Sur la via Aurélia (texte et images de JP Ehrismann (pdf

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Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
Si la marche refait de la place dans ma tête comme lors d'un bon ménage de printemps, le retour me
met malheureusement dans une situation d'hébétude du au tintamarre de l'actualité, de la vie
quotidienne, de tous ces petits soucis, détails qui nous assaillent et qui demandent tous d'être résolus
de toute urgence.
L'état de grâce ne se dissipe pas instantanément, il va continuer à diffuser ses effets jusqu'à un
prochain départ.
Nomade des temps modernes. Une autre façon d'être en vie et en relation. Me voilà un mutant,
s'exerçant à se délester de tout ce qui encombre, alourdit, ancre dans l'avoir et tire vers le bas, à se
préparer à l'ultime escapade (rassurez-vous, je ne suis pas pressé).
Le kilomètre zéro
A Menton, à un saut de puce de la frontière italienne, se trouve une petite chapelle de style baroque
dédiée à Saint Jacques-le-majeur. C'est le kilomètre zéro de ceux qui se dirigent vers le soleil
couchant en suivant l'itinéraire marqué d'une coquille. Sachant que dans le sens contraire, le même
chemin marqué d'une clé, conduit à Rome. 320 kilomètres plus loin, le Christ Pantocrator du tympan
de la cathédrale St Trophime d'Arles attend le pèlerin. (Point d'arrivée provisoire, en attendant de
repartir de ce point, la fois suivante).
Le nombre de jours pour joindre les deux bouts est éminemment variable. En ce qui me concerne il
m'en a fallu treize. Par monts et par vaux. Le relief de la Provence ne laisse pas le choix. Mais le jeu en
valait la chandelle. Il va m'être difficile de décrire le chemin sans que cela ne ressemble à un guide
touristique.
Un chemin entre ciel et mer
Le ciel, le soleil et la mer, sans oublier la montagne. Cela commence comme une chanson de François
Deguelt. La Riviera, nom d'origine italienne synonyme de villégiature et de farniente, Menton choyée
par le climat et la nature, paradis des jardins, Roquebrune-Cap-Martin, La Turbie, dotée d'un
monumental souvenir de l'empereur Auguste, Eze, village perché à caractère médiéval surmonté d'un
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
petit paradis exotique qui tutoie l'azur, Nice où erre le souvenir de nombreux aristocrates anglais qui
ont donné son nom à la promenade qui longe le rivage.
Eze, un village qui tutoie le ciel
Le village d'Eze fait partie de ces villages perchés qui se sont développés au Moyen-âge pour assurer
leur protection. Il justifie son appellation de plus beau village de France. Pour y pénétrer il faut
franchir une épaisse muraille sarrasine. On apprend par la dénomination d'un chemin que Friedrich
Nietzsche y avait ses habitudes. Selon la tradition locale, c'est en le gravissant qu' il imagina quelques
pages de "Ainsi parlait "Zarathoustra".
Les ruelles étroites et labyrinthiques s'enroulent autour de l’église Notre-Dame de l’Assomption. En y
pénétrant on découvre un intérieur de style baroque richement décoré. Parmi les tableaux se trouvent
trois peintures de facture néo-symbolique. Une Vierge à l'enfant, un Christ en croix et un tableau
représentant Martin à l'époque où il était légionnaire en Gaule et qu'il partagea son manteau avec un
déshérité transi de froid.
Le moment où tout se joue. On ne dira jamais assez la secrète alchimie qui se produit au premier coup
de pinceau sur une toile blanche, puis quand une deuxième couleur vient se poser près de la
première, puis une troisième près de la deuxième. On retient son souffle devant ce geste qui procède
de la mise au monde, du dévoilement. En l'occurrence les trois tableaux sont "nés" à deux pas de
l'église, dans l'atelier d'un peintre qu'avec un ami peintre commun, nous avons rencontré il y a une
dizaine d'années. Cette rencontre a engendré des liens d'amitié. Eric Garnier puisque tel est son nom,
est à présent éprouvé par une maladie qui le diminue physiquement, mais l'esprit reste ardent. Je sais
que le Christ qui est apparu en rêve à Martin, couvert du bout de tunique partagée, offre à Eric sa
protection.
