L`autre Algarve : misère et grandeur du monde rural dans l`œuvre d

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L`autre Algarve : misère et grandeur du monde rural dans l`œuvre d
L'autre Algarve : misère et grandeur du monde rural
dans l'œuvre d'António Aleixo, poète populaire (1899-1949)*
João Carlos Vitorino Pereira
(Université de Lyon II)
Introduction
Il nous faut tout d'abord justifier notre titre. “Misère” et “grandeur” sont des mots qui
apparaissent tout naturellement dans l'œuvre d'António Aleixo, poète populaire d'Algarve ;
repris parfois avec des acceptions différentes, ils nous renvoient immédiatement à la
problématique sociale, c'est-à-dire aux inégalités sociales, aux abus de pouvoir et à l'exploitation
effrénée de l'homme par l'homme, particulièrement criants dans le monde rural au temps du
poète. Cependant, la misère matérielle, qui accule davantage au désespoir qu'à la révolte ceux
qui en sont victimes, est compensée par une richesse, autrement dit par des qualités morales
qu'António Aleixo attribue généreusement aux petites gens du monde rural pour leur rendre leur
dignité et mieux faire ressortir, par contraste, les iniquités des riches et des puissants. En
conséquence, son œuvre offre une vision contrastée, sans misérabilisme, du monde rural.
Si nous avons choisi l'expression “l'autre Algarve”, c'est justement parce que l'Algarve
d'António Aleixo, comme chacun l'aura compris, n'est pas l'Algarve touristique auquel nous
pensons tous spontanément, avec ses hôtels de luxe, ses discothèques à la mode et ses terrains de
golf pour une clientèle étrangère aisée. Notons qu'au temps de ce poète, l'Algarve était déjà la
vitrine touristique du Portugal, même s'il ne s'est tourné résolument vers l'activité touristique
qu'à partir des années 601. Vue de l'extérieur, cette région, reléguée à l'extrême sud du pays,
était dépeinte, dans les guides touristiques de l'époque, comme une beauté exotique ; c'est ainsi
que Doré Ogrizek présente l'Algarve dans son guide, lequel, soulignons-le au passage, fut réalisé
* Cet article a été publié en deux parties dans la revue universitaire Crisol, nouvelle série, n° 5, 2001, p. 189217, et dans Crisol, nouvelle série, n° 6, 2002, p. 113-143.
1 Voir à ce sujet Christian Auscher, Portugal, Paris, Seuil (Points Planète), 1992, p. 196 ; voir aussi
Isabel Raposo, Alte na roda do tempo, Alte, Casa do Povo de Alte, 1995, p. 63.
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sous les auspices et avec la collaboration du Secrétariat National d'Information, de
Culture Populaire et de Tourisme du Portugal : “Et, de fait, l'Algarve est un monde à part, une
sorte d'anomalie, que les Portugais eux-mêmes considèrent avec cette admiration nuancée de
quelque méfiance qu'on a pour les beautés exotiques.”2. D'ailleurs, le nom même d'Algarve est
exotique puisqu'il provient du mot arabe “el-gharb”, qui signifie, rappelons-le, “l'occident”,
autrement dit “l'ouest”. Dans le guide touristique d'Ogrizek, publié au début de l'année 1950 c'est-à-dire pratiquement au lendemain de la mort du poète, survenue le 16 novembre 1949 -, les
Portugais sont décrits comme un peuple pittoresque qui, aux champs, travaille dur tout en
chantant des airs populaires3 ; la misère du peuple portugais y est donc occultée, comme on
pouvait s'y attendre vu le soutien que l'administration salazariste a apporté à l'édition de ce guide
de voyage. Dans l'œuvre d'António Aleixo il est également fait mention du chant à plusieurs
reprises, car c'est un élément important de la culture populaire, mais on y chante sa douleur, à
défaut de pouvoir la hurler : “Se pedir, peço cantando, / Sou mais atendido assim ; / Porque, se
pedir chorando, / Ninguém tem pena de mim.” (vol. 1, 18, III)4.
C'est donc l'image touristique de sa région, au demeurant commode pour le pouvoir
salazariste, que le poète cherche à battre en brèche de façon tout à fait consciente dans son
œuvre, comme nous le verrons plus loin. Afin de ne pas trahir les siens - le double thème du
mensonge et de la trahison5 parcourt toute son œuvre -, il veut combattre cette vision édulcorée,
paradisiaque même de l'Algarve, et partant de tout le Portugal, et montrer l'envers du décor : à
l'éclatante lumière solaire de l'Algarve des cartes postales et des affiches touristiques, il oppose
l'ombre menaçante de la misère et de la répression des petites gens. Par cette dialectique simple
des contraires, à laquelle recourt António Aleixo qui sait qu'une chose se définit aussi par son
contraire, il est question dans son œuvre du monde de l'ombre - le “mundo de misérias” (vol. 2,
201, II)6, mais également du monde de la lumière - le “mundo de esp'ranças” (vol. 2, 199, I).
C'est pourquoi il réclame une place au soleil pour les pauvres aussi : “Já o escravo se convence /
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Doré Ogrizek, Le Portugal, Paris, Ed. Odé, 1950, 341.
Ibid., p. 327-328, 342.
4 António Aleixo, Este Livro que vos Deixo…, Lisbonne, Editorial Notícias, 14e éd., 1999, vol. 1., p. 18 ;
nous citerons à chaque fois, dans l'ordre, le numéro du volume, de la page et de la strophe ; le numéro de la strophe
que nous indiquons peut ne pas correspondre à celui qui figure éventuellement sur la page car les strophes sont
rarement numérotées. Toutes nos citations tirées du premier volume renverront à cette édition.
5 Judas, personnage biblique important, est convoqué à plusieurs reprises dans son œuvre, comme dans cette
strophe assez pessimiste en ce qui concerne les relations humaines : “Para que te não iludas / Com amigos, pensa
nisto : / Foi com um beijo que Judas / Levou à cruz Jesus Cristo.” (vol. 1, 75, II).
6 António Aleixo, Este Livro que vos Deixo…, Lisbonne, Editorial Notícias, 9e éd., 1998, vol. 2, p. 201.
Toutes nos citations tirées du deuxième volume renverront à cette édition.
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A lutar por sua prol / Já sabe que lhe pertence / No mundo um lugar ao sol.” (vol. 2,
180, III) : la libération des exploités est désormais en marche, inexorablement, ainsi que le
suggère l'adverbe “Já”, lequel signale un changement inéluctable. D'ailleurs, le présent employé
ici renvoie nettement à un futur déjà réalisé.
Dans son œuvre, António Aleixo se dresse contre le matérialisme insolent et cynique,
autrement dit contre les valeurs sonnantes et trébuchantes de la bourgeoisie, laquelle court après
“O oiro, a prata e os cobres, / Palácios, honras de nobres!…” (vol. 2, 64, III), mais il proclame
des valeurs morales, qui ne se voient ni ne s'achètent, et qui confèrent à l'Homme dignité et
grandeur d'âme, ces valeurs s'incarnant dans le petit peuple dont il a fait partie, et dans ceux qui
lui viennent spontanément en aide, sans rien attendre en retour (vol. 2, 135, I et 207, II-III).
I. ANTÓNIO ALEIXO : SA VIE
Malgré l'énorme succès qu'a remporté son œuvre, António Aleixo, poète populaire sans
doute le plus connu au Portugal (vol. 2, 33), ne figure pas dans tous les dictionnaires de
littérature portugaise : par exemple, celui, très récent, qu'a dirigé Álvaro Manuel Machado, ne
lui accorde aucune place7. Cette absence illustre la difficulté de ce genre de littérature à
s'imposer dans le monde des lettres, tant la littérature dite cultivée accapare l'attention des
critiques littéraires8. Manuel Viegas Guerreiro, grand spécialiste de la littérature populaire,
explique cet oubli persistant par la distance qui sépare les hommes de lettres du peuple9.
Il convient donc de donner quelques repères biobibliographiques concernant António
Aleixo. Né le 18 février 1899 à Vila Real de Santo António, il s'installera avec ses parents à
Loulé en 1906 ; à l'âge de dix ans, il improvisait déjà des vers que ses camarades reprenaient en
chœur. En 1912, il devient apprenti tisserand, puis gendarme à Faro en 1922. Il se marie en 1924
et, en 1928, il émigre en France où il travaillera comme manœuvre dans le bâtiment. La maladie
l'empêchant de continuer à travailler, il rentre à Loulé en 1931. Il se mettra alors à vendre des
7 Álvaro Manuel Machado, Dicionário de Literatura Portuguesa, (sous la direction de), Lisbonne, Editorial
Presença, 1996.
8 Cf. Manuel Viegas Guerreiro : “Jusqu'à présent, la littérature populaire a été considérée comme une
littérature de second ordre, de seconde classe - on parle même de sous-littérature, d'infra-littérature, de paralittérature.” (“Littérature populaire : autour d'un concept”, Colloque Littérature orale traditionnelle populaire,
Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1987, p. 16).
9 Cf. idem : “Il a même existé, à la Faculté des Lettres de Lisbonne, une chaire de 'Literaturas Marginais'. A
quoi faut-il donc attribuer cette indifférence, ce rejet? Je pense que c'est essentiellement à la distance qui sépare les
hommes de lettres du peuple. Et aussi au fait que ceux qui y sont nés s'empressent de lui tourner le dos pour
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cravates et des billets de loterie tout en déclamant ses vers : de foire en foire et de
fête en fête, de l'Algarve au Bas-Alentejo, il ira jouer de la guitare et chanter ses strophes, qu'il
vend à l'occasion sous forme de feuillets, moyen par lequel la littérature de colportage se faisait
connaître.
En 1939-1940, un de ses amis couche sur le papier quelques-uns de ses quatrains
populaires : son premier livre, Quando Começo a Cantar…, est ainsi à l'état embryonnaire. En
1940, il subit une opération de l'estomac. En 1943, son premier livre est publié, ce dont la presse
locale se fait l'écho, mais la même année sa santé se dégrade : tuberculeux, il est admis dans un
sanatorium de Coïmbre. Dans cette ville, il rencontrera, entre autres, Tòssan et Miguel Torga,
qui appréciera son talent d'improvisateur et de versificateur ; c'est là aussi qu'il écrit ses autos,
qui ne sont que des ébauches de pièces de théâtre.
En 1949, à l'automne, il quitte le sanatorium de Coïmbre et rentre à Loulé, où il décède le
16 novembre 1949. Son œuvre, réunie aujourd'hui dans deux volumes10, a connu de nombreuses
rééditions et elle nous est parvenue grâce surtout à l'inlassable travail de compilation mené par
Joaquim Magalhães qui fut en quelque sorte son “secrétaire particulier” : “Não há nenhum
milionário / Que seja feliz como eu : / Tenho como secretário / Um professor de liceu.” (vol. 1,
96, I), plaisante-t-il. Ce professeur du lycée de Faro, décédé le 17 octobre 1999, regrette de ne
pas avoir retranscrit systématiquement tous les vers improvisés d'António Aleixo (vol. 2, 12),
qui avait des difficultés en expression écrite (vol. 2, 29). Certaines pièces poétiques ont donc
disparu, néanmoins Joaquim Magalhães s'est efforcé “de encontrar inéditos não registados por
escrito, mas fixados de memória por testemunhas fidedignas” (vol. 2, 28). Celui qui révéla
méthodiquement le talent d'António Aleixo, et qui fut aidé en cela par Ezequiel Ferreira (vol. 2,
46), considère, dans un avant-propos daté de septembre 1990, que l'essentiel de l'œuvre du poète
populaire d'Algarve est maintenant édité11. Enfin, notons qu'en 1999 la célébration du
centenaire de la naissance du poète s'est déroulée, sous les auspices de la Fondation António
s'enfermer dans la couche de la société où ils sont désormais entrés, qui les accueille, les choie, les protège. C'est
ainsi que peu à peu se perdent des éléments essentiels à la connaissance de l'homme et des sociétés.” (ibid.).
10 Le deuxième volume suffit à donner une vision d'ensemble de l'œuvre d'António Aleixo. En effet, la
contestation y devient plus virulente, plus explicite aussi. Dans ce deuxième volume, où l'autoreprésentation est
plus marquée, on découvre un António Aleixo plus féroce, plus engagé politiquement, mais aussi plus touchant ; sa
lucidité se fait ici plus cruelle, plus désespérée et donc plus désespérante, ce qui n'exclut d'ailleurs pas l'espoir qui
naît d'une conscience politique clairement affirmée.
11 Cf. Joaquim Magalhães : “Como advertência também se julga que a descoberta de mais inéditos parece
pouco provável. A memória dos raros contemporâneos do poeta, ainda vivos, não será sempre muito fiel. Daí o
cuidado em não abusar dessa fonte de informação. // De todo o modo, a qualidade do que se contém nos dois
volumes desta ediçnao não fica afectada pela mais que natural perda, no anonimato característico da chamada
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Aleixo, de Loulé, dans plusieurs grandes villes portugaises, son œuvre obtenant ainsi
officiellement la reconnaissance du monde des lettres.
II. LA POÉSIE D'ANTÓNIO ALEIXO
ET LE REFUS DU LYRISME FACILE
La poésie constitue l'essentiel de l'œuvre d'António Aleixo. Il est à remarquer que ce poète
populaire a composé des sizains, et de nombreuses gloses12, qui sont d'ailleurs issus, les uns
comme les autres, de la poésie savante. Mais António Aleixo est surtout connu pour ses quadras
populares, qu'il improvisait, art dans lequel il excellait tout particulièrement. Il s'agit de
quatrains bien portugais, rimés et composés d'heptasyllabes. Dans l'œuvre du poète, les vers sont
liés par des rimes croisées, le plus souvent en abab, et, plus rarement, en abba. Généralement, la
deuxième ou la troisième et, bien sûr, la septième syllabes sont accentuées. D'ailleurs, le vers de
sept syllabes - la redondilha maior -, que La Fontaine employa d'ailleurs beaucoup13, est très
usité : on le retrouve très fréquemment dans le théâtre de Gil Vicente ou de Camoëns, et il est le
mètre préféré des poètes du peuple qui composent des couplets populaires14.
On peut d'ailleurs s'interroger sur le fait que la redondilha maior est le mètre par
excellence de la poésie populaire traditionnelle. Si l'inspiration d'António Aleixo s'exprime
spontanément dans le quatrain populaire15 - la quadra popular -, c'est parce que cette strophe
brève à la rime souple se prête bien à l'improvisation, dont il fut un virtuose. De plus,
contrairement à l'alexandrin pour lequel on prévoit une pause, une césure de l'hémistiche,
l'heptasyllabe est un vers qu'on peut tout à fait réciter sans aucun repos16, ce qui favorise la
spontanéité de l'expression orale ; c'est en quelque sorte un pur souffle, une simple respiration
poesia popular, de muitas e muitas quadras que não foram registadas […]” (“Advertência”, in António Aleixo, op.
cit., vol. 2, p. 5).
12 Cf. António Coimbra Martins : “A poesia obrigada a mote deve ser de origem palaciana. […] O
Romantismo, avesso a sujeições, desprezou a poesia obrigada a mote. Entretanto, o processo fora tão popular, o
género lançara raízes tão profundas, que, em concursos poéticos, ainda hoje é modalidade frequente.” (“Glosa”, in
Dicionário de Literatura, dirigé par Jacinto do Prado Coelho, 3e éd., Porto, Livraria Figueirinhas, 1987, vol. II,
p. 369).
13 Voir à ce sujet Louis Cayotte, Dictionnaire des rimes, 2e éd., Paris, Hachette, 1908, p. IV.
14 Cf. José Correia do Souto : “Para a quadra popular, o número tradicional de sílabas métricas é de sete.”
(Dicionário da Literatura Portuguesa, Porto, Lello & Irmão, s. d., vol. IV, p. 73).
15 Cf. Joaquim Magalhães : “[…] o esquema rimático [é] quase sempre cruzado, a-b-a-b, e ainda o de a-b-ba.” (“Esboço de Retrato do Poeta Aleixo”, in António Aleixo, op. cit., vol. 2, p. 24).
16 Les vers qui comptent au moins neuf syllabes nécessitent une pause, ou même plusieurs ; voir Louis
Cayotte, op. cit., p. IV, XX, XXI.
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qui s’incarne aisément dans ce type de vers : “É assim que me saem os versos, a
conversar […]”, explique António Aleixo (vol. 2, 16).
Les quatrains populaires, composés d'heptasyllabes, sont donc faciles à mémoriser, à
déclamer et à chanter, d'où, sans doute, leur fréquence dans la poésie populaire traditionnelle,
très souvent chantée et mise en musique. Par conséquent, le choix du mètre - la redondilha
maior, mais aussi la redondilha menor - dans ce genre de poésie tient à son mode d'énonciation
traditionnel, à savoir l'oralité. Notons également que l'heptasyllabe est quasiment omniprésent
dans les autos d'António Aleixo, et tout particulièrement dans les tirades, ce qui assure plus de
vivacité aux dialogues ; c'est par conséquent un mètre qui convient aux textes prévus pour être
récités : il n'est donc pas surprenant qu'il soit si répandu dans le théâtre et la poésie populaires.
Ainsi donc, cette structure poétique - la quadra popular composée d'heptasyllabes - favorise
naturel et spontanéité, répondant de la sorte aux exigences de la littérature orale, dont l'un des
traits distinctifs les plus évidents, nous rappelle Paul Zumthor, est la brièveté17.
Revenons à la poésie d'António Aleixo, qui composa des quatrains populaires sur les
modes lyrique, comique parfois, et, surtout, satirique. On constate qu'il était rétif au lyrisme
facile, pathétique18, ce qui est sans doute le reflet de la pudeur paysanne et, surtout, de la vie
rude qu'il a menée. Dans sa poésie, l'amour et les rapports entre les hommes et les femmes sont
plutôt tournés en dérision ; dans le deuxième volume, on trouvera, réunies sous le titre “Eróticas,
Burlescas e Satíricas”, des strophes encanaillées et parfois machistes, où la sexualité l'emporte
sur l'amour : le discours misogyne y est suscité par le personnage de la femme légère, volontiers
assimilée à la femme citadine, et de la veuve encore désirable “A pedir outra vindima” (vol. 2,
69, V). Ainsi, l'inspiration des poètes du peuple s'empare tout naturellement du thème de la
sexualité dans les milieux populaires dominés traditionnellement par les hommes ; ce thème est
traité sur le mode comique et de manière très imagée, fausse pudeur oblige. Il est à noter que ces
strophes grivoises nous renseignent au passage sur le contexte de leur énonciation : elles
montrent en effet que le poète était surtout entouré d'hommes pour lesquels le sexe est un sujet
de plaisanterie. Au reste, on remarquera dans une glose où le poète explique comment il venu au
monde, que seuls des hommes - ses ascendants - sont convoqués : le grand-père, le père, l'oncle,
les enfants et Aleixo lui-même (vol. 2, 87-88) ; dans cette pièce poétique, et la suivante (vol. 2,
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Voir à ce sujet Paul Zumthor, “Le discours de la poésie orale”, Poétique, novembre 1982, p. 396-397.
