PDF, 2.75MB - Diocèse de Nantes

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ສະພາພະສ ັງຄະຣາດກາໂທລິກແຫງ
່ ເມືອງລາວແລະຂະເມັນ
ຄະນະຄນຄວ
້ າຊີວາປະວ ັດບ ັນດາມໍຣະນະສ ັກຂີແຫງ
່ ເມືອງລາວ
Conférence épiscopale Laos -Cambodge
Bishops’ Conference of Laos and Cambodia
Postulation pour les Martyrs du Laos
Postulation for the Martyrs of Laos
Cause de canonisation des Martyrs du Laos
BIOGRAPHIES DES PREMIERS TÉMOINS
DE L’ÉGLISE DU LAOS :
établies par Roland Jacques, o.m.i.,
postulateur diocésain
Tome I :
LE PROTOMARTYR JOSEPH THAO TIÊN,
LES MISSIONNAIRES DE PARIS
ET LEURS COMPAGNONS LAOTIENS
Postulation des Martyrs du Laos
94120 Fontenay-sous-Bois, France
2008
34 rue du Commandant J. Duhail, 94120 Fontenay-sous-Bois, France,  0148 77 76 16
P. Roland JACQUES, o.m.i., Postulateur  [email protected]
AVANT-PROPOS
Poser dans la souffrance les premiers jalons d’une Église
L’Église catholique au Laos est toute jeune. Elle n’a pas à son crédit d’œuvres grandioses.
Mieux que beaucoup d’autres sans doute, elle représente le « petit troupeau », auquel Jésus
Christ recommandait d’être sans crainte (Luc 12, 32). Avec 41 000 fidèles en 2005, dont trois
évêques et une douzaine de prêtres, elle ne représente que 0,6% de la population du pays.
Elle est pourtant vivante, dynamique et joyeuse.
Son histoire a été marquée d’abord par plus de deux siècles d’essais sans aucun résultat
tangible. Robert Costet écrit1 :
« Pendant trois cents ans, les missionnaires qui étaient envoyés porter l’Évangile au
Laos, n’ont guère fait que tourner autour des barrières naturelles qui protégeaient le
secret de ce pays sans pouvoir s’y fixer durablement. Ceux qui osaient s’aventurer dans
les forêts tombaient, victimes de la malaria. »
À partir de 1878 seulement, les missionnaires de la Société des Missions étrangères de
Paris2 (M.E.P.) réussiront peu à peu à implanter la foi chrétienne sur le territoire du Laos,
dans le prolongement de leurs missions dans le Nord-Est de la Thaïlande et dans le Thanh
Hóa au Viêt-nam. L’année 1919 marque un progrès capital avec l’installation d’une première
équipe de religieuses, les Amantes de la Croix, à Xieng Vang sur la rive laotienne du
Mékong3. À partir de 1935, les prêtres des Missions étrangères seront secondés par les
Missionnaires Oblats de Marie Immaculée (O.M.I.). Peu à peu une hiérarchie autonome sera
constituée par le Saint-Siège dans le pays.
Les débuts de l’Église laotienne ont été douloureux et ont coûté aux ouvriers de l’Évangile de
nombreuses vies humaines. Dans son esquisse d’histoire de la mission au Laos, le Père
Gérard Sion, o.m.i. 4, a tenté de faire le décompte de ceux qui ont œuvré dans les débuts à
partir de Thanh Hóa, Missionnaires de Paris et prêtres vietnamiens, mais y a vite renoncé :
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3
4
Robert Costet, Histoire de l’évangélisation au Laos, texte diffusé sur l’Internet (http://phiengch.free.fr/
laochou.htm).
Cette Société est plus couramment appelée Les Missions Étrangères de Paris, ou encore Les Missions de
Paris.
Cf. Claudius Bayet, Une Lumière s’est levée : historique de l’évangélisation au nord-est de la Thaïlande et au
Laos, slnd [Ubon, 1981], 217 p., p. 147-149. L’auteur était évêque d’Ubon dans le Nord-Est thaïlandais. – Les
Amantes de la Croix sont une famille religieuse fondée en 1670 au Viêt-nam, qui s’est répandue ensuite au
Siam, où elles forment une congrégation entièrement autonome. Le couvent de Xieng Vang comprenait des
religieuses originaires du Siam et du Laos. Les couvents du Laos formeront par la suite, sous l’appellation de
Filles de Marie de la Croix, une nouvelle congrégation rassemblant en 1968 une cinquantaine de sœurs,
toutes autochtones. La présence missionnaire féminine fut renforcée en 1934 par la venue des Sœurs de la
Charité, originaires de Besançon en France, qui en 1968 seront une centaine, en majorité laotiennes ; puis,
autour de 1960, par l’implantation de deux instituts séculiers, les Oblates missionnaires de Marie Immaculée,
d’origine canadienne (une trentaine en 1968), et les Auxiliaires féminines, une fondation locale. – Les chiffres
sont cités d’après Gérard Sion, La Mission catholique lao, Vientiane, 1969 (ouvrage ronéoté), p. 22-23.
Aujourd’hui les Filles de Marie de la Croix ont repris leur nom historique d’Amantes de la Croix.
D’après G. Sion, La Mission catholique lao, p. 15. Les faits présentés ont été tirés par l’auteur de l’ouvrage de
e
J.-B. Degeorge, À la conquête du Châu-Laos, 2 éd., Hong Kong, Imprimerie de la Société des Missions-
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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« Arrivée en novembre 1878, du P. Fiot (+ septembre 1880) et du P. Nghi (+ octobre
1880) ; fondation de Na Ham. Arrivée en janvier 1881, des PP. Perraux (+ mars 1881),
Tisseau (+ juillet 1881), Thoral (+ novembre 1881) et Mignal (retour épuisé en France en
1883). Arrivée en janvier 1882, du P. Poligné (+ juillet 1882), en janvier 1883, des PP.
Gelot et Tamet, et en décembre 1883, de quatre autres Pères, tous assassinés en janvier
1884, sauf le P. Pinabel qui mourra en juillet 1885. Etc. Soit 32 morts en 25 ans. »
Cette liste tragique ne tient d’ailleurs pas compte des nombreux catéchistes et auxiliaires
vietnamiens de la mission qui ont partagé le sort des prêtres.
En 1940, la Mission du Laos – entendue au sens large – aura ses premières femmes
martyres : le 26 décembre, deux religieuses Amantes de la Croix originaires du Laos furent
fusillées en haine de la foi chrétienne, avec une femme laïque et trois jeunes filles âgées de
13 à 16 ans, dans le village de Song Khon, province de Mukdahan en Thaïlande. Elles
seront béatifiées, avec un catéchiste thaïlandais, en 19895.
Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, les prêtres des Missions étrangères
de Paris ont, à nouveau, payé un lourd tribut. Quatre d’entre eux, dont deux évêques, ont été
sauvagement massacrés par les Japonais avec de nombreux civils et militaires français6 : le
21 mars 1945, sur le plateau de Nakay7, ce furent Mgr Ange-Marie Gouin, Mgr Henri-Albert
Thomine et le Père Jean Thibaud8 ; en juillet, à Savannakhet, ce fut le tour du Père Jean
Fraix9.
Le Père Fraix jouit au Laos, jusqu’à ce jour, d’une réputation de martyr. Comme pour les
trois autres, il est toutefois difficile de déterminer que la haine du persécuteur était dirigée
contre le religieux plutôt que contre le Français ; en outre, les circonstances de sa mort n’ont
jamais été élucidées…
Au milieu des remous de l’histoire, une nouvelle étape s’écrit
À partir de 1953, le Laos écrit une nouvelle page de son histoire. Depuis juillet 1949, le pays
avait acquis une sorte d’indépendance formelle garantie par la France, ancienne puissance
protectrice ; mais une partie des forces politiques n’avait pas accepté cette nouvelle situation
et avait créé, un an plus tard, un gouvernement en exil au Viêt-nam. C’est en mars 1953 que
les troupes vietnamiennes, à la demande de ces alliés, pénètrent sur le territoire du Laos et
portent la guerre dans un pays n’aspirant qu’à la paix.
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Étrangères, 1926. Voir aussi : Ernest Ricard, Le jeune martyr du Laos : Joseph-Auguste Séguret, 4 éd.,
Paris, Œuvre Saint-Paul, 1904, 308 p. Le Père Séguret, m.e.p., apôtre des Taï-deng, est mort dans un village
près de Yên Khương (Thanh Hoá, Viêt-nam), dans la région frontalière du Laos.
Cf. Documentation catholique, 86, 1989, p.1079 ; C. Bayet, Une Lumière s’est levée, p. 160-164. Voir aussi
sur l’Internet http://www.catholichomepage.com/church_in_thailand.htm . – Les religieuses martyres sont
Agnes Phila (1909-1940) et Lucia Khambang (1917-1940).
Cf. C. Bayet, Une Lumière s’est levée, p. 169-171.
Le plateau de Nakay est à 80 kilomètres environ au nord-est de Thakhek.
Ange-Marie Goin, m.e.p., né le 7 décembre 1877 à Maxent (Ille-et-Vilaine), parti au Siam en 1902, vicaire
apostolique du « Vicariat du Laos » (à Tharae, Thaïlande) en 1922. Henri-Albert Thomine, m.e.p., né le 11
mai 1896 à Cherbourg (Manche), parti au Siam en 1925. Mgr Gouin avait démissionné de son vicariat en
1942 ; Mgr Thomine fut nommé pour le remplacer, et ordonné le 12 novembre 1944 à Thakhek ; après un
séjour en Thaïlande il était revenu au Laos fin février 1945. Jean Thibaud, m.e.p., né le 5 mai 1890 à StMagne-de-Castillon (Gironde), parti au Siam en 1922, missionnaire au Royaume du Laos en 1928-1931.
Tous trois étaient venus au Laos en raison de la persécution. Le 9 mars, les Japonais s’emparaient de
l’Indochine. Mgr Gouin, Mgr Thomine et le P. Thibaud furent fusillés le 21 mars 1945. Les autres pères se
cachèrent dans la forêt ou s’enfuirent vers la Thaïlande (d’après R. Costet, loc. cit.).
er
Jean Fraix, m.e.p., né le 1 décembre 1906 à Nabouzat (Puy-de-Dôme), parti pour le Siam en 1930 ;
fondateur du petit séminaire de la mission du Laos en Thaïlande. Il s’était réfugié au Royaume du Laos en
1940. « En résidence à Savannakhet, [le Père Fraix] en était absent le 9 mars. Il visitait probablement ses
annexes sur la route de Savannakhet à Dong Ha. Prévenu du coup de force japonais, il a dû se cacher dans
des villages de la campagne. Il aurait, dit-on, été dénoncé et livré aux Japonais par un petit notable laotien.
Conduit à Savannakhet, il y aurait été torturé et finalement tué, peut-être au mois de juillet 1945. Après les
événements, la Mission fit rechercher son corps sans résultats. » C. Bayet, op. cit., p. 170-171.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Cette lutte est animée par la même idéologie anti-colonialiste et athée que la guerre menée
contre la présence française au Viêt-nam lui-même. Elle se prolongera sous différentes
formes, à travers la partition du pays, jusqu’à la victoire totale des forces dites « de gauche »,
c’est-à-dire marxistes, en 1975.
Tout au long de ce conflit larvé – qui n’a jamais ouvertement dit son nom –, les Vietnamiens
seront présents au Laos comme combattants, comme encadrement ou comme conseillers ;
ils veilleront à maintenir sans compromis l’idéologie qui anime ce combat, et provoqueront
l’échec des solutions de compromis. Cette idéologie totalitaire tolère de moins en moins la
présence de missionnaires étrangers, et même de communautés chrétiennes, dans les
territoires qu’ils contrôlent.
Les missionnaires et leurs auxiliaires laïcs laotiens vont être pris dans ce conflit, qui les
dépasse en partie. Au nom de l’Évangile de paix qu’ils proclament, au nom de leur amour
inconditionnel pour le peuple laotien auquel ils sont envoyés, ils resteront sur place au péril
de leur vie. De même, ils continueront à servir, sans discrimination, les populations les plus
pauvres du pays, parmi lesquelles quelques milliers de personnes adhèrent à leur
enseignement.
Dans la courte histoire de l’Église au Laos, après les commencements, ce fut la phase
décisive, celle de l’implantation.
Les premiers témoins
Le présent recueil ne cherche pas à retracer l’histoire de cette implantation, pas plus qu’il ne
veut reconstituer les épisodes politiques et militaires qui en forment la toile de fond. Sa visée
est beaucoup plus modeste, mais cependant indispensable : il s’attache à évoquer le
parcours personnel de chacun de ceux qui, au nom de l’Évangile, ont laissé leur vie dans la
tourmente.
L’Église du Laos estime, à juste titre, que ce sont là ses « premiers témoins », sans pour
autant oublier ceux qui les ont précédés au temps des pionniers. Qu’ils aient été
missionnaires de diverses nationalités ou cadres locaux de la jeune chrétienté, elle évoque
avec respect et vénération leur mémoire. Elle désire que le nom et le visage de chacun d’eux
soient connus des générations futures et que leur vie et leur mort héroïques servent
désormais d’exemple à tous les chrétiens du Laos. Elle souhaite également qu’un jour,
lorsque les circonstances le permettront, l’Église toute entière les inscrive officiellement au
nombre des saints martyrs, de sorte qu’ils puissent légitimement être invoqués dans la prière
publique.
Dix-sept noms ont été retenus par les pasteurs actuels du Laos ; la majorité sont des
missionnaires venus d’Europe, mais le parcours de ceux qui sont nés au Laos mérite
particulièrement d’être mis en lumière. Leur sang s’est mêlé pour irriguer la terre fertile du
Laos, où l’Évangile avait été semé par leur parole. Leur mort glorieuse jette une douce
lumière sur tous ceux qui ont continué à vivre leur foi. Elle éclaire le chemin sous les pas de
ceux qui, malgré les difficultés, veulent vivre aujourd’hui dans une entière fidélité à leur foi et
à leurs racines humaines.
On notera que les dix-sept témoins sont tous des hommes. Outre les ministres ordonnés, il
s’agit en effet de catéchistes ou de responsables de communautés institués par l’Église –
des fonctions où les femmes étaient très peu représentées. Malgré cela, il faut affirmer que
l’Église du Laos a été fondée par des croyants courageux, et souvent héroïques,
appartenant aux deux sexes. Des religieuses, des femmes consacrées et des laïques se
sont dépensées sans compter pour le service de l’évangélisation et ont souffert de la
persécution ; mais leur rôle était plus discret, plus effacé, et le don de leur vie n’a pas
entraîné leur meurtre en haine de la foi. Parmi elles, l’Église du Laos trouvera un jour des
témoins dignes d’être proposées à tous comme modèles de sainteté ; mais ce sera là une
autre démarche.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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La méthode suivie
Reconstituer la vie et la mort de ces dix-sept témoins, parfois plus d’un demi-siècle après
leur mort – survenue entre 1954 et 1970 –, n’est pas une entreprise aisée. Les témoignages
directs sont devenus bien rares, et sont parfois difficiles d’accès. L’auteur de ces lignes a cru
que l’aventure valait la peine d’être tentée : si vraiment, comme les évêques du Laos le
croient, ce sont d’authentiques témoins, alors il doit être possible de retracer leur parcours.
Il a fallu donc patiemment rechercher des documents de toute sorte, et contacter les
personnes susceptibles d’apporter un élément, si minime soit-il, à la construction. Pour
l’auteur, reconstituer le puzzle a été une immense joie. Seul le lecteur pourra dire si le
succès est au rendez-vous. Quant à l’œuvre de longue haleine à laquelle ces premiers
témoins ont contribué, ce sont les communautés chrétiennes du Laos et de la diaspora qui la
font vivre et continuent jour après jour à l’illustrer à leur façon.
Veuille le Roi des Martyrs faire fructifier abondamment la semence tombée en terre.
Laos – Viêt-nam – France, 2006-2008
R.J.
Des débuts du christianisme jusqu’à aujourd’hui, le sang des martyrs a coulé sur la terre
d’Asie. Si aujourd’hui nous sommes appelés à témoigner de notre foi par le sacrifice
suprême, nous ne devons pas nous dérober. Jésus nous a avertis qu’un tel sacrifice était la
preuve ultime de notre totale fidélité à Lui et à Sa mission. Que les martyrs de nos pays […]
nous inspirent par leur exemple et nous fassent grandir dans la foi par leur intercession.
Message de la Xe assemblée plénière de la FABC
Xuân Lộc, Viêt-nam, 16 décembre 2012
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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CARTE DU LAOS
Les limites administratives indiquées sur cette carte ne correspondent pas exactement à celles d’avant 1975.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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DIX-SEPT TÉMOINS
DE L’ÉGLISE DU LAOS
1.
Le Père Joseph Thạo Tiến,
né le 5.12.1918 à Muang Xôi (Houaphan).
Prêtre diocésain taï-deng du Vicariat de Thanh Hóa
mort le 2.6.1954 à Ban Talang (Houaphan), vicariat de Vientiane.
2.
Le Père Jean-Baptiste Malo,
né le 2.6.1899 à La Grigonnais, diocèse de Nantes (France).
Société des Missions Étrangères de Paris, envoyé en Chine puis au Laos,
mort le 28.3.1954 à Yên Hội (Vũ Quang, Hà Tĩnh), diocèse de Vinh (Viêt-nam).
3.
Le Père René Dubroux,
né le 28.11.1914 à Haroué, diocèse de Nancy (France).
Prêtre diocésain de Saint-Dié (France), puis des Missions Étrangères de Paris,
mort le 19.12.1959 à Palay, vicariat de Paksé.
4.
Le catéchiste hmong Shiong Tho [Thoj Xyooj, Khamsè],
né en 1941 à Kiukatiam (Louang Prabang).
Mort le 1.5.1960 à Muang Kasy (aujourd’hui Province de Vientiane),
vicariat de Louang Prabang.
5.
Le Père Mario Borzaga,
né le 27.8.1932 à Trente (Italie).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort le 1.5.1960 à Muang Kasy (aujourd’hui Province de Vientiane),
vicariat de Louang Prabang.
6.
Le Père Louis Leroy,
né le 8.10.1923 à Ducey, diocèse de Coutances (France).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort le 18.4.1961 à Ban Pha (Xieng Khouang), vicariat de Vientiane.
7.
Le Père Michel Coquelet,
né le 18.8.1931 à Wignehies, diocèse de Cambrai (France).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort vers le 20.4.1961 à Sop Xieng (Xieng Khouang), vicariat de Vientiane.
8.
Le catéchiste Joseph Outhay Phongphumi, veuf,
né en 1933 à Kham Koem, diocèse de Tharè – Nongseng (Thaïlande).
Mort le 27.4.1961 à Phalane (Savannakhet), vicariat de Savannakhet.
9.
Le Père Noël Tenaud,
né le 11.11.1904 à Rocheservière, diocèse de Luçon (France).
Société des Missions Étrangères de Paris, envoyé au Siam puis au Laos,
mort le 27.4.1961 à Phalane (Savannakhet), vicariat de Savannakhet.
10.
Le Père Vincent L’Hénoret,
né le 12.3.1921 à Pont l’Abbé, diocèse de Quimper (France).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort le 11.5.1961 à Ban Ban / Muang Kham (Xieng Khouang), vicariat de Vientiane.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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11.
Le Père Marcel Denis,
né le 7.8.1919 à Alençon, diocèse de Séez (France).
Société des Missions Étrangères de Paris,
mort le 31.7.1961 à Kham Hè (Nhommarath, Khammouane), vicariat de Savannakhet.
12.
Le Père Jean Wauthier,
né le 22.3.1926 à Fourmies, diocèse de Cambrai (France).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort le 16.12.1967 à Ban Na (Xieng Khouang), vicariat de Vientiane.
13.
L’élève catéchiste lavên Thomas Khampheuane Inthirath,
né en mai 1952 à Nong Sim (Champassak), vicariat de Paksé.
Mort le 12.5.1968 à Paksong (Champassak), vicariat de Paksé.
14.
Le Père Lucien Galan,
né le 9.12.1921 à Golinhac, diocèse de Rodez (France).
Société des Missions Étrangères de Paris, envoyé en Chine puis au Laos,
mort le 12.5.1968 à Paksong (Champassak), vicariat de Paksé.
15.
Le Père Joseph Boissel,
né le 20.12.1909 au Loroux, archidiocèse de Rennes (France).
Missionnaire Oblat de Marie Immaculée,
mort le 5.7.1969 à Hat I-Et (Bolikhamsay), vicariat de Vientiane.
16.
Le catéchiste kmhmu’ Luc Sy, père de famille,
né en 1938 à Ban Pa Hôk / Kung Hrông Tnéc (Xieng Khouang).
Mort le 7.3.1970 à Dène Din (Province de Vientiane), vicariat de Vientiane.
17.
Le saravat Maisam ‘Kèo’ Pho Inpèng, laïc kmhmu’, père de famille,
né vers 1934 près de Sam Neua (Houaphan).
mort le 7.3.1970 à Dène Din (Province de Vientiane), vicariat de Vientiane.
Nota Bene : Le catéchiste hmong Thoj Xyooj et le Père Mario Borzaga, o.m.i., ont fait l’objet d’une
enquête diocésaine séparée, instruite dans l’archidiocèse de Trente (Italie).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Le Père Joseph Thạo Tiến
« Premier témoin » de l’Église du Laos (1918-1954)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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I
Le premier témoin
Le Père Joseph (Thao) Tiến
(1918 – 1954)
Vienne donc l’étincelle de la foi à s’allumer au milieu du peuple tay,
un conflit surgira, inévitable.
Et cependant la doctrine catholique est si douce à l’oreille du pauvre,
au cœur de l’opprimé !
J.-B. Degeorge, m.e.p., À la conquête du Châu-Laos, p. 12
Heiliger Geist, gib mir den Glauben,
der mich vor Verzweiflung, Süchten und Laster rettet,
gib mir die Liebe zu Gott und den Menschen,
die allen Haß und Bitterkeit vertilgt,
gib mir die Hoffnung,
die mich befreit von Furcht und Verzagtheit.
Dietrich Bonhoeffer, Morgengebet – Gebete für
Mitgefangene (Weihnachten 1943)
Esprit saint, donne-moi la foi, qui me sauve
du désespoir, des vains désirs et du vice.
Donne-moi l’amour de Dieu et des êtres humains,
qui efface toute haine et toute amertume.
Donne-moi l’espérance,
qui me délivre de la peur et du découragement.
Dietrich Bonhoeffer, Prière du Matin – Prières pour
ses codétenus (Noël 1943)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Joseph Thao Tiên10 est né le 5 décembre 1918 à Muang Xôi dans la province de Houaphan, au
sein de l’ethnie minoritaire taï-deng11. Il appartient à la troisième génération chrétienne : son
grand-père et son père avaient été des chrétiens remarquables. Le village, Ban Tène, était
formé d’une vingtaine de maisons sur pilotis ; c’est là que sera fixée en 1919 la résidence des
missionnaires de passage, et provisoirement l’école catholique. La grande église du canton de
Muang Xôi y sera édifiée en 1931.
Tiến enfant et adolescent
Dans ce village entièrement chrétien et pratiquant, Tiến enfant a eu la chance de faire
l’expérience, à plusieurs reprises à partir de 1924, de la messe quotidienne et la communion
fréquente, avec la présence des Pères Eugène Varengue, (+ 1926), puis Jean Mironneau, tous
deux des Missions Étrangères de Paris. À l’école, il fut un élève calme et studieux. En 1929, à
11 ans, il passe le certificat d’études laotiennes à la ville de Sam Neua.
Le P. Mironneau l’envoie alors à l’école des catéchistes montagnards à Hữu Lễ, dans la
province de Thanh Hóa au Viêt-nam. Pourquoi aller dans le pays voisin ? C’est que la
province de Houaphan (Laos) était rattachée jusqu’en 1930 au vicariat apostolique de Phát
Diệm (Viêt-nam), puis de 1930 à 1958 à celui de Thanh Hóa12. Le village de Hữu Lễ est à
proximité immédiate de Bái Thượng, qui est la porte du pays taï en venant de la plaine
vietnamienne.
Outre les études générales et la formation spécifique pour la catéchèse, les élèves de Hữu Lễ
étaient initiés aux arts pratiques, notamment la soudure et l’électricité, dans le petit atelier
créé par le Père Jean-Pierre Rey, m.e.p., fondateur et supérieur de l’école. Tiến fut bon élève
dans toute ces matières : il était aussi doué de ses mains qu’il avait l’esprit vif.
En 1935, le jeune étudiant est en vacances ; il tombe gravement malade. Sa famille et son curé
croient le perdre, mais il guérit. Autrefois, le jeune catéchiste André, protomartyr du Viêt-nam
(Bienheureux André de Phú Yên, + 26.7.1644), avait failli mourir lui aussi ; Alexandre de
Rhodes, racontant sa mort, écrivait quelques jours après son martyre : « Le Seigneur, qui lui
avait réservé la glorieuse couronne du martyre, lui rendit alors comme par miracle la vie, pour
qu’il puisse maintenant l’offrir, avec ô combien de courage et de vaillance, pour l’honneur et
la gloire de ce même Seigneur. »
Premiers pas d’une vocation
En 1932, les Pères avaient ouvert à Hữu Lễ une section de Petit séminaire, avec un
programme plus poussé et un règlement adapté. Le cousin de Tiến, Ba Ui, était un brillant
10
11
12
Orthographe laotienne ທັ າວຕຽນ ; orthographe vietnamienne Thạo Tiến. L’orthographe « Thiên » utilisée dans
une partie des sources des Missions Étrangères de Paris, n’est pas justifiée. Pour le sens de la particule
« Thao », voir ci-dessous.
Les non-spécialistes orthographient souvent « thaï-deng », avec plusieurs variantes. La région des Taï-deng,
ou Taï Rouges, est à cheval sur le Viêt-nam (Thanh Hoá, Nghệ An) et le Laos. Dans ce dernier pays, où ils
sont implantés depuis deux siècles, on estime leur nombre à 25 000 environ ; ils sont quatre fois plus
nombreux au Viêt-nam.
Cf. Acta Apostolicae Sedis, t. 7, 1915, p. 330 ; 24, 1932, p. 363.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 11
élève de cette section, en classe de rhétorique (1e), quand il mourut des fièvres en 1936. C’est
sans doute sa famille qui avait écrit en 1934 au Père Rey :
« Cher Grand-père, veuillez bien croire à notre entière soumission au sujet de la
vocation de notre petit latiniste. Il peut partir… Le Bon Dieu a amplement pourvu
la maisonnée de garçons et de fillettes. À Dieu vat ! Puisse-t-il arriver au
sacerdoce. Mais sa maman voulait le voir encore. »
En 1937, Tiến le remplace et commence, à son tour, à étudier le latin et le français. Deux ou
trois élèves de cette section franchiront les portes du Grand séminaire, mais Joseph Tiến sera
le seul à persévérer jusqu’au bout.
Durant ces années, Tiến rentrait tous les ans pour deux mois de vacances à la mission de
Muang Xôi. Sa passion était la pêche dans le torrent voisin. Il était certainement devenu
l’homme le plus instruit de toute la région. Malgré cela, il demeurait simple. Sans trace
d’orgueil, il était aimé de tous.
Ayant achevé avec succès les études secondaires, en 1941 Tiến est envoyé en stage dans les
chrétientés de la Nậm Mo (ou Nậm Niêm, un affluent du fleuve Mã au Viêt-nam). Il fut un
excellent catéchiste, patient et calme. Le Père Vincent Donjon, m.e.p. (Pho Dong), lui-même
missionnaire remarquable, témoigne13 :
« Tiến vaut le meilleur de nos catéchistes vietnamiens ; il est très doux avec les
gens ; il instruit avec zèle et régularité. Il a une grande habileté manuelle : il
fabrique autel, tables et lits dans les villages. »
Le dimanche, à travers monts et torrents, Tiến conduit ses néophytes et catéchumènes au
centre paroissial assister à la messe du Père. Il retrouvera le Père Donjon comme confrère
quelques années plus tard au Houaphan.
Tiến au Grand séminaire
À l’automne 1942, Tiến entre au grand séminaire de Hanoi, dirigé par les Pères sulpiciens
français14. Tiến avait une piété de bon aloi, régulière, profondément axée sur le Christ, la
Vierge Marie et les pratiques de l’Église.
Ses débuts en philosophie furent une épreuve : ses compagnons vietnamiens avaient fait des
études bien plus poussées que les élèves montagnards de Hữu Lễ. Mais Tiến ne se décourage
pas. Son professeur de philosophie, le Père Pierre Gastine, p.s.s., écrit15 :
« Je l’ai eu deux ans comme élève. C’était un garçon très énergique, qui, malgré
les difficultés du début, sut tenir. À cause de cela, il fit de grands progrès dans ses
études. Il possédait un caractère franc, ouvert, et, de ce fait, était sympathique à
tous, élèves comme professeurs. »
13
14
15
Phrase citée par Jean Mironneau, m.e.p., dans l’article « Abbé J. Thao Thien fusillé par les Pathêt Lao »,
Bulletin des Missions Étrangères de Paris [BMEP], 28, 1955, p. 1021-1032.
C’est sans doute à cette époque que l’on attribuera à Joseph Tiến le nom typiquement vietnamien de
« Lương Xuân Tiến ». Le nom de famille « Lương » faisait évidemment référence à son nom de clan taïdeng. Dans l’ouvrage collectif Kỷ yếu Giáo phận Thanh Hóa 1932-2012 (Thanh Hóa, Toà Giám Mục, 2012),
ce nom est cité p. 333, avec les détails suivants : nom de baptême Joseph, né en 1918, ordonné en 1949,
décédé en 1955. L’erreur sur la date de décès dans les listes de prêtres de Thanh Hoá s’explique aisément : le
fait de la mort du Père Tiến ne fut connu qu’en 1955. Les auteurs de l’ouvrage n’ont apparemment pas fait le
lien avec le Père Tiên, cité par ailleurs comme prêtre laotien mort pour la foi.
Ibid.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 12
Au séminaire de Hanoi, Tiến côtoya plusieurs futurs évêques. Mgr Lê Đắc Trọng, évêque
auxiliaire de Hanoi, était dans la classe supérieure ; il était le doyen et le représentant des
séminaristes. Il se souvient bien du jeune séminariste laotien16 :
« Tiến était petit de taille. Sa personnalité était douce et gentille. Avec les autres
séminaristes, il était convivial, joyeux et sans problèmes, mais très discret. C’était
un séminariste moyen, qui ne se distinguait pas du rang.
Pour les études, il se tirait d’affaire, sans plus. À cette époque, il faut dire que tout
l’enseignement était donné en français, de sorte qu’il a eu quelques difficultés
dans les débuts. Il parlait vietnamien couramment, mais il lui manquait la facilité
et les tournures idiomatiques des locuteurs natifs. Cela explique sans doute qu’il
soit resté si souvent silencieux.
Il s’acquittait adéquatement de ses devoirs religieux selon le règlement du
séminaire, mais sans se distinguer, là non plus, dans un sens ou dans l’autre. On
peut dire que c’était un séminariste exemplaire par sa bonne conduite, son
application, sa bonne discipline ; on n’avait rien à lui reprocher. »
Paul-Joseph Phạm Đình Tụng, qui devait devenir cardinal et archevêque de Hanoi, partageait
quant à lui la chambre avec Tiến17 :
« Joseph Tiến m’a laissé le souvenir d’un séminariste vraiment exemplaire. Il était
assidu à la prière et travaillait avec diligence pour ses études. Ses pensées allaient
toujours vers la mission de son cher Laos. Par ailleurs, il était très discret, voire
silencieux, de sorte que je ne peux pas dire beaucoup plus de lui. »
Le Père Laurent Phạm Giáo Hóa, un autre condisciple, confirme tout à fait ce portrait, et livre
un détail pittoresque18 :
« Le Frère Tiến était sociable. Il avait l’air gai comme tout le monde, mais il
restait sur son quant à soi, manquant de l’ouverture habituelle des autres confrères.
Il était cependant en accord avec tout le monde. Il savait réparer un tas de choses.
Il savait réparer les montres. »
Mgr Paul Nguyễn Bình Tĩnh, évêque émérite de Đà Nẵng, qui à cette époque était un enfant,
se souvient pour sa part du grand rayonnement que Tiến avait dans la section des petits
séminaristes : il y faisait l’admiration de tous.
Les années de guerre
Durant ces années de séminaire, la guerre du Pacifique secouait le Laos et le Viêt-nam. Hanoi
occupée par les Japonais fut bombardée. Des mois entiers les études furent suspendues. Les
missionnaires furent arrêtés et envoyés dans des camps. Le jeune Tiến, quant à lui, restait
fidèle à sa vocation d’homme de Dieu et homme de paix. C’est ainsi qu’il fut appelé à
remplacer pendant quelques mois les Pères absents dans sa vieille école de Hữu Lễ. Celle-ci
faisait partie de la grande paroisse vietnamienne de Mục Sơn.
Les paroissiens les plus âgés se souviennent encore aujourd’hui, avec émotion, de ce jeune
séminariste laotien qui a témoigné de l’Évangile au milieu d’eux : c’est là que son cœur
d’apôtre s’est vraiment révélé pour la première fois. Le vieux M. Tậu raconte :
16
17
18
Documents de la Commission historique, déclaration verbale du 22 juillet 2006.
Documents de la Commission historique, déclaration notariée du 27 juillet 2005.
Documents de la Commission historique, déclaration verbale du 27 mai 2004.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 13
« Dans les années 1942-1943, trois ou quatre Frères sont venus ici ; chacun avait
en charge une classe, mais c’est le Frère Tiến qui avait la responsabilité
d’ensemble, comme leur supérieur.
Le Frère Tiến faisait le lien entre l’école et les activités de la paroisse. J’avais
alors dix-sept ou dix-huit ans et je faisais partie du mouvement des Jeunesses
catholiques. Nous allions régulièrement à la Mission et rencontrions les Frères et
les petits séminaristes laotiens. Les jeunes Laotiens participaient aussi parfois à
nos activités.
Le Frère Tiến avait un caractère affable et joyeux, simple et humble, et une grande
gentillesse. Il aimait raconter des histoires du Laos. Avec les élèves de l’école, il
montait des pièces de théâtre ; les jeunes de la paroisse étaient invités aux
représentations, qui furent toujours un grand succès.
Il était très intelligent. Il écrivait de très beaux cantiques, et les faisait répéter aux
jeunes de Hữu Lễ. Ensemble, nous avons fait des camps de jeunes. Avec nous il a
fait un travail extraordinaire. Il nous a insufflé un esprit apostolique.
Pour moi, il avait l’étoffe d’un saint. Il était très bon ; il œuvrait inlassablement,
avec zèle, pour Dieu. Entre le travail de l’école et celui de la jeunesse, il n’avait
pas de temps libre. Il était courageux, c’est pourquoi le supérieur, le Père Oanh,
lui faisait confiance. »
Mme Lý, qui était la fille du cuisinier de l’école, a également des souvenirs très précis :
« J’ai connu divers Frères laotiens, notamment le Frère Tiến qui était encore très
jeune. Il était assez petit de taille, beau garçon, aimable, doux et gentil, et de
caractère joyeux.
Étant fille du cuisinier, j’accédais plus facilement à l’école que les autres jeunes
gens ou jeunes filles. Je venais aider mon père dans son travail. Je rencontrais le
Frère Tiến et les séminaristes. Ils avaient l’office tous les soirs : je les entendais
chanter ; je peux encore chanter l’une ou l’autre prière en laotien qu’il m’a
enseignée.
En dehors des heures de classe, le Frère Tiến jouait au ballon avec les
séminaristes, et parfois avec les jeunes Vietnamiens.
