les orphelins De l`exoDe rural

Transcription

les orphelins De l`exoDe rural
Bertrand Hervieu
Les orphelins de l’exode rural
Bertrand Hervieu
Pendant un siècle, la France a tenu un discours
de lamentation sur l’exode rural. Aujourd’hui,
les campagnes se repeuplent et le doute s’installe. Que sont ces nouvelles campagnes au sein
desquelles la résidence l’emporte souvent sur
la production ? Cette question a-t-elle un sens
au niveau du monde ? Dans nombre de pays,
les populations rurales ne sont-elles pas au
contraire assignées – sur place – à vivre des pauvretés radicales ?
Replaçant la situation française dans le cadre
mondial des agricultures, ce livre s’appuie sur des
pratiques de recherche et des positions de responsabilité pour nous proposer une « machine à
faire penser » l’évolution agricole. Un essai stimulant sur une question essentielle de notre avenir.
Bertrand Hervieu
éditions de l’aube
Diffusion Seuil
13 €
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Conception graphique : Jean Collet.
B
ertrand Hervieu est secrétaire général du
Ciheam (Centre international de hautes ­études
agronomiques méditerranéennes) et ancien prési­
dent de l’INRA. Il est notamment l’auteur de
Champs du futur, Du droit des peuples à se nourrir
eux-mêmes et, avec Jean Viard, de L’Archipel paysan et Au bonheur des cam­pagnes.
Les orphelins de l’exode rural
les orphelins
De l’exode rural
Essai sur l’agriculture
et les campagnes du xxie siècle
Les orphelins de l’exode rural
La collection Aube Nord
est dirigée par Jean Viard
Bertrand Hervieu
Série Rencontres du nouveau siècle
Dans la même série :
François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme, 2001
Jacques Attali, Peut-on encore choisir son avenir ?, 2001
Georges Balandier, Civilisations et puissance, 2004
Roger Brunet, Le développement des territoires : formes, lois,
aménagement, 2004
Hubert Curien, Science et progrès : audace et précaution, 2001
Marcel Gauchet, Penser la société des médias, 2007
Thierry Gaudin, Préliminaires à une prospective du
capitalisme, 2003
Petr Janyška, L’Europe retrouvée. Entre Prague, Paris et
Bruxelles, 2004
Hervé Le Bras, L’adieu aux masses, 2002
Riccardo Petrella, L’eau, bien commun public, 2004
Daryush Shayegan, Au-delà du miroir. Diversité des cultures
et unité des valeurs, 2002
François de Singly, L’individualisme est un humanisme, 2005
Jean Viard, Être soi, mais ensemble. L’individu et la
mondialisation (fragments), 2002
Jérôme Vignon, L’Europe, un sujet politique en voie
d’identification, 2003
Pierre Veltz, L’avenir de nos emplois entre mondialisation et
territoires, 2007
Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2003
Marc Wiel, Ville et mobilité : un couple infernal ?, 2004
Les orphelins de l’exode rural
Essai sur l’agriculture et les campagnes
du xxie siècle
© Éditions de l’Aube, 2008
www.aube.lu
ISBN 978-2-7526-0403-3
éditions de l’aube
Ouvrage publié avec le concours
de la région Nord-Pas-de-Calais
Du même auteur :
Anciens paysans, nouveaux ouvriers (avec Nicole Eizner),
L’Harmattan, 1979
Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou
­nouveaux moines (avec Danièle Léger), Centurion, 1983
Les agriculteurs et la politique (dir. Pierre Coulomb, Hélène
Delorme, Bertrand Hervieu, Marcel Jollivet, Philippe
Lacombe), Presses de la Fondation nationale des
­sciences politiques, 1990
Les agriculteurs français aux urnes (études rassemblées par
Bertrand Hervieu), L’Harmattan, 1992
L’aménagement de l’espace rural (dir.), ENA, promotion Léon
Gambetta (1991-1993), 2 tomes, La Documentation
française, 1993
Les syndicats agricoles en Europe (dir. Bertrand Hervieu,
Rose-Marie Lagrave), L’Harmattan, 1993
Les champs du futur, éditions François Bourin, 1993 ;
Julliard, 1994
Les agriculteurs, PUF, Que sais-je ?, 1996
Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, Flammarion, 1996
L’archipel paysan. La fin de la République agricole (avec Jean
Viard), l’Aube, 2001
Au bonheur des campagnes (avec Jean Viard), l’Aube, 1996 ; 2001
Le retour à la nature. « Au fond de la forêt… l’État » (avec
Danièle Léger), Seuil, 1979 ; l’Aube poche, 2005
À table ! Peut-on encore bien manger ? (dir. Pascal Delannoy,
Bertrand Hervieu), l’Aube, 2003
Avant-propos
Pendant plus d’un siècle, la France a nourri un
discours de lamentation sur l’exode rural et ses
néfastes conséquences, à savoir l’affaiblissement
du pays et de ses grandes institutions : l’armée,
l’église catholique, la famille. Au moment où la
tendance démographique se retourne, faisant des
communes rurales des lieux où se rencontrent les
plus forts taux de croissance démographique, au
moment où il convient d’oublier la thématique
ressassée de la désertification des campagnes,
le doute s’installe : que sont donc ces nouvelles
campagnes au sein desquelles la résidence semble
l’emporter sur la production ? Que signifie cette
mobilité quotidienne, hebdomadaire, annuelle,
décennale… ? Comment penser et organiser ces
populations plus nomades que rurales ?
Ce bouleversement des campagnes, inattendu
et pourtant appelé durant de longues années, est
d’autant plus difficile à assimiler que, durant un
siècle, les campagnes et leurs paysans ont fait l’objet d’une surenchère politique et symbolique tant
de la part des catholiques que des républicains. À
cet égard, ce retournement signe la fin des campagnes comme lieu premier de l’affirmation d’une
identité française, dans un contexte nouveau de
fragilité des identités collectives, de difficulté de
la construction européenne et de globalisation des
échanges.
Représentant encore la moitié de l’humanité
au commencement du xxie siècle, les populations agricoles et rurales pourraient apparaître à
l’échelle du monde comme un immense réservoir
d’exode voué à venir grossir les sillons littoraux,
urbains et mobiles de notre nouvelle géographie.
Il faut pourtant se demander si elles ne sont pas au
contraire assignées – sur place – à vivre des pauvretés radicales, faisant d’elles des exilés de l’intérieur
à la recherche de sociétés locales défaites, et des
oubliés de la mondialisation. Comme si ce siècle
n’était pas le leur, comme si le monde n’avait pas
besoin d’eux.
Cet ouvrage, volontairement fragmentaire, propose quatre étapes d’un regard et d’une réflexion
sur la difficile recomposition d’une pensée sur
les espaces ruraux et les agriculteurs. Il présente
d’abord le retournement de tendance faisant passer la France d’une situation d’exode rural à celle
d’un exode urbain. Il met ensuite en perspective ce
chambardement face aux grands repères de l’imaginaire agricole français. Ceci pour permettre de
comprendre le traumatisme que peuvent ressentir
les acteurs de « cette pièce » et pour explorer les
impossibilités à nommer et à voir la diversité des
situations nouvelles qu’engendre cette dynamique.
