L`Inde rayonne
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L`Inde rayonne
CAHIER SPÉCIAL I AQUILA RDB | KIPA L’HEBDO 18 MARS 2004 JEROMINE DERIGNY L’Inde rayonne SOMMAIRE Election Le portrait du premier ministre poète II Délocalisation Informaticien et fleuriste du monde IV Promotion La semaine des vendeurs de Suisse VIII Occidentalisation Quand un call center amène un peu d’Amérique Orientation Le patron des patrons dit son optimisme X XII Alors que s’y préparent les élections les plus vastes que le monde ait jamais connues, l’Inde s’impose comme un modèle économique pour les pays en développement. Profitant du coût extrêmement bas de la main-d’œuvre, les entreprises occidentales y délocalisent depuis quelques années déjà nombre de tâches administratives basiques. Et désormais des postes à haute valeur ajoutée se multiplient aussi dans le sous-continent, qui devrait enregistrer une croissance annuelle de plus de 8% à fin mars. Ces échanges avec l’Occident entraînent des changements sociaux profonds: en Inde, les valeurs mutent et la consommation explose. Forts d’une démocratie solide et des réformes en cours, les Indiens ont, à terme, des chances de sortir grands vainqueurs de la mondialisation. UN DOSSIER RÉALISÉ PA U L A C K E R M A N N E T VA N E S S A D O U G N A C PA R L’HEBDO 18 MARS 2004 L’HEBDO 18 MARS 2004 PREMIER MINISTRE Attal Bihari Vajpayee, homme fort, poète et cordon-bleu. GANGE Les rituels traditionnels dans le fleuve sacré cohabitent avec la modernité. Un poète mystérieux aux commandes de «l’Inde qui rayonne» PORTRAIT Le premier ministre Vajpayee a rendu la confiance à son peuple sous un slogan ensoleillé. Itinéraire d’un octogénaire passé de l’extrémisme hindou au pragmatisme économique. Laborieusement, imperceptiblement, la nouvelle a fait son chemin dans les méandres chaotiques de la plus grande démocratie du monde. Des camps retranchés des adversaires d’antan aux éditoriaux des éminents analystes, des fidèles militants aux hostiles libéraux, elle s’est peu à peu imposée aux Indiens… Et, à quelques semaines d’élections que l’on promet triomphales, la nouvelle s’affiche au grand jour: «Attal Bihari Vajpayee est un très bon premier ministre!» Autour des tables fastueuses des soirées mondaines de la capitale indienne, ou à l’ombrage du grand arbre sur la place animée d’un village, cette phrase fait désormais légion. Il est vrai que la réputation de Vajpayee, un temps, avait sombré dans les maux de l’Inde. Violences communautaires, déploiements militaires contre le Pakistan, campagnes criant famine après plusieurs sécheresses consécutives: le climat du mandat Vajpayee, depuis 1999, n’avait rien de serein. Qu’importe! Les pluies salvatrices de la mousson ont porté sa résurrection politique. A son parti, le BJP, accusé de radicalisme hindou, le populaire Vajpayee a réussi l’exploit de lui donner des allures respectables. A 79 ans, Attalji, comme on l’appelle affectueusement ici, offre aux Indiens une croissance économique record, un espoir de paix historique avec le Pakistan, et la stabilité politique qui manquait cruellement au pays. Et dans la foulée, «le Grand Unificateur» a quasiment balayé le parti rival du Congrès et sa dirigeante controversée, une Sonia Gandhi dont le manque de charisme paraît d’autant plus saisissant. LE MASQUE Surnommé «le Masque», Vajpayee reste pourtant un personnage complexe à cerner. L’homme à la placidité tranquille et au «sourire de Bouddha» compte plus d’un demi-siècle de pure pratique politique, exercice soumis en Inde aux menaces permanentes de la corruption et de la manipulation, dans une jungle démocratique où se côtoient personnages hauts en couleur, intellectuels respectables et hurluberlus complets. Mais, fait rarissime en politique indienne, Vajpayee n’a jamais été mis en cause pour corruption. Il émane de lui intégrité et sobriété, que son mode de vie souligne encore, guidé par un sens profond de l’identité indienne. Il prend ses vacances en hiver sous les palmiers de Goa et se rafraîchit, l’été, dans les vallées himalayennes. Pas de folie, ni d’excentricité. A sa résidence de Race Course Road, il aime à inviter ses amis pour visionner les films de Bollywood, le prolifique cinéma de Bombay. Célibataire endurci, il est fidèle à ses deux passions: la cuisine, qui le pousse aux fourneaux à l’occasion, et la poésie, qui lui fait prendre la plume à ses heures perdues. Sans doute s’est-il inspiré de son savoir-faire culinaire et de l’art des savants dosages pour être ainsi parvenu à maîtriser, depuis cinq ans, une coalition hétéroclite de plus de 20 partis à la tête du pays! Quant à la poésie, elle lui confère un talent d’orateur exceptionnel: ses discours sont des moments inou- bliables, d’ailleurs édités en volumineux recueils. Il faut pouvoir écouter Vajpayee! Sa voix, profonde et graveleuse, roule sur l’hindi, se suspend un instant dans des silences légendaires, avant de foudroyer littéralement ses auditeurs. Bien qu’aujourd’hui ses pauses s’allongent parfois un peu trop: Vajpayee n’est plus de première jeunesse... Mais au-delà de la forme, la poésie est chez lui l’émanation d’une pensée idéaliste, inspirée, volontiers romantique, qui se confond avec les aspirations des Indiens, peuple sentimental en quête de vision, en quête d’un destin. GUERRE ET PAIX «Je suis poète par instinct et inclination, aime à dire cet homme issu de la haute caste des brahmanes. La politique n’est pas une vocation, mais le fruit des circonstances.» Des circonstances qui, à l’époque de son adolescence, le mobilisent dans la lutte contre la colonisation britannique, et envoient le jeune homme séjourner en prison. Tenté un instant par le communisme, il délaisse ensuite ses études de droit pour se plonger dans le militantisme, et prend L’INDE RAYONNE III LA PLUS GRANDE ÉLECTION DU MONDE en charge une publication du RSS, matrice extrémiste de l’idéologie hindoue. En 1951, il est un membre fondateur du Jan Sangh, ancêtre de l’actuel BJP, fondé plus tard en 1980. Nommé ministre des Affaires étrangères en 1977, les tentatives d’ouverture de Vajpayee avec le Pakistan sont déjà remarquées. C’est dire si la paix avec le frère ennemi est un désir cher