La Bruyère dans la Silicon Valley
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La Bruyère dans la Silicon Valley
LES LIVRES ET LES IDÉES The New New Thing : A Silicon Valley Story Par Michael Lewis La Bruyère dans la Silicon Valley MICHEL VILLETTE * Michael Lewis n’est pas Saint-Simon mais il s’approche parfois de La Bruyère lorsqu’il révèle le caractère de ces nouveaux barbares de la Silicon Valley, prêts à tout pour être les plus riches et lancer les nouveautés les plus radicales. les conseils de l’instructeur ou même de le laisser piloter en double commande. Jim Clark veut apprendre à piloter un hélicoptère comme on découvre un nouveau logiciel, par essai et erreur. La différence entre monde réel et jeu vidéo semble abolie. L Le chapitre se termine par un crash. Ce n’est pas l’hélicoptère de Jim Clark qui s’écrase au milieu d’un bosquet, mais le jet privé d’un autre riche habitant de la Silicon Valley. Notre héros tourne en rond avec sa nouvelle machine autour de l’accident en essayant tous les boutons du tableau de bord. Il ne s’intéresse pas au sort des occupants de l’avion écrasé ni à leur sauvetage. Ce n’est pas son problème. Il laisse cet aspect trop humain des choses à l’instructeur, fidèle aux règles et usages de la navigation aérienne. a fascination pour la technique, la création ex-nihilo d’entreprises et l’accumulation rapide de fortunes colossales sont au centre du livre1 de Michael Lewis et de la vie de son héros, Jim Clark, propriétaire d’une fortune qui dépasse le milliard de dollars et fondateur de Silicon Graphics, de Netscape, de Healtheon. LA DÉMESURE P remier chapitre. Nous sommes à Amsterdam où un milliardaire américain, Jim Clark, s’est fait construire un voilier baptisé « Hyperion ». Le mat le plus haut jamais construit, la grand-voile la plus grande jamais taillée et une informatisation supposée permettre à un homme seul de piloter l’im- mense bateau comme on pilote un jouet. Le milliardaire vient prendre livraison de sa machine. Le directeur du chantier, l’architecte et le skipper professionnel savent que le bateau ne va pas fonctionner comme prévu. Cependant, notre cyber-héros n’accorde aucun crédit à ces hommes d’expérience. Alors que la météo s’annonce rude en mer du Nord, il appuie sur le bouton qui hisse la grand-voile, envoie toute la toile, et le mât s’écroule dans un grand fracas. LA PASSION DES NOUVELLES MACHINES S econd chapitre. Nous survolons la Silicon Valley à bord d’un hélicoptère. Le pilote est Jim Clark qui refuse absolument d’écouter Fascination pour la technique, passion pour les machines, absence d’intérêt pour les humains, démesure, arrogance, rejet de toutes les vieilles croyances et préjugés des 1 Michael Lewis, The New New Thing : A Silicon Valley Story, Norton, 2000, 268 pages. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 * Maître de conférence à l’Ecole Nationale Supérieure des Industries Agricoles et Alimentaires (ENSIA). 119 LES LIVRES ET LES IDÉES humains soi-disant expérimentés, confusion ludique et risquée entre le virtuel et le réel, le second devant être réduit au premier par la vertu des ingénieurs et des dollars : voilà quelques éléments essentiels du portrait. Il faut y ajouter, comme le suggère le titre de l’ouvrage, un goût immodéré pour la nouveauté. « Les autres personnes vieillissent, il reste toujours neuf. Son psychisme est un spectacle de magie permanent ; même si un lieu lui est familier, il se comporte comme s’il arrivait pour la première fois ». 2 Alfred D. Chandler, The Visible Hand, trad. fr. : La main invisible des managers, Economica, Paris, 1988. Quant à la traduction du livre de Whyte, parue chez Plon, elle est maintenant épuisée (n.d.l.r.). 3 Trad. fr. : De Pepsi à Apple, Paris, Grasset, 1988. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 120 Lorsqu’il essaie de l’interviewer, Michael Lewis découvre avec surprise le complet désintérêt de Jim pour les choses du passé. Même la flatterie échoue à lui délier la langue, car il ne songe qu’au futur immédiat des prochains projets dans lesquels il va se lancer « comme on se jette dans un tunnel obscur ». Cette obsession du futur immédiat est fonctionnelle nous dit Michael Lewis, car « changement est un autre mot pour richesse et richesse est un autre mot pour argent ». Ainsi, sous couvert de psychologie, l’auteur illlustre la théorie économique de la croissance défendue par Paul Romer et Robert Lucas : « la richesse est un produit de l’imagination humaine. Croissance n’est qu’un autre mot pour changement. L’économie