Il aimait beaucoup plaisanter, mais sans manquer au respect. J’avais alors 15 ou
16 ans. Il me demandait en riant : “Quand je retournerai au Laos, est-ce que tu
veux venir avec moi ?” La maman de Tiến est venue plusieurs fois lui rendre
visite. Elle logeait chez nous, même assez longtemps. »
Quand le Frère Tiến est reparti au Laos, c’était pour répondre à l’appel de Dieu. Il
m’a laissé en cadeau quelques livres de catéchisme écrits en langue laotienne, en
caractères latins. Malheureusement, je n’ai pas pu les garder…
En août 1945, Tiến est en vacances chez lui, dans le district de Muang Xôi ; le Père Donjon a
dû se cacher en forêt. Une bande de pirates, sous les ordres d’un chef d’ethnie Meuong du
Thanh Hóa, attaque la mission. Tiến jette ses quelques piastres sur la moustiquaire relevée ; il
les retrouvera au même endroit après la mise à sac de la mission ! Puis il part prévenir le Père
des malheurs survenus à la mission – destruction de résidences, églises, écoles : par les pistes
les plus difficiles, il rejoint la cachette du missionnaire et lui offre un gros morceau de cerf tué
en route.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 14
Tiến doit rejoindre ensuite le Grand séminaire de Hanoi pour y commencer les études de
théologie. Les communications entre le Laos et le Viêt-nam sont devenues très difficiles : il
rate le jour de la rentrée, mais aussi les grandes manifestations politiques qui, à cette époque,
secouent le nord du Viêt-nam et jettent quelque trouble parmi les séminaristes. Quand il
atteint Hanoi, le séminaire semble enfin redevenu un lieu de paix et d’études ; mais cela ne
durera guère. L’année 1945-1946 fut interrompue à plusieurs reprises – au bout d’un mois
déjà. L’année 1946-1947 s’annonçait sous de meilleurs auspices, mais la paix ne régnait qu’en
apparence…
Dans la tourmente
Le soir du 19 décembre 1946, la bataille urbaine s’engage19. Le séminaire est occupé, les
directeurs arrêtés et emmenés vers le Nord. Les séminaristes sont dispersés. Sans argent, Tiến
s’en va à pied sur les routes ; avec quelques autres séminaristes il se dirige du côté de Phát
Diệm où les chrétiens sont très nombreux. Les jeunes gens arpentent la route mandarine
truffée de défenses, avalant ici une tasse de thé, là une boule de riz, se plaquant à terre au bruit
des avions qui mitraillent les fugitifs. Les gens les interrogent avec prudence et anxiété. Des
postes de contrôle innombrables les arrêtent, les relâchent. On couche n’importe où, parfois
on fait halte une journée dans une paroisse hospitalière.
Après une halte à Phát Diệm, Tiến repart, seul. Les villages chrétiens deviennent rares. Il
atteint enfin la ville de Thanh Hóa où habite son évêque. Mais la ville est rasée, les Pères
français ont été déportés et l’évêque est gardé à vue dans l’évêché. Tiến n’ose pas lui rendre
une visite compromettante ; il faut repartir. Traversant le pays Meuong il retrouve Hồi Xuân
et la piste taï, qu’il connaît à fond depuis son enfance. Les églises qu’il avait fréquentées
durant son stage tombent en ruines, les villages sont déserts, les chrétiens se terrent. Il lui faut
continuer sa marche vers le Laos, où la liberté n’est pas encore morte, où la vie est trépidante.
Tiến se déguise car la frontière est fermée, il passe par des sentiers détournés.
Le voici chez lui, à la cure de Ban Tène. Après deux jours de repos à peine, malgré sa fatigue
extrême, il repart vers la ville de Sam Neua. Le 15 mars 1947, au terme d’un périple de plus
de mille kilomètres dans un pays en désordre, il y retrouve ses missionnaires.
Nouveaux séjours en terre étrangère
Tiến va-t-il pouvoir goûter la paix dans son pays bien-aimé ? Non, car voici que des troupes
vietnamiennes menacent le Houaphan. Dès le 20 mars, il doit à nouveau reprendre la piste,
cette fois avec les Pères et un catéchiste, vers le Nord. Les populations sont sympathiques :
aucun incident, mais les kilomètres s’allongent. Le 31, le groupe est à Điện Biên Phủ ; le 6
avril, ils fêtent Pâques au milieu des militaires marocains. Le lendemain, Joseph Tiến et son
supérieur, le Père Mironneau, trouvent place dans un avion pour Hanoi.
19
Sur les événements du 19-20 décembre 1946 à Hà Nội – considérés généralement comme le déclenchement
de la guerre d’Indochine entre le Viêt Minh et la France – il existe deux ouvrages fondamentaux : Võ
Nguyên Giáp, Mémoires (1946-1954), t. I : La résistance encerclée, Paris, Anako, 2003, 317 p. ; et
Tønnesson Stein, 1946, déclenchement de la guerre d'Indochine. Les Vêpres tonkinoises du 19 décembre,
Paris, L’Harmattan, 1987, 275 p.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 15
La capitale vietnamienne est calme, mais il n’y a plus de séminaire20… C’est donc à Saigon,
1 800 kilomètres plus loin, que Tiến pourra enfin reprendre ses études de théologie à
l’automne 1947.
Dans la métropole du Sud du Viêt-nam, il passera deux années tranquilles et studieuses dont il
gardera le meilleur souvenir. Il y trouve une communauté d’une centaine de séminaristes,
venus avec leurs professeurs de diverses régions du Viêt-nam, du Cambodge et même de
l’Inde. Ainsi, il aura comme professeur le futur préfet apostolique de Kompong Cham, André
Lesouëf21 ; mais il est le seul Laotien.
C’est à partir de cette période qu’il se fait appeler ‘Joseph Thạo Tiến’, ajoutant à son nom le
titre ‘Thạo’ pour manifester clairement son identité lao22. Depuis les années de Hanoi, en effet,
son caractère a changé : il a perdu son complexe d’étranger ; il sait à la fois s’affirmer et
s’ouvrir aux autres. Ainsi, ses vieux compagnons d’études ont gardé de lui des souvenirs
beaucoup plus précis et vivants que ceux de Hanoi.
Portrait d’un futur prêtre
« Thao Tiến était assidu à la prière du chapelet, dit le P. Sum ; il avait de la dévotion pour la
Sainte Vierge. » Le Père Khang en sait davantage : « Nous sommes devenus amis, dit-il. De
temps en temps nous causions, car je le voyais simple, humble, sincère, aimable. Parfois il me
parlait de la religion au Laos. » Le Père Tướng ajoute : « Il était doux, vertueux, joyeux avec
les autres. Quand on le plaisantait, il restait toujours gai, souriant, de bonne humeur, pas triste.
Il désirait et espérait que plus tard, une fois prêtre, il pourrait revenir au Laos pour la pastorale
et l’apostolat au profit de son peuple. »
Quant au vieux Père Joseph Vũ Đình Tân, qui à cette époque fut sans doute son ami le plus
proche, il est intarissable :
J’ai vécu avec Thạo Tiến : nous avons étudié ensemble au séminaire, j’étais en
philosophie et lui en théologie.
Il était très pieux. Au séminaire, il observait strictement l’horaire des prières. À la
récréation, il se montrait accueillant avec tous. Au début, on le sentait un peu
dépaysé, différent de nous autres ; mais par la suite sa différence laotienne s’est
estompée, et nous le considérions comme un Vietnamien, car il parlait vietnamien
comme nous…
Il cherchait avec ardeur à comprendre la religion chrétienne, telle qu’elle est
pratiquée au Viêt-nam et dans son propre pays, le Laos. Il me disait : « Quand on
20
21
22
Mgr Chaize, vicaire apostolique de Hanoi, reconstituera tant bien que mal le Séminaire pour l’année 19481949 seulement, avec un corps enseignant peu qualifié. Lui-même enseigne, mais mourra avant la fin de
l’année scolaire.
André Lesouëf, 1918-2004, prêtre de la Société des Missions Étrangères de Paris en 1943, missionnaire au
Cambodge ; préfet apostolique de Kompong Chham (Cambodge) de 1968 à 1997.
Selon l’ouvrage de J.-B. Degeorge, chez les Taï-deng le titre ທັ າວ ‘Thao’ est porté par les notables des
villages (À la conquête du Châu-Laos, 2e éd., Hong Kong, Imprimerie de la Société des Missions-Étrangères,
1926 : lexique annexe, non paginé). En lao et en thaï traditionnels, le ‘Thao’ est le sage que l’on consulte,
distingué par son grand âge, son instruction ou son expérience. En lao moderne courant, toutefois, le titre
signifie simplement ‘Monsieur’, et Tiến paraît imiter l’usage des Missions Étrangères de Paris, où
‘Monsieur’ est le titre habituel des missionnaires. En contexte vietnamien, il s’agit en fait d’un jeu de mot :
en vietnamien « thạo tiếng » veut dire « parler une langue avec facilité et exactitude » ; mais « thạo tiến »
contredit cela, parce que la finale nasale du substantif est prononcée de façon incorrecte : « tiến » au lieu de
« tiếng » – façon humoristique d’assumer ses faiblesses…
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 16
est prêtre, quand on est séminariste, on va un peu partout : je souhaite en profiter
pour apprendre un tas de bonnes choses, pour ensuite mieux annoncer l’Évangile ;
mais la langue vietnamienne ne me servira pas beaucoup pour aller vers mes
compatriotes laotiens. » Et c’est la raison pour laquelle il se faisait appeler Thạo
Tiến.
Un de ses traits caractéristiques, c’est l’amour qu’il avait dans le cœur pour NotreDame, Marie Immaculée. Il me disait : « Les prêtres qui évangélisent le Laos
appartiennent à la Société de Marie Immaculée23 ; ce sont eux qui nous ont initiés
à la récitation du chapelet. » De fait, j’ai remarqué qu’il avait toujours le chapelet
à la main dans les moments libres : c’était un trait spécial chez lui. Parfois, il
déambulait la main dans la poche en récitant le rosaire… Il disait : « Je connais
bien la Sainte Vierge parce que les missionnaires m’ont appris à la connaître. »
Pour les études, je ne suis pas sûr de pouvoir juger sa capacité ; mais dans les
récitations ou les études en commun, dans les heures d’Histoire de l’Église ou de
Liturgie, Thạo Tiến s’exprimait assez couramment en français et débitait
facilement sa leçon. Je ne connais pas ses notes, mais il n’avait pas de difficulté
pour répondre aux questions des professeurs, et je suppose qu’il se situait parmi
les bons élèves.
Pour ce qui est de son talent pour les montres, il préférait personnellement l’heure
solaire aux horloges mécaniques. Il disait souvent : « Qui utilise l’horloge solaire
fait confiance au Ciel. Les montres mécaniques ont leurs humeurs saisonnières :
parfois elles avancent, parfois elles retardent. » Il aimait plaisanter là-dessus.
J’ai mieux connu sa vie personnelle pendant les grandes vacances : empêchés de
rentrer, lui au Laos, moi au Nord, nous sommes restés tous deux au Séminaire et
nous étions très heureux.
Il parlait très volontiers de ses préoccupations, de ses futurs travaux apostoliques.
Il disait que ses compatriotes [chrétiens] étaient bien trop peu nombreux. Les
missionnaires venus enseigner la religion étaient des Français qui parlaient à peine
le lao. Il me disait : « Quand je serai prêtre, je pourrai m’adresser dans ma propre
langue à mes compatriotes, qui accepteront plus facilement l’Évangile. » Il faisait
toujours des comparaisons : « Si le Viêt-nam, le Laos, le Cambodge et la
Thaïlande ont été évangélisés en même temps, pourquoi donc seuls les
Vietnamiens ont-ils été aussi nombreux à suivre le Seigneur ? » Cette question le
tourmentait constamment.
Comme je lui posais des questions à ce sujet, il me répondit : « Nous, les Laotiens,
on ne nous a rien appris sauf quelques pratiques du bouddhisme traditionnel, que
nous comprenons d’ailleurs mal. Il n’y a eu presque personne pour nous parler du
christianisme. C’est pourquoi maintenant j’aspire ardemment à devenir prêtre,
pour prêcher à mes compatriotes ; voilà ce qui est le plus précieux pour moi ! »
C’est un sentiment qui revenait souvent dans la conversation de Thạo Tiến. Je l’ai
23
Ce passage présente une difficulté spéciale d’interprétation. À cette époque, deux instituts missionnaires
œuvrent au Laos : depuis le XIXe siècle la Société des Missions Étrangères de Paris, et depuis 1935 la
Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. De sa naissance jusqu’à son entrée au Grand
Séminaire Thạo Tiến avait été entièrement formé par les missionnaires de Paris, seuls présents dans le
Houaphan et à Thanh Hóa ; avec les Oblats de Marie-Immaculée il n’avait eu que de très rares contacts
ponctuels. Ceux dont il parle ici sont certainement les Missionnaires de Paris ; l’un ou l’autre de leurs
membres a pu appartenir à une confrérie de Marie Immaculée, ou avoir pour l’Immaculée Conception une
dévotion spéciale…
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 17
souvent entendu l’exprimer. Il était animé d’un très grand souci pour le salut de
son peuple et du Laos24.
Ses chères missions du Houaphan et du haut Thanh Hóa, en effet, luttaient contre la tempête.
Tiến s’ingéniait à leur venir en aide, expédiant des lettres et des colis postaux. Mais il restait
sans nouvelles de son évêque, et ne pouvait donc pas recevoir les ordres sacrés.
Le Père Tiến, premier prêtre du Houaphan
Enfin, la lettre tant attendue arrive de Thanh Hóa au printemps de 1949. Tiến regagne le Nord
Viêt-nam et, en quelques jours, il reçoit tous les ordres. Le lundi 6 juin 1949 il est ordonné
prêtre à Hanoi par Mgr Jean-Marie Mazé, vicaire apostolique de Hưng Hoá. À cause du
climat nationaliste exacerbé qui régnait en ville, ce fut une cérémonie discrète, différente de
celle organisée le même jour pour six nouveaux prêtres vietnamiens, dont le futur cardinal
Paul-Joseph Phạm Đình Tụng, ordonnés à la cathédrale par Mgr Thaddée Lê Hữu Từ, vicaire
apostolique de Phát Diệm. C’est toutefois un autre futur cardinal archevêque de Hanoi,
Joseph-Marie Trịnh Văn Căn, qui servit la première messe de Tiến comme diacre.
Le père de Tiến et sa famille avaient rêvé bien des fois d’assister à la cérémonie ; et les
missionnaires de sa province natale se devaient de partager la joie de leur premier prêtre.
Hélas ! Il n’existait plus aucun moyen de communication entre le Houaphan et Hanoi. La
nouvelle de l’ordination parviendra au pays natal fin juillet seulement.
Quant au nouveau prêtre, il dut attendre encore plusieurs mois en terre étrangère avant de
pouvoir enfin rentrer au Laos. C’est le 1er octobre 1949 qu’il débarqua d’un petit avion
Morane à Sam Neua. Personne ne l’y attendait, car les Pères étaient en tournée !
Rude formation du nouveau prêtre
La réception solennelle du nouveau pasteur au pays fut fixée au 3 novembre. Mais dès le 1 er,
c’est de nouveau la guerre. La petite chrétienté est prise dans le conflit entre les troupes
françaises, qui sont dans la ville, et les troupes vietnamiennes, qui l’entourent. Toutes les
pistes sont coupées sauf celle du sud.
Le 2 novembre, c’est la panique ; les prêtres étrangers partent ou se cachent en forêt. Quant au
Père Tiến, le soir même il se met résolument en route vers l’est, vers son Muang Xôi natal :
70 kilomètres à bicyclette. Sans bagages, il passe ouvertement la ligne de front. Lorsqu’il
arrive à destination, c’est la fête parmi tous les chrétiens de la région ; personne ne veut croire
encore au drame qui se prépare. Le 19 novembre, il célèbre une messe solennelle d’action de
grâces.
En accord avec ses supérieurs, Tiến restera dans la zone de guerre. Avec deux prêtres
vietnamiens, les Pères Sắc et Cư25, il assurera la pastorale du Muang Xôi et du Muang Phun,
24
Les paroles du jeune Tiến font écho à l’encyclique Rerum Ecclesiæ de Pie XI (1926) : « Le missionnaire
étranger, à cause de sa connaissance insuffisante de la langue, est souvent dans l’embarras quand il tente
d’exprimer sa pensée ; le résultat, c’est que, de ce fait, la force et l’efficacité de sa prédication sont
grandement affaiblis » (n° 22, traduction libre). Le Pape ajoutait, s’adressant aux évêques des missions :
« Vous devez vous efforcer de façonner et de former [ces étudiants ecclésiastiques autochtones] dans la
sainteté qui convient à la vie sacerdotale et dans le véritable esprit de l’apostolat. Remplis de ces vertus et du
zèle pour la conversion de leurs frères, ils devront être prêts même à donner leur vie pour le salut des gens de
leur propre tribu ou nation » (n° 25).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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où résident la majorité des chrétiens du Houaphan. Lors d’une attaque de la guérilla, un de ses
compagnons se cacha dans la forêt, l’autre se réfugia au fortin militaire. Le Père Tiến demeura
à son poste et put protéger les deux derniers centres de la mission contre la destruction. Seule
concession à la prudence, il dormait la nuit chez des amis. Il ne fut pas inquiété.
Le Père Joseph Thạo Tiến, directeur d’école à Muang Xôi
25
Jean-Baptiste Trần Viết Sắc, né en 1904, ordonné en 1934, décédé en 1976 ; et Joseph Trầnh Chính Cư, né
en 1914, ordonné en 1940, décédé en 1992. Voir l’ouvrage collectif Kỷ yếu Giáo phận Thanh Hóa 19322012, Thanh Hóa, Toà Giám Mục, 2012, p. 333.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Selon le Père Ernest Dumont, o.m.i., qui fut le missionnaire de Muang Xôi après la mort de
Tiến, le jeune prêtre avait bien des problèmes avec l’animisme, car chez beaucoup le
christianisme restait superficiel.
Le Père Tiến, directeur d’école (1951-1953)
Lorsque la paix revient quelques mois plus tard, le Père Tiến est chargé de réorganiser et de
diriger les écoles du Muang Xôi. Ce sera alors son apostolat principal, car circuler dans les
villages lointains est devenu pratiquement impossible. Selon le témoignage de Sœur JeanneVincent, qui rapporte les propos d’une parente âgée26 :
« Il se donnait de tout son cœur à son travail de pasteur. Il enseignait le
catéchisme et les gens venaient en masse pour l’écouter. C’était un grand ami des
pauvres et il était aimé de tous. Il recueillait les enfants pauvres chez lui. »
L’école du Père Tiến reçoit presque tous les garçons d’une douzaine de villages formant le
Muang Xôi, et aussi quelques filles, constituant au total une bonne centaine d’élèves. Il a un
ou deux instituteurs auxiliaires. Comme résidence, il se fait construire une humble bicoque
sur pilotis, où il mangera et dormira. Toute la journée est occupée aux cours, aux corrections
de devoirs, au catéchisme. Un élève, à tour de rôle, lui fait la cuisine. Tout est d’une extrême
pauvreté. Le directeur vit d’un bol de riz et des légumes du jardin, qu’il entretient lui-même le
soir.
Tiến est un homme de vision, d’initiative et d’espérance. On crée des scouts, des croisés, un
orchestre de cuivres. Au profit des œuvres sociales de l’école, on monte des pièces de théâtre
à succès. Aux examens officiels de 1951 et 1952, ses élèves viennent en tête de liste des reçus
de la province. Le catéchisme est enseigné chaque jour à tous les élèves, auxquels se joignent,
le dimanche, les fidèles du bourg de Viên Xôi (500 habitants) venus assister à la messe.
Tiến prépare déjà quelques élèves au certificat d’études supérieures : malgré l’incertitude de
l’avenir, il obtient à la fin de l’année 1951 l’autorisation de transformer son école en collège.
Il commence la construction d’un bâtiment plus grand et solide, qui sera achevé au début de
1953.
Le Père Tiến était d’un naturel optimiste et d’un calme imperturbable, qualités précieuses en
ces temps troublés. Il ne se plaignait jamais de son sort mais, lorsque ses élèves étaient en
cause, il lui arrivait d’exposer ses doléances avec une franchise un peu brutale ; personne
toutefois ne lui en tiendra rancune.
Nouvelles crises
En 1952, le Père Vincent Donjon, de retour d’Europe, et le jeune Père Philibert Martin, m.e.p.,
sont nommés à la mission de Muang Xôi : ce sont eux qui dirigeront la pastorale dans les
districts de Muang Xôi et Muang Phun. Le Père Tiến, pour sa part, se consacrera entièrement
à l’éducation.
Cependant, dès l’hiver 1951-52, les bruits de guerre s’étaient de nouveau rapprochés. Les
supérieurs de la mission préparent des plans d’évacuation en cas de danger, mais ils
demandent au Père Tiến de rester à son poste quoi qu’il arrive. En effet, originaire du pays et
spécialiste de l’éducation des enfants, il n’a jamais été mêlé à la vie politique ; il s’est toujours
26
Documents de la Commission historique, Déclaration écrite du 18 décembre 2002.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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tenu à distance des militaires français. Lors de la crise précédente, on ne lui a pas fait de
difficultés… Le Père Tiến accepte la décision avec son optimisme coutumier et sa foi en
l’avenir : il n’est, certes, pas revenu de son long exil pour abandonner son peuple dans
l’épreuve !
Le 16 décembre 1952 des troupes de la guérilla vietnamienne franchissent la frontière
laotienne au nord du Sam Neua. L’autorité militaire franco-laotienne ordonne à tous les civils
étrangers d’évacuer la province ; les missionnaires obéissent, sauf le Père Martin qui devient
aumônier militaire à Sam Neua et partagera le sort tragique des soldats français. Les Pères
Mironneau, Donjon, Sắc et Cư, ainsi que le catéchiste Thành et les auxiliaires vietnamiens de
la mission, partent pour Hanoi via Xieng Khouang.
Le Père Tiến, lui, reste donc à son poste. Le 22 mars 1953, Dimanche de la Passion, il écrit sa
joie de pouvoir continuer son école ; il annonce qu’on attend le retour des Pères à Muang Xôi
pour inaugurer les nouveaux bâtiments scolaires. Il a obtenu des chrétiens « une ferveur
spéciale, des prières particulières qui éviteront la catastrophe27 ».
Le Père Martin lui envoie in extremis un message l’invitant à le rejoindre à Sam Neua ; le
message est apporté par un hélicoptère militaire français prêt à l’embarquer. Tiến refuse : « Je
reste pour mon peuple. Je suis prêt à donner ma vie pour mes frères laotiens28. »
Le Père Tiến à l’heure des choix décisifs
La dernière lettre reçue du Père Tiến par son supérieur est datée du 27 mars 1953. Dans le
calendrier liturgique de cette époque, c’est la mémoire de Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Pour la première fois, Tiến avoue sa peur, sa détresse – c’est comme une épée qui transperce
son âme, qui pénètre au plus intime pour juger les sentiments et les pensées du cœur (cf. Lc
2,35 ; He 4,12). Il se rend compte de son isolement absolu. Les prêtres les plus proches, ceux
du Thanh Hóa, sont déjà partis pour s’établir dans la plaine. Il ne reste aucune possibilité de
communiquer avec eux.
Les chrétiens ont pris peur eux aussi. Moins de quatre ans après son ordination, la croix se
dresse toute nue devant le premier prêtre du Houaphan.
Le jour de Pâques, 5 avril 1953, les troupes franco-lao de Sam Neua ont ordre à leur tour de se
replier devant l’avance de la division 312 du Vietminh ; ce sera une retraite catastrophique.
Le Père Tiến, lui, fête le Christ ressuscité entouré de ses fidèles. Comme celle de Jésus au
Jardin des Oliviers, sa crise personnelle, qui révèle un Père Tiến très humain, ne durera pas.
Lui qui connaît tous les sentiers de la montagne, il ne cherche pas à fuir. Il demeure
héroïquement sur place avec ses catéchistes laotiens, seul prêtre dans toute la grande région.
Dans un message qui parviendra à son évêque à Thanh Hóa, pas une plainte ; mais il espère
que, du Viêt-nam, on pourra lui envoyer un prêtre en renfort…
Durant un mois environ les activités religieuses sont limitées. Tiến est sous surveillance et on
a confisqué ses affaires personnelles. On veut l’expulser de la région comme étranger, mais il
répond29 :
27
28
29
Phrase citée par Jean Mironneau, m.e.p., dans l’article « Abbé J. Thao Thien fusillé par les Pathêt Lao »,
BMEP, 28, 1955, p. 1021-1032.
Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Mlle Ien Houngmany, o.m.m.i., 22 juillet
2006.
Documents de la Commission historique, Déclaration écrite de Pierre Khamhoung Sikasak, o.m.i., 2 juin
2003.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 21
« Je suis prêtre catholique. C’est ici mon pays, mon village ; mes frères et sœurs
sont tous ici. Je ne fais pas de politique. Je n’ai pas de raison de partir ailleurs. »
Il demeure alors dans sa petite paillote de Viên Xôi ; c’est là qu’il célèbre la messe, qu’il
administre les sacrements. Parfois seulement, il peut se rendre au centre de Ban Tène, à quatre
kilomètres : il y prie tout seul dans l’église déserte.
Un jour, des chrétiens viennent l’avertir qu’on s’apprête à l’arrêter : on le presse de partir.
Pour gagner Xieng Khouang, il lui était facile de se déguiser en marchand – ne l’avait-il pas
fait quelques années auparavant, ne connaissait-il pas tous les passages secrets de la
montagne ? Une fois encore, le Père Tiến décide de rester : « Le mercenaire… laisse les
brebis et s’enfuit… Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10,10-11).
Le Père Tiến devant ses accusateurs
En effet, avec l’arrivée de la guérilla et l’installation à Sam Neua d’un « gouvernement de
lutte » (29 mai 1953), c’est l’heure de la vengeance qui a sonné – l’heure du persécuteur athée.
Les responsables traditionnels de la région sont arrêtés, envoyés dans des camps. On
recherche aussi les chefs taï du Thanh Hóa et les quelques autres catholiques venus se réfugier
au Laos, terre de liberté : ils seront jugés comme traîtres à leur patrie.
À la fin du mois de mai ou au début du mois de juin 1953, le moment décisif est arrivé pour le
Père Tiến. Les événements sont racontés par deux témoins directs, qui en ont gardé un vif
souvenir.
Le premier témoin n’était encore, à cette époque, qu’une petite fille30 :
« Des soldats sont venus, ils lui ont attaché les mains derrière le dos avec un bâton
et ils lui ont fait traverser le village. La population le respectait et l’aimait
beaucoup. Les gens se sont mis à genoux le long de son passage en pleurant. Les
soldats nous menaçaient de leurs fusils. Le Père Tiến nous a dit : “Ne soyez pas
tristes. Je vais revenir. Je m’en vais étudier... Continuez à faire progresser votre
village !…”
Les soldats lui avaient enlevé ses lunettes. Il portait une chemise noire à manches
longues retroussées, les mains liées derrière le dos. »
Le second témoin, un catéchiste vétéran, avait alors 28 ans31 :
« On est venu arrêter le Père Tiến. Ils ont déclaré publiquement le motif de son
arrestation : c’était un Vietnamien qui s’était vendu aux Taï-deng et avait trahi son
pays ; on l’arrêtait pour le ramener au Viêt-nam. J’étais moi-même dans la foule et
j’ai entendu ce discours. Mais nous savions bien qu’il était né chez nous, que ses
parents étaient de Ban Tène, que ce n’était qu’un faux prétexte… »
L’accusation rapportée ici se situe dans un contexte précis : en 1949, le président Hô Chi
Minh avait écrit dans un guide idéologique à l’usage des militants32 :
30
31
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Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Mlle Ien Houngmany, o.m.m.i., 22 juillet
2006.
Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Jean Loung Khamsouk, 8 décembre 2005.
« Trừ bọn Việt gian bán nước, trừ bọn phát xít thực dân, là những ác quỷ mà ta phải kiên quyết đánh đổ, đối
với tất cả những người khác thì ta phải yêu quý, kính trọng, giúp đỡ. » Extrait de Lê Quyết Thắng
[pseudonyme de Hô Chi Minh], Cần – Kiệm – Liêm – Chính, guide à l’usage des militants de la région I,
juin 1949, reproduit dans Hồ Chí Minh toàn tập [Œuvres complètes de HCM], t. 5, (1947-1949), 2e éd.,
Hanoi, Nhà xuất bản Chính trị Quốc gia, 2000, p. 1434.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 22
« Liquider la clique des Vietnamiens déloyaux qui vendent leur pays, liquider la
clique des fascistes colonialistes ; ce sont, là, les démons abominables que nous
devons abattre avec détermination. Quant à tous les autres, nous devons les aimer,
les respecter et les aider. »
Le vieux catéchiste poursuit :
« Tout le monde chez nous sait quel était le vrai motif : la volonté d’interdire de
suivre la religion catholique. Il n’y a aucun doute là-dessus. La preuve, c’est qu’ils
ont aussitôt essayé d’abolir la religion. Ils ont interdit toute cérémonie religieuse.
Ils ont obligé les gens à vénérer les images des leaders politiques. Ils ont brûlé les
ornements liturgiques, écrasé le calice. Ils ont démoli l’église pour en récupérer
les matériaux. La toiture de l’église, notamment, était faite dans un bois de grande
valeur, qui a des propriétés aromatiques : on a pris ce bois pour les maisons des
nouveaux responsables politiques. »
Le Père Tiến, prisonnier dans le Seigneur
Le même témoin privilégié continue :
« Dans la maison du Père Tiến ils ont tout bouleversé, et ils ont pris tout ce qu’ils
ont pu. Il n’a pu emporter que l’habit qu’il avait sur le dos. On l’avait ligoté, les
mains derrière le dos. Ils l’ont mené ainsi à travers le village de Ban Tène. On l’a
ensuite conduit, avec d’autres, jusqu’à la ville de Sam Neua où il est resté en
prison jusqu’à son transfert au grand camp de Ban Talàng. En tout, il a été captif à
peu près un an.
Ses paroissiens ont essayé à plusieurs reprises d’aller visiter le prisonnier, mais on
ne leur a pas permis de le voir. Ce qui s’est passé là, on l’a su par des chrétiens du
village qui étaient avec lui en prison et qui ont été libérés plus tard.
En prison à Sam Neua, le Père Tiến a demandé de pouvoir célébrer la messe tous
les jours, disant que c’était son obligation de prêtre. On le lui a permis, à condition
qu’il célèbre seul, en dehors de la présence des autres prisonniers ; mais on ne lui
a donné ni pain ni vin. Alors il a pris du riz mandarin ; il l’a pilé avec ses mains
pour en faire une hostie. Pour le vin il a essayé d’utiliser la sève fermentée du
palmier, mais il s’est finalement contenté d’eau. Il avait un petit missel en latin ;
ils le lui avaient pris mais, comme personne ne comprenait rien au contenu, ils le
lui ont rendu. »
Un témoin du camp de Ban Talàng confirme cette question de la messe. Bien entendu, le Père
Tiến savait que, sans pain et sans vin, un prêtre ne peut pas vraiment consacrer l’eucharistie.
Mais il avait besoin de se raccrocher de manière concrète, tangible, à sa vocation de prêtre, et
à la piété eucharistique qui est au cœur même de cette vocation. C’est parce qu’il était prêtre
qu’il a accepté son destin. Il a voulu l’être, aussi complètement que possible, jusqu’au bout, et
partager son destin avec le Divin Maître offert en sacrifice sur la Croix et sur l’autel. Sa
communion au sacrifice, même non sacramentelle, était spirituelle et donc bien réelle.
Le Père Tiến confessait aussi, et put donner la dernière absolution aux chrétiens qui allaient
être exécutés.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 23
Sur le chemin du Calvaire
Au mois de septembre, en effet, eut lieu au Muang Xôi le jugement de quatre responsables
traditionnels de la région, arrêtés en même temps que le Père Tiến. Ce fut un « tribunal
populaire » avec une grande mise en scène, suivi de l’exécution publique : pour chacun, trois
balles dans le cœur et une dans chaque oreille.
Quant au Père Tiến, il passa en jugement populaire à Muang Kang, loin de chez lui. Ce fut un
échec. Les témoignages recueillis auprès de ceux qui étaient présents ont été fidèlement
transmis depuis lors33 :
« On ne trouve pas de faute à reprocher au père Tiến. On lui demande de quitter
les ordres pour se marier. »
À cela, il répondit :
« Que vous me tuiez ou non, je ne quitterai pas mon sacerdoce. Nous, nous
suivons le Christ. J’obéis à la Parole de Dieu, sur laquelle j’ai juré d’être fidèle. »
Le Père Tiến fut donc maintenu en captivité. La population était épuisée par les corvées et les
réquisitions de riz, mais plus encore par les mensonges à l’encontre de son prêtre bien-aimé.
Pour calmer les esprits, les motifs de son incarcération ont varié34 : « Il avait chez lui un poste
de radio pour communiquer avec les ennemis du peuple. » Cela était faux : il n’y avait aucune
radio chez lui. « On a trouvé chez lui des médicaments français, preuve de ses relations
criminelles avec les impérialistes. » Tout le monde savait bien que ces médicaments, ils
étaient à la mission depuis bien avant le départ des Pères français. Comme tout bon
missionnaire Tiến les conservait pour pouvoir soigner les malades de la région.
Quant à l’intéressé, enfermé à Talàng non loin de la frontière du Viêt-nam, il travaillait dur.
On l’a vu défiler au milieu des autres prisonniers, portant de lourds sacs de riz aux soldats. À
cette occasion, certains ont pu lui dire quelques mots. Tiến disait que tout était bien puisque le
bon Dieu le voulait ainsi. Sa parenté et des amis lui firent parvenir quelques vivres et du tabac.
Il partageait les envois avec ses compagnons de misère.
D’anciens prisonniers ont affirmé que le Père Tiến jouissait, à la fin de sa détention, d’une
liberté assez grande. Ses gardiens connaissaient son habileté et lui demandaient de réviser, de
nettoyer, de rafistoler leurs montres et leurs radios. Comme dans son adolescence, il pouvait
même aller pêcher dans le fleuve voisin pour améliorer l’ordinaire de tous. Pourquoi n’a-t-il
pas tenté de profiter de la pêche pour s’évader ? Comme on l’a su par les témoins, il ne se
faisait pas d’illusion sur son sort. Sans doute aussi a-t-il voulu éviter aux siens des représailles,
et aussi rester fidèle à ses compagnons, dont il était devenu le prêtre et pour lesquels il était un
signe d’espérance.
D’après plusieurs témoins dignes de foi, les autorités se mirent en tête d’obliger le Père Tiến à
se marier : s’il acceptait ainsi de devenir un citoyen ordinaire, on lui rendrait la liberté. Pour
arriver à leurs fins, ils lui offraient un poste officiel et inventèrent même des moyens
déshonnêtes, en forçant une jeune fille de 18 ans à lui faire des avances. Celle-ci a ensuite
raconté que le Père s’était mis à genoux en prière, et qu’il n’avait posé aucun geste sur elle.
Jusqu’au bout Tiến restait fidèle à son vœu de célibat, fait devant Dieu et devant l’Église.
Voici sa réponse, rapportée par M. Ke Bun Huang au Père Jean-Marie Ollivier, o.m.i. : « Je
33
34
Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Simon-Oth Phrakine et Nouy Nammavong,
25 février 2003
Les phrases qui suivent sont citées par Philibert Martin, m.e.p., dans son article « Adieu à Samneua (Laos) »,
BMEP, 33, 1960, p. 405-416.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 24
suis déjà marié à Jésus Christ, je ne me marierai pas ! » Et son persécuteur répondit : « Alors
votre vie prend fin ! »35
« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps » (Mt 10,28, Lc 12,4)
Que faire d’un prisonnier aussi rebelle à toute réforme ? Un nouveau jugement populaire
aurait risqué une émeute. En fin de compte, ce fut un tribunal militaire qui le condamna en
son absence, et ordonna une exécution discrète.
Le 1er juin 1954, le chef du camp le mande et lui dit qu’il ne sera pas libéré : consent-il à
partir occuper un poste d’interprète dans une école d’administration des nouveaux dirigeants ?
Tiến parlait à la perfection le laotien, le français et le vietnamien. L’offre était alléchante : il
fit mine de l’accepter. Le 2 juin il quitte le camp, escorté de quatre gardiens. À 300 mètres de
la sortie, on lui attache les mains dans le dos et on l’amène jusqu’au cimetière du village de
Huay Talàng. Ses gardiens l’attachent à un pamplemoussier et l’abattent de cinq balles. Son
corps fut laissé sur place, puis enseveli sur le lieu même de l’exécution par les gens du village.
Au camp on essaya de savoir son sort. « Nous l’avons emmené étudier au Viêt-nam » fut-il
répondu36 . Personne n’ajouta foi à cette explication : on avait vu les soldats revenir et se
partager ses maigres affaires. Tous furent persuadés que le camarade Thao Tiến, comme on
l’appelait, avait été exécuté.