à ses yeux. Et dès février 1999, alors premier ministre, il entreprend un voyage historique en autocar à Lahore, où il embrasse chaleureusement son homologue d’alors. Mais deux mois plus tard, les soldats pakistanais couvrent une incursion dans les lignes indiennes du Cachemire, et s’ensuit la guerre de Kargil. Vajpayee est humilié: il apparaît alors comme un «naïf», victime du «double jeu» pakistanais. En 2001, il engage un nouveau processus de paix au sommet d’Agra: les négociations sont un échec, et bientôt les armées respectives se provoquent à la frontière. Enfin, en avril dernier, Vajpayee tend «la main de l’amitié» au Pakistan, et l’on commence à croire que cette fois-ci pourrait bien être la bonne… SANTÉ ÉCONOMIQUE Son atout majeur? Le pragmatisme! Ses détracteurs attendaient un agenda politique nationaliste, anti-musulman et anti-pakistanais. Mais, en s’opposant aux extrémistes de son parti sans pour autant les rejeter, Vajpayee a gagné la confiance de la population et de la communauté internationale. Entretenant de bonnes relations avec Pékin, Moscou ou Washington, fort d’une maturité nouvelle, il revendique la place de l’Inde à l’échelle de l’Asie et du monde. La santé économique du pays affiche une croissance record, et Vajpayee fait campagne sur le développement: «L’Inde d’aujourd’hui est un pays qui bouge», lance, confiant, le presque octogénaire. Certes, en pleine campagne électorale, c’est aussi l’argent de son parti, dépensé dans les encarts publicitaires, qui vante une «Inde qui rayonne» et une «Inde qui se sent bien». Au grand dam de ceux qui rappellent que la misère sévit toujours dans une Inde rurale à 70%… EXTRÉMISME Reste la grande question: quelle est la nature des liens que Vajpayee entretient avec les extrémistes hindous? «Est-il l’un des leurs?», s’interrogent, perplexes, les analystes. Vajpayee semble osciller entre le rêve d’une Inde puissante, ouverte au monde, et la sauvegarde des valeurs traditionnelles hindoues, au risque d’épouser un protectionnisme sectaire et religieux. Jamais très loin de lui plane l’ombre de son ami Lal Krishna Advani, vice-premier ministre, le «dur» du BJP et son bras militant… Le versant caché de Vajpayee? A eux deux, ils n’ont pas hésité, en 1998, à durcir la politique de défense en lançant le programme nucléaire. Et la ferveur nationaliste qu’ils représentent n’est pas dénuée de répercussions: le chauvinisme hindou prépare le terrain à de possibles violences communautaires, dont les émeutes du Gujarat en 2002, qui ont fait au moins deux mille morts, musulmans en grande majorité. Garant d’une certaine moralité, Vajpayee sait faire de temps à autre un geste envers les minorités. Ne s’est-il pas catégoriquement opposé, en 1992, à la destruction de la mosquée d’Ayodhya, lieu des hystéries extrémistes, et cela envers et contre tous les politiciens du BJP? Pour le politologue Prem Shankar Jha, «Vajpayee n’est pas le BJP». Et l’opinion publique de reprendre cette idée: «Vajpayee: un homme bien dans un mauvais parti.» Un tel paradoxe est-il vraiment possible? | V D PRAKASH SINGH KEYSTONE JASON REED REUTERS EMMANUEL DUNAND AFP II CAHIER SPÉCIAL Des vallées de l’Himalaya à la pointe de Kanyakumari, dans l’océan Indien, se répartiront – du 20 avril au 10 mai – plus d’un million de machines électroniques de vote. Quand la plus grande démocratie du monde et ses 668 millions d’électeurs passent aux urnes, il faut prévoir! Et les calculs sont faits: 2700 votes pourront être enregistrés par machine et par journée, des petites images faciliteront les touches pour les nombreux illettrés, et quatre phases de vote permettront de couvrir les 543 circonscriptions parlementaires et de déplacer des milliers de militaires pour sécuriser ces législatives. Restent les calculs politiques pour lesquels les sondages s’accordent déjà. Certes, dans un pays caractérisé par la diversité des castes, régions, religions et communautés, la majorité est un fantasme inaccessible qu’il faudra contourner par autant de coalitions, alliances et soudaines amitiés. A ce jeu, est donné grand vainqueur le premier ministre actuel, Attal Bihari Vajpayee, 79 ans, représentant du BJP, le parti nationaliste hindou, qui mène une séduisante campagne sur les thèmes du développement et de «l’Inde qui rayonne». Quant à sa rivale d’origine italienne Sonia Gandhi, 57 ans, présidente du prestigieux Parti du Congrès, centré sur les valeurs d’une Inde plurielle, elle a désormais du mal à convaincre son électorat. Résultats le 13 mai. | V D L’HEBDO 18 MARS 2004 L’HEBDO 18 MARS 2004 L’INDE RAYONNE V DR CHRISTOPHER ANDERSON VII IV CAHIER SPÉCIAL Convaincue de figurer sur le podium des vainqueurs, Villoo Patel préfère pour l’instant s’en tenir aux chiffres: «Créer un nouveau médicament coûte 800 millions de dollars en Occident. Ici, on le fait pour un cinquième de la somme. Le risque pour l’investisseur en est diminué d’autant.» EMBLÉMATIQUE Le succès économique lié aux délocalisations provoque l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. Informaticien et fleuriste du monde DÉLOCALISATION Le sous-continent fournira bientôt tous les services qui peuvent se vendre au niveau mondial. Rencontre avec ces ambitieux sous-traitants. Bimal Kothari respire la confiance. L’air blasé, l’embonpoint assumé, il explique comment il fait pousser des fleurs dans une énorme ferme en dehors de Bombay et les envoie en Europe par avion. «L’Inde sera bientôt le bureau du monde, le docteur du monde, le labo du monde, et l’informaticien du monde», affirme la maxime à la mode chez les économistes indiens. «Et le fleuriste du monde!», ajoute hilare notre chef d’entreprise. Au-delà de cet exemple floral, l’économie indienne est ainsi en train de passer au stade supérieur, celui du service à haute valeur ajoutée. Ce tournant marque un enrichissement général du pays qui vient de refuser l’aide financière suisse tout en continuant la collaboration scientifique. Une évolution incarnée par des entrepreneurs d’un genre nouveau, comme Villoo Patel. Cette petite femme très énergique préfère les tailleurs à l’occidentale aux saris, les colliers de perles et les cheveux courts aux apparats traditionnels. Elle