est une cuisine bien garnie de toutes sortes de victuailles et d’instruments accessibles à tous mais seuls quelques-uns sont capables de combiner ces ressources disponibles pour composer de bons plats. Ceux qui sont capables d’inventer des recettes entièrement nouvelles pour combiner ces ingrédients et flatter notre palais, de façon à la fois délicieuse et inédite, sont encore plus rares : ce sont les vrais créateurs de richesse. Les recettes qu’ils inventent sont la richesse : électricité, transistor, microprocesseur, ordinateur personnel, internet... ». L’INDOCILITÉ ET LE GÉNIE DES MATHÉMATIQUES J im Clark est né dans une famille pauvre d’une petite ville « où la nouveauté ne pouvait venir que d’ailleurs ». Renvoyé du collège, engagé par l’armée et affecté dans une unité disciplinaire, Jim Clark commence très mal et apparaît d’abord comme l’insoumis qu’il restera toute sa vie. Il aura avec les managers et les financiers le même rapport conflictuel qu’il avait avec les professeurs de collège et les instructeurs militaires. Son incapacité à remplir le questionnaire d’un test psychologique des armées fait écho à son incapacité à se fondre dans un quelconque moule bureaucratique. Pauvre, indocile, asocial (il divorce souvent, déprime à l’occasion et se fait renvoyer de plusieurs emplois). Qu’est-ce, alors, qui fera de lui un des hommes les plus riches du monde ? Le génie de l’algèbre ! Jim Clark finit par se faire remarquer des militaires par ses facilités remarquables en mathématiques. A partir de là, tout va très vite. Il passe des cours du soir au département de mathématiques des meilleures universités et finit avec un PhD de Stanford, où il invente le dessin informatisé en trois dimensions : « Geometry Engine © 1979 James Clark ». C’est un pari ! Au début du chapitre quatre, Michael Lewis cite The Organization Man, publié en 1956 par William H. Whyte. La référence à ce grand classique de la sociologie nous fait comprendre par contraste tout ce qui sépare Jim Clark d’un cadre classique en costume de flanelle gris, rouage docile et conformiste des « grandes entreprises modernes » décrites par Alfred Chandler 2. Selon les critères des psychologues d’entreprise payés pour repérer les personnalités ayant « l’esprit d’équipe et le sens du consensus », James Clark est un asocial dangereux. Comment se fait-il alors que la Silicon Valley ait fait de lui un exemple à suivre ? Beau sujet de réflexion pour les professionnels de la psychologie. SILICON GRAPHICS : L’INGÉNIEUR DÉPOSSÉDÉ PAR LES FINANCIERS P remière création d’entreprise : Silicon Graphics (1982). James Clark a mis au point les prémices de son invention dans les laboratoires de Stanford. Il entraîne avec lui une bande d’ingénieurs parmi les plus brillants. Ils anticipent parfaitement un développement technique possible, prometteur, aux applications nombreuses et encore impensables pour les béotiens. Malheureusement, ils ignorent l’art et la manière de garder le contrôle d’une affaire. Obsédés par la technique, toujours à court d’argent, ils se trouvent bientôt dépossédés de l’entreprise qu’ils ont fondée par les capital-risqueurs et en particulier, par un certain Glenn Mueller... Managers contre ingénieurs et défaite des seconds. Cette histoire fait écho à la célèbre autobiographie de John Sculley3. De même que Steve Job, fondateur d’Appel fut mis a l’écart par John Sculley, venu de la côte Est pour « mettre de l’ordre », de même, Jim Clark se trouve exclu du pouvoir par un certain McCracken, manager professionnel nommé par le principal actionnaire pour « contrôler » l’innovateur jugé dangereux et qui se rebiffe. NETSCAPE : LE BLUFF ET LA FORTUNE M arginalisé au sein de Silicon Graphics à partir de 1981, Jim Clark déprime, s’intéresse à LA BRUYÈRE DANS LA SILICON VALLEY nouveau à la programmation des machines, s’entiche de bateaux à voile et se passionne pour les grosses motos. Ces expériences se terminent par un accident grave et un séjour à l’hôpital. Que peut faire un innovateur de la Silicon Valley sur un lit d’hôpital ? Il se demande « Where the trend might lead next ? » et répond en esquissant le projet de « Telecomputer », objet hybride entre le PC et la télévision destiné selon lui à équiper bientôt tous les foyers américains. Interactive, la machine est supposée fournir à la demande de la musique, des films, des jeux vidéos, des journaux électroniques, des livres, une encyclopédie et du commerce électronique... (Sun Microsystems, IBM, DEC) annoncent qu’elles travaillent sur un