Le secret entourant sa mort permit à toutes sortes de bruits de se répandre. On aurait achevé le
Père Tiến en lui coupant la tête. Les bourreaux lui auraient ouvert le corps pour voir le foie
d’un homme si courageux, ou même en manger – cela n’est pas un geste inédit au Laos. On
l’aurait enfermé dans un sac et tué à coups de bâton… Notre vieux témoin commente cela37 :
« Lorsque j’étais emprisonné, j’ai entendu un de mes compagnons de captivité
affirmer que le Père Tiến avait été décapité à Ban Talàng et qu’on avait jeté sa tête
dans la rivière. Les gens du village sont allés deux fois explorer un tronçon assez
important de la rivière pour retrouver la tête, mais ils n’ont rien trouvé. Je ne crois
donc pas à cette histoire de décapitation, et je pense qu’il a été fusillé. C’était leur
manière habituelle d’exécuter les prisonniers : trois balles dans la poitrine et une
dans chaque oreille. J’ai été témoin de plusieurs exécutions faites ainsi. »
Pourquoi cette mort ?
Pourquoi un tel crime contre un innocent ? De la part de ses ennemis, il s’agissait bien
d’éliminer le seul prêtre demeuré dans la zone « libérée ». Le catholicisme ne serait pas toléré
à Sam Neua.
Mais pour les chrétiens, cette mort a un autre sens. On sait de manière sûre que Tiến a accepté
volontairement sa mort, par fidélité pour sa vocation et pour le peuple qui lui était confié. Il
n’a pas cru aux fausses promesses qu’on lui faisait. Le témoin Ratthavone Soyavong, qui a été
présent avec lui jusqu’au dernier jour à Ban Talàng, a confié cela à un prêtre sur son lit de
mort38 :
35
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37
38
Documents de la Commission historique, Déclaration écrite de Jean-Marie Ollivier, o.m.i., 10 mai 2004.
D’après Philibert Martin, m.e.p., « Adieu à Samneua (Laos) », art. cité.
Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Jean Loung Khamsouk, 8 décembre 2005.
Documents de la Commission historique, Attestation de Jean-Noël Grandemange, o.m.i., au sujet du témoin
Ratthavone Soyavong, 24 janvier 2005.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 25
« Le Père Tiến savait qu’il allait mourir et, peu avant sa mort, il m’a dit : “Je vais
célébrer une dernière messe”. »
Pour le Laos, le Père Tiến est devenu ainsi le premier témoin, le premier qui ait cru en Jésus
jusqu’à donner sa vie pour lui. Il a ouvert la route que doivent suivre de nombreux chrétiens,
courageux dans l’adversité et devant les oppositions de toute sorte. Il n’a pu le faire que par
une grâce spéciale de Dieu, qui l’avait soigneusement préparé au long de sa carrière hors du
commun.
Les témoins vietnamiens, à l’époque de son stage à Hữu Lễ, avaient déjà senti en lui l’étoffe
d’un saint ; ainsi M. Tậu : « Certes, Dieu seul est juge, mais je crois bien que Tiến est au Ciel :
il en était digne ! »
Le Père Jean-Marie Ollivier rapporte39 :
« Quand j’étais en poste dans la Plaine des Jarres, à Xieng Khouang, et sur la
route de Sam Neua, partout on parlait de lui avec grand honneur. C’est vrai, les
gens du peuple ne savent guère ce que c’est qu’un martyr. Malgré cela, le Père
Tiến était admiré : la raison, c’est qu’il avait eu le courage de donner sa vie pour
les chrétiens, par fidélité à son poste. Et cela, c’est quelque chose ! »
Laissons le dernier mot à notre témoin privilégié – il avait demandé l’anonymat, mais il a
désormais rejoint son prêtre bien-aimé40 :
« Dans la pensée de l’ensemble de la communauté chrétienne de notre région, le
Père Tiến est un saint et un héros. Lorsqu’il était en prison, on a fait pression sur
lui pour qu’il se marie. On lui a promis de le libérer s’il acceptait de se marier et
de devenir un citoyen ordinaire. Mais lui a toujours refusé. Pour nous, c’est cela
qui compte, c’est là le signe de sa sainteté, de son héroïcité. Je demande souvent
l’intercession du Père Tiến dans ma prière. »
39
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Documents de la Commission historique, Déclaration écrite de Jean-Marie Ollivier, o.m.i., 10 mai 2004.
Documents de la Commission historique, Déclaration verbale de Jean Loung Khamsouk, 8 décembre 2005.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 26
Sources pour la biographie du Père Thạo Tiến
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu) :
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Cardinal Paul Joseph Phạm Ðình Tụng, archevêque émérite de Hanoi, Viêt-nam
Mgr Paul-Tịnh Nguyễn Bình Tĩnh, évêque émérite de Đà Nẵng, Viêt-nam
Mgr Paul Lê Đắc Trọng, évêque auxiliaire émérite de Hà Nội, Viêt-nam
P. Pierre Khamhoung Sikasak, o.m.i., France
M. Loung Kham Souk, catéchiste retraité, Vientiane, Laos
M. Jean Khamsouk, Vientiane, Laos
M. Thanavith, Vientiane, Laos
Mlle Marie Ien Hougmani, o.m.m.i., Paksane, Laos
M. Simon-Oth Phrakine et Mme, née Nouy Nammavong, Créteil, France
P. François-Xavier Nguyễn Hữu Tấn, Hô Chi Minh-Ville, Viêt-nam
P. Joseph Vũ Đình Tân, Bảo Lộc, Viêt-nam
P. Laurent Phạm Giáo Hoá, Bảo Lộc, Viêt-nam
P. Thomas Nguyễn Văn Sum, Biên Hoà, Viêt-nam
P. Pierre Đinh Tài Tướng, Bến Tre, Viêt-nam
P. Vincent Trần Minh Khang, Bình Dương, Viêt-nam
P. Trần Thái Ðịnh, PSS, Saigon, Viêt-nam
M. Trần Cung Tiến, catéchiste retraité, Bảo Lộc, Viêt-nam
M. Lê Văn Tậu, Hữu Lễ, Thanh Hóa, Viêt-nam
Mme Hoàng Thị Lý, Hữu Lễ, Thanh Hóa, Viêt-nam
Déclarations de témoins indirects (ex auditu a videntibus)
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Mgr. Jean Sommeng Vorachak, vicaire ap. de Savannakhet, Laos
Mgr Barthélémy Nguyễn Sơn Lâm, évêque de Thanh Hóa, Viêt-nam (+)
P. Jean-Marie Ollivier, o.m.i. (+), d’après M. Ke Bun Huang (+)
P. Jean-Noël Grandemange, o.m.i., d’après M. Ratthavone Soyavong (+)
P. Ernest Dumont, o.m.i. (+)
Sœur Jeanne-Vincent Phoukham Lanvannong, Laos
P. Paul Đinh Trí Thức, Thanh Hóa, Viêt-nam
M. Ún Ngân Tiến Thành, Hô Chi Minh-Ville, Viêt-nam
Documents
–
–
–
Archives M.E.P., Dossier J. Mironneau, documents en vrac, réf. 20, 40, 48
Archives M.E.P., « Mémoires du Père Constant Poncet » (1964), DH36
Archives générales OMI, Rome, Boîte 35, Losdregt E. # 4630, Dossier Letters Deschâtelets 1958-1960 :
Lettre des catéchistes Ubon, Thao Hung et Bua Phan à Mgr Étienne Loosdregt, vicaire apostolique de
Vientiane, 2 août 1959. Traduction de Mgr Loosdregt.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 27
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
–
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–
–
Notice biographique du P. Jean-Pierre Rey, n° 2237
Notice biographique de Mgr Louis De Cooman, n° 2768
Notice biographique du P. Emmanuel Fénart, n° 3059
Notice biographique du P. Philibert Martin, n° 3702
Louis DE COOMAN, Mission de Thanh-hoa, Rapport annuel 1933
Marcel VIGNALET, Notice nécrologique du P. Vincent Donjon, 1997
Livres
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J.-B. DEGEORGE, À la conquête du Chau-Laos, 2 éd., Hong Kong, Imprimerie de la Société des
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J. MIRONNEAU, L’Indochine c’était ça. Journal d’un missionnaire-aumônier de mars 1945 à février 1961 –
Laos, Tonkin, Cambodge, [Paris, Missions étrangères, 1974]. Ronéoté, 846 + 61 pp. (surtout pp. 312315, 348, 430-434, 460, 501-502, 659-664, 692-694, 698-699, 728-738)
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« Thanh-Hoa, années de guerre. Les vêpres hanoïennes du 19/12/1946 », BMEP 21, 1948, pp. 101
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« Rapport [officiel] sur l’exécution du P. Thiên », BMEP 28, 1955, p. 1032
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J. MIRONNEAU, « Abbé J. Thao Thien fusillé par les Pathêt Lao », BMEP 28, 1955, pp. 1021-1032
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J. MIRONNEAU, « Le premier et le seul prêtre de la race thay a été assassiné par les “Pathet Lao” »,
article paru dans un journal français [La Croix ?] le 27.8.1955
–
J. MIRONNEAU, « Adieu à Samneua (Laos), I », BMEP 33, 1960, pp. 305-312
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Ph. MARTIN, « Adieu à Samneua (Laos), II », BMEP 33, 1960, pp. 405-416
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 28
Le Père Jean-Baptiste Malo, m.e.p.
(1899 – 1954)
témoin de Jésus Christ au Laos,
mort le 28 mars 1954 à Vĩnh Hội, Vũ Quang, Hà Tĩnh (Viêt-nam)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 29
II
Une destinée missionnaire internationale
Le Père Jean-Baptiste Malo, m.e.p.
(1899 – 1954)
En reconnaissant dans le monde la Beauté
on a appris la laideur ;
en y reconnaissant le Bien on a appris aussi le Mal.
Lao-tseu, Tao tö King, 2
Thieân haï giai tri myõ chi vi myõ, tö aùc dó.
Giai tri thieän chi vi thieän, tö baát thieän dó.
(Người đời thấy đẹp biết khen,
Thế là cái xấu đã chen vào rồi.
Điều hay đã rõ khúc nhôi,
Thời đà dang dở lôi thôi sinh dần)
老
子
道
德
經
第
二
章
皆
知
善
之
為
善
斯
不
善
矣
。
天
下
皆
知
美
之
為
美
斯
惡
矣
Ñaïo ñöùc Kinh, 2
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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@@@ Jean-Baptiste MALO est né le 2 juin 1899 à La Grigonnais (Loire-Atlantique, France).
Il fut baptisé le jour-même à l’église paroissiale du village, qui appartient au diocèse de
Nantes. Après ses études primaires à Puceul, il fait ses études secondaires à l’École
apostolique de Saint-Lô (Manche). Sa vocation au sacerdoce fut toutefois retardée, sans doute
pour des raisons familiales. Il entre au Séminaire des Missions Étrangères à l’âge de 29 ans, le
15 septembre 1928. Il est ordonné prêtre le 1er juillet 1934 et part le 16 septembre suivant
pour la mission de Lanlong (貴州省安龍縣 Anlong, Guizhou) en Chine.
Missionnaire en Chine
Après un temps d’étude de la langue chinoise et d’initiation aux us et coutumes du pays, le
Père Jean-Baptiste est chargé du district de Baobao (包包寨). Il entreprend aussitôt la visite
des stations missionnaires, dont certaines n’ont pas vu un prêtre depuis 20 ans. Il règne, en
effet, une grande insécurité dans cette région montagneuse aux confins des trois provinces de
Guizhou, Guangxi et Yunnan. C’est le temps des « Seigneurs de la guerre ». Les montagnes
sont un refuge idéal pour les hors-la-loi, qui de temps en temps font des incursions dans la
plaine et se livrent au pillage. Le 1er juin 1938, en son absence, des brigands armés de haches
et de fusils mettent à sac sa résidence. C’est en fait une série d’années de misère et de grandes
douleurs : batailles meurtrières, incendies, crimes, haines, jalousies, vengeances sur de
nombreux chrétiens. De là les larmes, la tristesse, les veuves, les orphelins. Comment dès lors
pouvoir sauvegarder la mission elle-même ?
En dépit de toutes ces difficultés, le Père Jean-Baptiste continue à rendre visite à ses
chrétientés. Il peut compter sur un excellent catéchiste. Pour l’éducation des enfants, il réussit
encore à fonder quatre nouvelles écoles. Sa santé commence à faiblir ; en 1941 il va se faire
soigner à Lanlong, mais après sa guérison il revient fidèlement à son poste. En avril 1948 il
réussit même à atteindre des chrétientés écartées au confluent des fleuves Po et Nanpan-jiang,
alors que les brigands sont déjà sur la rive opposée. Il est toujours sur le qui-vive, prêt à
prendre le large quand les hors-la-loi viennent piller son village. Au printemps 1951, avec un
confrère, il doit se réfugier dans une hutte à la campagne pendant une quinzaine de jours.
À cette même époque, le nouveau régime s’installe en Chine. Comme beaucoup de prêtres
étrangers, le Père Jean-Baptiste est arrêté et emprisonné ; après un jugement sommaire il est
expulsé de Chine. Le 4 décembre 1951 il est à Hong Kong, où il doit subir une intervention
chirurgicale ; il va ensuite se reposer pendant quelques mois en France. Ses supérieurs
décident alors de l’envoyer comme missionnaire au Laos.
Missionnaire au Laos
Le 27 novembre 1952, le Père Jean-Baptiste part pour son nouveau champ d’apostolat ; le 17
mars 1953 il arrive à la mission de Thakhek. Il se met courageusement à l’étude de la langue
lao. La tâche est facilitée par la connaissance qu’il avait acquise des dialectes taï-thaï de
Chine du sud, apparentés à cette langue. Assez vite, il peut donc accepter la charge d’une
petite chrétienté, au nom poétique de Na None-Kèo (ນາໂນນແກັວ « La rizière sur la butte de
Kèo »), à 10 kilomètres au nord de la ville.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Les Lao l’aimèrent tout de suite, parce que c’était un homme d’une simplicité extrême et qu’il
était avec eux d’une grande douceur. Il avait la réputation d’avoir été un grand missionnaire
en Chine. Au Laos, il n’a guère pu faire ses preuves, y ayant séjourné à peine un an.
Cette année-là, les troupes vietnamiennes progressent dans cette région, et l’armée française
oblige Mgr Jean Arnaud, préfet apostolique, et les autres missionnaires à partir vers Paksé.
Croyant le calme revenu, ils décident de revenir à Thakhek, et se mettent en route le 15 février
1954. Mais sur la route ils tombent dans une embuscade des Vietnamiens, qui guettaient le
passage d’un convoi militaire. Les missionnaires étrangers – Mgr Jean Arnaud, les Pères
Louis Mainier, Jean-Baptiste Malo et René Cozien, et Sœur Jeanne-Antide Du Noyer41 – sont
alors arrêtés ; les sœurs laotiennes seront relâchées quelques jours plus tard.
Puis les prisonniers sont emmenés à pied vers un camp à Đô Lương près de Vinh (Viêt-nam) ;
ils devront parcourir, par monts et par vaux, près de 1 200 kilomètres.
Vers la Maison du Père
Le Père Jean-Baptiste Malo n’arrivera pas au bout de cette marche forcée. Malade, ne pouvant
digérer le vieux riz mélangé de sel qui sert de nourriture quotidienne aux prisonniers, épuisé
et tombant de lassitude, miné par la fièvre, il est chaque fois forcé à se relever et à repartir. Au
bout d’un interminable chemin de croix, il meurt de faim et d’épuisement le dimanche 28
mars 1954 – troisième dimanche du Carême –, en offrant sa vie à Dieu pour la mission du
Laos. Il avait accepté ses souffrances et la mort avec un grand héroïsme, conscient de suivre
les pas du Christ.
Le Père Malo était mort vers 7 heures du soir, sur une barque où les prisonniers avaient pu
prendre place pour descendre la rivière Ngàn Sâu42. La nuit suivante, il fut enveloppé dans
une natte et inhumé, sous une pluie battante, dans un terrain vague sur le bord de la rivière.
Malgré la volonté de secret des gardes, des chrétiens vietnamiens furent témoins de la
cérémonie. Dans la soirée, en effet, les gens de Yên Hội, le hameau situé sur l’autre rive,
avaient noté des allées et venues insolites. Dans la nuit, un catéchiste, qui habitait juste en
face de la tombe, de l’autre côté de la rivière, entendit au loin des chants en latin ; il les
reconnut comme ceux des funérailles. Il alerta les voisins, et tous traversèrent en barque pour
se rendre sur les lieux. Impressionnés par les soldats en armes, ils se tinrent toutefois à
quelque distance. Seuls un ou deux s’approchèrent assez pour échanger quelques mots avec
Mgr Arnaud, qui savait un peu le vietnamien. Ils apprirent ainsi que l’on enterrait là un prêtre.
Par la suite, ces personnes entretinrent la tombe de ce missionnaire inconnu, mort là par
hasard après avoir tant souffert. En 1999, ils demanderont la permission de ramener son corps
de cet endroit désert vers un lieu plus accessible et plus digne. Les restes mortels du Père
Malo furent donc transférés dans une tombe provisoire tout près de l’église paroissiale, puis
en 2005 dans un tombeau tout neuf.
La mémoire du Père Jean-Baptiste Malo et sa réputation de sainteté se sont perpétuées jusqu’à
aujourd’hui parmi les chrétiens de la région, pauvres parmi les pauvres. Sa tombe est honorée,
on y vient pour prier. On raconte à son propos plusieurs faits extraordinaires : par exemple, on
41
42
Sœur Jeanne-Antide était la supérieure pour le Laos des Sœurs de la Charité. Les Sœurs de la Charité de
Saint Vincent de Paul, fondées en 1799 à Besançon (France) par Sainte Jeanne-Antide Thouret, étaient
arrivées au Laos en 1934.
La Ngàn Sâu est un affluent de la rivière Sông La, qui se jette à son tour dans le Sông Lam, ou Sông Cả,
fleuve principal du Nghệ An.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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y aurait entendu des cantiques… À travers des chrétiens venant du Viêt-nam, ces nouvelles et
la réputation du Père Malo se sont propagées jusqu’au Laos.
Le long martyre du Père Malo,
raconté par son compagnon de route, le P. Louis Mainier
La nourriture est insuffisante… Le Père Malo tient le coup trois semaines. Il est même gai et
plein d’entrain. « La joie dans la fumée », dit-il lorsqu’il a une pincée de tabac43 ! C’est lui qui
bavarde le plus… Mais du jour où nous n’avons plus que du riz au sel il change, paraît fatigué,
vomit de la bile. Une demi-journée dans une grotte humide et froide aggrave son malaise. Il
ne pourra presque plus rien manger jusqu’à sa mort. Mais il faudra qu’il marche. La Sœur fait
un gros accès de fièvre, le béribéri l’attaque par les bases. Il faut qu’elle marche quand même
elle aussi.
Bientôt la Chaîne Annamitique se dresse devant nous. Le vrai calvaire commence. Il faut
franchir les montagnes de calcaire avec nos deux malades et pendant deux grandes journées
grimper les sentiers abrupts, escalader les rochers, monter les échelles accrochées aux parois
verticales, talonnés par un gardien que notre détresse fait ricaner. Le Père Malo crie grâce. En
vain. Il n’en peut plus. « Mon Dieu, venez à mon secours », sanglote-t-il, suspendu à une
échelle et prêt à tomber dans le vide. La Sœur exténuée, titube, tombe, se relève... elle est
maintes fois menacée d’une rafale de mitraillette. Ses jambes n’obéissent plus, sa tête devient
lourde. Le soir du deuxième jour, elle est à bout et se sent mourir… Elle se remettra,
cependant, assez pour continuer jusqu’au bout l’excursion en pays vietnamien. Mais le Père
Malo, lui, est dès lors condamné. Si les gardiens l’avaient voulu, ils auraient pu le sauver
encore en le faisant conduire aux avant-postes laotiens, tout proches de Na Phao. Ils ne l’ont
pas voulu. Ils l’ont, en le contraignant à continuer la route, condamné à une mort inévitable.
Le 19 mars, Saint Joseph nous introduit au Vietnam44… Il y a juste un an que le Père Malo,
rescapé de Chine, est arrivé dans la mission de Thakhek ! … Providentiellement, quelques
Algériens arrivent, tout frais prisonniers, qui consentent à d’abord simplement soutenir le Père
Malo, puis pendant trois jours à le porter dans un hamac de fortune.
À Na Phao le responsable vietnamien avait dit : « Vous rencontrerez des églises sur votre
route. J’ai donné des instructions pour qu’on vous y laisse entrer. » Le 25 mars, fête de
l’Annonciation, pour la première fois, nous apercevons une modeste chapelle d’abord, puis
une deuxième, enfin une belle église à proximité de la route. Nous demandons à y entrer. Les
gardiens refusent. Nous demandons à laisser le Père Malo dans cette chrétienté : refus encore.
Nous demandons à voir le prêtre vietnamien du lieu. On le fait appeler, mais il arrive quand le
Père Malo a déjà été emporté plus loin. Ce pauvre prêtre… ne peut rien dire sans témoins… Il
finit quand même par baiser la main de Monseigneur Arnaud avant qu’on nous fasse repartir.
Le lendemain Monseigneur administre l’Extrême-Onction au Père Malo. Notre malade est de
plus en plus faible. Il est douloureux dans tout son corps épuisé. Il est édifiant d’abandon à
Dieu. Il se cramponne à la vie, mais il veut tout ce que Dieu veut : « Oui, oui, oui », répète-t-il
sans cesse, « oui, mon Dieu, comme vous voulez. » Mais c’est le grand combat et il se sent
43
44
Selon le Père Michel Lynde, o.m.i., ancien missionnaire au Laos, aujourd’hui en Thaïlande, le Père Malo
avait une très longue pipe qui était comme son signe distinctif.
Le passage de la frontière s’est fait à proximité du col de Cha Lo (đèo Mụ Gịa), où passe la route n° 12,
entre la Province de Khammouane au Laos et celle de Quảng Bình au Viêt-nam.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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abandonné du Père – le disciple comme le Maître. « Mon Dieu, vous m’abandonnez trop. » Il
invoque Notre-Dame et les saints. Il prie pour ceux qu’il aime, pour ses ennemis aussi.
Le soir la colonne se remet en route. À minuit on nous laisse tous les cinq dans un village. Le
samedi 27 mars est le dernier jour de repos du Père Malo sur la terre. Enfin, enfin, pour la
première fois un docteur vietnamien se présente pour ausculter le mourant. « Ce n’est rien,
deux ou trois jours de repos et il se remettra. Demain il y aura du lait et des médicaments… »
Il est sept heures du soir. À trois heures du matin le gardien nous fait emporter le Père dans
une pirogue pour descendre la rivière. Au jour la pirogue accoste à la berge. Le gardien nous
conduit au village voisin qui est catholique. Nous demandons à célébrer la messe. Le gardien
refuse. Les chrétiens le demandent avec instance. Le gardien refuse encore avec mauvaise
humeur. C’est tout juste s’il consent à nous laisser entrer dans la pauvre chapelle et y faire un
bout de prière.
Après midi nous repartons. Le Père Malo baisse visiblement. Il garde une certaine lucidité ; il
plaisante même une fois ou deux, mais sa fin semble proche. Nous récitons les prières des
agonisants. À sept heures du soir, après une agonie de saint, le Père Jean-Baptiste Malo
s’endort de la mort du juste, mort du pauvre dans le dénuement et l’exil, belle mort de martyr
obscur dans la ligne de sa vie de traqué, de persécuté pour le Christ en Chine, au Laos, au
Viêt-nam.
Vers neuf heures on nous débarque et on nous conduit au commissaire de police qui rédige un
acte de décès. Il voudrait nous faire déclarer que le Père est mort de maladie, de fièvre
typhoïde par exemple. Nous protestons énergiquement qu’il est mort de fatigue, de faim et de
manque de soins. Monseigneur demande à l’enterrer dans une chrétienté du voisinage :
« C’est trop loin ! » Il demande qu’au moins on attende le jour pour faire l’enterrement :
« C’est impossible à cause des avions ! » ... Ils nous le font enterrer dans un terrain vague, à
une heure du matin, par pluie battante.
Malgré l’énervement des gardiens, nous prenons le temps de vêtir le Père Malo de son
ornement jaune sauvé en Chine… Bien entendu il n’est pas question de cercueil, pas même
une natte pour envelopper notre bon Père Malo. Nous le roulons dans une vieille couverture et
l’ensevelissons. Monseigneur lui passe un chapelet autour du cou et garde précieusement le
sien en souvenir. Dès que la tombe est recouverte la pirogue repart, il faut rattraper les autres
prisonniers. Et la course à pied reprend…
Note sur la sépulture du Père Jean-Baptiste Malo
Le tombeau actuel du Père Malo est une urne, à la manière vietnamienne, jumelée avec celles
de trois autres prêtres. Le beau monument qui intègre ces quatre urnes funéraires est juste à
côté de l’église paroissiale de Vĩnh Hội, dans le diocèse de Vinh (municipalité de Hương Thọ,
arrondissement de Vũ Quang, anciennement Hương Khê, province de Hà Tĩnh). L’ensemble,
carrelé de faïence, date de 2005.
La tombe originelle du Père Malo était située dans un terrain vague, aujourd’hui utilisé pour
l’agriculture, sur la rive gauche de la rivière Ngàn Trươi au confluent de celle-ci avec la Ngàn
Sâu. L’endroit est appelé Cửa Rào (« le confluent »). L’emplacement exact est bien connu des
chrétiens qui habitent juste en face sur la rive droite, dans le petit village de Yên Hội, desserte
de la paroisse de Vĩnh Hội ; il est accessible en barque seulement.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Un des villageois témoins des événements, dont le gendre continue aujourd’hui la tradition
orale, a rédigé ensuite avec le catéchiste un long rapport en deux exemplaires sur tout ce
qu’ils avaient vu et entendu. Un exemplaire de ce rapport a été remis au curé de la paroisse ;
on ne sait ce qu’il est devenu. Il a gardé l’autre exemplaire pour l’inclure dans sa chronique
familiale (gia phả) ; mais comme sa maison a brûlé il n’en reste pas de trace.
Par la suite, cette famille s’est toujours considérée comme gardienne de la tombe du Père
Jean-Baptiste Malo… Les autres gens du village venaient souvent prier et aider à l’entretien
de la tombe ; ils continuent à la fréquenter jusqu’à aujourd’hui. Selon eux, ils entendaient
toujours l’écho des cantiques latins…
Le policier qui a rédigé l’acte de décès et qui a supervisé l’enterrement vit encore. Les prêtres
de Vinh essayeront de le contacter pour demander s’il accepterait de livrer quelques détails
supplémentaires. Par contre, il n’est pas réaliste de vouloir retrouver l’acte de décès lui-même :
les actes administratifs de cette période trouble ont disparu ou sont placés sous scellés...
***
En 1999, les restes du Père Malo furent retirés de sa tombe originelle et transférés dans une
tombe provisoire dans le jardin derrière l’église paroissiale de Vĩnh Hội. Le prêtre
responsable de ce transfert est aujourd’hui décédé. C’est à cette occasion qu’une
correspondance eut lieu avec le Vicariat apostolique de Thakhek.
Les acteurs et les témoins du transfert en ont gardé une très vive mémoire : les grains de
chapelet retrouvés dans la tombe et surtout la croix de bois intacte, assez grande, les ont
frappés. Les os étaient de forte taille, mais ils ont noté avec étonnement leur blancheur,
contrastant avec l’aspect noirâtre de ceux que l’on retrouve habituellement après quelques
années. Tout ce qui a été retrouvé a été placé dans l’urne actuelle.
Au moment du transfert, on a replanté un goyavier pour que la position même de la toute
première tombe ne soit pas oubliée, de même qu’un goyavier, dont il ne reste que la souche,
avait marqué l’endroit en 1954. Malgré la pluie battante, les deux hommes, père et fils, qui
ont transporté les ossements jusqu’à l’église paroissiale n’ont pas été mouillés.
Le père Hiệu, curé de Vĩnh Hội, est un jeune prêtre en poste depuis 2004. Il raconte qu’après
son arrivée dans la paroisse, il ne pouvait guère dormir. Toutes les nuits, on frappait à la
porte… Les voisins, de même, voyaient une ombre tourner autour de la maison et frapper à sa
porte. Après une période de sommeil troublée, il a décidé de célébrer un trentain de messes en
mémoire du Père Malo, conformément à la coutume des chrétiens de ces régions 45. Après cela
tout s’est calmé.
En 2005 il a fait donner au tombeau du Père une position et un agencement plus dignes et plus
conformes au respect que l’on voulait lui montrer.
***
Un petit village à une trentaine de kilomètres en amont de Yên Hội sur la Ngàn Sau,
appartenant également à la paroisse de Vĩnh Hội, prétend avoir été évangélisé par le Père
45
Au témoignage d’un ancien missionnaire du Laos, qui connaît bien les populations montagnardes, il ne
s’agit pas nécessairement de suffrages pour délivrer une âme du Purgatoire. Il s’agit plutôt d’une expression
chrétienne de la piété filiale : en faisant célébrer une messe « en souvenir », on veut montrer au défunt que
ceux qui lui doivent la vie, l’éducation, etc., ne l’oublient pas. Cette piété filiale s’exprime ici envers le Père
Malo, dont le corps martyrisé repose parmi eux et qu’ils considèrent comme « leur » missionnaire.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Malo. S’il n’y a pas confusion avec un autre missionnaire, il s’agit peut-être d’une relecture
créative de l’épisode rapporté par le Père Louis Mainier pour le dimanche matin, 28 mars
1954 (ci-dessus).
Sources pour la biographie du Père Jean-Baptiste Malo
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu)
–
Père René Cozien, m.e.p., Pleyben, France (seul témoin survivant de la mort de J.-B. Malo)
–
Père Michel Lynde, o.m.i., Chiengkhan, Thaïlande
Déclarations de témoins indirects (ex auditu a videntibus)
–
Mgr Pierre Bach, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Savannakhet (Laos), Bangkok
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé (Laos), Montbeton, France
–
Enquête du Postulateur au lieu de la sépulture au diocèse de Vinh (Viêt-nam)
Documents
–
–
Registre des agrégés et partants des M.E.P., n° 3476
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) ». Archives de la Postulation.
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
Notice biographique du P. Jean-Baptiste Malo, n° 3507
–
Notice biographique de Mgr Rosière Jean Arnaud, n° 3362
–
Notice biographique du P. Louis Mainier, n° 3476
–
Notice nécrologique de Mgr Rosière Jean Arnaud (1904 – 1972)
Livre
–
Articles
–
–
–
–
–
René COZIEN, 8 mois de captivité du Laos au Nord-Vietnam, 1954, s.l.n.d. [Paris, Missions Étrangères
de Paris, 2000].
« Thakkek », Bulletin des Missions Étrangères de Paris [= BMEP] 27, 1954, pp. 799-801
« Thakkek », BMEP 28, 1955, p. 51-55.
Louis MAINIER, « Route mariale en pays Viêt », ibid., p. 100-110.
« In memoriam: Le P. Jean-Baptiste Malo », ibid., p. 817-820
Léon Trivière, « La grande pitié de la mission du Laos », Missions Étrangères de Paris, n° 116, 1961, p.
7-12
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Le Père René Dubroux, m.e.p. (1914 – 1959)
témoin de Jésus Christ au Laos,
mort pour la foi le 19 décembre 1959 à Palay
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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III
Un chêne lorrain au Laos
Le Père René Dubroux, m.e.p.
(1914 – 1959)
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts…
Jean de La Fontaine, Fables, « Le Chêne et le Roseau »
Il fleurira comme le lis, il enfoncera ses racines comme le chêne du Liban…
Osée 14, 6
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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René DUBROUX est né le 28 novembre 1914 en Lorraine (France), dans le village de Haroué
(54) au pied de la colline de Notre-Dame de Sion. Il fut baptisé le 10 décembre suivant en
l’église paroissiale du village, qui appartient au diocèse de Nancy. René était le quatrième de
six enfants. Les parents, Jules-René Dubroux, négociant en bois, et Valérie Rémy, étaient
issus de la bourgeoisie mais avaient subi des revers de fortune. La maman rêvait de voir tous
ses enfants entrer dans les ordres ; le papa faisait le jardin, élevait des lapins, chassait et
pêchait. À sa mort, le fils aîné, Albert, médecin de campagne plus généreux que fortuné, fera
figure de chef de famille. La sœur cadette de René, Yvette, entrera chez les Franciscaines
missionnaires de Marie et sera toute sa vie missionnaire en Afrique ; en 2007, à 88 ans, elle
continue son apostolat au Burkina Faso. Le benjamin, Michel, sera prêtre pour le diocèse de
Nancy, actif jusqu’à sa mort, à 83 ans, en 2005.
Une préparation au sacerdoce mouvementée
René était de tempérament sportif ; fidèle à la tradition familiale, il devint vite un excellent
chasseur et un pêcheur hors pair : « Il lui suffisait d’un bâton et d’une ficelle pour pêcher et
prendre du poisson là où personne n’en prenait », raconte son neveu. Il s’épanouit dans le
scoutisme... C’était aussi un caractère entier, un trait qui marquera toute sa vie.
Après l’école primaire de Haroué, René fait la joie de ses parents en entrant au petit séminaire
diocésain de Nancy. L’établissement occupait alors un coin de l’immense chartreuse de
Bosserville, le grand séminaire étant hébergé dans une autre partie des bâtiments et le reste
plus ou moins à l’abandon. Quand, à dix-sept ans, il prend la soutane et commence ses études
de philosophie, René est un jeune homme bouillant de dynamisme, mais qui se fait bien vite
remarquer par son indiscipline. Les énormes bâtiments monastiques n’étaient pas chauffés, et
l’hiver lorrain était vif.
Bosserville et sa chartreuse
Sœur Yvette n’a pas oublié :
Les jeunes n’ont rien imaginé de mieux que faire du feu dans une salle commune
et jouer aux cartes. Je me rappelle, Monsieur le Curé et les parents ont été convoqués : on renvoyait René. Une réunion d’évêques a été sa chance. Monseigneur de
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Saint-Dié46 a dit : « Moi, je prends Dubroux dans mon séminaire... J’en ferai mes
choux gras. » Il ne s’est pas trompé.
C’est donc au Grand Séminaire de Saint-Dié (Vosges) que René poursuivra, de 1933 à 1939,
sa formation sacerdotale. Celle-ci fut interrompue seulement par le service militaire (19361937), effectué comme simple soldat dans le 37e Régiment d’Infanterie de Forteresse à Bitche,
à la frontière allemande.
Pendant les vacances, René retrouve sa famille et organise des activités éducatives pour la
jeunesse des environs. Sa sœur Yvette, dont il était proche, esquisse son portrait :
Il était très dynamique, plein de vie, très apprécié. Il aimait rendre service… À la
maison tous allaient à la chasse et à la pêche. À cela il était très doué… La famille
était joyeuse… et avait la réputation de dormir peu. À la veillée, on jouait, on
chantait autour du piano. Le matin, papa faisait le réveil : tout le monde à la
messe ! Il se fâchait après René qui, bien souvent, se rendormait. La maison était
toujours ouverte à toute la jeunesse. René était très vivant, d’un contact facile ;
beau garçon, il attirait les filles. Il s’en méfiait énergiquement…
Prêtre en France
L’évêque de Saint-Dié, qui apprécie les qualités de René, anticipe son appel aux ordres : le 18
décembre 1938 il est ordonné diacre, et, le 8 janvier 1939, prêtre pour le service du diocèse de
Saint-Dié. L’image-souvenir de sa première messe trace le programme de son existence :
46
Mgr Louis-Augustin Marmottin (1875-1960), évêque de Saint-Dié de 1930 à 1940, puis archevêque de
Reims de 1940 à 1960.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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« Servir les hommes auprès de Dieu, servir Dieu auprès des hommes, comme Lui ! Sous le
regard de Notre Dame. »
Mais déjà la guerre arrive, et voici René de nouveau mobilisé (1939-1940) ; cette fois il est
dans le service de santé. C’est la « drôle de guerre ». De la ligne Maginot, il écrit à sa famille
le 19 mai 1940 : « La situation est grave. […] Soyons sans peur. Tout ce que nous avons à
souffrir ne peut être qu’une expiation de nos fautes. […] Ayons confiance et vivons heureux.
Notre foi, cette présence de Dieu, nous rend heureux et compréhensifs, nous prépare à tout, et
nous donne confiance. » Lors de l’attaque allemande, la conduite exceptionnellement
courageuse de René lui valut citations et croix de guerre47. Il fut fait prisonnier et interné
quelque temps à Sarrebourg.