mar- che plus vite, parle plus vite, pense plus vite que tout le monde. ÉCLOSION DES BIOTECH Comme la dynastie économique des Tata, elle appartient aux parsis, une communauté religieuse liée depuis toujours au commerce qui lui a, selon ses propres mots, enseigné «l’esprit d’entreprise et l’ambition» dès sa prime enfance. En 1993, elle revient de Strasbourg avec deux valises, deux enfants et un doctorat en biologie moléculaire. Elle fonde alors Avesthagen, qui, outre des produits biotech plus classiques, s’inspire de l’ayurveda, une médecine trois fois millénaire à base de plantes dont elle systématise informatiquement les gènes, pour créer de nouveaux produits pharmaceutiques et nutritionnels. Ses découvertes intéressent les plus grands groupes, suisses. On touche là à des sciences qui viennent d’éclore comme la bio-informatique, qui facilite la recherche biotechnologique en codant gènes et expériences cliniques. TCS (Tata Consultancy Services) s’y est également lancé, en simulant des tests et en vendant des logiciels ainsi créés aux entreprises pharmaceutiques. Alors que les pertes d’emplois liés à la délocalisation des services administratifs affolent les politiciens américains, Villoo Patel et ses pairs font un pas supplémentaire: la délocalisation de la recherche. «Nous offrons à nos clients un département recherche de qualité sur le long terme et à bas prix», affirme-t-elle les yeux étincelants. A pousser la logique qui veut que l’Inde passe de la soustraitance à la collaboration, on accepte que la propriété intellectuelle se transforme en copropriété. C’est là le début d’un mou-vement de fond dont on ne semble pas mesurer toutes les conséquences. RECHERCHE DE POINTE Sanmar Group est une autre entreprise qui offre de la recherche sous contrat. Elle ne distribue aucun produit: «Nous considérons la recherche comme un business, les pharmas américaines nous donnent des instructions et nous leur fournissons des résultats bon marché, rapides et de qualité», affirme le président VR Venkataraman. Le phénomène ne se limite pas aux biotech. General Electric, un pionnier en matière de délocalisation, emploie 1000 personnes à Bangalore pour les seules activités de recherche et de développement. Autre cas révélateur: Ciba Speciality Chemicals, la branche qui a survécu à la fusion Novartis, utilise depuis trois ans son département indien de recherche et développement dans ses programmes mondiaux. «Ils ont pris conscience de la qualité de nos scientifiques en plus de leurs bas salaires. L’Inde a désormais sa place sur la carte du monde», affirme Jimmy Bilimoria, directeur exécutif de Ciba Inde. SECRÉTARIAT DU MONDEAvant d’en arriver là, l’internet a aboli les distances, permettant à l’Inde de devenir le secrétariat de nombreuses multinationales. Tout au nord de Bombay, dans le quartier populaire de Malad, une route quitte la masse des rickshaws. Elle est large, neuve et mène à une dizaine de tours en verre qui émergent des bidonvilles. C’est là que Sutherland Technologies a décidé d’établir un centre d’appel où 500 employés dépanneront des internautes anglais et américains, loin d’imaginer où aboutit leur coup de fil. Le groupe emploie déjà RECHERCHE A Bombay, Ciba Speciality Chemicals a intégré dans ses programmes mondiaux les travaux de ses chercheurs indiens. 3000 personnes et voudrait importer d’Afrique francophone de la main-d’œuvre bon marché pour offrir les mêmes services en français. Ainsi, un Sénégalais pourrait répondre de la banlieue de Bombay à un client marseillais de France Télécom. Des exemples comme celui-ci, l’Inde en compte des centaines. Le système éducatif poussé, la connaissance généralisée de l’anglais et la bonne volonté du gouvernement en la matière ont rendu possible la délocalisation de nombreux autres services administratifs. India Life Hewitt veut proposer aux entreprises européennes de prendre en charge leur traitement des salaires et des pensions, ou la gestion des ressources humaines. Selon Shailendra Dasika, chef de projet, «le marché européen représente un potentiel énorme alors qu’au Etats-Unis il est déjà saturé». Mais l’Inde, au-delà de la sous-traitance, c’est surtout la création de logiciels. Et là, parmi les succès les plus flagrants, il en est un qui surpasse tous les autres, dans les chiffres et dans l’esprit: Tata Consultancy Services (TCS). La liste de clients est sans fin: General Electric, les gouvernements du NouveauMexique et du Montana, Nokia et bien d’autres. En Suisse, l’UBS, Swisscom, la Vaudoise Assurances, les CFF et Swiss Re lui confient leurs logiciels de gestion. C’est en découvrant Banyan Park, en plein Bombay, que l’on comprend la philo- sophie du groupe Tata, qui appartient à des fondations et redistribue tous ses bénéfices à des œuvres de bienfaisance. Ce qui ne l’empêche pas d’être la plus grande entreprise du pays (2,4% du PIB). Pour arriver à Banyan Park, il faut traverser le concert de klaxons de la capitale commerciale du pays. Soudain, au détour d’une bicoque de tôle ondulée devant laquelle des enfants dorment à même le sol, on entre dans une forêt ponctuée çà et là par des bâtiments industriels désaffectés et d’autres, si bien rénovés qu’on pourrait les croire neufs. Jusqu’en 1996, cet îlot de nature était occupé par une usine de produits chimiques du groupe Tata. Quand le centre-ville s’est étendu, la législation a ordonné la cessation des activités dangereuses pour la population. C’est là, dans ce havre de paix en plein chaos urbain, que TCS va construire son nouveau centre de développement au service de l’Occident. On y conçoit déjà les programmes d’une banque hollandaise et d’Avis. Or, l’immense campus technologique en cours de construction aura plutôt les apparences d’une réserve naturelle. «Aucun arbre n’y sera coupé et aucune des cinquante espèces de papillons qui y vivent aujourd’hui n’aura besoin de s’en-fuir», affirme le comman-dant Matthew, responsable du projet. MÉDECINE DÉLOCALISÉE A 500 km au nord-ouest, dans l’Etat du Gujarat, Ahmadabad héberge L’HEBDO 18 MARS 2004 L’INDE RAYONNE VII les secrétariats des médecins américains. Yashraj Investments est une BPO (Business Process Outsourcing) typique. En plus des