Cet essai cherche enfin à replacer cet épisode
français dans le cadre plus vaste de la globalisation
des agricultures du monde pour focaliser au final
le propos sur une approche méditerranéenne du
phénomène.
Fruit de longues années d’observation des
évolu­tions agricoles et rurales, cet essai est nourri
d’un travail mené en équipe et en réseau. Liant
­pratiques de recherche et positions de responsabilité, il a été organisé comme une « machine à faire
penser ».
Texte I
Agricole ou résidentiel,
quel avenir pour les campagnes ? *
L’ouvrage réunit quatre textes :
– le premier est issu de la conférence prononcée à Lille
le 30 mars 2006 sur l’avenir agricole et résidentiel des
­campagnes ;
– le deuxième, écrit avec François Purseigle, a été publié
dans le Déméter 2007 ; il vise à explorer la construction des
images et des imaginaires agricoles ;
– le troisième est issu conjointement de la conférence
prononcée le 8 janvier 2007 lors de la 10e rencontre du
Forum de l’agriculture raisonnée (FARRE) et d’un article
publié dans la revue Pour (n° 194, juin 2007) portant sur
la dimension mondiale de la question agricole et alimentaire ;
– le quatrième, rédigé avec Sébastien Abis, rend compte
des dynamiques agricoles à l’œuvre en Méditerranée ; il a
été publié dans la revue Confluences.
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* Conférence prononcée à Lille le 30 mars 2006 dans le
cadre des Rencontres du nouveau siècle.
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Je propose ici de réfléchir sur la question de
l’avenir des campagnes françaises en général, euro­
péennes plus largement, en posant la question :
résidentiel ou agricole, quel est cet avenir ? Tout
d’abord, il s’agit d’analyser les raisons pour les­
quelles on peut, aujourd’hui, se poser cette question en ces termes, question que l’on ne se serait
pas posée il y a encore une quinzaine d’années.
Ensuite, j’essaierai d’approfondir le caractère véritablement neuf de ce phénomène. Enfin, je me
proposerai de faire un retour sur l’histoire longue,
pour comprendre la signification de ce bouleversement, si bouleversement il y a, avant de revenir
de façon plus approfondie sur la question agricole
elle-même.
La question agricole ou résidentielle
Cette interrogation a surgi ici et là, aussi bien
dans les milieux politiques que dans les milieux
scientifiques ou de gestion des collectivités, à l’examen des derniers recensements. En y ­regardant de
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près, on s’est aperçu que dans la dernière décennie
du xxe siècle, et à plus forte raison en ce début de
xxie siècle, il y avait effectivement un retournement de tendance qui, même si certains l’avaient
appelé de leurs vœux, n’avait pas réellement été
prévu. On a ainsi pu constater que c’était, paradoxalement, dans les communes ­ rurales – les
­communes de moins de 2 000 habitants agglomérés, pour reprendre une vieille définition qui
n’a plus cours – que l’on enregistrait, depuis une
quinzaine d’années, les plus forts taux de croissance démographique. Cela constituait bien une
nouveauté et, comme cela perdure maintenant
depuis plus d’une décennie, il ne s’agissait pas d’un
feu de paille. Nous n’avons pas affaire à quelque
chose de superficiel, nous sommes bien dans un
mouvement très profond.
On s’aperçoit que les plus forts taux de croissance démographique enregistrés par la France
sur les quinze dernières années ont été enregistrés
– pour presque deux tiers – par ces communes
rurales. Cet espace rural, que l’on regardait comme
l’espace de l’agriculture, d’un habitat dispersé,
de villages, de l’exode rural, etc., est en train de
se remanier très profondément pour dessiner
aujourd’hui, en ce début de xxie siècle, quatre
grands types d’espaces ruraux. Je pourrais dire
­ uatre grands types de campagnes qui ­rassemblent,
q
à elles quatre, treize millions d’habitants, soit 23 %
de la population française.
Une première dynamique, bien connue, est la
péri­urbanisation très accélérée à la couronne des
grandes métropoles. Il y a bien sûr Paris, mais
aussi des métropoles régionales, sur les zones litto­
rales et sur certaines zones frontalières. C’est sur
cette périurbanisation que l’on enregistre les taux
de croissance les plus élevés du fait d’une importante migration dans ces espaces, d’un rajeunissement très net de la population – c’est dans ces
espaces que l’on trouve les populations les plus
jeunes – pour des raisons d’abord et avant tout
résidentielles. Dans ces espaces périurbains, il est
évident que non seulement la population agricole
mais aussi les populations rurales de souche sont
devenues extrêmement minoritaires. Ces villages
périurbains, qui sont d’ailleurs absorbés dans des
communautés de communes, des communautés
d’agglomération, etc., sont complètement précipités dans des problématiques d’aménagement,
d’équipement et d’urbanisation qui échappent très
largement maintenant aux populations d’origine.
Le deuxième type d’espace rural, qui a à voir avec
cette périurbanisation, mais qui appartient à un
phénomène beaucoup plus large, est constitué par
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une urbanisation des campagnes à la très grande
périphérie. Dans le Bassin parisien, il concerne des
zones situées de 150 à 200 kilomètres autour de
Paris. Pour les métropoles régionales, il concerne
leurs périphéries placées de 50 à 60 kilomètres
de celles-ci. Ce sont des communes rurales qui
voient arriver des populations migrantes en très
grand nombre. Ce sont souvent des populations
elles aussi jeunes, qui viennent parce que l’accès à
l’habitat y est un peu moins difficile. Dans cette
urbanisation rurale, apparaissent des tensions très
fortes et des conflits d’usages de l’espace, sur les
modes d’appréhension de la gestion et de la vie
locale, qui sont relativement tendus. Mais le rapport de forces s’établit nettement maintenant en
faveur des populations nouvellement arrivées. Ce
qui fait que les populations qui étaient là pour certaines depuis plusieurs générations, d’autres tout
simplement depuis quelques décennies, éprouvent
un sentiment de désappropriation de leur propre
espace par ces mouvements migratoires et ces
mouvements de construction et d’expansion. Avec
d’ailleurs des sentiments paradoxaux parce que ces
mêmes communes ont vécu, pendant trente ou
quarante ans, la perte de population comme une
maladie honteuse. Elles ont elles-mêmes appelé à
l’installation des nouvelles populations en créant
des équipements, en favorisant l’implantation de
nouveaux lotissements et de nouveaux quartiers.
Mais au moment où le rapport de forces s’inverse,
il y a parfois quelque nostalgie ou quelque regret.
Un troisième espace rural se dessine, qui n’est
plus sous attraction urbaine, mais qui, pour autant,
croît en gardant, pour le coup, des rapports de
forces à peu près à égalité entre des populations
mobiles, migrantes et résidentielles, et des populations de souche. Ce qui caractérise cette croissance, c’est qu’elle porte non pas sur des petits
villages ou de façon dispersée mais sur l’ensemble
du territoire national, notamment autour de ce que
l’on appelle des « bourgs centres », c’est-à-dire des
gros chefs-lieux de cantons, des sous-­préfectures
et, à plus forte raison, des petites préfectures, qui
voient leur population augmenter. Il s’agit d’un
double mouvement, des populations rurales ellesmêmes qui se ­déplacent vers ces centres pour des
raisons d’habitat, d’éducation des enfants, d’équipement, et cette dynamique rayonne tout alentour
en couronnes successives. Donc, une attraction à
caractère urbain, mais qui se passe dans un tissu
rural.