projet analogue. Les dirigeants de Silicon Graphics sont obligés de suivre à leur corps défendant. A partir d’octobre 1992, une équipe d’ingénieurs choisis et supervisés par Jim Clark réalise en 23 mois une véritable prouesse technique. Le Telecomputer existe, il fonctionne... Mais c’est le moment que Jim Clark choisit pour quitter définitivement Silicon Graphics. Investissant une bonne part de sa fortune personnelle, Jim Clark fonde une nouvelle société. Impératif catégorique : l’innovateur (luimême) et les ingénieurs de son équipe devront avoir la plus grosse part du gâteau, bien avant les investisseurs et les managers. Cette fois, il ne se fera pas avoir ! De même que Thomas Edison, La première idée est de créer des vers 1880 avait fait rêver toute logiciels pour le Telecomputer. Déjà, l’Amérique au « système élecles capital-risqueurs tournent autour de la jeune équipe. L’un d’eux, trique » bien avant d’en avoir déDick Kramlich, va montré la faisabilité jusqu’à mettre à la technique, persua- Comme Thomas Edison disposition de Jim dant journalistes, qui a fait rêver Clark un brillant dihommes politiques plômé de la Harvard et investisseurs par l’Amérique au Business School un véritable coup de « système électrique » pour l’assister (et bluff 4, de même, Jim bien avant d’en avoir Clark va médiatiser pour le surveiller). un projet de Telecom- démontré la faisabilité puter que les diri- technique, Jim Clark Ayant des difficultés geants de Silicon va médiatiser un à recruter des ingéGraphics n’ont à vrai nieurs de valeur, Jim dire aucune intention projet de Telecomputer Clark embauche un de développer, car ils que les dirigeants peu par hasard un cern’accordent plus de Silicon Graphics tain Marc Andreessen, aucune confiance aux qui sort de l’Univerlubies de l’homme n’avaient aucune sité d’Illinois, où il a qui a fait leur fortune. intention de développer développé un logiciel de navigation sur InCependant, plus Jim Clark parle du ternet appelé « Mosaic ».AndreesTelecomputer et plus les gens y sen ne voit aucun intérêt à faire de croient. Jim Chiddix, directeur de Mosaic une entreprise commerciala technologie chez Time Warner le et d’ailleurs, ce n’est pas ce que Cable, propose bientôt de financer lui demande Jim Clark, tout à ses le projet (complémentaire de ses propres projets mirobolants... Jusinvestissements dans les réseaux qu’au jour où celui-ci comprend, de fibres optiques). Aussitôt, les avant tout le monde semble-t-il, entreprises potentiellement que le fameux Telecomputer dont il concurrentes de Silicon Graphics est le promoteur est un monstre technologique, trop en avance sur son temps, trop cher et impossible à commercialiser en masse. Du jour au lendemain, l’entreprise qui va devenir bientôt Nestcape change d’orientation et cherche de nouveaux projets. Andreessen propose de concevoir un logiciel de navigation sur Internet plus avancé que celui qu’il avait luimême développé à l’Université d’Illinois. A cette époque, 25 millions de personnes utilisent déjà Internet, et leur nombre double chaque année. Jim Clark et son équipe s’aperçoivent alors que le produit grand public miracle qu’ils s’efforçaient de découvrir et dans lequel Time Warner et d’autres grandes entreprises ont déjà englouti des millions existe déjà et qu’ils ne le voyaient pas : Internet. Bientôt, les capital-risqueurs de la Silicon Valley se présentent pour apporter des financements à la jeune entreprise. Clark pose ses conditions : l’investisseur devra payer les actions trois fois plus cher que ce qu’il les a payées lui-même. C’est sans précédent. Kramlich refuse. Doerr accepte. Quant à Mueller, l’homme qui avait déjà frustré Jim Clark de la propriété de Silicon Graphics, il n’a pas voix au chapitre. Je ne vais pas raconter tout le livre, car il faut laisser le lecteur découvrir la suite des aventures..., mais je dois signaler pour finir comment l’ingénieur de talent est devenu un homme d’affaires de génie. Avant Jim Clark, il était d’usage dans la Silicon Valley d’introduire une entreprise en bourse après qu’elle a eu réalisé au moins quatre trimestres de bénéfices. Contre l’avis de tous, Jim Clark, qui est pressé de construire Hyperion (son voilier informatisé), introduit une innovation radicale dans le monde des affaires : lancer l’initial public offering (IPO) d’une entreprise qui n’a encore jamais réalisé que des pertes. 4 T.P. Hughes, Networks of Power, Electrification in Western Societies. 1890-1930, Baltimore, John Hopkins University Press, 1983. