L`Inde rayonne

Transcription

L`Inde rayonne
CAHIER SPÉCIAL I
AQUILA RDB | KIPA
L’HEBDO 18 MARS 2004
JEROMINE DERIGNY
L’Inde
rayonne
SOMMAIRE
Election
Le portrait du premier
ministre poète
II
Délocalisation
Informaticien et fleuriste
du monde
IV
Promotion
La semaine des vendeurs
de Suisse
VIII
Occidentalisation
Quand un call center amène
un peu d’Amérique
Orientation
Le patron des patrons
dit son optimisme
X
XII
Alors que s’y préparent les élections les plus
vastes que le monde ait jamais connues,
l’Inde s’impose comme un modèle
économique pour les pays en
développement. Profitant du coût
extrêmement bas de la main-d’œuvre,
les entreprises occidentales y délocalisent
depuis quelques années déjà nombre
de tâches administratives basiques.
Et désormais des postes à haute valeur
ajoutée se multiplient aussi dans le
sous-continent, qui devrait enregistrer
une croissance annuelle de plus de 8%
à fin mars. Ces échanges avec l’Occident
entraînent des changements sociaux
profonds: en Inde, les valeurs mutent
et la consommation explose. Forts
d’une démocratie solide et des réformes
en cours, les Indiens ont, à terme,
des chances de sortir grands vainqueurs
de la mondialisation.
UN DOSSIER RÉALISÉ
PA U L A C K E R M A N N
E T VA N E S S A D O U G N A C
PA R
L’HEBDO 18 MARS 2004
L’HEBDO 18 MARS 2004
PREMIER MINISTRE Attal Bihari Vajpayee, homme fort, poète et cordon-bleu.
GANGE Les rituels traditionnels dans le fleuve sacré cohabitent avec la modernité.
Un poète mystérieux
aux commandes
de «l’Inde qui rayonne»
PORTRAIT Le premier ministre Vajpayee a rendu la confiance
à son peuple sous un slogan ensoleillé. Itinéraire d’un octogénaire
passé de l’extrémisme hindou au pragmatisme économique.
Laborieusement,
imperceptiblement, la nouvelle a fait son chemin dans les
méandres chaotiques de la plus
grande démocratie du monde.
Des camps retranchés des
adversaires d’antan aux éditoriaux des éminents analystes,
des fidèles militants aux hostiles libéraux, elle s’est peu à peu
imposée aux Indiens… Et, à
quelques semaines d’élections
que l’on promet triomphales,
la nouvelle s’affiche au grand
jour: «Attal Bihari Vajpayee est
un très bon premier ministre!»
Autour des tables fastueuses des
soirées mondaines de la capitale indienne, ou à l’ombrage
du grand arbre sur la place animée d’un village, cette phrase
fait désormais légion.
Il est vrai que la
réputation de Vajpayee, un
temps, avait sombré dans les
maux de l’Inde. Violences communautaires, déploiements
militaires contre le Pakistan,
campagnes criant famine après
plusieurs sécheresses consécutives: le climat du mandat
Vajpayee, depuis 1999, n’avait
rien de serein. Qu’importe! Les
pluies salvatrices de la mousson ont porté sa résurrection
politique. A son parti, le BJP,
accusé de radicalisme hindou,
le populaire Vajpayee a réussi
l’exploit de lui donner des
allures respectables. A 79 ans,
Attalji, comme on l’appelle
affectueusement ici, offre aux
Indiens une croissance économique record, un espoir de paix
historique avec le Pakistan, et
la stabilité politique qui manquait cruellement au pays. Et
dans la foulée, «le Grand Unificateur» a quasiment balayé le
parti rival du Congrès et sa dirigeante controversée, une Sonia
Gandhi dont le manque de charisme paraît d’autant plus saisissant.
LE MASQUE Surnommé «le
Masque», Vajpayee reste pourtant un personnage complexe
à cerner. L’homme à la placidité tranquille et au «sourire de
Bouddha» compte plus d’un
demi-siècle de pure pratique
politique, exercice soumis en
Inde aux menaces permanentes de la corruption et de la
manipulation, dans une jungle
démocratique où se côtoient
personnages hauts en couleur,
intellectuels respectables et
hurluberlus complets. Mais,
fait rarissime en politique
indienne, Vajpayee n’a jamais
été mis en cause pour corruption. Il émane de lui intégrité et
sobriété, que son mode de vie
souligne encore, guidé par un
sens profond de l’identité
indienne. Il prend ses vacances
en hiver sous les palmiers de
Goa et se rafraîchit, l’été, dans
les vallées himalayennes. Pas
de folie, ni d’excentricité. A sa
résidence de Race Course Road,
il aime à inviter ses amis pour
visionner les films de Bollywood, le prolifique cinéma
de Bombay.
Célibataire endurci, il est fidèle à ses deux passions: la cuisine, qui le pousse
aux fourneaux à l’occasion, et
la poésie, qui lui fait prendre
la plume à ses heures perdues.
Sans doute s’est-il inspiré de
son savoir-faire culinaire et de
l’art des savants dosages pour
être ainsi parvenu à maîtriser,
depuis cinq ans, une coalition
hétéroclite de plus de 20 partis à la tête du pays! Quant à la
poésie, elle lui confère un talent
d’orateur exceptionnel: ses discours sont des moments inou-
bliables, d’ailleurs édités en
volumineux recueils.
Il faut pouvoir écouter Vajpayee! Sa voix, profonde et graveleuse, roule sur
l’hindi, se suspend un instant
dans des silences légendaires,
avant de foudroyer littéralement ses auditeurs. Bien qu’aujourd’hui ses pauses s’allongent
parfois un peu trop: Vajpayee
n’est plus de première jeunesse... Mais au-delà de la forme,
la poésie est chez lui l’émanation d’une pensée idéaliste,
inspirée, volontiers romantique, qui se confond avec les
aspirations des Indiens, peuple
sentimental en quête de vision,
en quête d’un destin.
GUERRE ET PAIX «Je suis poète par
instinct et inclination, aime
à dire cet homme issu de la
haute caste des brahmanes. La
politique n’est pas une vocation, mais le fruit des circonstances.» Des circonstances qui,
à l’époque de son adolescence,
le mobilisent dans la lutte
contre la colonisation britannique, et envoient le jeune
homme séjourner en prison.
Tenté un instant par le communisme, il délaisse ensuite ses
études de droit pour se plonger
dans le militantisme, et prend
L’INDE RAYONNE III
LA PLUS GRANDE ÉLECTION DU MONDE
en charge une publication du
RSS, matrice extrémiste de
l’idéologie hindoue.
En 1951, il est un
membre fondateur du Jan
Sangh, ancêtre de l’actuel BJP,
fondé plus tard en 1980. Nommé ministre des Affaires étrangères en 1977, les tentatives
d’ouverture de Vajpayee avec
le Pakistan sont déjà remarquées. C’est dire si la paix avec
le frère ennemi est un désir cher
à ses yeux. Et dès février 1999,
alors premier ministre, il entreprend un voyage historique en
autocar à Lahore, où il embrasse chaleureusement son homologue d’alors.