À son ordination, René avait été nommé vicaire d’un vieux curé à la paroisse Saint Pierre
Fourier, à Chantraine près d’Épinal. Libéré, il put reprendre son ministère. Il était chargé de la
jeunesse, apostolat auquel il se donna avec passion. Il sera notamment aumônier des scouts : il
n’avait pas peur de vivre à la dure, dans la nature. En trois années de ministère (1940-1943), il
devait fortement marquer ces jeunes par son zèle et sa foi.
Mais le regard du Père René dépassait déjà l’horizon de sa paroisse. Rien ne lui faisait peur,
rien ne lui semblait impossible ; il avait soif d’absolu. Le 30 octobre 1943, il répond à l’appel
missionnaire : il entre dans la Société des Missions Étrangères de Paris. Le 15 septembre 1944,
il reçoit sa destination pour le Laos ; mais, à cause de la guerre, il ne pourra partir que le 2
février 1946, et ce sera d’abord comme aumônier militaire au Viêt-nam ! Libéré de ses
obligations deux ans plus tard, il gagne enfin sa mission de Thakhek.
Missionnaire au Laos
En 1948 René Dubroux est nommé au poste missionnaire de Namdik, siège d’une chrétienté
importante où il restera d’abord jusqu’en 1954. Il développe la vie chrétienne de ses fidèles
par ses instructions et par la fréquentation des sacrements de l’eucharistie et de la pénitence.
Sur le plan matériel, il s’efforce d’améliorer leur sort et leur apprend à exploiter la forêt et à
exporter le bois.
Le rapport officiel de la Mission de Thakhek pour 1951 cite « une meilleure compréhension
de la vie chrétienne dans ses villages et une amélioration de l’hygiène et de la santé », et
poursuit : « [Le Père Dubroux] examine les solutions nouvelles qu’on pourrait adopter pour
que ces progrès continuent à l’avenir. »
Ses talents de chasseur le rendirent célèbre d’une autre façon. Le village était terrorisé par un
tigre. René eut la chance de régler son sort à la bête d’un seul coup de fusil. On commença à
le considérer comme un sorcier, de sorte qu’il faillit ranger son fusil pour de bon.
Du 19 juillet 1954 au 13 septembre 1955, le Père René est en congé en France : il doit refaire
sa santé, compromise par un régime de vie trop draconien. Il vit alors dans la famille de son
grand frère médecin. Il met à profit ce temps notamment pour fréquenter sa sœur religieuse,
elle aussi revenue d’Afrique pour se soigner, et son petit frère prêtre. Mais le Laos reste sa
passion. Il est en contact épistolaire avec sa mission, grâce aux lettres régulières et très
47
« Soldat courageux, modèle de dévouement et de bravoure ; s’est conduit remarquablement au cours des
combats du 17 au 20 juin 1940, en allant, sous les feux violents de l’artillerie et de l’infanterie ennemies,
panser et réconforter les blessés du bataillon. Le présent ordre comporte l’attribution de la Croix de guerre
avec étoile d’argent… 3 décembre 1942… Ordre n° 1304c. » On trouve là quelques-unes des qualités qui
marqueront la mission de René Dubroux au Laos.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 41
attendues du jeune Paul, qu’il appelait « mon séminariste ». Ces lettres avaient pour René une
importance capitale : à leur arrivée, plus rien d’autre n’existait pour lui…
En congés en Lorraine, avec ses parents, son jeune frère prêtre et un neveu
De retour au Laos, le Père Dubroux ne restera pas longtemps à Namdik. Il s’en explique dans
une lettre à sa famille, datée du 9 décembre 1956 :
… J’avais terminé mon travail dans les postes dont je m’occupais : tout le monde
est baptisé, et il suffit de suivre et de poursuivre le contact avec le monde païen.
J’avais démissionné pour pouvoir m’occuper du secteur Nord de mon district,
entièrement païen, et que, tenu par mon travail en chrétienté, j’avais négligé. Mais
cela, je ne l’ai pas obtenu… Monseigneur m’envoie dans le Sud, au contraire, la
région de Paksé, chez les Montagnards, dans un pays boisé et pittoresque à
souhait… Et maintenant, il me faut refaire ailleurs ce que je viens de quitter. C’est
ça être missionnaire !
À Noël 1956, il est donc à pied d’œuvre dans le district de Nongkhène. Le 2 janvier, il donne
davantage de précisions :
Je continue le ministère en laotien mais, si je n’étais pas si vieux, je ferais bien
d’apprendre au moins une nouvelle langue. Je ne pouvais pas mieux rêver en
sortant de mon ex-district : j’ai du catéchisme à faire à profusion et des tas
d’adultes à instruire… Pas de pistes carrossables jusqu’à mes postes : j’ai dû
abandonner la jeep à la dernière rivière et me remettre au ‘pedibus cum jambis48‘ :
c’est excellent pour la santé !
René sait dès lors qu’il vit dans un endroit dangereux et que les déplacements vers les postes
extérieurs impliquent un danger imminent. Des menaces pèsent sur lui : la rébellion veut
48
Expression française familière, en une sorte de latin de cuisine : « Avec les pieds et les jambes », c’est-à-dire
en faisant de la marche à pied.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 42
montrer que le personnage le plus en vue du coin n’est qu’un fétu sur leur chemin, un obstacle
dérisoire à leur volonté. Le 15 juin 1958, il refait son testament, au profit de la Mission.
Son supérieur de l’époque témoigne : « Nous avons constaté que, à cause des infiltrations du
maquis, la situation devenait dangereuse. J’ai suggéré au Père de partir, mais il n’était pas
homme à se laisser impressionner et je n’avais pas autorité pour lui en donner l’ordre. » René
avait décidé de rester et de poursuivre sa mission coûte que coûte. Il ne manquait pas de
courage et se sentait parfaitement solidaire de ses paroissiens, l’un des leurs.
Portrait d’un vrai missionnaire
Le Père Jean Hanique49, o.m.i., à la fin de sa vie, résumait la personnalité du Père Dubroux
d’une phrase : « C’était un ‘spécial’, très original ; mais un type zélé ! »
Mgr Jean-Pierre Urkia, ancien vicaire apostolique de Paksé, ajoute : « Le Père Dubroux était
un Lorrain, une forte personnalité, de type volontaire. C’était un très bon prêtre, très proche
des gens, mais passablement autoritaire ; ou plutôt, il était assez exigeant de ses chrétiens. »
Un témoin laotien, qui était alors un jeune étudiant proche du Père Dubroux, brosse un
portrait plus complet :
Le Père René Dubroux était un homme énergique, de caractère un peu vif. Il avait
son franc-parler et n’avait peur de rien ; parfois peut-être un peu rude.
Je crois vraiment que c’était un homme de foi et de prière. Il ne perdait pas son
temps, comme d’autres, à lire les journaux, mais il avait toujours le bréviaire à la
main. Même quand il était très fatigué, même s’il avait une de ces rages de dents
auxquelles il était sujet, il ne renonçait ni à son bréviaire, ni à aucune de ses
activités missionnaires.
En tant que missionnaire, il s’occupait très bien de toutes les activités caractéristiques de la mission. Il écrivait toujours soigneusement ses homélies – en
moyenne une demi-heure –, dans un style familier et exhortatif. Je faisais pour lui
des traductions du missel en lao pour qu’il puisse expliquer aux gens la liturgie.
À la différence d’autres prêtres, il s’intéressait à tous les aspects de la vie des gens,
à leurs problèmes. Il s’est dépensé pour permettre aux gens d’avoir du travail pour
vivre mieux ; comme c’est une région où il y a du bois, il a aidé à lancer
l’artisanat du bois, la menuiserie… Ses passe-temps favoris étaient la pêche et la
chasse. Il avait un beau fusil de chasse, de marque Idéal.
Il prenait soin surtout des chrétiens, mais ne négligeait pas pour autant l’apostolat
auprès des non-chrétiens. J’ai fait plusieurs fois avec lui des tournées dans les
villages non chrétiens, même quand il fallait marcher dans la montagne pour les
atteindre. Lorsque l’on devait passer la nuit en brousse, chaque matin sans
exception il disait la messe dans la forêt : il n’oubliait jamais sa valise-chapelle.
De même, si on passait la nuit dans une maison non chrétienne, le matin il
demandait l’autorisation de dire la messe dans un endroit discret.
Il avait le souci particulier des malades. Il y avait dans sa famille un médecin ou
un pharmacien, à qui il commandait des caisses de médicaments pour soigner les
49
Jean Hanique, o.m.i., 1922-2005, arrivé au Laos en 1949, fut supérieur provincial des Oblats du Laos dans
les années 1960.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 43
malades de son secteur. Il s’occupait bien des enfants. Il organisait pour eux des
séances de chant, etc.
Avec les chrétiens il était sévère, mais c’est là une caractéristique qu’il avait en
commun avec tous les autres missionnaires : on interdisait par exemple aux
chrétiens de participer aux festivités bouddhistes ou païennes, de danser etc.
En résumé, sous un extérieur un peu rude c’était un bon prêtre. Quant à moi, il
m’a beaucoup aidé dans tous les domaines. Il m’aimait comme un fils.
Voici le témoignage, tout à fait convergent, d’un autre paroissien, qui a connu le Père
Dubroux seulement dans la phase ultime de sa vie missionnaire :
Le Père Dubroux fut chargé de deux districts : celui de Nonkhène sur la route au
nord de Paksé, et le nôtre sur la route de Salavan, où il desservait toute la région
de Nong Sim jusqu’à Palay. Il venait chez nous en jeep. Il fumait beaucoup, mais
il aimait surtout la chasse et la pêche. Un jour, il a amené jusque chez nous une
grande pirogue, bien trop grande pour nos rivières.
C’était un homme vif, avec un caractère spécial, avec qui il était difficile de vivre.
Mais il faut ajouter que, aussi vite il se mettait en colère, aussi vite il se calmait.
Tant que le Père Dubroux était avec nous, tout était bien pour ce qui concerne la
religion. Il s’en occupait vraiment bien. Son caractère « soupe au lait » était la
seule chose qu’on n’aimait pas chez lui.
Il ne restait jamais dans le même endroit : il circulait beaucoup, il allait faire la
messe dans les divers villages. Il y connaissait tout le monde. Il avait son francparler : il n’avait pas peur de dire ce qui n’allait pas. Il savait aider les gens à
progresser, à ne pas rester des ignorants.
Il investissait beaucoup de temps et d’énergie dans l’éducation des jeunes ; il
n’aimait pas qu’ils soient ignorants, il les faisait étudier chez lui et les envoyait
aux études. Plusieurs jeunes gens sont venus de Namdik dans le sud avec le Père
Dubroux. Personnellement, je dois beaucoup au Père Dubroux ; c’est grâce à lui
que je suis là, et que je parle couramment le français.
La mort du Père René Dubroux
Le matin du samedi 19 décembre 1959, René arrive à Palay, une de ses stations. Le soir, les
gens se réunissent pour la prière, en préparation de Noël ; l’église est une construction
laotienne légère sur pilotis. Le Père Dubroux se retire ensuite à la sacristie, qui servait aussi
de logement. Vers les 9 heures du soir, il est là, en conversation avec deux de ses catéchistes
et un autre jeune homme. Quelqu’un se tenait dans l’ombre à l’extérieur, peut-être sur
l’échelle ; une voix lui ordonne de se lever. Aussitôt, un coup de feu éclate. Le Père
s’exclame : « Je suis touché, soutenez-moi ! ». Il se dirige vers l’extérieur ; un deuxième coup
l’atteint au cœur : il tombe mort. Un troisième coup de fusil est tiré inutilement. Dans
l’embrasure de la porte, un de ses compagnons a vu clairement le double canon du fusil, dont
il a reconnu le modèle : c’est celui du Père, un ‘Idéal’ de Manufrance. Puis il aperçoit un petit
groupe s’éloigner dans la nuit sans lune.
Prostrés, redoutant la mort, les jeunes gens restèrent inertes un long moment avant de jeter un
coup d’œil. L’un d’eux raconte : « Ne voyant plus rien, fous de douleur et de peur, nous avons
étendu le père, lui avons soulevé la tête, mais il était bien mort, se vidant de son sang… » Les
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 44
gens du village n’avaient pas bougé, car les rebelles leur avaient enjoint de ne pas sortir de
leurs maisons.
Fusil de chasse Manufrance « Idéal » et son double canon caractéristique
Mgr Arnaud, le vicaire apostolique de Thakhek, écrivait quelques jours plus tard au Supérieur
général des Missions Étrangères : « Pendant que ce drame se passait au village de Palay, un
autre groupe de rebelles pillaient la résidence principale du Père Dubroux qui était à huit
kilomètres de là, au village de Nongkhène. Ce groupe de pillards était plus nombreux : une
quarantaine, dit-on. »
Le lendemain dimanche, les habitants de Palay firent un cercueil. À la fin du jour et pendant
la nuit ils portèrent le corps, aidés par d’autres chrétiens des villages environnants, jusqu’à
Nong Sim, à une douzaine de kilomètres. Là une voiture le prit et l’amena à Paksé, à 30
kilomètres. Le lundi soir eurent lieu les obsèques.
Le Père René Dubroux est inhumé dans la terre laotienne, et son souvenir est resté très vivant
chez tous ses anciens paroissiens, surtout ceux de Namdik.
On a accusé l’un des catéchistes du Père René de l’avoir trahi, ou même de l’avoir tué.
L’argument utilisé, c’est que le Père Dubroux a été tué avec son propre fusil de chasse – il n’y
en avait pas d’autres de ce modèle et on a retrouvé les cartouches de carton vides. Ce fusil
était habituellement confié au catéchiste. Celui-ci fut arrêté et torturé par les autorités civiles,
et mourut en prison des mauvais traitements reçus.
Mgr Jean-Pierre Urkia, qui était très proche du Père Dubroux, et le Père Marcel Vignalet,
m.e.p., qui était grand ami du catéchiste inculpé et de sa famille, démentent catégoriquement
ces fausses accusations. Le fusil lui avait été extorqué. L’identité des assassins ne fait pas de
doute non plus pour ceux qui étaient avec le Père Dubroux quand il est mort. Sous la menace,
ils n’avaient pas bougé, mais un coup d’œil avait suffi pour les renseigner.
Cette version est corroborée par un témoignage rapporté par Mgr Louis-Marie Ling50, vicaire
apostolique de Paksé : « Un soir, les soldats de la guérilla sont arrivés chez les sœurs au
village de K. et ont demandé à la sœur : “Où est le père ?” Elle leur répondit : “On ne sait pas,
le père est dans son village à lui.” Un des soldats répliqua à la sœur : “Je le sais, on a envoyé
trois soldats chez lui. Je viens te dire simplement que le père est mort ; nous l’avons tué !” »
50
Louis-Marie Ling Mangkhanékhoune, Voluntas Dei, né en 1944, évêque et vicaire apostolique de Paksé
depuis 2000.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 45
Le sens caché d’une mort tragique
Le dévouement et la gaieté expansive de René Dubroux étaient connus et appréciés de tous les
villageois. Il était aimé et respecté. Pourquoi alors cette attaque dirigée personnellement
contre lui ?
En fait, selon les témoins plusieurs raisons sont mêlées. La guérilla ne pouvait tolérer
l’influence de la religion catholique, taxée d’être la religion des pays capitalistes, la religion
des Français, leurs anciens ennemis. Il y avait eu aussi une histoire de fusils de chasse volés,
et les reproches publics du Père contre les voleurs, liés à la guérilla. En effet, le Père Dubroux
n’était pas un homme prudent – certains le trouvent même imprudent. Il avertissait
ouvertement les jeunes gens tentés de regarder du côté de la guérilla, qui essayait par tous les
moyens d’étendre son influence dans les villages.
Le Père Dubroux avait une haute idée de ses devoirs de pasteur ; un mois avant sa mort il
avait renoncé à la retraite annuelle à Thakhek, une joyeuse occasion de retrouver ses confrères,
pour rester avec ses paroissiens dans un moment difficile. Il protégeait fermement ses ouailles
contre toutes sortes d’abus des pouvoirs locaux : concubinage, polygamie, mariages forcés,
qui étaient le lot des ethnies de la région.
Tout cela a provoqué chez ceux d’en face une haine contre lui et tout ce qu’il représentait –
droiture morale et vertu chrétienne. On peut affirmer que le Père René Dubroux est mort par
amour de ses fidèles, martyr de la charité, martyr du zèle pour les âmes.
Dans la lettre déjà citée, Mgr Arnaud écrit :
C’est donc une fin glorieuse qu’a faite notre Père Dubroux. Depuis quinze ans,
c’est le sixième missionnaire qui meurt tragiquement et glorieusement sur le
territoire de la mission de Thakhek. Les autres sont : Nosseigneurs Gouin et
Thomine et les Pères Thibaud, Fraix et Malo. Nous savons que leur sacrifice ne
sera pas vain et que d’autres missionnaires viendront les remplacer.
En Lorraine, dans l’ancienne paroisse de René, un rédacteur anonyme publiait dans un
bulletin local un article à sa mémoire, faisant le lien entre ses deux champs d’apostolat :
Les familles qui ont connu le Père se sont associées à la prière du clergé paroissial.
Ses jeunes gens d’alors, devenus pères de familles pour la plupart, savent combien
cette mort pour Dieu confirme en eux les enseignements reçus de ce prêtre si
généreux du don de lui-même. Ils sauront s’en inspirer et le citer en exemple dans
l’éducation de leurs enfants.
Le fruit d’une longue préparation
René s’était préparé de longue date à son départ. À l’occasion de sa mort, son confrère et ami
Marcel Vignalet écrivait à la famille : « Le Père Dubroux a donné sa vie pour ses brebis, il est
mort de la plus belle mort qu’un apôtre ait jamais rêvée. Je me dois d’ajouter que, sans
forfanterie, en toute simplicité, le Père avait envisagé la possibilité d’avoir à fournir le
témoignage du sang. Il était prêt à donner sa vie... »
Son cousin François, qui avait amplement fait sa connaissance en 1954-1955, résume les
conversations avec lui : « Il riait un peu de tout et ne semblait avoir aucune crainte de
retourner au Laos, où le danger était permanent et la sécurité un mot inconnu. […] On peut
être certain qu’il n’ignorait rien des risques qu’il encourait en repartant là-bas, et que sa fin
brutale en faisait partie. »
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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De même son neveu Michel, qui n’était qu’un enfant à cette époque et qui, de son propre aveu,
ne le quittait pas d’une semelle, raconte :
Dans mon souvenir, je retiens ses qualités d’oncle bon, généreux en tout ;
n’hésitant pas à contredire quiconque si c’[était] nécessaire, il ne transigeait pas.
Tous les matins, très tôt, il disait sa messe, parfois je lui servais d’enfant de chœur.
Il remettait tous les jours [sa vie] dans les ‘mains de Dieu’, c’était sa force ; on
sentait qu’il était heureux de ce qu’il faisait. Il ne laissait personne indifférent.
Avant de repartir en mission, il s’était entretenu avec son frère Albert, docteur en
médecine, chez qui il était en repos, de la façon dont il percevait les événements
au Laos. J’ai donc entendu, et je m’en souviens bien, ce bout de phrase : « Peutêtre que je ne reviendrai pas »... Pour moi, à l’époque, je ne me suis pas posé de
question, mais j’avais tout de même trouvé cela bizarre.
Mgr Jean Sommeng Vorachak, vicaire apostolique de Savannakhet, commente ces
dispositions intérieures d’un point de vue laotien :
Ces missionnaires, massacrés ou tués, peut-on les considérer comme martyrs ? Je
crois que oui, car ils sont morts, sinon ‘pour la foi’, du moins ‘à cause de la foi’,
même si c’est par nécessité, car personne ne souhaite la mort… Tous, missionnaires, prêtres, religieux ou simples laïcs, du fait qu’ils ont accepté de quitter leur
famille et leur pays, étaient prêts à offrir leur vie pour la cause de la religion ou de
l’Église particulière où ils étaient envoyés, au Laos comme partout ailleurs. La vie
générale de ces apôtres…, à mon avis, suffit pour nous dire qu’ils ont offert leur
vie une fois pour toutes, pour le meilleur et pour le pire, prêts à affronter
n’importe quels obstacles.
Le Père Dubroux, le Père Boissel, comme le Père Tiên et tous les autres..., tous
sont morts pour la cause de l’Église et de la Religion… Je crois et je suis sûr et
certain qu’ils sont au Ciel.
Voici le témoignage de son paroissien des dernières années :
Le Père René Dubroux est-il un saint ? D’après ses actes, je dirais que oui.
Humainement, il a beaucoup fait. Il fallait nourrir les jeunes des villages qui
venaient chez lui. Je ne vois aucun autre prêtre qui ait fait ce que lui a fait. Rien
que pour notre ethnie lavên, il a pris en charge l’éducation d’un ou deux jeunes
pour chaque village. J’ai une grande dette envers lui.
Sur le plan de la vie chrétienne, il a donné aux villages un vrai dynamisme.
Partout, on se réunissait pour la prière du soir – il lui arrivait d’ailleurs de venir là
par surprise.
Ma sœur m’a raconté un fait surprenant. Le soir même où le Père Dubroux est
mort à Palay, les jeunes chrétiens de Nong Sim s’étaient réunis comme d’habitude
à l’église pour prier. Ils ont entendu une voix qui prononçait les paroles de la
bénédiction en latin, comme à la fin de la messe. C’était la voix du Père Dubroux,
et tous l’ont entendue. Le lendemain matin ils ont appris la nouvelle de sa mort.
Ma sœur avait alors dix-sept ou dix-huit ans, et elle pourra témoigner de ce fait.
Pour moi, je prie toujours le Père Dubroux. Il m’a beaucoup aidé et a aidé
beaucoup d’autres personnes, sur tous les plans.
Laissons au jeune ami du Père, l’ancien étudiant laotien, le mot final :
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 47
Je crois vraiment que le Père Dubroux avait décidé de suivre sa carrière de
missionnaire, quoi qu’il arrive. Pour moi, qui ai partagé de façon très étroite une
année entière de sa vie missionnaire, vivant au jour le jour avec lui, le Père
Dubroux est vraiment un martyr. Si lui n’est pas au ciel, qui pourrait espérer y
aller ?
Les autres chrétiens… le considèrent tous de cette façon. Cette réputation de
martyr existe depuis le premier jour et continue jusqu’à aujourd’hui. Personne n’a
une opinion contraire. Tous se souviennent très bien de lui : il avait fait tant de
bien… Même parmi les non-chrétiens, ceux qui l’ont connu le considèrent tous
comme un bon prêtre.
C’était un homme vraiment exemplaire. Je crois qu’aujourd’hui, dans la situation
qui est la nôtre, on n’a pas assez de courage devant l’adversité. Son exemple peut
nous enseigner cela.
Je le crois au ciel et demande de temps en temps son intercession. Les gens du
village, à la fête des morts, demandent toujours des messes pour lui : on prie pour
lui et on lui demande de nous aider.
Si j’ai la foi aujourd’hui, je crois que je le dois à son intercession… et j’espère
qu’il ne m’oublie pas. Je considère que c’est dommage que je ne sois pas resté
avec lui jusqu’au bout : j’aurais certainement partagé son sort et je serais au ciel
avec lui.
***
Lettre du Père René Dubroux à son jeune paroissien laotien,
écrite peu avant sa mort
Bien cher N.,
Tu veux entrer au collège… Je t’ai laissé ta liberté ; n’en use que pour le bien et le service de
tes frères lao. Je regretterai beaucoup ta présence, même tes pointes de mauvaise humeur ; et
je regretterai plus encore l’aide que tu as apportée à mon travail ; je sais aussi que les
habitants de ces villages, et plus encore les enfants tes élèves te regretteront, et te regrettent
déjà. Aussi, tout en formant des vœux pour ta réussite, je souhaite que tu nous reviennes un
jour, pas trop lointain.
Si tu veux vraiment travailler, cette année te sera profitable… Mais ne vas-tu pas une fois
encore manquer de persévérance dans l’effort ? … Je n’ai jamais abandonné pour toi l’idée
qu’un jour tu devrais préparer ces diplômes ; mais cette fois, il fallait que la décision vienne
de toi. J’espère, après ton abandon des études il y a deux ans, … que tu auras compris ; et
que cette fois tu tiendras bon toute l’année coûte que coûte.
Ce que je te demande : tenir à la confession régulière, et pour toi, je n’hésite pas à l’affirmer,
à la confession hebdomadaire. Si tu espaces tes confessions, tu perdras ta piété et la pureté de
ton cœur… Si je savais que tu tiens à cette règle (confession hebdomadaire), … je serais
tranquille ; et le collège ne pourrait te faire que du bien… Voilà pour le spirituel…
Maintenant que tu as quelque argent, tu peux te permettre, à condition évidemment d’être
économe, de suivre les cours comme externe. Fais ton compte : mais ne vis pas de la charité
des autres ; et là où tu prendras pension, tâche de payer toi-même cette pension…
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 48
Reste que je t’ai fait inscrire et engagé comme Instituteur de la Mission… Ce que tu dois faire,
c’est… demander un congé d’une année pour préparer ton brevet. Dans un an, ou tu reprends
alors ta place normalement, ou tu demandes ta radiation… Tu écris : « L’année prochaine,
on verra !!... » Je te comprends. Et sache que je suis toujours disposé à te reprendre, avec ou
sans brevet, dans les mêmes conditions… De toute façon, tu es libre ; avec tous les risques
que cela suppose ; prends tes responsabilités. Ma lettre ne renferme que des conseils.
Laisse la vanité de côté ; sois sérieux, économe et persévérant ; laisse les illusions. Parce que
tu as été fidèle, le Bon Dieu t’a béni, et te bénira si tu restes fidèle. Tu seras toujours, et quoi
qu’il arrive, mon fils bien-aimé ; je te l’ai écrit à la mort de ton papa ; et je suis sûr qu’il a
veillé sur toi du haut du Ciel…
Voilà une bien longue lettre. Relis-la pour bien la comprendre. Et dis-toi bien que les conseils
que je te donne sont dans ton intérêt… Tu restes mon fils bien-aimé… Et n’oublie pas N. où tu
as fait du bien, et qui t’aura fait du bien, je le sais car plus on donne, plus on reçoit.
Il nous faut planter le Royaume de Dieu... au Laos.
[…] Ne pense aux « phù sáo51 » qu’en vue du mariage ; si tu veux réussir ton brevet, ce n’est
pas le moment de perdre du temps ; après tu peux y penser, sérieusement… Ne te casse pas la
figure à bicyclette… Passe quelque temps… auprès de ta Maman… Écris-moi…
Je t’aime bien.
René Dubroux
Sources pour la biographie du Père René Dubroux
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu)
–
–
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–
–
–
–
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé, Montbeton (France).
Mgr Jean Sommeng Vorachak, Vicaire apostolique de Savannakhet, Laos.
Mgr Louis-Marie Ling Mankhanékhoun, v.d., Vicaire apostolique de Paksé, Laos.
Père Jean Hanique, o.m.i. (+).
M. Saph Phommarath, Vientiane, Laos.
M. Pierre-Nhunh Thepkaisone, Lille, France.
M. François Odinot, cousin de René Dubroux, Cergy, France.
M. Michel Glaize, Lunéville, France.
Documents
–
Fiche individuelle de René Dubroux aux archives diocésaines de Saint-Dié.
–
Registre des agrégés et partants des M.E.P., n° 3706.
–
Compte-Rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1960, pp. 46-47, 61-62 .
Aux archives de la Postulation :
–
Testament de René Dubroux. Archives de la Postulation.
–
Acte de décès de René Dubroux, délivré à Paksé le 6 janvier 1960.
–
Lettre de René Dubroux au jeune S.P., paroissien laotien.
51
Locution laotienne : « Jeunes filles ».
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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–
–
–
–
–
–
Lettres de Mgr Jean Arnaud et de Marcel Vignalet, m.e.p., à la famille Dubroux, 1959-1960.
Texte du P. Marcel Vignalet, m.e.p., « René dubroux assassiné 19/12/59 à Ban Palay » (2000).
Lettres de Sœur Yvette Dubroux, f.m.m. (sœur de René Dubroux), à la Postulation.
Lettres diverses de René Dubroux.
Dossier sur la vie de René Dubroux, Missionnaire (photocopies de documents et lettres divers, photos),
remis par la famille à la Postulation.
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) ».
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
Notice biographique du P. René Dubroux, n° 3706.
–
Rapport annuel de Mgr Arnaud, Thakhek, 1951.
Articles
–
« Un missionnaire, l’abbé Dubroux, nous parle du Laos », article paru le 29 juin 1955 dans un journal
des Vosges, non précisé.
–
« Le Père Dubroux assassiné samedi au Laos était Lorrain », article paru dans un journal des Vosges,
1959.
–
« Comment mourut le Père R. Dubroux », article paru dans un journal de Meurthe-et-Moselle, 1959.
–
« …Tombé le 19 décembre sous les balles des rebelles laotiens », article paru dans L’Est Républicain
[Nancy], vers le 27 décembre 1959.
–
Lettre de monseigneur Arnaud, vicaire apostolique de Thakhek, à Mgr Lemaire, Supérieur général des
Missions Étrangères de Paris, publiée dans le Bulletin paroissial de la Paroisse Saint Pierre Fourier de
Chantraine, diocèse de Saint-Dié, janvier 1960.
–
« Thakhek : La mort du Père Dubroux », Bulletin des Missions Étrangères 33, 1960, pp. 261-262.
–
« Le Laos, terre de martyrs », Missionnaires d’Asie n° 107, janv.-fév. 1960, p. 26-27.
–
« Thakkek », BMEP 34, 1961, p. 680-685.
–
Léon Trivière, « La grande pitié de la mission du Laos », Missions Étrangères de Paris, n° 116, 1961, p.
7-12.
–
« Chronique MEP : Kammouane (Thakhek), décembre 1961 », Épiphanie (BMEP) 1962, p. 290-294.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Le catéchiste Joseph Outhay Phongphumi (1933-1961)
témoin de Jésus Christ au Laos
mort pour la foi à Phalane, Savannakhet, en avril 1961
[vu par un artiste]
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IV
Un apôtre venu de Thaïlande :
le catéchiste Joseph Outhay Phongphumi
(1933 – 1961)
En marchant dans la vie, trace un chemin
mais ne laisse pas tes traces
ขณะกำลังเดินผ่ำนชีวติ ทิ้งเส้นทำงไว้แต่ไม่ทิ้งรอยเท้ำ
Proverbe thaï
เพรำะควำมเชื่ออับรำฮัมเชื่อฟัง
เมื่อพระเจ้ำทรงเรี ยกให้ออกเดินทำงไปสู่สถำนที่
ที่เขำจะได้รับเป็ นมรดก เขำออกเดินทำงไปโดยไม่รู้วำ่ จะไปไหน
C’est qu’il attendait la ville pourvue de fondations เขำรอคอยนครที่มีรำกฐำน
dont Dieu est l’architecte et le constructeur. ซึ่งพระเจ้ำทรงเป็ นผูอ้ อกแบบและทรงก่อสร้ำง
Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir
vers un pays qu’il devait recevoir en héritage,
et il partit ne sachant où il allait…
Lettre aux Hébreux 11, 8.10
บทจดหมำยถึงชำวฮีบรู 11:8,10
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Un fils de la Mission du Laos
Joseph Outhay52 Phongphumi (อุทยั พองพูมิ, ອຸໄທ ພອໆພູມ)ີ était un Lao Issan du Nord-Est de la
Thaïlande. Son village d’origine, Kham Koem (คำเกิ้ม, ຄ ໍາເກີນ), est situé à 5 kilomètres du cheflieu de Nakhon Phanom, et à trois kilomètres de Nonseng et du Mékong, en face de l’île de
Don Dôn. C’est un paisible village agricole qui vit de la culture du riz. La récolte est
complétée par l’élevage des poules et une abondance de fruits de toute sorte. Traditionnellement les familles améliorent leur revenu avec la fabrication de chapeaux coniques en feuilles
de latanier – ces couvre-chefs que les Français appelaient jadis « chapeaux annamites ».
L’église paroissiale de Khamkoem aujourd’hui.
Le village est entièrement catholique : fondé avant 1885, ce fut l’un des premiers centres
établis au XIXe siècle par les Pères des Missions Étrangères de Paris pour les populations
rachetées à l’esclavage – esclavage des marchands de chair humaine ou esclavage de la peur
des esprits53. Le poste missionnaire appartenait alors à la « Mission du Laos », située à cheval
sur le Mékong mais dont la partie la plus développée était en territoire siamois. La paroisse
fait partie aujourd’hui du diocèse de Tharè – Nonseng ; le plus ancien registre des baptêmes
qui y est conservé remonte à 190454.
Au-delà des rizières, l’horizon est fermé par la dentelle des monts karstiques de Khammouane,
au Laos. Le Laos, d’ailleurs, est proche à tout point de vue : les coutumes et le dialecte local
52
53
54
« Outhay » est la translittération en lettres latines préférée au Laos ; en Thaïlande, on écrira plutôt « Uthai ».
Cf. Claudius Bayet, Une Lumière s’est levée : historique de l’évangélisation au nord-est de la Thaïlande et
au Laos, slnd [Ubon, 1981], p. 72-73.
En 1906, Kham Koem, avec ses annexes de Nong Kha, Na Mon, Na Lat Khuai, Ban Song et Don Ya Nang,
comptait 640 chrétiens et 19 catéchumènes. Cf. C. Bayet, Une Lumière s’est levée, p. 111.
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sont à peu près les mêmes des deux côtés du fleuve.
De 1934 à 1940 le curé de Kham Koem était le Père Noël Tenaud, m.e.p. ; les paroissiens
âgés se souviennent bien de lui, et rappellent qu’ils lui doivent la construction du grand mur
d’enceinte en briques – une rareté dans cette région – qui encercle les terrains de l’église. Ce
ministère de six années, interrompu par la persécution de 1940, a également préparé l’avenir
pour le plus notable des fils de la paroisse : Joseph Outhay Phongphumi.
Les jeunes années : lumières et ombres
Outhay fut baptisé le jour de Noël 1933. On lui donna le nom de saint Joseph, mais la date de
l’événement lui vaudra le surnom de « No-en » (en prononciation populaire). Était-ce un
signe ? « Noël » est justement le prénom porté par le Père Tenaud. Outhay était né le jour
même ou quelques jours plus tôt, dixième enfant d’une famille catholique très pieuse qui
comptera vingt-deux naissances. Mais dans ces années de pénurie, où les conditions de vie
étaient dures, la nourriture insuffisante et la médecine moderne à peu près absente, la
mortalité infantile était très élevée ; la plupart des frères et sœurs d’Outhay moururent en bas
âge ou très jeunes.
Ce qui reste de l’église paroissiale de Khamkoem qu’a connue Outhay
Le père d’Outhay, Paul Khrua, était catéchiste ; ce fait aussi marquera de façon définitive la
vie du jeune homme.
Lorsque éclata la persécution en décembre 1940, le jeune Outhay avait tout juste sept ans. La
paroisse de Kham Koem et l’ensemble de la province durent rester sans prêtre résident, avec
la messe de loin en loin seulement. Mais le catéchiste Paul Khrua ne laissa pas la foi
chrétienne s’étioler. Tout au long des années noires, la famille hébergea Sœur Véronique, une
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religieuse des Amantes de la Croix de Chieng Khoang à qui l’on interdisait de porter l’habit et
de vivre en communauté. La présence à côté de sa mère de cette personne consacrée,
éducatrice née, eut sur le jeune garçon une très grande influence, comme ses propres sœurs se
plaisent à le rappeler.
La persécution finie, Joseph Outhay avait douze ans. Il était intelligent, éveillé et pieux, et sa
conduite était exemplaire. On l’envoya donc dans le sud, au petit séminaire tenu par les Pères
Salésiens à Bang Nok Khuek (Ratchaburi), le seul séminaire alors ouvert dans le pays55. Il y
fera six années d’études secondaires. C’est au cours de ces années que la maman fut emportée
à son tour par la maladie.
Au terme de ces études, Outhay n’entra pas au grand séminaire mais revint au village. La
raison la plus profonde de ce retour appartient au secret de sa conscience. On peut toutefois
penser que la situation familiale eut une part dans la décision. Selon la tradition, il revient à
l’un des garçons de s’occuper de ses parents lorsqu’ils sont âgés ou malades. De dizième,
Outhay était devenu l’aîné de sa fratrie, suivi de deux filles et de deux garçons ; or la plus
âgée de ses deux sœurs, Khamsaen, n’avait que treize ans…
C’était alors un beau jeune homme de dix-huit ans, de corpulence assez forte. Foncièrement
bon et droit, il était doté d’une personnalité marquante : le rencontrer ne laissait personne
indifférent. Ses sœurs se souviennent de l’amour fraternel qu’il leur portait. C’était aussi un
passionné de la foi chrétienne, entièrement dévoué à son travail pour l’Église. Encouragé et
entraîné par son père, il dirigeait la prière et les chants à l’église ; il faisait les lectures et
enseignait parfois le catéchisme.