centres d’appel et du remplissage de feuilles d’impôt, cette entreprise s’occupe de transcriptions médicales. Prenons un pédiatre de l’Ohio. Il peut ainsi dicter ses dossiers du jour en rentrant chez lui suivre un match de base-ball. Pendant la nuit, à l’autre bout du monde, des et les mesures d’hygiène les mêmes qu’en Europe. «Et si on se fait opérer de la cataracte, on ouvre les yeux sur la plage de Mahim Bay» ajoute-t-il. L’INDE RAYONNE Le succès est tel que les pertes d’emplois provoquées aux Etats-Unis sont devenues un thème électoral. Selon KS Kumar, directeur de Sutherland Technologies, ce «backclash», comme on dit en «Le marché européen représente un potentiel énorme alors qu’au Etats-Unis il est déjà saturé.» Shailendra Dasika, chef de projet, India Life Hewitt dizaines d’Indiens les auront transformés en fichiers informatiques. Mais la délocalisation dans l’univers des soins s’étend à des domaines plus lucratifs. Le gouvernement du Maharashtra, la province de Bombay, a ainsi mis sur pied un Conseil du tourisme médical. En réunissant hôpitaux, médecins indépendants, hôtels et agences de voyages, cette instance a l’intention de conquérir clients et assureurs. L’offre est la suivante: un patient britannique pourra être opéré en Inde, puis passer une semaine de récupération sur les plages de Goa. Le tout, vol compris, revient 50% meilleur marché qu’à Manchester. Anupam Verma dirige l’administration de l’Hinduja Hospital, un des plus grands hôpitaux de Bombay. La façade un peu décrépie ne reflète pas de l’intérieur qui n’a rien à envier aux cliniques romandes, statues de dieux hindous en sus. «Nous étions connus comme le pays des charmeurs de serpent, ditil. Maintenant c’est en tant que scientifiques compétents qu’on nous voit.» Anupam Verma l’affirme, les médecins indiens sont tout aussi qualifiés que leurs homologues occidentaux. Les équipements sont à la pointe Inde, ne devrait pourtant pas survivre à la campagne présidentielle. «Les Etats-Unis perdent leur crédibilité en critiquant la délocalisation, dit-il, eux qui n’ont cessé de vanter les mérites de la liberté de commerce et du marché global.» L’Inde peut sembler au service de l’Occident. Elle veut cependant aller plus loin, là où les marges seront plus grandes. Pour Jamshyd Godrej, président de Godrej & Boyce, un des plus gros producteurs de biens de consommation du pays, «la Chine va très bien pour les produits peu technologiques. Mais quand les connaissances entrent en ligne de compte, alors on fait confiance à l’Inde.» Contrairement aux tigres d’Asie du Sud-Est, l’Inde est un pays éléphant, qui marche lentement mais qu’on ne peut arrêter. Ses forces, ce sont la démocratie et un début de libéralisme économique, dicté par les réformes de 1991. A force de tomber en pluie fine, l’argent mouille de plus en plus profondément la société. Le marché de la téléphonie mobile est même celui dont la croissance est la plus grande au monde. Et si les vols pour l’Inde sont systématiquement pleins, ce n’est pas grâce aux touristes, mais aux Indiens qui voyagent. | PA Mukta Arts. Dès l’entrée des bureaux, swastika et icônes religieuses côtoient méchants moustachus et pulpeuses Indiennes en sari des affiches de blockbusters indiens. C’est dans ces locaux que Rahul Puri définit la stratégie de ce qui est considéré comme l’une des entreprises les plus prometteuses du divertissement indien. De 2000 à 2003, son chiffre d’affaires est passé de 3 à 12 millions de francs. Ce jeune homme d’affaires dynamique, aux manières et à l’accent américains, à des années-lumière de Shiva et des clichés bollywoodiens, a décidé de s’attaquer aux juteux marchés occidentaux. Il supervise actuellement Kisna, un film tourné simultanément en hindi et en anglais. Le principal personnage féminin est joué par une jeune Anglaise. Pour que le film touche les foules européennes et américaines, des scénaristes britanniques ont été appelés à la rescousse. On n’évitera pas les habituelles scènes de danse, mais leur nombre et leur longueur seront réduits et l’un des refrains sera en anglais. «C’est un film indien, pas un sous-produit anglais, mais le mélange devrait plaire aux deux cultures», affirme Rahul Puri. La promotion de Kisna commencera à Cannes. Pour l’homme d’affaires, le cinéma populaire indien peut traverser les frontières: «A la base de nos films, on trouve toujours une histoire d’amour, cela reste universel. Pour les Occidentaux, il faut simplement faire plus court et moins dramatique.» Kisna est révélateur d’une tendance émergente: l’industrie indienne, forte de son savoirfaire, veut conquérir le monde. Certaines de nos publicités sont d’ores et déjà fabriquées à Film City, le plus grand studio de Bollywood. Selon Rahul Puri, tournées en Inde, les réalisations occidentales coûteraient 60% moins cher. Peter Mukherja, de New Television India, va encore plus loin. Pour lui, le prix de production d’un épisode de X-Files y serait divisé par 20. Le principal obstacle réside dans l’absence de traités pour les coproductions, ce qui devrait être réglé prochainement. L’autre problème, la formation, pourrait également trouver une issue rapide. Il n’y a pour l’instant que deux écoles de cinéma en Inde. Gérées par le gouvernement depuis les années 60, elles fonctionnent toujours sur «le vieux modèle russe». La nouvelle école, que Mukta Arts compte ouvrir prochainement à Film City, offrira, elle, une formation de pointe aux futurs cinéastes mondialisés. | PA HARISH TYAGI KEYSTONE HOLLYWOOD GOES TO BOLLYWOOD VIII PHOTOS NARENDRA CHHIKARA MANTRA PRESS L’HEBDO 18 MARS 2004 L’INDE RAYONNE IX FRANCIS SERMET trerai aussi des exemples comme Johnson and Johnson, Medtronic ou Gucci. Je n’ai jamais entendu de regret d’être venu, mais seulement de l’avoir fait trop tard», conclut-il. Des patrons en têteà-tête, on passe à une dizaine de cadres d’Ernst & Young India, qui pourrait conseiller à d’autres dirigeants de tenter leur chance en Suisse. Les arguments restent les mêmes, l’intimité en moins. Suit le dîner avec le consul général et le représentant de l’UBS, premier rendez-vous avec les délices des currys. Puis ce sont les informaticiens et les joailliers avant de sauter