Mais deux mois
plus tard, les soldats pakistanais couvrent une incursion
dans les lignes indiennes du
Cachemire, et s’ensuit la guerre de Kargil. Vajpayee est humilié: il apparaît alors comme un
«naïf», victime du «double jeu»
pakistanais. En 2001, il engage un nouveau processus de
paix au sommet d’Agra: les
négociations sont un échec, et
bientôt les armées respectives
se provoquent à la frontière.
Enfin, en avril dernier, Vajpayee
tend «la main de l’amitié» au
Pakistan, et l’on commence à
croire que cette fois-ci pourrait
bien être la bonne…
SANTÉ ÉCONOMIQUE Son atout
majeur? Le pragmatisme! Ses
détracteurs attendaient un
agenda politique nationaliste,
anti-musulman et anti-pakistanais. Mais, en s’opposant
aux extrémistes de son parti
sans pour autant les rejeter,
Vajpayee a gagné la confiance
de la population et de la communauté internationale. Entretenant de bonnes relations avec
Pékin, Moscou ou Washington,
fort d’une maturité nouvelle,
il revendique la place de
l’Inde à l’échelle de l’Asie et
du monde.
La santé économique du pays affiche une
croissance record, et Vajpayee
fait campagne sur le développement: «L’Inde d’aujourd’hui est un pays qui bouge»,
lance, confiant, le presque
octogénaire. Certes, en pleine
campagne électorale, c’est
aussi l’argent de son parti,
dépensé dans les encarts publicitaires, qui vante une «Inde qui
rayonne» et une «Inde qui se
sent bien». Au grand dam de
ceux qui rappellent que la misère sévit toujours dans une Inde
rurale à 70%…
EXTRÉMISME Reste la grande
question: quelle est la nature
des liens que Vajpayee entretient avec les extrémistes hindous? «Est-il l’un des leurs?»,
s’interrogent, perplexes, les
analystes. Vajpayee semble
osciller entre le rêve d’une
Inde puissante, ouverte au
monde, et la sauvegarde des
valeurs traditionnelles hindoues, au risque d’épouser un
protectionnisme sectaire et
religieux. Jamais très loin de
lui plane l’ombre de son ami Lal
Krishna Advani, vice-premier
ministre, le «dur» du BJP et son
bras militant… Le versant
caché de Vajpayee?
A eux deux, ils n’ont
pas hésité, en 1998, à durcir
la politique de défense en lançant le programme nucléaire.
Et la ferveur nationaliste qu’ils
représentent n’est pas dénuée
de répercussions: le chauvinisme hindou prépare le terrain à de possibles violences
communautaires, dont les
émeutes du Gujarat en 2002,
qui ont fait au moins deux
mille morts, musulmans en
grande majorité.
Garant d’une certaine moralité, Vajpayee sait
faire de temps à autre un geste
envers les minorités. Ne s’est-il
pas catégoriquement opposé,
en 1992, à la destruction de
la mosquée d’Ayodhya, lieu
des hystéries extrémistes, et
cela envers et contre tous les
politiciens du BJP? Pour le
politologue Prem Shankar Jha,
«Vajpayee n’est pas le BJP». Et
l’opinion publique de reprendre cette idée: «Vajpayee: un
homme bien dans un mauvais
parti.» Un tel paradoxe est-il
vraiment possible? | V D
PRAKASH SINGH KEYSTONE
JASON REED REUTERS
EMMANUEL DUNAND AFP
II CAHIER SPÉCIAL
Des vallées de l’Himalaya à la
pointe de Kanyakumari, dans
l’océan Indien, se répartiront –
du 20 avril au 10 mai – plus
d’un million de machines
électroniques de vote. Quand
la plus grande démocratie
du monde et ses 668 millions
d’électeurs passent aux urnes,
il faut prévoir! Et les calculs sont
faits: 2700 votes pourront être
enregistrés par machine et par
journée, des petites images
faciliteront les touches pour
les nombreux illettrés, et quatre
phases de vote permettront de
couvrir les 543 circonscriptions
parlementaires et de déplacer
des milliers de militaires pour
sécuriser ces législatives.
Restent les calculs politiques
pour lesquels les sondages
s’accordent déjà. Certes, dans
un pays caractérisé par la
diversité des castes, régions,
religions et communautés,
la majorité est un fantasme
inaccessible qu’il faudra
contourner par autant
de coalitions, alliances
et soudaines amitiés.
A ce jeu, est donné grand
vainqueur le premier ministre
actuel, Attal Bihari Vajpayee,
79 ans, représentant du BJP,
le parti nationaliste hindou,
qui mène une séduisante
campagne sur les thèmes
du développement et de
«l’Inde qui rayonne». Quant
à sa rivale d’origine italienne
Sonia Gandhi, 57 ans,
présidente du prestigieux
Parti du Congrès, centré sur
les valeurs d’une Inde plurielle,
elle a désormais du mal
à convaincre son électorat.
Résultats le 13 mai. | V D
L’HEBDO 18 MARS 2004
L’HEBDO 18 MARS 2004
L’INDE RAYONNE V
DR
CHRISTOPHER ANDERSON VII
IV CAHIER SPÉCIAL
Convaincue de figurer sur le podium des vainqueurs,
Villoo Patel préfère pour l’instant
s’en tenir aux chiffres: «Créer un
nouveau médicament coûte
800 millions de dollars en
Occident. Ici, on le fait pour un
cinquième de la somme. Le
risque pour l’investisseur en est
diminué d’autant.»
EMBLÉMATIQUE
Le succès économique lié
aux délocalisations provoque
l’émergence d’une nouvelle
classe moyenne.
Informaticien et fleuriste du monde
DÉLOCALISATION Le sous-continent fournira bientôt tous les services qui peuvent
se vendre au niveau mondial. Rencontre avec ces ambitieux sous-traitants.
Bimal Kothari respire la confiance. L’air blasé, l’embonpoint assumé, il explique
comment il fait pousser des
fleurs dans une énorme ferme
en dehors de Bombay et les
envoie en Europe par avion.
«L’Inde sera bientôt le bureau du
monde, le docteur du monde, le
labo du monde, et l’informaticien du monde», affirme la maxime à la mode chez les économistes indiens. «Et le fleuriste du
monde!», ajoute hilare notre chef
d’entreprise. Au-delà de cet
exemple floral, l’économie
indienne est ainsi en train de passer au stade supérieur, celui du
service à haute valeur ajoutée.
Ce tournant marque
un enrichissement général du
pays qui vient de refuser l’aide
financière suisse tout en continuant la collaboration scientifique. Une évolution incarnée
par des entrepreneurs d’un genre nouveau, comme Villoo Patel.