On le fiança sans tarder : il fallait une femme à la maison. Maria Khamtan était une petite
cousine, mais tout le monde à Kham Koem n’était-il pas plus ou moins cousin ? À leur
mariage, le 17 février 1953, Outhay n’avait guère plus de dix-neuf ans, elle en avait presque
vingt-cinq. La voici bientôt enceinte ; mais elle mourut en couches en mettant au monde leur
petite fille. Trois mois plus tard, l’enfant suivait sa mère dans la tombe.
Un catéchiste expatrié
Outhay ne resta pas longtemps dans ce village où trop de deuils successifs l’avaient durement
frappé. Au bout d’un an environ, le Père Noël Tenaud vint visiter ses anciens paroissiens. Il
était désormais missionnaire dans la Province de Khammouane au Laos, mais aussi pro-préfet
de la Préfecture apostolique de Thakhek (Laos) nouvellement fondée. À ce titre, il cherchait
des cadres pour mieux organiser l’évangélisation de ce grand territoire. Il invita le jeune veuf
Outhay à le suivre comme catéchiste au Laos, après un stage à l’école des catéchistes de
Sriracha, dans le sud de la Thaïlande.
Outhay accepta avec joie de s’ouvrir ainsi à de nouveaux horizons et de relever de nouveaux
défis. Quant à la famille, elle participa au sacrifice dans un esprit de foi. C’est la sœur puînée,
Khamsaen, qui allait s’occuper des vieux jours de papa Khrua. Par la suite Outhay, fils fidèle
et frère reconnaissant, visitera son vieux père et ses sœurs à peu près une fois par an.
Homme instruit, expérimenté mûri précocement par la vie, il fut catéchiste senior dans la
grande paroisse laotienne de Pongkiou, près de Thakhek, centre chrétien important de la
55
C’est le Père Sinuen, un prêtre thaï originaire de Tharè, alors curé de Nonseng non loin de Kham Koem, qui
s’occupa de recruter les séminaristes. Cf. C. Bayet, Une Lumière s’est levée, p. 178-179. Au cours de la
persécution, le Père Sinuen avait été condamné à la prison pour la foi.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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minorité Sô 56 . Le Père Tenaud lui confia en partie la formation de jeunes débutants ; le
catéchiste Kani était l’un d’entre eux.
Les rizières de Kham Koem avec les monts du Laos à l’horizon
Le Père Tenaud fut chargé de la paroisse de Pongkiou de 1944 à 1958 ; Outhay fut à ses côtés
durant les trois dernières années – la date précise de son arrivée n’est pas connue.
Un portrait contrasté
Malgré une différence d’âge peu considérable, Kani se souvient d’Outhay comme quelqu’un
« d’une autre génération », très réservé et sérieux – trop sérieux peut-être. Il ne fréquentait
guère le village, assurant essentiellement son service à l’église. Mais comment s’étonner de
cette réserve, de cette distance, chez quelqu’un qui vivait encore intensément des deuils
prématurés ?
Outhay avait toutefois un côté bonhomme. Il passait au petit séminaire de Thakhek en
compagnie du Père Lek, un prêtre laotien dont il était proche. Sœur Christina était alors
cuisinière de l’établissement ; elle le voyait taper dans le ballon avec les jeunes élèves. Ceuxci l’avaient surnommé « Kèk », c’est-à-dire « l’étranger », mais c’est avec affection qu’ils
prononçaient ce nom, ou riaient lorsque son embonpoint rendait sa course pataude.
Sœur Marie-Thérèse a très bien connu Outhay à Pongkiou ; son témoignage explique les
contrastes de son tempérament, liés à l’histoire de son enfance :
Je connais bien le caractère du Khru Outhay : esprit humble et dévoué, il
accomplissait son travail avec beaucoup de courage. Ce qu’il aimait dans la vie,
c’était de donner la Bonne Nouvelle aux autres. Il donnait tout pour l’annonce de
56
Pongkiou avait adopté massivement le christianisme dès 1889 ou 1890 ; cf. C. Bayet, Une Lumière s’est
levée, p. 81-86.
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l’Évangile. Il avait aussi l’art de ramener les gens dans le droit chemin. Tout le
monde appréciait la douceur de son caractère.
Il était particulièrement à l’aise avec les Sœurs Amantes de la Croix, qu’il traitait
comme si elles étaient sa propre mère. Il savait aussi faire rire, ménager des bons
moments de détente, taquiner les Sœurs pour les faire rire. Mais quand c’était
nécessaire, il savait être sévère, notamment avec les jeunes apprentis catéchistes.
Le Père Tenaud, avant son départ pour la Province de Savannakhet, se déplaçait
toujours en compagnie du catéchiste Outhay, et ce dernier l’a accompagné plus
tard dans la région de Muang Phine.
En effet, le seul vrai confident d’Outhay était bien le Père Tenaud, le curé de son enfance.
Dans les rapports sur la disparition et la mort de ce dernier, les responsables de la Mission
parleront simplement de « son fidèle catéchiste ». Il n’était pas nécessaire de le nommer, car
Outhay partait toujours avec lui, quel que fût le danger. Ils étaient liés d’amitié, inséparables.
Épreuves et départ en mission sans retour
En juin 1958, le Père Tenaud partit en congé en France pour une année entière. Ce départ fut
pour Outhay le début d’une période de grande épreuve ; même la nourriture vint à manquer.
En désespoir de cause, il décida de rentrer dans son village natal. Après la vocation
sacerdotale de son enfance, celle de catéchiste missionnaire allait-elle s’évanouir ? Mais il
était d’une famille où l’on croyait en la Providence. Celle-ci se manifesta en la personne de
Michel Kien Samophithak, le prêtre thaïlandais qui venait célébrer la messe dominicale dans
la paroisse de Kham Koem : or il fut nommé vicaire apostolique de Tharè justement en février
1959.
Le nouvel évêque fit plus ample connaissance avec Outhay, et fut fortement impressionné. La
sœur du catéchiste se souvient bien de cela : « Outhay avait une personnalité telle que tous
ceux qui le rencontraient étaient contraints de l’aimer. » Mgr Kien voulait fonder dans son
vicariat une congrégation de frères enseignants : il vit en Outhay un des piliers de sa fondation,
et l’invita à venir vivre à l’évêché. Le jeune homme ne demandait qu’à servir Dieu et l’Église,
et suivit donc son évêque.
Cela ne devait durer que quelques mois. En juillet 1959, ce fut l’ordination épiscopale de Mgr
Michel Kien, qui prenait ainsi possession du vicariat, mais aussi le retour de congés du Père
Noël Tenaud. Or ce dernier était nommé, non pas dans une chrétienté bien établie comme
Pongkiou, mais dans un poste missionnaire où le travail d’évangélisation n’avait jamais
débuté : dans un effort d’aller ad gentes, vers les non-chrétiens, il prospecterait tout le centre
de la Province de Savannakhet, sur deux cents kilomètres le long de la route n° 9, entre Séno
et la frontière du Viêt-nam. Il établirait sa résidence dans le bourg de Xépone, dans la
montagne, où il n’y avait pas un seul chrétien 57. Le Père Tenaud supplia l’évêque – avec
larmes, précise la sœur d’Outhay – ; il le persuada de lui céder ce précieux compagnon, afin
de pouvoir relever en équipe le nouveau défi apostolique.
Quant au catéchiste, il n’hésita pas à suivre son maître et ami, disposé comme toujours à
l’accompagner dans toutes ses tournées d’évangélisation. Au témoignage de sa sœur, Outhay
connaissait pourtant bien la nouvelle situation au Laos, et le danger de mort que la guérilla
57
Muang Xépone ou Muang Tchépone, avec des variantes de transcription. Le bourg, qui commande un pont
stratégique, était surtout important comme position militaire ; durant la guerre du Viêt-nam, il deviendra un
nœud de communication sur la piste Hô Chí Minh. Il offrait au missionnaire un centre commode pour
rejoindre les villages de la forêt.
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représentait pour les ouvriers de l’Évangile. Le Père Tenaud n’avait pas cherché à le tromper :
« Il a invité mon frère à le suivre au Laos pour y mourir ensemble ; il l’exhortait à ne pas
laisser son Père mourir seul. Et Outhay a été d’accord pour y aller, tout en sachant bien qu’il
allait mourir. » Malgré leur étonnement, les membres de sa famille ne cherchèrent pas à l’en
dissuader.
D’aucuns jugeront ces propos exagérés. À l’été 1959 – quelques mois avant la mort violente
du Père René Dubroux – les Pères voyaient volontiers le danger de persécution comme une
hypothèse lointaine. Les catéchistes, bien plus proches de la population, avaient une vue
différente. Le 2 août 1959, ceux de Sam Neua écrivaient à l’évêque de Vientiane une lettre
soulignant l’urgence de la situation, dont voici quelques phrases en traduction littérale :
Tes fils estiment que les prêtres… vont avoir des difficultés de toutes sortes…
Chaque jour maintenant le trouble s’élève continuellement. Vos fils pensent que
c’est une chose très grave parce que les ennemis sont arrivés et très certainement
les Pères de par ici n’éviteront pas la mort… Pour ce qui concerne le pays,
maintenant ce n’est plus, de beaucoup, la même chose qu’auparavant. Si cela
arrive, nous certifions qu’il n’y a pas de moyen de s’en aller, parce que
maintenant c’est la population qui est de cœur avec les… ennemis de notre
religion.
Les Pères… ne comprennent pas bien encore ce que c’est que la guerre ou la
persécution contre les Pères, parce qu’ils ne l’ont pas encore vue de leurs yeux. Ils
prennent encore cela à la légère. Vos fils sont des hommes qui ont été avec les
Pères depuis toujours et comprennent, et savent bien que si la guerre arrive, et que
les prêtres ne s’en vont pas tout d’abord, très certainement les ennemis doivent
leur faire du mal jusqu’à ce que mort s’ensuive… En ces jours-ci, vos fils ont
pensé et envoyé cette lettre à vous, Monseigneur, pour que vous examiniez le
moyen de ne pas perdre les prêtres58.
Épreuves et départ en mission sans retour
À Xépone, les deux apôtres s’installèrent juste au-delà du pont, à droite de la route. Le Père
Tenaud loua un compartiment dans un bâtiment en bois de style commercial chinois. Un jeune
séminariste, alors âgé de dix-huit ans et aujourd’hui prêtre au Laos, les a visités à l’occasion
de ses voyages vers le Viêt-nam, et « garde un très vif souvenir de ce séjour ». Outhay et lui
se baignaient dans la rivière, et le catéchiste lui racontait volontiers son apostolat. « Je n’ai
pas vu les activités missionnaires dans les villages, mais Outhay m’a raconté comment ils
prenaient des contacts. C’était un homme cordial, chaleureux, qui parlait facilement. »
De même, pour Mgr Pierre Bach qui a fait sa connaissance durant cette dernière année de sa
vie, Outhay était quelqu’un de « très ouvert aux autres, autant que cela était possible dans
l’ambiance du Laos à cette époque. » Sœur Marie-Thérèse corrobore cette vision :
« Catéchiste attitré du Père Tenaud, c’est lui qui parlait familièrement, fraternellement avec
les gens, en se mettant à leur portée ; en effet, avec les prêtres il y a une trop grande
distance. »
Comme le Père Tenaud, Outhay avait aussi un pied-à-terre en ville à Savannakhet, pour les
temps de repos et de retraite : une maison de bois construite derrière le chevet de l’église, la
future cathédrale. L’intention était d’en faire un petit centre de formation pour les catéchistes.
58
Texte conservé aux Archives générales des Oblats de Marie Immaculée à Rome, Boîte 35, Loosdregt E. #
4830, Letters Deschâtelets 1958-1960 (en vrac).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Plus tard, cette maison a été démontée et sert aujourd’hui d’église dans un village.
Le dernier voyage
Pour Noël Tenaud et Joseph Outhay, le « dernier voyage » s’est fait en deux étapes : la
dernière remontée vers Xépone et la tentative de retour vers la vallée du Mékong. La
reconstitution de ce double voyage reste en partie hypothétique.
Début 1961, la position de Xépone était menacée par la guérilla et surtout par son puissant
allié nord-vietnamien : les plans de la future piste Hô Chí Minh exigeaient d’en éliminer toute
présence indésirable. Selon Mgr Pierre Bach, futur évêque de Savannakhet, « on avait
déconseillé au Père Tenaud, à cause du danger, de retourner dans cette région ; mais lui avait
tenu à y aller malgré tout, afin d’affermir le courage des chrétiens isolés. Le catéchiste Outhay
a accepté, comme toujours, de l’accompagner. »
***
Sur le dernier voyage, il y a des bribes de témoignages ; mises ensemble, celles-ci donnent
une image en pointillés relativement précise. Outhay a été mortellement blessé en même
temps que le Père Tenaud au moment de l’embuscade, mais le moment précis de sa mort n’est
pas connu. Un témoin, habitué de la région, s’exprime ainsi :
Un ancien de Muang Phine m’a indiqué l’emplacement de l’embuscade ; mais je
ne sais pas s’il faut lui faire confiance sur le détail. C’est lui qui m’a dit
qu’Outhay avait été seulement blessé. Le Père Aballain a su cela aussi peut-être
par d’autres personnes. J’ai présumé que le Père Tenaud avait été enterré au bord
de la route, et que Outhay avait été soigné, soit à Phalane, soit à Muang Phine, ou
même à Xépone. À mon avis, c’est à Xépone qu’il est mort parce que c’est là que
le GMC est retourné. Le Père Aballain l’expliquait aussi comme cela après son
enquête.
Le lieu de l’échauffourée qui coûta la vie au P. Tenaud et ultimement au
catéchiste Outhay est au Km 124. Une troupe partisans, affamés, étaient sortis de
la forêt ; ils avaient arrêté un autobus et dévalisaient les voyageurs pour de la
nourriture. Survint un camion GMC commandé par le capitaine Phou Vieng, de
l’armée royale, sous la protection duquel voyageaient Tenaud et Outhay. Une
fusillade s’ensuivit, avec beaucoup de morts. Le P. Tenaud, tué, fut enterré dans la
nature, avec les autres morts, à proximité du km 124. Outhay, blessé et soigné à
l’hôpital de Phalane, mourut quelques jours plus tard, soit à Phalane, soit à
Xepone. À proximité du lieu de l’embuscade se trouve maintenant le village de
Nonsa-ad (km 125).
Après la mort du Père Tenaud la route était coupée, et pendant longtemps on n’a
plus eu de nouvelles. A partir de 1994, et jusqu’à aujourd’hui, quelques tournées
missionnaires ont pu avoir lieu sur cette route.
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Témoignage de Mgr Pierre Bach sur la mort du catéchiste Outhay
Circonstances de la mort
Quand le catéchiste Outhay et le Père Tenaud ont disparu en avril-mai 1961, j’étais
absent du Laos, en Thaïlande pour quelques mois. Ce que je sais de leur mort est donc
ce que j’ai entendu des témoins.
Les deux voyageaient dans la même voiture. Celle-ci circulait alors sur la route qui va
de Savannakhet vers le Viêt-nam. L’attaque est survenue à la hauteur de Tchépone,
c’est-à-dire dans le no man’s land au-delà des positions de l’armée royale laotienne.
Cette zone était tenue par la guérilla… Pour cette raison il a été impossible d’y aller
pour récupérer les corps.
Outhay aurait été blessé dans l’attaque, mais il est mort de ses blessures peu de temps
après.
Sur l’embuscade fatale, il existe deux théories :
– Elle a été le fait de l’armée royale, qui ne permettait à personne de se rendre en
zone ennemie. Cette hypothèse n’est guère vraisemblable, et je n’y crois pas.
– Elle a été le fait de la guérilla, qui ne voulait pas d’interférences dans la zone
qu’elle contrôlait. C’est l’hypothèse qui a été finalement retenue.
Motifs et sens de la mort du catéchiste Outhay
Je suis certain que le catéchiste Outhay n’était mêlé d’aucune façon aux questions
militaires ou politiques.
Il n’y a pas de doute qu’Outhay était lui-même conscient du danger. Il savait bien
ce qui pouvait arriver. Pour moi, c’est la preuve qu’il acceptait librement de
donner sa vie pour sa mission, à cause de sa foi. Il avait choisi de suivre le Christ
et de servir le peuple de Dieu, quoi qu’il arrive. Il a été fidèle jusqu’à la mort à
cette option.
Je ne peux pas dire quels sont les motifs qui expliquent directement le geste de
ceux qui l’ont tué. Je sais toutefois que les gens de la guérilla avaient été formés
dans les maquis par les Viêt-minh à la haine de la religion : ils voulaient à tout
prix supprimer la foi chrétienne dans le peuple laotien.
Bien sûr, il y avait dans les motivations des adversaires un certain mélange. Ils
faisaient l’amalgame entre la haine du capitalisme, des Américains, des
étrangers… Ceci dit, l’attitude anti-religieuse est évidente chez eux : il y a à peine
quelques années les autorités au pouvoir continuaient à faire signer aux chefs de
famille des documents d’abjuration de la religion chrétienne. Certains acceptaient
pour avoir la paix ; d’autres refusaient…
La haine de la foi chrétienne a donc bien été, au moins indirectement, la cause de
la mort d’Outhay.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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La réputation de martyr du catéchiste Outhay
Je considère personnellement le catéchiste Outhay comme un martyr, c’est-à-dire
comme un chrétien héroïque qui a offert sa vie courageusement pour sa foi, qui a
suivi le Christ jusque dans la mort.
Les chrétiens de Savannakhet, qui l’ont connu ou ont entendu parler de lui,
partagent cette même conviction. Les prêtres diocésains de Savannakhet pourront
attester cela.
La réputation de martyr d’Outhay a commencé dès le moment de sa mort ;
d’ailleurs, dès avant sa mort, il était considéré par ceux qui le connaissaient
comme un catéchiste héroïque. Après sa mort, sa renommée n’a fait que monter,
et ce, jusqu’à aujourd’hui. Je peux attester cela pour les prêtres et les religieuses ;
pour les chrétiens laïcs, n’étant pas en contact avec eux, je ne puis toutefois en
répondre.
Je n’ai pas connaissance de chrétiens qui ne partageraient pas cette certitude. Je
n’ai jamais entendu non plus, de la part de non chrétiens, d’affirmations qui
s’opposeraient à cette réputation. Les Laotiens en général voient dans ces
chrétiens morts pour leur foi des héros à leur manière, des hommes qui n’avaient
pas peur : pour eux ce sont des gens qui suivaient leur maître. Comme le prêtre
suit son Maître, le Christ, le catéchiste Outhay a suivi le prêtre comme son maître,
jusque dans la mort.
Oui, il m’arrive de m’inspirer de l’exemple laissé par le catéchiste Outhay, et je
pense que cet exemple inspire d’autres chrétiens.
Oui, il m’arrive de demander l’intercession auprès de Dieu de nos « martyrs » du
Laos ; je le fais de façon collective, sans privilégier tel ou tel. Je peux aussi
attester qu’à Savannakhet et dans les villages on fait mention d’eux après chaque
messe.
Le témoignage de Mgr Bach est rejoint par celui de Kani, le catéchiste laotien :
Je suis persuadé que le catéchiste Outhay est vraiment un martyr. Il n’a pas eu
peur de partir dans les régions où régnait l’insécurité. Il connaissait certainement
le danger de la situation. Mais quant à lui, il faisait confiance au Père : il le suivait
comme un disciple suit son maître. Il ne voulait à aucun prix le laisser seul.
***
La mort du catéchiste Outhay n’a pas plongé sa famille dans le désespoir : sa parenté croit
fermement qu’il est mort pour Dieu. Il s’était engagé dans l’enseignement du catéchisme,
pour faire connaître l’amour de Dieu à ceux qui ne le connaissent pas. Il a suivi le Père
Tenaud et à collaboré avec lui à l’œuvre du Seigneur. Ses sœurs croient fermement qu’il est
avec Dieu et prie pour ceux qui sont encore en vie, à Khamkoem et au Laos, parce qu’il les
aimait tant.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Sources pour la biographie du catéchiste Joseph Outhay
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu) :
–
Deux sœurs de Joseph Outhay, Kham Koem, Thaïlande
–
Mgr Pierre Bach, Vicaire apostolique émérite de Savannakhet, Laos
–
M. Jean-Baptiste Kani, Paksane, Laos
Documents :
–
Registre des mariages de Kham Koem, diocèse de Tharè-Nonseng, Thaïlande, année 1953
–
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) » Archives de la Postulation.
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ ) :
–
Notice biographique du P. Noël Tenaud, n° 3445
Ouvrages et articles :
–
Mgr Claudius Bayet, m.e.p., Une Lumière s’est levée : Histoire de l’évangélisation au Nord-Est de la
Thaïlande et au Laos, slnd [Bangkok, Impr. Chamras Karnphim, 1985], 217 pages
–
« Thakkek », dans Bulletin des Missions Étrangères, 34, 1961, p. 680-685.
Voir en outre les sources citées pour le Père Noël Tenaud, m.e.p. (ci-dessous).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Le Père Noël Tenaud, m.e.p. (1904 – 1961)
témoin de Jésus Christ au Laos,
mort pour la foi en avril 1961 à Phalane
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 63
V
Un courage sans compromis
Le Père Noël Tenaud, m.e.p.
(1904 – 1961)
Dis, le soc de la charrue n’est pas fait pour le compromis.
Henri Michaux, Poteaux d’angle (Paris, L’Herne, 1971, p. 22)
La prudence est partout, et bientôt le courage ne sera plus nulle part…
Nos devanciers n’étaient pas si tranquillistes !
Cardinal Louis-Édouard Pie, lettre à Mgr Alexandre Jacquemet (Correspondance, Paris, 1894, p. 110)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 64
Noël TENAUD est né le 11 novembre 1904 à Rocheservière (85) ; il y fut baptisé en l’église
Notre-Dame dès le lendemain. Le bourg de Rocheservière est proche de Nantes mais
appartient au diocèse de Luçon (France). C’est la Vendée, terre de foi chrétienne profonde et
démonstrative où s’est développée, à la fin du XVIIIe siècle, une résistance farouche contre la
Révolution française. Très jeune, Noël a été nourri de cette histoire encore récente, dont les
souvenirs sont partout et demeurent, aujourd’hui encore, vivaces : luttes sans merci contre les
révolutionnaires impies, massacres de prêtres et de religieux, mais aussi de chrétiens fidèles à
leur clergé, et même d’enfants59. Les symboles de la résistance sont la dévotion au SacréCœur de Jésus et le Rosaire.
Tout naturellement, comme de nombreux garçons de cette région, Noël souhaite devenir
prêtre. Il fera donc ses études secondaires au Petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers. Il est
admis ensuite au Grand séminaire de Luçon, où il étudie de 1924 à 1928.
À cette époque de vocations abondantes, les missionnaires passent régulièrement dans les
séminaires pour promouvoir leur vocation particulière. Noël entend l’appel des Missions et
décide de le suivre. Le 14 septembre 1928, il passe au Séminaire des Missions Étrangères de
Paris. Ordonné prêtre le 29 juin 1931, il part le 7 septembre suivant pour la « Mission du
Laos », dont la partie principale est alors située au Siam (Thaïlande).
Au Siam et au Laos : persécutions et guerres
Après deux années (1932-1934) à Tharae au Siam, consacrées surtout à étudier la langue lao,
Noël est curé nommé curé de Kham Koem, une chrétienté bien établie, proche de Nakhon
Phanom. Il y restera six ans. C’est là qu’il fait la connaissance d’un jeune garçon, qui
deviendra plus tard son collaborateur et ami, Outhay. Devenu catéchiste et veuf à vingt ans,
Outhay suivra le Père Tenaud au Laos, l’accompagnant dans toutes ses tournées apostoliques
et jusque dans la mort.
Le rapport de la mission pour 1939 évoque indirectement le travail du Père Tenaud à l’époque
de Kham Koem :
« M. Thibaud 60… a visité un grand nombre de villages païens de la région de
Thakhek, et, s’il n’a pas eu un succès immédiat partout où il a prêché l’Évangile,
il a du moins le ferme espoir que la semence de la parole divine n’aura pas été
jetée en vain. Ce qu’il a fait dans son district, deux prêtres indigènes et M. Tenaud
l’ont fait comme lui dans une autre région. Une légende laotienne dit qu’il fut un
temps, et c’était l’âge d’or, où le riz venait tout seul au grenier ; ce temps n’est
plus. Les missionnaires du Laos doivent courir par monts et par vaux pour amener
les âmes au grenier du bon Dieu, et je vois avec plaisir que les ouvriers
apostoliques y travaillent avec une ardeur infatigable… »
En novembre 1940, la persécution éclate au Siam – qui s’appelle désormais Thaïlande. À
quelques dizaines de kilomètres de Kham Koem, les martyrs de Songkhon, tous d’origine
59
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Orchestrés depuis Paris par le Comité de Salut public, ces massacres, perpétrés en Vendée et en Anjou,
constituent sans nul doute le premier génocide des temps modernes en Europe. Le révolutionnaire français
Gracchus Babeuf (1760-1797) emploie le terme de « populicide » ; cf. G. Babeuf, La Guerre de la Vendée et
le système de dépopulation, rééd., Paris, Éd. du Cerf, 2008.
Jean Thibaud, m.e.p., 1890-1945, arrivé dans la mission du Laos en 1922.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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laotienne, offriront à Dieu les prémices de la mission. Quant aux missionnaires français, ils
doivent chercher refuge de l’autre côté du Mékong, au Laos, sous la protection de la France61.
Dans ce nouveau territoire de mission, le Père Tenaud est affecté d’abord à la mission de Nam
Dik, où il restera trois ans (1940-1943). Mais c’est l’époque troublée de la Seconde Guerre
mondiale. Le missionnaire devra passer une année d’exil (1943-1944) au Viêt-nam, au
Collège de la Providence à Huế62. À son retour, il devient curé de Pongkiou, une chrétienté
importante de la minorité ethnique Sô, dans la Province de Khammouane. En mars 1945, c’est
le coup de force de l’armée japonaise, qui entraîne le massacre de civils français et la ruine de
nombreuses missions. Trois confrères des Missions Étrangères de Paris – les deux évêques
présents à Thakhek, Mgr Gouin et Mgr Thomine, et le Père Jean Thibaud – sont conduits en
forêt sur le plateau de Nakay et, sans autre forme de procès, sauvagement exécutés63.
Chez le Père Noël Tenaud ces événements, qu’il considère comme une persécution religieuse
aux mains des impies, provoquent un déclic. Son enfance vendéenne avait été nourrie des
récits de la résistance contre la persécution religieuse déchaînée par les révolutionnaires
français. Il voit se reproduire ici l’assassinat des prêtres, la mort des innocents, l’intrusion
d’une idéologie athée64. Il n’est pas homme à rester passif ; il se laissera inspirer par ce que
Jacques Cathelineau, surnommé par la piété populaire « le Saint de l’Anjou », avait fait
naguère en Vendée65.
Il sera donc, non seulement proche du mouvement de résistance franco-laotien contre les
Japonais, mais bien l’un de ses protagonistes. Dans la défense armée il voit la sauvegarde
indispensable et des hommes et de l’œuvre d’évangélisation qu’ils doivent accomplir. Il faut
dire qu’il a montré en cette circonstance des qualités de chef indéniables. La milice
villageoise d’autodéfense qu’il mit sur pied, comprenant des Sôs et d’autres Laotiens des
villages environnants, était bien organisée. Quand les premiers commandos des forces
spéciales françaises, puis l’armée française – ou franco-laotienne, selon le vocabulaire alors
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Selon Mgr Claudius Bayet, « le 28 novembre 1940, à 20 heures, Radio Bangkok publiait que les Français qui
résidaient en province étaient invités à quitter le Siam dans les 48 heures » (C. Bayet, Une Lumière s’est
levée, p. 159). La persécution proprement dite, qui visait le clergé et les fidèles thaïs, débuta à Noël 1940.
En raison de la persécution en Thaïlande, les séminaristes du Laos étaient alors envoyés à Huế.
En juillet, à Savannakhet, ce fut le tour du Père Jean Fraix, m.e.p. Voir l’introduction générale ci-dessus.
Le 1er octobre 1995, le pape Jean-Paul II béatifiait soixante-quatre prêtres français, choisis parmi les cinq
cent quarante-sept morts de faim, de soif et de mauvais traitements en 1794 et 1795 sur les infâmes
« pontons de Rochefort » ou sur l’Île d’Aix. Ils devaient être déportés vers la Guyane pour être restés fidèles
aux ordres du Pape Pie VI, en refusant de prêter serment aux lois révolutionnaires. Voir Yves Blomme, Les
prêtres déportés sur les pontons de Rochefort, Saint Jean d’Angély, Bordessoules, 2005. – L’insurrection
populaire de Vendée avait su s’organiser et remporter d’importantes victoires, avant les sanglantes
représailles entreprises notamment par les Colonnes infernales révolutionnaires contre la population,
femmes et enfants compris.
Les chefs les plus connus de l’insurrection dite de Vendée (1793-1796) sont surtout des aristocrates et
militaires de carrière : Charette, La Rochejaquelein, Bonchamps, Lescure… Mais c’est la figure de
Cathelineau (1759-1793) qui enflammait l’imagination populaire : paysan-maçon, sacristain, puis voiturier
et colporteur, homme d’une grande piété, père de onze enfants, il partit en mars 1793 avec vingt-sept
hommes de sa paroisse combattre les révolutionnaires et défendre les « bons prêtres ». En quatre jours, il
avait recruté trois mille hommes ; fin juin il attaquait Nantes à la tête de quatre-vingt mille « soldats en
sabots », mais fut blessé mortellement. Voir Louis-Marie Clénet, Cathelineau, le “saint de l’Anjou” :
premier généralissime de l’armée vendéenne, Paris, Perrin, 1991. Durant l’enfance de Noël Tenaud,
plusieurs opuscules populaires perpétuaient sa mémoire, dont celui de Ferdinand Charpentier, Jacques
Cathelineau, le saint de l’Anjou : premier Généralissime de la Grande Armée catholique et royale (Paris,
Bloud, 1911, 62 p.) – Pour le contexte historique, voir entre autres Reynald Secher, Le Génocide francofrançais : la Vendée – Vengé, Paris, PUF, 1992 ; Yves Gras, La guerre de Vendée (1793-1796), Paris,
Economica, 1994 ; Alain Gérard, La guerre de Vendée, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches
historiques, 2006 ; Reynald Secher, Vendée : du Génocide au mémoricide. Mécanique d’un crime légal
contre l’humanité, Paris, Éd. du Cerf, 2011.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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utilisé – revint pour rétablir progressivement l’ordre français dans un pays en pleine confusion,
cet apport fut hautement apprécié. Le Père Tenaud fit cause commune avec son
commandement ; il en restera proche même par la suite. Son action lui vaudra d’ailleurs la
Légion d’honneur.
Le Père Marcel Denis, m.e.p., arrivé au Laos l’été 1946, a recueilli de la bouche même du
Père Tenaud le récit de ses exploits aux dépens des Japonais, où il faut sans doute voir bien
des exagérations :
« Presque tous les ponts, que le Père Tenaud avait fait sauter lui-même pour
couper la route aux Japonais, alors qu’il guerroyait avec ses villages chrétiens,
sont réparés. [...] Avec un autre Père, il a pris la brousse quand les Japonais ont
arrêté tous les Français. Mais le Père Tenaud a vraiment été le héros, parcourant
tout le Haut et le Bas-Laos, à pied ; ou parachutant des soldats français dans des
avions anglais ; ou traquant les Japonais avec ses villages chrétiens. Lors de la
prise de Thakhek en mars dernier, il était là, commandant ses Laotiens et ses Sôs.
Aussi son renom et son influence sont très grands parmi les officiers français du
haut en bas de l’échelle. Quand à ses chrétiens, il peut leur demander la lune, ils
feraient l’impossible pour la lui décrocher. »
Le Père Denis conclut par cette réflexion :
« À ceux qu’il destine à être ses apôtres, Dieu donne souvent, avec la soif du salut
des âmes, le goût du risque, le mépris des boîtes à coton et des coins “bien
tranquilles”66. »
Il est évident qu’à cette date les missionnaires – y compris le narrateur Tenaud et son auditeur
attentif – n’ont pas compris que l’ère des colonies est en train de s’achever. Le combat pour
Dieu se mêlait, se confondait presque, avec le combat pour la légitimité française. La
condamnation officielle par Rome de l’idéologie révolutionnaire, qui s’était affirmée au Laos
avec la complicité des Japonais, renforçait encore l’amalgame. Faut-il rappeler qu’à la même
époque, la Grande alliance entre le monde occidental et le monde soviétique athée, qui avait
permis aux Puissances alliées de détruire le nazisme, le fascisme italien et le totalitarisme
japonais, était en train de s’effondrer ?
Un autre monde émergeait et, pour ces hommes, la séparation entre la foi et l’action politique
et militaire exigera une prise de conscience et une purification progressives. Les prises de
position du Saint-Siège contre le communisme, dans les années qui suivirent la fin de la
guerre et dans les années 1950, les y aidèrent sans doute67.
Thakhek, mars 1946
Un épisode moins glorieux doit être mentionné ici : la prise de Thakhek le 21 mars 1946.
Cette ville était peuplée d’une très forte majorité de Vietnamiens68 (« Annamites » dans le
vocabulaire de l’époque), dont la plupart avait acclamé l’indépendance du Viêt-nam
proclamée unilatéralement le 2 septembre 1945 contre la France. Les chefs historiques du
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Marcel Denis, m.e.p., « Premier voyage », document privé conservé par sa famille.
On se souviendra que le Saint-Siège n’hésitait pas, à cette époque, à s’élever contre ce mouvement athée qui
se révélait particulièrement virulent en Europe. Seule puissance organisée face à lui en Italie, il put entraver
toute prise de pouvoir, contrairement à d’autres pays européens qui basculèrent, alors et pour des décennies,
sous le joug marxiste.
Certains citent le chiffre de 83%.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 67
front indépendantiste Lao-Issara (ou « Issala69 »), proches alliés du Viet-minh, trouvèrent là
un appui très important70.
C’est donc à Thakhek qu’ils conduisirent avec succès, en octobre 1945, un soulèvement antifrançais. Ils purent s’y maintenir pendant plus de cinq mois, formant une poche entièrement
sous le contrôle de leur « Armée de libération et de défense lao », dont six cent « volontaires
de la mort ». Pour imposer leur idéologie totalitaire, ces derniers se livrèrent à des exactions
répétées et graves sur les populations locales. Quelques mois plus tard, au moment de la prise
de Thakkek, celles-ci s’en souviendront et se vengeront sans retenue bien au-delà des
traditionnelles luttes inter-ethniques ancestrales, lors de l’assaut final par les troupes francolaotiennes. Cette répression anti-vietnamienne avait été précédée et rendue possible par
plusieurs interventions aériennes des pilotes de l’aviation française, aguerris auparavant sur le
théâtre européen. Ceux-ci décimèrent les troupes Lao-Issara–Viet-Minh, totalement
impuissantes et inexpérimentées face à cette nouvelle arme que constituaient leurs avions
puissamment armés.
C’est pourquoi la reconquête de Thakkek fut particulièrement meurtrière dans les rangs LaoIssara–Viet-Minh. Cette bataille militaire constitua une étape déterminante du retour militaire
et politique de la France dans le Sud-Est asiatique au terme de la Seconde Guerre mondiale.
Le Père Denis poursuit, toujours d’après le récit oral de Noël Tenaud :
« Le 21 mars 1946 vint enfin la libération de Thakhek. À la tête de leurs Laotiens,
les Pères Tenaud et Cavaillier entrent dans Thakhek avec les parachutistes
français... C’est alors une journée épouvantable. Français et Laotiens entrent dans
Thakhek en hurlant comme des possédés, le massacre commence... Le Mékong
devient rouge... Officiellement, on compte 1 500 Annamites, hommes femmes et
enfants (!) massacrés. En réalité, il y en eut plus de 3 00071 ! […] »
Le Père Noël Tenaud et son confrère Cavaillier72 n’ont été, certes, ni les promoteurs ni les
complices du massacre de populations civiles. Les témoins oculaires affirment formellement
que le Père Tenaud est entré en ville le 22 mars, donc le lendemain de la bataille – un fait que
ne contredit aucun document. Mais il faut sans doute reconnaître que les deux Missionnaires
ont pu être en l’occurrence débordés par les supplétifs qu’ils encadraient. Le comportement
des combattants vainqueurs de Thakhek n’est pas sans rappeler les deux camps qui
s’affrontèrent en Vendée à la fin du XVIIIe siècle et qui commirent, tous deux, des excès
déplorables.
