The Sunday Telegraph (extraits), Londres
J
Avec Svinalängorna, Susanna Alakoski,
fille d’immigrés finlandais, signe
un premier roman très remarqué.
Et renouvelle la tradition suédoise
de la littérature prolétarienne.
Sara Mac Key
816p58
à cochons” ne partagent pas ce sentiment. La
famille semble être prise dans un engrenage inéluctable de petits métiers qui tue dans l’œuf toute
ambition de changer de vie et de grimper dans
l’échelle sociale. Elle fait un pas en avant pour en
faire aussitôt deux en arrière. La nourriture et
le loyer engloutissent les trois quarts de la paie.
Et, tant que le “contrebandier” est là pour approvisionner les parents en alcool bon marché, le
moindre excédent disparaît inexorablement dans
leurs gosiers assoiffés.
Susanna Alakoski décrit de façon convaincante comment une fillette et ses frères et sœurs
se retrouvent contraints de protéger à tout prix
leurs parents des jugements extérieurs. On ne
dénonce pas papa et maman lorsqu’ils sont déprimés et ne font ni la cuisine, ni le ménage, ni la
lessive. C’est un geste de solidarité naturel. Mais
Leena finira par comprendre qu’il faut bien que
quelqu’un réagisse. Ce n’est qu’avec ses meilleures
amies qu’elle peut évoquer ce qu’elle ressent face
au laisser-aller de ses parents. Elle et son amie
Riita en ont assez de voir leurs géniteurs respectifs faire la fête en permanence : “Quand ils étaient
saouls, les adultes avaient les bras et les jambes en
coton. Ils puaient la smörgåstårta [gâteau de sandwichs] par tous les pores de leur peau. Ils ne regardaient pas leurs enfants dans les yeux. Nous leur jetions
des regards haineux à travers les cloisons.”
Sans la finesse et l’humour salvateurs de l’auteur, la lecture de ce livre serait insupportable.
Mais Svinalängorna est l’un des romans les plus
prenants et les plus divertissants que j’aie lus
depuis des années. L’écrivain Tony Samuelsson a
affirmé que la littérature prolétarienne n’était pas
morte, même si le contexte avait évolué, et qu’elle
émanait aujourd’hui plus souvent des banlieues
peuplées d’immigrés, des laissés-pour-compte et
des chômeurs que des enfants d’ouvriers.
A travers sa narratrice, Susanna Alakoski
adopte le regard d’un écrivain prolétarien
moderne. A l’image d’Ivar Lo-Johansson, qui
décrivait le quotidien des ouvriers et des journaliers agricoles, elle nous raconte la vie des laisséspour-compte. Son cœur bat pour ceux qui ne se
voient pas d’avenir. Et, assez paradoxalement, on
se prend à aimer ses personnages, en dépit de tout
le mal qu’ils se font.
Erik Löfvendahl
* Ed. Albert Bonniers, Stockholm, 2006. Pas encore traduit
en français.
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DU 22 AU 28 JUIN 2006
Boulettes de falafels
Ingrédients ■ 450 g de pois chiches, 2 cuillerées à soupe de persil haché, 1 cuillerée à soupe
de coriandre hachée, 2 cuillerées à café de cumin
moulu, une demi-cuillerée à café de levure, sel.
Préparation ■ Faire tremper les pois chiches
pendant 4 heures. Les égoutter et les mixer en
ajoutant les gousses d’ail pilées, l’oignon, le
persil et la coriandre hachés, le cumin et la
levure. Saler à votre goût. Laisser reposer la
pâte ainsi obtenue pendant 30 minutes. Façonner des boulettes à la main et les faire frire 3 à
4 minutes dans un bain d’huile végétale chauffée à 180 °C. Egoutter avant de servir.
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
20/06/06
17:41
Page 59
insolites
●
Chic
et choc
Les grands remèdes
our lutter contre la grippe aviaire, il suffit d’abattre tous les oiseaux. C’est en tout
cas ce qu’a demandé au gouvernement
égyptien le député Talaat Sadate. Le parlementaire entend commencer sa campagne
d’éradication par l’aigle du drapeau national :
il propose de remplacer le rapace par un mulet,
un poisson “qui n’est porteur d’aucune maladie
contagieuse”. Manifestement, Talaat Sadate
(neveu de feu Anouar El-Sadate) a viré sa cuti.
Dans l’émission de télévision Le Caire aujourd’hui, il avait accusé les autorités d’exagérer
l’épidémie pour faire oublier le naufrage du
ferr y Al-Salam 98, qui avait fait plus de
1 000 victimes.
(Al-Masri Al-Yaom, Le Caire)
P
Le gouvernement néo-zélandais ne mégote
pas avec la lutte antitabac. Pieds gangrenés,
gencives et dents pourries pourraient orner
les paquets de cigarettes néo-zélandais. “Il
est grand temps de contrer les mensonges de
l’industrie [du tabac] par quelques vérités
visuelles”, a déclaré au New Zealand Herald
Becky Freeman, responsable d’Action on Smoking and Health.
Dieu banni des terrains de foot
ne équipe de football américain de la Bible
Belt – les Etats profondément croyants du
sud des Etats-Unis – vient de se voir interdire de prêcher la bonne parole pendant les
matchs. A l’occasion de la rencontre à domicile
contre l’équipe de Louisville Fire, les Birmingham
Steeldogs d’Alabama projetaient d’apposer au dos
de leur maillot des textes bibliques, ce qui aurait
été une première dans l’histoire du sport aux EtatsUnis. Le nom du club aurait été remplacé par celui
de Samson, l’homme fort de l’Ancien Testament.