Hospitalité
Didier, qui a entamé, depuis peu, son chemin de traverse de la France de Provence en Vendée, et son
épouse ouvrent la porte de leur demeure pour accueillir le pèlerin.
Récemment, de passage à Clermont-Ferrand, en contrebas de la cathédrale, rue des Gras, il a fait une
belle rencontre, celle d'un linteau sculpté du XIIe siècle qui appartenait à l'Eglise Saint-Pierre
(détruite peu après la révolution), placé en remploi sur la façade d'une maison. La scène illustre un
épisode de la semaine Sainte. Il a tenu à partager son émotion dans un message envoyé juste à
Pâques :
"Treize personnages en rang d'oignon se font face en deux groupes, trois têtes perdues dans la
mouvance de l'histoire et, au milieu, le vrai face à face du Christ serviteur et de Saint Pierre au jour du
Jeudi Saint pour le lavement des pieds. Le profil et l'agenouillement du Christ sont magnifiques, la
main droite se saisit du tissu posé sur le bras gauche, comme un arrêt sur image ou le regard posé
dans l'objectif du photo-reporter. Derrière Saint Pierre, un apôtre est déjà en position et une
banderole nous dit "diligames nos invicem" ("aimons-nous les uns les autres"). Merveilleuse
créativité médiévale avec des géants de la sculpture que l'on nommait imagiers" !
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
Jésus dit à ses disciples : " Aimez-vous... Je ne vous appelle plus serviteurs...", précise à cette occasion
"Si moi que vous appelez seigneur et maître je vous ai lavé les pieds vous devez aussi vous laver les
pieds les uns aux autres".
Ce geste et ces paroles constituent un bouleversement qui change le regard sur Dieu. L'amour
n'écrase plus, il se penche. Et l'homme, à l'instar de Pierre, affolé par ce renversement de valeur,
renâcle. Difficile d'accueillir un Dieu qui ne se tient pas au sommet mais trouve bonheur à cheminer
en compagnie de l'homme.
La porte ouverte de Didier et de son épouse relève du lavement de pieds. Elle dit ce que amitié signifie
et affirme que les liens tissés à l'occasion de rencontres épisodiques ponctuées de marches ont une
solidité à toute épreuve.
Tous les chemins mènent à Rome
Par endroit l'itinéraire emprunte un chemin...romain. Comment s'en étonner ? Si tous les chemins
mènent à Rome, la réciproque est vraie également. Ces Romains n'étaient pas si fous qu'on le pense.
Ils savaient que l'Empire reposait -entre autre- sur la qualité de son réseau routier et sur ses
infrastructures.
Comme en Espagne sur la via de la Plata on trouve à deux trois endroits des bornes milliaires. Âgées
de quasi 20 siècles elles racontent des histoires au pèlerin qui sait les écouter. Elles parlent moins de
leur gloire passée que d'une constante de l'Histoire qu'on appelle civilisation. Et celle de l'Empire
romain ne nous a pas laissé que des ruines mais aussi la langue dans laquelle je m'exprime. Même si
on a pu me faire croire à l'école de la République que mes ancêtres étaient les Gaulois il m'a fallu
réviser un certain nombre de concepts -un tantinet nationalistes- pour me rendre compte que
l'identité est multiforme et à jamais évolutive.
S'il me fallait rapidement trouver un dénominateur commun à toutes les composantes qui m'ont
façonné je dirais je suis européen et habitant de la terre.
Loin d'être une abstraction, le chemin est l'occasion d'expérimenter, de ressentir cette réalité. Que ce
soit en France, en Espagne, en Allemagne, en Italie, en Irlande ou en Pologne où que mes pieds
m'aient conduit je ne me suis jamais senti étranger. Je suis "chez moi", dans ma culture, ma religion,
mes langues, ma façon d'être en relation à autrui. Pas un bâtiment public, pas une église, pas un lieu
d'hébergement, pas une ville, pas une campagne qui n'ait suscité un sentiment de familiarité.
