A Istanbul, l`art se vend malgré les tensions

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A Istanbul, l`art se vend malgré les tensions
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Culture
Le Temps
Jeudi 3 septembre 2015
Marché de l’art
La chronique de
Nicolas Galley*
DR
A Istanbul, l’art se vend malgré les tensions
L’ascension
de l’Hôtel
des ventes
La foire
stambouliote
attire un
public de plus
en plus
nombreux et
est le témoin
d’un pays en
pleine
effervescence.
> Foire La troisième
édition
d’ArtInternational
Istanbul débute ce
vendredi
> Les organisateurs et
participants restent
optimistes en dépit
d’un climat politicoéconomique tendu
Catherine Cochard
Cet été, les nouvelles de Turquie n’étaient pas bonnes. Fin
août, le pays était à nouveau en
proie aux violences. A Istanbul et
en province, où huit soldats de
l’armée turque sont morts lors
d’une attaque du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la
plus meurtrière depuis le début
de l’offensive «contre le terrorisme». A ces problèmes sécuritaires s’ajoutent d’autres difficultés
politiques. Les élections législatives du 7 juin avaient vu le Parti de
la justice et du développement
(AKP, islamo-conservateur) perdre la majorité absolue. Les négociations entre d’une part l’AKP et
les sociaux-démocrates (CHP) et
d’autre part les nationalistes
(MHP) n’ont pu permettre la formation d’un gouvernement de
coalition, de nouvelles élections
législatives anticipées seront organisées le 1er novembre. Mise à
mal par ces incertitudes, la livre
turque a perdu – depuis le début
de l’année – 17% de sa valeur face
au dollar et à l’euro.
C’est dans ce contexte que la
troisième édition d’ArtInternational Istanbul ouvre ses portes
demain au Haliç Congress Center,
sur les rives de la Corne d’or, l’estuaire qui se jette dans le Bosphore. En moins de trois ans, la
manifestation turque dédiée à
l’art contemporain a réussi à s’imposer dans le calendrier des foires
qui comptent. Parmi les signes
qui en attestent, il y a les chiffres,
en constante augmentation: ceux
concernant la fréquentation
(20 000 visiteurs en 2013, 25 000
en 2014), les exposants (62 en
2013, 76 en 2014 et 87 en 2015) et
les ventes (environ 21 millions
d’euros en 2013 et 25 millions
d’euros en 2014). Il y a également
la fidélité de galeries internationales ayant intégré ArtInternational à leur budget annuel, comme
Victoria Miro, la Galerie Krinzinger (qui fait partie du comité de
sélection) ou Patricia Low.
«Nous avons noué des relations fortes avec de nombreux
collectionneurs turcs», explique
François Dournes, de la Galerie
Lelong, également présente à Art
Basel, Art Basel Miami Beach, Art
Basel Hong Kong ou encore la
FIAC (Foire internationale d’art
contemporain à Paris). «Si nous
avons fait le choix d’exposer à Istanbul, c’est aussi pour rencontrer la nouvelle génération
d’amateurs d’art, qui ne cesse de
croître.» Selon les organisateurs,
la ville compterait une vingtaine
de collectionneurs importants –
les familles Eczacibasis, Sabancis,
Elgiz et Koç pour ne citer qu’elles
– auxquels viennent s’ajouter plusieurs centaines d’acheteurs potentiels qui disposent des
moyens suffisants.
«Si nous avons choisi
d’exposer à Istanbul,
c’est aussi pour
rencontrer la nouvelle
génération d’amateurs
d’art»
C’est au cours des années 1990
que le marché de l’art prend
forme en Turquie, avec d’abord la
multiplication des maisons de
vente aux enchères et le succès de
la Biennale d’Istanbul, née en
1987. «Entre 2000 et 2005, les
principaux musées et espaces culturels de la ville ont vu le jour»,
explique Dyala Nusseibeh, directrice d’ArtInternational. La trentenaire – fille de Zaki Nusseibeh,
le conseiller culturel de Cheikh
Khalifa, l’émir d’Abu Dhabi et
président des Emirats arabes unis
– a pris la tête de la manifestation
en 2013 lors de la première édi-
tion. «Sandy Angus [le fondateur
de la foire et de Art HK, l’ancêtre
d’Art Basel Hong Kong, ndlr]
m’avait demandé d’estimer la faisabilité d’un événement de cette
envergure à Istanbul.»
La femme d’origine émiratie se
rend très vite compte du potentiel de la ville. «J’ai constaté le
succès de la biennale et le développement phénoménal des institutions à but non lucratif. J’ai
aussi rencontré des galeristes très
au fait de leur métier, organisant
des expositions de qualité et présents dans les foires internationales. J’ai surtout mesuré le dynamisme de la philanthropie, la
plupart des institutions muséales
étant financées par des fonds privés (entreprises et particuliers).