Cette petite femme très énergique préfère les tailleurs à l’occidentale aux saris, les colliers de
perles et les cheveux courts aux
apparats traditionnels. Elle mar-
che plus vite, parle plus vite, pense plus vite que tout le monde.
ÉCLOSION DES BIOTECH Comme la
dynastie économique des Tata,
elle appartient aux parsis, une
communauté religieuse liée
depuis toujours au commerce
qui lui a, selon ses propres mots,
enseigné «l’esprit d’entreprise et
l’ambition» dès sa prime enfance. En 1993, elle revient de Strasbourg avec deux valises, deux
enfants et un doctorat en biologie moléculaire. Elle fonde
alors Avesthagen, qui, outre des
produits biotech plus classiques,
s’inspire de l’ayurveda, une médecine trois fois millénaire à base
de plantes dont elle systématise informatiquement les gènes,
pour créer de nouveaux produits
pharmaceutiques et nutritionnels. Ses découvertes intéressent
les plus grands groupes, suisses.
On touche là à des
sciences qui viennent d’éclore
comme la bio-informatique,
qui facilite la recherche biotechnologique en codant gènes
et expériences cliniques. TCS
(Tata Consultancy Services) s’y
est également lancé, en simulant
des tests et en vendant des logiciels ainsi créés aux entreprises
pharmaceutiques.
Alors que les pertes
d’emplois liés à la délocalisation
des services administratifs affolent les politiciens américains,
Villoo Patel et ses pairs font un
pas supplémentaire: la délocalisation de la recherche. «Nous
offrons à nos clients un département recherche de qualité
sur le long terme et à bas prix»,
affirme-t-elle les yeux étincelants.
A pousser la logique qui veut
que l’Inde passe de la soustraitance à la collaboration, on
accepte que la propriété intellectuelle se transforme en copropriété. C’est là le début d’un
mou-vement de fond dont on
ne semble pas mesurer toutes
les conséquences.
RECHERCHE DE POINTE Sanmar
Group est une autre entreprise
qui offre de la recherche sous
contrat. Elle ne distribue aucun
produit: «Nous considérons la
recherche comme un business,
les pharmas américaines nous
donnent des instructions et nous
leur fournissons des résultats
bon marché, rapides et de
qualité», affirme le président VR
Venkataraman. Le phénomène
ne se limite pas aux biotech.
General Electric, un pionnier en
matière de délocalisation, emploie 1000 personnes à Bangalore pour les seules activités de
recherche et de développement.
Autre cas révélateur:
Ciba Speciality Chemicals, la
branche qui a survécu à la fusion
Novartis, utilise depuis trois ans
son département indien de
recherche et développement
dans ses programmes mondiaux. «Ils ont pris conscience de
la qualité de nos scientifiques
en plus de leurs bas salaires.
L’Inde a désormais sa place sur
la carte du monde», affirme
Jimmy Bilimoria, directeur
exécutif de Ciba Inde.
SECRÉTARIAT DU MONDEAvant d’en
arriver là, l’internet a aboli les
distances, permettant à l’Inde de
devenir le secrétariat de nombreuses multinationales. Tout
au nord de Bombay, dans le
quartier populaire de Malad, une
route quitte la masse des rickshaws. Elle est large, neuve et
mène à une dizaine de tours en
verre qui émergent des bidonvilles. C’est là que Sutherland
Technologies a décidé d’établir
un centre d’appel où 500 employés dépanneront des internautes anglais et américains, loin
d’imaginer où aboutit leur coup
de fil. Le groupe emploie déjà
RECHERCHE A Bombay, Ciba Speciality Chemicals a intégré dans
ses programmes mondiaux les travaux de ses chercheurs indiens.
3000 personnes et voudrait
importer d’Afrique francophone de la main-d’œuvre bon
marché pour offrir les mêmes
services en français. Ainsi, un
Sénégalais pourrait répondre de
la banlieue de Bombay à un
client marseillais de France
Télécom.
Des exemples comme celui-ci, l’Inde en compte des
centaines. Le système éducatif
poussé, la connaissance généralisée de l’anglais et la bonne
volonté du gouvernement en la
matière ont rendu possible la
délocalisation de nombreux
autres services administratifs.
India Life Hewitt veut proposer
aux entreprises européennes
de prendre en charge leur
traitement des salaires et des
pensions, ou la gestion des ressources humaines. Selon Shailendra Dasika, chef de projet, «le
marché européen représente un
potentiel énorme alors qu’au
Etats-Unis il est déjà saturé».
Mais l’Inde, au-delà
de la sous-traitance, c’est surtout
la création de logiciels. Et là, parmi les succès les plus flagrants,
il en est un qui surpasse tous les
autres, dans les chiffres et dans
l’esprit: Tata Consultancy Services (TCS). La liste de clients est
sans fin: General Electric, les
gouvernements du NouveauMexique et du Montana, Nokia
et bien d’autres. En Suisse, l’UBS,
Swisscom, la Vaudoise Assurances, les CFF et Swiss Re
lui confient leurs logiciels de
gestion.
C’est en découvrant
Banyan Park, en plein Bombay,
que l’on comprend la philo-
sophie du groupe Tata, qui
appartient à des fondations et
redistribue tous ses bénéfices
à des œuvres de bienfaisance.
Ce qui ne l’empêche pas d’être
la plus grande entreprise du
pays (2,4% du PIB). Pour arriver
à Banyan Park, il faut traverser
le concert de klaxons de la
capitale commerciale du pays.
Soudain, au détour d’une
bicoque de tôle ondulée devant
laquelle des enfants dorment
à même le sol, on entre dans une
forêt ponctuée çà et là par des
bâtiments industriels désaffectés et d’autres, si bien rénovés
qu’on pourrait les croire neufs.
Jusqu’en 1996, cet îlot de nature était occupé par une usine de
produits chimiques du groupe
Tata. Quand le centre-ville s’est
étendu, la législation a ordonné
la cessation des activités dangereuses pour la population.
C’est là, dans ce
havre de paix en plein chaos
urbain, que TCS va construire
son nouveau centre de développement au service de
l’Occident. On y conçoit déjà
les programmes d’une banque hollandaise et d’Avis. Or,
l’immense campus technologique en cours de construction
aura plutôt les apparences d’une
réserve naturelle. «Aucun arbre
n’y sera coupé et aucune des cinquante espèces de papillons qui
y vivent aujourd’hui n’aura
besoin de s’en-fuir», affirme le
comman-dant Matthew, responsable du projet.
MÉDECINE DÉLOCALISÉE A 500 km
au nord-ouest, dans l’Etat du
Gujarat, Ahmadabad héberge
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L’INDE RAYONNE VII
les secrétariats des médecins
américains. Yashraj Investments
est une BPO (Business Process
Outsourcing) typique. En plus
des centres d’appel et du remplissage de feuilles d’impôt, cette entreprise s’occupe de transcriptions médicales. Prenons un
pédiatre de l’Ohio. Il peut ainsi
dicter ses dossiers du jour en
rentrant chez lui suivre un match de base-ball. Pendant la nuit,
à l’autre bout du monde, des
et les mesures d’hygiène les
mêmes qu’en Europe. «Et si on
se fait opérer de la cataracte, on
ouvre les yeux sur la plage de
Mahim Bay» ajoute-t-il.