Il ne s'est pas passé un jour sans que je me rende compte de ma condition d'élément de la nature. A
l'aise en son sein comme un poisson dans l'eau, même si à l'occasion elle sait avoir ses caprices voire
ses colères. Rarement j'ai démarré une journée sans adresser une prière au Créateur pour la page
blanche qui m'était offerte.
Mais qu'on ne me fasse pas de procès en manichéisme. Je me suis frotté à d'autres réalités pour faire
la part de choses. Je pense pouvoir affirmer qu'on est beaucoup plus disposé à accepter l'étrange, le
différent, l'autre que ses propres fondations sont solides, qu'on s'inscrit dans son histoire, qu'on se
sait héritier.
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Rouge sang
A Mandelieu-La Napoule le chemin retrouve le littoral pour aussitôt reprendre de la hauteur, celle de
l'Esterel. La couleur rouge amarante de ce vieux massif montagneux n'a pas perdu en éclat depuis les
250 millions d'années de sa formation. Qu'un rayon de soleil vienne à l'effleurer et c'est un
embrasement. La couleur se décline en différentes tonalités selon le moment de la journée et la
météo. Dire qu'elle a fasciné de nombreux peintres est un truisme. Certains croyaient même en sa
nature surnaturelle. Rouge brun : le sang de la terre ! La roche suinte par tous ses pores. Sans doute
la pluie des jours précédents. N'empêche, je suis assez enclin à les suivre dans leur évasion
poético-mystique au spectacle de tant de beauté sauvage. Le massif est chargé d'une certaine
intranquillité. Je n'aimerais pas m'y aventurer la nuit. Le vent et les nuages y élisent souvent
domicile. De larges et profonds ravins le sillonnent. La végétation a du s'adapter à ses sols pauvres,
durs et acides, d'origine volcanique.
Dernière mission
Plusieurs éléments indiquent la fidélité de la ville de Saint Raphaël à l'auteur de "Terre des hommes".
"L'homme se découvre quand il se
mesure avec l'obstacle" disait-il dans cet
ouvrage. Le 31 juillet 1944 l'obstacle
pour Antoine de Saint Exupéry fut une
mission, qui se révéla être sa dernière :
une mission de reconnaissance en vue
d'une prochaine opération. En effet il
s'est agi de préparer le débarquement
sur la plage de Saint Raphaël d'une
division d'infanterie alliée, suivie un
jour plus tard par l'armée commandée
par le général de Lattre de Tassigny.
Après avoir survolé le château de sa sœur à Agay où il a rédigé en partie "Citadelle" son destin
l'attendait. Il avait 44 ans. Un nombre qui m'est cher. Dans un coin d'Alsace je venais d'atteindre l'âge
de 79 jours et au même moment s'abattait sur le hauteur de mon village un bombardier allié
Lancaster en flammes de retour de mission d'Allemagne.
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
Une question de sens
Qui n'a pas entendu parler de civilisation du loisir, de temps libre, de délassement, de divertissement,
de distraction, d'évasion. Il s'agit de trouver l'antidote aux contraintes du travail. Il y a certes une vie
après les travail, mais quel sens lui donner ? Les voyages, les jeux, la télé, le sport, les sorties, la
randonnée, le hobby sont censés offrir une vie de complément, de compensation. Certes ! tout est une
question de sens.
Notre période se complaît à croire que ce qui est de l'ordre du plaisir vient tout seul. En réalité
trouver du plaisir nécessite souvent un effort, un investissement personnel. Le chemin est par
excellence cette expérience qui permet d'avoir un rapport vrai avec soi-même, de laisser advenir les
choses sans précipitation en étant disponible à ce que l'on vit, d'accueillir chaque jour nouveau
comme un cadeau du ciel, chaque rencontre comme une occasion d'enrichissement mutuel, chaque
lieu comme le morceau d'un puzzle dont le sens se révèlera petit à petit. Mis bout à bout ces vécus
vont composer le libellé d’un message à moi seul adressé…
Sous le signe de la fatalité
Difficile de passer à Fréjus sans évoquer la rupture du barrage de Malpasset en décembre 1959. Le
choc de l'accident est resté gravé dans ma mémoire. Un mémorial situé près des arènes le rappelle
opportunément.