dans la berline Tata, dernier bijou de l’industrie automobile indienne, intérieur cuir et écran plat. L’avion pour Madras n’attendra pas. PROMOTION Impressionné par les performances de l’Inde, C’est la mondialisation à l’envers. Alors que syndicalistes et politiciens hurlent que les emplois fuient l’Occident pour l’Inde et ses bas salaires, la promotion économique romande prend une longueur d’avance. Elle veut convaincre les champions du boom économique indien de venir s’installer à Lausanne, Sion ou Neuchâtel. «Je dois vendre. Les conseillers d’Etat ont des exigences et je ne suis pas un rondde-cuir. Je dois harceler ces patrons», lâche Francis Sermet dans le couloir lustré d’un cinq étoiles indien qui le mène d’un rendez-vous à l’autre. Le directeur du DEWS (Development Economic Western Switzerland), vingt ans de promotion économique derrière lui, va régulièrement en Inde. Tandis que Portescape y délocalise ses emplois neuchâtelois, canton dont Francis Sermet a pour ainsi dire inventé la promotion économique, cet ancien diplomate parcourt au pas de charge un marché auquel il croit profondément. Est-ce bien raisonnable? Pour le savoir, nous l’avons suivi. LUNDI, BOMBAY: LES ARGUMENTS La foule des chauffeurs de taxi, qui harcèlent Francis Sermet, tranche avec le calme luxueux de Kloten qu’il a quitté quelques heures plus tôt. Mais le contact avec l’Inde de la rue sera bref: aujourd’hui, il ne quittera pas le luxueux Chambers Club du Taj Mahal Hotel. La Porte des Indes, par laquelle tous les colons anglais passaient et la mer d’Arabie ne seront que le décor vu de la terrasse entre deux rendez-vous. C’est en effet au milieu des boiseries et du ballet de serveurs aux gants blancs que vont se succéder, dans le même fauteuil en cuir, industriels, joailliers et dirigeants de «l’Inde technologique». Avec Ravi Chaudhry, le représentant en Inde du DEWS, Francis Sermet fixe d’entrée les arguments, parfois tirés par les cheveux, qui feront la semaine. Ils font miroiter la situation centrale et straté- gique de la Suisse, une stabilité politique et économique «unique en Europe», le multilinguisme, le fédéralisme («Vous ne devez discuter qu’avec moi, qu’à mon niveau») et, c’est là que les oreilles indiennes se dressent, une fiscalité exceptionnelle pour les entreprises prêtes à investir («Là aussi vous ne discutez qu’à mon niveau et on s’arrange toujours»). Parfois les arguments font sursauter. «En Suisse, la loi du travail est arrangeante: on y travaille plus d’heures que n’importe où ailleurs et l’on peut y virer en trois mois un employé fidèle depuis dix ans», assène Ravi Chaudhry. Ils appellent ça des «investor friendly labour regulations» (lois amicales avec les investisseurs). Francis Sermet insiste volontiers sur toute l’aide que peut apporter le DEWS: «Nous nous occupons de tout, banques, avocats, immobilier, permis, partenaires, écoles et impôts.» Il termine sur une invitation: «Vous ne pouvez pas vous contenter de mots, venez voir par vous-même, la réalité en Suisse. Je vous mon- DR l’Occident drague les entrepreneurs du sous-continent. Jour après jour, « L’Hebdo» a suivi le duo qui tente de les attirer en Suisse. MARDI, MADRAS: CRÉER DES EMPLOIS? A Madras comme à Bombay, on ne sort guère des hôtels de luxe. Les vendeurs de Suisse y rencontrent les dirigeants d’un conglomérat et d’une de ses branches, spécialisée dans la fabrication de tubes métalliques. Ils ont repéré une entreprise similaire en Suisse qui n’arrive plus à rentabiliser la fabrication de ses produits. Les Indiens voudraient s’y associer, mais ne savent comment l’aborder. L’aide du DEWS pourrait être décisive dans un processus qui risque cependant de coûter des postes helvétiques en cas (très probable) de délocalisation. DR La semaine indienne des vendeurs de Suisse MERCREDI, BANGALORE: L’INDIEN QUI VEND LA SUISSE Bangalore est le symbole des nouvelles ambitions indiennes. Dans cette ville-champignon assez laide, les bâtiments modernes construits dans la précipitation se succèdent comme les boutiques Nike et les fast-foods. S’ils veulent convaincre la crème de la nouvelle économie, ici plus qu’ailleurs, nos vendeurs de Suisse doivent forcer le trait. Entre le plus grand fournisseur de logiciels pour banque du monde et une des biotechs les plus prometteuses du pays, en contact avec des géants comme Novartis ou Nestlé, ils font leur présentation devant une trentaine de PDG spécialisés dans les technologies de l’information. Motivé par le dynamisme ambiant, Ravi Chaudhry est particulièrement en verve. Ce petit homme au teint pâle est la pièce maîtresse du dispositif Sermet. Il vient du Nord, près des vallées himalayennes, a vécu une partie de son enfance au Pakistan et emploie un anglais raffiné qui lui donne un air un peu pincé. Il sait cependant s’enflammer quand il le faut et, par-dessus tout, il perçoit toujours ce qui captive les entrepreneurs locaux. Il connaît et partage le goût des Indiens pour la formule. Dans ses discours, Plateau romand se transforme en «biovalley» et Lausanne en «Boston de l’Europe». C’est d’ailleurs lui qui a suggéré l’appellation DEWS qui signifie «rosée» en anglais, symbole de fertilité en Inde. Son langage fleuri et son optimisme font peut-être de lui le meilleur vendeur de Suisse en Inde. Il est le passeur qui traduit dans les formes indiennes les arguments de Francis Sermet. Il atteint parfois les limites de la vérité. Dans sa bouche, la sécurité sociale suisse est très avantageuse par rapport au reste de l’Europe. Ses chiffres oublient cependant la LAMal. Il affirme aussi que dans LES ÉTAPES DU TOUR HELVÉTIQUE EN INDE ce pays, chaque domicile a une vue sur les Alpes et le lac. Le slogan qui conclut son discours atteint des sommets: «Allez là où la croissance est une manière de vivre.» Quand on connaît la léthargie helvétique, l’entendre parler du pays peut faire sourire. Des représentants comme lui, Francis Sermet en emploie 22 à travers le monde. Tous très efficaces: un des collaborateurs du DEWS à Lausanne admet volontiers avoir plus appris en vendant des tapis dans les marchés d’Istanbul qu’en étudiant le marketing à l’Université de Neuchâtel. Francis Sermet se défend cependant de