Cf. Joaquim Magalhães : “O seu lirismo não se inclinava para os temas tradicionais do nosso feitio
lusitano mais ou menos lamechamente amoroso. se algumas quadras se registavam com essa cariz ou aspecto, quase
podemos ter a certeza de que houve pedido de algum moço amigo em mal de amores ou para atender a motivação
alheia.” “Esboço de Retrato do Poeta Aleixo”, in António Aleixo, op. cit., vol. 2, p. 24).
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89-90), l'acte sexuel est évoqué avec des images fort suggestives tirées de la vie
quotidienne : le pinceau, objet phallique s'il en est, et la peinture dont le réceptacle sera le bol
ou, dans une autre composition poétique, une simple boîte. L'idée de réceptacle, du désir
masculin, fait de la femme un objet sexuel : “É pena servires de caixa / A tantos engraixadores”
(vol. 2, 68, III), regrette le poète moralisateur qui s'adresse à la femme qui se laisse facilement
séduire. On découvre ainsi, dans ces vers salaces au goût populaire, une autre facette du poète,
un António Aleixo plus rieur, ce qui est rare.
En réalité, son lyrisme s'oriente spontanément vers l'expression de la souffrance, la sienne
mais surtout celle des exploités, ses compagnons d'infortune avec qui il vivait dans l'Algarve
profond : “Quadras bonitas ou feias, / Ricas ou mais pobrezinhas, / Choram as dores alheias /
Mais do que choram as minhas.” (vol. 2, 106, IV). Il veut être le plus fidèle porte-parole des
opprimés, des sans voix et des sans terre, d'où cette interrogation : “[…] Mas não sei / Se
interpretei justamente / O sentir de toda a gente / Tal qual como o desejei!…” (vol. 2, 206, II). Et
ainsi obéit-il à une éthique de l'écriture qui prône l'authenticité et la sincérité, et qui rejette le
clinquant : “Só quando sinceramente / Sentimos a dor de alguém, / Podemos descrever bem / A
mágoa que esse alguém sente.” (vol. 1, 48, I) ; sa poésie ne doit donc pas être une littérature
pour des esthètes détachés des dures réalités sociales. Et c'est par sa capacité à nous
communiquer, sans mièvrerie, la douleur de ceux qui souffrent et avec laquelle il communie
fraternellement, que ses vers acquièrent un grand pouvoir cathartique : “Só um peito cheio de
amor, / Só uma alma assim boa, / Sente a dor que outros magoa / Como a sua própria dor!” (vol.
2, 146, III).
Il exprime toutefois son refus d'une poésie romantique trop souvent larmoyante en ces
termes : “Meus versos sem poesia, / Que lhe dou, sem mos pedir, / guarde-os, que, talvez um dia
/ Se orgulhe de os possuir.” (vol. 2, 109, IV). Il se proclame donc d'une poésie sans artifice, sans
sentimentalisme bon marché, sachant que l'âme lusitanienne se nourrissait d'une poésie
volontiers lyrique, voire élégiaque, d'où cette précaution oratoire à l'adresse de son public.
C'est le thème prosaïque de la misère qu'il traitera, comme une urgence, dans sa poésie qui
s'offre comme un témoignage brutal, sans concession sur la dureté de la vie en milieu rural
archaïque ; pour ce faire, il adoptera un style âpre, dépouillé, simple et lapidaire : “Tu já viste a
'poesia' / Que há numa casa sem ceia, / Nem azeite na candeia, / Nem luz, se morre a do dia?…”
(vol. 1, 89, I). Provocateur, il va jusqu'à se présenter comme l'interprète de la parole de Dieu ;
celui-ci lui inspirerait ses vers cinglants, lesquels trouveraient ainsi une légitimité indiscutable :
“Deus que estes versos me inspira / Para eu bater nos perversos, / Se são filhos da mentira / Que
não me inspire estes versos.” (vol. 2, 215, V). D'une certaine manière, les petites gens
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constitueraient le peuple de Dieu persécuté sur terre par les pervers, et le poète
populaire inspiré serait son prophète, son berger19. Cette représentation fantasmatique, chargée
d'affectivité, du peuple opprimé et du poète populaire pourrait bien être l'expression d'une
sensibilité et d'un imaginaire populaires.
António Aleixo trouvera dans la violence du style une réponse à la violence exercée sur les
petites gens, dont il fait partie, d'où la justesse du ton qu'il emploie dans ses strophes satiriques
qui renferment une vérité à la fois consternante et terriblement accusatrice :
Sem ter chicote nem vara
Manda-me a minha razão
Atirar versos à cara
Dos que me roubam o pão.
As quadras mal acabadas,
Sem terem regra nem norma,
São beijos, são chicotadas,
Que não sei dar doutra forma.
A quadra tem pouco espaço ;
Mas eu fico satisfeito,
Quando numa quadra faço
Alguma coisa com jeito. (vol. 2, 107, I-III)
Il assigne donc à son œuvre une fonction moralisatrice, ce qui est un trait marquant de la
littérature populaire, comme le rappelle Daniel Lacerda20, et c'est dans sa fonction de critique
sociale que sa poésie trouve sa justification, et surtout son efficacité, ce qu'il laisse entendre dans
la dernière strophe. C'est justement parce que les quatrains populaires sont une forme brève,
condensée que la critique est plus virulente, car ils exigent de celui qui les compose une adresse
toute particulière : la flèche que l'on décoche doit être bien acérée et le tir infaillible si l'on veut
atteindre sa cible ; António Aleixo n'a donc pas à s'excuser de son choix.
Lucide, il sait aussi que l'art à lui seul ne peut réformer les hommes, et partant la société.
En revanche, en touchant ces derniers il peut les amener à réfléchir sur les injustices et à vouloir
changer les choses, d'où l'appel à la raison qui le pousse, lui, à dénoncer l'exploitation éhontée
des pauvres, privés de tout, y compris des moyens de survivre, comme le suggère l'image
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Cf. Graça Silva Dias : “A palavra torna-se o sinal do mago, do sacerdote, do que tem o poder de
transmitir, daquele que se sente incumbido de uma missão. Esta atitude, laicisada, é assumida por toda a poesia
tradicional, portanto transmissora dos valores herdados.” (“António Aleixo - Problemas de uma Cultura Popular”,
Revista de História das Ideias, vol. I, 1977, p. 432 ; voir aussi p. 435).
20 Voir Daniel Lacerda, “António Caetano, poeta popular emigrante”, Latitudes, n° 5, avril-mai 1999, p. 54.
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saisissante du pain qu'on leur vole. S'élevant contre la trahison et le mensonge
étatiques, il donnera, dans un autre quatrain, la primauté à la raison : “Que importa perder a vida
/ Em luta contra a traição, / Se a Razão, mesmo vencida, / Não deixa de ser Razão?” (vol. 1, 25,
V) : la raison d'Etat n'est donc pas la Raison, ose-t-il suggérer sous Salazar.
Ainsi, on sent parfois s'agiter en lui une poussée de liberté, un mouvement de révolte
contre les injustices sociales criantes, ce qui ressort nettement des strophes réunies sous le titre
“… E o Mundo”, dans le deuxième volume. C'est aussi par le biais du rire qu'António Aleixo
cherche parfois à toucher le public : “Podemos ouvir carpir / Um pranto, que ninguém sente ; / E
há coisas ditas a rir / Que fazem chorar a gente.” (vol. 1, 89, IV). Par le rire caustique et la satire,
il renoue avec la lointaine tradition des troubadours du Moyen-Age ; à ce propos Joaquim
Magalhães écrit :
Sei que era cantando por feiras e por festas, como um jogral-trovador do
nosso tempo, cantando ao desafio ou à guitarra, em conversa com amigos ou
conhecidos, em ceias e petiscadas, que ele atendia aos adversários eventuais ou
aos companheiros que o estimavam e lhe estimavam a companhia.21
Et il précise :
O seu processo era este : aproveitar das circuntâncias do momento, com
esta agudeza de observação e esta espontaneidade repentista sem par.
Compreende-se que tenha sido um temível adversário em cantigas à
desgarrada e ao desafio com outros.22
Comme le fait remarquer Georges Le Gentil, les cantos à desgarrada sont une survivance
de cette poésie des troubadours : selon lui, ces joutes poétiques “continuent de faire partie
intégrante des divertissements populaires”23. Les poètes populaires pérennisent donc cette
tradition littéraire, comme le laisse entendre également Elviro Rocha Gomes lorsqu'il fait
allusion aux cantigas de escárneo e mal dizer, c'est-à-dire aux chansons de raillerie et de
médisance : “O versejar assim, à maneira de quem conversa, já desde o princípio da
nacionalidade é ocorrente.”24
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Joaquim Magalhães, “Esboço de Retrato do Poeta Aleixo”, in António Aleixo, op. cit., vol. 2, p. 24.
Ibid., p. 20.
23 Georges Le Gentil, La littérature portugaise, Paris, Armand Colin, 1935, p. 7.
24 Elviro Rocha Gomes, “António Aleixo”, in Poetas e Prosadores Algarvios, Faro, Algarve em Foco
Editora, 1999, p. 40.
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Il faut souligner, car on peut s'en étonner, que la censure salazariste n'a pas
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tenté de faire taire ce poète populaire contestataire qui, dans sa poésie comme dans son théâtre, a
essentiellement cultivé le genre satirique. Ce fait témoigne sans doute de l'indifférence, voire du
mépris que les classes dominantes vouaient à la littérature populaire traditionnelle ; si l'œuvre
d'António Aleixo n'a pas été considérée comme dangereuse par le régime salazariste25, c'est
aussi parce que cette littérature n'est pas censée toucher un vaste public, et encore moins un
public éclairé, critique, c'est-à-dire doté d'une certaine conscience politique.
Pourtant, Aleixo, poète populaire très mature, sait que le sens en littérature est à rechercher
parfois entre les lignes, ce qui fait que celle-ci peut devenir très subversive : “Nos versos que se
improvisem, / Os poetas sabem ler, / Para além do que eles dizem, / Tudo o que querem dizer.”
(vol. 2, 108, II) ; à ce sujet, il écrit aussi : “Nas quadras que a gente vê, / Quase sempre o mais
bonito / está guardado pr'a quem lê / O que lá não 'stá escrito.” (vol. 1, 37, IV). La poésie peut
agir subversivement comme le révélateur de ce dont certains n'ont pas conscience, d'un sens
parfois volontairement caché : “Ser artista é ser alguém! Que bonito é ser artista… / Ver as
coisas mais além / Do que alcança a nossa vista!” (vol. 1, 63). Et, posant une fois encore le
problème de la réception de son œuvre, le poète précise qu'il souhaiterait surtout que son public
ressente vraiment ce qu'il a lui-même éprouvé : “Meus versos são dos piores ; / Não sou poeta
distinto… / Mas talvez fossem melhores, / Se os lessem como eu os sinto.” (vol. 2, 106, III) ;
l'émotion transmise est donc parfois plus importante que le sens. Ainsi, comme tout auteur, il
rêve d'un public idéal, qui le comprenne et ressente les choses comme lui.
Son ambition serait aussi de contribuer, par ses vers moralisateurs, à réformer les cœurs
pervers et endurcis : “Não quis que me engrandecessem / Os meus tão humildes versos ; / Fi-los
p'ra que convertessem / Alguns corações perversos.” (vol. 1, 39, II). Toutefois, le bon sens
paysan et le pragmatisme lui font dire qu'un livre n'a jamais transformé le monde : “Lê-se um
livro com carinho / E, ao deixá-lo, a visão passa ; / E ninguém segue o caminho / Que a moral
dos livros traça.” (vol. 1, 87, I). Cette contradiction, de circonstance, montre que le poète
s'abandonnait par moments au découragement, et même au désespoir face à un monde qui lui
paraissait voué au Mal : “Tanto papel se tem 'scrito / P'ra corrigir o alheio, / P'ro mundo ser mais
bonito / E ele continua feio.” (vol. 2, 216, IV) ; un mal ontologique, qui le contamine donc lui
aussi, d'où ce sarcasme nihiliste : “Porque o mundo me empurrou, / Caí na lama, e então /
25
Cf. idem : “Porque não foi, então, Aleixo considerado perigoso pelas autoridades fascistas de então,
empenhadas em 'abafar' a corrupção da alta burguesia onde essas autoridades se inseriam? Porque este cauteleiro
repentista era aparentemente inofensivo! Além disso era interessante, divertido, segundo elas queriam supor, para
darem a impressão de condescender magnanimamente com o insólito […]” (ibid., p. 49).
10
Tomei-lhe a cor, mas não sou / A lama que muitos são.” (vol. 1, 19, IV). Comme on
1
le voit ici, même le désarroi ne l'empêche pas d'avoir des sursauts d'énergie et de révolte. Pauvre
et très malade de surcroît (vol. 2, 118, I), on peut comprendre qu'il se laisse parfois gagner par
un pessimisme radical : “Descreio dos que me apontem / Uma sociedade sã : / Isto é hoje o que
foi ontem / E o que há-de ser amanhã.” (vol. 1, 25, I).
On remarquera qu'António Aleixo, poète populaire quasi analphabète, dévalorise très
souvent son œuvre, qui appartient plutôt à la littérature orale et traditionnelle. Le fait qu'il
revienne à plusieurs reprises sur son manque d'instruction montre qu'il en souffrait : “Peço à
altas competências / Perdão, porque mal sei ler, / P'ra aquelas deficiências / Que os meus versos
possam ter.” (vol. 1, 17, I). Contrairement à ses prédictions pessimistes, son œuvre passera bel et
bien à la postérité, notamment en raison de la participation subjective, émotionnelle qu'elle
suscite chez le public populaire qui recherche aussi la simplicité : “Compreendo que envelheci /
E que já daqui não passo, / Como não passam daqui / As pobres quadras que faço.” (vol. 1, 17,
IV). Dans la partie intitulée “A Arte”, dont nous avons déjà reproduit quelques strophes, on
écoutera justement l'aveu de simplicité, d'humilité, voire d'ignorance qu'exprime très souvent
l'œuvre d'António Aleixo.
Ce complexe d'infériorité, aggravé par une culture de l'écrit à laquelle il n'a pas eu accès,
est compensé par une cruelle expérience de la vie riche d'enseignements sur la société, les
hommes et les relations que ces derniers entretiennent entre eux : “Eu não tenho vistas largas, /
Nem grande sabedoria, / Mas dão-me as horas amargas / Lições de filosofia.” (vol. 1, 19, V).
Dans cette autre strophe, il opposera implicitement le savoir livresque à l'expérience et à la
confrontation avec la dure réalité : “Diz que viver é sofrer… / Concordo. Mas não compreendo /
Que ninguém ouse dizer / Quanto se aprende sofrendo!” (vol. 1, 44, I). Il a donc beaucoup appris
sur les bancs de la vie, d'où ses vers pénétrants, ce qui rend bien peu pertinente l'opposition entre
littérature populaire et littérature cultivée, ainsi que le souligne Manuel Viegas Guerreiro26. Au
reste, il défend souvent la littérature populaire, qu'il cherche à réhabiliter, traduisant ainsi
indirectement l'ostracisme dont elle fait l'objet : “Não é só na grande terra / Que os poetas
cantam bem : / Os rouxinóis são da serra / E cantam como ninguém.” (vol. 1, 89, II). Familière
pour des gens de la campagne, l'image du rossignol, “chanteur remarquable, renommé pour son
26 Cf. Manuel Viegas Guerreiro : “S'imaginer que le peuple chante, comme si les vers lui venaient
instinctivement, spontanément, sans y avoir pensé, sans la lucidité intellectuelle qui préside à toute création
artistique, c'est une erreur due à l'ignorance, à l'éloignement du quotidien populaire. // Le poème qui sort de la
bouche du peuple a perfois été précédé d'une longue méditation. […] // L'antinomie littérature populaire - littérature
cultivée est également fausse. La culture n'est pas l'apanage de certains. Chaque classe a la sienne […]” (art. cit.,
p. 15).
11
chant crépusculaire”27, participe nettement de la volonté d'António Aleixo de
2
valoriser son art, car on reconnaît traditionnellement à cet oiseau, “son caractère aimable ainsi
que ses qualités de poète”28. Par le biais de cet oiseau du terroir, il oppose la littérature cultivée,
associée à la ville et donc à la culture urbaine29, à la littérature populaire, laquelle ne démérite
pas à ses yeux. Mais la meilleure manière de conférer à la poésie populaire ses lettres de
noblesse consiste à la présenter éloignée de toute considération commerciale, ce qui fait la
grandeur des poètes du peuple, qui ainsi ne trahissent pas leur classe : “Poeta, não, camarada, /
Eu sou também cauteleiro ; / Ser poeta não dá nada / Vender jogo dá dinheiro.” (vol. 1, 94, IV),
dit-il à un vendeur, comme lui, de billets de loterie. En outre, un poète ne doit tirer aucune gloire
de son art, considéré comme un don qu'il faut faire partager : “Um poeta de verdade, / Se se
souber compreender, / Não deve de ter vaidade / De o ser, porque o é sem qu'rer.” (vol. 1, 63,
II).
Si António Aleixo, de son vivant, a été apprécié par les siens en tant que poète populaire, il
n'a jamais recherché la fortune ou la gloire à travers son art, auquel il se vouait de manière
désintéressée, même s'il l'a finalement aidé à faire face à ses dépenses :
E cada quadra pedida
Rende muita gargalhada.
Há muita palma batida,
Mas lá dinheiro é que nada!
Vá mais uma p'ra o desfecho,
P'ra tão generosas almas,
Que até pensam que o Aleixo
Pode viver só das palmas. (vol. 2, 114, IV-V)
Ces strophes, où l'on sent percer une auto-ironie amère, ne doivent laisser planer aucune
ambiguïté en ce qui concerne la vision qu'António Aleixo avait de son art, qu'il voulait dénué de
toute intention bassement matérialiste, intention qu'on ne rencontre pas nécessairement chez les
auteurs cultivés : “De nós, os filhos da Arte, / O melhor não está à vista… / 'stá num mundo
muito à parte / Do mundo materialista.” (vol. 2, 109, III). Par l'art, il accédait donc au monde
27
Thierry Charnay, “Les motifs du 'rossignol' et du 'coucou'”, Colloque Littérature orale traditionnelle
populaire, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1987, p. 144.
