DroitsciviquesauxEtats-Unis 8
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DroitsciviquesauxEtats-Unis 8
Droits civiquesauxEtats-Unis BETTMANN/CORBIS 8 Le Temps Lundi 28 juillet 2014 James Meredith, premier Noir à s’inscrire à l’Université du Mississippi. OXFORD, 1ER OCTOBRE 1962 Sur la route des droits civiques En juillet 1964, le président américain Lyndon Johnson promulguait le Civil Rights Act, une loi qui allait transformer le pays. Cinquante ans plus tard, «Le Temps» s’est rendu dans le Mississippi, un Etat du Sud jadis très ségrégationniste, pour constater les progrès accomplis et les traces d’un passé qui affleure encore ici et là ARKANSAS Memphis TENNESSEE Oxford ALABAMA siss ippi Jackson Mis LOUISIANE MISSISSIPPI Biloxi La Nouvelle-Orléans Delta du Mississippi FLORIDE 0 100 km Stéphane Bussard OXFORD ET JACKSON, MISSISSIPPI Dick Gentry a donné rendezvous devant la statue du soldat confédéré. La chaleur matinale, humide, est déjà presque assommante. A l’est du Grove, un grand square arborisé au cœur du campus de l’Université Ole Miss, à Oxford, il se souvient des tragiques événements de l’automne 1962 comme si c’était hier. Il était un étudiant blanc. Aujourd’hui âgé de 77 ans, s’aidant d’une canne, il raconte avec émotion la nuit du 30 septembre au 1er octobre. Dans un Etat du Mississippi en proie à un racisme virulent, l’arrivée au campus universitaire, le 1er octobre 1962, du premier étudiant noir, James Meredith, 29 ans, provoque quinze heures de violentes émeutes. Le gouverneur ségrégationniste de l’Etat, Ross Barnett, jette de l’huile sur le feu, déclarant à la presse: «Nous n’abdiquerons jamais», faisant référence à l’ordre de la Cour suprême des Etats-Unis d’intégrer le jeune Afro-Américain après une épique bataille juridique. Les émeutiers s’arment de briques, de pierres, de bouteilles. Ils blessent des centaines d’agents des forces de l’ordre. Dick Gentry se rappelle encore l’odeur des gaz lacrymogènes, les coups de semonce et la confrontation entre quelque 5000 soldats envoyés par le président John F. Kennedy et 2000 étudiants blancs remontés contre la décision d’intégrer un «negro» dans l’alma mater. Dick Gentry fut lui-même la cible d’un projectile. Les heurts causeront la mort de trois personnes, dont le correspondant de l’Agence France-Presse à New York Paul Guihard, abattu, selon un rapport du FBI, par une arme à feu à moins d’un mètre de distance. Or, même si la presse ne semblait pas être la bienvenue, Dick Gentry pense que le journaliste franco-britannique a été victime d’une balle perdue. L’affaire Meredith fut une étape majeure dans la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Vivant de la culture du coton et surtout du travail des esclaves, le Mississippi fut longtemps un Etat prospère. La guerre de Sécession et la fin de l’esclavage le firent plonger dans l’indigence. Mais, comme d’autres Etats du Sud, il remplaça l’esclavage par les lois Jim Crow, qui perpétuèrent de fait la ségrégation raciale dans les lieux publics jusqu’en 1964. L’apparence d’un vieux sage à la barbe blanche, Curtis Wilkie, professeur à la faculté de journalisme de l’Université Ole Miss, a couvert les événements pour un journal local avant de travailler des années durant pour le Boston Globe. En 1962, relève-t-il, l’Université du Mississippi était une société fermée. Cinq décennies plus tard, la question raciale est moins centrale, même si le passé ressurgit de façon impromptue de temps à autre. L’an dernier, des jeunes étudiants blancs de Géorgie ont suscité l’émoi sur le campus en entourant la statue de James Meredith de drapeaux confédérés. En 2008, quand Barack Obama fut le premier Noir élu à la présidence des Etats-Unis, des esclandres sur place avaient fait les grands titres des médias nationaux. «Ce sont les péchés de nos pères, explique Curtis Wilkie, et il faudra au moins une génération pour surmonter le déficit d’image dont souffre l’université.» Même s’il admet que le problème du racisme persiste, le Mississippi est «méconnaissable» comparé au début des années 1960. «Je ne serais