L’INDE RAYONNE Le succès est tel
que les pertes d’emplois provoquées aux Etats-Unis sont
devenues un thème électoral.
Selon KS Kumar, directeur de
Sutherland Technologies, ce
«backclash», comme on dit en
«Le marché européen représente
un potentiel énorme alors qu’au
Etats-Unis il est déjà saturé.»
Shailendra Dasika, chef de projet, India Life Hewitt
dizaines d’Indiens les auront
transformés en fichiers informatiques.
Mais la délocalisation dans l’univers des soins
s’étend à des domaines plus
lucratifs. Le gouvernement du
Maharashtra, la province de
Bombay, a ainsi mis sur pied un
Conseil du tourisme médical. En
réunissant hôpitaux, médecins
indépendants, hôtels et agences
de voyages, cette instance a
l’intention de conquérir clients
et assureurs. L’offre est la suivante: un patient britannique
pourra être opéré en Inde, puis
passer une semaine de récupération sur les plages de Goa.
Le tout, vol compris, revient
50% meilleur marché qu’à
Manchester.
Anupam Verma dirige l’administration de l’Hinduja Hospital, un des plus grands
hôpitaux de Bombay. La façade un peu décrépie ne reflète pas
de l’intérieur qui n’a rien à envier
aux cliniques romandes, statues
de dieux hindous en sus. «Nous
étions connus comme le pays
des charmeurs de serpent, ditil. Maintenant c’est en tant que
scientifiques compétents qu’on
nous voit.» Anupam Verma l’affirme, les médecins indiens sont
tout aussi qualifiés que leurs
homologues occidentaux. Les
équipements sont à la pointe
Inde, ne devrait pourtant pas
survivre à la campagne présidentielle. «Les Etats-Unis perdent leur crédibilité en critiquant la délocalisation, dit-il,
eux qui n’ont cessé de vanter les
mérites de la liberté de commerce et du marché global.»
L’Inde peut sembler
au service de l’Occident. Elle veut
cependant aller plus loin, là où
les marges seront plus grandes.
Pour Jamshyd Godrej, président
de Godrej & Boyce, un des plus
gros producteurs de biens de
consommation du pays, «la Chine va très bien pour les produits
peu technologiques. Mais quand
les connaissances entrent en
ligne de compte, alors on fait
confiance à l’Inde.»
Contrairement aux
tigres d’Asie du Sud-Est, l’Inde
est un pays éléphant, qui marche
lentement mais qu’on ne peut
arrêter. Ses forces, ce sont la
démocratie et un début de libéralisme économique, dicté par
les réformes de 1991. A force de
tomber en pluie fine, l’argent
mouille de plus en plus profondément la société. Le marché de
la téléphonie mobile est même
celui dont la croissance est la plus
grande au monde. Et si les vols
pour l’Inde sont systématiquement pleins, ce n’est pas grâce
aux touristes, mais aux Indiens
qui voyagent. | PA
Mukta Arts. Dès l’entrée des bureaux, swastika et icônes
religieuses côtoient méchants moustachus et pulpeuses
Indiennes en sari des affiches de blockbusters indiens.
C’est dans ces locaux que Rahul Puri définit la stratégie
de ce qui est considéré comme l’une des entreprises
les plus prometteuses du divertissement indien.
De 2000 à 2003, son chiffre d’affaires est passé de
3 à 12 millions de francs.
Ce jeune homme d’affaires dynamique, aux manières
et à l’accent américains, à des années-lumière
de Shiva et des clichés bollywoodiens, a décidé
de s’attaquer aux juteux marchés occidentaux.
Il supervise actuellement Kisna, un film tourné
simultanément en hindi et en anglais. Le principal
personnage féminin est joué par une jeune Anglaise.
Pour que le film touche les foules européennes
et américaines, des scénaristes britanniques
ont été appelés à la rescousse.
On n’évitera pas les habituelles scènes de danse,
mais leur nombre et leur longueur seront réduits
et l’un des refrains sera en anglais. «C’est un film
indien, pas un sous-produit anglais, mais le mélange
devrait plaire aux deux cultures», affirme Rahul Puri.
La promotion de Kisna commencera à Cannes.
Pour l’homme d’affaires, le cinéma populaire indien
peut traverser les frontières: «A la base de nos films,
on trouve toujours une histoire d’amour, cela reste
universel. Pour les Occidentaux, il faut simplement
faire plus court et moins dramatique.»
Kisna est révélateur
d’une tendance
émergente:
l’industrie indienne,
forte de son savoirfaire, veut conquérir
le monde. Certaines
de nos publicités
sont d’ores et déjà
fabriquées à Film
City, le plus grand
studio de
Bollywood.
Selon Rahul Puri,
tournées en Inde,
les réalisations
occidentales
coûteraient
60% moins cher.
Peter Mukherja, de
New Television
India, va encore
plus loin. Pour lui, le prix de production d’un épisode de
X-Files y serait divisé par 20. Le principal obstacle réside
dans l’absence de traités pour les coproductions, ce qui
devrait être réglé prochainement.
L’autre problème, la formation, pourrait également
trouver une issue rapide. Il n’y a pour l’instant que deux
écoles de cinéma en Inde. Gérées par le gouvernement
depuis les années 60, elles fonctionnent toujours
sur «le vieux modèle russe». La nouvelle école, que
Mukta Arts compte ouvrir prochainement à Film City,
offrira, elle, une formation de pointe aux futurs
cinéastes mondialisés. | PA
HARISH TYAGI KEYSTONE
HOLLYWOOD GOES TO BOLLYWOOD
VIII
PHOTOS NARENDRA CHHIKARA MANTRA PRESS
L’HEBDO 18 MARS 2004
L’INDE RAYONNE IX
FRANCIS SERMET
trerai aussi des exemples comme Johnson and Johnson, Medtronic ou Gucci. Je n’ai jamais
entendu de regret d’être venu,
mais seulement de l’avoir fait trop
tard», conclut-il.
Des patrons en têteà-tête, on passe à une dizaine de
cadres d’Ernst & Young India, qui
pourrait conseiller à d’autres dirigeants de tenter leur chance en
Suisse. Les arguments restent les
mêmes, l’intimité en moins. Suit
le dîner avec le consul général
et le représentant de l’UBS, premier rendez-vous avec les délices
des currys. Puis ce sont les informaticiens et les joailliers avant
de sauter dans la berline Tata,
dernier bijou de l’industrie automobile indienne, intérieur cuir
et écran plat. L’avion pour Madras
n’attendra pas.