28 Éloïse Mozzani, Le livre des superstitions - Mythes, croyances et légendes, Paris, Ed. France Loisirs,
1999, p. 1546 ; voir aussi Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, éd. rev. et augm., Paris,
Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 826.
29 L'expression “grande terra” désigne chez Aleixo l'espace urbain opposé à la “serra”, qui n'est autre que
l'espace rural (voir vol. 1, 28, IV).
12
immatériel et noble des idées et des grands sentiments ; dans ce quatrain, il fait au
3
passage un pied de nez aux gens cultivés qui ont tendance à penser que ce monde élevé est hors
de portée des gens simples, comme lui, et une critique de la société bourgeoise matérialiste.
En réalité, la poésie fut chez lui une vocation précoce : “Era ainda muito novo, / Já tinha
grande vontade / De ser um poeta do povo / - Ainda com pouca idade.” (vol. 2, 114, II) ; la
fréquentation d'autres poètes, populaires ou non, auxquels il dédicace parfois ses vers, a sans
doute renforcé son goût pour la poésie. Il reste que son souci majeur en tant que poète populaire
a toujours été, nous semble-t-il, de rester proche des préoccupations de sa classe sociale pour
pouvoir s'en faire l'écho le plus fidèlement possible, souci maintes fois exprimé de manière plus
ou moins explicite dans son œuvre.
C'est pourquoi António Aleixo est un poète simple, modeste, spontané, authentique, qui
affirme les valeurs du monde rural dans une œuvre dont le style et le contenu sont ceux de la
littérature populaire, à la réhabilitation de laquelle il a voulu contribuer ; sa fierté de poète réside
d'ailleurs dans le fait que celle-ci n'est pas artificielle. Sa poésie ne sera donc ni hermétique ou
savante, comme celle de Pessoa, son contemporain, ni excessivement sentimentale, comme celle
qu'affectionnent les Portugais qui ont un penchant pour le lyrisme larmoyant. Ce sera une poésie
simple, qui recourt volontiers aux clichés30, aux stéréotypes31, et emprunte ses images
endogènes à la vie quotidienne en milieu rural, et en particulier à la nature ; ces images fort
suggestives, loin de traduire un manque d'inspiration, ont une vertu pédagogique car, bien que
simples, elles évoquent immédiatement quelque chose à un public populaire. Par conséquent, le
critère esthétique qui semble guider les poètes populaires, c'est la communicabilité plutôt que la
littérarité.
Certaines strophes d'António Aleixo s'en prennent d'ailleurs clairement à l'art pour l'art, à
la littérature conçue, pour des initiés, comme un concours d'éloquence ou de froide rhétorique ;
Aleixo, on l'a vu, assigne à son art une fonction sociale. Quant à la langue du peuple, qu'il
utilise, elle n'empêche en rien l'expression profonde des sentiments, bien au contraire. S'il défend
la littérature populaire traditionnelle, c'est parce qu'il sait qu'elle est plus proche des gens
simples que la littérature dite cultivée ; elle parle en effet leur langue et elle décrit avec une
grande vérité leurs problèmes et leurs conditions de vie : la distance entre cette littérature et son
public naturel est alors abolie. Ainsi, l'œuvre d'António Aleixo se présente comme la peinture,
30 Par exemple, dans la partie intitulée “Coimbra” du deuxième volume, l'évocation de Coïmbre va de pair
avec l'évocation du monde étudiant et du fado.
31 Le riche, bien sûr, a un gros ventre (vol. 1, 20, IV).
13
au temps de la dictature salazariste, du monde rural, et plus particulièrement d'un
4
Algarve dur et violent au plan social, que l'Algarve actuel du tourisme de luxe a tendance à
effacer de nos mémoires. Elle nous transmet parfois une vive émotion parce qu'elle contient un
vrai témoignage, une vraie mémoire de ce que fut l'Algarve profond sous Salazar, mémoire que
les images des cartes postales venaient contredire déjà à cette époque-là.
Au plan stylistique, António Aleixo se distingue aussi par son sens de la formule sans
appel, son goût pour l'aphorisme, d'où le ton volontiers sentencieux qu'il emploie, et pour les
contrastes percutants : “Tu és feliz, vives na alta, / E eu de rastos como a cobra. / Porquê?
Porque tens de sobra / O pão que a tantos faz falta.” (vol. 1, 34, III). Il n'ignore pas non plus le
chiasme, parfois subtil comme dans ce vers où il ne se contente pas d'inverser les termes : “[…]
a falsa caridade, / Que bem no fundo é só vaidade pura, / Se acaso houver pureza na vaidade.”
(vol. 2, 193, II). Il sait aussi recourir à l'hyperbole et à l'antithèse saisissante (“Tudo é miséria
dourada.” ; vol. 1, 27, V), afin de dénoncer le mensonge et l'illusion, et à la métaphore filée (vol.
2, 177, III).
En somme, António Aleixo posséde un véritable savoir-faire poétique, ce qui contrarie en
définitive l'image que d'aucuns pourraient se faire du poète populaire. Orienté vers la satire, il
préfère la caricature, le sarcasme, le trait piquant, l'ironie, voire l'auto-ironie particulièrement
grinçante (Fui polícia, fui soldado, / Estive fora da Nação… / Vendo jogo, guardo gado / - Só me
falta ser ladrão!” ; vol. 2, 113, I). Au portrait tout en nuances se substitue une typologie des
personnages sommaire, stéréotypée, où un trait de caractère seulement est mis en exergue : c'est
ainsi que le riche, par exemple, est présenté caricaturalement comme un “milionário” (vol. 2,
213, I), ou comme quelqu'un qui a un gros ventre, mais qui n'a rien dans la tête : “Fala quanto te
apeteça, / Mas desculpa que eu te diga / Que te falta na cabeça / O que te sobra em barriga.”
(vol. 1, 20, IV). Naturellement, l'excès avec ses formules parfois à l'emporte-pièce, au demeurant
au goût populaire, est au service de la satire, comme nous le verrons plus loin.
III. LE THEATRE D'ANTÓNIO ALEIXO
DANS LE SILLAGE DE GIL VICENTE
Le théâtre d'António Aleixo s'inscrit dans une longue tradition satirique à laquelle les
Portugais sont restés attachés. C'est l'artiste António Fernando dos Santos, plus connu sous le
14
nom de Tòssan, hospitalisé comme lui au sanatorium de Coïmbre où il lui viendra en
5
aide32, qui lui donnera le goût du théâtre. Aleixo lui dédicacera son Auto do Curandeiro et lui
rendra un hommage appuyé (vol. 1, 137) ; il nous laissera quatre autos, qui ne sont que des
ébauches de pièces de théâtre.
On s'accorde à dire que le théâtre d'Aleixo rejoint le courant satirique et moralisateur
vicentin. Ses autos, par leur critique des mœurs et leur caractère caustique, font penser au théâtre
vicentin, comme le souligne Elviro Rocha Gomes33. Pour étayer cette affiliation littéraire, ce
critique s'appuie notamment sur l'Auto da Vida e da Morte :
Faz lembrar o Auto Vicentino :
1.° - no seu intuito social e moralizador ;
2.° - nas personagens, as quais, como no Auto da Alma, são abstractas e
simbólicas : Vida Fútil, Vida Útil, Tempo, Morte ; no de Mestre Gil temos a
Alma, a Santa Madre Igreja e a Mesa Mística, como principais personagens ;
3.° - na medida do verso : redondilha maior ;
4.° - na precisão e concisão do conceito ;
5.° - na espontaneidade das falas.34
Outre ces personnages emblématiques, qui rappellent les personnages allégoriques du
théâtre vicentin, on pourrait noter également dans le théâtre, comme dans la poésie, d'António
Aleixo la remise en cause de la justice des hommes et la critique des notables, ce que l'on
retrouve aussi chez Gil Vicente. Ce dernier est cité dans une composition poétique qu'Aleixo
intitule prosaïquement “Apresentação do T.E.U.C.” ; il s'agit ici du Teatro dos Estudantes da
Universidade de Coimbra, qui à cette époque-là contribua beaucoup à la divulgation de l'œuvre
vicentine, et notamment de l'Auto da Barca do Inferno35, raison pour laquelle Aleixo, qui,
rappelons-le, séjourna dans la célèbre ville universitaire portugaise, rend hommage à cette
troupe théâtrale, et à son maître Gil Vicente : “Da arte só diria Gil Vicente… / Porque a sentiu,
amou e compreendeu. / Mas em breve o teatro aqui presente / Vos dirá dela muito mais do que
eu!” (vol. 2, 205, III).
32
Voir Joaquim Magalhães, “Esboço de Retrato do Poeta Aleixo”, in António Aleixo, op. cit., vol. 2, p. 15.
Cf. Elviro Rocha Gomes : “O Poeta Aleixo, como Mestre Gil, dedicou-se exaustivamente a castigar pela
sátira os corruptos […] e, quanto a mulheres, corroborando ainda Gil Vicente, as adúlteras e as vaidosas.” (op. cit.,
p. 40).
34 Ibid.
35 Cf. Maria Idalina Resina Rodrigues : “Nesses anos 40 e 50, porém, a vulgarização da peça ficou a deverse sobretudo ao Teatro dos Estudantes da Universidade de Coimbra.” (Estudos Ibéricos - Da Cultura à Literatura
(Séculos XIII a XVII) , Lisbonne, I.C.A.L.P., 1987, p. 87 ; voir aussi p. 88). Voir également Graça Silva Dias, art.
cit., p. 64-65).
33
15
Dans cette courte étude, il nous paraît opportun de présenter brièvement les
6
autos d'António Aleixo, dans l'ordre chronologique de leur création. Pour ce qui concerne la
chronologie, nous nous en tiendrons à ce que l'auteur dit lui-même à ce sujet dans sa dédicace à
Tòssan, datée d'août 1949 : “A ti portanto devo não só a criação desta pequena peça [l'Auto do
Curandeiro], como o me teres aberto o caminho para a publicação do 'Auto da Vida e da Morte'
- trabalho posterior a este - e do 'Ti Jaquim', auto ainda incompleto.” (vol. 1, 137) ; ces trois
autos figurent dans le premier volume. Puisqu'il ne mentionne pas dans cette dédicace à son ami
Tòssan son quatrième auto connu, Farmácia de Aldeia, on peut supposer que celui-ci fut le
dernier à être composé ; on le trouvera dans le deuxième volume.
1. Auto do Curandeiro
L'Auto do Curandeiro dénonce les effets désastreux de l'obscurantisme incarné par le
personnage du guérisseur, important dans la culture populaire, qui est dépeint comme un
charlatan cupide sévissant dans un village. Un jeune homme souffrant de violents maux de
ventre s'adresse à lui. Le guérisseur, recourant notamment à la croyance populaire aux sorcières,
prétend, grâce à l'aide de Dieu, chasser les maux que celles-ci sont censées infliger au jeune
garçon, qui serait aussi, pour faire bonne mesure, sous l'influence maléfique de Satan (vol. 1,
148).
Mais c'est la médecine - science particulièrement proche de l'Homme -, à laquelle António
Aleixo devait beaucoup, qui sera mise en avant. En effet, les maux de ventre s'aggravent, le
guérisseur abandonne précipitamment le jeune homme à son triste sort, et c'est un médecin de
campagne vraiment désintéressé qui le sauvera. Les voisines imputeront la guérison à
l'intervention de Dieu (vol. 1, 157). Le frère du malade, esprit éclairé, condamnera sans ambages
le charlatanisme qui exploite l'ignorance du peuple et certaines peurs archaïques, d'où la
référence aux sorcières et aussi à l'enfer. Les bigotes superstitieuses, réfractaires au progrès et au
changement, le tiennent, bien sûr, pour “um descrente, um ateu” (vol. 1, 153). L'auto s'achève
sur un message d'espoir, délivré par le frère du malade, qui s'en prend à l'obscurantisme et prône
l'instruction des masses. Dans le monde bipolaire d'Aleixo, il est naturel que la science, incarnée
par le médecin, affronte son rival, l'obscurantisme représenté par le guérisseur.
2. Auto da Vida e da Morte
L'Auto da Vida e da Morte, avec ses personnages allégoriques, accuse nettement
l'influence de Gil Vicente. Il met en scène, de manière symbolique, deux sentiments contraires
qui provoquent chez l'homme un grave conflit intérieur : le goût de vivre, en dépit des difficultés
16
et des frustrations inhérentes à la condition humaine, et le découragement, voire le
désespoir
morbide.
Ainsi,
la
Mort,
qui,
d'après
une
didascalie,
doit
7
apparaître
conventionnellement sur scène sous la forme d'un squelette symboliserait les forces trompeuses
et destructrices du Mal, et la Vie les forces salvatrices et créatrices du Bien. Mais l'auteur, qui
cherche à donner une leçon de vie, opère aussi une distinction entre la Vie Futile et la Vie Utile,
qui se livrent un combat. La leçon philosophique, très pragmatique, qui se dégage de cet auto
reflète la sagesse populaire : dans la vie, le plus important est de ne pas commettre les mêmes
erreurs, et le plus intéressant reste à faire ; c'est seulement quand la vie arrive à son terme qu'on
peut véritablement dresser un bilan. C'est du moins ce qu'enseigne le Temps, manifestation de
l'expérience, de la confiance face à l'avenir, de la constance et de la permanence, opposées à la
futilité qui est éphémère par essence : “Sou eu que faço e desfaço / P'ra tornar a construir. / O
meu fim é atingir / Deste mundo a perfeição.” (vol. 1, 121) ; et il ajoute, en s'adressant à la Vie
Futile : “Saibas que neste processo / De fazer e desmanchar, / Consigo com paciência, /
Encontrar o teu progresso, / Onde vou também buscar / Razão p'rà tua existência.” (vol. 1, 122).
Mais malgré la grande menace que la Mort représente, la Vie Futile ne tire aucun profit des
sages conseils du Temps, qui fait ce constat accablant : “E tão pouco aproveitaste / Do caminho
percorrido, / Que até já tens repetido / Os erros que praticaste.” (vol. 1, 121) ; jusqu'au bout, elle
restera sourde aux conseils de prudence que lui prodiguent le Temps et la Mort : “Viram como
sucumbiu?… / A vida dos artifícios, / Das Ilusões e dos vícios, / Como era falsa, caiu.” (vol. 1,
129). La Mort la traîne alors jusqu'à sa tombe (vol. 1, 128) et le Majordome, qui incarne les
préjugés sociaux et dont le rôle est de flatter la vanité des hommes, connaîtra le même sort (vol.
1, 128-129. Finalement, la Vie Utile, et donc vertueuse, l'emporte sur la Vie Futile :
Eu sou a vida a seguir,
Escola da humanidade ;
Sou aquilo que a vaidade
Não conseguiu destruir.
Sou a vida ; vou seguindo
Com vontade e persistência,
Aos vindouros transmitindo
Todo o bem quanto a ciência
P'ra o mundo for produzindo. (vol. 1, 130)
Par conséquent tout finit bien et la morale traditionnelle est sauve.
3. Auto do Ti Jaquim
17
L'Auto do Ti Jaquim, du reste incomplet, se présente comme une tragédie de la
8
misère en milieu rural. Le personnage principal, Ti Jaquim, est un vieux maçon de soixante-dix
ans, qui, au contact de la misère, a acquis une grande lucidité sur le monde qui l'entoure : “Sabes
quem me ensinou tanto? / - A miséria, o mal passar…” (vol. 1, 167), confesse-t-il. En raison de
son âge, il sera victime d'un système matérialiste intraitable qui veut qu'un homme ne vaut que
par ce qu'il produit ; or il ne trouve plus de travail car il n'est plus assez productif : “Já não lhe
dão que fazer / Já não merece o dinheiro, / Como costumam dizer.” (vol. 1, 169) dira un client
du barbier, chez qui la scène se passe. Par conséquent, l'exclusion sociale l'accule à la mendicité
en ville, première étape de sa déchéance : “Vive como não merece, / Implorando a caridade / Lá
p'las ruas da cidade / Onde ninguém o conhece. / É isto que lhe acontece : / É triste, mas é
verdade.” (vol. 1, 169), explique le barbier compatissant.
António Aleixo, qui se montre ici éminemment critique, décrit très bien les effets pervers
du système capitaliste fondé sur le profit. En effet, la logique capitaliste conduit les patrons à
recruter les jeunes en priorité : “E os novos estão primeiro.” (vol. 1, 169), rappelle le barbier.
Même s'il y a du travail pour tout le monde, on préférera en donner à ces derniers car ils sont
plus rentables, comme l'affirme le régisseur du village : “ […] tenho quem me faça / O dobro por
igual preço.” (vol. 1, 173).
C'est ainsi qu'au nom du profit se met en marche l'effroyable machine à broyer les plus
faibles. Exclu du monde du travail uniquement parce qu'il n'est plus assez productif, Ti Jaquim,
confronté à la honte de devoir mendier pour survivre, sombrera dans l'éthylisme, deuxième
phase de son avilissement. L'alccoolisme traduit chez lui une dépression, une perte de confiance,
alors qu'au début de la pièce il se montrait résolument optimiste : “Rapaz, isso é desalento / De
quem já não quer viver : / Toda a vida é movimento, / Parar seria morrer.” (vol. 1, 166), dit-il au
barbier. Ce changement d'attitude face à la vie, ce désespoir qui l'envahit met en évidence la
brutalité du système économique inique qui accélère impitoyablement sa descente aux enfers. Il
boit pour oublier la misère qui le ronge, explique un étudiant (vol. 1, 178). Le premier acte
s'achève sur une longue et poignante tirade du personnage principal qui explique pourquoi il
s'adonne à la boisson :
O álcool, com seus efeitos,
Sabe atirar, por capricho,
Vaidades e preconceitos
Para o caixote do lixo.
Quando estou embriagado,
Vejo tão diferente a vida
18
9
Que zombo do desgraçado
Que sou, livre da bebida.
[…………………………………]
É doido o mundo se ri
Dos defeitos que me deu ;
Se sou um produto seu
Não ri de mim, ri de si.
Quando bebo, consigo facilmente
Transportar-me do pranto à gargalhada,
Pondo o mundo a dançar na minha frente
E a rir da sua louca fantochada. (vol. 1, 185)
Ti Jaquim accuse par conséquent la société qu'il rend responsable de l'exclusion sociale
qui le frappe si durement ; il boit d'ailleurs pour la supporter.