pas professeur ici si rien n’avait changé», préciset-il. Avant d’ajouter: «J’ai personnellement vu un racisme plus brut à Boston que dans le Mississippi. Le racisme n’est pas un phénomène limité au Sud. C’est un problème national.» L’université elle-même a pris les devants. Recteur de 1995 à 2009, Robert Khayat engagea même Burson-Marsteller, agence spécialisée dans les relations publiques, pour redorer l’image de l’alma mater. Il remplaça la mascotte de l’équipe de football américain d’Ole Miss, qui se référait au Colonel Rebel, une figure évoquant le propriétaire d’une plantation. Elle représente aujourd’hui un ours noir. Le recteur poussa à se débarrasser du drapeau confédéré. Il reçut plusieurs milliers de lettres de protestation l’accusant de brader l’histoire et l’héritage de l’institution. Il fut même menacé de mort. L’université s’est aussi engagée, depuis plusieurs années, à recruter davantage d’étudiants afro-américains, qui représentent aujourd’hui 18% du total, alors que la minorité noire constitue 37% de la population de l’Etat. Des professeurs noirs de haut vol ont enrichi les rangs des facultés, notamment le Département d’études afro-américaines. Sur le campus d’Ole Miss, étudiants blancs et noirs semblent co- 9 BETTMANN/CORBIS Le Temps Lundi 28 juillet 2014 BETTMANN/CORBIS OXFORD, 1ER OCTOBRE 1962 Des étudiants blancs protestent sur le campus contre la venue du «negro». LARRY DOWNING/REUTERS OXFORD, 30 SEPTEMBRE 1962 Des partisans de Barack Obama avant le débat présidentiel à Ole Miss. OXFORD, 26 SEPTEMBRE 2008 habiter sans difficultés, même si c’est parfois dans l’indifférence. Le combat contre l’impunité a aussi fait son chemin. Dans l’Etat du Mississippi, plusieurs cas d’assassinats d’activistes des droits civiques des années 1960 ont fait l’objet, plus tard, de procès retentissants où les coupables ont été envoyés en prison. Le recteur d’Ole Miss, Robert Khayat, fut récompensé de ses efforts de façon inattendue en 2008, quand son université organisa le premier débat présidentiel entre le républicain John McCain et celui qui allait devenir le premier président noir des Etats-Unis, Barack Obama. Sur la terrasse du restaurant Old Venice, sur le Square, la place centrale d’Oxford, un groupe d’étudiants arrosent la fin de l’année académique. Ils viennent du Tennessee, de Caroline du Sud, de Géorgie ou du Wisconsin. L’un d’eux brandit une casquette avec l’inscription «Reagan-Bush 1984». «Vous savez à quoi vous en tenir», ironise-t-il, laissant entendre qu’il n’a pas d’atomes crochus avec l’actuel président Barack Obama. Un autre le reconnaît: «Les droits civiques ne sont pas notre première préoccupation. C’était il y a cinquante ans. Le racisme, c’est du passé. Aujourd’hui, les tensions sont d’ordre culturel ou socioéconomique.» L’un d’eux ressort une citation de l’acteur afro-américain Morgan Freeman: «Si vous voulez mettre fin au racisme, cessez d’en parler.» L’étudiant suggère même d’enlever la statue de James Meredith. C’est paradoxalement dans l’arène politique que les progrès accomplis en matière raciale sont les plus visibles. Hormis les postes de gouverneurs, le Mississippi recense le plus d’élus noirs dans les administrations municipales ainsi qu’à la Chambre des repré- sentants de l’Etat. Un exemple récent est éloquent. A la fin de juin, les primaires républicaines organisées dans l’optique des élections de mi-mandat de novembre pour le Congrès ont donné lieu à un coup de théâtre. En difficulté face à son rival populiste du Tea Party Chris McDaniel, le sénateur conservateur Thad Cochran, un Blanc qui siège à Washington depuis 1978, a retourné la situation à son avantage en recourant au vote des… Afro-Américains, pourtant très démocrates. Il a brandi un argument qui a fait mouche: il al- Le Mississippi, dans le Sud profond, est l’Etat d’Amérique qui compte le plus d’élus noirs au parlement et dans les administrations locales James Meredith, cet anti-héros Le premier étudiant noir de l’Université du Mississippi, en 1962, raconte cette époque avec un demi-siècle de recul Tout de blanc