PROMOTION Impressionné par les performances de l’Inde,
C’est la mondialisation à l’envers. Alors que syndicalistes et politiciens hurlent que
les emplois fuient l’Occident
pour l’Inde et ses bas salaires, la
promotion économique romande prend une longueur d’avance. Elle veut convaincre les
champions du boom économique indien de venir s’installer
à Lausanne, Sion ou Neuchâtel.
«Je dois vendre. Les
conseillers d’Etat ont des exigences et je ne suis pas un rondde-cuir. Je dois harceler ces
patrons», lâche Francis Sermet
dans le couloir lustré d’un cinq
étoiles indien qui le mène d’un
rendez-vous à l’autre. Le directeur du DEWS (Development
Economic Western Switzerland),
vingt ans de promotion économique derrière lui, va régulièrement en Inde.
Tandis que Portescape y délocalise ses emplois
neuchâtelois, canton dont Francis Sermet a pour ainsi dire inventé la promotion économique, cet
ancien diplomate parcourt au
pas de charge un marché auquel
il croit profondément. Est-ce bien
raisonnable? Pour le savoir, nous
l’avons suivi.
LUNDI, BOMBAY:
LES ARGUMENTS
La foule des chauffeurs de taxi, qui
harcèlent Francis Sermet, tranche avec le calme luxueux de
Kloten qu’il a quitté quelques
heures plus tôt. Mais le contact
avec l’Inde de la rue sera bref:
aujourd’hui, il ne quittera pas le
luxueux Chambers Club du Taj
Mahal Hotel. La Porte des Indes,
par laquelle tous les colons anglais passaient et la mer d’Arabie
ne seront que le décor vu de la
terrasse entre deux rendez-vous.
C’est en effet au
milieu des boiseries et du ballet
de serveurs aux gants blancs que
vont se succéder, dans le même
fauteuil en cuir, industriels,
joailliers et dirigeants de «l’Inde
technologique». Avec Ravi
Chaudhry, le représentant en
Inde du DEWS, Francis Sermet
fixe d’entrée les arguments, parfois tirés par les cheveux, qui
feront la semaine. Ils font miroiter la situation centrale et straté-
gique de la Suisse, une stabilité
politique et économique «unique
en Europe», le multilinguisme, le
fédéralisme («Vous ne devez discuter qu’avec moi, qu’à mon
niveau») et, c’est là que les oreilles
indiennes se dressent, une fiscalité exceptionnelle pour les
entreprises prêtes à investir («Là
aussi vous ne discutez qu’à mon
niveau et on s’arrange toujours»).
Parfois les arguments font sursauter. «En Suisse, la loi du travail est arrangeante: on y travaille plus
d’heures que n’importe où
ailleurs et l’on peut y virer en trois
mois un employé fidèle depuis
dix ans», assène Ravi Chaudhry.
Ils appellent ça des «investor
friendly labour regulations» (lois
amicales avec les investisseurs).
Francis Sermet insiste volontiers sur toute l’aide que
peut apporter le DEWS: «Nous
nous occupons de tout, banques,
avocats, immobilier, permis, partenaires, écoles et impôts.» Il termine sur une invitation: «Vous
ne pouvez pas vous contenter de
mots, venez voir par vous-même,
la réalité en Suisse. Je vous mon-
DR
l’Occident drague les entrepreneurs du sous-continent. Jour après jour,
« L’Hebdo» a suivi le duo qui tente de les attirer en Suisse.
MARDI, MADRAS:
CRÉER DES EMPLOIS?
A Madras comme à
Bombay, on ne sort
guère des hôtels de luxe. Les vendeurs de Suisse y rencontrent les
dirigeants d’un conglomérat et
d’une de ses branches, spécialisée dans la fabrication de tubes
métalliques. Ils ont repéré une
entreprise similaire en Suisse qui
n’arrive plus à rentabiliser la
fabrication de ses produits. Les
Indiens voudraient s’y associer,
mais ne savent comment l’aborder. L’aide du DEWS pourrait être
décisive dans un processus qui
risque cependant de coûter des
postes helvétiques en cas (très
probable) de délocalisation.
DR
La semaine indienne
des vendeurs de Suisse
MERCREDI,
BANGALORE:
L’INDIEN QUI VEND
LA SUISSE
Bangalore est le symbole des
nouvelles ambitions indiennes.
Dans cette ville-champignon
assez laide, les bâtiments modernes construits dans la précipitation se succèdent comme les
boutiques Nike et les fast-foods.
S’ils veulent convaincre la crème de la nouvelle
économie, ici plus qu’ailleurs,
nos vendeurs de Suisse doivent
forcer le trait. Entre le plus grand
fournisseur de logiciels pour
banque du monde et une des biotechs les plus prometteuses du
pays, en contact avec des géants
comme Novartis ou Nestlé, ils
font leur présentation devant une
trentaine de PDG spécialisés
dans les technologies de l’information. Motivé par le dynamisme ambiant, Ravi Chaudhry est
particulièrement en verve.
Ce petit homme au
teint pâle est la pièce maîtresse
du dispositif Sermet. Il vient du
Nord, près des vallées himalayennes, a vécu une partie de
son enfance au Pakistan et
emploie un anglais raffiné qui lui
donne un air un peu pincé. Il sait
cependant s’enflammer quand
il le faut et, par-dessus tout, il perçoit toujours ce qui captive les
entrepreneurs locaux.
Il connaît et partage
le goût des Indiens pour la formule. Dans ses discours, Plateau
romand se transforme en «biovalley» et Lausanne en «Boston
de l’Europe». C’est d’ailleurs lui
qui a suggéré l’appellation DEWS
qui signifie «rosée» en anglais,
symbole de fertilité en Inde. Son
langage fleuri et son optimisme
font peut-être de lui le meilleur
vendeur de Suisse en Inde. Il est
le passeur qui traduit dans les
formes indiennes les arguments
de Francis Sermet.
Il atteint parfois les
limites de la vérité. Dans sa
bouche, la sécurité sociale suisse est très avantageuse par rapport au reste de l’Europe. Ses
chiffres oublient cependant la
LAMal. Il affirme aussi que dans
LES ÉTAPES DU TOUR HELVÉTIQUE EN INDE
ce pays, chaque domicile a une
vue sur les Alpes et le lac. Le slogan qui conclut son discours
atteint des sommets: «Allez là où
la croissance est une manière de
vivre.» Quand on connaît la
léthargie helvétique, l’entendre
parler du pays peut faire sourire.
Des représentants
comme lui, Francis Sermet en
emploie 22 à travers le monde.
Tous très efficaces: un des collaborateurs du DEWS à Lausanne admet volontiers avoir plus
appris en vendant des tapis dans
les marchés d’Istanbul qu’en étudiant le marketing à l’Université de Neuchâtel. Francis Sermet
se défend cependant de baratiner les entrepreneurs. Selon lui,
la promotion idéalise mais ne
trompe pas: « Nous décrivons la
vérité en oubliant ses mauvais
côtés. Nous sommes là pour
vendre.» Entre publicitaires et
vendeurs de tapis, tel est le destin des vendeurs de Suisse.