Enfin, un quatrième espace n’a pas connu de
crois­sance : il est à peu près stable, mais il a cessé
de décroître – ce qui est très important. C’est ce
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qu’on appelle la fameuse « diagonale du vide» qui
part des plaines de la Meuse et qui prend la France
en écharpe à travers le Massif central jusqu’aux
Pyrénées centrales avec quelques poches dans les
Alpes du Sud, la Bretagne centrale. Il est caractérisé par une prédominance agricole et c’est un
espace extraordinairement vieilli. Nous avons là
des populations au sein desquelles on rencontre
peu de phénomènes migratoires. Une population
qui vieillit, à l’image de l’Europe. Elle vieillit sur
place et compte deux personnes de plus de soixante
ans pour une personne de moins de vingt ans, ce
qui, avec l’allongement de la vie et le bon air, s’accroît sans cesse. C’est-à-dire que la population ne
diminue pas, ni ne rajeunit et la pyramide des âges
y est inversée.
Il ne s’agit pas d’une image passée et encore
moins d’une image du xixe siècle, où l’on n’avait
pas cette espérance de vie. Ces rapports d’âge et
ce vieillissement assez massif de ces espaces sont,
au contraire, une préfiguration de l’Europe du
xxie siècle. On comprend là que cette diagonale
est confrontée à deux problèmes massifs : d’un
côté, celui de l’agriculture, de l’autre côté, celui du
vieillissement. Ce sont deux problèmes contemporains forts, qui n’atteignent pas de la même
manière les espaces encore qualifiés de ruraux mais
qui sont pris dans des dynamiques péri­urbaines,
résidentielles et parfois quasi-­exclusivement
­résidentielles. Donc, sous ce manteau des campagnes et des ­espaces ruraux, nous avons non pas
des réalités morphologiques extraordinairement
diversifiées, mais des dynamiques sociales, des
constructions de sociétés extrêmement diverses et
qui appellent des modes de gestion, des regards et
des outils différenciés.
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Les nouveaux espaces ruraux
Ce retournement et cette diversité qui apparaissent au début de ce xxie siècle sont-ils véritablement une nouveauté ? J’affirmerai que c’en est
une pour quatre raisons qui me paraissent fortes et
convaincantes.
1) La première raison est que, pour la première
fois depuis cent quarante ans, nous constatons
dans ces espaces ruraux une croissance de la population. Pendant cent vingt ans, la France vivait un
exode rural partout, dans tous les départements et
toutes les régions ; le phénomène de l’exode a été
continu pendant plus d’un siècle. Et nous l’avons
vu se tarir, et même se retourner. Pour le dater,
il faut se référer à la période des années 18601870, décennie durant laquelle on constate les
maxima de population rurale en France. Et, dans
cette décennie, 80 % de la population française
vivait et travaillait dans des communes de moins
de 2 000 habitants agglomérés non rattachées à
des agglomérations multicommunales. C’est ainsi
que, de façon rétroactive et rétrospective, avait
été fixé ce seuil de ruralité à 2 000 habitants parce
que la France était un pays de telle dispersion de
sa population sur le territoire que, si l’on avait fait
passer le seuil à 3 000, c’est 90 % de la population
française qui aurait été réputée rurale. Ce qui
évidemment perdait un peu de sa signification.
Il s’agit donc aujourd’hui d’une vraie nouveauté,
une vraie rupture dans l’histoire démographique et
territoriale de notre pays.
2) Le deuxième phénomène qui marque cette
rupture tient au fait que, de façon définitive,
irréversible, le monde agricole et l’activité agricole
sont devenus minoritaires, et pas seulement dans la
société française. Nous l’avions constaté à la fin
des années 1970, début des années 1980, quand
la population active agricole avait passé le seuil
de moins de 10 % de la population active. Ce qui
est important aujourd’hui et qui change beaucoup
la donne dans la dynamique et la gestion de ces
­espaces, c’est que la population active agricole
représente, dans les espaces ruraux eux-mêmes,
7 % de la population active et parfois moins, dans
certains espaces. La population agricole est non
seulement minoritaire dans la société française,
mais également dans les espaces ruraux euxmêmes. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène
démographique, mais également d’un phénomène
économique, et surtout d’un phénomène culturel
et politique d’une immense importance : nous
sommes le pays de l’Europe occidentale qui a
gardé une partie de la population agricole active
la plus conséquente jusqu’à la fin du xixe siècle.
À la fin du xixe et au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, elle représentait encore 33 % de
la population active. Ce qui veut dire que, dans les
campagnes françaises au sens large, elle constituait
encore la moitié de la population active. Cela
donne la mesure de ce basculement radical, ce
changement de rapport de forces dans la construction du personnel politique, dans les projets même
de ces espaces et les bouleversements que ceci est
en train d’opérer.
3) La troisième rupture est en quelque sorte le
corollaire de la précédente : c’est le constat d’une
diversité extraordinaire des populations dans ces
­espaces ruraux. Ces espaces étaient largement
définis autour des populations agricoles, même
si cer­taines régions connaissaient un espace rural
structuré autour du monde ouvrier. Aujourd’hui,
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les populations sont beaucoup plus diversifiées :
je rappelle que 35 % des ouvriers français ­résident
dans les communes rurales, ce qui est un autre
aspect de cette fonction résidentielle des campagnes françaises. En outre, la composition démogra­
phique des campagnes est caractérisée par la
présence de la population ouvrière la plus fragile
et la moins qualifiée, ce qui est évidemment
important pour la gestion de ces populations
résidentielles. Enfin, la mobilité, l’éloignement
croissant entre le lieu de travail et le lieu d’habitat,
la multipolarité des lieux de travail au sein d’une
même famille… fragilisent encore les populations
qui sont elles-mêmes les plus vulnérables : si les
moyens de transport ne sont pas adaptés, le mode
de vie devient extrêmement coûteux, tout simplement, pour des familles dans la précarité. Nous
avons là des populations fragiles et l’on constate,
dans la déclinaison des quatre types d’espace que
j’ai indiquée, que les habitudes de solidarité locale
se sont profondément effritées : elles ne sont pas
plus prégnantes dans l’espace rural ou dans une
commune intermédiaire qu’en ville. On assiste,
dans certaines régions, à des retours vers la ville
de populations précaires parce que les processus
de soutien y sont parfois plus efficaces. L’image
idyllique concernant les campagnes qui seraient
plus solidaires que la ville n’est pas démontrée
par les enquêtes, même si les réseaux familiaux,
les réseaux de connaissance et les réseaux de vieux
voisinage assurent toujours des solidarités pour des
populations qui étaient des populations insérées.
Pour les populations complè­tement désinsérées,
les processus de solidarité ne sont pas spontanés.