vêtu, barbe blanche, chapeau de paille, James Meredith rencontre Le Temps au restaurant Char, le long d’une autoroute en périphérie de Jackson. Passant pour l’une des grandes figures du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis pour avoir brisé le mur de la ségrégation en devenant, en octobre 1962, le premier étudiant noir de l’Université du Mississippi, il reste pourtant, à 81 ans, un être mystique, voire rugueux. Il semble porter le fardeau historique de cet Etat du Sud profond. Quand on lui parle d’AfroAméricains, il hausse les épaules. Il réfute le vocable, insistant sur le fait qu’il est Noir. Il précise aussi qu’on ne peut comprendre son parcours sans étudier sa généalogie. Son arrière-grand-père, le colonel Campbell, était officier pour les Etats confédérés. Sa grand-mère, Frances Brown, était issue de la tribu indienne des Choctaw et fut considérée comme étant Blanche avant d’être «reclassée» Noire. A l’époque, il a délibérément choisi l’Université Ole Miss, fondée en 1848, pour ébranler ce temple de la suprématie blanche qui impose sa marque aussi bien au Congrès qu’à la Maison-Blanche. Etre complexe, James Meredith lâche soudain une phrase qui surprend: «Qu’est-ce que je pense du mouvement des droits civiques? C’est une insulte à la citoyenneté.» Ses propos lui valent un quasi-boycott des médias nationaux américains et de vives critiques des mouvements des droits civiques. L’ex-étudiant d’Ole Miss précise sa pensée: «Je suis né en tant que citoyen. Et toute personne naît avec tous les droits découlant de la citoyenneté.» Pour lui, supplier les Blancs pour obtenir des bribes lait continuer à se battre pour obtenir des financements fédéraux pour l’aide sociale, sur laquelle les Noirs comptent davantage. Le vaincu de la primaire (ouverte aux non-républicains), Chris McDaniel, conteste encore le résultat, accusant implicitement les électeurs noirs d’avoir violé la loi. «Cet épisode est un tournant. Il montre que la force électorale des AfroAméricains compte et que Blancs et Noirs entretiennent manifestement des relations entre eux», estime Susan Glisson, directrice du William Winter Institute for Racial Reconciliation, symboliquement installé dans le Vardaman Hall, un nom faisant référence à James Vardaman, l’un des politiques les plus racistes dans l’histoire du Mississippi. Le tableau paraît presque idéal, mais l’histoire reste un lourd fardeau. Dans le delta du Mississippi, à l’ouest de l’Etat, là où vit le jour le blues comme une complainte pour surmonter sa condition d’esclave, «la colère au sein de la population noire reste profonde, au point que la discrimination y est parfois à rebours. Ce n’est pas évident, même si c’est peut-être justifié», analyse Neil White, directeur d’une maison d’édition à Oxford. STÉPHANE BUSSARD Les troupes fédérales protègent James Meredith. James Meredith, figure des droits civiques. de droits n’est pas digne de son statut de citoyen. James Meredith est absolu. Sans concession. Il refuse le rang de héros tant chéri aux EtatsUnis. Il aimerait même qu’on démantèle cette statue de lui-même qui trône depuis 2006 sur le campus de l’université et qui fut inaugurée par le représentant démocrate du Congrès John Lewis, icône de la lutte des droits civiques: «En dévoilant ce monu- «Ce que je pense du mouvement des droits civiques aujourd’hui? C’est une insulte à la citoyenneté» ment, nous nous libérons des chaînes d’un passé difficile. Aujourd’hui, nous pouvons célébrer un jour nouveau, un nouveau départ, la naissance d’un Sud nouveau et d’une Amérique nouvelle, plus libre, plus juste qu’avant.» James Meredith continue de prétendre qu’il s’est contenté de forcer l’administration de John F. Kennedy à envoyer son armée pour qu’il puisse exercer ses droits de citoyen. C’est sans doute cette attitude qui l’a poussé à s’inscrire auprès du Parti républicain, à apporter son aide, en 1967 déjà, au gouverneur ségrégationniste Ross Barnett, qui avait pourtant tout tenté pour lui barrer l’accès à l’université. Il a aussi aidé le sé- Le delta, zone qui fut très agricole, est la région