La dégradation inexorable de Ti Jaquim arrive à son terme dans le deuxième et dernier
acte. On apprend en effet par la bouche d'une villageoise le suicide de Ti Jaquim (vol. 1, 197),
qui s'est pendu dans une grange où il avait pris l'habitude de dormir (vol. 1, 199), forme de
suicide plutôt campagnarde. Sa voisine rapporte qu'il avait dû vendre tous ses biens (vol. 1, 200)
; cette notation et d'autres, que nous avons relevées dans le texte et qui remplissent une fonction
de critique sociale, mettent en lumière sans équivoque le caractère social de ce suicide. Le
désespoir et le dénuement absolu macérés dans l'alcool expliquent le geste fatal du personnage
principal.
On remarquera qu'on ne voit pas le corps du suicidé, scène probablement jugée trop
dégradante. On est en fait informé du suicide de Ti Jaquim par l'intermédiaire d'un personnage et
cette mise à distance accentue l'indifférence quasi générale de l'entourage du vieux maçon et la
profonde solitude de ce dernier : un tel procédé évite chez le spectateur une réaction purement
émotionnelle et subjective, mais incite celui-ci à l'indignation, et même à la révolte, à laquelle
l'étudiant donne libre cours. Il est en effet le seul personnage de l'auto à dépasser le stade de la
pitié pour se ranger ouvertement du côté de Ti Jaquim et critiquer de manière véhémente la
société injuste qui l'a conduit au suicide ; quant aux personnages qui incarnent le pouvoir, ils
s'accomodent fort bien d'un dénouement aussi tragique, qui les débarrasse d'un individu
encombrant : “Matou-se, desapareceu, / Fez o que tinha a fazer.” (vol. 1, 202), lâche Rosa, un
bourgeois parvenu. Ce dernier va jusqu'à dire qu'il ne faut pas regretter sa mort car il ne servait
plus à rien : “Porque o hão-de lamentar? / Já cá não fazia nada.” (vol. 1, 201) ; quelqu'un qui ne
produit pas et qui ne consomme pas - Rosa est un commerçant - ne vaut rien.
19
2
Cet auto, le plus long de tous, s'en prend donc violemment, par la bouche
0
notamment de l'étudiant et du suicidé, à un ordre social inique qui engendre l'exclusion sociale
que d'aucuns justifient par la recherche frénétique du rendement, et partant du profit.
4. Farmácia de Aldeia
Farmácia de Aldeia est le fragment d'un auto qui montre comment deux notables
cyniques, des pharmaciens en l'occurrence, de deux villages voisins se livrent une guerre
commerciale pour préserver non pas la santé des villageois, mais leur intérêt personnel, et, en
définitive, pour exploiter au maximum la population que chacun tente d'attirer à lui en pratiquant
momentanément les prix les plus bas. Les épiciers leur emboîteront le pas en se livrant à une
concurrence déloyale : “Isto é guerra declarada…” (vol. 2, 167), conclut le régisseur du village
où se passe la scène. Naturellement, les pertes provisoires sont limitées, ce qui laisse entendre
que les marges bénéficiaires étaient très importantes : “Uma pequenina guerra, / Que deite o
homem por terra, / Mas sem eu nada perder.” (vol. 2, 164), confie le pharmacien au curé du
village. Ce dernier, paradoxalement plus soucieux des affaires (vol. 2, 163) que de la moralité du
pharmacien, ne réprouve pas, au nom de la morale chrétienne, cette stratégie impitoyable car,
dit-il pour la légitimer, elle profitera aux villageois : “Compreendo… acho natural… / O truque
é até decente… / Porque, se a um fazes mal, / fazes bem a muita gente!” , (vol. 2, 165) ; ce qu'il
oublie de dire, c'est qu'elle ne leur profitera que dans un premier temps.
En quatre petites scènes particulièrement féroces, Aleixo nous montre, à travers un aspect
très concret de la vie quotidienne - le prix des médicaments -, comment on exploitait le peuple
tout en l'endormant ; l'exploitation est des plus chocantes puisque les pharmaciens cherchent à
tirer scandaleusement profit de la santé des petites gens. Ainsi, si l'auteur a mis en scène des
pharmaciens, et aussi des épiciers qui, avant de se faire concurrence, pratiquaient également des
prix excessivement élevés (vol. 2, 167), c'est pour dénoncer avec force l'exploitation sacrilège
dont souffrait le peuple car ces deux professions renvoient à ce qui est essentiel pour survivre,
c'est-à-dire, respectivement, à la santé et à la nourriture. On remarquera, enfin, que dans cet auto
apparaissent presque exclusivement des personnages issus des classes dirigeantes : un
pharmacien, un épicier, un curé, un régisseur et un grand propriétaire qui se plaint lui aussi ; le
seul personnage représentant le peuple fait pratiquement de la figuration. En somme, la
perspective change puisque le thème de l'exploitation n'est plus abordé à partir des victimes mais
des exploiteurs, dont le cynisme devient ainsi insoutenable. De plus, Aleixo révèle de la sorte la
collusion entre les tenants du pouvoir, son auto mettant en scène un règlement de comptes
20
2
indigne entre notables doublé d'une sorte de complot des riches et des puissants,
1
dont les petites gens feront finalement les frais.
IV. LA MISÈRE DU MONDE RURAL
Le monde d'António Aleixo est placé sous le signe de la pauvreté, de la souffrance et du
désespoir, mais aussi de la révolte sourde. Ce qui domine dans l'œuvre de ce poète, c'est l'idée
d'un monde voué au mal souverain : “Ai de quem não tem defesa / Contra os maus, os
pervertidos… / - Anda debaixo da mesa / Como o cão, sempre aos caídos.” ; et d'un monde à
l'envers : “Num mundo de imperfeições, / Aos tortos, chamam direitos, / E os poucos que são
perfeitos / São tidos por aleijões…” (vol. 2, 137, I, V). Aux difficultés matérielles s'ajoute donc,
pour le peuple, une angoisse existentielle qui naît du sentiment qu'il a de vivre dans un monde
absurde, illisible et donc incontrôlable, d'où le malaise exprimé dans ces strophes. C'est la
stupidité qui, en définitive, gouverne un tel monde : “Há tantos burros mandando / Em homens
de inteligência, / Que às vezes fico pensando / Que a burrice é uma ciência!” (vol. 2, 137, IV) ;
ces vers particulièrement sarcastiques visent à n'en pas douter le régime salazariste.
Le poète dépeint en outre une société toujours coupée en deux dans laquelle on est
nécessairement victime ou bourreau : “Já quando um homenzinho, é que senti / O dilema terrível
que me impôs / A torpe sociedade onde nasci : / - De ser vítima humilde ou ser algoz…” (vol. 2,
191, III) ; les victimes sont donc toujours les mêmes : il s'agit “dos famintos, dos nus” (vol. 2,
222, III), et donc des faibles, des pauvres et des souffrants. Aleixo se sentait d'ailleurs voué à la
souffrance : “Que feliz eu era então e que alegria… / Que loucura a brincar, santo delírio!… /
Embora fosse mártir, não sabia / Que o mundo me criava p'ra o martírio!” (vol. 2, 191, II).
Cette société est par conséquent perverse et violente car elle consacre la loi du plus fort,
d'où les métaphores récurrentes et antithétiques de l'aigle et de la poule d'une part (vol. 1, 86,
IV), du loup et de l'agneau d'autre part (vol. 1, 81, I, V). Les images conventionnelles du rapace
et du loup désignent la “fera humana” (vol 1, 83, II) qu'est l'homme, lequel est toujours “O lobo
do outro homem.” (vol. 1, 81, V). Ainsi, Aleixo fait écho au sentiment des petites gens qui se
sentent toujours menacées par les puissants, perçus comme des prédateurs, et qui doivent lutter
constamment pour survivre dans un univers ressenti comme particulièrement hostile : “Tirar a
presa ao leão / É difícil nesta selva.” (vol. 1, 28, III) ; ainsi, le monde d'António Aleixo est une
jungle.
Quant à la critique d'António Aleixo, elle s'exerce dans tous les domaines : économique,
social, religieux et, comble de l'irrévérence et de la contestation, dans le domaine politique aussi.
21
2
Le poète dénonce de manière très concrète la “pobreza nua” (vol. 2, 182, I), c'est-à-
2
dire la misère dans laquelle les classes dirigeantes maintiennent le peuple.
Concrètement, le peuple c'est “os que vivem da enxada” (vol. 2, 215, III), c'est l'“operário /
Que morreu a trabalhar.” (vol. 2, 215, III) et la “Costureirinha bonita” (vol. 2, 157, I). Aleixo
rend ainsi hommage aux “pobres trabalhadores” (vol. 2, 64, III), autrement dit à tous ceux qui
vivent honnêtement de leur travail, et notamment à ceux qui travaillent la terre, car, ne l'oublions
pas, il décrit essentiellement l'Algarve rural ; au reste, le mot “enxada”, dans son œuvre, désigne
métonymiquement le monde paysan, qui est le sien. En tout cas, il met à l'honneur le travail
manuel qui rend les mains calleuses : “Gosto de apertar a mão / Áspera dos calos que tem ; /
Também as côdeas de pão / São ásperas, mas sabem bem.” (vol. 1, 84, V). Il est conscient que le
prolétariat rural est particulièrement exploité, raison pour laquelle il est convaincu qu'un jour
“De uma vez p'ra sempre a pena / Fará justiça à enxada.” (vol. 2, 213, IV) ; confiant, il ajoute,
recourant encore au futur prophétique : “Será p'ra os burros de carga / Depois pela vida fora, / A
vida menos amarga / Do que tem sido até agora.” (vol. 2, 213, V). S'il insiste, c'est parce qu'il
sait que les bourgeois valorisent l'activité intellectuelle, bref le travail des “doutores” (vol. 2, 67,
III). Ces quelques vers se réfèrent explicitement à l'injustice sociale, à l'exploitation et aux
conflits dans le monde du travail, et, principalement, aux conflits autour de la terre.
Aux antipodes du monde paysan se trouve le monde des riches, celui des “Doutores nobres
e ricos” (vol. 2, 67, III) ; d'autres termes, parfois caricaturaux, servent à les désigner et sonnent
comme une accusation à leur égard : “ricaço” ou “patrão” (vol. 1, 88, III), “milionário” (vol. 2,
213, I) ou encore “nababo” (vol. 2, 150, IV). Certaines expressions, parfois caustiques, renvoient
à des rapports sociaux d'un autre âge, mettant en évidence les inégalités sociales qui perdurent
dans un monde qui semble figé : ces “nobres” (vol. 2, 157, III), qui au XXe siècle perpétuent la
“alta aristocracia” (vol. 2, 214, III), appartiennent en réalité, d'après le cinglant Aleixo, à une
“nobreza postiça” (vol. 2, 180, II). Quant aux parvenus ridicules et vaniteux qui veulent à toute
force faire partie de la “sociedade dos ricos” (vol. 2, 71, III), ils ne parviennent pas, malgré le
soin qu'ils apportent à leur tenue vestimentaire, à masquer “as misérias / Dos seus modos de
pensar.” (vol. 2, 74, III), c'est-à-dire leur misère intellectuelle.
1. La misère matérielle : la faim et la souffrance
Néanmoins, la misère qui s'abat sur le peuple est réelle : une antithèse frappante illustre
sans fioriture et sans mièvrerie l'injustice sociale dont il est la victime résignée : : “Ao rico, mil
esplendores, / E aos pobres trabalhadores, / Nem pão, nem lar, nem camisa […]” (vol. 2, 64,
22
2
III) ; le contraste est ici saisissant : à la richesse indécente des uns, rendue par une
3
expression hyperbolique, s'oppose le dénuement complet des autres, exprimé par la négation
“nem” maintes fois répétée. Aleixo multiplie ce genre d'antithèses qui laissent transparaître sa
révolte : “Metade do mundo come / À custa de outra metade ; / Viver com honestidade / É abrir
portas à fome…” (vol. 2, 136, IV). La misère matérielle, c'est donc “A fome, a dor, a tristeza”
(vol. 2, 136, I)
Ainsi, la faim entraîne naturellement la souffrance, qu'un symbolisme chrétien vient
souvent souligner, à travers des mots récurrents comme “cruz”, “calvário” ou “mártir”, ou
encore “martírio”, et même “fado” (vol. 2, 106, V), bien sûr ; l'image, empruntée au monde
paysan, de la roue du moulin renvoie à une souffrance qui inexorablement broie la vie des
pauvres : “A pedra branca, polida, / Que mói o trigo, indif'rente, / É como a roda da vida / Que
mói a vida da gente.” (vol. 2, 138, II). Par la souffrance patiemment endurée, ces derniers
deviennent en quelque sorte des élus de Dieu : “Só o mártir do Calvário / Soube justiça fazer /
Aos que choram por não ter / O pão que a outros sobeja” (vol. 2, 219, I). Ainsi, selon la
conception chrétienne de l'existence, la vie est souffrance.
Et la souffrance, il l'éprouve dans sa chair et dans son âme, stoïquement : “Tuberculoso!…
Mas que triste sorte! / Podia suicidar-me, mas não quero / Que o mundo diga que me desespero /
E que me mato por ter medo à morte…” (vol. 2, 192, II). Comme ses compagnons d'infortune, il
porte sa croix : “Pobre de mim, aos frangalhos, / Arrastando a minha cruz, / Carregado de
trabalhos, / Vou dar um livrinho à luz!” (vol. 2, 145, IV) ; les soucis l'accablent. De plus, en
raison de la tuberculose qui le fait atrocement souffrir, il se sent “desesperado, / Preso nas garras
do mal” (vol. 2, 117, II). En associant de la sorte la souffrance au mal, il prend malgré tout
quelque distance avec le conformisme moral ambiant car la religion trouve une justification à la
souffrance. Selon lui, l'Eglise ne devrait pas la justifier : “A doutrina deles diz : / 'Oferece a deus
teus tormentos!' / - Qual é o deus que é feliz / Com os nossos sofrimentos?!…” (vol. 2, 183, I).
Mais cette souffrance n'a rien d'abstrait. C'est pourquoi il expose fidèlement les
préoccupations concrètes des petites gens. Les journaliers, par exemple, ont bien du mal à
joindre les deux bouts et, par conséquent, ils n'arrivent pas à épargner pour assurer leurs vieux
jours : “Um homem ganhando a dias / O que costuma pagar / Mal lhe chega para passar, / Não
consegue economias / P'ra quando não trabalhar!” (vol. 2, 156, I). Les ouvriers, quant à eux, ne
sont pas mieux lotis. Les bas salaires ne permettent pas, en effet, de vivre décemment, de payer
un loyer et de nourrir une famille nombreuse :
Anda cá se queres ver,
23
2
4
Nesta casa imunda e fria,
Como se pode viver
Com cinco escudos por dia
Como sustenta um operário
Sete filhos e mulher,
Paga casas de aluguer
Com tão pequeno salário. (vol. 2, 218, IV-V)
António Aleixo dépeint avec précision les misérables conditions de vie des paysans. Dans
son livre consacré à l'architecture traditionnelle d'Alte, village de l'Algarve, Isabel Raposo a
recueilli de nombreux témoignages qui confirment les propos d'Aleixo ; dans une sous-partie
intitulée “O Estado Novo e a 'Campanha do Trigo'”, on peut lire :
Estas populações [les ouvriers agricoles] são obrigadas a vender a sua
força de trabalho por salários cada vez mais baixos acentuando-se as
contradições com a burguesia local, que vive das rendas da terra, da
exploração do trabalho agrícola e do esparto, bem como do comércio.36
Dans un autre sous-chapitre intitulé “A propriedade agrícola e os grupos sociais na
primeira metade do século XX”, Isabel Raposo ajoute : “Os lavradores médios da região […]
vendem no mercado os seus frutos mas, em geral, com famílias numerosas, os rendimentos que
aí auferem não lhes permitem uma vida desafogada […]”37. Le spectre de la famine pousse
donc ces hommes à aller chercher du travail ailleurs, notamment dans l'Alentejo voisin :
Na primeira metade do século XX, os pequenos lavradores constituem o
grupo dominante, com pequenas explorações […] e muitos filhos. […] O que
semeiam quase nunca chega para o gasto da família e muito menos para a
colocação no mercado. Quando falta comida em casa, 'com medo da fome, que
ela estava sempre batendo à porta' (Joaquim Santos, Águas Frias), são
obrigados a ir trabalhar em terra alheia em troca de pão.38
Ainsi, “A situação de dependência destes trabalhadores do campo em relação aos
proprietários locais é grande.”, conclut Isabel Raposo39.
36
Isabel Raposo, op. cit., p. 41-42.
Ibid., p. 43.
38 Ibid., p. 44.
39 Ibid.
37
24
2
5
2. La misère morale : l'avilissement et la servilité
La misère matérielle se double parfois d'une misère morale lorsqu'elle conduit certains à
perdre leur dignité ou à devenir malhonnêtes. La femme, vouée dans l'œuvre d'António Aleixo à
la domination masculine, si elle est pauvre de surcroît, peut être exploitée économiquement et
sexuellement, ce que dénonce l'auteur :
Doutores nobres e ricos,
Homens de grandes valores!…
As criadas - aos penicos,
Também lhes chamam "doutores"!
As rameiras que passaram,
E que nasceram donzelas,
São filhas que os pais criaram
P'ra outros se rirem delas. (vol. 2, 67, III-IV)
Les riches et les puissants ont donc tendance à abuser des femmes qu'ils emploient et qu'ils
considèrent comme des bonnes à tout faire ; l'aliénation, due en grande partie à la misère, les
conduit à ne pas se rendre compte de l'exploitation dont elles sont victimes, si bien qu'elles
traitent avec déférence, en les appelant “docteur”, ceux-là même qu'elles devraient mépriser.
António Aleixo ose parler ouvertement de la façon dont les patrons sans scrupules
abusaient de leur pouvoir sur les jeunes femmes, pratique sociale contre laquelle il s'insurge :
Ser criada de um ricaço,
Desses que temos a rodos,
É dar o primeiro passo
P'ra ser criada de todos.
Roubou-lhe o primeiro beijo
O patrão, que a iludiu…
Hoje o seu corpo é sobejo
Da casa aonde serviu.