Au lieu de leur nom, les joueurs auraient arboré le
titre des livres bibliques. Quant aux numéros, ils
auraient renvoyé aux textes du Livre saint. On
aurait ainsi lu sur le maillot 12 : (Jacques, I-2)
U
<http://www.holebikerk.net/>
*816 p59
“Frères, regardez comme un sujet de joie complète les
diverses épreuves auxquelles vous pouvez être exposés.”
Mais les responsables du championnat à New York
ont invoqué une règle interdisant aux équipes de
procéder à des changements arbitraires sur les
maillots et menacé d’infliger une amende de
1 000 dollars [800 euros] par maillot et de
50 000 dollars [40 000 euros] pour attitude nuisible au bon déroulement des matchs.
Les deux parties se sont accordées sur ce compromis : les joueurs, qui évoluent en deuxième division, porteront les maillots de leur choix pour
l’échauffement et la séance d’autographes d’aprèsmatch, mais pas pendant la rencontre.
Ewen MacAskill, The Guardian (extraits), Londres
Holebi
a première Eglise œcuménique pour “homosexuels,lesbiennes,
bisexuels et transsexuels” a ouvert ses portes en Belgique. “Nous
n’avons plus foi en une Eglise dont la hiérarchie ne cesse de répéter combien nous sommes mauvais”, commente le pasteur Johan
Maertens. “Il est fondamental pour nous d’appartenir à une Eglise où
la femme est l’égale de l’homme ; où l’on marie les couples homosexuels
ou lesbiens ; où l’on peut sans problème faire baptiser nos enfants ; et où
les divorcés sont traités comme les autres fidèles.” Renoncer à sa croyance
parce qu’on est gay ou lesbienne, “c’est permettre qu’on nous dépouille
de quelque chose de beau et de précieux”. Les “holebis” (raccourci
pour homosexuels, lesbiennes et bisexuels) et les divorcés “ont
droit à une spiritualité entière”, estiment les fondateurs de la
“HOLEBI-Kerk”, installée à Gand et Dedermonde.
(Metro, Bruxelles)
L
Portugal : quand la police fourre
son nez dans les corridas
C’est l’aube, peu avant
Les grands moments des arènes de Lisbonne sont gravés dans… les pro-
l’heure de la prière. Un taxi
cès-verbaux de la police. Y figurent les noms de toreros comme Manuel
conduit un vieillard à la
dos Santos et José Falcão. Leur crime ? La mise à mort du taureau, inter-
mosquée. L’homme tient
dite au Portugal. José Guilherme, ancien forcado – un des toreros chargés
des propos énigmatiques.
de la pega, l’immobilisation de l’animal à la main –, se souvient d’une cor-
En route, le chauffeur
rida où l’on avait décidé de combattre les quatre taureaux “à l’espagnole”.
prend un autre vieillard,
Les bêtes étaient entrées dans l’arène desembolados, autrement dit sans
auquel il indique la desti-
embouts au bout des cornes, une protection pourtant obligatoire au Por-
nation de son passager.
tugal, écrit Expresso. “La foule criait : ‘Pega, pega !’ Moi, j’attirais le tau-
“Quel passager ? s’enquiert
reau vers le centre de l’arène et je mourais d’envie de rire parce que je
le client, il n’y a personne
voyais le responsable de la corrida, affreusement inquiet, qui faisait de
d’autre ici.” “Je suis invi-
grands signes en direction de la police.” C’est fort “obligeamment” que les
AP/Sipa
L’ange
de la Mort
sible, toi seul peux me
forces de l’ordre attendirent la fin de la corrida pour cueillir les contrevenants et leur infliger une amende de 80,50 escudos (0,40 euro).
voir”, déclare alors le premier vieillard. “Je suis
Azraël, l’ange de la Mort, je
suis venu t’emmener dans
l’autre monde.” Pris de
panique,le chauffeur prend
ses jambes à son cou et se
précipite à la mosquée
pour prier.A son retour,plus
de taxi ni de vieillards. Le
tandem a filé avec la voiture, rapporte le quotidien
koweïtien Al-Watan.
Autres temps…
atwoman fait son comeback. Kathy Kane, la
compagne de Batman, a
fait peau neuve : elle est
désormais lesbienne et follement mondaine. Il est loin le
temps où l’héroïne se pâmait
d’admiration pour l’homme
chauve-souris, vivait dans son
ombre et ne quittait jamais
son sac à main. Selon The
New York Times, cette métamorphose s’inscrit dans la
B
droite ligne de la politique
éditoriale de DC Comics, qui
s’attache à donner plus de place aux minorités. A quand un
Batman gay ? Ce n’est pas
pour demain, rapporte The
Independent. L’an dernier,
l’éditeur de bandes dessinées
portait plainte contre une
galerie new-yorkaise qui exposait des aquarelles représentant Batman et Robin dans
des positions très intimes.
COURRIER INTERNATIONAL N° 816
59
0à2
e leader du Parti polonais
des pauvres (PPB), Zygmunt Prusinski, a porté
plainte contre le sélectionneur de l’équipe nationale, Pawel
Janas. Ecœuré par le match
Pologne-Equateur (“un scandale”),
il réclame 10 000 zlotys (environ
2 500 euros) de dommages et intérêts
pour préjudice moral et offense au sentiment patriotique. (Super Express, Varsovie)
L
Radek Pietruszka/EPA/Sipa
DU 22 AU 28 JUIN 2006