baratiner les entrepreneurs. Selon lui, la promotion idéalise mais ne trompe pas: « Nous décrivons la vérité en oubliant ses mauvais côtés. Nous sommes là pour vendre.» Entre publicitaires et vendeurs de tapis, tel est le destin des vendeurs de Suisse. JEUDI, AHMADABAD: L’INDE, LA VRAIE Moins dynamique et moderne que Bangalore, Ahmadabad souffre d’être située dans l’Etat du Gujarat. Avec un gouvernement réputé corrompu et une communauté musulmane importante en conflit avec la majorité hindoue, la ville a raté le réveil technologique. Du coup, l’économie y est plus représentative du pays dans son ensemble et offre aux vendeurs de Suisse un contact rapide avec l’Inde réelle. Celle qu’on oublie facilement dans les hôtels de luxe et les Silicon Valley. Francis Sermet et Ravi Chaudhry sortent pour la première fois des hôtels pour rencontrer les patrons chez eux. Sur le chemin, les fleurs cachent mal les bidonvilles. La misère des bords de route, surplombés par d’énormes panneaux publicitaires idéalisant les stars de Bollywood, sera le seul contact qu’ils auront avec cette Inde larguée. Les chameaux, indifférents à tout cela, regardent passer les rickshaws et le taxi climatisé des vendeurs de Suisse. Deux vaches bossues tirent une bétonneuse sur une charrette conduite par un enfant. Puis le taxi tourne et se gare au pied d’une tour. C’est le siège d’une des pharmas les plus profitables d’Inde, Zydus Cadila. Même au Gujarat, on trouve des entreprises aux ambitions mondiales. DR Ne serait-ce pas aller contre la mission de promotion économique? Francis Sermet affirme qu’il voit plus loin: «Nous allons tenter de les convaincre d’installer leur siège européen dans l’un de nos cantons.» Un bureau représente cependant bien moins d’emplois qu’une usine. «S’ils ne le font pas avec nous ils le feront avec d’autres et nous aurons perdu une opportunité», rétorque-t-il. Le DEWS n’est effectivement pas seul à chasser l’entreprise: le 25 février, c’est la Chambre de commerce belgico-luxembourgeoise qui débarque et la Bavière a même ouvert un bureau à Bangalore baptisé «Go Bavaria». DR Cet ancien diplomate neuchâtelois, proche de la soixantaine, dirige le Development Economic Western Switzerland qui prend en charge la promotion économique des cantons de Vaud, Neuchâtel et du Valais. Il a été un des premiers à s’intéresser au potentiel indien. Il affirme même que ce terreau prometteur peut aider la Suisse «qui a besoin de sang neuf et d’esprit d’entreprise». Ce qui fait rire les Indiens: «Vous délocalisez l’ambition», plaisantent-ils. VENDREDI, JAIPUR: LES BIJOUX La capitale du Rajasthan est une ville de beauté et d’histoire. Les camions y sont plus décorés qu’ailleurs et les maharajas ont laissé de multiples palais qui en font le bijou du tourisme indien. Francis Sermet conseille aux joailliers de combiner cette image prestigieuse à celle de la Suisse. Il a déjà rencontré à Bombay une brochette de diamantaires avec le même objectif: remplacer Anvers, qui souffre de la législation européenne, par Lausanne, aux côtés de Bombay et Tel-Aviv, comme hub mondial du commerce de pierres précieuses. «C’est un domaine idéal pour la Suisse, spécialisée dans le commerce du luxe et très sûre.» C’est ce qu’il explique à Rajiv Jain dont il visite l’usine de bagues dans une zone industrielle qui occupe 3000 personnes, en banlieue de Jaipur. Son entreprise, Sambhav Gems, exporte pour l’instant ses produits aux Etats-Unis, très à cheval sur les prix, et envisage de conquérir l’Europe, qui mise sur la qualité et offre plus de marges. Les vendeurs de Suisse lui proposent d’acheter une marque romande à la dérive pour éviter d’avoir à en lancer une. Là encore, l’Inde pourrait s’emparer de marchés chers à la Suisse et rendre la mission du DEWS paradoxale. Mais les résultats sont là: six entreprises indiennes se sont installées en terres romandes l’année passée, et on en attend une dizaine pour 2004. «C’est un saut énorme, nous sommes allés très tôt en Inde, peut-être trop tôt, mais le pays explose et s’ouvre aujourd’hui», lance-t-il. | PA L’HEBDO 18 MARS 2004 La double vie de Vikas employé d’un call center RÉVOLUTION CULTURELLE Le jour, Vikas est un Indien de 23 ans qui s’est mis à rêver de motos, de filles et de liberté. La nuit, il est Victor et joue au parfait secrétaire américain. Une moto rutilante – Enfield Bullet Electra 350 cc –, prête à vrombir, trône sur du sable fin orné de galets polis et de noix de coco… A ses côtés, flambant neufs, un frigidaire, une machine à laver et un four à micro-ondes. Eclairés vingtquatre heures sur vingt-quatre par des néons, ce sont les lots du concours Jouez pour Gagner dans le hall d’entrée du centre d’appel de Daksh, dans la banlieue de Delhi. Une ruche de plus de 3000 jeunes employés, qui travaillent neuf heures par jour – pardon, par nuit. Pour motiver les troupes, il faut vendre du rêve et les dirigeants de la société l’ont bien compris. En passant dans le hall, Vikas Panwar, 23 ans, silhouette d’adolescent en T-shirt Adidas, jeans et paire de Nike, jette un œil de convoitise sur la moto. Il est 6 heures du matin, il vient de terminer son travail. Il a le temps de rentrer chez lui (une heure de trajet dans le mini-van affrété par Daksh), de dormir quelques heures, puis de se faire beau – «J’y tiens: c’est une question d’image» – avant de revenir ce soir pour la grande soirée organisée par le centre d’appel dans un hôtel voisin (nourriture et bière gratuites, piste de danse et DJ!), pour la remise des prix de Jouez pour Gagner. Et il a bon espoir! Peuvent participer au concours ceux qui ont été sélectionnés parmi les 30 meilleurs employés de ces trois derniers mois. «Car ce qui compte, explique Vikas qui a bien retenu la leçon, c’est non seulement la performance, mais aussi la continuité dans la performance.» Et justement, il y a une semaine, Vikas, fier comme un pape, a reçu de son chef d’équipe un certificat intitulé «L’Etoile de la Gestion Clientèle par Internet», accompagné d’un cadeau – un déodorant Adidas. C’est dire si le jeune homme à ses chances… En attendant le mini-van, l’employé modèle se détend en buvant un thé avec ses jeunes collègues qui, malgré la fatigue ou