Perdida de canto a canto,
Dormindo em qualquer portal ;
Se era rica, causa espanto,
Se era pobre… é natural. (vol. 1, 88, II-IV)
Les femmes du peuple perdent donc plus facilement que les femmes riches l'honneur
féminin, qui consiste à préserver sa vertu ou sa virginité, et qui dans une société traditionnelle
25
2
est un bien social sur lequel veille toute la communauté, et en particulier les
6
hommes. Aleixo est donc conscient de la double exploitation dont sont victimes les femmes des
milieux populaires, même s'il se montre parfois sévère à l'égard des femmes qui se perdent40.
Mais les hommes aussi courbent l'échine et ôtent leur chapeau devant les notables :
“O povo […] / Curva-se, tira o chapéu” (vol. 2, 182, II) ; la déférence devient donc vite servilité,
ainsi que le suggère la double référence à des attitudes obséquieuses. De telles relations
humaines révèlent l'extrême dépendance des pauvres à l'égard des riches, et renvoient à une
société très hiérarchisée où la mobilité sociale n'existe quasiment pas. Pour échapper à la misère
et gagner de l'argent, le pauvre devra exploiter et tromper les gens de son propre milieu social,
mais il restera toujours sous la domination de ceux qui sont plus puissants et plus riches que lui :
“Ai daquele que precisa / Ser vigarista forçado!… / Mesmo quando vigariza / Sai sempre
vigarizado.” (vol. 2, 136,V). La solidarité serait donc plus payante à long terme que
l'individualisme effréné et la trahison de sa classe sociale.
Provocateur, Aleixo établit d'ailleurs une corrélation entre la misère et la criminalité dans
laquelle glissent certains. C'est ainsi qu'il trouve des circonstances atténuantes à un bandit de
grand chemin - le quadrilheiro Manuel Domingos Louzeiro, comparé au célèbre cangaceiro
Lampião (vol. 1, 53, II) -, et qu'il accuse lapidairement les riches de voler les pauvres en toute
impunité :
Desse rei dos criminosos,
Direi, aos que o conheceram :
[………………………………]
Para a justiça só são
Os seus crimes dois ou três,
Mas coisas que ele não fez
Contam-se mais de um milhão.
Por alguns sítios passava,
Onde há só gente honradinha,
Que roubava à vontadinha
E que ninguém acusava ;
Tudo Domingos pagava,
E ele às vezes nem sabia
Que à sombra vivia
Gente que passa por justa,
Fazendo crimes à custa
Dos roubos que ele fazia. (vol. 1, 54, II-III)
26
2
Ce brigand est en réalité dépeint comme un bouc émissaire, comme un
7
paravent derrière lequel les puissants s'abritent pour spolier librement le menu peuple, des
puissants cyniques qui, dans l'Auto do Ti Jaquim, n'hésitent pas à faire arrêter un enfant pauvre
qui a volé des fruits (vol. 1, 190-194). Le bandit de grand chemin, qui malgré tout fascine la
population, d'où l'appellation de “rei dos criminosos” servant à le qualifier, est une figure
importante en milieu rural archaïque41 et il incarne, dans l'imaginaire populaire, l'opprimé
rebelle : “P'las coisas que o povo diz, / O tal Domingos tem sido / P'ra uns, terrível bandido, /
P'ra outros, grande infeliz.” (vol. 1, 54, I). A travers le personnage ambivalent du bandoulier,
comme on l'appelait autrefois, les petites gens expriment leur révolte sourde face à l'oppression
qui les écrase.
3. La misère intellectuelle : l'ignorance et l'obscurantisme
Comme nous venons de le voir, la misère est un engrenage auquel échappent difficilement
les pauvres, surtout s'ils souffrent aussi d'une misère intellectuelle. Selon António Aleixo, esprit
critique, celle-ci contribuerait à aliéner les pauvres et à entretenir la misère : “E assim os ratos
vão roendo o queijo / E o Zé, sem ver que é palerma, que é bruto, / De vez em quando solta o
seu bocejo, / Sem ter p'ra ceia nem pão, nem conduto.” (vol. 2, 190, I). L'auteur, de façon très
imagée, montre qu'il n'est pas dupe, raison pour laquelle il insiste beaucoup sur la nécessité
d'instruire et d'éduquer le peuple : “Corrigem mais os gaiatos / As escolas que as prisões.”
(vol. 1, 193), affirme le vertueux étudiant issu du peuple dans l'Auto de Ti Jaquim. Iconoclaste,
Aleixo propose de remplacer les prisons et les églises par des écoles, liant la misère et la
violence à l'exploitation et à l'absence d'instruction :
Hão-de acabar os ladrões,
Os patifes, os mariolas Quando se fizerem escolas
Das igrejas e prisões.
Hão-de acabar os patrões,
Que são prejudiciais - (vol. 2, 62, III)
Dans cette analyse sociologique pertinente, l'assimilation audacieuse, autorisée par la rime,
des patrons aux voleurs, est des plus subversives.
40
41
Voir à ce sujet Graça Silva Dias, art. cit., p. 443-444.
Ibid., p. 456-459.
27
2
Dans l'Auto do Ti Jaquim, António Aleixo montre, par la bouche d'un étudiant,
8
qu'il n'y a pas de progrès matériel et moral sans instruction :
E o senhor diz que na vida
Não vale a pena pensar!…
Mas também não tem razão.
[……………………………]
Por muito se ter pensado
Numa sociedade sã,
Já hoje o mundo é diferente,
[……………………………] (vol. 1, 189, II, IV)
Du fait de leur ignorance, les pauvres deviennent des proies faciles pour les charlatans et
les manipulateurs, ainsi que nous le montre Aleixo dans une composition poétique qui
commence par ces vers : “Os bons pratinhos do dia / São - para os ignorantes - / Espiritismo,
bruxaria… / E outras coisas semelhantes.” (vol. 2, 79, I) ; le poète glosera ensuite ces vers de la
manière suivante :
Medicina!… Cirurgiões!…
P'ra muitos são 'letra morta'.
Preferem bater à porta
Dos bruxos espertalhões
Que, com suas orações,
Fazem curas interessantes ;
Dizem que são importantes
E criaturas de bem…
Se o não são p'ra ninguém,
São-no para os ignorantes. (vol. 2, 80, I)
Et António Aleixo de conclure, en esprit éclairé :
E o que a eles lhes convém,
Porque esses vis traficantes
Tiram lucros abundantes
Que lhes dão bem p'ra viver,
Isto é : dinheiro e comer
E outras coisas semelhantes. (vol. 2, 80, III)
Le comble de l'obscurantisme est donc atteint lorsque les pauvres sont exploités par l'un
des leurs, situation qu'António Aleixo décrit très bien dans l'Auto do Curandeiro, où il met en
28
2
scène un guérisseur cynique et cupide. Ainsi, c'est la misère morale qui conduit les
9
petites gens à trouver refuge dans le mysticisme : “Deus… milagres… que miséria, / À qual a
dor dá guarida.” (vol. 2, 140, II).
António Aleixo dénonce magistralement la misère du monde rural, un monde où les
rapports sociaux sont ceux qui peuvent exister entre dominés et dominants ; ils sont par
conséquent fondés sur le mépris, et même sur l'humiliation : “A rica tem nome fino, / A pobre
tem nome grosso, / A rica teve um menino, / A pobre pariu um moço.” (vol. 2, 211, III).
D'ailleurs, le poète, avec une froide lucidité, se présente lui-même comme un “Zé Ninguém”
(vol. 2, 149, V), reflétant ainsi la mentalité des classes dominantes dans la société salazariste.
Ainsi, les grands propriétaires sont particulièrement méprisants à l'égard des pauvres : “Os
cavadores de enxada / Não fazem senão asneiras… / Ou então não fazem nada, / E limpam-me
as algibeiras.” (vol. 2, 165), se plaint un propriétaire foncier dans Farmácia de Aldeia. Ces
paroles cyniques, qui renvoient aux conflits agraires dans le sud du pays où domine le
latifundium, relèvent d'un discours de justification sur lequel s'appuient les exploiteurs. Dans
l'Auto do Ti Jaquim, on retrouve aussi ce discours dans la bouche du régisseur, lequel représente
la loi et l'ordre établi : “Há-de haver ricos e pobres, / Enquanto o mundo existir.” (vol. 1, 181),
dit-il, invoquant une sorte de fatalité de la misère, au demeurant bien commode. Rosa, un
parvenu indifférent à la détresse de Ti Jaquim, tente lui aussi de justifier les inégalités sociales :
“Uns nascem para mandar, / Outros, para obedecer!” (vol. 1, 194). Il dira aussi : “Isto é ser justo,
afinal.” (vol. 1, 179). C'est juste car, renchérit-il, “É loucura querer riscar / Aquilo que Deus
traçou” (vol. 1, 181) : il attribue donc la pauvreté à la volonté divine.
Cependant, l'étudiant dénonce ces arguments fallacieux : “É essa a frase usual / De todos
os que só querem / A sua comodidade…” (vol. 1, 182). Incarnant la raison, il tient un discours
progressiste pour mieux combattre ce discours de justification, qui n'a d'autre but que de
pérenniser un ordre social inique et de donner bonne conscience aux puissants, lesquels
défendent froidement leur propre intérêt :
O mundo é evolução :
Diz-nos a nossa experiência
Que tudo mostra tendência
Para a sua perfeição.
Quem ama a conveniência
Vê, quando raciocinar,
Que despreza a consciência
Por amor do seu bem estar… (vol. 1, 181)
29
3
De plus, ce discours de justification qui caractérise les riches tend à
0
marginaliser les pauvres qui sont alors traités comme des parias, la misère apparaissant comme
un signe infamant, comme une condamnation sociale. En effet, si Ti Jaquim a connu la misère,
c'est qu'il n'a pas eu, d'après le régisseur, une ligne de conduite exemplaire : “Olha, filho, eu já te
disse / Que ele só anda a penar, / Por não pensar na velhice, / Quando pôde trabalhar.” (vol. 1,
179) ; le verbe penar, avec ses connotations religieuses, présente même la misère comme un
châtiment de Dieu42.
Notons, enfin, que le régisseur manifeste très nettement son rejet des indigents : “Não lido
com essa gente.” (vol. 1, 180) : ainsi, le pauvre est frappé d'ostracisme car la misère fait peur43.
En réalité, les miséreux sont aux yeux des riches des misérables :
P'ra mim é maior tristeza
Vê-lo a si preocupado
Com um pobre sem vintém.
O senhor toma a defesa
Dum mísero, dum desgraçado
Que não ofende ninguém. (vol. 1, 179)
Dans ces propos, le glissement sémantique traduit bien l'assimilation de la grande pauvreté
à une marginalité infamante, d'où les mots péjoratifs mísero et desgraçado employés par le
commerçant Rosa. Au reste, la législation salazariste réprimait les mendiants, ce qui revenait à
interdire la mendicité mais non la misère. C'est que les mendiants étaient considérés comme des
vagabonds, raison pour laquelle ils pouvaient être poursuivis en justice et condamnés au travail
forcé, dans les colonies ou ailleurs, car sous Salazar la loi préconisait la régénération morale par
le travail44. C'est donc en raison de ce dispositif très répressif que le fait de mendier était vécu
comme le comble de l'avilissement, ce qui poussait certains nécessiteux, notamment en Alentejo,
à préférer le vol à la mendicité comme moyen de survie45.
42 Dieu, dans la Bible, n'a-t-il pas laissé Job, qui était pourtant fort riche, sombrer dans la misère afin de
mettre sa foi à l'épreuve? Voir Job, I, 3, 15, 16, 17, 18, 19, 21.
43 En devenant pauvre, Job fut lui aussi méprisé par ses semblables (ibid., XXX, 1).
44 Voir à ce sujet João Fatela, O Sangue e a Rua - Elementos para uma Sociologia da Violência em Portugal
(1926-1946), Lisbonne, Publicações Dom Quixote (Portugal de Perto ; n° 18), 1989, p. 192, 193, 208-211 ; voir
également Maria de Fátima Pinto, “Reprimir, Corrigir, Regenerar - A Mendicidade”, in Os Indigentes. Entre a
Assistência e a Repressão. A outra Lisboa no 1° Terço do Século, Lisbonne, Livros Horizonte, 1999, p. 105-146.
45 Cf. João Fatela : “No Alentejo, o furto e a mendicidade desempenharam durante muitos anos um
'importante papel acessório' para os trabalhadores rurais, sobretudo por ocasião das crises de emprego que,
periodicamente, atingiam esta província. Os furtos de lenha, azeitona ou bolota tornavam-se então um direito para
os trabalhadores que preferiam esta prática à mendicidade . Mendigar é um acto 'público' e, portanto, 'abertamente
aviltante', enquanto o roubo nem sempre é descoberto.” (ibid., p. 166 ; voir aussi p. 107, 171).
30
3
António Aleixo, à plusieurs reprises, se fait d'ailleurs l'écho de ce sentiment de
1
déshonneur suprême qu'éprouvait l'individu réduit à vivre d'aumône : “Crês que ser pobre é não
ter / Pão alvo ou carne na mesa? / Mas é pior não saber / Suportar essa pobreza!.” (vol. 1, 41,
III). La charité, qui du reste ne règle pas le problème de la misère, est un affront supplémentaire
pour le pauvre qui ne peut pas toujours la refuser : “A esmola não cura a chaga ; / Mas quem a
dá não percebe / Que ela avilta, que ela esmaga / O infeliz que a recebe.” (vol. 1, 42, I). C'est le
sentiment que partage le vieux Ti Jaquim, dévoré de honte (vol. 1, 204, III), qui écrit dans une
lettre retrouvée après son suicide : “O pão da esmola é muito mais amargo / Que o pior pão que
ganhei trabalhando.” (vol. 1, 204, VI)
En réalité, le poète a lui aussi eu honte de sa “grande pobreza” (vol. 2, 176, II), qui l'a
obligé à vivre parfois de la générosité d'autrui : “Eu era mendigo outrora, / Tantas esmolas pedi,
/ Que não sei dizer agora / Quantas vezes me vendi.” (vol. 1, 67, IV) ; un pauvre a donc le
sentiment de se vendre chaque fois qu'il accepte une aumône. Partant de sa propre expérience,
non sans une pointe d'ironie amère, Aleixo nous invite à ne pas assimiler l'indigent, qui ne doit
pas être victime des apparences, au délinquant46 : “Não julgues pela má fama / Nem pelas cores
piores : / A terra da cor da lama / É que dá frutos melhores.” (vol. 2, 128, V) ; et il dit encore,
pour dénoncer les préjugés sociaux : “Por eu vir assim vestido, / Não me julguem mau rapaz… /
Antes assim que despido, / Com a frieza que faz!…” (vol. 2, 171, I). Il tient ainsi à défendre la
dignité des pauvres, raison pour laquelle il veut en finir avec la charité :
Dar um pão é gesto nobre
- Ao pobre que pobre fica Mas também a gente rica,
Por lho dar, não fica pobre.
Quando a noção do dever
Nos der ampla liberdade,
Acabará por esquecer
A palavra 'caridade'. (vol. 2, 134, IV-V)
46 D'un point de vue anthropologique, il n'est peut-être pas sans intérêt, pour montrer la pertinence de cette
observation d'António Aleixo, d'évoquer un fait divers rapporté par Philippe Pons : “Les fabrications de preuves ne
sont pas rares, confirme un journaliste spécialisé dans les affaires judiciaires. Il cite l'exemple de trois policiers de
Tokyo arrêtés en mai 1997 pour avoir placé de la drogue dans les hardes d'un clochard et dans la voiture d'un
habitant du quartier, à la seule fin de se faire 'mousser' auprès de leurs chefs en 'découvrant' des trafiquants.”
(“'Ripoux' nippons”, Le Monde, n° 17200, 14-15 mai 2000, p. 11) ; l'indigent, mis au ban de la société, est donc un
coupable parfait.
31
3
Il est donc partisan d'une juste répartition des richesses qui est, d'après Graça
2
Silva Dias, un principe traditionnel47.
V. MÉCANISMES DE DOMINATION ET
REMISE EN CAUSE DE LA SOCIÉTÉ SALAZARISTE
Comme nous venons de le voir, l'ignorance, l'obscurantisme ou le mysticisme, conjugués
au désespoir engendré par la misère, facilitent la manipulation et la domination des masses. En
fait, le manque d'instruction qui sévissait notamment dans les campagnes au temps d'António
Aleixo48, et la misère matérielle, entretenue par les puissants, sont déjà des moyens redoutables
de dominer les masses : “O pobre só te não come49, / Porque da fome a tortura / Faz o bemestar, a fartura, / Desses que fazem a fome!” (vol. 2, 179, II). Le poète est encore plus explicite
au sujet du cynisme des puissants dans cette autre strophe : “Os que vivem na grandeza / Dizem,
vendo alguém subir : / - Há que manter a pobreza, / P'ra a grandeza não cair.” (vol. 2, 134, III).
1. L'argent et le savoir
L'argent et le savoir sont deux mécanismes de domination très bien perçus par António
Aleixo, ce qui n'est guère étonnant vu qu'il faisait partie de ceux qui en étaient privés. On notera
dans ce quatrain populaire, où il s'en prend au culte de l'argent, une réminiscence d'un épisode
des Evangiles, celui où Jésus chasse les vendeurs du temple : “Ele escorraçou do templo / Os
vendilhões… mas morreu. / E nunca mais apareceu / Quem lhe seguisse o exemplo.” (vol. 2,
134, I). Il condamne de la sorte l'un des fondements du capitalisme, lequel fait vaciller la société
traditionnelle, généralement plus solidaire ; ce faisant, il montre sa soif de justice sociale, d'où
cette apostrophe au riche : “Levanta-te, ó milionário, / Vai um enterro a passar ; / É o corpo de
um operário / Que morreu a trabalhar.” (vol. 2, 213, I).
47
Voir Graça Silva Dias, art. cit., p. 510.
Isabel Raposo évoque les timides mesures prises, sous la dictature, pour lutter contre l'analphabétisme (op.
cit., p. 62). Rappelons qu'au début l'Etat nouveau avait même fait reculer l'enseignement de base dans les
campagnes notamment, tendance qui ne s'infléchira qu'après la Seconde Guerre mondiale ; voir à ce propos Jacques
Marcadé, Le Portugal au XXe siècle (1910-1985), Paris, P.U.F (l'historien), 1988, p. 73-75.
49 Les pauvres n'ont plus de quoi acheter de la morue, plat populaire et national s'il en est.
48
32
3
Ainsi la justice sociale est compromise par le règne de l'argent, d'autant plus
3
que même les juges se laissent acheter : “Rouba muito que, de resto, / Terás um bom advogado /
Que prova que é mais honesto / Que propriamente o roubado.” (vol. 2, 127, I). S'adressant au
puissant, le poète écrit sans ambiguïté au sujet de la justice vénale : “Se andas comigo à
pancada, / A Justiça comprarás… / Arranjas uma embrulhada / Que vou preso e tu não vás.”