Sans oublier le nombre grandissant de collectionneurs turcs.»
Ces facteurs – couplés à la position de la ville, à moins de quatre
heures de vol de 50 pays d’Europe, d’Asie centrale et du MoyenOrient – ont convaincu Dyala
Nusseibeh qu’il s’agissait du lieu
idéal pour créer une foire. ArtInternational est aujourd’hui financée par Sandy Angus (président de la société Montgomery,
active dans l’organisation de manifestations comme India Art
Fair, Art16 London ou Photo
Shanghai) et le groupe Fiera Milano (le Salon du meuble de Milan, MiArt ou encore CeBit India).
«Cette année, nous profitons
de la présence d’œuvres de Taner
Ceylan à la Biennale d’Istanbul
pour présenter son travail dans
notre stand», explique Danielle
Mayer, de la galerie Paul Kasmin à
New York. C’est l’un des arguments de cette édition 2015 de la
foire: tous les deux ans, l’événement artistique stambouliote attire un public considérable. Les
signatures montrées dans le cadre de la manifestation jouissent
alors d’une importante publicité
et il est judicieux pour les galeries
de la foire de profiter de cette
émulation pour vendre les
œuvres de ces artistes.
Avec une croissance avoisinant
les 10%, la Turquie a été présentée
depuis près d’une décennie
comme un des chefs de file des
pays émergents, même si depuis
2012 l’économie connaît un ralentissement. En novembre 2014,
pour relancer la croissance, le
premier ministre Ahmet Davutoglu a annoncé un plan de développement économique visant à
faire passer le PIB à 1300 milliards de dollars d’ici à 2018 (contre 820 milliards en 2013), soit un
PIB par habitant de 16 000 dollars. Selon l’étude «Decades of
Wealth» publiée en juillet par la
société Wealth-X, d’ici à 2025, «la
position géostratégique de la Turquie et le développement continu de sa classe moyenne pourraient propulser le pays dans le
rang des 20 nations les plus riches». Ce sont ces projections-là
qu’écoutent les acteurs du marché de l’art présents à Istanbul
cette semaine!
L’ancienne usine Ilford se mue en laboratoire de l’art
> Galeries Les locaux fribourgeois de l’ex-fleuron de l’industrie chimique accueillent l’exposition «Hors Piste»
Que les visiteurs ne s’attendent
pas à voir des œuvres accrochées
sur des cimaises immaculées. A
Marly, la Fondation APCd a conservé tels quels les espaces de l’exusine Ilford. Aux artistes de trouver la façon de présenter leur
travail dans l’ancienne station
d’épuration, les cuves chimiques
ou les chambres froides du site industriel. Fondée par le galeriste
Pierre Eichenberger, la structure
dédiée à l’art contemporain s’est
installée il y a près de neuf mois au
milieu des entreprises du Marly Innovation Center, dans le canton
de Fribourg. Hormis la gestion
des archives de l’ex Galerie APC
(un millier d’œuvres réunies depuis la fin des années 60 jusqu’à
aujourd’hui), l’institution – finan-
cée uniquement avec des fonds
privés – continue à développer son
activité de vente et promotion tout
en apportant une réflexion autour
de l’art actuel. Trois questions à
Philippe Clerc, directeur général
de la Fondation APCd et directeur
artistique de la collection.
Le Temps: Vous voulez «explorer les
chemins qui mènent à l’art, loin de
l’autoroute qui va directement à
Bâle». Qu’entendez-vous par là?
Philippe Clerc: Nous ne voulons
pas faire de la dissidence en
rejetant l’art tel qu’il est considéré
par le marché. Nous constatons
seulement qu’aujourd’hui la
majeure partie des collectionneurs achètent des œuvres pour
la plus-value potentielle qu’ils
vont en tirer. Nous souhaitons
remettre les artistes au centre.
Notre but n’est pas de dire ce qu’il
faut aimer mais de donner des
clés de compréhension, de retrouver l’émotion qui permet
d’accéder aux œuvres.
– Pourquoi avoir choisi de vous
installer au milieu d’entreprises,
au sein d’un ancien laboratoire
chimique?