4) La quatrième rupture forte, qui est l’objet de
cette contribution, est constituée par le retournement des tendances de population dans l’espace rural,
par la fonction résidentielle. Ce n’est pas le travail
qui a produit cette révolution. Cette apparition
– depuis déjà une cinquantaine d’années – du
lieu de résidence différent et éloigné du lieu du
travail se répand sur l’ensemble du territoire. Le
phénomène s’était notamment développé dans la
seconde partie du xxe siècle avec l’explosion des
banlieues, et c’est pour les fonctions résidentielles
et non pas pour les fonctions de production que les
campagnes françaises connaissent aujourd’hui une
croissance démographique.
Cela pose deux types de questions : d’une part, il
faut s’interroger sur les raisons profondes qui font
que les populations vont résider dans l’espace rural
plutôt que dans l’espace urbain et les motivations
sont diverses : des populations iront en milieu
rural parce qu’elles y trouveront un meilleur cadre
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de vie, de l’espace, des mètres carrés d’habitat, de
la nature… Bref, un certain nombre ­ d’aménités.
Il s’agit là plutôt de la catégorie des cadres supérieurs. D’autres populations, au contraire très
précaires, qui ne trouvent pas en ville l’accès à
l’habitat, trouveront là un habitat un peu moins
coûteux, simplement parce que le mètre carré est
moins cher dans des campagnes. Cette fonction
résidentielle revêt tous ces aspects.
D’autre part, cette apparition de la fonction résidentielle en milieu rural accompagne ce
qu’on pourrait appeler l’atomisation ou la multi­appartenance de nos sociétés. Cela signifie que ce
qui est en train de se passer dans les espaces ruraux
est exactement l’inverse de ce qui s’est poursuivi
pendant trois ou quatre siècles quand les espaces
ruraux étaient des espaces de très faible mobilité
où, d’ailleurs, l’objectif pouvait être de naître, vivre
et mourir dans la même commune, d’y construire
des alliances patrimoniales dans un espace très
réduit. C’était le modèle « IIIe République » qui
a très bien fonctionné, selon une unité de lieu,
une unité de temps, une unité d’action parfaites.
Une sorte de globalité. Aujourd’hui, à l’inverse,
ces espaces sont pris eux-mêmes dans une très
grande mobilité : mobilité au travail, mobilité de
l’habitat, parce que ce sont des espaces où on ne
passe pas toute sa vie, mais seulement une partie
de sa vie personnelle, de sa vie familiale. Il est
extrêmement rare que l’on y réside et que l’on y
travaille. Dans un cadre familial, par exemple,
il est bien rare que les deux conjoints travaillent
dans les mêmes communes, que les enfants soient
éduqués également dans les mêmes communes.
Les lieux de résidence, les lieux de travail, les lieux
de culture, les lieux de sports, les lieux de loisir, les
lieux de militantisme, les lieux d’engagement, bref
les lieux d’appartenance, y sont totalement éclatés.
Et les campagnes, qui étaient des lieux d’enracinement mono-dimensionnel, deviennent, comme
les ­ villes, comme les espaces intermédiaires, des
espaces de multi-appartenances.
L’éclatement opère dans les deux sens, c’està-dire que les habitants de ces espaces sont
sur des appartenances multiples et ces ­ espaces,
ces micro-sociétés, appartiennent eux-mêmes à
plusieurs autres ensembles ou sous-­ensembles.
L’intercommunalité en est une donnée, qui
agglomère des ensembles de communication, des
ensembles économiques, des ensembles culturels,
qui constituent autant de sous-ensembles. La plus
petite commune, quelle qu’elle soit, à plus forte
raison la plus intermédiaire et la plus en transformation, devient une entité territoriale juridique
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prise dans une multitude d’appartenances, de solidarités, de contraintes de choix, d’alliances, etc.
Ce ne sont plus du tout des petites « républiques »
autonomes du modèle républicain de la fin du xixe
siècle, où un emboîtement d’autonomies familiales
qui sortaient pour se regrouper faisait du conseil
municipal une sorte de conseil des familles, qui
gérait les parties communes des propriétés privées,
selon la remarque de Marcel Jollivet.
Il est donc intéressant de voir à quel point
ces campagnes françaises sont prises dans cette
mobilité géographique et la mobilité de l’agriculture elle-même l’illustre également. Lorsqu’on
examine l’agriculture, on serait tenté d’y voir un
monde moins mobile que les autres, à l’abri des
délocalisations. Or, l’agriculture elle-même est
prise dans un formidable mouvement de mobilité,
nationale comme européenne et internationale.
Par ­exemple, en ce qui concerne les dix premières
productions agricoles françaises, ce sont dix départements qui produisent autant que quarante-cinq.
Alors qu’il y a cent vingt ans, c’étaient quatrevingts départements qui produisaient un peu de
tout, partout. Et dans des écarts qui allaient seule­
ment de un à trois. Donc, il y a bien eu un processus de concentration et de regroupement des
productions en même temps qu’un processus de
spécialisation géographique de ces productions ; et
l’on voit aujourd’hui, à l’échelle du monde, de très
grands bassins qui se dessinent. Et la force de ces
bassins n’est plus seulement la valeur agronomique
des sols, mais bien, par un fort glissement continu,
les très grands équipements portuaires, les grands
équipements industriels qui assurent la mise en
marché, dans un espace qui est effectivement
mondial et globalisé, de ces ­grandes matières premières agricoles. Nous regardons aujourd’hui vers
le Brésil qui montre bien comment explose cette
puissance agricole. Imaginons ce que pourrait être
le grand marché mondial des céréales si l’Ukraine
et toute la Russie reprenaient l’activité de production céréalière… Ce sont des plaines immenses,
avec des struc­tures considé­rables, qui peuvent rassembler 1000 hectares d’un seul tenant sans aucun
problème. Les terres y sont extrêmement fertiles,
avec des débouchés, notamment sur la mer Noire,
et si la production des équipements et l’écoulement reprenaient, c’est non seulement le grand
marché méditerranéen mais aussi le marché européen et mondial qui s’en trouveraient bouleversés.
Et peut-être qu’à l’horizon de dix ans, cela s’avérera, qui peut le prédire ? Qui peut savoir quelle
sera la stabilité politique, économique de ces pays ?
Ces poten­tialités existent en tout cas, susceptibles
26
27
Le premier point de repère, c’est la très ­longue
période de croissance et de développement des
temps modernes qui s’étale de la Renaissance
jusqu’au Second Empire, jusqu’à la révolution
industrielle, jusqu’au traité de libre-échange. La
France, au cours de ces trois siècles, a fait le choix
non pas d’une concentration urbaine et manufacturière, à l’instar de ce qui s’est passé en GrandeBretagne, mais au contraire, d’une très grande
disper­sion de son activité sur le sol national. Elle
s’est dotée en ce sens de mesures et de dynamiques
­multiples, qui nous permettent de dire qu’il s’agit
là d’une culture et d’une exception : activité aussi
bien métallur­gique que textile, pour ce qui est de
l’industrie, activité agricole qui ne s’est absolument
pas concentrée pendant ces trois siècles, alors
qu’elle s’est concentrée dans d’autres pays… Ce
qui fait que la France, à la différence de la GrandeBretagne d’un côté, des pays méditerranéens ou
des pays d’Europe du Nord de l’autre, est un pays
qui, ces trois siècles durant, a « construit » une dispersion de sa population et de ses activités. C’est
pourquoi en 1860, on arrive à 80 % de la population et 80 % de l’activité répartie sur l’ensemble
du territoire. Paris a dépassé le million d’habitants
seulement au début du xixe siècle, à une époque
où la Grande-Bretagne avait déjà une quinzaine
de villes qui avaient dépassé le million d’habitants.