JEUDI, AHMADABAD:
L’INDE, LA VRAIE
Moins dynamique
et moderne que
Bangalore, Ahmadabad souffre
d’être située dans l’Etat du Gujarat. Avec un gouvernement réputé corrompu et une communauté
musulmane importante en
conflit avec la majorité hindoue,
la ville a raté le réveil technologique. Du coup, l’économie y est
plus représentative du pays dans
son ensemble et offre aux vendeurs de Suisse un contact rapide avec l’Inde réelle. Celle qu’on
oublie facilement dans les hôtels
de luxe et les Silicon Valley.
Francis Sermet et
Ravi Chaudhry sortent pour la
première fois des hôtels pour
rencontrer les patrons chez eux.
Sur le chemin, les fleurs cachent
mal les bidonvilles. La misère
des bords de route, surplombés
par d’énormes panneaux publicitaires idéalisant les stars de
Bollywood, sera le seul contact
qu’ils auront avec cette Inde
larguée.
Les chameaux, indifférents à tout cela, regardent passer les rickshaws et le taxi climatisé des vendeurs de Suisse. Deux
vaches bossues tirent une bétonneuse sur une charrette conduite par un enfant. Puis le taxi tourne et se gare au pied d’une tour.
C’est le siège d’une des pharmas
les plus profitables d’Inde, Zydus
Cadila. Même au Gujarat, on
trouve des entreprises aux ambitions mondiales.
DR
Ne serait-ce pas aller
contre la mission de promotion
économique? Francis Sermet
affirme qu’il voit plus loin: «Nous
allons tenter de les convaincre
d’installer leur siège européen
dans l’un de nos cantons.» Un
bureau représente cependant
bien moins d’emplois qu’une usine. «S’ils ne le font pas avec nous
ils le feront avec d’autres et nous
aurons perdu une opportunité»,
rétorque-t-il. Le DEWS n’est
effectivement pas seul à chasser l’entreprise: le 25 février, c’est
la Chambre de commerce
belgico-luxembourgeoise qui
débarque et la Bavière a même
ouvert un bureau à Bangalore
baptisé «Go Bavaria».
DR
Cet ancien diplomate neuchâtelois, proche de la soixantaine,
dirige le Development Economic
Western Switzerland qui
prend en charge la promotion
économique des cantons
de Vaud, Neuchâtel et du Valais.
Il a été un des premiers à
s’intéresser au potentiel indien.
Il affirme même que ce terreau
prometteur peut aider la Suisse
«qui a besoin de sang neuf
et d’esprit d’entreprise».
Ce qui fait rire les Indiens:
«Vous délocalisez l’ambition»,
plaisantent-ils.
VENDREDI, JAIPUR:
LES BIJOUX
La capitale du Rajasthan est une ville de beauté et d’histoire. Les
camions y sont plus décorés
qu’ailleurs et les maharajas ont
laissé de multiples palais qui en
font le bijou du tourisme indien.
Francis Sermet conseille aux
joailliers de combiner cette
image prestigieuse à celle de
la Suisse. Il a déjà rencontré à
Bombay une brochette de
diamantaires avec le même
objectif: remplacer Anvers, qui
souffre de la législation européenne, par Lausanne, aux côtés
de Bombay et Tel-Aviv, comme
hub mondial du commerce de
pierres précieuses. «C’est un
domaine idéal pour la Suisse,
spécialisée dans le commerce
du luxe et très sûre.»
C’est ce qu’il explique à Rajiv Jain dont il visite
l’usine de bagues dans une zone
industrielle qui occupe 3000 personnes, en banlieue de Jaipur.
Son entreprise, Sambhav Gems,
exporte pour l’instant ses produits aux Etats-Unis, très à cheval sur les prix, et envisage de
conquérir l’Europe, qui mise sur
la qualité et offre plus de marges.
Les vendeurs de Suisse lui proposent d’acheter une marque
romande à la dérive pour éviter
d’avoir à en lancer une.
Là encore, l’Inde
pourrait s’emparer de marchés
chers à la Suisse et rendre la mission du DEWS paradoxale. Mais
les résultats sont là: six entreprises indiennes se sont installées en terres romandes l’année
passée, et on en attend une dizaine pour 2004. «C’est un saut énorme, nous sommes allés très tôt
en Inde, peut-être trop tôt, mais
le pays explose et s’ouvre aujourd’hui», lance-t-il. | PA
L’HEBDO 18 MARS 2004
La double vie de Vikas
employé d’un call center
RÉVOLUTION CULTURELLE Le jour, Vikas est un Indien
de 23 ans qui s’est mis à rêver de motos, de filles et de liberté.
La nuit, il est Victor et joue au parfait secrétaire américain.
Une moto rutilante
– Enfield Bullet Electra 350 cc –,
prête à vrombir, trône sur du
sable fin orné de galets polis et
de noix de coco… A ses côtés,
flambant neufs, un frigidaire,
une machine à laver et un four
à micro-ondes. Eclairés vingtquatre heures sur vingt-quatre
par des néons, ce sont les lots
du concours Jouez pour Gagner
dans le hall d’entrée du centre
d’appel de Daksh, dans la banlieue de Delhi. Une ruche de
plus de 3000 jeunes employés,
qui travaillent neuf heures par
jour – pardon, par nuit. Pour
motiver les troupes, il faut
vendre du rêve et les dirigeants
de la société l’ont bien compris.
En passant dans le
hall, Vikas Panwar, 23 ans, silhouette d’adolescent en T-shirt
Adidas, jeans et paire de Nike,
jette un œil de convoitise sur
la moto. Il est 6 heures du matin,
il vient de terminer son travail.
Il a le temps de rentrer chez lui
(une heure de trajet dans le
mini-van affrété par Daksh), de
dormir quelques heures, puis
de se faire beau – «J’y tiens: c’est
une question d’image» – avant
de revenir ce soir pour la grande soirée organisée par le centre
d’appel dans un hôtel voisin
(nourriture et bière gratuites,
piste de danse et DJ!), pour la
remise des prix de Jouez pour
Gagner. Et il a bon espoir!
Peuvent participer
au concours ceux qui ont été
sélectionnés parmi les 30
meilleurs employés de ces trois
derniers mois. «Car ce qui
compte, explique Vikas qui a
bien retenu la leçon, c’est non
seulement la performance,
mais aussi la continuité dans la
performance.» Et justement, il
y a une semaine, Vikas, fier comme un pape, a reçu de son chef
d’équipe un certificat intitulé
«L’Etoile de la Gestion Clientèle par Internet», accompagné
d’un cadeau – un déodorant
Adidas. C’est dire si le jeune
homme à ses chances…
En attendant le
mini-van, l’employé modèle se
détend en buvant un thé avec
ses jeunes collègues qui, malgré la fatigue ou peut-être à
cause d’elle, ponctuent leurs
phrases de rires nerveux. Ils
forment l’une des équipes du
rez-de-chaussée, la section
des 500 opérateurs en courrier
électronique qui travaillent
pour Sprint, un grand réseau
de téléphonie mobile aux
Etats-Unis.