– Tout d’abord, le site est fantastique, il laisse une liberté immense
aux artistes et permet à la fondation de s’étendre. Et puis nous
avons été très bien accueillis par
les voisins, je pense que pour eux
c’est une aubaine d’avoir un
apport culturel dans une zone
industrielle. Enfin, si vous instal-
lez aujourd’hui une fondation à
Genève ou Zurich, vous n’êtes
qu’une nouvelle adresse parmi
d’autres. A Fribourg, l’offre étant
limitée, nous sommes plus visibles. Seul bémol: notre situation
excentrée. Mais le public, les
collectionneurs et les artistes se
sont montrés très enthousiastes.
– Quelles sont les différentes
activités de la fondation?
– Nous organisons des expositions de groupe autour d’un
thème principal qui mêlent des
œuvres de la collection et des
travaux d’autres artistes n’en
faisant pas partie. Des événements – comme des concerts –
viennent rythmer les deux mois
d’exposition. Une autre de nos
activités, c’est le soutien – logistique ou financier – que nous
apportons à d’autres institutions,
l’idée étant de créer des synergies.
Ainsi, nous venons de remettre
un prix de 10 000 francs à la
Galerie La Ferronnerie à Paris.
Enfin, notre troisième activité
consiste en la création d’un blog
qui étudie le monde de l’art. Sur
cette plateforme encore en cours
de développement, professeurs,
artistes et critiques apporteront
leur analyse. Propos recueillis
par Catherine Cochard
Hors Piste. L’exposition est ouverte
au public les 5, 6, 18 et
19 septembre de 12h à 18h ainsi que
sur rendez-vous. fr.apcdfondation.com
Il y a moins de dix ans, Bernard
Piguet rachetait l’Hôtel des ventes.
L’hégémonie des huissiers judiciaires, exception genevoise issue du
Code Napoléon, ne laissait pas
présager la réussite d’un jeune
commissaire-priseur, aussi compétent qu’il puisse être. D’autres s’y
étaient déjà cassé les dents. C’était
compter sans la persévérance de ce
diplômé d’HEC ayant complété ses
connaissances en histoire de l’art à
Londres. Misant sur une stratégie à
long terme et questionnant méthodiquement les résultats de ses
ventes, Bernard Piguet a su transcender cette maison aux abois qui
adjuge aujourd’hui pour plus de
22 millions de lots par an. Les locaux
de la rue Prévost-Martin semblent
exigus par rapport à l’expansion de
cette entreprise familiale employant
25 personnes.
L’Hôtel des ventes a su attirer au
fil des années une quinzaine de
spécialistes qui considéraient encore avec une certaine perplexité ses
catalogues parfois boiteux et ses
estimations très basses. Les marchands y voyaient cependant des
opportunités et s’entassaient dans
les sous-sols de M. Piguet pour y
faire des affaires. Une estimation
raisonnable, voici l’une des clés
d’une belle adjudication. De nombreuses personnes penseront qu’elle
peut effrayer le vendeur qui voit son
objet proposé à un prix très bas.
Néanmoins, elle attire l’attention
des acheteurs, les laisse s’affronter
dans le cirque des enchères et finalement dépenser plus qu’ils n’avaient
prévu. Mais comment convaincre le
propriétaire d’une œuvre intéressante de la confier alors que l’estimation proposée est inférieure à
celle d’autres commissaires-priseurs
flairant le «bon coup»? Comment ne
pas rater une opportunité alors que
la réussite d’une maison de vente
réside principalement dans la
qualité et l’attractivité des objets
proposés, en d’autres termes du côté
du vendeur plutôt que du côté de
l’acheteur? En sachant gérer habilement ses liquidités et ainsi assurer
au vendeur d’être payé dans des
délais qui feraient pâlir de nombreux concurrents, dont la gestion
du cash flow évoque souvent Le Radeau de la Méduse.
Les ventes qui auront lieu au
château d’Hauteville et dont les
expositions publiques permettront
à tous de visiter cette prestigieuse
demeure semblent marquer un
tournant pour l’Hôtel des ventes. Le
travail de catalogage fait honneur à
ce domaine aux lignes à la française
d’une rare qualité. Si certains objets
ont déjà été mis en vente par Christie’s à Londres, les pièces qui chercheront bientôt preneur méritent le
détour. Ces 1233 lots, dont l’estimation globale est de 1 à 1,5 million,
brilleront plus par leur valeur historique que par leur valeur mercantile.
Le commissaire genevois ne s’enrichira pas sur ces adjudications, car
le travail d’inventorisation et d’organisation a été trop colossal. Il s’agira
cependant pour lui de démontrer
ses aptitudes à organiser un véritable événement public et de faire
preuve de la qualité de son travail.
Serait-ce l’entrée de l’Hôtel des
ventes dans la cour des «Grands»?
* Directeur des études, Executive
Master in Art Market Studies,
Université de Zurich