(vol. 2, 131, IV). Ces strophes traduisent la méfiance du petit peuple et des opprimés à l'égard de
la justice des hommes, toujours soupçonnée d'être du côté des riches, mais elles jettent aussi le
discrédit sur les institutions du régime salazariste qui se caractériserait par une corruption
généralisée, laquelle atteindrait les plus hautes sphères de l'Etat, qui perdrait ainsi sa légitimité,
le système judiciaire étant le principal garant de la légitimité d'un régime.
Par conséquent, l'argent corrompt tout le monde, y compris ceux qui devraient être
incorruptibles. Beaucoup cèdent aux charmes trompeurs de l'argent que d'aucuns font miroiter
afin de mieux manipuler leurs semblables : “O oiro, o cobre e a prata, / Que correm p'lo mundo
fora, / Servem sempre de arreata / P'ra levar burros à nora.” (vol. 1, 81, III) ; d'autres vendraient
même leur âme pour de l'argent : “Negociando viveste, / Tens dinheiro e excelência ; / São
coisas que recebeste / A troco da consciência.” (vol. 1, 74, III). En somme, la façon dont on
gagne de l'argent n'a aucune espèce d'importance : “Quem tem 'massa' é cavalheiro, / Por isso a
vida anda torta. / O que importa é ter dinheiro, / Donde ele vem não importa.” (vol. 2, 136, III).
Finalement, le poète traduit la méfiance, dans les milieux populaires, à l'égard de l'argent,
ce qui peut paraître paradoxal chez les pauvres. En fait, dans la société rurale, on ne croit pas à
l'argent facile mais à l'effort et au travail. C'est la raison pour laquelle ceux dont l'ascension
sociale est fulgurante sont stigmatisés comme des transfuges de leur propre classe et des
individus malhonnêtes : “Há quem suba de repente, / P'ra de repente cair ; / Já me não sinto
contente / Com o meu modo de subir.” (vol. 1, 66, I) ; ce sont des profiteurs éhontés et des
exploiteurs de leur propre classe sociale : “Vem da serra um infeliz / Vender sêmea por farinha ;
/ Passado tempo já diz : / - Esta rua é toda minha.” (vol. 1, 21, I). La spéculation est donc
dénoncée sans détour50.
On remarquera qu'António Aleixo exècre tout particulièrement les parvenus qui doivent
leur réussite insolente à l'exploitation de leur propre classe sociale, d'où la mise en scène du
personnage détestable du commerçant Rosa dans l'Auto do Ti Jaquim, que l'argent rend
prétentieux : “P'ra mim quem sabe é quem tem / A carteira recheada… / Como eu, que nasci do
50 Cf. Graça Silva Dias : “É o pecado da especulação, que tanto choca a mentalidade popular, modelada por
uma aculturação eclesiástico-senhorial.” (art. cit., p. 440).
33
3
nada, / E consegui ser alguém.” (vol. 1, 172) ; les nouveaux riches sont perçus de
4
manière diffuse comme des désintégrateurs de l'économie solidaire sur laquelle s'appuie la
société traditionnelle.
Dans l'œuvre d'Aleixo, l'argent apparaît comme la facette la plus noire du mal, d'où
l'évocation insistante de Judas, figure du traître par excellence et de l'homme vénal :
O homem não se conhece
Na ambição, na cobiça,
Não vê honra nem justiça
Vê apenas o interesse ;
[…………………………]
Vai pelo oiro comprado
E só lá perto do fim
Vê, que por pensar assim,
Judas morreu enforcado.
Depois que o homem pensou
Em ser o senhor da Terra,
[…………………………]
As leis de Cristo trocou
Pelo oiro que o seduz,
[…………………………]
Sem pensar em toda a vida
Que Judas foi suicida
Por ter vendido Jesus. (vol. 2, 222, II-III)
Si l'argent est diabolisé dans la littérature populaire, au point qu'à cause de lui “Entre os
humanos a guerra / Nem mais no mundo acabou” (vol. 2, 222, III), c'est parce qu'il est source de
difficultés pour le petit peuple, qui en est privé et qui s'aperçoit que l'argent est un puissant
moyen de domination des masses.
Mais le savoir en est un autre, d'où ce reproche fait aux puissants : “Negas a escola à
criança, / P'ra toda a vida ser cega… / E ter sempre confiança / Em quem a vista lhe nega.” (vol.
2, 130, IV), reproche-t-il aux puissants. Aleixo sait que le régime en place n'a aucun intérêt à
former des citoyens critiques mais il prévient :
Sabes quando me convenço
A pensar como tu pensas?…
É quando tu me convenças
Que pensas tal como eu penso.
[……………………………]
Não me dêem mais desgostos
34
3
Porque sei raciocinar…
Só os burros estão dispostos
A sofrer sem protestar! (vol. 2, 126, I, III)
5
Il ne se laissera pas manipuler et il se réserve le droit de protester : il ne possède pas le
savoir mais il sait raisonner, ce qui est une arme redoutable. Le savoir, qui fascine ceux qui n'y
ont pas accès, sert trop souvent à tromper les petites gens car les beaux parleurs n'ignorent pas le
pouvoir de fascination des mots : “Falas bem, mas antes queria / Que soubesses proceder /
Menos em desarmonia / Com o que sabes dizer.” (vol. 1, 44, V) ; ce sont même d'odieux
manipulateurs, surtout s'ils font de la politique :
Sem que o discurso eu pedisse,
Ele falou ; e eu escutei.
Gostei do que ele não disse ;
Do que disse não gostei.
Tu, que tanto prometeste
Enquanto nada podias, /
hoje que podes - esqueceste
Tudo quanto prometias… (vol. 1, 42, V - 43, I)
Aleixo évoque très subtilement le dialogue de sourd qui existe entre les dominés et les
dominants, accusés de ne jamais tenir leurs promesses. Il dénonce d'ailleurs la mauvaise foi de
ces derniers :
Antes cego, surdo e mudo
Que, entre tanta gente honrada,
Ouvirmos e vermos tudo
Sem podermos dizer nada!…
Acho uma moral ruim
Trazer o vulto enganado :
Mandarem fazer assim
E eles fazerem assado. (vol. 2, 125, II-III)
Il critique donc le double langage et la langue de bois dont usent ceux qui cherchent à
dominer insidieusement leurs semblables. En définitive, il s'en prend aux dominants qui
usurpent le savoir pour être les seuls à en tirer profit : “A minha maledicência / É simplesmente
p'ra aqueles / Que se servem da ciência / Só para proveito deles. (vol. 1, 79, II). A ceux qui le
possèdent, le savoir ne donne en réalité aucune légitimité particulière pour dominer : ils ne sont
pas des surhommes et, de toute façon, ils ne savent jamais tout : “Sei que há homens educados /
35
3
Que tiveram muito estudo. / Mas esses não sabem tudo, / Também vivem
6
enganados.” (vol. 2, 58, II). Après avoir démontré que le savoir est toujours relatif, Aleixo peut
alors savourer sa vengeance, celle d'un homme à qui on a refusé l'instruction, en établissant un
audacieux parallèle entre les hommes instruits et ceux qui ne le sont pas : “Eu nunca desvalorizo
/ Aquel' que saber não tem, / Porque não nasceu ninguém / Com tudo quanto é preciso!” (vol. 2,
58, III). En refusant de disqualifier ceux qui n'ont pas pu aller à l'école, il laisse entendre que
l'inégalité sociale fondée sur le savoir ne peut guère se justifier.
2. L'Eglise et l'union du sabre et du goupillon
Aleixo, dans son œuvre, ternit consciemment l'image de l'Eglise qui, en s'associant au
pouvoir en place, contribue à l'aliénation des masses. Il fait ainsi montre de courage dans une
société salazariste inféodée à l'Eglise. D'ailleurs, le chercheur américain Kenneth Maxwell
définit l'Etat Nouveau comme un régime catholique autoritaire51.
C'est dans ce contexte qu'António Aleixo fait entendre sa voix nettement contestataire
malgré l'affirmation de Salazar selon laquelle “Nous ne discutons pas Dieu”52. Dans le cadre de
cet article, nous ne pouvons pas commenter en détail les positions religieuses du poète. On peut
dire simplement, en matière de religion, que Dieu et le Christ lui inspiraient respect, et doute
parfois : “Não faço juízo algum / Vivo entre mil confusões / Se o Deus do mundo é só um /
Porque há tantas religiões?” (vol. 2, 213, VI). Certes, il vénère le martyr sacrifié, qu'il cite en
exemple à plusieurs reprises, mais parfois il exprime son scepticisme, prenant quelque distance
avec les enseignements de l'Eglise. Mais ce sont les hommes d'Eglise ou les bigotes53, et non les
dogmes qu'il remet véritablement en cause. Quant à la pratique religieuse, elle doit être vécue de
manière pragmatique et surtout intime car, d'après lui, “Deus vive dentro de nós ; / Quando
queremos fazer mal / Ouvimos a sua voz / Dizer-nos : - Não faças tal.” (vol. 1, 29, I).
Enfin, la morale et l'idéologie d'Aleixo sont foncièrement chrétiennes, ce qui n'a rien de
surprenant vu l'éducation traditionnelle qu'on recevait en milieu rural ; elles se résument au
principe évangélique de l'amour du prochain : “Há luta por mil doutrinas. / Se querem que o
mundo ande / Façam das mil pequeninas / Uma só doutrina grande.” (vol. 1, 25, IV). A ce sujet,
51
Voir Kenneth Maxwell, A Construção da democracia em Portugal, trad. port., Lisbonne, Editorial
Presença, 1999, p. 31.
52 Voir Yves Léonard, Salazarisme et Fascisme, Paris, Ed. Chandeigne, 1996, p. 64.
53 Voici comment le poète les décrit : “Encantadas nessas tretas, / As velhacas das beatas / Vão-se pôr quase
de gatas / Debaixo das saias pretas.” (vol. 2, 130, II) ; on aura remarqué la métonymie réductrice qui contribue ici à
la disqualification des prêtres.
36
3
on reproduira une strophe plus explicite encore : “Jesus disse que se amassem / Aos
7
que cristãos se proclamam ; / Não disse que se matassem, / E eles matam-se e não se amam.”
(vol. 1,79, V) ; notons au passage que le poète condamne visiblement la Seconde Guerre
mondiale qui faisait rage en Europe à son époque. Il exhorte donc ses contemporains à renoncer
à la violence car “Serão f'lizes os que pensam / Num mundo de amor e paz.” (vol. 1, 34, V).
En réalité, il ne se reconnaît guère dans le credo chrétien, tel qu'il est présenté par la
“padralhada” (vol. 2, 59, II), terme péjoratif qui désigne les hommes d'Eglise qu'il n'hésite pas à
assimiler à des parasites (vol. 2, 59, II) qui exploitent la crédulité du peuple. C'est ainsi qu'il met
en garde les mères de famille contre les “[…] leis religiosas, / Que essas leis são perigosas, / E
p'los homens inventadas. / Não sigam, pois, enganadas / Pelos padres sem consciência, / E amem
o deus-Providência” (vol. 2, 61, II). L'Eglise contribue donc à l'aliénation des masses : son
discours, comparé par le poète à une souricière, suscite en effet des peurs archaïques, comme
celle de l'enfer, ou des espérances enfantines, comme celle d'aller au paradis (vol. 2, 181, II). Ce
discours exerce malgré tout une grande influence sur le peuple : “E segue o povo atrás deles, /
Descrente dum mundo novo. / Pronto a morrer por aqueles / Que vivem sugando o povo.” (vol.
2, 182, III).
En outre, António Aleixo, se réfère audacieusement à l'Inquisition afin de montrer que
l'Eglise est depuis longtemps un instrument de domination ; par cet exemple irréfutable, il veut
donner à voir “Como as pessoas reais / Mandaram fuzilar pais / E mães sem fazerem mal. /
Padres e gente real, / Façam por não verem mais.” (vol. 2, 62, I). On notera encore cette
apostrophe véhémente aux mauvais prêtres : “Diz, padre, que leis são essas / Que servem p'ra ti
somente…” (vol. 2, 64, I) ; il leur reproche en fait leur complicité avec les puissants de ce
monde, ce qui les rend coupables des misères qui s'abattent sur le peuple :
Tu confessas toda a gente
E à gente não te confessas…
Diz por que tanto te interessas
Nesses segredos que encobres,
Por que é que não te descobres
Nos jornais ou num sermão,
Dizendo por que razão
Morre o pobre e não há dobres?
Só os ricos são gerados
Dessa Virgem, desse Deus?…
Só eles são filhos seus,
E os pobres são enteados?…
Padre, tu só tens cuidados
37
3
Com os ricos, teus compadres (vol. 2, 64, I-II)
8
Il rejettera par conséquent le dieu des riches qui tolère les inégalités sociales criantes : “E
eu, triste farrapo humano, / Julgo esse Deus um tirano, / Que não faz caso dos pobres!” (vol. 2,
64, III). Il incite alors ses compagnons d'infortune à l'insoumission : “Nós não devemos cantar /
A um deus cheio de encantos / Que se deixa utilizar / P'ra bem duns e mal de tantos” (vol. 2,
140, V). Il montre ainsi que la religion est détournée de sa mission humanitaire par les puissants
qui l'utilisent à leur profit. On s'aperçoit ainsi que le poète sait très bien manier la satire qui est
d'autant plus violente qu'elle est étayée par des références historiques indiscutables.
António Aleixo, très perspicace, accuse sans ambages les hommes d'Eglise de faire
accepter l'humiliation et l'oppression aux pauvres, en tordant les paroles du Christ :
Encara os crentes com calma ;
Se rezam, deixa-os rezar.
Quem não sente o Deus na alma
Adora o Deus do altar!
Por isso o padre lhes prega
E manda, nos seus conselhos,
Pedir a Deus, de joelhos,
O pão que o mundo lhes nega.
Se cá voltasse Jesus,
O mártir, filho do homem,
Escorraçava os que comem
À sombra da sua cruz. (vol. 2, 133, III-V)
Le poète procède donc subversivement à une lecture progressiste des Evangiles, présentant
le Christ comme un ardent défenseur de la justice sociale. Il dévoile aussi le soutien de l'Eglise
portugaise au régime salazariste, qui le lui rendait bien :
O padre não mostra cor
Política na contenda :
É apenas o defensor
Do governo que o defenda.
E os governos, sabedores,
Dão-lhe somas importantes :
E assim estão ambos senhores
destes povos ignorantes. (vol. 2, 140, III-IV)
38
3
Courageux, Aleixo dénonce l'apparente neutralité de l'Eglise à l'égard du
9
régime salazariste et, surtout, l'union du sabre et du goupillon54. L'Eglise parvient ainsi à faire
illusion, orchestrant avec le régime en place l'exploitation du peuple : “Arranjam voz comovente
/ para iludir os parvinhos / E fazem-se muito mansinhos, / Que é o seu modo de mamar” (vol. 2,
60, II).
3. Paternalisme, démagogie et propagande salazariste
L'absence de conscience politique et l'analphabétisme qui sévissent dans le monde paysan
à cette époque-là facilitent l'infantilisation du peuple : le terme de “parvinhos”, qu'on vient de
rencontrer, la référence à Zé Povinho, figure dénigrante du peuple portugais créée au XIXe
siècle par Bordalo Pinheiro, ainsi que l'image de l'enfant utilisée pour désigner les masses
renvoient à l'infantilisme dans lequel le régime salazariste maintenait les petites gens. Ainsi, “O
povo - por ser criança” (vol. 2, 138, III) subit une aliénation dont le poète montre qu'elle peut se
révéler terrifiante lorsque, par exemple, le peuple est conduit à faire la guerre pour que les
puissants tirent cyniquement profit de la situation, d'où cette sage mise en garde : “À guerra não
ligues meia, / Porque alguns grandes da terra, / Vendo a guerra em terra alheia, / Não querem
que acabe a guerra.” (vol. 1, 24, IV). Le peuple ne doit donc pas se tromper de combat, de cause
à défendre ; on aura noté également dans ce quatrain le pacifisme du poète au temps où l'Europe
s'était transformée en un sanglant champ de bataille.
L'historien Yves Léonard, quant à lui, explique que le régime salazariste s'est appuyé sur
l'Eglise pour maintenir les campagnes portugaises dans une forme d'infantilisme politique qui a
fait que les masses ont accepté un ordre social présenté comme immuable55 ; c'est d'ailleurs ce
que fait remarquer le poète, qui à juste titre qualifie le petit peuple d'“eterna criança” (vol. 2,
182, II). Malgré ce contexte psychosocial très défavorable à une politisation du peuple, António
Aleixo cherche à combattre le fatalisme ambiant : s'il emploie lui aussi l'interjection très
portugaise et populaire “Paciência!” (vol. 2, 116, III et 124, III), expression nationale de la
résignation, c'est pour mieux se ressaisir : “Que o mundo está mal, dizemos, / E vai de mal a pior
; / E, afinal, nada fazemos / P'ra que ele seja melhor.” (vol. 1, 81, IV). Par conséquent, le peuple,
par sa passivité, entretient d'une certaine façon le système politico-religieux qui l'opprime :
54
Cf. Yves Léonard : “[…] l'Eglise catholique portugaise a exercé sur l'Estado Novo une forme de tutelle
morale. Elle a ainsi assumé un pouvoir d'autant plus important qu'il s'inscrivait dans le cadre d'un pays
majoritairement catholique, privé de partis politiques légaux et handicapé par l'absence d'une puissante société
civile.” (op. cit., p. 119-120).
55 Ibid., p. 118-119.
39
4
“Vive, pedindo favores, / Toda a vida de joelhos, / Aos pés dos seus opressores.”
0
(vol. 2, 130, I). Passivité aggravée par le silence qu'impose tout dictateur à ses opposants, privés
de la liberté d'expression : “Abusas do teu poder, / Puseste-me uma mordaça / P'ra eu não poder
dizer / Quem fez a minha desgraça.” (vol. 2, 129, III).
António Aleixo dénonce donc tous les mécanismes de domination auxquels le régime
salazariste a eu recours. Il s'en prend ainsi au paternalisme qui neutralise toute velléité
contestataire, la fausse amitié des puissants à l'égard du petit peuple étant comparée à un piège :
“Essa amizade é suborno / Ou talvez uma esparrela / Não vale a ponta de um corno / Ai dos que
confiam nela.” (vol. 2, 216, VI).