Des pluies torrentielles vinrent remplir pour la première fois l'ouvrage lorsque celui-ci céda
soudainement en pleine soirée, alors qu'il faisait déjà nuit.
Près de 50 millions de mètres cubes d'eau déferlèrent en une vague de 40 mètres de haut jusqu'à la
ville de Fréjus occasionnant plusieurs centaines de morts ou de disparus. C'était la plus grande
catastrophe de ce genre qui ait jamais touché la France.
D'après les experts, c'est la roche sur laquelle s'appuyait le barrage qui présentait des fissures
indécelables lors de sa construction qui a cédée. Le tribunal a conclu, 8 ans plus tard, qu'aucune faute
n'avait été commise. La catastrophe fut ainsi rangée sous le signe de la fatalité.
Cet accident m'a remis en mémoire l'exposition " Ce qui arrive... " que j'avais vue à la Fondation
Cartier à Paris en 2003. Elle avait comme organisateur Paul Virilio. Il faut dire que comparé à Fréjus
nous avons fait beaucoup de progrès dans l'ampleur des catastrophes. En effet Tchernobyl , mais
aussi le drame du 11 septembre 2001 qui a vu la disparition du World Trade Center y étaient
analysées. Virilio affirmait que " nous sommes victimes de notre réussite ", c’est-à-dire du progrès.
"Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une médaille. " Et cela est totalement occulté
par les promoteurs du progrès. En lançant des défis techniques qui semblent n'avoir de limite que la
capacité d'imagination, " on ose, inévitablement, l’accident ". Ainsi, nous entrons dans un moment
nouveau, celui de l’attente de " l’accident intégral, le grand accident ". C’est une attente inconsciente
des peuples et c’est une attente consciente des responsables, disait-il.
Il me semble qu'en dix ans le concept a gagné en complexité et la possibilité de catastrophe est
devenue protéiforme.
Dimanche 7 avril 2013
Référendum en Alsace* pour la création du Conseil unique : 57 % des votants qui se sont exprimés
ont voté OUI, ... le NON l'a donc emporté ! On est bien en France !
* Je savais que vous vous poseriez la question : J'avais donné procuration pour voter OUI à ma fille
Etrange spectacle
Sur le chemin de Puget-sur-Argens : une petite sente traverse une forêt de pins. Ce qui frappe c'est la
végétation par plaques au sol, des plantes pionnières et surtout la forêt d'arbres au troncs noircis à
leur base et aux branches dressées vers le ciel en une supplique muette. Non ce ne sont pas des
conifères aux feuilles caduques mais bien des arbres ayant subi un feu de forêt. Sans doute les secours
ont-ils pu intervenir rapidement car certains arbres se remettent à verdir.
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
Les incendies de forêts occupent l’actualité des risques majeurs dès le printemps pour peu que
celui-ci ne soit pas pluvieux. En 2012 on a comptabilisé plus de 500 départs de feux sur l’arc
méditerranéen. En 2003, l'année de la grande sécheresse, plus de 61 000 ha avaient été dévastés par
les flammes.
En consultant les archives pugétoises on note des incendies de forêt en 2003, 2005 et 2012. En 2003
le feu avait rattrapé 4 personnes dans leur fuite et provoqué leur décès. Fatalité ?
Les Côtes de Provence
Sur les 4000 kilomètres de chemin parcourus depuis 2007 rares sont les tronçons dépourvus de
vignoble. Le vignoble serait-il consubstantiel au chemin ? Bien sûr que non. Mais il faut constater
qu'il existe une grande affinité entre les deux. N'oublions pas que les abbayes et ordres monastiques
furent parmi les grands développeurs de la culture de la vigne et de la confection de la boisson qui en
est issue. La Provence qui bénéficie d'un substrat géologique favorable et surtout d'un ensoleillement
exceptionnel, à rendre envieux, nous autres gens du "nord", surtout pendant les rigueurs hivernales.