peut-être à cause d’elle, ponctuent leurs phrases de rires nerveux. Ils forment l’une des équipes du rez-de-chaussée, la section des 500 opérateurs en courrier électronique qui travaillent pour Sprint, un grand réseau de téléphonie mobile aux Etats-Unis. INDEPENDENCE DAY, DAKSH DAY Décalage horaire oblige, ils répondent toute la nuit, en direct par e-mail, aux questions et aux réclamations des clients américains qui n’imaginent pas du tout que la réponse à leur problème vient de la banlieue de Delhi. Vikas doit en effet simuler la proximité: il s’appelle donc Victor et connaît par cœur la géographie des EtatsUnis. Pour le reste, son logiciel de données se charge de lui fournir les réponses. Mais sommes-nous vraiment en Inde? Dans les salles moquettées où les ordinateurs en enfilade se profilent à perte de vue, l’atmosphère tient à la fois de l’entreprise moderne – «sauf qu’ils n’ont pas pensé à la clim! L’été, on étouffe!» – et d’une classe de maternelle, décorée de cartes enfantines des Etats-Unis, de comptines en anglais et de petits dra- peaux américains. Ici, on célèbre l’Independence Day américain, la Saint-Valentin, et, surtout, le «Daksh Day», date anniversaire de la création du centre en 2000 par des dirigeants de Motorola, 3COM, Compaq et Pepsi, véritable secrétariat américain très vite devenu l’un des plus importants en Inde. Dans le bourdonnement de la ville gigantesque qui s’éveille, Vikas et ses amis savourent leur «tchai» à trois roupies, ce thé traditionnel bouilli dans le lait, le sucre et le gingembre, acheté à un petit vendeur ambulant qui le mitonne dans une marmite sans âge sur le bord de la route. «Il y a une belle machine à boissons gratuites à l’intérieur de Daksh, mais on n’aime pas trop le thé en sachet…», explique-t-il. La conversation repart sur le fameux concours: ce soir, pour sélectionner les gagnants, un quiz sera organisé sur le thème «Culture américaine». Tout le monde conseille à Vikas de bien se préparer. «Il faut que tu saches qui se présente contre Bush aux élections!», se hasarde une fille. Silence pesant face à la difficulté. «Je sais: c’est John Travolta!», lance un autre qui provoque l’hilarité. «Et tu dois connaître tous les films des Oscars!» «C’est facile, dit Vikas un rien crâneur, c’est Le Seigneur des Anneaux qui a tout gagné.» Et d’imposer un silence admiratif… CONVAINCRE LES PARENTS Il est vrai que la maîtrise de l’anglais et de la culture occidentale ne va pas de soi. Mais chez Daksh, on VIKAS PANWAR «Je ne veux pas me marier, et je ne crois pas au système des castes.» mise sur les formations accélérées. Vikas, qui connaissait à peine quelques mots il y a deux ans, a comblé ses lacunes, et appris que «les Américains sont des gens ouverts et directs, qui profitent de la vie. En Inde, nous sommes timides!» Distributions surprises de pizzas et de CocaCola, séances obligatoires de Titanic, cafétéria et autres plaisirs sont aussi là pour séduire ces jeunes diplômés ou étudiants, qui tissent vite des liens d’amitié entre eux. Reste le plus difficile: convaincre les parents que ce travail nocturne et répétitif peut offrir de vraies carrières à leurs enfants. Alors, en les invi- tant à des remises de prix, la société espère flatter l’orgueil familial et s’assurer, à long terme, du soutien parental. «C’est un faux problème, commente Vikas. Avec 12 000 roupies par mois (340 francs suisses), je gagne autant d’argent que mon père, directeur d’une école de province: il n’a plus aucun moyen de pression sur moi, je suis indépendant.» Le sourire de Vikas cache une véritable révolution: «Depuis un an que je suis ici, j’ai changé. Je refuse de suivre certaines traditions: je ne veux pas me marier, et je ne crois pas au système des castes.» De quoi s’étrangler pour son père qui avait arrangé un mariage aux vacances de Noël. Vikas a été inflexible. «J’ai d’abord envie de voir le monde», dit-il avec grandeur et naïveté. Son rêve – son «objectif», rectifie-t-il – est de rejoindre un ami en Europe et d’y rester quatre ou cinq mois. Peut-être plus… Et puis, aujourd’hui, plus besoin de tante entremetteuse pour se marier! Vikas a déjà été témoin d’une trentaine de mariages de couples formés chez Daksh. A l’entendre, les histoires vont bon train. Les filles les plus convoitées sont celles du premier étage, la section des «Voice Girls», qui répondent aux clients par L’INDE RAYONNE XI LES NOUVELLES NUITS BLANCHES DE BOMBAY téléphone: avec leur accent américain et leur assurance, leurs vêtements sexy à l’occidentale, elles sont bien plus réputées que les «Mail Girls» du rez-de-chaussée qui, elles, sont de «bonnes amies», mais «insignifiantes, habillées en salwar kamiz», la tunique traditionnelle. CHAGRIN D’AMOUR Seul problème: «Les Voice Girls ne veulent pas sortir avec nous, se lamente Vikas, elles préfèrent les garçons de leur étage, qui portent des boucs, des cheveux longs, et ont tous un air cool…» Une seule fois, il a réussi à séduire l’une d’entre elles en lui donnant rendez-vous à l’Ansel Plaza, le centre commercial de Delhi, avant de l’inviter dîner au Suppar Factory. Mais là, le barman a refusé de leur servir de l’alcool (la loi l’interdit aux moins de 25 ans) et, pour arranger le tout, Vikas n’avait pas assez d’argent pour régler l’addition. Alors la Voice Girl s’en est allée… Le travail fait oublier les chagrins d’amour, et le jeune homme ne tarit pas d’éloges sur les possibilités de promotion chez son employeur, la rentabilité par heure et les critères de qualité pour la satisfaction du client... Est-il dupe? «Mais j’y trouve aussi mon compte! Et je commence à me défendre. Par exemple, le mois dernier, je me suis plaint à mes chefs parce que nous n’avons pas la climatisation.» Qu’a-t-il gagné à cela? Soudain, Vikas s’assombrit et semble prendre conscience d’un problème. Dans ses yeux, tout l’univers de Daksh et sa philosophie de la performance paraissent vaciller. Car rien n’a changé dans les locaux, il fait toujours aussi chaud. Mais il se reprend vite: «C’est à ce moment qu’ils m’ont donné le certificat de l’Etoile du meilleur employé!» L’heure a passé, le soleil s’est levé. Il est temps d’aller se renseigner sur le fameux rival de Bush aux