Le corollaire du paternalisme est le clientélisme, d'où la figure récurrente et populaire du
cireur de chaussures qu'Aleixo utilise pour décrire cette pratique courante :
Se eu algum dia mandasse,
Só para me divertir,
Engraxadores sem caixa,
Punha-os todos a servir.
Havia p'ra aí um graxa
Que era muito meu amigo.
Agora engraxa sem caixa,
Já se não fala comigo. (vol. 2, 217, III-IV)
Le clientélisme est très bien perçu par le poète comme un facteur de corruption généralisée
et d'injustice sociale : “Engraxadores sem caixa / Há aos centos na cidade, / Que só usam da tal
graxa / Que envenena a sociedade.” (vol. 1, 30, III). Plus sarcastique encore, voici comment
Aleixo décrit ceux qui cherchent par tous les moyens à percer dans la bonne société : “Na
sociedade dos ricos, / Forçado pela vaidade, / Há quem faz do cu três bicos / P'ra entrar na
sociedade.” (vol. 2, 71, III). Ce système peut aussi s'avérer machiavélique puisqu'il permet
parfois de se débarrasser d'un adversaire en douceur : “Não lhe atires com baionetas / Se queres
deitá-lo abaixo : / Atira-lhe antes um 'tacho'. / … O resto são tretas.” (vol. 2, 71, V). Le
clientélisme est par conséquent un système bien verrouillé où chacun trouve son compte au prix
de sordides compromissions.
Mais le népotisme a aussi des conséquences redoutables dans la vie politique car les
oligarques achètent ainsi les votes des électeurs qui se trouvent en situation de faiblesse. Dans
Farmácia de Aldeia, le pharmacien ne laisse planer aucun doute sur son intention de recueillir
un maximum de suffrages aux élections en baissant considérablement le prix des médicaments :
“Vamos ver, nas eleições, / Quem é capaz de levar / Maior soma de votantes.” (vol. 2, 167, I),
40
4
déclare-t-il, excédé. Dans cet auto, notons qu'Aleixo met en scène un notable qui
1
brigue un mandat électoral, un prêtre et un régisseur qui le soutiennent : on retrouve ainsi les
trois acteurs principaux du caciquisme, pratique très répandue au XIXe siècle notamment en
milieu rural56, ce qui montre l'immobilisme des campagnes portugaises qui fonctionnent comme
un espace fermé, immuable.
Le régime salazariste peut donc perdurer en toute quiétude, d'autant plus qu'il sait utiliser
la démagogie et le populisme. L'étudiant de l'Auto do Ti Jaquim l'a très bien compris, qui répond
à ceux qui lui reprochent de ne pas aimer le football, véritable opium du peuple : “Isso, isso,
pensam na bola / P'ra não pensarem na vida!…” (vol. 1, 188) ; mais le barbier, aliéné comme les
autres villageois, lui rétorque : “Pois claro! A bola distrai ; / É um alívio p'rà gente… / Toda a
gente lhe acha graça.” (vol. 1, 188). Ces paroles, mises dans la bouche de ce personnage,
expriment au passage le scepticisme du poète quant à la capacité réelle du peuple à transformer
la société. Ce n'est pas surprenant car le régime salazariste s'efforce par tous les moyens de
distraire les petites gens de leurs misères, stratégie populiste qui vise à les empêcher de devenir
des citoyens critiques :
P'ra escolas não há bairrismo,
Não há amor nem dinheiro.
Por quê? Porque está primeiro
O Futebol e o Ciclismo!
Desporto e pedagogia
Se os juntassem, como irmãos,
Esse conjunto daria,
Verdadeiros cidadãos!
Assim, sem darem as mãos,
O que um faz, outro atrofia.
[…………………………………]
Convém manter o Zé bem distraído
Enquanto ele se entrega à diversão,
Não pode ver por quantos é comido
E nem se importa que o comam, ou não. (vol. 2, 188, II-III et 189, IV)
56 Voir à ce sujet Pedro Tavares de Almeida, Eleições e Caciquismo no Portugal Oitocentista (1868-1890),
Lisbonne, Difel, 1991, p. 104, 167-168.
41
4
Naturellement, le régime assurera la promotion des arts et des traditions
2
populaires57, autre piège que dénonce le poète :
Essas coisas regionais
Que mandam à exposição
São as menos, porque as mais
Fazem dor no coração.
[……………………………]
Para que o povo ignore
A miséria que o consome
Mostra-lhes então o folclore
P'ra que se esqueça da fome. (vol. II, 216, III, V)
Dans ces vers, Aleixo fait sans doute allusion à la grande Exposition du monde portugais,
où l'on pouvait visiter le pavillon des Douceurs régionales, que Salazar inaugura en juin 194058.
Pour flatter l'orgueil et les goûts du peuple, un concours fut même organisé sous la dictature
pour découvrir “le village le plus portugais du Portugal”59, et le régime salazariste attacha
beaucoup d'importance au merveilleux chrétien, lequel attirait de plus en plus de pèlerins à
Fatima qui, d'après l'historien Yves Léonard, “se révèle propice à une intense utilisation
politique”60. Cette promotion de la culture populaire n'est pas surprenante dans un Portugal
salazariste foncièrement rural61.
La propagande et la désinformation font aussi leur œuvre, comme en témoignent ces deux
strophes :
Ouvir alguém é tolice P'la Rádio, só tinha int'resse
Se alguém que fala ouvisse
As respostas que eu lhe desse…
57
Kenneth Maxwell évoque la “pomposa promoção da cintilante cultura popular, música e arte do interior
de Portugal” assurée par la dictature corporatiste portugaise (op. cit., p. 40).
58 Voir Christian Auscher, op. cit., p. 136-138, et Yves Léonard, op. cit., p. 100-101.
59 Voir Doré Ogrizek, op. cit., p. 426.
60 Voir Yves Léonard, op. cit., p. 117-118.
61 Commentant le livre de Fernando Rosas, Salazarismo e Fomento Económico, 1928-1948 (Lisbonne,
Editorial Notícias, 2000), Rodrigues da Silva écrit ceci : “Salazar sabe-se, aliás, para onde pendia (ainda em 65, a
três anos de cair do poder, num discurso, confessava 'preferir a agricultura à indústria', louvando a terra e a sua
'vocação de pobreza'). Daí que o travão político à industrialização tivesse sido reforçado até ao início dos anos 60
(início da Guerra Colonial, que ditaria novas regras) [...]” (“O Primado da Política”, Jornal de Letras, Artes e
Ideias, n° 781, 6-19 septembre 2000, p. 34).
42
4
3
Mas assim, creia, aborrece
Ouvirmos tanta aldrabice!
Falaste-me em liberdade
E eu julguei que era verdade.
Desconhecia o teu fraco ;
Mas já deixei de ser bruto,
Não gosto do teu charuto,
Não fumo desse tabaco! (vol. 2, 142, II-III)
Ainsi, la presse, sous l'œil sourcilleux de la censure, n'offre aucun débat démocratique et
contradictoire, se limitant à proposer une image lisse, consensuelle de la société de Salazar. Cela
n'empêchera pas le poète, dans la deuxième strophe reproduite ci-dessus, de rejeter le système
salazariste, identifié du reste au système capitaliste auquel l'image du cigare sert de métaphore
convenue ; au passage, Aleixo fait allusion aux élections libres promises par le dictateur,
lesquelles n'ont jamais eu lieu. Il revient d'ailleurs sur cette promesse dans ce quatrain62 :
“Prometem ao Zé Povinho / Liberdade, Lar e Pão… / Como se o mundo inteirinho / Não
soubesse o que eles são!” (vol. 2, 151, IV). Les dirigeants politiques ne tiennent donc pas leurs
promesses grâce auxquelles ils se maintiennent au pouvoir : “Se quereis manter os povos / Com
fome e sem desacato, / Fazei-lhe discursos novos / Que prometam pão barato.” (vol. 2, 212, VI).
En outre, ils musellent, par la censure, les journaux qui leur sont défavorables afin de
donner l'impression au peuple que tout va pour le mieux dans le meilleur des monde, idée
subtilement exprimée dans ces quelques vers : “Não preciso ser nababo / P'ra compreender, entre
tantos / - Que diabo fazia 'O Diabo'63 / Na terra onde só há santos?!…” (vol. 2, 150, IV). Aleixo
reproche aux médias, contrôlés par le régime salazariste, de ne pas s'intéresser à la réalité sociale
du pays :
Agabaltic64 é profundo,
62
On peut lire ceci en note : “A Salazar, quando este, em 1945, hipocritamente prometeu eleições 'tão livres
como na livre Inglaterra'.” (voir note 11, p. 151). Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les démocrates
portugais, qui avaient assisté à la défaite des dictatures allemande et italienne, avaient réclamé des élections libres,
comptant sur l'appui des démocraties européennes mais, à la suite des accords de Yalta, le Portugal se retrouva sous
la dépendance des Etats-Unis qui commençaient à emprisonner les communistes. Les Etats-Unis, qui s'engageaient
ainsi dans la Guerre Froide, virent alors dans Salazar un allié efficace en matière de lutte anticommuniste. Le
dictateur portugais pouvait donc refuser l'ouverture démocratique qu'il avait pourtant promise (voir l'article
consacré au peintre antifasciste Marcelino Vespeira de Maria Leonor Nunes, “A Pintura no Corpo”, Jornal de
Letras, Artes e Ideias, n° 780, 23 août-5 sept. 2000, p. 14, 16 ; voir également Christian Auscher, op. cit., p. 138139).
63 O Diabo est un journal qui cessa de paraître en raison d'une décision de la censure salazariste (voir note
n° 9, p. 150).
64 Il s'agit d'une marque d'appareils de radio (voir note n° 1, p. 218).
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4
4
Pois no saber tem tal graça
Que sabe dizer ao mundo
O que no mundo se passa.
[……………………………]
Só o mártir do Calvário
Soube justiça fazer
Aos que choram por não ter
O pão que a outros sobeja,
Isto é digno que se veja,
Anda cá se queres ver. (vol. 2, 218, I et 219, I)
Aleixo invite donc les journalistes à montrer la misère des gens de peu, mais la presse
préfère rendre compte de ce qui se passe à l'étranger car c'est plus commode. Ainsi, la
propagande65 permet de conditionner le peuple : “O povo do meu país, / P'ra se esquecer que
não come, / Lê a imprensa que diz / Que em Portugal não há fome.” (vol. 2, 148, IV) ; elle
permet aussi de calmer son impatience : “Esperar é sempre um inferno ; / Coitado de quem
espera / Pelo 'Socorro do Inverno' / - Que só vem na Primavera!” (vol. 2, 147, V). La
dénonciation d'un régime qui ne fait rien pour les pauvres prend, dans ce dernier quatrain
populaire, des accents lyriques : on passe ainsi de l'ironie acide à l'émotion sincère face à un
ordre social cynique et inégalitaire.
Le régime savait aussi jouer avec les peurs des petites gens en agitant l'épouvantail du
communisme dénoncé comme dangereux dans un pays profondément catholique : “Com uma
gravata vermelha?!… / Tem cuidado, não te esqueça : / - Que Salazar aconselha / Muitas cores,
menos essa.” (vol. 2, 148, I) ; cet avertissement reflète au demeurant l'enracinement du parti
communiste, illégal sous la dictature, dans le sud du pays où le prolétariat agricole est exploité
par les grands propriétaires66. C'est donc par la dérision cette fois que le courageux poète
condamne le sentiment anticommuniste qu'exalte le régime salazariste, qui est aidé en cela par
l'Eglise67. António Aleixo pousse même la provocation jusqu'à dire qu'il est un sympathisant du
parti communiste, entre autres : “Vós podeis chamar-me louco ; / Democrata ; socialista… / E
comunista também. / Que sou de tudo isso um pouco , / Pois sou uma coisa mista / Do bom que
tudo isso tem!” (vol. 2, 118, IV) ; il se définit donc comme un démocrate au pays de la dictature,
65
Il existait, sous la dictature, un Secrétariat à la Propagande Nationale ; voir Yves Léonard, op. cit., p. 73.
Voir à ce sujet Kenneth Maxwell, op. cit., p. 33.
67 Voir Yves Léonard, op. cit., p. 116, 118 ; voir aussi Kenneth Maxwell, op. cit., p. 90, 128, 134, 158.
66
44
4
où le marxisme, d'après Graça Silva Dias, ne commence à imprégner vraiment les
5
mentalités qu'à partir des années 5068.
Quant à l'Algarve, il joue un rôle non négligeable dans la propagande salazariste. Cette
région sert en effet de vitrine alléchante à la dictature portugaise, à l'intérieur comme à
l'extérieur du pays69. António Aleixo, afin de ménager une chute particulièrement critique,
commence par célébrer, sur un ton emphatique, le charme de son “Algarve adorado!” (vol. 2,
174, I) :
Meu Algarve encantador,
P'ra o poeta e p'ra o pintor
Tens motivos de sobejo…
Até eu, se tivesse arte,
Queria ao mundo mostrar-te
Como te sinto e te vejo.
Meu Algarve encantador,
A part [sic]70 da tua alegria,
Tens o encanto, a magia,
Das amendoeiras em flor. (vol. 2, 177, I-II)
Débute alors la déconstruction de cette image idyllique de l'Algarve :
Meu q'rido Algarve, em Janeiro,
Ao turista endinheirado,
Escondes o corpo ulcerado
No fatinho domingueiro.
Só vêem flores os olhos
Desses ilustres senhores,
Mas no Algarve, os abrolhos
São muito mais do que as flores.
68
Voir Graça Silva Dias, (art. cit., p. 504).
Cf. Kenneth Maxwell : “O Estado esbanjava verbas públicas em hotéis turísticos, principalmente nos
hotéis de luxo, muitos dos quais de propriedade e gerência estrangeira. Na sua maior parte, os turistas estavam
protegidos e isolados em instalações de alto nível, que se apinhavam no Verão com pessoas corpulentas vindas do
Norte da Europa em busca de sol e que se esvaziavam no Inverno para receber alguns portugueses.
O turismo tinha também iniciado uma tendência especulativa na construção e nas operações de compra e
venda de propriedades, pelo que teve algumas consequências sociais dúbias. No Algarve, muitos portugueses
viram-se expropriados num período muito curto. Casas de férias, por vezes até complexos de veraneio, foram
construídos em terras públicas transferidas indevidamente para a propriedade privada por autoridades municipais
corruptas.” (op. cit., p. 40).
70 Pour que ce vers ait un sens, il faudrait lire A par ; on retrouve d'ailleurs la locution prépositive a par de
dans une autre strophe (voir vol. 2, 182, I).
69
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4
Mas quem, como eu, o conhece,
Sabe que ele infelizmente,
Por dentro é muito diferente
Do que por fora parece. (vol. 2, 177, III et 178, I-II)
6
António Aleixo reprend donc à son compte, pour mieux le détruire, le cliché selon lequel
tout est beau en Algarve, où, du reste, il fait toujours beau (vol. 2, 175, I-III) ; dans cette
évocation qui avait commencé de manière bucolique, comme dans un guide touristique, la
destruction du cliché se veut lapidaire, d'où le recours à l'image dépréciative de l'abrolho, plante
épineuse, qui sert de contrepoint aux amandiers en fleur ; au bonheur du touriste riche s'oppose
par conséquent le malheur des algarvios pauvres, ce mot, au pluriel, connotant les peines que
l'on peut endurer. L'image touristique et folklorique de l'Algarve est donc habilement détournée
à des fins de critique sociale : en effet, l'Algarve pour les touristes n'a rien à voir avec l'Algarve
profond, laborieux et rural. Même l'océan, auquel les Portugais sont très attachés et qui attire les
estivants en Algarve, est volontairement dépoétisé puisqu'il sert paradoxalement à donner une
image négative du monde, laquelle ouvre une strophe : “Neste mundo, mar de abrolhos [...]”
(vol. 2, 94, V). António Aleixo s'emploie donc à battre en brèche l'image de bonheur rassurante
que tout dictateur s'efforce de donner du peuple qu'il gouverne.
Cependant, le poète déjoue la propagande salazariste71 car, dans son œuvre, il se montre
toujours sceptique face au changement annoncé :
Vós que lá do vosso império
Prometeis um mundo novo,
Calai-vos, que pode o povo
Q'rer um mundo novo a sério.
Depois de tanta desordem,
Depois de tam dura prova,
Deve vir a nova ordem,
Se vier a ordem nova. (vol. 1, 25, II-III)
Il se méfie donc du discours religieux et du discours politique dominants qui promettent
tous deux un “ordre nouveau” :
Ao querer saber como a gente
Neste planeta aparecemos,
71 Graça Silva Dias n'exclut pas la possibilité que ces deux strophes visent les vainqueurs du nazisme (art.
cit., p. 510).
46
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Li os dois livros melhores…
E neles, sinceramente,
Apenas vi que não temos
Duas mentiras maiores. (vol. 2, 118, III)
7
Le sens pratique qui caractérise les ruraux l'incline à ne pas ajouter foi aux beaux discours
contenus dans les livres. Malgré tout, il espère ce changement, mettant en garde les tyrans qui
redoutent tous l'émergence de la conscience politique :
Porque o povo diz verdades,
Tremem de medo os tiranos,
Pressentindo a derrocada
Da grande prisão sem grades
Onde há já milhares de anos
A razão vive enjaulada. (vol. 2, 180, I)
Sans liberté d'expression, le peuple vit dans une “grande prison sans barreaux”, métaphore
utilisée par Aleixo qui sait, par expérience, que plus on opprime les hommes plus on exalte chez
eux le sentiment de liberté : “Para que tentas prender / Um pensador de talento? / Não vês que
vais dar, sem q'rer, / Liberdade ao pensamento!” (vol. 2, 129, I).
Les strophes que nous venons de citer acquièrent ainsi une grande intensité en raison de
leur caractère prophétique. La recherche de l'intensité a d'ailleurs pour but, nous semble-t-il, de
frapper l'auditoire, dont le poète populaire ne saurait se passer. Comme on l'aura remarqué,
l'intensité est aussi créée par un jeu d'échos et des répétitions, qui, d'après Zumthor, caractérisent
la poésie orale72. Il est à noter également que les mots importants comme “mundo novo” ou
“nova ordem”, par exemple, qui visent à provoquer une réaction chez les auditeurs, se font écho,
parfois au moyen du chiasme (“nova ordem” et “ordem nova”) ou du parallélisme de certains
termes (“prisão” et “enjaulada”), pour donner plus de force à ces vers incantatoires qui
présentent alors l'allure d'une prophétie, fatidique pour ceux qui en sont la cible, à savoir les
puissants qualifiés ici de tyrans.