Grâce à ces particularités on trouve une grande diversité de crus. Et même de grands crus classés au
grand dam du vignoble bordelais.
A Saint Raphaël il me fut donné de faire la connaissance de Sainte-Roseline. Signe des temps le nom
de cette sainte personne qui a vécu au 14e siècle -mère Prieure de l'abbaye des Arcs, béatifiée et
sanctifiée pour sa vie exemplaire remplie de miracles- est associé à présent au château du domaine
viticole du lieu. Donc, quand je parle de Sainte-Roseline il faut entendre le breuvage issu de cette
propriété. Il illumina mon gosier et remplit mon corps de joie à l'étape de Saint Raphaël, lors du repas
du soir.
Quelle ne fut pas la surprise, de voir, deux jours plus tard le chemin mener au château et ainsi avoir
l'occasion de faire connaissance de Sainte Roseline en sa qualité première, par le biais de la chapelle
flanquée d'un cloître où elle vécut durant son séjour terrestre. Les travaux de restauration de la
chapelle empêchèrent cependant de voir la châsse dans laquelle reposent ses restes et les œuvres d'art
que sa vie a inspiré à Giacometti et Marc Chagall.
Dans la même journée il me fut donné de traverser le domaine du Château de Roubine avant d'arriver
à Lorgues, autre haut historique. En effet le château appartenait à l'ordre des Templiers dont une des
mission était d'accompagner et de protéger les pèlerins. Avec la disparition de l'ordre le domaine fut
dévolu à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Le domaine produit un "cru classé" au nom évocateur
de "Terre de Croix", frappé de la croix amalfitaine. Ce qui m'a marqué en découvrant le domaine c'est
le vaste océan de fleurs jaunes de pissenlits, ponctué du violet des muscaris dans lequel les pieds de
vigne croissent. C'est la pratique de l'Agriculture Raisonnée qui en est la raison. J'oubliais de dire que
la croix amalfitaine évoque les vertus de prudence, justice, force d’âme et ... tempérance ! Pas mal
pour un vin !
Notre pain quotidien
Ce soir au terme d'un marche de 32 km ce sont les sœurs de Bethléem, de l’Assomption de la Vierge et
de Saint-Bruno qui m'offrent l'hospitalité. Elles ont élu domicile dans un océan de verdure au cœur
du Var, à un jet de pierre de l'abbaye du Thoronet, au monastère Notre-Dame du Torrent de Vie. Les
sœurs dont l'ordre a été créé dans les années cinquante ont été appelées sur place afin d'assurer une
présence priante à proximité de ce qui fut sans doute la plus belle abbaye cistercienne de Provence,
l’abbaye du Thoronet, un bien patrimonial de la France, donc protégé et conservé… mais à présent
des « pierres mortes ».
Par le hasard du calendrier qui a fait tomber le 25 mars sur le lundi de Pâques, la fête de
l'Annonciation a été reportée au 8 avril. Voilà, la raison pour laquelle les cloches sonnent à toute volée
à mon arrivée ! La sœur hospitalière me montre mon lieu de séjour : une petite cabane en bois au
milieu d'un espace boisé entouré de grillage, séparé du monastère et du reste du monde. Il y avait
bien 4 autres cabanes semblables, mais inoccupées. Un étrange sentiment de solitude naît au contact
de cette réalité inattendue. Ce sont sans doute les cabanes de chantier dans lesquelles les sœurs ont
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mené leur vie précaire de prière et de travail pendant trente ans avant la construction du monastère.
Voilà comment les sœurs de Bethléem vivent l'appel à "demeurer au désert", c’est-à-dire à
demeurer "loin des habitations des hommes" qui leur est fait. Prier, méditer, étudier la Parole de
Dieu, travailler, prendre repas et repos à la suite des ermites du désert, elles savent que qui a Dieu
pour compagnon n’est jamais moins seul que quand il est seul !