Et certaines en avaient déjà deux, voire deux millions et demi. Donc, la France a été, sur l’histoire
longue, un pays de grande dispersion de la population et de l’activité, ce qui permettait le maintien,
jusqu’à une date très récente, de la superposition
entre le lieu de résidence et le lieu de travail. Il n’y
avait pas de dissociation, il n’y avait pas de distinction, comme cela pouvait s’opérer ailleurs.
Le phénomène n’allait pas de soi : la GrandeBretagne avait fait le choix complètement inverse,
celui de la manufacture, en prenant des ­ mesures
politiques draconiennes. En 1555, l’acte des tisse­
rands interdisait de rassembler plus de deux métiers
à tisser dans une maison. Ensuite, les lois scélérates
punissaient de peine de mort – pas moins – l’errance et le vagabondage sur les chemins. C’est ainsi
que s’est opérée la grande concentration urbaine
industrielle dès la fin du xvie siècle. Puis, autour
des grandes découvertes et des grandes conquêtes,
28
29
d’induire de très grands bouleversements. Il s’agit
là d’une nouveauté très radicale.
Sur l’histoire longue, la révolution mobile est
encore plus profonde. Je prendrai trois points de
repères.
La dynamique de dispersion de la France
la Grande-Bretagne a fait le choix de s’alimenter à
l’extérieur, dans ses colonies. Elle n’a absolument
pas fait le choix de son autosuffisance et de sa
sécurité alimentaire mais, au contraire, celui de
l’échange et du commerce. Elle a fait de ses campagnes, dès le xviie siècle, à la différence de ce qui
se passait en France, le lieu du regard, le lieu de la
distraction, le lieu de la chasse. C’était le lieu de
la propriété foncière aristocratique et non un lieu
de production parce que la production n’était pas
le souci de l’aristocratie. Comme le dit joliment
Duby dans Le Temps des cathédrales * : « Être noble,
c’est gaspiller. » La construction de l’investissement
n’était pas à l’ordre du jour dans les campagnes
anglaises. Elle l’était, en revanche, dans la ville.
La Méditerranée, elle, s’est construite autour
de la ville, et la campagne était un lieu où l’on se
rendait, en très grand nombre, pour produire, pour
travailler, mais où l’on ne résidait pas. Le cabanon
provençal, où l’on va pour les semailles et pour les
récoltes, est l’illustration typique de cette respiration entre le village, construit sur le modèle de la
ville, et la campagne. La France dans son ­ensemble
est sur un autre modèle de dispersion.
Le choix de la spécialisation agricole
* Georges Duby, Le Temps des cathédrales, Gallimard,
1976, 379 p.
Sur une période plus récente, au cours des
xixe et xxe siècles, après la révolution industrielle,
après le Second Empire, a été fait le choix pour
les campagnes d’une spécialisation sur l’agriculture. C’est la raison pour laquelle ce retournement, avec la question résidentielle, est un petit
traumatisme politique et culturel. Au début de
la IIIe République, la France a choisi de faire des
campagnes non seulement le lieu de la production agricole, mais aussi le lieu du développement
d’une classe paysanne qui devait être le socle de la
République. Ce projet de la IIIe République sur
les campagnes est né après le désastre de Sedan,
désastre patriotique s’il en est ; après une série de
catastrophes climatiques entre 1870 et 1880, qui
ont frappé la France, encore à ce moment-là, de
disettes et même de famines parce qu’il n’y avait
tout simplement pas de récolte ; après, enfin, de
graves crises politiques, dues notamment à la difficulté de savoir, presque un siècle après 1789, si la
France allait revenir à l’Ancien Régime ou asseoir
enfin la République.
L’homme qui a eu l’intuition et le génie du
projet, c’est Gambetta. Gambetta propose à l’Assemblée un projet politique, à travers cette phrase
restée célèbre : « Faisons chausser aux ­ paysans les
30
31
sabots de la République. Lorsqu’ils les auront
chaussés, la République sera invincible. » Et il
développe un projet qui consiste à faire, de l’élite
paysanne – c’est-à-dire ceux qui avaient un attelage et déjà quelques arpents de terre –, des
petits propriétaires fonciers qui pour­raient enfin
cueillir les fruits de 1789 et de la revanche sur la
propriété aristocratique foncière. Il décidait d’en
faire des petits propriétaires qui verraient ainsi
s’éloigner le spectre de la Saint-Michel, à laquelle
« tout le monde déménage » *. Il décidait, par là
même, de faire de la paysannerie le ferment de la
République et non de confier cette mission à la
classe ouvrière.
Pour que ceci pût advenir et aboutir, il se donna
les moyens de mettre en place un dispositif d’encadrement du monde agricole, en créant le ministère
de l’Agriculture, imaginé sur le modèle du ministère des Colonies, c’est-à-dire que celui-ci devrait
gérer non seulement les espaces, non seulement
les productions, mais aussi les populations. C’est
la raison pour laquelle nous avons, au ministère de
l’Agriculture, à la fois un système social propre, un
* La Saint-Michel était le jour redouté où le propriétaire
pouvait reprendre ses biens loués ou confiés en métayage,
sans préavis ni dédommagement.
enseignement, etc. C’est un petit gouvernement
en soi. On y trouve à peu près tout, y compris la
grande politique du génie rural, c’est-à-dire de
l’installation, des chemins, de l’électricité, de l’adduction d’eau, etc. Tout ceci relevait de la même
administration parce qu’il fallait gérer, en soi et à
l’écart du reste de la société, cette population paysanne à qui l’on offrait l’entrée dans la République.
Et ceux-là mêmes qui deviendraient des propriétaires fonciers, de même, expliquait Gambetta,
qu’ils seraient capables de défendre les bornes
de leurs champs, seraient capables de défendre
les frontières de la patrie et d’assurer la revanche
attendue. Ce qui fut fait !
C’était là un projet d’une densité extraordinaire
et qui a permis que cet exode que nous avons évoqué n’a pas été un exode agricole dans sa naissance
et dans son essence. Il a été d’abord un exode non
agricole. Pendant soixante ans, ceux qui quit­tèrent
les campagnes étaient ceux qui n’avaient rien à
voir avec l’agriculture ou, en tout cas, qui avaient
peu d’espoir d’accéder à la propriété foncière. Ils
n’avaient donc pas de place dans cet espace, et cet
exode – bien nommé « rural » et non pas « agricole » – a d’abord été un exode vers la ville, bien
entendu, mais il s’est progressivement imposé à
l’activité agricole dans un second temps ­seulement.