INDEPENDENCE DAY, DAKSH DAY
Décalage horaire oblige, ils
répondent toute la nuit, en
direct par e-mail, aux questions
et aux réclamations des clients
américains qui n’imaginent pas
du tout que la réponse à leur
problème vient de la banlieue
de Delhi. Vikas doit en effet
simuler la proximité: il s’appelle donc Victor et connaît par
cœur la géographie des EtatsUnis. Pour le reste, son logiciel
de données se charge de lui
fournir les réponses.
Mais sommes-nous
vraiment en Inde? Dans les
salles moquettées où les ordinateurs en enfilade se profilent
à perte de vue, l’atmosphère
tient à la fois de l’entreprise
moderne – «sauf qu’ils n’ont pas
pensé à la clim! L’été, on étouffe!» – et d’une classe de maternelle, décorée de cartes enfantines des Etats-Unis, de comptines en anglais et de petits dra-
peaux américains. Ici, on
célèbre l’Independence Day
américain, la Saint-Valentin, et,
surtout, le «Daksh Day», date
anniversaire de la création du
centre en 2000 par des dirigeants de Motorola, 3COM,
Compaq et Pepsi, véritable
secrétariat américain très vite
devenu l’un des plus importants
en Inde.
Dans le bourdonnement de la ville gigantesque
qui s’éveille, Vikas et ses amis
savourent leur «tchai» à trois
roupies, ce thé traditionnel
bouilli dans le lait, le sucre et
le gingembre, acheté à un petit
vendeur ambulant qui le mitonne dans une marmite sans âge
sur le bord de la route. «Il y a une
belle machine à boissons gratuites à l’intérieur de Daksh,
mais on n’aime pas trop le thé
en sachet…», explique-t-il.
La conversation repart sur le fameux concours: ce
soir, pour sélectionner les
gagnants, un quiz sera organisé sur le thème «Culture
américaine». Tout le monde
conseille à Vikas de bien se préparer. «Il faut que tu saches qui
se présente contre Bush aux
élections!», se hasarde une fille.
Silence pesant face à la difficulté. «Je sais: c’est John
Travolta!», lance un autre qui
provoque l’hilarité. «Et tu dois
connaître tous les films des
Oscars!» «C’est facile, dit Vikas
un rien crâneur, c’est Le
Seigneur des Anneaux qui a
tout gagné.» Et d’imposer un
silence admiratif…
CONVAINCRE LES PARENTS Il est vrai
que la maîtrise de l’anglais et de
la culture occidentale ne va pas
de soi. Mais chez Daksh, on
VIKAS PANWAR
«Je ne veux pas
me marier, et je ne
crois pas au système
des castes.»
mise sur les formations accélérées. Vikas, qui connaissait à
peine quelques mots il y a deux
ans, a comblé ses lacunes, et
appris que «les Américains sont
des gens ouverts et directs, qui
profitent de la vie. En Inde, nous
sommes timides!» Distributions
surprises de pizzas et de CocaCola, séances obligatoires de
Titanic, cafétéria et autres plaisirs sont aussi là pour séduire
ces jeunes diplômés ou étudiants, qui tissent vite des liens
d’amitié entre eux.
Reste le plus difficile: convaincre les parents que
ce travail nocturne et répétitif
peut offrir de vraies carrières à
leurs enfants. Alors, en les invi-
tant à des remises de prix, la
société espère flatter l’orgueil
familial et s’assurer, à long terme, du soutien parental. «C’est
un faux problème, commente
Vikas. Avec 12 000 roupies par
mois (340 francs suisses), je
gagne autant d’argent que mon
père, directeur d’une école de
province: il n’a plus aucun
moyen de pression sur moi, je
suis indépendant.»
Le sourire de Vikas
cache une véritable révolution:
«Depuis un an que je suis ici, j’ai
changé. Je refuse de suivre certaines traditions: je ne veux pas
me marier, et je ne crois pas au
système des castes.» De quoi
s’étrangler pour son père qui
avait arrangé un mariage aux
vacances de Noël. Vikas a été
inflexible. «J’ai d’abord envie de
voir le monde», dit-il avec grandeur et naïveté. Son rêve – son
«objectif», rectifie-t-il – est de
rejoindre un ami en Europe et
d’y rester quatre ou cinq mois.
Peut-être plus…
Et puis, aujourd’hui,
plus besoin de tante entremetteuse pour se marier! Vikas a
déjà été témoin d’une trentaine
de mariages de couples formés
chez Daksh. A l’entendre, les
histoires vont bon train. Les
filles les plus convoitées sont
celles du premier étage, la
section des «Voice Girls»,
qui répondent aux clients par
L’INDE RAYONNE XI
LES NOUVELLES NUITS BLANCHES DE BOMBAY
téléphone: avec leur accent
américain et leur assurance,
leurs vêtements sexy à l’occidentale, elles sont bien plus
réputées que les «Mail Girls»
du rez-de-chaussée qui, elles,
sont de «bonnes amies», mais
«insignifiantes, habillées en
salwar kamiz», la tunique
traditionnelle.
CHAGRIN D’AMOUR Seul problème: «Les Voice Girls ne veulent
pas sortir avec nous, se lamente Vikas, elles préfèrent les garçons de leur étage, qui portent
des boucs, des cheveux longs,
et ont tous un air cool…» Une
seule fois, il a réussi à séduire
l’une d’entre elles en lui donnant rendez-vous à l’Ansel Plaza, le centre commercial de Delhi, avant de l’inviter dîner au
Suppar Factory. Mais là, le barman a refusé de leur servir de
l’alcool (la loi l’interdit aux
moins de 25 ans) et, pour arranger le tout, Vikas n’avait pas
assez d’argent pour régler
l’addition. Alors la Voice Girl s’en
est allée…
Le travail fait oublier
les chagrins d’amour, et le jeune homme ne tarit pas d’éloges
sur les possibilités de promotion chez son employeur, la rentabilité par heure et les critères
de qualité pour la satisfaction
du client... Est-il dupe? «Mais j’y
trouve aussi mon compte! Et
je commence à me défendre.
Par exemple, le mois dernier,
je me suis plaint à mes chefs
parce que nous n’avons pas la
climatisation.» Qu’a-t-il gagné à cela? Soudain, Vikas
s’assombrit et semble prendre
conscience d’un problème.
Dans ses yeux, tout l’univers de
Daksh et sa philosophie de la
performance paraissent vaciller.