Moi qui parle souvent à propos du chemin qu'il est l'occasion de faire l'expérience du manque, me
voilà à la fête. Prendre les choses comme elles viennent en toute simplicité, profiter de la lumière
mordorée du soleil couchant qui filtre à travers les feuilles des arbres, entendre les oiseaux faire
silence, prendre conscience de l'omniprésence de la nature environnante envahie par l'obscurité de la
nuit, redécouvrir le sentiment d'étrangeté oublié depuis l'enfance que peut provoquer la tombée de la
nuit et trouver dans les quatre planches en bois qui forment la cabane un refuge protecteur, aller vers
le livre disponible dans un coin de l'habitat aménagé en oratoire, l'ouvrir et lire : "Je te salue, comblée
de grâce ! Le Seigneur est avec toi." paroles qui jettent le trouble, puis provoquent la surprise de cette
jeune fille choisie pour une mission qui dépasse son entendement et qu'elle finit par accepter : " Je
suis la servante du Seigneur. Qu’il m’advienne selon ta parole. "
Il faut savoir prendre le bon sens
La journée est longue. Après la halte de "midi" il me reste encore une bonne trotte pour atteindre
Bras. J'ai déjà 24 km au compteur. Le choix est cornélien, le GR me propose une réjouissance avec
relief et zigzags de 17 km ! tandis que la route y mène en 11 km. Le guide, cependant, met en garde : il
est formellement déconseillé de suivre la départementale, les derniers kilomètres étant
particulièrement dangereux ! Malgré le ton comminatoire de la recommandation je choisis la route et
comme la progression se fait rapidement je décide de parcourir les derniers six kilomètres en
empruntant le GR. Je sais qu'il faut partir à droite, guette le balisage rubans rouge et blanc et
m'engage sur le chemin dès qu'il se présente. Les réjouissances au programme ne tardent pas. Après
une montée, une descente. Logique. C'est quand je m'aperçois que j'ai le soleil dans le dos que le
doute m'envahit. En effet mon objectif est situé plein Ouest. Je dois me mettre à l'évidence que je fais
fausse route et me résoudre à rebrousser chemin, sans toutefois comprendre où est l'erreur. Je
reviens au point de départ. Ce n'est que deux kilomètres plus loin sur la départementale que la
lumière se fait. Le GR qu'il aurait fallu que je prenne se trouve là. Comme il coupe la départementale
à deux reprises, celui que j'ai emprunté était la branche amont je l'ai donc, sans trop réfléchir,
empruntée à contre sens !
Voilà comment j'ai contrarié Claire, la fille des hospitaliers qui m'accueillent dans leur foyer, en
retardant par mon errance le repas du soir, le repas d'anniversaire de ses 9 printemps. Pour la peine
je n'ai même pas été privé de dessert, j'ai eu droit au menu d'anniversaire que parents lui avait offert
de composer : frites et hamburger !
Saint-Maximin-la-Sainte-Baume
Je n'ai pas hésité à qualifier l'édifice religieux devant lequel je me trouve de cathédrale. Mais ce n'est
pas à sa taille qu'on reconnaît une cathédrale mais au fait qu'elle se trouve être le siège de l'évêque (la
cathèdre). Renseignement pris il s'agit d'une basilique que renferme des reliques, et pas n'importe
lesquelles : celles de Sainte Marie Madeleine. On ne chahute pas avec ces choses. La basilique qui lui
est dédiée se trouve à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume.
Marie-Madeleine, aussi appelée Marie de Magdala, est celle dont le Christ a chassé sept démons. Une
fois purifiée, elle devient avec les douze et quelques autres femmes, disciple de Jésus.
On la retrouve chez Simon le Pharisien, en train de verser sur les pieds de Jésus un vase de parfum
précieux, pour les essuyer de ses cheveux en versant toutes les larmes de son corps. Son geste est
approuvé par le Christ : "Beaucoup de péchés lui sont pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé."
Elle est une des rares disciples au Golgotha à se tenir, en pleurs, au pied de la croix.
Au matin de Pâques, Marie-Madeleine est la première à rencontrer le Christ ressuscité. Elle le prend
pour le jardinier avant de le reconnaître à sa voix.