32
33
C’était nouveau dans notre histoire, et sa période la
plus intense a été la période 1950-1970. C’est à ce
moment-là que se sont imposées dans notre imaginaire collectif les images de campagnes comme
lieux quasi exclusifs d’une production agricole.
La revendication de la nature
La troisième nouveauté est plutôt d’ordre philo­
sophique. Au moment où s’opère ce retournement
de la fonction des campagnes, apparaît une revendication de nature, notion très neuve dans nos
sociétés et qui n’avait jamais été nommée comme
telle par le corps social dans son ensemble. Là
aussi, compte tenu de l’urbanisation qui s’était
opérée dans la seconde moitié du xxe siècle, la
campagne était regardée, soit à travers l’activité
agricole, soit contre l’activité agricole, comme
un espace et une nature qui n’auraient pas été le
produit de l’activité de l’homme. C’est la première
fois qu’elle est recherchée aussi massivement, et
pas seulement par quelques esthètes ou couches
privilégiées.
Dans ces conditions, nous n’avons pas affaire
à une renaissance des campagnes – comme cela
avait été annoncé par un ouvrage qui a été célèbre, du géographe Bernard Kayser*. On parle de
renaissance parce qu’il y a eu croissance. Mais
34
cette croissance est en réalité un véritable retournement qui signe la fin des sociétés rurales traditionnelles. Cela veut dire que la France doit faire
son deuil de ces sociétés rurales traditionnelles
pour construire un projet tout aussi intéressant
et enthousiasmant mais qui n’a plus grand-chose
à voir avec ces deux grandes périodes que j’évoquais : celle de la Renaissance au Second Empire
ou celle de la IIIe République. Ce retournement
pose le problème de la place de l’agriculture dans
ces territoires qui sont devenus des territoires
résidentiels.
Quels types d’agriculture ?
Cette problématique suscite deux types de
questions, toutes deux de l’ordre du volontarisme. La première est d’ordre géopolitique et
n’entraîne même pas une réponse de politique
intérieure, mais va bien au-delà : voulons-nous,
en France et en Europe, garder une agriculture
puissante, notamment sur les très grands marchés
mondiaux, pour assurer, précisément dans cette
mondialisation et dans cette globalisation, une
multipolarité des approvisionnements en matières
premières agricoles pour alimenter l’industrie agro­
* Bernard Kayser, Renaissance rurale, Armand Colin, 1990.
35
alimentaire ? Ou pensons-nous – comme certains
en Europe – que cette question agricole coûte trop
cher maintenant, qu’il faut passer à autre chose et
que, finalement, l’autosuffisance alimentaire est
peut-être une chimère ?… Vaut-il mieux s’orienter
vers des productions à très haute valeur ajoutée,
s’alimenter dans le marché mondial dans des
échanges et laisser ce secteur à d’autres ?
À ce premier questionnement, il faut répondre
nettement. Pour ma part, sans état d’âme et après
examen, je pense qu’il est absolument essentiel,
pour la France elle-même, pour la France en
Europe et pour l’Europe, que nous gardions, en
France et en Europe, une capacité de production de matière première agricole et alimentaire
de très haute technicité, de très haute qualité,
de très haute performance. Même s’il faut tenir
compte du fait que cette agriculture du vieux
continent sera toujours moins compétitive que
la compétitivité du tchernoziom demain, ou du
Brésil aujourd’hui ou du Canada ou de l’Australie. C’est, d’une part, une question de solidité de
la construction européenne, que d’édifier cette
force agricole et, d’autre part, une question de
géopolitique, c’est-à-dire – je vais plus loin que
l’autosuffisance – qu’il s’agit de notre présence
sur les marchés mondiaux, pas tant pour des
raisons écono­miques, mais pour des raisons géopolitiques.
Il se trouve que je suis aujourd’hui dans des
fonctions qui me conduisent à sillonner et à rencontrer beaucoup d’interlocuteurs dans le bassin
méditerranéen. Je constate que 50 % de la production agricole importée dans le bassin méditerranéen est extra-méditerranéenne, en provenance
des ­ grandes puissances : Canada, États-Unis,
Argentine, Australie. Est-ce que nous pensons
pouvoir commercer, échanger, construire l’Euroméditerranée autour de ces questions-là et autour
de la paix alimentaire en Méditerranée ? Pour moi,
la réponse est oui ! Oui, nous avons besoin d’une
agriculture forte, performante.
En répondant à cela, on ne répond cependant
qu’à la moitié de la question. Il est clair que pour
assurer cette puissance agricole française, il n’y a
pas besoin de 600 000 exploitations, il en suffit
de 120 000. Donc, le problème politique n’est pas
réglé. Et, avec ce qui est en train de se dessiner
aussi bien autour de l’Organisation mondiale du
commerce, que de la réforme de la politique agricole commune, que de la loi qui vient d’être votée,
on voit bien que c’est la logique de l’agrandissement
36
37
Le choix d’une agriculture de haute technicité
qui prédomine et que, très probablement, pour
parler d’avenir, à l’horizon d’une vingtaine d’années, nous verrons en France 120 000 à 130 000
exploitations qui produiront 80 % de la matière
première agricole mise en marché. Cela risque
d’être un traumatisme auquel il faut se préparer.
salariat extérieur d’une partie de la famille que sur
le revenu direct sur l’exploitation.
Au-delà de cette agriculture, je crois que nous
avons place pour une deuxième agriculture : l’avenir de l’agriculture française est sur une bipolarisation assez claire. Cette deuxième agriculture
sera de l’ordre de 300 000 à 400 000 exploitations
dont la fonction résidentielle a absolument besoin
pour garder des espaces respirables, qui ne soient
pas des espaces contraints, qui soient des espaces
où il y ait à la fois de la résidence et de l’activité.
Cette agriculture sera une agriculture technique – comme la première – mais également très
complexe, notamment socialement. C’est-à-dire
que ces structures, qui ne seront pas de grandes
structures, vont fonctionner à la fois sur de la
transformation, de la vente directe, des produits
à haute valeur ajoutée, des produits identifiés,
des produits de loisir, des produits de tourisme.
La cellule familiale qui sera sur ce type d’exploitations construira son revenu aussi bien sur le
Une bipolarité se dessine donc, à peu près dans
toutes les régions, qui s’inscrit assez bien dans la
politique agricole construite autour de deux piliers.
Et la question qui est posée dans la perspective
d’une nouvelle modification, qui adviendra forcé­
ment, de cette politique agricole commune est la
suivante : le soutien et la régulation relative des
très grands marchés relèvent-ils bien de la compé­
tence européenne centrale ? En revanche, ce qui
relève de cette agriculture que je dirais territorialisée, multiactive, multifonctionnelle, à savoir sa
définition et sa gestion politiques et la distribution
des soutiens dont elle a besoin ne seraient-ils pas
du ressort des politiques régionales ? C’est uniquement dans ce cadre que peuvent en effet, à mes
yeux, se gérer des politiques territoriales.