Il est difficile encore aujourd’hui de trouver des documents et des témoignages directs sur
l’action du Père Tenaud en mars 1946 ; mais il faut souligner que plusieurs d’entre eux
mettent en exergue les interventions salvatrices du Père Tenaud en faveur de groupes de
Vietnamiens menacés de mort, qui, en reconnaissance, se convertirent quelque temps après au
catholicisme… C’est un fait que ses supérieurs et les chrétiens locaux ont continué à lui faire
pleine confiance comme Homme de Dieu, témoin de la béatitude des artisans de paix.
Il paraît certain, en outre, que la sanglante bataille de Thakkek ne laissa pas indifférent le Père
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En laotien le terme s’écrit « Issara » mais se prononce plutôt « Issala ». Le régime politique en place après
1975 a tenté – sans y parvenir vraiment – de réformer l’orthographe sur la base de la prononciation. En
français, on utilise indifféremment l’une et l’autre orthographe.
Manipulé par le Viêt-Minh, dont les principaux leaders étaient communistes, le Front Lao-Issara deviendra
rapidement lui-même le mouvement communiste du Pathet-Lao. Dès le 1er novembre 1945 le Lao-Issara et
le Vietminh constitueront un « Front commun de lutte ».
Marcel Denis, m.e.p., « Premier voyage ».
Pierre Michel Cavaillier, 1904-1973, missionnaire au Siam et au Laos de 1927 à 1973.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Tenaud. Elle constitua même une étape déterminante dans sa vie, dès lors qu’il demanda
aussitôt après ce 22 mars 1946 sa mise à la retraite immédiate des Réserves militaires
françaises. Sa demande lui fut accordée et sa retraite devint effective dès la fin du mois de
mars 1946, c’est-à-dire quelques jours seulement après ce combat. Un long congé en France,
de mars 1947 à décembre 1948, permettra au Père Tenaud de prendre définitivement ses
distances avec la vie militaire.
Reconstruire la paix et la concorde
Au sein de la mission catholique du Laos, la guerre achevée c’est l’enthousiasme. La sœur de
Mgr Thomine 73 , un des missionnaires barbarement massacrés par les Japonais, écrit dans
l’éloge funèbre de son frère :
Cette parole m’a été dite de vive voix par deux missionnaires laotiens, MM.
Tenaud et Mainier74, avec la même conviction absolue : « Mgr Thomine nous a
promis de rebâtir l’Église du Laos, donc nous la rebâtirons ! » Car ils savent la
puissance d’une volonté pour qui l’accomplissement du devoir en Dieu a seul
compté sur la terre, force spirituelle maintenant directement associée à la volonté
éternelle. De fait, les ruines du Laos se relèvent, les chrétientés refleurissent, de
jeunes missionnaires sont venus seconder les anciens et remplacer les morts…
En 1947, Mgr Bayet 75 succède à Mgr Thomine comme vicaire apostolique à Tharae ; il
nomme le Père Tenaud pro-vicaire et vicaire délégué pour la partie du vicariat située dans le
protectorat français (futur Royaume) du Laos. Noël occupera ce poste de son retour de congés
jusqu’en juillet 1951. Après la création de la préfecture apostolique de Thakhek, confiée à
Mgr Jean Arnaud76, il en est nommé pro-préfet (1951-1958).
La paix et la reconstruction se révélèrent toutefois des tâches difficiles. Dans les opérations de
la guérilla autour de la ville de Thakhek, la veille de Noël 1953, la vie de Noël Tenaud est
menacée : il était sans doute trop mêlé, une fois de plus, à la résistance. Selon un rapport de la
mission daté de 1954, à quelque trente kilomètres de Thakhek on pouvait voir encore les trous
des deux mines qui lui étaient destinées. Mais il eut la vie sauve, et échappa aussi au sort du
groupe arrêté le 15 février 1954 et déporté au Viêt-nam, dont Mgr Arnaud, le Père JeanBaptiste Malo, deux autres confrères m.e.p. et une religieuse. Il fut alors supérieur par intérim
des missionnaires de Paris et procureur de la Mission. Mais dans toutes ces circonstances il
restait avant tout le curé de Pongkiou, le missionnaire bien-aimé et admiré des Sôs.
Portrait d’un missionnaire
Dans les dernières années de sa vie, après l’indépendance totale du Laos et la reconnaissance
internationale du pays, dégagé de ses propres responsabilités sur l’ensemble de la mission,
Noël Tenaud fut un missionnaire de base particulièrement dynamique et apprécié. À Thakhek
il était connu pour rechercher dans toute la ville, au cours de ses fréquents passages, les
chrétiens sortis des villages et perdus au milieu de la population urbaine.
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Henri-Albert Thomine, m.e.p., 1896-1945, arrivé dans la mission du Laos en 1925, nommé évêque et vicaire
apostolique en 1944, exécuté par les Japonais le 21 mars 1945.
Louis Mainier, 1909-1969, arrivé dans la mission du Laos en 1933. Voir son récit de la déportation et de la
mort du Père Jean-Baptiste Malo, m.e.p. (1954).
Claudius Bayet, 1900-1990, arrivé dans la mission du Laos en 1926.
Rosière Jean Arnaud, 1904-1972, arrivé dans la mission du Laos en 1928. En 1951 il est nommé préfet
apostolique pour le sud du Laos. En 1958 il devient évêque et vicaire apostolique de Thakhek.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Dans son texte de 1946 déjà cité, le Père Marcel Denis évoque son confrère et mentor :
« Partons pour le village du Père Tenaud, Pong Kiou... Le Père cause avec tout le
monde, fait rire tout le monde. Il a ses gens bien en main ; il est le grand maître
dans toute la région, et il s’impose même chez les païens... Un fameux
missionnaire que le Père Tenaud. C’est un Vendéen ; énorme barbe noire, visage
bronzé, toujours pieds nus, un chapeau militaire sur la tête. Avec le Père
Dézavelle, c’est le plus grand blagueur. Mais à le fréquenter on voit vite quel bon
sens, quelle foi, quelle largeur d’esprit et dévouement l’animent. Il a la sympathie
de tous ses paroissiens et de tous les villages environnants… Il sait leur “passer un
savon” sans se les aliéner, et après une bonne emballade, l’entretien se termine par
de bonnes blagues qui font avaler la pilule. Des païens insultent-ils des chrétiens
parce que chrétiens ? Le différend est vite réglé, et les coupables font des excuses
et paient une jarre qui réconcilie offensés et offenseurs, sous le regard du Père qui
met tout le monde à l’aise77. »
Le Père Noël Tenaud (à g.) et un confrère sur les routes missionnaires du Laos (1955)
De nombreuses années plus tard, Mgr Urkia78 témoigne :
Le Père Tenaud était un vrai, un très bon missionnaire. Il était assez exigeant pour
ses chrétiens, et il avait un grand amour en particulier pour les non-chrétiens.
Il était profondément préoccupé des catéchumènes, ou plus simplement des
Laotiens qui avaient montré quelque désir de connaître la foi chrétienne. À
l’époque de sa mort, il ne supportait pas de les voir délaissés, abandonnés, à cause
de l’insécurité qui rendait les voyages dangereux. Il a voulu à tout prix partir à
leur rencontre, malgré le danger.
Mgr Bach 79 complète : « Le Père Tenaud avait une foi solide. Il était cependant un peu
77
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Marcel Denis, m.e.p., « Premier voyage ».
Jean-Pierre Urkia, né en 1918, arrivé au Laos en 1946, vicaire apostolique de Paksé de 1967 à 1975.
Pierre Bach, né en 1932, arrivé au Laos en 1960, vicaire apostolique de Savannakhet de 1971 à 1975.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 70
fanfaron, il aimait se montrer… mais il était aussi très courageux. » Marcel Vignalet, m.e.p.,
évoque simplement l’amitié vraie dont Noël témoignait envers ses confrères missionnaires
plus jeunes80.
Selon un témoin laotien, qui fut à Pongkiou un de ses catéchistes débutants, le Père Tenaud
était aimé des gens parce qu’il excellait à les soigner. Ses connaissances médicales étaient
bonnes. Ses jeunes collaborateurs avaient un peu peur de lui : en effet, il était très strict sur la
discipline et les horaires, un peu à la manière militaire, et pouvait à l’occasion parler durement.
Il ne cherchait pas à être populaire.
Une mission dangereuse, au service des plus lointains
En juin 1958 le Père Tenaud partit en congé en France. À son retour en juillet 1959, il avait 55
ans. Avec beaucoup de désintéressement, il accepta une paroisse qui n’existait pas encore,
dans une province vide de tout chrétien, où le travail d’évangélisation n’avait jamais été
commencé. Basé à la mission centrale de Savannakhet, il allait prospecter les villages tout au
long de la route n° 9 en direction de la frontière du Viêt-nam, ayant le ferme espoir de créer
sur ces hauts plateaux une chrétienté nouvelle.
Il sut se créer beaucoup de sympathies dans la région de Phalane, Muang Phine et Muang
Xepone (Tchépone) ; c’est dans ce dernier bourg qu’il loua une maison pour lui servir de base.
Les quelques dizaines de familles catholiques aujourd’hui dispersées le long de la route n° 9
sont le fruit de son travail ; ils avaient une petite église en forme de hutte, mais les temps ont
changé…
La région que le Père Tenaud avait prise en charge était depuis toujours réputée peu sûre. Sur
la route, il rencontrait des soldats de la guérilla ; il n’avait pas peur de les prendre en auto-stop
dans sa jeep. Cela a fini par se savoir : les soldats ont vraisemblablement fait leur rapport sur
ses allées et venues. Le jour venu, il a été facile de lui tendre un piège.
Le Père Tenaud fut averti du danger par plusieurs personnes, y compris les responsables de
l’armée royale laotienne. Il n’écouta aucun conseil : il répondait simplement qu’il connaissait
ceux de la guérilla, et qu’il n’y avait pas lieu d’en avoir peur.
Le dernier voyage
En avril 1961, Noël Tenaud part avec son fidèle catéchiste Outhay et un tout jeune chrétien de
Pongkiou, pour une tournée des villages de catéchumènes qui lui étaient confiés. En même
temps, la guérilla entamait une avance-éclair, au cours de laquelle elle allait s’emparer de tout
ce secteur.
Il s’arrête au passage au camp de Seno81 (Xenô) ; les militaires français l’avertissent qu’une
attaque nord-vietnamienne se prépare sur la zone où il devait se rendre et lui déconseillent
formellement de poursuivre. Plus loin sur la route, un pasteur protestant qui rentrait de
Xepone lui confirme la mauvaise nouvelle. Le Père Tenaud poursuit malgré tout son périple,
et arrive dans le secteur de l’offensive ; finalement il rebrousse chemin. Mais la route du
retour avait été coupée au-delà de Phalane, à une cinquantaine de kilomètres de Savannakhet.
Les trois voyageurs se réfugient alors dans un village en retrait de la route. Trahis par les
villageois, ils sont arrêtés par les soldats nord-vietnamiens, qui leur enjoignent de retourner à
80
81
Marcel Vignalet-Vergès, né en 1922, arrivé au Laos en 1948.
Seno, dans la Province de Savannakhet, était la dernière base française de l’ancienne Indochine.
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Phalane. Sur le chemin entre Muang Phine et Phalane, ils tombent dans une embuscade : des
Vietnamiens sont tués, le Père est blessé au jarret, le catéchiste Outhay au cou. On les ramène
à Phalane, où l’administration provisoire vient d’être mise en place. Ils y sont soignés durant
huit jours et se remettent de leurs blessures. Le gamin est relâché ; c’est lui qui rapportera la
nouvelle des événements.
La semaine achevée, le Père Tenaud demande à l’administration provisoire établie dans la
zone « libérée » de pouvoir rentrer à Savannakhet avec Outhay. Des témoins les voient sortir
du bureau de l’administration et se mettre en route à pied, accompagnés d’un peloton de
soldats. On ne les a jamais vus revenir à Phalane, et on ne les a jamais vus arriver à
Savannakhet. Des bruits alarmants circulèrent tout de suite sur leur compte. La maison du
Père Tenaud à Phalane fut pillée de fond en comble et criblée de balles ; sa voiture fut
retrouvée complètement détruite. Quelqu’un déclarera avoir vu sa tombe.
Voici le témoignage formel provenant de sources missionnaires protestantes, qui confirme le
déroulement des événements et le fait de la mort82 :
En 1961, la famille Dunant, qui se trouve à Takong 83 , à 200 km à l’est de
Savannakhet, échappe par miracle à une menace mortelle. Au retour de vacances,
la police les avertit du danger. Jean-Jacques et Georgette retournent cependant à
Takong pour prendre une partie de leurs affaires. En apparence, tout est tranquille
dans la petite bourgade. Mais les Dunant estiment plus prudent de se retirer pour
un temps, pensant bientôt revenir sur place. Georgette voyage dans la voiture de la
mission et Jean-Jacques prend le bus. Durant un arrêt pour une réparation, JeanJacques avertit un missionnaire catholique français qui remonte à Takong que la
zone est dangereuse. Le prêtre lui répond qu’il reviendra immédiatement en cas de
danger et poursuit sa route. Le lendemain, le bus est attaqué sur la route et
incendié. Le même jour, le père catholique est capturé dans sa voiture et
finalement tué. […] Les Dunant n’apprennent cet attentat contre le bus et la
capture du missionnaire catholique que 10 jours plus tard.
Du côté des missionnaires catholiques, on n’a pas disposé des mêmes informations. Mais en
1963 des témoignages très divers permirent de conclure avec certitude que, ayant donné sa vie
pour la mission, Noël Tenaud était retourné vers le Père. Son décès a alors été enregistré par
la Société des Missions Étrangères à la date fictive du 15 décembre 1962. Cette date a
toutefois été rectifiée par la suite : un avis officiel de l’ambassade de France au Laos, daté du
19 avril 1967, la fixe définitivement au 27 avril 1961.
Pourquoi cette mort brutale ?
Pourquoi le P. Noël Tenaud a-t-il été tué ? Certains parmi ses confrères pensent qu’il a été
condamné parce qu’il avait été compromis, et cela se savait très largement, dans les affaires
politiques et militaires. Toutefois, si l’on rapproche sa mort de celle des trois Oblats tués dans
la région de Xieng Khouang exactement à la même période (18 et 20 avril et 11 mai 1961 84),
la conclusion est différente : il faut penser à un plan d’ensemble de la guérilla concernant les
missionnaires isolés dans les zones qu’elle contrôlait. Les missionnaires protestants n’étaientils pas tout aussi menacés et ce, en raison de la propagation de la foi chrétienne ? Ce fut le cas
82
83
84
Silvain Dupertuis, L’Évangile au pays du Million d’éléphants, Genève, Éditions Je Sème, 2002, p. 72.
Ban Thakong est le quartier de Xépone où habitaient Noël Tenaud et Joseph Outhay, à l’extrémité est du pont
de la rivière Xé Banghiang sur la route n° 9.
Les Pères Louis Leroy, Michel Coquelet et Vincent L’Hénoret, o.m.i., présumés morts pour la foi ; voir les
chapitres précédents.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 72
du couple Jean-Jacques Dunant et Georgette Molland, de nationalité suisse85, cités ci-dessus.
Par ailleurs, Mgr Bach atteste qu’en 1961, le Père Noël Tenaud n’avait avec les Français que
des rapports de bon voisinage. Il en voit pour preuve que l’Ambassade de France au Laos ne
s’est jamais occupée de rien à la mort de Tenaud et de ses confrères, alors qu’elle suivait de
près ce qui pouvait arriver à d’autres Français. L’indépendance des missionnaires par rapport
à leur pays d’origine a été reconnue en 1975 par le nouveau régime lui-même, malgré une
certaine confusion dans l’esprit des dirigeants : la présence des missionnaires a été tolérée
dans le pays six mois environ après que tous les autres Français aient été expulsés.
En somme, ceux qui ont tué le Père Tenaud n’ont peut-être pas agi directement en haine de la
foi ; mais ils ont certainement agi en haine de la présence de l’Église catholique au Laos. Les
dirigeants de la guérilla, formés au Viêt-nam, étaient motivés pour arrêter coûte que coûte la
progression du christianisme dans le peuple laotien. Leur conviction était que, une fois les
missionnaires « ennemis du peuple » partis ou éliminés, il serait facile de détourner le peuple
de la foi pour l’attacher à la nouvelle idéologie.
De même, au témoignage d’un catéchiste, les causes de la mort du Père Tenaud ne sont pas à
chercher du côté de ses options politiques ou de ses liens avec les militaires. Pour ceux qui
furent ses collaborateurs laotiens, le Père Tenaud est un vrai martyr : il a certainement montré
qu’il avait le courage de vivre sa foi jusqu’au bout.
Le sens profond de la mort du Père Tenaud, d’après Mgr Pierre Bach, m.e.p.
Pourquoi le Père Noël Tenaud est-il allé au-devant de la mort ? Mgr Bach répond :
Le Père Donjon, m.e.p.86, son supérieur, lui avait recommandé de ne pas partir
dans les zones dangereuses. Mais pour lui le souci des catéchumènes laissés à
eux-mêmes a été plus fort. On peut certainement parler d’imprudence, mais tous
les martyrs n’ont-ils pas été de même de grands imprudents ? Le Christ, quand il
est monté à Jérusalem en dépit des menaces et malgré les recommandations de ses
disciples, n’a-t-il pas été lui-même un exemple d’imprudence ?
En embrassant d’un même regard les autres missionnaires m.e.p. morts de mort violente au
Laos dans les années 1960, le même témoin poursuit :
Je suis certain que les Pères Denis et Galan ont donné des signes qu’ils
acceptaient la mort librement, à cause de leur foi ; ils l’ont fait tout simplement. Je
suis sûr que le Père Tenaud l’a fait aussi à sa manière, même si cela a été un peu
en fanfaron. Tous, ils ont montré qu’ils avaient choisi de suivre le Christ, de servir
le peuple de Dieu, quoi qu’il arrive. Ils sont morts courageusement, héroïquement,
pour être fidèles à cette option fondamentale de leur vie.
Je suis intimement convaincu que les Pères Denis, Tenaud et Galan sont des
martyrs, c’est-à-dire des hommes, des prêtres et des missionnaires héroïques qui
ont offert leur vie courageusement pour leur foi, et qui ont vraiment suivi le Christ
jusque dans la mort. Je suis certain aussi que ceux qui les ont connus et ont
entendu parler d’eux partagent cette même conviction.
85
86
S. Dupertuis, L’Évangile au pays du Million d’éléphants, p. 66.
Vincent Donjon, 1902-1996, missionnaire en Extrême-Orient depuis 1927, d’abord au Viêt-nam puis dans la
région de Sam Neua, et enfin à Thakhek à partir de 1960. Il fut l’un des missionnaires qui marqua davantage
la vie du Père Joseph Thạo Tiến.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 73
Pour quelques-uns toutefois, la conviction est peut-être un peu moins forte à
propos du Père Tenaud. Il faut dire que les réserves à son sujet n’existent pas chez
le peuple chrétien, les prêtres et les religieuses laotiens, mais plutôt chez quelques
confrères français.
Quant aux non-chrétiens du Laos, je pense que le souvenir de la présence des
missionnaires, et de la mort violente de certains, s’est estompé et que l’on ne fait
plus guère mention d’eux.
La réputation de martyrs des Pères Denis, Tenaud et Galan a commencé dès le
moment de leur mort et ne s’est jamais démentie. Elle est revenue fortement sur le
devant de la scène – avec d’autres – en 1989, au moment de la béatification des
martyrs de Songkhon (Thaïlande), qui étaient des chrétiens laotiens.
Il m’arrive souvent de m’inspirer de l’exemple de ces « martyrs » du Laos : le
Père Tenaud pour son courage, et les autres, en toute simplicité, pour toute leur
vie. […] Je suis convaincu que leur exemple inspire le courage d’autres chrétiens.
Comme je l’ai dit, il m’arrive de demander l’intercession auprès de Dieu de nos
« martyrs » du Laos, de façon collective, sans privilégier tel ou tel. De même, je
peux aussi attester qu’un peu partout au Laos on fait mention d’eux après chaque
messe.
Le témoignage de Mgr Urkia est concordant :
Je considère sans hésiter le Père Tenaud comme un martyr. Pour moi, le Père
Tenaud a choisi de suivre cet exemple du Christ jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.
Sources pour la biographie du Père Noël Tenaud
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu)
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé, Montbeton (France).
–
Mgr Pierre Bach, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Thakhek, Bangkok, Thaïlande.
–
Père Georges Aballain, m.e.p.
–
Père Marcel Vignalet, m.e.p.
–
Père Jean Hanique, o.m.i. (+).
–
M. Pierre-Nhunh Thepkaisone, Lille, France.
–
M. Jean-Baptiste Kani, catéchiste, Paksane.
–
Les sœurs du catéchiste Outhay, Kham Koem, Thaïlande.
Documents
Au Secrétariat général des Missions Étrangères, Paris :
–
Registre des agrégés et partants des M.E.P., n° 3445.
–
Fiche individuelle de Noël Tenaud.
Aux Archives des Missions Étrangères, Paris :
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1961, pp. 60-61.
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1962, pp. 72-73.
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1963, pp. 82-83.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 74
Autres archives :
–
Marcel Denis, m.e.p., « Récit du premier voyage » (1946), Archives familiales.
–
Étienne Loosdregt, o.m.i., « Quelques nouvelles du Laos, ce 17 mai 1961 », Archives générales O.M.I.,
Rome, dossier Vincent L’Hénoret.
–
Lettre de Marcel Vignalet à la famille du Père Marcel Denis, m.e.p., 19 mai 1961, Archives de la
Postulation.
–
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) », Archives de la Postulation.
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
Notice biographique du P. Noël Tenaud, n° 3445.
–
Notice nécrologique de Mgr Thomine, Vicaire apostolique du Laos.
–
Rapport annuel de Mgr Ange-Marie Gouin sur la Mission du Laos, 1939.
–
Rapport annuel de Mgr Jean Arnaud sur la Mission de Thakhek, 1951.
Ouvrages et articles
–
Mgr Claudius Bayet, m.e.p., Une Lumière s’est levée : Histoire de l’évangélisation au Nord-Est de la
Thaïlande et au Laos, slnd [Bangkok, Impr. Chamras Karnphim, 1985], 217 pages.
–
« Thakkek », Bulletin des Missions Étrangères, 27, 1954, p. 799-801.
–
« Vie des Missions » : « Laos » ; « Thakkek », Bulletin des Missions Étrangères, 34, 1961, p. 386 et p.
680-685.
–
Léon Trivière, « La grande pitié de la mission du Laos », Missions Étrangères de Paris, n° 116, 1961, p.
7-12.
–
« Chronique MEP » : « Kammouane (Thakhek) », Épiphanie (BMEP) 1962, p. 290-294 et 799-803.
–
Missions Étrangères de Paris, n° 125, 1963, p. 42.
–
« Chronique MEP » : « Khammouane, octobre 1963 », Épiphanie (BMEP), 1964, p. 127-130.
–
Silvain Dupertuis, L’Évangile au pays du million d’éléphants, Genève, Éditions Je Sème, 2002.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 75
Le Père Marcel Denis, m.e.p. (1919 – 1962)
témoin de Jésus Christ au Laos,
mort pour la foi en juillet 1961 à Kham Hë / Ban Bo (Khammouane)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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VI
Par amour pour eux :
le Père Marcel Denis, m.e.p.
(1919 – 1961)
La mort est belle. Elle seule donne à l’amour son vrai climat.
Jean Anouilh, Eurydice (Livre de Poche 3277, p.189)
… Prêtre ; avec quel amour, ô Jésus, je te porterais dans mes mains lorsque, à ma voix,
tu descendrais du Ciel... Avec quel amour je te donnerais aux âmes ! …
Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse…
Thérèse de l’Enfant-Jésus, « La Vocation de l’Amour » (Manuscrit B, fol. 2 v°, fol. 3)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Une vocation de prêtre et de missionnaire
Marcel DENIS est né le 7 août 1919 à Alençon (Orne). Ses parents étaient employés des
chemins de fer. Il fut baptisé dès le 10 août, en l’église paroissiale Saint-Pierre de Montsort de
cette ville, qui appartient au diocèse de Séez (France). Il était donc compatriote de Thérèse
Martin, devenue sous le nom de Thérèse de l’Enfant-Jésus « la plus grande sainte des temps
modernes » (Pie X). Il n’avait que six ans lorsqu’elle fut canonisée, et huit ans quand elle fut
déclarée patronne principale des Missions ; mais Marcel fut marqué à vie par l’exemple de la
jeune carmélite. C’est elle qui en fit un passionné de Jésus Christ, comme sa sœur le raconte
avec émotion. Lui-même, jeune missionnaire, parlera de « celle que j’ai prise comme
gardienne, Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Sainte Thérèse d’Alençon87 ».
Marcel ira d’abord au petit séminaire diocésain. À la fin de ses études secondaires, en 1939, il
passe au grand séminaire de Sées. Incorporé dans l’armée lors de l’attaque allemande, il fut
blessé accidentellement et dut faire une longue convalescence avant de reprendre les études
ecclésiastiques. Déjà, c’était bien vers les missions que Marcel souhaitait s’orienter. Le 1er
octobre 1942, il est admis au Séminaire des Missions Étrangères. Ordonné prêtre le 22 avril
1945, il célèbre sa première messe le lendemain lundi à la crypte des martyrs de la Rue du
Bac. La guerre finie, il s’embarque à Marseille le 23 mars 1946, avec dix-sept autres
missionnaires, pour la Mission du Laos.
Arrivé le 5 juin dans sa « Terre promise88 », Marcel Denis est d’abord affecté à un endroit
prosaïque : la procure de Thakhek, où il demeurera de juin 1946 à janvier 1948 pour y
apprendre la langue.
Après ce stage, il se trouve enfin au contact direct avec les populations rurales. Il aura d’abord
à sa charge le secteur de Dong Makba, chrétienté bien organisée. À partir de 1952 il est
envoyé à celui, plus vaste, de Maha Phom et Maha Saï. Partout, il assure la formation des
chrétiens par une catéchèse assidue. En outre il consacre à la promotion humaine et spirituelle
du peuple auquel il est envoyé, et auquel il s’est donné entièrement, toute sa science, tout son
cœur et toute sa foi, dans la patience et la persévérance.
Il n’oublie pas pour autant la prospection, l’écoute, et la visite de très nombreux villages tant
bouddhistes qu’animistes. Le 29 novembre 1952, il écrit à sa famille :
Je suis bien content de cette nouvelle vie qui m’attend. Jusqu’ici, mes tournées
étaient un supplément à mon travail principal. Maintenant, ma nomination est une
approbation officielle. Je suis bien content. Ce qui était travail secondaire devient
travail principal : aller aux païens, déficher dans les âmes… Priez pour que je
puisse créer dans le Nord une école qui soit une force…
En pèlerin infatigable, il parcourt une immense région. Çà et là la bonne graine germe, si bien
que tout le nord du vicariat de Thakhek manifeste le plus grand espoir de conversions. Il avait
ouvert un nouveau poste de mission à Phon Sa-at, à 32 kilomètres au nord-est de Thakhek, et
commencé, en s’appuyant sur un noyau de néophytes très zélés, l’instruction religieuse de 200
catéchumènes.
87
88
Marcel Denis, m.e.p., « Premier voyage », document privé remis à sa famille.
Ibid.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 78
Portrait d’un missionnaire
Pour un catéchiste laotien, qui l’a connu à l’époque où il était chargé de Dong Makba et de
Namdik, le Père Denis était très aimé des gens, parce qu’il était très proche de tous, et avait
l’art de les aider.
À sa famille, dans ses nombreuses lettres, Marcel dit sa joie, son bonheur d’être en mission,
son enthousiasme pour le travail qui lui est confié.
Les confrères du Père Marcel Denis ont également gardé de lui un souvenir vivant et ému.
Leur témoignage tient en peu de mots, car c’était un homme simple et sans histoire. Ainsi
Mgr Jean-Pierre Urkia, ancien vicaire apostolique de Paksé :
Le Père Denis était un homme d’une gentillesse extrême. J’ai pu remarquer moimême combien il était proche des chrétiens. Il tenait beaucoup à eux. Maha Prom
n’était alors qu’un petit début de chrétienté. Il s’en occupait avec zèle et amour, et
avait le souci constant d’élargir sa petite chrétienté, de gagner au Christ ceux qu’il
rencontrait.
De même, Mgr Pierre Bach, ancien vicaire apostolique de Savannakhet :
Le Père Denis était une belle âme – un saint déjà de son vivant. Il avait vraiment
la foi ; il tenait à son travail missionnaire, à la présence dans les villages. Il était
simple, gentil, doux… Il croyait facilement à la bonté des autres. Il avait une
candeur de boy-scout.
Le dernier voyage
À partir d’avril 1961, la guérilla lance une avance de grande envergure dans plusieurs régions
du Laos, notamment sur le plateau qui domine Thakhek. Maha Phom est un des premiers
postes à être attaqué. Le village de Phon Sa-at, où résidait Unla, catéchiste de confiance du
Père Denis, est menacé. À son évêque, Mgr Jean Arnaud, qui lui avait demandé de ne pas s’y
rendre à cause du danger, il répond : « Je ne peux pas laisser mes chrétiens… »
Le 17 avril, le Père Denis est en visite au probatorium (pré-séminaire) de Thakhek, où il
venait souvent. Il déclare au supérieur, Jean-Pierre Urkia : « J’ai un catéchiste, Unla, père de
famille nombreuse, qui est au village de Phon Sa-at. Il est en danger, je dois absolument aller
le chercher. » Il part presque aussitôt.
À Maha Phom, la guérilla l’avait devancé ; il poursuivit néanmoins sa route jusqu’à Phon Saat. Dès son arrivée, ils l’ont pris. Ils l’ont confié à la garde du chef de village, rendant celui-ci
personnellement responsable du prisonnier. Le Père Denis aurait pu s’évader, mais il n’a pas
voulu porter préjudice à cet homme. À un bouddhiste, qui lui demandait pourquoi il ne
quittait pas le secteur, il répondit : « Je n’ai commis aucune faute ; si je reste il n’y a rien à me
reprocher ; si je pars ce sera une faute dont on pourra m’accuser. »
Plus tard, ils sont venus le chercher. Unla témoignera l’avoir vu quitter le village en direction
de l’est, au volant de sa propre jeep, mais en compagnie de militaires vietnamiens. Unla, de
son côté, réussit à s’échapper par la forêt et à rejoindre sain et sauf la mission.
Quant au Père Denis, on ne l’a plus jamais revu.
Les rumeurs ne manquèrent pas : un officier neutraliste racontera à un membre de la mission
de Thakhek qu’il avait emmené le P. Denis jusqu’au Viêt-nam, et l’avait remis aux autorités
policières à Vinh. Un diplomate philippin rapportera plus tard ce qu’il avait lui-même
entendu : on avait fusillé pour espionnage à Vinh un missionnaire français pris au Laos ; il ne
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 79
savait plus le nom, mais il ne pouvait s’agir que de Denis. Selon d’autres rumeurs, il aurait été
ramené au Laos au bout de deux mois, avec deux bonzes qui partageaient son sort…
En 1963 des témoignages très divers permirent de conclure avec certitude que, ayant donné sa
vie pour la mission, Marcel Denis était retourné vers le Père. En 1963, des témoignages très
divers permirent de conclure avec certitude que, ayant donné sa vie pour la mission, Marcel
Denis était retourné vers le Père. Son décès a alors été enregistré par la Société des Missions
Étrangères à la date fictive du 15 décembre 1962. Cette date a toutefois été rectifiée par la
suite : un avis officiel de l’ambassade de France au Laos, daté du 12 août 1967, la fixe
définitivement au 31 juillet 1961.
Une vie donnée jusqu’au bout
À la question « pourquoi est-il mort ? » Mgr Urkia répond :
Concernant tous les missionnaires, je ne sais pas s’ils sont morts ‘pour la foi’ ;
mais j’affirme sans hésiter qu’ils sont morts pour la charité, et notamment pour
l’amour de leurs chrétiens. Jamais le Père Denis n’a été mêlé d’aucune façon aux
questions politiques ou militaires. C’était une âme toute simple. Tout simplement,
il a donné sa vie.
Par son geste même, il a fait la preuve qu’il avait choisi de suivre le Christ et de
servir le peuple de Dieu, quoi qu’il arrive, même jusqu’à la mort. Le Père Denis
n’affichait pas ses sentiments de façon extérieure, mais son attitude ne laisse
aucun doute. Il est allé sans hésiter au danger par amour pour son catéchiste et sa
famille. Celui-ci en fut très conscient ; aujourd’hui, un de ses fils est prêtre du
Vicariat apostolique de Savannakhet.
Les chrétiens du Laos ont toujours parlé avec beaucoup de reconnaissance, et cela
dès le début et de façon spontanée, de leurs “martyrs”. Le Père Denis fait
certainement partie de ce groupe. Cette attitude continue aujourd’hui. Le désir de
voir reconnus comme tels ces “martyrs” s’est intensifié, notamment à partir de
l’an 2000, après la béatification des Martyrs de Thaïlande, qui étaient eux aussi
des Laotiens.
Je suis convaincu que le Père Denis est un martyr – un martyr de la charité. Il a
donné sa vie pour les personnes confiées à son ministère apostolique, pour son
catéchiste, père de famille nombreuse. Il est pour moi un exemple de courage et
d’amour. Je pense souvent à lui, comme à un frère qui est déjà au ciel.
Mgr Pierre Bach ajoute, à propos de ses trois confrères morts dans les mêmes circonstances :
Ceux qui ont tué les Pères Denis, Tenaud et Galan n’ont peut-être pas agi
directement en haine de la foi ; mais ils ont certainement agi en haine de la
présence de l’Église catholique au Laos.
Je suis intimement convaincu que les Pères Denis, Tenaud et Galan sont des
martyrs, c’est-à-dire des hommes, des prêtres et des missionnaires héroïques qui
ont offert leur vie courageusement pour leur foi, et qui ont vraiment suivi le Christ
jusque dans la mort. Je suis certain aussi que ceux qui les ont connus et ont
entendu parler d’eux partagent cette même conviction… Leur réputation de
martyrs a commencé dès le moment de leur mort et ne s’est jamais démentie…
Oui, il m’arrive souvent de m’inspirer de l’exemple de ces « martyrs » du Laos :
le Père Denis, en toute simplicité, pour toute sa vie. Je suis convaincu que leur
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 80
exemple inspire le courage d’autres chrétiens… Il m’arrive de demander leur
intercession auprès de Dieu.
En souvenir du Père Marcel Denis, missionnaire au Laos
par Marcel Vignalet, m.e.p.
Trente ans après sa disparition – 17 avril 1961 –, Marcel Denis est encore bien
présent à ma mémoire.
Ayant partagé sa vie et son idéal missionnaire, fait face aux mêmes épreuves,
ayant ri et peiné avec lui durant de longues années, nous étions liés d’amitié. Sa
capture et sa disparition me touchèrent d’autant plus que personne ne pouvait lui
porter le moindre secours et qu’il s’évanouit dans le mystère.
Marcel était un homme simple et droit, d’une humilité parfaite ne laissant pas la
place à la moindre forfanterie. De tempérament prudent et réfléchi, il n’était pas
de ceux qui cherchent l’aventure ou courent des risques inutiles, pour l’exploit du
moment. Il était particulièrement sensible et délicat, savourait l’amitié et souffrait
du manque d’égards. Il était attentif aux autres, savait écouter et manifestait la
plus grande gentillesse.
Or il était dans un pays dur, fruste, laissé de côté par l’histoire, où les conditions
d’existence étaient rudimentaires. Dans le village, on vivait en quasi-autarcie, on
se nourrissait sobrement de riz gluant, agrémenté, les jours fastes, des produits de
la chasse et de la pêche. On tissait ses vêtements, on se soignait avec les moyens
du bord. On vivait et mourait sans histoires, mais, à vrai dire, on vivait souvent
mal et on mourait jeune.
Marcel sut s’adapter, avec un certain amusement, à cet environnement très naturel,
sans jamais se plaindre de la vie qu’il menait. Maigre de la pauvreté du régime
quotidien, barbu, jaunâtre des fièvres accumulées et des dysenteries persistantes, il
allait, imperturbable, là où son devoir l’appelait.