prochaines élections. | V D JEROMINE DERIGNY L’HEBDO 18 MARS 2004 NARENDRA CHHIKARA MANTRA PRESS X CAHIER SPÉCIAL A quelques mètres du marché populaire de Collaba, où les cris des vendeurs de fruits et légumes se confondent dans un brouhaha grisant, une entrée moderne, mêlant sobres vitrages opaques et parois immaculées, invite les nouveaux riches à goûter aux délices occidentaux: nuits blanches et musique électronique. Et ils y répondent: l’attente est interminable pour avoir le privilège de payer 20 francs et danser aux côtés des plus grandes stars locales. L’Athena est le nouveau lieu où se montrer à Bombay, la concurrence s’y bouscule. On trouve aujourd’hui une trentaine de discothèques dans la capitale économique. «Il y en avait cinq à mes débuts», lance B.G. Mawi, barman depuis quinze ans. Les récentes réductions d’impôt sur les boissons alcoolisées y sont pour quelque chose. Mais le changement de valeurs est bien plus profond: «Depuis cinq ans, une nouvelle génération est arrivée dans le milieu: tous ont étudié à l’étranger où ils ont observé un mode de vie différent», affirme-t-il. Dans le quartier de Lower Parel, tout un complexe industriel a été transformé en centre de divertissement. Les nuits s’animent donc, même si la loi interdit toute ouverture au-delà d’une heure et demie du matin. A l’Athena, on ne se gêne cependant pas pour fermer vers cinq heures, moyennant un petit billet aux policiers curieux. | PA L’HEBDO 18 MARS 2004 DR XII CAHIER SPÉCIAL PATRON DES PATRONS Anand Mahindra est l’un des hommes les plus puissants de l’économie indienne. «L’Inde sera la 3e économie du monde bien avant 2050» PROSPECTIVE Anand Mahindra préside la principale organisation patronale indienne. Cet acteur économique très puissant décrit l’optimisme ambiant et le chemin qu’il reste à faire. L’étage du directeur, au sommet de la Mahindra Tower, ressemble à un palace dont la terrasse dominerait Bombay. Les serviteurs en nœud papillon y circulent dans tous les sens, comme pour rappeler que c’est cette main-d’œuvre bon marché qui a attiré tant d’entreprises occidentales en Inde. C’est de là qu’Anand Mahindra pilote l’un des groupes qui ont bâti le sous-continent. Mahindra & Mahindra emploie 15 000 personnes dans le monde. Cette année, il est aussi aux commandes de la CII (Confederation of Indian Industry), ce qui en fait le patron des patrons dans une des économies les plus inventives du globe. Que penser de la grogne américaine face aux délocalisations de services en Inde? Il faut y être attentif, c’est un sujet sensible. Mais je crois que ça passera avec les élections. Normalement, c’est d’Europe que viennent les revendications sociales, ce qui provoque la colère des Etats-Unis. Mais là, c’est l’inverse. Dans l’association que nous avons avec British Telecom, le plus grand vendeur de services délocalisés en Angleterre, il y a plus de compréhension politique. Qui plus est, le chômage aux Etats-Unis n’est dû qu’en partie à ces transferts de postes. Leur croissance sans emplois est doublée d’une hausse de la productivité des employés qui travaillent presque pour deux. C’est beaucoup de bois sec et l’outsourcing a été l’allumette. Quel est donc l’avenir de ces délocalisations? Très fort. Dans tous les domaines, il y a encore beaucoup de potentiel. On se déplacera également vers des hautes valeurs ajoutées dans les services et l’ingénierie. Dans cinq ou six ans, les entreprises indiennes auront construit des marques et profiteront de l’avantage des coûts pour devenir mondialisées et compétitives. Que ce soit dans l’industrie ou dans les technologies de l’information. Le thème de mon année présidentielle à la CII, c’est «Construire les multinationales indiennes». Le boom va donc durer? Pour le faire durer, il faut que l’Etat investisse dans les infrastructures, routes, ponts, ports, comme la Chine «Le monde va découvrir des choses étranges comme des voitures indiennes sur ses routes.» l’a fait. Un rapport dit que l’Inde sera la troisième économie du monde en 2050, après les Etats-Unis et la Chine. Je pense que si le gouvernement travaille bien, elle le sera avant. Quels sont les effets de cette vitalité économique sur la société? Pour l’instant, le phénomène est surtout urbain. Dans un premier temps, lorsqu’on fait des réformes économiques, les riches deviennent plus riches. Mais ensuite, si on leur donne les opportunités et l’éducation nécessaires, toutes les couches en profitent assez rapidement. Il ne faut cependant pas oublier que 65% des Indiens vivent dans les villages, et le fait que l’agriculture ait également eu une croissance de 9% montre que les paysans profitent du boom. Je le sais car les ventes de mes tracteurs explosent. Dans quinze ans, toutes les couches de la société bénéficieront du chemin que nous avons pris. Nous ne serons pas un pays riche pour autant. Deux menaces demeurent: nous devons maintenir la paix avec le Pakistan, pour ne pas être distraits, et le gouvernement doit travailler sur les infrastructures sociales, comme l’eau. Avec l’augmentation de la population, nous n’en aurons bientôt plus assez. L’éducation, la santé et le logement doivent aussi être reconsidérés pour que tous puissent profiter des réformes. Les affaires ne sont pas les affaires du gouvernement, il doit utiliser son temps et son argent pour d’autres tâches. On entend surtout parler des technologies de l’information. Mais vous êtes un industriel, quelle est la situation dans ce domaine? Ça va très bien. Nous serons bientôt au niveau de la Chine. Le monde va découvrir des choses étranges, comme des voitures indiennes sur ses routes. Nous avons commencé par commercialiser un 4x4 en Italie et nous avons des projets avec la Russie, l’Afrique du Sud et le Brésil. La Chine est bonne pour faire de grandes quantités de peu de valeur, comme des pièces en plastique. Alors que l’Inde fait de petits volumes de pièces sophistiquées. Si vous voulez des Barbie, allez en Chine. Pour des mécanismes complexes, venez chez nous. Dans cinq ans, si le gouvernement fait son travail au niveau des infrastructures routières et portuaires, l’Inde pourra aussi produire de grandes quantités. | PROPOS R E C U E I L L I S PA R PA