de l’Etat la plus déshéritée et qui dépend le plus de l’aide sociale. Les écoles publiques y sont fréquentées à 95% par des AfroAméricains. Auteur d’un futur livre intitulé Murder in Mississippi sur l’assassinat non élucidé du journaliste Paul Guihard, Kathleen Woodruff Wickham est une Yankee qui a émigré au Sud voici plusieurs décennies. Professeure à Ole Miss, elle a participé, fin juin à Jackson, à une grande conférence pour commémorer le cinquantième anniversaire de Freedom Summer. Un projet majeur lancé en 1964 par lequel des jeunes volontaires, Blancs pour la plupart, venus surtout du nord-est des Etats-Unis, s’activaient à enregistrer la population noire pour aller voter. «Les jeunes qui y ont participé sont retournés chez eux transformés, souligne Kathleen Woodruff Wickham. Ils ont été des vecteurs du mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam, du mouvement féministe et en faveur d’une justice sociale.» L’auteure en est convaincue: ces batailles ont non seulement permis d’élire le premier président noir des Etats-Unis mais elles ont également créé les nateur ségrégationniste Jesse Helms et soutenu la candidature de l’ex-leader du Ku Klux Klan David Duke au poste de gouverneur de Louisiane en 1991. Ancien membre de l’US Air Force, James Meredith appelle les Eglises noires à s’impliquer davantage. L’homme n’a pas manqué de courage. Sur le campus, bien que protégé, il a dû affronter les sarcasmes et une forme de harcèlement. Après l’épisode d’Ole Miss, il organise seul une «marche contre la peur» en 1966, de Memphis à Jackson Mississippi, au cours de laquelle il déclare avoir été accompagné spirituellement par les pères fondateurs de l’Amérique George Washington, Thomas Jefferson et Jésus-Christ. Au deuxième jour de la marche, on lui tire dessus. Blessé et hospitalisé, il laisse Martin Luther King et d’autres leaders du mouvement des droits civiques accourus sur place finir l’aventure de 350 kilomètres. L’homme intrigue. Le ministre américain de la Justice Robert Kennedy souhaite le rencontrer: «Ils ont pris des photos, mais nous n’avions en gros rien à nous dire», lâche James Meredith, qui a en revanche eu trois conversations avec Martin Luther King. Il s’en souvient: «Il m’a expliqué que la notion de non-violence était simplement une tactique. Cela m’a rassuré. Personnellement, je pense que la non-violence est un principe contraire à ce qu’est l’Amérique.» Et James Meredith d’étayer ses propos en soulignant l’attitude de Washington dans la guerre contre le terrorisme. Et Barack Obama? «Je ne parle généralement plus de politique. Mais, je l’avoue: les deux événements les plus importants de ces dernières années furent son élection à la Maison-Blanche en 2008 et surtout sa réélection en 2012. C’est un être brillant, peut-être le plus intelligent des 44 présidents qu’a connus l’Amérique. En travaillant avec les plus démunis à Chicago, il a compris ce qu’était la pauvreté. Il a compris que le vrai fossé dans ce pays n’est pas entre Noirs et Blancs, mais entre riches et pauvres.» S. Bu. conditions pour élargir les droits civiques. «Regardez à quelle vitesse les droits des homosexuels ont été acceptés par une majorité de la société américaine. Cela n’aurait jamais été possible sans toute l’histoire des droits civiques.» Afro-Américain présent à la conférence de Jackson, Roy DeBerry, 67 ans, fut au cœur de la bataille des droits civiques. Pour lui, le combat a désormais changé de nature. «Avant, l’ennemi était clairement identifiable. Maintenant, dans un monde globalisé, où les relations interraciales sont beaucoup plus nombreuses, c’est plus difficile de savoir comment agir. La discrimination est désormais surtout d’ordre économique.» Professeure à Georgetown, Sheryll Cashin ne dit pas le contraire. La précarité touche les Blancs comme les Noirs et les Hispaniques. Une approche multiraciale s’impose. L’universitaire rappelle qu’en août 1963, lors de la marche sur Washington, un quart des 250 000 manifestants était Blancs. Demain: Selma-Montgomery, une marche pour le droit de vote aux Etats-Unis