Il faut bien insister sur le fait que ces deux pôles
sont tous les deux modernes. Le premier est très
moderne parce qu’il est très globalisé. Le second
l’est aussi parce qu’il met en œuvre une multiplicité de compétences et d’articulations de projets
qui représentent assez bien ce qu’est une société
moderne qui construit l’emploi, qui construit l’activité et qui se trouve dans la mobilité. J’insisterai
38
39
Le choix concomitant d’une agriculture territorialisée
également sur un nouveau fait, c’est que ces deux
pôles d’agricultures sont tous les deux des pôles
mondiaux. Pour le premier, c’est évident et pour le
second, si l’on prend la question du tourisme rural,
des appellations d’origine, des produits transformés, des produits de terroir, des produits d’origine, etc., on s’aperçoit vite que le seul marché de
proximité ne suffit pas. Il est fortement articulé au
marché d’éloignement via le net, comme c’est déjà
le cas du tourisme. Le foie gras est un ­ exemple
emblématique : si vous en mangez une fois par
mois, comme vos voisins, la consommation s’arrête très vite, à moins de le vendre ailleurs… Nous
sommes sur des polarités fortes : le très local est
aussi très mondial, ce qui est une révolution intellectuelle qu’il faut prendre en compte.
En conclusion, je confirme qu’il y a un avenir
résidentiel pour les campagnes françaises et que
cette fonction résidentielle va se déployer et continuer de croître. Les espaces qui vont continuer de
se développer autour de cette fonction résidentielle
devront être bien équipés, bien désenclavés ; ce
seront des espaces qui seront dans la communication. Les espaces qui aujourd’hui ont du mal à se
développer ne sont pas ceux qui ont moins d’atouts
agronomiques, techniques ou climatiques…, ce
sont les espaces enclavés.
Ensuite, je confirme qu’il y a un avenir des
agricultures, toujours en recomposition. En revanche, la coexistence des fonctions résidentielles et
agricoles est un problème politique neuf, difficile,
qui met en jeu des intérêts contradictoires. Il nous
faut trouver des modèles de régulation que nous
n’appréhendons pas encore bien.
Enfin – et c’est ce qui relie probablement les
deux hypothèses –, à la faveur de l’urbanisation
des campagnes, du développement de l’urbanité
et de la culture de l’urbanité de nos sociétés, nos
contemporains portent dorénavant, sur les cam­
pagnes et y compris sur l’agriculture, un regard
quasi patrimonial. L’espace est perçu comme un
bien public et non plus seulement un bien privé,
ce qui place parfois le monde agricole dans une
situation d’accusé, en tout cas le met un peu en
situation de défensive. Que cette fonction résidentielle, cette fonction de production et cette fonction « de nature et de patrimoine » puissent se lier
dans un projet qui soit un projet collectif partagé
représente un véritable enjeu.
En seconde conclusion, j’insisterai sur la modernité absolue de cette dynamique et de ces espaces :
modernité en raison de leur mobilité ; modernité
40
41
*
en raison du défi que représente la gestion du
vivant à laquelle sont affrontés cet espace et cette
campagne, qui fait que nous découvrons que le
vivant est une gestion construite et pas seulement
une gestion héritée ; modernité parce que ces
espaces apparaissent aussi mondiaux que locaux ;
et modernité enfin par leur multiplicité d’appartenances, leur multiplicité de fonctions et leur
multiplicité d’investissements.
Texte II
Images et imaginaires agricoles *
Histoire d’une (dés)illusion marchande
* Cet article est écrit avec François Purseigle, maître
de confé­rences en sociologie, École nationale supérieure agronomique de Toulouse, Institut national poly­
technique de Toulouse. Il a été publié dans Déméter 2007.
Économie et stratégies agricoles, éditions Club Déméter,
2006, 294 p.
42
43
L’attitude des Français à l’égard de l’agriculture
va aujourd’hui de la compréhension à l’hostilité.
Ces oscillations s’incarnent tout à la fois dans les
figures contradictoires de l’idyllique « petit paysan », respectueux d’un ordre écologique établi, et
celle de l’« exploitant pollueur », destructeur des
agricultures du monde. Face à cette situation et
alors qu’elles se trouvent à un tournant de leurs
histoires, les activités agricoles offrent des images
brouillées. À la recherche de leurs propres définitions et langages, l’agriculture et les agriculteurs
éprouvent de grandes difficultés à se nommer :
« paysan » le temps d’un salon ou d’une manifestation, « agriculteur » sur l’exploitation, « chef
d’entre­prise » sur les scènes politiques, le personnel
agricole peine à se trouver des qualificatifs.
Face à cette tension et ces tuilages séman­tiques,
l’histoire semble aller plus vite que les mots. Elle
s’incarne dans le portrait d’une population qui se
découvre minoritaire et dépourvue de tout projet
collectif. C’est au moment où les ­agriculteurs sont
44
45
nommés comme minoritaires que l’agri­culture
française est considérée comme une puissance
mondiale, paradoxe lui-même articulé à un constat :
c’est au moment où la population agricole se rétrécit que fond définitivement le mythe de l’unité
paysanne, hérité de l’apogée paysanne républicaine
et parfaitement réappropriée par l’univers catho­
lique, propice à la modernisation de l’après-guerre.
Minoritaire et segmenté, localisé et mondialisé,
encore spécifié dans ses comportements mais dispersé dans l’échelle des revenus, le monde agricole
recompose une place teintée d’identité entrepreneuriale, mais distante des lois du marché.
La confusion des images dont est victime le
secteur agricole ne doit pas être interprétée comme
la conséquence d’une série de crises. Elle témoigne
d’une profession ayant du mal à dépasser le modèle
modernisateur qui l’avait jadis consacrée comme
l’un des symboles de la France d’après-guerre. Si
les difficultés que les agriculteurs rencontrent à
communiquer reflètent une absence de pensée,
de mots voire de messages, elles témoignent aussi
de l’incapacité d’une profession à s’extraire de la
situation paradoxale qui la caractérise.
La construction des images et des représentations
associées à l’agriculture est complexe. L’objectif de
cette contribution réside ­ principalement dans la
volonté d’appréhender les raisons d’un brouillage
d’images et de représentations associées à l’agriculture. Il s’agira de donner à lire et à comprendre
les facettes d’une imagerie paradoxale au regard
des constructions idéologiques associées à l’inscription historique de l’activité et de la profession
agricole. Si l’affirmation, mais aussi la construction des représentations et des images relatives à
l’agriculture se posent avec une si grande acuité,
c’est sans conteste en raison de l’impossible deuil
d’une France construite autour de deux figures
fantasmatiques : celle du paysan « républicain » et
celle de l’agriculteur « catholique ». Nous tenterons
de montrer que les difficultés rencontrées dans
la diffusion d’une nouvelle image répondant aux
attentes de la société trouvent leur origine dans
l’incapacité de rompre avec ces deux figures. C’est
peut-être cela qui est au cœur du désenchantement
qui accompagne les débats autour des représentations associées à la profession agricole. Plus précisément, nous essaierons de comprendre les raisons
pour lesquelles le réservoir de valeurs et d’images
dans lequel les agriculteurs puisent actuellement
ne parvient pas à s’articuler à l’histoire constitutive
à laquelle ils en appellent et aux réalités socio­économiques et sociales qui se font jour.