L'église catholique considère (depuis le 5ème siècle) que Marie de Magdala ne fait qu'une avec Marie
de Béthanie, la sœur de Marthe et de Lazare.
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
Selon la Légende dorée, peu de temps après la fin de la vie terrestre de Jésus, Marie-Madeleine, son
frère Lazare et sa sœur Marthe sont poussés dans une embarcation qui vogue à la grâce de Dieu vers
l’occident. Elle arrive aux Saintes Maries de la Mer, continue son chemin et est transportée par les
anges dans une grotte appelée depuis, la Sainte-Baume, pour y passer les trente dernières années de
sa vie, recluse du monde. Son tombeau, situé à Saint -Maximin-la Sainte-Baume est considéré comme
le 3e tombeau de la chrétienté.
Aujourd'hui, le fait que Marie de Magdala se soit déplacée jusqu'en Provence est considéré comme
une légende. Mais je ne me permettrais pas d'abonder dans ce sens. L'Histoire enjolivée par la
légende est bien plus belle.
Epilogue
Jean-Yves Leloup, théologien orthodoxe, spécialiste de spiritualité et philosophe s'est intéressé à
Marie-Madeleine dont la vie est évoquée dans des textes qui ne font pas partie du droit canon.
D'après lui, le Christ s'y montre capable d'amitié avec une femme. Si l'humanité de Jésus est évoquée
dans l'Evangile sur le mode d'une grande rigueur, elle apparaît là enrichie d'une nouvelle dimension
du monde ouverte aux femmes comme aux hommes.
Une montagne sacrée
Comment ne pas être impressionné ? Avant même de LA voir, elle est précédée de sa notoriété et son
nom est tout un programme. Puis de loin sa silhouette si caractéristique se découpe sur l'horizon,
ondulante comme une vague. On est d'abord surpris par les couleurs, blanches, grises, bleutées, voire
mauve. En approchant les éléments du paysage se combinent avec elle comme fond, pour former
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
autant de tableaux. Le village de Pourrières lui va si bien. Puis le vignoble. Puis un ciel de traîne.
Enfin Puyloubier quasiment adossé contre elle. J'étais tellement excité par sa présence qu'à peine
douché, étiré et massé, j'ai remis les chaussures pour escalader la crête située au droit du village
(altitude 750m). Vous avez deviné qu'il s'agit de la Montagne Sainte-Victoire.
Les sensations et le spectacle ont mis la fatigue en sourdine. Quelle vue sur le versant nord de la
montagne : un océan de forêt jusque là où porte la vue. Pas un élément urbain ou industriel. C'est
devenu tellement rare. Je suis redescendu avec le déclin du soleil. C'est le moment de la journée que
je préfère. A cause de la lumière qui s'adoucit et se réchauffe et de la paix qui souvent accompagne ce
moment-là.
Cézanne a trouvé ici un lieu propice à son amour de la nature, comme une terre promise. Dans une
époque de grand chambardement concernant la façon de mettre en peinture les sujets, il se donne
comme objectif de percer le secret de la montagne Sainte Victoire. Elle est cette entité quasi mystique
qui ne se laisse appréhender que par ceux qui osent, qui la désirent.
Combien de tableaux vont voir le jour ? Je ne saurais le dire. Mais chacun crée un espace pictural
nouveau sans spécial souci de la perspective. L'essentiel est ailleurs. C'est un corps à corps avec la
toile dans lequel chaque touche est une tentative, à l'instar d'un bijoutier qui taille une pierre
précieuse, d'arracher à l'objet de ses désirs une parcelle de vérité. Chacune de ses toiles est un
dévoilement obtenu sous la double contrainte de son désir de représenter la réalité de ce qu'il voit,
tout en traduisant ses sensations. Chacune de ses toiles est un pas de plus vers le sommet de son art
et l'expression de son génie.
Il a l'art du contrepoint. Les bruns, les verts, le violet se marient joyeusement et puis soudain c'est
l'apparition d'un bleu inattendu ou d'un orange éclatant qui donne à l'œuvre une architecture de
grande force d'expression et surtout d'une grande modernité.