Faute de routes, il marcha de longues journées dans la forêt ou la rizière, coucha
sur la dure, partagea en tout la rude existence des siens. Son seul luxe, ce fut son
cheval harnaché de bric et de broc, qu’il montait avec élégance quand le trajet le
lui permettait. Il ne l’échangea que bien plus tard contre une vieille jeep qui le
mena à son destin fatal.
À dire vrai, Marcel n’entreprenait pas ses tournées sans une certaine inquiétude
dans ce pays troublé, où l’arrivée au terme du voyage n’était pas toujours garantie.
Rencontrer guérilleros ou bandits – souvent les mêmes – n’était pas chose rare
dans l’immensité de la forêt tropicale, pas plus que le tête-à-tête inopiné avec les
innombrables dangers de la brousse les plus inattendus.
Parce que le tigre croisa souvent sa route, en le toisant avec un dédain royal, et,
qu’une nuit, il osa croquer son cheval à deux pas de l’abri de bambou où Marcel
dormait à poings fermés, il manifesta toujours au roi de la forêt un respect
révérenciel.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Pourtant, aucune fatigue ou aucun danger ne l’aurait détourné de son devoir
missionnaire. Envoyé à ce peuple, il se donna à lui de tout son cœur. Son œil vif et
noir se posait avec intérêt et bienveillance sur ceux qui étaient devenus les siens.
Lucidement, il se rendit vite compte que, pour ces démunis, l’élémentaire était
primordial. Pauvre parmi les pauvres, il sut se mettre à leur portée et à leur place.
Avant de délivrer le message évangélique, il fallait les aider à vivre et à survivre.
C’est par là que plus tard passerait le message.
Toute sa science, tout son cœur et toute sa foi, dans la patience et la persévérance,
il les consacra à la promotion humaine et spirituelle de son peuple.
Pour une culture plus rentable du riz comme pour le soin plus efficace des
malades, il fallait également vaincre les préjugés ancestraux, les sortilèges
traditionnels et changer bien des habitudes, ce qui, nulle part, ne se fait en un jour.
Marcel eut l’habileté et l’intelligence de se mettre humblement à la portée et au
niveau de l’interlocuteur sans le heurter de front. Il prêchait plus par l’exemple
que par la parole sans prétendre donner de leçon.
Ainsi il faisait, pour son compte, un petit carré de jardin qu’on venait épier,
soignait la terrible fièvre des bois avec quelques comprimés de quinine dont on
pouvait comparer les résultats avec les exorcismes du sorcier, lavait et pansait
proprement les plaies infectées d’abominables mixtures, disait préférer l’hygiène
élémentaire aux innombrables gris-gris. Petit à petit, il faisait école, disant et
faisant tout ce qu’il croyait juste et bon en tout domaine. Cela lui valait l’amitié, le
respect et l’estime de tous.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Marcel Denis avec une petite Thai Meui, près de Lak Sao (1960)
Ce qu’il croyait juste et vrai, il le disait aussi simplement, au cours des longues
soirées, dans les interminables palabres où l’on parlait de tout et de rien. Les
questions religieuses venaient spontanément aux lèvres de ces gens profondément
croyants, bouddhistes ou animistes. La crainte des génies, les incertitudes de l’audelà, les rites et tabous à observer, l’interprétation des songes et des signes, le
monde surnaturel, autant de sujets sur lesquels Marcel pouvait dire son point de
vue. À Dong Mak Ba d’abord, puis à Maha Prom plus tard, il avait en charge deux
petits îlots de chrétiens récents, peu instruits, noyés au milieu d’un vaste territoire.
C’est là, d’abord qu’il entreprit sa tâche missionnaire. Avec méthode et
persévérance, il fortifia ces noyaux, assurant leur formation par une catéchèse
assidue, mais sa vision ne se limita jamais aux bornes de sa « paroisse ».
Sachant bien que l’Église ne vit qu’en croissant et se développant, dès qu’il le
pouvait, il se lançait dans la prospection, l’écoute, la visite de très nombreux
villages de son vaste secteur, tant bouddhistes lao qu’animistes Sô et d’autres
tribus.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 83
Ainsi, dans toute la vallée de la Sé Bang Fay ou sur le plateau de Na Kay, on parle
encore avec respect et vénération de ce Père Denis qui passait en faisant le bien.
Dans ce pays où tout manquait, Marcel s’efforçait de répondre à toute attente
muette ou exprimée. Avec des moyens dérisoires, il trouvait toujours, au fond de
sa trousse, le médicament ou le pansement sauveurs et, sinon, il prodiguait
l’attention, la consolation ou le sage conseil de l’ami véritable.
Quinze ans durant, il a, à pleines mains, répandu l’Évangile. Un peu partout
quelques baptêmes vinrent couronner ses efforts mais son œuvre demeura
inachevée. Dieu saura, en son temps, faire lever la semence enfouie.
***
C’est au bout de quinze ans de labeur, le 17 avril 1961, que Marcel disparut pour
toujours.
En ces temps et lieux, disparaître n’est pas chose rare : il faut s’attendre à tout,
surtout au pire. Trente ans après, et après avoir retrouvé les conditions d’existence
normale, dans un pays policé, il me semble pouvoir jeter un regard plus objectif
sur les dangers quotidiens de la vie missionnaire au Laos à cette époque.
Ici [en Occident], au moindre retard, au moindre rendez-vous manqué, on
s’inquiète de votre sort et on remue ciel et terre pour vous retrouver. Le moindre
trou sur la route est signalé par un énorme panneau avertisseur. Vous ne pouvez
pas vous faufiler hors de la piste de ski tracée ou dépasser la limite de plage
surveillée sans vous faire ramener dans le droit chemin par un fonctionnaire zélé,
soucieux de votre santé. Au plus petit bobo, on vous envoie à l’hôpital. Un service
de santé et social omniprésent vous suit pas à pas, et, dans les coins les plus
reculés, un téléphone vous permet d’appeler au secours.
Là-bas, quand vous avez tourné au bout du sentier, personne – même vous – ne
sait où et quand vous allez aboutir, tant les aléas sont nombreux. Personne ne va
s’émouvoir de votre absence ni ne sera en mesure de vous situer. D’ailleurs, tout
le monde s’en moque et, de toute façon, ne pourra rien y changer. Les distances
sont immenses, les pistes défoncées, les rivières indomptées doivent être franchies
à gué ou à la nage. À l’horizon il n’y a ni panneau, ni poste, ni facteur, ni
téléphone, ni médecin, ni gendarme. Rien que la belle nature exubérante et
impitoyable, cruelle au faible, indifférente à tous. De loin en loin, quelque village,
avec sa trouée de rizières, petit îlot perdu dans l’immense forêt, redoutée des
hommes parce que royaume des esprits mauvais et des bêtes féroces. Tout seul, on
ne s’y aventure pas bien loin et jamais sans son coupe-coupe et ses gris-gris
protecteurs, car on ne peut compter que sur soi et sur le ciel.
De plus, tout le temps que Marcel passa au Laos sévissait la fameuse guerre
d’Indochine. Les immenses espaces du domaine de Marcel étaient alternativement
parcourus par les troupes gouvernementales ou révolutionnaires, sans que les unes
et les autres réussissent à y imposer leur loi. Suivant le flux et le reflux des uns et
des autres, vous pouviez tomber sur une embuscade, être pris dans une
escarmouche ou une fusillade. Suivant votre direction, on pouvait vous accuser de
traîtrise ou d’espionnage, et tout cela au milieu des pillages, des incendies, des
dénonciations, entraînant répressions et vengeances également sanglantes.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 84
C’est dans ce climat que se mouvaient, chaque jour les missionnaires, avec la
tranquille conviction de ne faire que leur devoir dans un monde ordinaire. Ils vous
auraient ri au nez si vous les aviez pris pour des héros, mais chacun aurait pu vous
raconter moult aventures burlesques ou tragiques dont il était revenu… La vraie
dimension est donnée par ceux qui n’en sont pas revenus ! […] Ils sont sur la
longue liste du martyrologe de la salle des Martyrs de la rue du Bac.
Ce matin du 17 avril 1961, Marcel, étant à Thakhek, apprit que le village de Phon
Sa-at, à 30 kilomètres environ, était menacé par la guérilla, qui avait déjà pris tout
l’est de son secteur. Il avait laissé là son catéchiste Unla et sa famille. Il jugea
donc nécessaire d’aller le couvrir et de prendre à sa charge tous les griefs que les
révolutionnaires n’allaient pas manquer d’élever contre le responsable de la petite
chrétienté.
Il était parfaitement informé des risques encourus et savait qu’il serait traité en
ennemi du peuple, valet de l’impérialisme, espion du colonialisme et autres
crimes du même ordre. Il savait le peu de cas que ces gens faisaient des droits de
l’homme, de l’honneur ou de la vie de ceux qui n’étaient pas de leur bord. Il partit
pourtant pour parer les coups et détourner sur lui les accusations qu’il pressentait.
Peu de jours auparavant, nous [les missionnaires] avions eu, avec le groupe de
Thakhek, une journée de prière et de réflexion. Une fois de plus, nous nous étions
accordés sur la conduite à tenir face à ces avancées et reculs des forces en
présence. L’Évangile nous dictait la réponse : le missionnaire est un Pasteur et
non un mercenaire… Le Bon Pasteur ne s’enfuit pas devant le péril… Il donne sa
vie pour ses brebis… Marcel connaissait son Évangile et il partit sans regarder
derrière lui.
Jamais, sans doute, nous ne saurons la vérité sur ses derniers jours, les
humiliations ou les souffrances qu’il eut à endurer. Le dernier témoignage fiable
est celui de son catéchiste Unla qui le vit partir de Phon Sa-at au volant de sa jeep,
entouré de ses geôliers qui ne savaient pas conduire. « Ils n’avaient pas l’air
méchants, nous dit Unla plus tard. Ils l’autorisèrent à revenir sur ses pas pour
prendre son bréviaire, et le Père en profita pour nous dire, sans équivoque : À
DIEU. Nous nous reverrons au ciel. »
Dans les dernières lignes de son compte-rendu, le catéchiste Unla dit qu’au village
de Kham He, ce même 17 avril, on entendit un coup de feu. Il doit marquer
1’heure de sa mort ! […]
Paris, 25 avril 1992, décembre 2005.
Marcel Vignalet, m.e.p.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 85
Sources pour la biographie du Père Marcel Denis
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu)
–
–
–
–
–
–
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé, Montbeton (France)
Mgr Pierre Bach, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Thakhek, Bangkok, Thaïlande
Père Georges Aballain, m.e.p.
Père Marcel Vignalet, m.e.p.
Mme Thérèse Despierres, sœur de Marcel Denis
M. Pierre-Nhunh Thepkaisone, Lille, France.
M. Jean-Baptiste Kani, catéchiste, Paksane
Documents
Au Secrétariat général des Missions Étrangères, Paris :
–
Registre des agrégés et partants des M.E.P., n° 3722.
–
Fiche individuelle de Marcel Denis.
Aux Archives des Missions Étrangères, Paris :
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1961, pp. 60-61.
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1962, pp. 72-73.
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1963, pp. 82-83.
Aux Archives de la Postulation et divers :
–
Lettre de Marcel Vignalet à la famille du Père Marcel Denis, m.e.p., 19 mai 1961.
–
Ambassade de France au Laos, État Civil n° 11, transcription du jugement déclaratif de décès de Marcel
Clément Denis.
–
Marcel Vignalet, m.e.p., « En souvenir du Père Marcel Denis, missionnaire au Laos, disparu en 1961
(1992, 2005).
–
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) ».
–
Marcel Denis, m.e.p., « Récit du premier voyage » (1946) (archives familiales).
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
Notice biographique du P. Marcel Denis, n° 3722.
Ouvrages et articles
–
« Thakkek », Bulletin des Missions Étrangères, 27, 1954, p. 799-801.
–
« Vie des Missions » : « Laos » ; « Thakkek », Bulletin des Missions Étrangères, 34, 1961, p. 386 et p.
680-685.
–
Léon Trivière, « La grande pitié de la mission du Laos », Missions Étrangères de Paris, n° 116, 1961, p.
7-12.
–
« Chronique MEP » : « Kammouane (Thakhek) », Épiphanie (BMEP) 1962, p. 290-294 et 799-803.
–
Missions Étrangères de Paris, n° 125, 1963, p. 42.
–
« Chronique MEP » : « Khammouane, octobre 1963 », Épiphanie (BMEP), 1964, p. 127-130.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 86
L’élève catéchiste lavên Thomas Khampheuane (1952-1968) (à droite)
témoin de Jésus Christ
mort pour la foi le 12 mai 1968 près du Houey Makchan (Paksong, Champassak)
avec un jeune camarade de l’école de Paksong
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 87
VII
Premier témoin lavên :
l’élève catéchiste
Thomas Khampheuane Inthirath
(1952 – 1968)
Heureux les cœurs purs,
car ils verront Dieu.
Évangile de Matthieu 5, 8
Face au danger immédiat, Pedro n'abandonna pas le Père Diego,
mais, en tant que « bon soldat du Christ »,
il préféra mourir aux côtés du missionnaire.
Homélie du Bienheureux Jean-Paul II
pour la béatification du catéchiste adolescent Saint Pedro Calungsod, 5 mars 2000
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Un jeune homme calme et choyé
Khampheuane (ou Khampuen, ຄ ໍາເພືອນ) Inthirath est né en mai 1952 dans le village de Nong
Sim, sur le plateau des Boloven dans la province de Champassak. Il y fut baptisé le 25 juin
suivant sous le nom de Thomas89.
Le village de Nong Sim, situé un peu à l’écart de la grand route de Salavan, appartient à
l’ethnie lavên (ou loven), qui a donné son nom à la région. Les Lavên sont essentiellement des
animistes ; ni le bouddhisme, ni le christianisme n’ont réussi à prendre pied fermement chez
eux. Aussi les chrétiens n’étaient-ils au village qu’une petite minorité. Au témoignage d’un
cousin de Khampheuane, il n’était pas facile d’y être chrétien ; à l’époque où Khampheuane
était encore enfant, les pères des deux jeunes cousins avaient été tous deux mis en prison
durant une semaine, accusés d’avoir critiqué le bouddhisme, la religion officielle du pays.
Le grand-père maternel de Khampheuane avait été le premier chrétien de Nong Sim. Il avait
amené sa famille à la foi au Christ Sauveur, et fut donc considéré comme le catéchiste du
village. Puis le père de Khampheuane avait pris le relais de son beau-père dans le même rôle :
c’était un petit khu (« maître »), pour le village seulement.
Les parents de Khampheuane n’ont pu élever que deux enfants, plusieurs autres étant morts à
la naissance ou en bas âge. Le jeune homme avait une sœur plus âgée que lui. Lui-même était
pour ses parents le fils désiré et longtemps attendu.
Son cousin, dont il était très proche, brosse son portrait :
En tant qu’unique garçon de sa famille, Khampheuane était l’enfant chéri bien
protégé, et sans doute surprotégé ; mais il n’était pas un enfant gâté dans un sens
péjoratif.
Autant ses parents, son père surtout, avaient un caractère vif, autant Khampheuane
était à l’opposé un jeune garçon très calme. Il n’était pas bagarreur. Nous étions
bien ensemble ; il aimait m’accompagner à la chasse et à la pêche. Il était
serviable et d’une grande simplicité, toujours prêt à rendre service ; au village tout
le monde l’aimait bien.
Khampheuane a d’abord fréquenté l’école du village, où il a appris le laotien ; en
famille, on parlait plutôt lavên. Il a aussi appris le catéchisme, comme les autres
enfants chrétiens, sans plus.
Khampheuane était un cœur pur. Il ne « draguait » pas les filles, comme le font
habituellement chez nous les garçons de son âge. Pour moi, il y a peut-être là,
dans ce trait de caractère, un signe de sa vocation à la sainteté, au martyre.
Les tantes du jeune homme ont de lui un souvenir semblable :
Khampheuane était un bon bonhomme ; il n’y avait aucune méchanceté en lui. Il
restait beaucoup à la maison, ne traînait pas avec les autres jeunes gens. Lorsqu’il
89
Le baptême fut fait par ondoiement par le Père Chuang, prêtre laotien. Le Père Lucien Galan suppléa les
cérémonies à l’époque de la première communion, le 19 décembre 1964.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 89
venait au village, il avait toujours un petit cadeau pour son père et sa mère. Il était
fidèle à toutes les prières à l’église.
Élève catéchiste
Lorsque Thomas Khampheuane eut quinze ans, le Père Lucien Galan, qui avait remplacé le
Père Louis Michel comme curé de la région, proposa de le faire entrer à l’école de la Mission
à Paksong. Les parents étaient heureux que leur fils puisse faire des études. Lui-même fut
vraiment très content et très fier d’avoir été choisi par le Père parmi tous ses camarades.
C’était en effet une décision rare, témoigne le cousin. Le Père Galan n’était pas un homme
très sévère, mais il était exigeant sur le chapitre de la pratique religieuse. Il avait en vue avant
tout la formation religieuse de la jeunesse chrétienne, et se préoccupait moins que d’autres de
leurs études profanes ; il était donc rare qu’il choisisse dans ses villages un jeune homme pour
l’envoyer étudier. En la personne de Khampheuane il avait fait un bon choix, dû aux qualités
personnelles de l’adolescent et non au fait qu’il était fils de catéchiste. À son cousin, luimême était catéchiste-instituteur débutant à Paksé, Khampheuane disait avec conviction :
« Maintenant, je serai comme toi. »
Un témoin, qui était alors un jeune homme de son âge, se souvient bien de cette époque :
Il était d’ethnie lavên et d’une région différente de la mienne, mais nous avions
l’occasion de nous rencontrer, parce que tous deux nous accompagnions les
missionnaires dans leurs déplacements. Ainsi j’allais dans son village, et lui venait
avec le Père à la mission où j’habitais. C’est ainsi que nous avons pu faire
connaissance. Nous avons parlé ensemble à maintes occasions.
Khampheuane avait vraiment la vocation de catéchiste ; il voulait suivre les traces
de son père. C’était un jeune homme sérieux, très attentif à l’enseignement qu’il
recevait. Devant son père il se montrait toujours un fils respectueux.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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L’école de Paksong, avec le maître Sivilay
L’école préparatoire de Paksong était dirigée par le Père Louis Michel, qui venait d’être
victime d’un grave accident de voiture où il avait perdu la jambe droite. Nommé à Paksong, le
missionnaire se donna à fond à son école. Outre les programmes officiels, l’établissement
assurait aux élèves une bonne formation doctrinale et liturgique. Il était destiné à former
principalement des catéchistes, mais les responsables de la Mission comptaient aussi y repérer
des vocations sacerdotales90.
Khampheuane fut élève à Paksong un an à peine, sous la responsabilité du khu Sivilay. Son
compagnon d’études Vandi, qui le verra mourir, se souvient de lui :
À Paksong, Khampheuane ne sortait pas avec les autres pour s’amuser ; il n’est
jamais sorti la nuit. C’était un garçon humble. Pour les études, il était plutôt
moyen, pas très fort. Par contre, il était assidu à la prière ; il ne manquait jamais.
L’appel de Dieu : suivre le Christ jusqu’au bout
Le 12 mai 1968 fut au Laos un dimanche comme les autres. Les circonstances du dernier
voyage de Khampheuane avec le Père Galan sont racontées par un témoin :
Le Père Michel avait été l’apôtre des Lavên et d’autres ethnies montagnardes. À
cette époque toutefois, à cause de son handicap, il restait à la maison. Aussi
d’autres Pères venaient-ils là pour aller visiter les villages dont il avait la charge.
Pour faire ces tournées ils emmenaient souvent l’un ou l’autre des élèves qui
connaissaient la région.
Ce jour-là, c’était au tour du Père Galan d’assurer le ministère sur le plateau au-delà de
Paksong. Tout naturellement, il passa à l’école pour emmener avec lui deux luksit
(« disciples »), comme on disait, originaires des paroisses dont il avait la charge. Leur rôle
était humble : il s’agissait tout simplement de tenir compagnie au missionnaire et de servir la
messe, mais aussi d’ouvrir les yeux et les oreilles pour apprendre.
Les deux compagnons de route furent Khampheuane et son ami Ba, un Phouthay de Non Sai
qui avait adopté le nom laotien de Vandi91. À quinze ans, ce dernier considérait Khampheuane
comme un grand frère. Étaient-ils volontaires ou désignés d’office ? Pour certains témoins
laotiens cette question n’a guère d’importance. Le cousin affirme :
Notre relation de jeunes gens au prêtre était marquée par un très grand respect. Il
n’était pas question de contester un ordre ou une demande de sa part. Ceci dit, je
crois bien que Khampheuane était le préféré du Père Galan dans ce groupe de
jeunes gens. À la demande du Père, les deux adolescents avaient tout simplement
obéi.
Vandi a pour sa part une lecture plus nuancée :
Pour partir en tournée pastorale avec le Père, on procédait en principe par rotation.
Mais Khampheuane était volontaire. S’il avait eu toute la liberté de ne pas
accompagner le Père, cela n’aurait rien changé pour lui. Nous étions tous bien
conscients du danger, nous savions que c’était la guerre dans le coin.
90
91
En 1971, l’école de Paksong devra fermer et ses élèves seront dispersés.
Certains témoins ou textes appellent ce jeune homme « Khamdi » au lieu de « Vandi ». « Kham » est ici un
simple préfixe de politesse.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 91
D’autres témoins ont recueilli chez les jeunes camarades de Paksong des informations
concordantes ; ainsi, une de ses tantes. Une religieuse qui le connaissait donne davantage de
précisions :
Le 11 mai 1968, quand il est monté à Paksong, le Père Galan a demandé des
volontaires pour l’accompagner dans les villages. Tout d’abord il n’y a eu personne, tous savaient bien que c’était dangereux. Le Père proposait de tirer au sort.
Alors Khampheuane a dit : « Moi, je suis volontaire. S’il faut mourir, alors je
mourrai avec le Père ! » Il n’avait pas peur de mourir, et ne voulait pas laisser le
Père seul dans le danger. Cela fut pour lui une décision personnelle, en pleine
connaissance du danger. D’ailleurs il acceptait toujours d’accompagner le Père,
quand c’était difficile, quand les autres refusaient. J’ai personnellement entendu
ces propos de la bouche des camarades de Khampheuane à l’école de Paksong.
De façon plus large, un autre témoin conclut : « Khampheuane avait en lui la volonté de servir
l’Église. »
Ce qui s’est passé ensuite, Vandi lui-même a pu le raconter en détail.
Cette fois-là, le Père n’avait pu aller que dans deux villages. Nous avons passé la
nuit à Nong I-Oï ; très tôt le matin nous sommes allés pour la messe à Nong Mek,
puis nous sommes revenus pour la messe à Nong I-Oï. C’étaient deux villages de
l’ethnie Tà-Oï. Notre travail, à nous luksit, était seulement de servir la messe ;
nous faisions aussi les lectures, à tour de rôle. Après le petit-déjeuner, nous avons
pris le chemin du retour vers Paksong ; le Père Galan devait ensuite aller célébrer
au Kilomètre 15, en remplacement du Père Godet.
Les trois voyageurs sont donc remontés dans la voiture, une Renault 4L. Sur le chemin du
retour, dans la descente vers la rivière Houey Mākchăn, en direction de Paksong, quelqu’un
faisait signe à la voiture de s’arrêter. Le Père Galan n’en eut pas le temps : on avait déjà tiré
une première rafale. Vandi raconte :
Quand on a tiré sur nous, il a été touché le premier. Il était assis entre le Père et
moi. Je l’ai vu tout de suite inconscient, je crois qu’il est mort sur le coup.
Un témoin ami de Khampheuane donne de mémoire quelques autres détails :
Khampheuane ne mourut pas sur le coup. Voyant son état, le Père arrêta la voiture
et descendit pour lui donner l’absolution. Alors un deuxième coup de feu fut tiré,
atteignant le Père. Celui-ci dit à Vandi : « Allez, mon fils, prions ensemble ! »
Deux nouveaux coups de feu éclatèrent. Vandi fut touché au genou et au sourcil…
Khampheuane mourut le premier et, tout de suite après, le Père.
Le cousin précise de son côté :
J’ai vu la voiture. Deux rafales au moins avaient été tirées, une par devant et une
sur le côté. Le Père a crié : « Pourquoi tirez-vous ? » Il était en colère contre les
attaquants, mais sans omettre de bénir Khampheuane mourant. C’est alors qu’on a
tiré de nouveau sur lui, puis on l’a poignardé.
Quant à Vandi, malgré ses blessures, il put s’échapper à toute vitesse et se camoufler à
proximité. Les attaquants l’ont longuement cherché, mais sans le trouver. Il estimera toujours
avoir eu beaucoup de chance.
Selon la coutume, on avait enterré aussitôt les deux corps, sans cérémonie, dans un trou
commun au bord de la route. Le surlendemain, les soldats sont allés les récupérer ; il y eut un
accrochage, et les soldats ont eu deux morts. À Paksé les Sœurs et la famille ont fait la toilette
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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mortuaire aux deux apôtres, afin de leur assurer de dignes funérailles précédées d’une veillée
de prières. La tombe de Khampheuane se trouve tout à côté de celle du Père Galan, au
nouveau cimetière catholique de Paksé, au Kilomètre 9.
Pourquoi Khampheuane est-il mort ?
Les raisons qui ont aboutit à la mort violente de Khampheuane doivent être cherchées dans
l’attitude du parti qui a organisé l’embuscade. Vandi n’a pas de doutes sur l’identité des
attaquants :
Ceux qui ont tiré sur nous étaient des gens armés d’un village voisin. Je ne sais
pas quelle ethnie c’était car je ne connaissais pas ces langues – il y avait dans ce
coin des Lavên et des Nghe. C’est bien le Père Galan qu’ils visaient. Les Viêts
s’occupaient de politique, mais les PL locaux avaient des motivations religieuses.
Leur intention était de tuer le Père, et ceux qui suivaient le Père devaient en porter
les conséquences. S’il y avait eu là seulement deux jeunes catéchistes laotiens, ils
auraient certainement tiré aussi : c’étaient les messagers de la religion qu’ils
voulaient éliminer.
C’est vraiment une embuscade qu’ils nous ont tendue, pas une rencontre de hasard.
C’était facile pour eux, car nous étions au retour de notre mission apostolique.
Le témoin ami de Khampheuane replace l’épisode dans la situation générale :
Il y avait alors au Laos deux partis opposés. Entre les deux, il y avait épisodiquement des escarmouches, mais rien qu’on ait pu appeler une guerre. À l’extérieur
on disait qu’il y avait un certain danger de violences [contre la mission ou les
chrétiens], d’une façon générale ; mais je ne peux rien dire de plus là-dessus.
Il y avait des militaires dans les deux camps, mais dans le cas de Khampheuane il
s’agissait plutôt de gens des villages. Vandi, en effet, les a entendus parler le
dialecte de la région. La guérilla était solidement implantée, et depuis longtemps,
dans la région de Palay et dans l’ethnie des Lavên, d’abord contre les Français,
puis contre le gouvernement de Vientiane. Les attaquants étaient des gens qui
avaient fait l’option de la guérilla ; la famille de Khampheuane, en devenant
chrétienne, avait fait une option radicalement différente.
Les villageois qui ont tendu l’embuscade haïssaient les « Falangs », terme de
mépris dont ils désignaient les Français : ils ont certainement agi contre eux. Mais
pour eux, les chrétiens avaient adopté la « religion des Français » ; ils étaient
inclus dans la même haine. Étant eux-mêmes animistes, les adversaires détestaient
en particulier les Pères, dont ils redoutaient le pouvoir sur les « phi », c’est-à-dire
les esprits et les génies. Par ailleurs, ils étaient encadrés par des Vietnamiens, qui
avaient une idéologie antireligieuse. Toutes ces motivations, anti-française et antichrétienne, étaient bien mêlées chez eux.
Le jeune Khampheuane, lui, n’avait aucune option politique. Il aimait bien le Père
Galan ; il lui faisait entièrement confiance et le suivait. J’ai la conviction qu’il
avait du courage : aussi acceptait-il volontiers d’accompagner le missionnaire
dans les villages du plateau.
Concernant les dispositions de Khampheuane au moment où il allait vers la mort, son cousin
partage le même point de vue :
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Tout le monde savait que la route était dangereuse. La zone à l’est de Paksong
avait été nouvellement occupée par la guérilla ; tous disaient qu’il ne fallait pas y
aller. Les deux jeunes compagnons du Père Galan ne pouvaient pas ignorer cela.
Quant au Père lui-même, il a sans doute passé outre parce que son confrère Louis
Michel insistait pour que les chrétiens et les catéchumènes de la montagne ne
soient pas abandonnés ; les jeunes gens l’ont suivi.
Je ne peux rien dire des sentiments de Khampheuane lorsqu’ils se sont mis en
route. Il était certainement très heureux d’avoir été choisi pour accompagner le
Père, heureux de la confiance qui lui était faite. Par ailleurs, c’était un chrétien,
quelqu’un qui avait vraiment la foi : que le prêtre fût présent ou non, jamais il ne
manquait les offices. Mais je ne sais pas, au fond, si ce jour-là il avait simplement
obéi au Père Galan, ou s’il avait accepté de risquer sa vie avec lui pour la cause de
Jésus Christ.
L’une des tantes de Khampheuane livre toutefois un souvenir qui apporte un éclairage
précieux sur la préparation intérieure de Khampheuane :
Lorsque Khampheuane est parti pour la dernière fois à l’école de Paksong, il m’a
posé une question : « Tante, qu’est-ce que c’est que la mort ? » J’étais choquée, je
lui ai dit : « Pourquoi me demandes-tu cela ? Il ne faut pas parler de ces choses-là ;
prie bien la Sainte Vierge ! » C’était la première fois qu’il me posait une question
comme celle-là. Tout de suite après, il était à l’école à Paksong, et puis nous
avons entendu la mauvaise nouvelle. Pour nous Khampheuane, malgré son jeune
âge, était un homme juste pour avoir eu de telles paroles.
La mort d’un innocent a-t-elle un sens ?
Pour Mgr Jean-Pierre Urkia, qui était alors l’évêque de Khampheuane et du Père Galan, leur
mort fut une épreuve personnelle qu’il n’a pas oubliée :
L’enterrement a été très solennel, avec beaucoup de monde. Je suis allé ensuite
dans le village de Khampheuane pour consoler sa famille. Je me sentais
responsable car c’est moi qui avais exposé sa vie.
De même le Père Marcel Vignalet, m.e.p., qui était très proche des événements et des
personnes, apporte un témoignage très important pour la relecture des événements :
Lors des obsèques…, le père du catéchiste tué ne me fit aucun reproche au
prétexte que le Père <Galan> avait amené son fils à la mort. Il <était fier que92>
son fils ait accepté de donner sa vie pour sa foi. Je le félicitai pour son attitude.
Sur le plateau des Bolovens, au long de presque quarante années, on n’a pas oublié le jeune
apprenti catéchiste massacré par la guérilla.
Pour Vandi, la mémoire est très vive :
Khampheuane est-il un saint ? C’est difficile de juger de cela, même si c’était un
garçon très pieux. Il avait vraiment foi dans sa religion, et si on y pense, c’est bien
vrai qu’il a donné sa vie pour le Christ. En cela, Khampheuane est un exemple
pour nous tous. Il connaissait la situation dangereuse, mais par amour des
chrétiens de la montagne, il a pris sa décision, il a décidé d’aller porter à ces
chrétiens l’amour de Dieu. Pour ma part, je prie souvent mes deux compagnons.
92
Les mots ajoutés entre crochets ne figurent pas dans l’original ; c’est une reconstitution hypothétique.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 94
Le cousin de Khampheuane témoigne sur la situation passée et présente :
La mort de Khampheuane a profondément affecté sa mère ; dans sa douleur elle
faisait des reproches aux prêtres qui le lui avaient pris. Le père, par contre, avait
un caractère plus dur et se contentait de dire : « C’est la volonté de Dieu. »
Dans les circonstances actuelles, même si la pratique religieuse est devenue
difficile, les chrétiens de son village se souviennent et gardent toujours la foi.
Pour ma part, je pense toujours à lui.
L’autre témoin, qui habite toujours la région, s’exprime davantage :
Chez nous les chrétiens parlent toujours du Père Galan ; ils citent Khampheuane à
côté. La majorité d’entre eux a presque oublié son histoire personnelle ou même
son nom ; mais ils se souviennent que le Père Galan a eu dans la mort un jeune
compagnon. Quant aux non-chrétiens, pour eux cette mort n’a aucune signification spéciale, c’est un épisode sans importance.
Pour ma part, je dis que Khampheuane est digne d’être appelé martyr, même s’il
est mort à l’ombre du Père Galan. Il a vraiment été tué au service de l’Église, pour
le service de l’Église. Il avait le Christ en lui. À seize ou dix-sept ans, il était
innocent ; c’était un cœur pur.
Pour moi personnellement, Khampheuane est un exemple à suivre. J’ai parlé
plusieurs fois de lui à mes enfants. Je pense aussi que le Père Galan est un vrai
martyr. Les deux ont achevé ensemble leur vie ici-bas. Je souhaite vraiment qu’on
puisse les prier un jour.
À Nong Sim, les tantes de Khampheuane ont des convictions simples :
Khampheuane est un saint, parce qu’il a suivi le Père ; à travers le Père Galan,
c’est Dieu lui-même qui l’appelait, nous croyons cela ! Au dernier moment,
d’ailleurs, il a reçu l’absolution du Père. Si le Père Galan est au Ciel, alors lui
aussi ! Oui, nous croyons que Khampheuane peut devenir un modèle pour les
autres chrétiens, même si certains aujourd’hui oublient un peu son idéal.
La même conclusion est partagée par la religieuse qui l’avait connu enfant : « Pour moi, le
Père Galan et Khampheuane sont tous les deux martyrs. Tous deux ont voulu donner leur vie,
et ils l’ont donnée. »
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 95
Le lieu de l’embuscade où moururent Lucien Galan et Khampheuane [Photo : 2006]
Aujourd’hui (2006), un petit village chrétien de Tà-Oï – vingt-cinq familles – s’est installé
à l’endroit exact de l’attentat, autrefois désert. À leur manière de pauvres, groupés près de
leur petite chapelle en madriers, ces familles perpétuent la mémoire de ceux qui,
il y a près de quarante ans, ont donné là leur vie pour l’Évangile.
Sources pour la biographie de Khampheuane Inthirath
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu) :
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé (Laos), Montbeton, France
–
P. Marcel Vignalet, Pau, France
–
M. Pierre-Nhunh Thepkaisone, cousin de Khampheuane, Lille, France
–
M. Phomma Toukhamdi, Paksé, Laos
Document :
–
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) » Archives de la Postulation.
Sources publiées :
Articles :
–
Louis Michel, « L’Évangile sur le plateau des Bolovens », Épiphanie (BMEP) 5/1962, p. 425-431.
–
Jean-Pierre Urkia, « Paksé, mort du P. Galan », Échos de la Rue du Bac, 1968, pp. 296-299.
Voir en outre les sources citées pour le Père Lucien Galan, m.e.p. (ci-dessous).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 96
Le Père Lucien Galan, m.e.p. (1921 – 1968)
témoin de Jésus Christ au Laos,
mort pour la foi le 12 mai 1968 près du Houey Makchan (Paksong, Champassak)
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 97
VIII
Disponible à tous les appels :
le Père Lucien Galan, m.e.p.
(1921 – 1968)
« La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? »
Évangile de Jean 18, 11
Quand tu as discerné la vertu d’humanité, pratique-la
quoi qu’il en coûte.
Analectes de Confucius, 15, 35
Ðương nhân bất nhượng
第
十
五
卅
五
章
當
仁
衛
靈不
公讓
論
語
(Ðảm nhận điều nhân thì không nhượng)
Luận Ngữ 15,35
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
page 98
Un fils du Rouergue
Lucien GALAN est né le 9 décembre 1921 dans le Rouergue (Sud de la France), au hameau
de La Moissetie, écart de la commune de Golinhac (Aveyron). Il fut baptisé le 22 décembre
en l’église paroissiale de Golinhac, qui appartient au diocèse de Rodez.
Lucien fit ses études secondaires au collège-séminaire de l’Immaculée-Conception à Espalion,
de 1935 à 1941. Les compagnons de ces jeunes années se souviennent de lui :
– Il était l’élève studieux, appliqué, le camarade de classe accueillant, vivant, toujours de
bonne humeur, avec qui il était facile de s’entendre et de tisser des liens d’amitié.