Enfin, le poète, pour souligner le retard politique et culturel de son pays, rappelle aux
oppresseurs et aux opprimés que l'oppression d'un peuple “en plein siècle des Lumières” est un
anachronisme, une pratique politique d'un autre âge : “Em pleno século das luzes, / A par da
pobreza nua, / Andam com opas e cruzes / E Pais-do-Céu pela rua!” (vol. 2, 182, I) ; refusant la
72
Toutefois, après avoir évoqué “les échos sonores de toute espèce” et la récurrence de “toute espèce de
répétition et de parallélisme”, Paul Zumthor ajoute ceci : “Aucun de ces procédés n'est le propre exclusif de la
poésie orale.” (art. cit., p. 401).
47
4
sujétion, les forces nuisibles du mysticisme, de la superstition et de l'obscurantisme,
8
il invite donc le peuple à réagir.
VI. LES VALEURS PAYSANNES : LA GRANDEUR DU MONDE RURAL
Ainsi, António Aleixo ne se complaît pas dans une vision misérabiliste du monde rural,
raison pour laquelle il veut montrer la force morale de ces gens rustres mais courageux qui
luttent pour survivre. Il exalte donc les valeurs du monde rural qui reposent sur des principes
moraux traditionnels, et il les oppose aux contre-valeurs du monde des puissants, fondées quant
à elles sur l'individualisme, l'égoïsme, l'hypocrisie et le cynisme. Notons que la ruralité se
manifeste de manière flagrante dans la langue, parfois crue, qu'il utilise, dans les proverbes qu'il
cite parfois, et dans les images agraires qu'il emploie volontiers : c'est ainsi, par exemple, qu'il
compare souvent les hommes à des animaux, domestiques notamment.
A lire son œuvre, on a le sentiment que la misère préserve en quelque sorte le monde rural,
où l'on peine, de la perversion, du péché. Naturellement, il s'agit d'une vision parfois simpliste,
souvent manichéenne du monde rural, où la violence circule aussi et où certaines perversions se
font jour, ce qui n'a pas échappé d'ailleurs à Aleixo. Toutefois, cette vision dichotomique du
monde contribue à faire de l'espace rural un lieu mythique de pureté.
Remarquons tout d'abord que le poète met très souvent l'accent sur la faculté de souffrir
des petites gens. C'est que la souffrance, d'après la morale chrétienne dont se réclame l'auteur,
aurait une vertu purificatrice et une vertu didactique car grâce à elle on apprendrait ce qu'est la
vie: “viver é sofrer” (vol. 1, 44, I), rappelle-t-il. António Aleixo valorise par conséquent la
capacité à endurer la souffrance des gens pauvres : c'est là que réside, à ses yeux, leur véritable
grandeur. En effet, il faut “saber / suportar essa pobreza!” (vol. 1, 41, III). L'idée d'endurance,
d'inspiration chrétienne, est aussi contenue dans cette strophe : “Deixa, por que o tempo corre /
Não deve o pranto correr ; / Neste mundo a gente morre / Só quando tem de morrer.” (vol. 1, 38,
IV) : il faut donc accomplir sa destinée avec courage et ne pas céder à la tentation du désespoir
ou du suicide (vol. 2, 192, II).
Le message est donc clair : les ruraux n'ont pas d'argent mais ils sont courageux et
vertueux. Aussi le poète recourt-il, pour valoriser la culture paysanne, à des antagonismes de
toutes sortes entre espace rural et espace urbain, la ville apparaissant en filigrane comme une
grande Babylone, ce qui s'accorde avec l'imaginaire populaire de la ville : “A vida na grande
terra / Corrompe a humanidade. / Entre a cidade e a serra / Prefiro a serra à cidade.” (vol. 1, 28,
IV).
48
4
A cet égard, il préfère la femme du terroir à la femme de la ville : la première a
9
su rester simple, authentique, la seconde, qui se maquille, s'habille et marche de manière
provocante, est dénoncée comme frivole, calculatrice, voire dépravée (vol. 2, 81-82). Aussi
glorifie-t-il la beauté naturelle des campagnardes, dans lesquelles se reflète la beauté sans
artifice de la nature féconde environnante, comme nous allons le constater dans cette pièce
poétique, à laquelle l'anaphore initiale confère d'emblée un ton volontairement incantatoire :
És tu que não tens maldade,
És tu que tudo mereces,
És, sim, porque desconheces
As podridões da cidade.
[..................................]
És como a rosa em botão,
Tu és pura e imaculada.
[..................................]
Depois, pelos campos fora,
É grande a tua pureza,
Cantando com singeleza,
O que ainda mais te realça,
exposta ao sol e descalça,
Cheia de graça e beleza.
Teus lábios nunca pintaste,
És linda sem tal veneno :
Toda tu cheiras a feno
Do campo onde trabalhaste ;
És verdadeiro contraste
Com a tal flor delicada
Que só por muito pintada
Nos poderá parecer bela ;
Mas tu brilhas mais do que ela,
Tu és a flor minha amada.
[..................................]
As coisas mais belas são
Como as cria a Natureza,
E tu tens toda a grandeza
Dessa beleza que almejo,
Tens tudo quanto desejo,
És a gentil camponesa. (vol. 2, 51-52)
La femme du terroir est donc l'exemple le plus accompli de la “mulher portuguesa, / Que
mostra, com singeleza, / As suas naturais cores... / Como o Abril mostra as flores, / Como o sol
mostra riqueza.” (vol. 1, 100, II). Par ailleurs, il rend hommage au travail toujours soigné que
49
5
réalisent les “costureirinhas pobres” (vol. 2, 157, III), c'est-à-dire les femmes du
0
peuple, qui participent activement à l'économie familiale dans la société rurale :
Costureirinha bonita
Vestes com tanta hab'lidade
Que quase não se acredita
Que o teu vestido de chita
Seja chita de verdade.
Se à humildade só resta
O que à vaidade sobeja,
A chita humilde e modesta
Vale mais quando é honesta
Do que a seda que o não seja. (vol. 2, 157, I-II)
D'une manière générale, le travail est une valeur que la nécessité, et la morale
traditionnelle, ont profondément ancrée dans la culture rurale, qui condamne la paresse, attribuée
aux riches, qui n'ont rien fait pour mériter leur richesse, celle-ci paraissant toujours suspecte aux
yeux du poète populaire : “Quem trabalha e mata a fome / Não come o pão de ninguém ; / Mas
quem não trabalhe e come, / Come sempre o pão de alguém!” (vol. 2, 135, III) ; à ce sujet, on lit
encore : “A fartura ao pé da fome, / Raramente se dá bem : Quase sempre quem tem come / À
custa de quem não tem!” (vol. 2, 136, II). C'est ainsi qu'il condamne la “nobreza postiça, / Irmã
gémea da preguiça” (vol. 2, 180, II).
D'autre part, l'économie familiale en milieu rural est dépendante du travail de la terre.
Aussi le respect de la nature, plus que l'amour de la nature, constitue-t-il une autre valeur
paysanne importante : “Onde nasceu o autor / Com forças p'ra trabalhar / E fazer a terra dar / As
plantas de toda a cor?...” (vol. 2, 57, II). Les mystères de la nature, généreuse et apaisante,
favorisent la croyance en un dieu protecteur. Les ruraux, eux, savent lire le grand livre de la
Nature, avec la majuscule, et ils en tirent des enseignements car c'est là que se trouvent “As
lições mais interessantes / No livro mais ilustrado / Que se chama Natureza.” (vol. 2, 174, I).
Dans cette vénération, ce respect et cette humilité devant la nature on retrouve une des
expressions de la sagesse populaire.
Par ailleurs, la solidarité communautaire constitue un autre fondement de la société rurale.
A ce propos, l'étudiant, dans l'Auto do Ti Jaquim, rappelle aux villageois les règles de l'entraide
sociale, qui devrait spontanément s'exercer à l'égard du vieux maçon : “Se viveu honradamente /
Não deve acabar p'ra aí… / Fez casas p'ra toda a gente / E não tem casa p'ra si.” (vol. 1, 180).
Selon le principe de réciprocité, celui qui a contribué au bien commun, et qui s'est montré lui-
50
5
même solidaire des autres en répartissant “O dinheiro que ganhava” (vol. 1, 199),
1
doit pouvoir compter sur l'aide du groupe social auquel il appartient, surtout s'il est moralement
irréprochable.
Nous arrivons ainsi à ce qui, aux yeux du poète, fait la fierté et la grandeur du peuple, à
savoir sa valeur morale : selon le vertueux étudiant de l'Auto do Ti Jaquim, il vaut mieux en effet
se distinguer “Pelo seu valor moral, / E nunca pelo dinheiro.” (vol. 1, 196). C'est que l'argent est
un signe trompeur d'honorabilité, de respectabilité : “Há pessoas muito altas / De nome ilustrado
e sério, / Porque o oiro tapa as faltas / Da moral e do critério.” (vol. 1, 31, II). Ainsi, le rejet d'un
modèle économique fondé sur le profit se double d'un rejet d'un ordre moral basé sur la réussite
individuelle qui mettrait en danger les liens communautaires, indispensables à l'équilibre social,
voire à la survie de la société rurale.
Par conséquent, ce n'est pas l'argent, qui fait d'ailleurs défaut, mais la valeur morale qui
compte dans le monde rural. Cette expression très englobante renvoie à des principes moraux
traditionnels, comme la fidélité conjugale par exemple : “Casado que arrasta a asa / À mulher
deste e daquele, / Merece que tenha em casa / Outro homem em lugar dele.” (vol. 1, 26, IV).
Mais dans l'ordre moral dont António Aleixo fait la promotion, l'honnêteté apparaît comme la
vertu cardinale : “A fome, a dor, a tristeza / São - por nossa inf'licidade - / O preço por que a
pobreza / Paga a sua honestidade.” (vol. 2, 136, I). La dignité, et même la supériorité des
pauvres, résident donc dans le fait qu'ils savent malgré tout rester honnêtes.
Dans le monde des humbles, comme on les appelait autrefois, l'humilité et la simplicité,
opposées à l'ambition et à la vanité (vol. 2, 222, II) qui ravageraient le monde des riches, sont
aussi très souvent valorisées (vol. 2, 157, II)73, ainsi que la franchise, opposée au mensonge et
au cynisme (vol. 2, 222, I-II). Voici ce qu'écrit le poète au sujet de la sincérité : “Gosto do preto
no branco, / Como costumam dizer : / Antes perder por ser franco / Que ganhar por não o ser.”
(vol. 1, 48, II). Une fois de plus, ce n'est pas l'intérêt personnel qui doit unir les hommes. Et,
recourant à la dialectique des contraires, voici ce qu'António Aleixo écrit à propos de la vérité et
du mensonge : “P'ra provocar ódio e ira / Ao cinismo e à vaidade, / Cuspo na face à mentira, /
Beijando os pés à verdade.” (vol. 2, 124, II). Ce souci de la vérité chez Aleixo débouche du reste
sur une révolte critique contre l'oppression et l'injustice.
La pudeur, qui veut qu'on souffre en silence, est une autre vertu mise en exergue par le
poète (vol. 1, 86, V). Dans sa lettre, Ti Jaquim révèle qu'il a stoïquement supporté sa misère sans
73 Selon Graça Silva Dias, l'idéalisation du pauvre empêche en réalité la prise de conscience d'une situation
inégalitaire, contribuant ainsi à l'aliénation des masses (art. cit., p. 438-440)
51
5
rien dire pendant deux ans (vol. 1, 204, III) ; c'est une forme de courage, le courage
2
étant également une grande valeur paysanne. C'est pourquoi Ti Jaquim ne veut pas qu'on attribue
son suicide à un manque de courage (vol. 1, 204, II).
Le sens du devoir doit aussi l'emporter sur le goût du pouvoir, qui peut conduire ceux qui
le cherchent à bien des compromissions : “Julgando um dever cumprir, / Sem descer no meu
critério, / - digo verdades a rir / Aos que me mentem a sério!” (vol. 1, 46, I).
António Aleixo montre donc avec insistance que les pauvres n'ont pas d'argent mais qu'ils
ont des valeurs, réhabilitant ainsi le monde rural ; par conséquent, la plus grande dignité du
peuple consiste à être honnête et honorable : le pauvre tient à son honneur, les riches recherchent
quant à eux les honneurs (vol. 2, 64, III). C'est de cette manière que le peuple prend sa revanche
sur les puissants. En résumé, on observe que dans l'œuvre du poète, les valeurs bourgeoises et
urbaines, égocentriques et fondées sur l'individu et la réussite individuelle, sont dévaluées au
profit des valeurs rurales traditionnelles.
Conclusion
Si l'on procède à une lecture attentive de l'œuvre d'António Aleixo, on ne peut que mettre
l'accent sur le caractère politique et, parfois, polémique, de sa poésie et de son théâtre, ainsi que
sur la valorisation du monde paysan et de ses valeurs ; cette valorisation n'empêche d'ailleurs pas
une vision critique de ce même monde, présenté parfois comme pétrifié dans son obscurantisme.
Ainsi donc on assiste à l'émergence d'une véritable conscience politique en milieu rural, c'est-àdire là où l'on s'attendait le moins à la voir s'exprimer avec autant de virulence. Toute l'œuvre de
ce poète populaire témoigne d'un évident sens critique : on s'aperçoit sans peine qu'il maîtrisait
son art dont il mesurait clairement la portée. L'opposition entre littérature populaire et littérature
cultivée, au demeurant révélatrice du clivage entre l'espace rural et l'espace urbain, nous
semblera donc bien peu pertinente.
D'autre part, la vision manichéenne du monde du poète nous paraîtra simpliste aujourd'hui,
mais elle permet de mettre en relief les inégalités sociales. Elle nous introduit en effet dans un
monde nettement bipolaire, nous renvoyant au fossé et aux préjugés qui séparent les riches et les
pauvres, et aux tensions sociales très vives qui existaient dans la société salazariste, telle qu'elle
est représentée dans l'œuvre d'António Aleixo. A ce propos, on aura remarqué que le triptyque
exploitation/misère/souffrance parcourt l'œuvre du poète d'un bout à l'autre. En réalité, la
thématique sociale, qui l'emporte nettement sur la thématique amoureuse, est une nécessité
imposée par le monde rude et violent dans lequel il a vécu au temps de Salazar :
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5
E, em vez de se cantar a formosura
Da mulher elegante e de bom porte,
Cante-se quem motivou a desventura
Daqueles que merecem melhor sorte
- E que, cavando a própria sepultura,
Buscando a vida, só acham a morte!… (vol. 2, 110, II)
3
L'œuvre d'Aleixo est donc importante en raison de son contexte : en effet, le poète fait
entendre sa voix réprobatrice, contestataire même, dans un Portugal rural archaïque, pauvre,
muselé par le régime répressif salazariste et, surtout, résigné. Cette œuvre vaut par sa capacité à
exprimer sans mièvrerie aucune, sans pathétisme facile, larmoyant, mais plutôt de façon
lapidaire, la douleur des petites gens acculées à la misère, d'ici et d'ailleurs, ce qui confère au
texte une singulière universalité. Mais António Aleixo ne se complaît pas dans une vision
misérabiliste du monde rural, montrant la force morale de ces gens rustres mais courageux qui
luttent dignement pour survivre.
En outre, il a voulu donner une image en “négatif”, c'est-à-dire anti-folklorique de
l'Algarve, ce qui aboutit de manière subversive à la déconstruction d'un cliché, celui d'un
Algarve, vitrine du Portugal salazariste, où il ferait bon vivre : la réalité, on le sait en lisant
l'œuvre de ce poète populaire, était toute différente. L'Algarve d'António Aleixo n'est pas un
petit paradis terrestre mais le lieu de la souffrance, de la misère, du dur labeur et de l'exploitation
des pauvres.
Nous ne partageons donc pas tout à fait l'opinion de Graça Silva Dias, lequel, dans ses
conclusions, semble douter de la conscience de classe d'António Aleixo, qui a fait preuve d'une
grande lucidité et qui jamais ne s'est trompé de cible :
A consciência possível de António Aleixo detém-se no registo e na
censura de injustiças sociais (que sente na própria carne), sem pôr em causa a
sociedade de classes ou modificar significativamente a sua visão do mundo. As
mudanças pareciam-lhe ser obra dos iluminados - essencialmente os doutores.
Não eram, todavia, mudanças estruturais no sentido marxista-leninista e da
militância comunista da época. A sua óptica afigura-se, antes, a de um
reformismo assente na bondade, na ciência, no progresso, dos futuros
dirigentes.
[.....................................................................................………]
Tanto quanto a análise permitiu desvendar a cultura do poeta algarvio, a
sua mensagem, ao nível verbal das camadas populares e contaminada pela
ideologia pequeno-burguesa, parou onde esta última parava. O seu ideal não
passa pela subversão nem pela revolta. Está quase só enformado pela ideologia
do progresso, da ciência e da justiça, pressupondo que a libertação do povo se
faria pela mão dos intelectuais e pela via de reformas e da integração, em
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melhores condições de cultura e de vida, nos esquemas
(reformulados) da sociedade existente.74
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Pour nourrir la réflexion à ce sujet, faisons observer que des chanteurs engagés, comme
José Afonso ou Francisco Fanhais, ont mis en musique des textes d’António Aleixo75. Nous
pensons, quant à nous, avoir contribué à compléter et à nuancer l'analyse de Graça Silva Dias,
dont l'essai est incontournable car il montre comment l'œuvre du poète reflète la littérature
traditionnelle, ainsi que le contexte culturel, idéologique et mental où elle a vu le jour ; notons
au passage que les strophes sur l'Algarve, ainsi que l'auto intitulé Farmácia de Aldeia n'entrent
pas dans son champ d'étude, ce qui nous a d’ailleurs incité à revisiter l'œuvre d'António Aleixo
dans son ensemble.
Le présent travail, qui n'est pas exhaustif, nous a permis de faire une incursion dans la
littérature populaire, avec ses préoccupations, ses valeurs, son imaginaire, son esthétique,
laquelle préfère la communicabilité à la littérarité, cette dernière étant plus éloignée de la culture
populaire. C'est un domaine particulier car il est à la lisière de la littérature et de
l'anthroposociologie, tant il est vrai que la littérature populaire établit sans cesse un lien entre
littérature et société.
74
Ibid., p. 509-510.
Voir à ce propos Eduardo M. Raposo, Canto de Intervenção (1960-1974), Lisbonne, Biblioteca Museu
República e Resistência, 2000, p. 54, 55, 105.
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