Il rejoindra le ciel avec lequel flirtait SA montagne, victime d'une pleurésie, contractée en la peignant
sous une pluie battante.
Les musées du monde entier suffisent à peine pour contenir les témoignages majeurs de cette histoire
d'amour entre un génie et son égérie, fut-elle une montagne. Merci Monsieur Cézanne.
Des êtres chers
Pendant la deuxième moitié de ma pérégrination, juste avant d'arriver à Aix-en-Provence, me sont
parvenues coup sur coup les nouvelles du décès de deux êtres qui m'étaient chers.
Thiebault*, la soixantaine, un ami qui a longtemps séjourné à Strasbourg. A l'époque où nous avions
chacun nos enfants en âge scolaire, que de sorties n'avons-nous pas faits ensemble ! Que de fois ne
nous sommes pas gardés les enfants pendant que l'autre était de sortie! Je me souviens aussi d'un
projet de marche dans les Cévennes que nous avions programmée ensemble et que je n'ai pas pu
honorer.
Parti pour l'autre vie. J'ai appris la nouvelle devant la carrière de Bibémus aux abords
d’Aix-en-Provence. Comme j'étais hébergé chez les pères Oblats le soir même, l'église attenante
(cours Mirabeau) m'a accueilli pour la méditation et de l'accompagnement en prières de Thiebault. Le
lendemain le père qui disait la messe a eu une intention particulière en sa mémoire en introduction à
l'office.
Il y a aussi eu Nado*. A l'époque où je l'ai connue, c'était une fille pleine de vie, d'allant, de fantaisie.
Les aléas de la vie ne lui ont sans doute pas permis de trouver le bon emploi de toutes ses
potentialités. Elle a pris une décision courageuse. Cela m'a laissé hébété et les bras ballants, mais je la
respecte. C'était sa décision. Avons-nous tout ce temps où elle était en souffrance été suffisamment
attentifs ? Avons nous eu assez d'empathie pour la rejoindre, la comprendre quand elle séjournait au
pays bleu ? Sans doute pas.
La nouvelle m'est parvenue alors que je marchais dans les Alpilles. Elle a provoqué un trou là où se
trouve le cœur. J'ai utilisé le temps dont je disposais pour l'accompagner par la prière et la pensée que
la mort n'est que la naissance à autre réalité qu'elle a choisie de rejoindre. Ainsi sommes nous en
humanité, reliés les uns aux autres, les vivants et les morts, l'ici, maintenant et l'ailleurs et de tout
temps.
* j'ai changé les prénoms par respect pour les familles
Treize jours en avril de Menton à Arles sur la via Aurelia
La vie nous mène à la mort...
... une révélation qui, ne porte pas de nom. C'est dans l'espérance de trouver ce nom que s'écrivent
les plus purs poèmes, et c'est pour toucher l'écorce du nom imprononçable que nos mains se posent
sur un livre. Nous avons une légère avance sur la grande vague noire dont parfois nous entendons
le grondement au loin. Que faire de cette avance vite perdue ? Qu'en faire de sensé sinon rien,
marcher sur une route de campagne, ouvrir un livre, regarder une rose faire craquer son corsage ?
Christian Bobin in l'Homme-joie
Chers amis,
A force de flâner en chemin je vous fais courir le risque de perdre le fil.
Je vous propose la relation de la fin de ma pérégrination sur mon blog :
http://lesrivesduquotidien.blogspot.fr/
Je me suis aperçu que j'ai des suiveurs aux Etats Unis (à moins que ce ne soit l'Agence de Sécurité
américaine qui s'intéresse à mes agissements), aux Canada je ne voudrais pas les priver trop
longtemps de nouvelles.
Il y a aussi tous les candidats pèlerins qui vont chercher des informations sur le net. J'avoue que
moi-même j'y ai trouvé des choses intéressantes en consultant certains sites.
La règle du blog veut qu'on soit concis. Que ceux qui voudraient avoir l'intégralité de l'écrit me le
fasse savoir.
Merci de votre soutien.
JPE

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