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 121 LES LIVRES ET LES IDÉES Contre les prédictions des consiste le jeu de la « nouvelle éco« hommes d’expérience », cette nomie ». Il n’est plus question de initiative est un énorme succès. Le capter une rente de situation, mais premier jour d’introduction en de construire la promesse crédible bourse, l’action passe de 12 dollars de gains futurs mirobolants et de à 48. Au bout de trois mois, elle vendre cette promesse avant tout en vaut 140. Jim Clark a lancé une début de concrétisation, au momode qui va déboucher sur la ment où aucune sanction de la folie spéculative de la réalité ne vient enfin des années 1990. En introduisant en core la démentir. On Désormais, et pen- bourse une entreprise comprend alors le dant quelques années titre de l’ouvrage : qui n’a jamais réalisé au moins, des « The New New e n t re p r i s e s s a n s que des pertes, Jim Thing » car on voit passé auront d’autant Clark lance une mode bien qu’à ce jeu, seuls plus de valeur qu’on les premiers à créer qui va déboucher disposera de moins l’illusion font forde références pour les sur la folie spéculative tune. L’évolution des juger. Leur valeur vir- des années 1990 : des cours boursiers de la tuelle sera maximum Net-Economie, entreprises sans passé lorsqu’aucun principe e n t re n o ve m b re de réalité ne viendra vont avoir d’autant 1999 et octobre encore limiter leurs plus de valeur qu’on 2000, montre bien ce potentialités. qui arrive aux suidisposera de moins veurs, lorsqu’ils sont A peu près au même de références pour mis en demeure de moment, l’action de les juger payer cash l’illusion S i l i c o n G r ap h i c s venue à échéance. passe de 44 dollars à moins de 8. McCracken, le manager honni, est Qu’est-ce qui est nouveau dans obligé de démissionner. Le capitalla nouvelle économie ? Certainerisqueur spoliateur, l’homme qui a ment pas l’ambition démesurée retiré sa confiance à Jim Clark, se de quelques-uns. Certainement suicide d’une balle dans la tête. pas l’art et la manière de vendre des promesses sans avoir à les tenir. Certainement pas l’engoueLES QUESTIONS DERRIÈRE ment des foules pour les entreL’ANECDOTE prises extraordinaires. John Law ans l’ancienne économie, on et sa compagnie du Mississipi, le disait : « ce que le marché fait canal de Panama… Vieilles hisle jour, les hommes d’affaires le détoires. Certainement pas non plus font la nuit ». Entendez par là que la force de conviction que confère chacun cherchait à échapper aux momentanément aux ingénieurs rigueurs de la concurrence en capla maîtrise d’un savoir technique tant les rentes de situation qu’offre encore peu répandu. On a vu la l’imperfection des marchés. même fièvre entrepreneuriale à la naissance des chemins de fer, de A lire Michael Lewis, on a le sentil’électricité, de l’automobile, de ment de comprendre en quoi l’aviation... D Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 122 « Nouveauté » doit donc s’entendre ici par référence au passé immédiat. C’est par référence au discours managerial convenu des années 1960 à 1990 que la Silicon Valley surprend. Ce sont les middle managers vieillissant des grandes entreprises « sérieuses » qu’elle déroute. C’est par contraste avec les discours moralisateurs des patrons à la retraite, des professeurs d’économie bien pensants et des représentants officiels du patronat (toujours en mal d’une présentation de l’économie socialement acceptable) que les faits et gestes de Jim Clark peuvent choquer. Les praticiens des affaires n’y verront qu’un cas limite, un enchaînement de manœuvres habiles d’un joueur d’échec hors classe, dans une conjoncture particulièrement favorable aux manœuvres les plus offensives. Héroïsation abusive ? Conte de fée ? Oui et non. Michael Lewis a travaillé dans une banque d’investissement avant de devenir un auteur à succès. Il navigue entre vision réaliste et fiction, se maintenant dans une ambiguïté qui lui permet de dire ce qu’un style plus académique n’autoriserait pas. On est encore loin d’une explication claire du phénomène « Silicon Valley », les sources documentaires sont partielles et partiales, l’auteur surestime sans doute la contribution de son héros. Il faudrait peut-être s’intéresser plus aux venture capitalistes et moins aux entrepreneursinnovateurs qu’ils mettent en avant comme pour mieux se cacher... Qu’importe ! La fable aide à comprendre l’esprit qui rôde dans la Silicon Valley, et sa légèreté d’écriture convient à son objet, puisque l’illusion ne crée de valeur que si elle est « fun ». l