Car rien n’a changé dans les
locaux, il fait toujours aussi
chaud. Mais il se reprend vite:
«C’est à ce moment qu’ils m’ont
donné le certificat de l’Etoile du
meilleur employé!»
L’heure a passé, le
soleil s’est levé. Il est temps
d’aller se renseigner sur le
fameux rival de Bush aux prochaines élections. | V D
JEROMINE DERIGNY
L’HEBDO 18 MARS 2004
NARENDRA CHHIKARA MANTRA PRESS
X CAHIER SPÉCIAL
A quelques mètres du marché
populaire de Collaba, où les
cris des vendeurs de fruits et
légumes se confondent dans un
brouhaha grisant, une entrée
moderne, mêlant sobres vitrages
opaques et parois immaculées,
invite les nouveaux riches à
goûter aux délices occidentaux:
nuits blanches et musique
électronique. Et ils y répondent:
l’attente est interminable pour
avoir le privilège de payer
20 francs et danser aux côtés
des plus grandes stars locales.
L’Athena est le nouveau lieu
où se montrer à Bombay,
la concurrence s’y bouscule.
On trouve aujourd’hui une
trentaine de discothèques
dans la capitale économique.
«Il y en avait cinq à mes
débuts», lance B.G. Mawi,
barman depuis quinze ans.
Les récentes réductions d’impôt
sur les boissons alcoolisées
y sont pour quelque chose.
Mais le changement de valeurs
est bien plus profond: «Depuis
cinq ans, une nouvelle
génération est arrivée dans
le milieu: tous ont étudié à
l’étranger où ils ont observé
un mode de vie différent»,
affirme-t-il. Dans le quartier de
Lower Parel, tout un complexe
industriel a été transformé
en centre de divertissement.
Les nuits s’animent donc, même
si la loi interdit toute ouverture
au-delà d’une heure et demie
du matin. A l’Athena, on ne
se gêne cependant pas pour
fermer vers cinq heures,
moyennant un petit billet
aux policiers curieux. | PA
L’HEBDO 18 MARS 2004
DR
XII CAHIER SPÉCIAL
PATRON
DES PATRONS
Anand Mahindra
est l’un des hommes
les plus puissants
de l’économie
indienne.
«L’Inde sera la 3e économie
du monde bien avant 2050»
PROSPECTIVE Anand Mahindra préside la principale
organisation patronale indienne. Cet acteur économique très
puissant décrit l’optimisme ambiant et le chemin qu’il reste à faire.
L’étage du directeur, au sommet
de la Mahindra Tower, ressemble à un palace dont la terrasse dominerait Bombay. Les
serviteurs en nœud papillon y circulent dans
tous les sens, comme pour rappeler que c’est
cette main-d’œuvre bon marché qui a attiré tant d’entreprises occidentales en Inde.
C’est de là qu’Anand Mahindra pilote l’un
des groupes qui ont bâti le sous-continent.
Mahindra & Mahindra emploie 15 000 personnes dans le monde. Cette année, il est
aussi aux commandes de la CII (Confederation of Indian Industry), ce qui en fait le
patron des patrons dans une des économies
les plus inventives du globe.
Que penser de la grogne américaine face
aux délocalisations de services en Inde?
Il faut y être attentif, c’est un sujet
sensible. Mais je crois que ça passera avec les élections. Normalement,
c’est d’Europe que viennent les revendications sociales, ce qui provoque la
colère des Etats-Unis. Mais là, c’est
l’inverse. Dans l’association que nous
avons avec British Telecom, le plus
grand vendeur de services délocalisés en Angleterre, il y a plus de compréhension politique. Qui plus est,
le chômage aux Etats-Unis n’est dû
qu’en partie à ces transferts de postes.
Leur croissance sans emplois est doublée d’une hausse de la productivité
des employés qui travaillent presque
pour deux. C’est beaucoup de bois sec
et l’outsourcing a été l’allumette.
Quel est donc l’avenir de ces délocalisations?
Très fort. Dans tous les domaines, il y
a encore beaucoup de potentiel. On se
déplacera également vers des hautes
valeurs ajoutées dans les services et
l’ingénierie. Dans cinq ou six ans, les
entreprises indiennes auront construit
des marques et profiteront de l’avantage des coûts pour devenir mondialisées et compétitives. Que ce soit dans
l’industrie ou dans les technologies de
l’information. Le thème de mon année
présidentielle à la CII, c’est «Construire les multinationales indiennes».
Le boom va donc durer?
Pour le faire durer, il faut que l’Etat
investisse dans les infrastructures,
routes, ponts, ports, comme la Chine
«Le monde va
découvrir des choses
étranges comme des
voitures indiennes
sur ses routes.»
l’a fait. Un rapport dit que l’Inde sera
la troisième économie du monde en
2050, après les Etats-Unis et la Chine. Je pense que si le gouvernement
travaille bien, elle le sera avant.
Quels sont les effets de cette vitalité économique sur la société?
Pour l’instant, le phénomène est
surtout urbain. Dans un premier
temps, lorsqu’on fait des réformes
économiques, les riches deviennent
plus riches. Mais ensuite, si on leur
donne les opportunités et l’éducation
nécessaires, toutes les couches en profitent assez rapidement. Il ne faut
cependant pas oublier que 65% des
Indiens vivent dans les villages, et le
fait que l’agriculture ait également eu
une croissance de 9% montre que les
paysans profitent du boom. Je le sais
car les ventes de mes tracteurs explosent. Dans quinze ans, toutes les
couches de la société bénéficieront du
chemin que nous avons pris. Nous ne
serons pas un pays riche pour autant.
Deux menaces demeurent: nous
devons maintenir la paix avec le Pakistan, pour ne pas être distraits, et le gouvernement doit travailler sur les infrastructures sociales, comme l’eau. Avec
l’augmentation de la population, nous
n’en aurons bientôt plus assez. L’éducation, la santé et le logement doivent
aussi être reconsidérés pour que tous
puissent profiter des réformes. Les
affaires ne sont pas les affaires du gouvernement, il doit utiliser son temps
et son argent pour d’autres tâches.
On entend surtout parler des technologies de l’information. Mais vous êtes un
industriel, quelle est la situation dans
ce domaine?
Ça va très bien. Nous serons bientôt
au niveau de la Chine. Le monde va
découvrir des choses étranges, comme des voitures indiennes sur ses
routes. Nous avons commencé par
commercialiser un 4x4 en Italie et nous
avons des projets avec la Russie,
l’Afrique du Sud et le Brésil. La Chine
est bonne pour faire de grandes quantités de peu de valeur, comme des
pièces en plastique. Alors que l’Inde
fait de petits volumes de pièces sophistiquées. Si vous voulez des Barbie, allez
en Chine. Pour des mécanismes complexes, venez chez nous. Dans cinq
ans, si le gouvernement fait son travail
au niveau des infrastructures routières
et portuaires, l’Inde pourra aussi produire de grandes quantités. |
PROPOS
R E C U E I L L I S PA R
PA