– Lucien était un élève studieux, effacé, copain de beaucoup, très simple et spontané…
– C’était un gentil copain, bon élève, discret, effacé, mais vivant, les yeux pétillants.
De 1941 à 1946, il suit au Grand Séminaire diocésain de Rodez les cours de philosophie et de
théologie. Le diocèse comptait, en ces années de guerre, quelque deux cents grands
séminaristes. Chacun eut sa propre histoire : les aînés furent prisonniers de guerre ; plusieurs
furent envoyés aux chantiers de jeunesse tandis que d’autres rejoignaient les maquis de la
région ; certains réussirent même à passer entre les mailles du filet. Quant à Lucien, il fit les
chantiers de jeunesse et un bout de service militaire.
À la Libération, de retour au Séminaire, il reçut les ordres mineurs : 29 juin 1945 et 29 juin
1946. Un camarade de cette époque se souvient lui aussi, après tant d’années : « Lucien était
un jeune homme sérieux et très motivé, un élève travailleur ; il n’était pas des plus
intellectuels mais concret, les pieds sur terre, gentil et cordial avec tous. »
Dans l’après-guerre, toutefois, les vallées de son Rouergue natal étaient devenues un horizon
trop étroit pour Lucien ; il se sentait appelé à être missionnaire dans les pays lointains. Le
diocèse, d’ailleurs, était fier de son passé missionnaire : n’avait-il pas donné à la Société des
Missions Étrangères, depuis le XVIIe siècle jusqu’en 1910, plus de cent cinquante de ses fils ?
De son propre village, l’un d’eux était parti pour la Mission du Siam.
Le 30 septembre 1946, Lucien Galan passe donc au Séminaire des Missions Étrangères, rue
du Bac à Paris, pour les deux dernières années d’études. Le 29 juin 1948, il est ordonné prêtre
et reçoit avec joie sa destination missionnaire pour Xichang, dans la Province du Sichuan en
Chine. Il partira rejoindre son poste par le premier bateau disponible, le 15 décembre suivant.
Missionnaire en Chine
Ce fut un long voyage : jusqu’à Canton en bateau, puis en avion jusqu’à Kunming au Yunnan,
et enfin vingt étapes à cheval et à pied par monts et par vaux, avec des cols à deux et trois
mille mètres d’altitude93. Le 31 mars 1949, le voici à pied d’œuvre à l’évêché de Xichang
(Ling Yen Fou) ; il y étudie le chinois. Ses lettres témoignent de son émotion devant la
93
D’après une lettre de Lucien Galan. Sa notice biographique, rédigée par le Père Marius Boutary, m.e.p., dit :
« Quinze étapes à cheval coupées de quelques jours de repos à Mulo, à Hweili et à Téchang » (en pinyin on
écrit aujourd’hui Huili et Dechang).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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pauvreté : foules en haillons, estropiés, mendiants déguenillés au long des chemins, artisans à
l’outillage primitif, paysans travaillant à la houe, transports à dos d’homme, travail des
enfants… Cette misère contraste avec des quartiers modernes aux magasins éblouissants.
Lucien mesure aussi l’ampleur de la tâche missionnaire au milieu d’une population peu
intéressée à la religion telle que lui la connaît : « Quand on arrive en Chine et que l’on voit le
petit nombre des églises, on a l’impression d’être écrasé par la masse païenne ».
Dès septembre de cette même année, il est placé dans le district de Huili (Hweilli, Houei Li
Tcheou). Il a la charge d’un poste missionnaire isolé, Mulochaiku à l’extrême sud de la
mission, à 1 900 mètres d’altitude. Les premiers mois, il est en équipe avec le Père François
Cuzon94, lui aussi arrivé récemment en Chine, puis il reste seul. Sa paroisse compte 1 200
baptisés, dont deux cents au centre et les mille autres répartis en vingt-huit villages ; il n’y a
aucune route, les voyages se font en mule et surtout à pied. Cette région très montagneuse est
peuplée de minorités ethniques : Yi, Yala, Lolo… Le brigandage y est endémique.
Fin mars 1950, la région de Xichang est « libérée » par les troupes révolutionnaires. Lucien
continue alors provisoirement sa mission à Salien95 dans la vallée, un secteur de sa mission où
il reste possible de circuler. Le 15 novembre 1950, au retour d’une de ses fréquentes tournées
dans les communautés chrétiennes dispersées, il est appréhendé et mis en prison : on l’accuse
d’être en relation avec des rebelles de la région. Certes, ce n’est qu’une alerte : il est transféré
à Huili où le Père Jean Yi, un prêtre chinois, le fait libérer sans tarder ; mais il ne pourra
jamais retrouver sa mission.
Les prêtres étrangers font en effet l’objet d’autres accusations, et sont surveillés de près. En
mars 1951 Lucien Galan est en résidence forcée à Huili avec ses confrères Cuzon et Bocat96 ;
avec ce dernier, il travaille au dispensaire. C’est alors l’époque de la fièvre révolutionnaire :
meetings à l’église dans les villages pour éduquer le peuple et le mettre en garde contre
l’impérialisme, autocritiques, jugements populaires, exécutions « durant des heures entières »
– ce que Lucien appelle « la folie des choses nouvelles ». Parmi les exécutés de Xichang
figurent un prêtre, un Frère mariste et un séminariste chinois97.
Lucien Galan adresse à son ami prêtre Pierre Bessière une lettre pathétique, écrite en latin à
cause de la censure :
Les ennuis, la calomnie, les persécutions, voilà notre pain quotidien. On nous tient
pour des lépreux. Hier, nous donnions aux pauvres nourriture et vêtement ;
aujourd’hui, ce sont eux qui nous dévorent… Des gens dépourvus de toute
conscience occupent les premiers rangs. Tous les jours nous nous consumons dans
les tourments de l’angoisse ; il s’en faut de peu que nous ne salissions notre
pantalon, de peur. On ne nous permet de rien posséder, on ne nous permet pas de
prêcher. Aucun culte n’est toléré en public. …
Je crains que nous n’ayons de grandes difficultés pour sortir de ce nid de guêpes.
Rends-nous le service de prier pour nous, pour que nous soyons prêts à beaucoup
de choses, pour la plus grande gloire de Dieu. Nous ne sommes pas des saints, et
94
95
96
97
François Cuzon, m.e.p., 1920-2004, en Chine de 1946 à 1952.
Aujourd’hui Panlian, Miyi, district de Panzhihua (ex Dukou).
Henri Bocat, m.e.p., 1886-1956, en Chine de 1911 à 1952.
P. Joseph Tchang et Frère Joche-Albert Ly ; le séminariste n’est pas nommé dans les sources. Voir Rapport
annuel de l’évêque du Sichang pour 1951, aux Archives des Missions Étrangères à Paris ; et sur l’Internet
archivesmep.mepasie.org/annuaire/chine/rapports-eveques/1900-1999/1951-14.htm (23/10/2006). Pour le
Frère Joche et ses vingt-quatre étudiants chrétiens fusillés avec lui, voir www.champagnat.org/fr/
220412000.htm et library.marist.edu/archives/BroPaul31.html (23/10/2006).
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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page
Dieu veut nous purifier. Il nous faut boire le calice que le Père nous donne. « La
coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? » (Jean 18, 11). Nous sommes
ses disciples98… Vive la joie quand même !
En décembre 1951, Lucien Galan est jugé à Xichang, interdit de séjour en Chine et expulsé. Il
arrive à Hong-Kong le 8 janvier 1952 avec son évêque, Mgr Stanislas Baudry, qui est presque
aveugle. Il témoigne encore du pays qu’il a quitté : « Les missionnaires ont eu bien des
tristesses, mais aussi des consolations. Quand on est parti d’Houilli [Huili], les chrétiens et
beaucoup de païens sont venus discrètement nous saluer en pleurant. Beaucoup avaient espoir
que leur épreuve serait courte. »
Après quelques semaines de repos à peine, dès le 26 janvier, Lucien est prêt à repartir pour un
nouveau champ missionnaire. Ses supérieurs l’envoient à la Mission du Laos.
Missionnaire au Laos
Arrivé à Thakhek en mars ou avril 1952, Lucien Galan se met d’abord à l’étude d’une
nouvelle langue, le laotien. Son biographe, le Père Gaston Alary, m.e.p., écrit : « Avec
ténacité et amour, il se familiarisa avec les coutumes, les mœurs du pays. Il approfondit peu à
peu sa connaissance du peuple laotien. »
Dans une lettre à ses amis de France, Lucien livre ses premières impressions sur le Laos :
Les Laotiens sont un peuple heureux. Il a fallu que les peuples soi-disant civilisés
viennent troubler leur tranquillité et leur apprendre à faire la guerre, eux qui ne
tueraient pas un animal, même nuisible, si celui-ci n’a pas attaqué le premier. […]
Malgré nos malheurs, Dieu nous fait la vie bien belle. Depuis ma sortie de Chine,
que de randonnées, de parties de chasse dans la forêt – d’où je reviens toujours
bredouille –, que d’invitations à droite et à gauche ! […] Mais on vit toujours dans
l’angoisse, du moins ceux qui sommes sortis de Chine.
Lucien est bientôt nommé à Nason (Ban Naxon), un village à une dizaine de kilomètres au
nord de Paksé. Il y sert une communauté fervente de deux cents chrétiens, qui « ne sont pas
riches, mais très généreux ». La mission a sa propre école, et compte de nombreux
catéchumènes. C’est là que, pour la première fois, Lucien découvre l’ambiguïté d’une mission
en contexte colonial ; il rêve d’un avenir différent :
Ce n’est pas la persécution qui détruit la religion, c’est plutôt l’exemple des
mauvais chrétiens. […] Chrétien et Européen, cela ne fait qu’un dans l’esprit des
gens. Malheureusement, les Occidentaux trahissent ouvertement l’idéal religieux
qu’ils devraient représenter.
Les colonies c’est, en partie, un échec. On a fait du travail qui se voit : des ponts,
des routes, des hôpitaux, des écoles. On a modernisé le pays : c’est du travail en
surface… Comme travail en profondeur, il n’y a eu que le travail missionnaire.
On a matérialisé des peuples qui sont portés surtout vers le spirituel. […] Si l’on
appliquait l’évangile – partager son pain avec les pauvres, partager ses biens, se
contenter de son dû –, la crise mondiale actuelle n’existerait pas. Il faut une
grande révolution mondiale, pacifique et chrétienne…
98
Allusion à l’Évangile, Matthieu 10, 24 : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus
de son patron » ; et Jean 15, 20 : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté,
vous aussi ils vous persécuteront… »
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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À partir de 1953-1954, Lucien Galan commence à prendre contact avec les populations dites
alors ‘kha’ de la région, au pied du plateau des Bolovens99. Malgré la présence d’éléments
rebelles qui se cachent dans ces montagnes, il visite régulièrement les villages de ces
populations môn-khmères autochtones des hauts plateaux. La chronique de la mission de
Thakhek pour 1954 commente : « Le Père Galan a un faible pour les ‘Khas’, qui le porte à
vouloir ignorer les Vietminh qui se nichent en leurs montagnes; mais ne dit-on pas qu’il fait
bon ménage avec eux100 ? »
En 1955, Lucien fait le projet de s’occuper des lépreux. Pour se documenter, il part visiter
quelques léproseries dans la région de Saigon et à Djiring (Di Linh, Lâm Đồng), sur les hauts
plateaux du Viêt-nam.
En 1956, installé dans une petite maison-chapelle, dans un site magnifique au bord d’un gros
torrent, il rayonne sur huit villages des ethnies minoritaires, tandis que de nombreux autres
demandent à se faire chrétiens. En 1957-1958 il devient curé intérimaire de la ville de Paksé,
tout en gardant la charge de Nason, qu’il continuera d’ailleurs d’assurer à temps partiel jusque
vers 1962.
Héraut de la Bonne Nouvelle dans un contexte de guerre
Au retour d’un long congé en France (avril 1959 à février 1960), Lucien Galan repart joyeusement vers cette œuvre missionnaire qui le passionne. Jamais il n’a manqué de courage,
jamais il ne s’est plaint. Il est donc choisi par son évêque pour travailler dans des conditions
plus difficiles : il assurera désormais son ministère dans des zones de démarcation de forces
laotiennes rivales. Sa base d’action principale sera d’abord Muang Khai, une mission
importante située sur la route n° 20 vers Saravane (Salavan), à vingt-cinq kilomètres au nordest de Paksé.
Lucien s’efforce de visiter les chrétiens des deux côtés de la ligne de démarcation, jusqu’à
Saravane. Il se familiarise bon gré mal gré avec les postes de contrôle, les arrestations
momentanées, le risque des pistes minées, les suspicions de part et d’autre. Le rapport officiel
de la Mission pour 1960 indique pour son secteur « des progrès réels dans l’évangélisation ».
Il a de nombreux projets, auxquels il s’efforce d’intéresser la population. Il doit prévoir des
lieux de culte pour une population mouvante à cause de la guerre. Il porte en même temps le
souci du développement, sans lequel le bon grain de l’évangile serait étouffé par les soucis de
la vie : obtenir la construction d’un pont, procurer à la communauté villageoise un char et des
bœufs… « Je veux essayer de les faire travailler en commun... travail moins pénible, plus
rentable. On peut y arriver par la douceur et la persuasion. »
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la note plus pessimiste sur laquelle Lucien
conclut la lettre dans laquelle il exposait ces projets : « La paix n’est pas encore tout à fait
rétablie, peut-être les jours tranquilles se feront longtemps attendre. » La paix, en effet, il sait
qu’elle ne peut se construire que sur des conditions de vie plus équitables pour tous, surtout
les plus pauvres. Mais il voit aussi la situation du pays évoluer peu à peu dans un sens
différent : la circulation est restreinte, les tensions et la violence prennent le dessus…
À son ami Laurent, prêtre en France, il écrit :
99
100
Le terme laotien ‘kha’, tout comme ‘mọi’ en vietnamien, est l’équivalent pratique de ‘esclave’. La
connotation fortement négative du vocable a entraîné son abandon total, sauf dans les références historiques.
« Thakkek », dans BMEP, 27, 1954, p. 801.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Je pense quelquefois à toi et à ton pacifique et tranquille village. C’est la paix qui
nous manque ici, toujours la guerre, la petite guerre, pas très meurtrière, mais
drôlement gênante. Il faut tout le temps se tenir sur ses gardes, se munir de
patience et de prudence. L’apostolat en souffre. Pourtant, en cherchant on trouve
des âmes de bonne volonté, qui cherchent la vérité. Mais on ne peut pas faire pour
elles tout ce qu’on désirerait.
Il ne faut pas trop se plaindre tout de même ; la situation pourrait être plus
mauvaise. On peut encore « missionner » et même récolter, pas abondamment
peut-être, mais assez pour croire qu’on ne travaille pas inutilement, « drogue de
consolation ». Enfin, malgré tout on espère en des jours meilleurs. « Ne craignez
pas, petit troupeau, j’ai vaincu le monde. »
Le rapport officiel de la Mission pour 1962 note laconiquement que lui et le Père Philibert
Martin « continuent, simplement, à faire leur devoir ». En décembre 1962, Lucien écrit de
nouveau à son ami Laurent :
Ici ce n’est pas tout à fait la paix et je suis toujours en zone dangereuse, environné
de mines. La jungle peuplée de tigres et de serpents n’est pas dangereuse, mais
quand les hommes s’avisent d’y jouer à la petite guerre ça devient dangereux et
c’est toujours l’inoffensif qui est pris. Enfin, je suis limité dans mes randonnées
apostoliques ou autres. J’irai passer la noël en zone soi-disant libérée ; il va falloir
franchir le rideau de mines. Je reviendrai pour baptiser une vingtaine d’adultes, à
l’Épiphanie.
Lucien Galan avait en effet accepté la charge de Nong Khène [Nong Khen], un poste
missionnaire en principe plus tranquille, dans la plaine au nord de Paksé, en bordure de la
zone rebelle. C’est là que, trois ans plus tôt, le Père René Dubroux avait sa résidence
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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principale. Les rebelles l’avaient pillée de fond en comble à l’heure même où, non loin de là à
Palay, quelques jours avant Noël 1959, d’autres l’assassinaient101.
À partir de 1964-1965, Lucien a une nouvelle base dans les Bolovens : Nong Sim (ໜອງສິມ),
une chrétienté de 647 baptisés d’ethnie Lavên, située un peu au-delà de Muang Khai en
direction de Saravane. De là, il doit rayonner dans tout un secteur en zone de guérilla ; en
raison de l’insécurité, il ne peut toutefois visiter les postes isolés que très rarement, et avec de
grands risques.
Malgré cette situation précaire, son influence dans les ethnies du plateau est grandissante, et le
nombre des baptisés s’accroît régulièrement.
Portrait d’un missionnaire au grand cœur
Dans ses lettres, le Père Lucien Galan continue d’évoquer les progrès de l’évangélisation,
mais aussi la guerre et les dangers constants sur les pistes ou en forêt. Dans sa biographie,
Gaston Alary écrit : « Dans ce climat de violence et face aux risques, Lucien Galan gardait un
courage lucide. En février 1960, avant de repartir de Golinhac pour sa mission, il avait dit à
un des siens qui l’interrogeait : “Eh bien, si on me tue, je resterai auprès de mes chrétiens !” »
Lucien était aimé pour sa simplicité et admiré pour son ardeur apostolique, son dévouement et
sa disponibilité. Son portrait est brossé de façon concordante par de nombreux témoins. Voici
la vision d’un jeune aide-catéchiste laotien :
J’ai assez bien connu le Père Galan… Il s’occupait alors du village de Nong Sim,
non loin de Nong Khen où j’étais avec le Père Dubroux. Il était le missionnaire de
l’ethnie Lavên. Il venait fréquemment chez nous et je lui ai souvent servi de
coiffeur. Son caractère était tout le contraire de celui du Père Dubroux : c’était un
homme doux, calme, avec qui il était facile d’entrer en relation. Je lui ai souvent
servi la messe. Il donnait le sentiment d’être un bon prêtre. C’était un homme de
prière, un homme spirituel un peu à la manière des moines ou des ermites.
Parmi les missionnaires témoins de la vie du Père Galan figure au premier rang Mgr JeanPierre Urkia, qui était son évêque.
Humainement, le Père Galan était d’une très grande gentillesse ; on l’avait
d’ailleurs spontanément surnommé « le galant homme ». C’était un très bon prêtre,
très zélé, malgré le handicap de sa timidité.
Son apostolat principal était auprès des Tà-Oï, une minorité ethnique de la
montagne. Sa résidence était au Kilomètre 15 de Paksé102, d’où il rayonnait vers le
plateau des Boloven. À environ 30 kilomètres au-delà de Paksong, il y avait des
101
102
Cet assassinat, comme celui du Père Galan, a sans doute été perpétré en haine de la foi ; voir la biographie
du Père Dubroux.
Dans les années de guerre, de nombreux villages nouveaux virent le jour le long de la route n° 23 de Paksé
vers l’est. Ces villages étaient peuplés notamment de familles réfugiées des zones de combats ou de
bombardements situées plus haut vers la frontière vietnamienne. Certains villages étaient ethniquement
homogènes, d’autres mixtes. En guise de nom, on a souvent utilisé simplement la borne kilométrique,
« Lak » en laotien, et son numéro (voir carte). Pour cette question voir, entre autres, l’article de l’ethnologue
Bernard Hours, « Un terrain d’étude des rapports inter-ethniques : la route de Paksé a Paksong (Sud-Laos) »,
dans Cahiers de l’ORSTOM, série Sciences humaines, 10, 1973, p. 31-45. Lak 15 et Lak 15 ½ sont deux
gros villages de l’ethnie Tà-Oï. La résidence du Père Galan à cet endroit n’est pas attestée par ailleurs, mais
c’est là qu’il se rendait pour la messe dominicale le jour de sa mort.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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villages de catéchumènes, Nong Mot et Nong I-Ou. Ces villages étaient en zone
interdite : l’armée royale interdisait d’y aller à cause de la présence de la guérilla.
Si je devais donner les caractéristiques de son activité missionnaire, je dirais qu’il
était humble et toujours disponible.
Humble, il a toujours aimé évangéliser les tribus les plus déshéritées… Il vivait
pauvrement au milieu d’eux, préparant lui-même sa nourriture, logeant souvent
dans une petite sacristie de chapelle de brousse.
Disponible, il le fut toute sa vie. Il comptait prendre son congé régulier en France
au mois de février 1968. Après l’accident survenu au Père Michel, il me proposa
lui-même d’attendre que le Père fût rétabli. Il se proposait de partir au début de
juin. Mais voici qu’entre temps le P. Godet est obligé d’aller en France pour
raisons de famille. Une nouvelle fois, le P. Galan remet son congé à plus tard...
Mgr Pierre Bach, qui à cette époque était un jeune missionnaire, confirme cette esquisse :
Le Père Galan était un ancien missionnaire de Chine, d’où il avait été expulsé.
C’était un homme assez simple. Comme missionnaire, il travaillait très bien.
C’était un saint homme, simple et droit : il n’y avait rien de tordu en lui ! … Un
saint déjà de son vivant ! Il n’était pas très doué pour les langues et avait donc
quelques difficultés pour communiquer, mais grâce à ses autres qualités il était
très aimé des gens. Tous lui faisaient confiance. Il était toujours prêt à rendre
service… Cette serviabilité a d’ailleurs été la cause de sa mort, survenue à un
moment où il aurait dû être en congé en France…
Un autre confrère ajoute :
Je me souviens de son caractère gai, accommodant, de son commerce facile lui
faisant des amis partout et de son dévouement absolu à son ministère. Il avait le
don d’attirer à lui les enfants et les jeunes, de leur apprendre le nécessaire sans
avoir l’air de donner des leçons. Il avait l’art de les éduquer en leur faisant passer
le temps agréablement. Il participait à leurs jeux et leur en inventait tous les jours.
De façon plus générale, le rapport officiel de la mission, juste après sa mort, décrit l’ambiance
qui régnait parmi les missionnaires :
Malgré les difficultés croissantes… les missionnaires conservent plus que jamais
leur piété vraie, leur profonde charité, leur esprit d’apostolat, leur courage et leur
abnégation dans un ministère souvent ingrat et dangereux. La joie et le sourire
restent aussi de la partie. Notre communauté forme toujours une excellente équipe
fraternelle et unie. Dieu veuille que nos efforts soient couronnés de succès et que
les dures épreuves subies cette année soient une source féconde de futures
moissons !
Les événements du 12 mai 1968
On pourrait dire que Lucien Galan est allé à la mort par erreur ; mais la vérité est qu’il est
mort par dévouement. La deuxième fois qu’il retardait ses congés, en cette fatale année 1968,
il écrivait à sa famille : « Un de mes confrères est appelé d’urgence dans sa famille. Je lui
cède mon tour de congé et je viendrai dans quelques mois. Il faut s’entraider. Pour vous, et
pour moi, le sacrifice est immense. Faisons ce sacrifice pour la paix au Laos et dans tout le
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Sud-est asiatique. » S’entraider, cela voulait dire que Lucien irait visiter les chrétientés isolées
dont les confrères avaient la charge.
Quant aux circonstances mêmes de sa mort, elles sont bien connues, notamment grâce au
témoignage du survivant. Mgr Urkia raconte :
Un samedi matin, le Père Galan est venu me parler. Voici à peu près le dialogue
entre nous : « On m’a dit que maintenant, on peut aller dans ces villages. » – « En
es-tu sûr ? » – « Oui, j’en suis sûr. » – « Va donc voir tes catéchumènes, mais sois
de retour pour la messe de dimanche soir [17 h]. Au passage, prends avec toi deux
élèves de l’école de catéchistes de Paksong. »
Le Père Lucien Galan et la Renault 4L dans laquelle il fut tué avec Khampheuane
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Le samedi 11 mai 1968, vers 14 h 30, Lucien Galan quitte donc Paksé pour se rendre dans les
villages de Nong Mot et de Nong I-Ôï (ໜອງ ອີ ອອຢ) ; il en avait accepté la charge depuis
l’accident du Père Michel au mois de décembre précédent. Au passage à Paksong il prend
avec lui deux jeunes élèves catéchistes, Vandi, un Phuthay âgé de quinze ans, et son ami
Khampheuane (ຄ ໍາ ເພືອນ), qui a seize ans et qui est un Lavên de Nong Sim. Ces jeunes gens
se sont-ils portés volontaires ? C’est possible ; en tout cas, ils ont accepté volontiers
l’invitation qui leur était faite.
Le dimanche 12 mai le Père Galan assure la messe en deux endroits différents. Vers 9 heures
les trois missionnaires remontent dans la voiture du Père Galan, une Renault 4L, pour
retourner au Lak Sip-Ha, c’est-à-dire au Kilomètre 15 de Paksé, où le Père doit assurer une
messe dans la soirée. Tous trois sont à l’avant, Khampheuane assis à droite et Vandi au milieu.
Quittant Nong I-Ou, ils abordent la descente vers la rivière Houey Mākchăn (ຫວ
້ ຢ ໝາກຈ ັນ)
en direction de Paksong. Dix-neuf kilomètres avant Paksong, un kilomètre environ avant la
rivière, des tireurs sont embusqués derrière quelques rochers103. Sans aucune sommation, on
tire sur sa voiture par devant. Selon les témoins, il n’y a pas de doute qu’il s’agissait d’une
embuscade visant le missionnaire. Mais c’est Khampheuane qui est atteint : une blessure
mortelle à la tête.
Voyant son jeune compagnon mourant, le Père arrête la voiture et descend pour lui donner
l’absolution. Alors une deuxième rafale est tirée, atteignant le Père au bras et au côté. Il dit à
Vandi : « Allez, mon fils, prions ensemble ! » De toute ses forces, Vandi essaie de prier
l’Esprit saint ; mais de nouveaux coups de feu éclatent, et cette fois Vandi est touché au genou
et au visage.
Au même instant les adversaires surgissent. Dans son agonie, le Père crie de douleur. Ils le
prennent par la nuque, le mettent à terre et le traînent un peu plus loin, puis l’achèvent d’un
coup de poignard au cœur. Khampheuane était mort le premier. Vandi sauva sa vie en faisant
le mort ; par une chance extraordinaire, ses blessures n’étaient pas mortelles. Boiteux, borgne,
une oreille arrachée, il est sauvé par les soldats en poste au Kilomètre 17 de Paksong ; il est
transporté en voiture puis par hélicoptère à l’hôpital de Paksong. Il restera comme témoin
vivant du courage apostolique de ces trois missionnaires.
Les corps de Lucien Galan et de son jeune compagnon furent récupérés avec beaucoup de
difficultés : le convoi fut attaqué, laissant encore sur le terrain un mort et plusieurs blessés.
Les funérailles de Lucien Galan furent célébrées le mercredi 15 mai, à 7 h 30, à la cathédrale
de Paksé. Mgr Étienne Loosdregt et le Père Pierre Chevroulet, supérieur provincial des Oblats,
étaient venus de Vientiane. Les missionnaires de Thakhek et les autorités civiles et militaires
de la Province étaient tous là, aux premiers rangs d’une foule exceptionnellement nombreuse.
Motifs de la mort d’un missionnaire et d’un catéchiste
Le rapport d’autopsie a constaté les nombreuses blessures, dont plusieurs mortelles, infligées
au Père Lucien Galan : dans le dos, dans la région du cœur, à la mâchoire inférieure, à la main
gauche, à la cuisse droite. Il n’y a donc aucun doute qu’il était directement visé : c’est bien lui
que l’on avait voulu tuer. Le Père Pierre Chevroulet, o.m.i., note en historien :
103
En quittant Paksong, on continue tout droit vers l’est en laissant à gauche la route de Saravan. Le lieu de
l’attentat est à 16,8 km au-delà de la bifurcation.
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L’attaque a lieu un samedi104, est-ce un hasard ? … Il ne peut faire de doute que
ceux qui en voulaient au Père Lucien Galan… savaient fort bien que le samedi
était le jour où on pouvait le cueillir sur la route. Il était en chemin pour la
célébration dominicale avec les chrétiens dont ils avaient la charge.
Dans le cas présent, l’embuscade avait probablement été tendue, non par des militaires, mais
plutôt par des gens des villages qui avaient fait l’option de la guérilla. On a accusé les
Vietnamiens, mais Vandi a entendu parler le dialecte de la région.
Les motifs sont multiples :
– Selon les témoins qui étaient alors présents dans cette région, ces gens ont certainement
agi contre les Falangs, terme de mépris dont ils désignaient les Français. Pour eux, les
chrétiens étaient ceux qui adoptent la « religion des Français ». Étant eux-mêmes
animistes, ils détestaient en particulier les Pères, dont ils redoutaient le pouvoir sur les phi,
c’est-à-dire les esprits et les génies. De toute façon, leur encadrement avait une formation
idéologique antireligieuse ni n’acceptait pas de compromis.
– Plus largement, la guérilla considérait la zone où le Père pénétrait comme son territoire
propre, où il ne devait aller à aucun prix. En outre, les Vietnamiens usagers de la piste Hồ
Chí Minh, juste à l’est de Paksong, ne voulaient pas de témoins étrangers pour leurs allées
et venues et donnaient des ordres en conséquences à leurs alliés. Pour eux tous, la mort du
missionnaire faisait partie de la guerre psychologique : en frappant à la tête, en éliminant
le chef spirituel, on a voulu châtier les villages qui le recevaient et y semer la terreur.
Toutes ces motivations étaient certes bien mêlées. Mgr Pierre Bach précise toutefois :
Je suis certain que le Père Galan se tenait totalement à l’écart des questions
militaires ou politiques. Ceux qui l’ont tué n’ont peut-être pas agi directement en
haine de la foi ; mais ils ont certainement agi en haine de la présence de l’Église
catholique au Laos.
Concernant l’attitude du Père Galan devant la mort, le même témoin poursuit :
Je suis certain que… le Père Galan a donné des signes qu’il acceptait la mort
librement, à cause de sa foi ; il l’a fait tout simplement. Tous [les missionnaires
tués au Laos] ont montré qu’ils avaient choisi de suivre le Christ, de servir le
peuple de Dieu, quoi qu’il arrive. Ils sont morts courageusement, héroïquement,
pour être fidèles à cette option fondamentale de leur vie.
Le sens caché d’une vie donnée
Quel est le sens de la destinée du Père Lucien Galan aux yeux de la foi chrétienne ? Un
témoin laotien, qui a fréquenté le Père Galan la dernière année de sa vie, n’a pas de doute làdessus :
Je pense… que le Père Galan est un vrai martyr. En général, les chrétiens de chez
nous considèrent que les prêtres qui sont morts de mort violente au Laos sont des
martyrs, le Père Galan comme les autres. Ils étaient courageux ; ils sont restés
avec nous quand il aurait été facile de partir. Ils savaient qu’ils étaient en danger
mais ont fait le choix de rester… Je souhaite vraiment qu’on puisse le prier un
jour.
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En fait l’attaque eut lieu le dimanche, mais le raisonnement du Père Chevroulet tient.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Mgr Pierre Bach, ami de Lucien Galan, partage ces convictions :
Je suis intimement convaincu que les Pères Denis, Tenaud et Galan sont des
martyrs, c’est-à-dire des hommes, des prêtres et des missionnaires héroïques qui
ont offert leur vie courageusement pour leur foi, et qui ont vraiment suivi le Christ
jusque dans la mort. Je suis certain aussi que ceux qui les ont connus et ont
entendu parler d’eux partagent cette même conviction. Cette réputation de martyre
a commencé dès le moment de leur mort et ne s’est jamais démentie…
Oui, il m’arrive souvent de m’inspirer de l’exemple de ces « martyrs » du Laos…
en toute simplicité, pour toute leur vie. Pour ce qui me concerne, mon modèle
c’est surtout le Père Galan. Nous étions restés huit ans en mission ensemble dans
le même coin et je l’aimais beaucoup.
Je suis convaincu que leur exemple inspire le courage d’autres chrétiens. Cela est
vrai notamment à Paksé pour le Père Galan… J’ai vu que les gens continuent à
aller prier sur sa tombe.
Laissons le dernier mot à Mgr Urkia, son évêque :
Pour moi, le Père Galan est vraiment un martyr : un véritable martyr du dévouement pastoral. C’est l’amour de ses catéchumènes qui l’a amené à exposer sa vie ;
il a accepté de la sacrifier pour eux… Sa mort nous a consternés. Il laisse un grand
vide dans notre petite communauté missionnaire. Une fois de plus, notre jeune
mission de Paksé est cruellement éprouvée. Mais ces épreuves ne sont-elles pas la
marque d’un amour spécial de Dieu pour nous, et une promesse de fécondité
apostolique ?
Sources pour la biographie du Père Lucien Galan
Sources inédites :
Déclarations de témoins directs (de visu)
–
Mgr Jean-Pierre Urkia, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Paksé, Montbeton (France).
–
Mgr Pierre Bach, m.e.p., Vicaire apostolique émérite de Savannakhet (Laos), Bangkok
–
Mgr Louis-Marie Ling Mankhanékhoun, v.d., Vicaire apostolique de Paksé, Laos.
–
Père Gérard Deltort, évêché de Rodez, France
–
Père Marius Boutary, Rodez, France
–
Père Laurent Pradalier, Rodez, France
–
Père Marcel Vignalet, m.e.p.
–
Père Jean Hanique, o.m.i. (+).
–
M. Saph Phommarath, Vientiane, Laos.
–
M. Pierre-Nhunh Thepkaisone, Lille, France.
–
M. Phomma Toukhamdi, Paksé, Laos
Documents
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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Aux archives de la Postulation :
–
Trois lettres de Lucien Galan à des correspondants en France, 1951-1962
–
Pierre Chevroulet, o.m.i., « Étude sur la persécution au Laos (1954-1975) ».
Aux Archives des Missions Étrangères de Paris :
–
Registre des agrégés et partants des M.E.P., n° 3846.
–
Fiche individuelle de Lucien Galan.
–
Compte-Rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1960, pp. 61-62 .
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1962, pp. 72-73.
–
Compte-rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1963, pp. 82-83.
–
Compte-Rendu de la Société des Missions Étrangères de Paris, année 1968, p. 166.
Sources publiées :
Archives M.E.P., sur l’Internet (http://archivesmep.mepasie.org/ )
–
Notice biographique du P. Lucien Galan, n° 3846.
Articles et ouvrage
–
Gaston Alary, Témoins au prix de leur vie, dix prêtres aveyronnais tombés en mission sous la violence,
Rodez, Église en Rouergue (n° spécial hors-série), 1986, 169 p. : pp. 123-136.
–
Lucien Galan, « Ce serpent exagérait », art. dans Bulletin de la Société des Missions Étrangères de
ème
Paris, 2
Série, n° 27, sept. 1950, p. 528-529.
–
Sept textes dans L’Écho de la Vallée (Espalion), parus en mars 1949, janvier 1950, avril-mai 1951,
janvier 1952, avril-mai 1952, mai-juin 1953, et novembre 1953.
–
Trois textes dans Terre chrétienne : Bulletin paroissial de Golinhac, parus les 8 avril 1952, 9 juillet 1952,
et 10 juin 1953.
–
Un texte dans Entre Nous : Bulletin paroissial Golinhac, Campuac, St-Félix et Lunel, paru en février
1961.
–
« Thakkek », BMEP 34, 1961, p. 680-685.
–
« Chronique MEP » : « Kammouane (Thakhek) », Épiphanie (BMEP) 1962, p. 290-294 et 799-803.
–
Trois textes dans Chez Nous : Bulletin paroissial Golinhac, Campuac, St-Félix et Lunel, parus en juillet
1963, juillet 1964, et janvier 1967.
–
« Chronique MEP » : « Khammouane, octobre 1963 », Épiphanie (BMEP), 1964, p. 127-130.
–
Abbé Bousquet, « Aimer et sauver les âmes : ça coûte très cher », Chez Nous : Bulletin paroissial
Golinhac, Campuac, St-Félix et Lunel, juin 1968, p. 2.
–
Jean-Pierre Urkia, « Paksé, mort du P. Galan », Échos de la Rue du Bac, 1968, pp. 296-299.
–
« Encore deux missionnaires M.E.P. tués dans le Sud-Est asiatique », Peuples du Monde n° 13, août
1968, p. IV.
–
« Le Père Lucien Galan, 1921-1968, Missionnaire en Chine et au Laos », Mémorial 1961/1969, Paris,
Missions Étrangères de Paris, 1969, p. 116-117.
Martyrs du Laos – Le protomartyr Joseph Tiên, les Missionnaires de Paris et leurs compagnons laotiens, Notes biographiques
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