46
47
« Le paysan », une figure républicaine localisée
et patrimoniale
Pour mieux comprendre la construction de
l’imagerie paysanne, il faut se pencher sur son
histoire. Le sociologue étant nécessairement tributaire de la forme historique de son objet, ce « rappel à l’ordre 1 » nous conduit à décrypter l’histoire
ayant conduit à la naissance du paysan.
Le temps des paysans n’a jamais été éternel. La
construction de la production agricole, de l’occupation du territoire et de la production alimentaire
dans son ensemble a pris des formes extraordinaire­
ment diversifiées et historiquement situées. En
France, le temps du paysan et son apogée coïncident avec la IIIe République 2. Le paysan n’est pas
le produit historique d’un projet agricole, mais il
est d’une certaine manière celui d’une construction républicaine. Politiquement, le paysan a vu
le jour durant les années 1870-1880, c’est-à-dire
une période marquée par plusieurs événements
traumatisants :
– Le désastre de la défaite française face
aux Prussiens le 1er septembre 1870 à Sedan :
Napoléon III est fait prisonnier, le Second
Empire s’effondre dès le 4, Paris est assiégé à
partir du 19 et, parallèlement à la signature de
l’armistice, la création de l’empire allemand est
48
proclamée dans la galerie des Glaces du château
de Versailles le 18 janvier 1871.
– La Commune de Paris : Bismarck, le chancelier prussien, impose l’élection d’une Assemblée
nationale afin de signer un traité de paix définitif
avec un pouvoir représentatif. Celle-ci est élue le
8 février 1871 et se caractérise par une large majorité royaliste et conservatrice. En réaction, un gouvernement insurrectionnel, composé de socialistes
et d’ouvriers, prend le pouvoir à Paris du 18 mars
au 27 mai 1871. La reprise en main de la capitale
par les troupes régulières donne lieu à de violents
combats entre Français, alors que le quart nord-est
du pays est toujours occupé.
– Le début de la guerre des deux France :
entre 1871 et 1879, l’installation de la République
est progressive. La première étape, marquée par
la reconstruction du pays, va de 1871 à 1873.
L’Assemblée nationale confirme la déchéance de
l’Empire, mais elle ne proclame pas la République.
Néanmoins, elle confie le pouvoir à Adolphe
Thiers en le nommant « chef du pouvoir exécutif
de la République française », puis elle l’élit président de la République en août 1871, sur la base
d’une constitution provisoire. Mais, en mai 1873,
­lorsque celui-ci préconise ouvertement l’instauration définitive d’un régime républicain, il est
49
r­ enversé. La France entre alors dans une période de
« rétablissement de l’ordre moral », selon la formule
du maréchal de Mac-Mahon, nouveau président
de la République. Après l’échec de la tentative de
restaurer la royauté en octobre 1873, le pouvoir lui
est confié pour sept ans. Une Commission à majorité monarchiste est chargée de doter la France
d’une constitution. Trois lois constitutionnelles
pour organiser les pouvoirs publics sont votées en
février et juillet 1875, mais cette « constitution » ne
forme pas un tout et n’affirme pas explicitement
la création de la république. Néanmoins, elle crée
un régime parlementaire tout en dotant l’exécutif
de pouvoirs considérables. Dans ce contexte, les
élections de janvier 1876 traduisent la coupure
de la France en deux : 340 députés, résolument
républicains, sont élus à Paris, dans le Nord-Est,
au nord du Massif central et dans la moitié sud
du pays, alors que 153 conservateurs remportent
les suffrages du Nord et de l’Ouest. L’épreuve de
force entre l’exécutif et le législatif est inévitable.
Elle explose en mai 1877 et conduit Mac-Mahon
à dissoudre la Chambre en juin. Mais, en octobre,
après une campagne électorale particulièrement
violente, les républicains obtiennent de nouveau
la victoire. Le président se soumet en acceptant
un gouvernement de centre-gauche. Finalement,
il démissionne le 30 janvier 1879. À partir de
cette date, la IIIe République peut être considérée
comme solidement installée, mais l’équilibre des
pouvoirs a définitivement basculé entre les mains
du Parlement, au détriment de l’exécutif.
Cette mise en place mouvementée du pouvoir
républicain à la tête de la France ­ s’accompagne
d’une extraordinaire montée du mouvement ouvrier.
Certes, en 1871, après l’échec de la Commune, le
mouvement politique s’est décomposé. Mais, dès
1876, le premier congrès ouvrier se tient à Paris
et, en 1879, des délégués d’associations ouvrières,
anarchistes, mutuellistes ou collectivistes fondent
la Fédération du parti des travailleurs socia­listes.
S’appuyant sur les analyses de Karl Marx, ils
­réclament des réformes sociales en attendant l’appropriation collective des moyens de production.
Enfin, la période est également marquée par la
succession de catastrophes agricoles et alimentaires
au cours desquelles la France connaît ses dernières
disettes. En 1863, le phylloxera, dû à des pucerons
importés avec des ceps américains, est décelé pour
la première fois dans une vigne du Gard. En 1890,
il a contaminé tous les vignobles de France et ne
commence à refluer qu’à partir de la fin du siècle.
Parallèlement, les productions oléagineuses sont
en crise face à la concurrence des huiles provenant
50
51
des colonies africaines de la France : ce alors même
que le développement du gaz et des huiles minérales limite leurs utilisations pour s’éclairer. Enfin,
la production ovine est en pleine crise du fait de
la concurrence des laines importées et toutes les
grandes régions céréalières, où il est largement
produit sur les chaumes, sont frappées.
Dans un tel contexte, les paysans français
pourraient n’apparaître que comme les produits
des malaises qui traversent la France de la fin du
xixe siècle. Mais ils sont également les ­ symboles
de la réponse républicaine à ces malaises. En
effet, face aux grandes fractures sociales, politiques et culturelles qui s’opèrent dans le pays,
Léon Gambetta, président de la Chambre, puis
brièvement ­ président d’un « grand ministère », de
novembre 1881 à janvier 1882, propose un nouveau dessein à la France.
Afin d’asseoir un régime stable, il considère
qu’il faut l’appuyer sur des forces sociales qui tireront un bénéfice à l’institution de cet ordre. À ce
moment-là, le républicain Gambetta avait la plus
grande méfiance à l’égard de l’internationalisme
ouvrier et n’était pas véritablement en osmose
avec les descendants des laboureurs de l’Ancien
Régime, plus enclins à se tourner vers les thèses
des marquis que vers ceux que l’on appelait les
« rouges ». Pourtant, Gambetta a l’intuition que
c’est, adossée à cette population ayant commencé
à s’installer dans la propriété privée de la terre en
grignotant les marges de la propriété nobiliaire ou
de celles de l’Église, avant et après la Révolution,
que la République pourra se stabiliser. Il fallait,
pour lui, faire « chausser aux paysans les sabots de
la République » parce que « lorsqu’ils les auront
chaussés, la République sera invincible ». C’est
alors que Gambetta crée le ministère de l’Agriculture, conçu tout à la fois pour gérer les populations,
les territoires, les espaces ruraux et la question de
la subsistance alimentaire. Aucun secteur, dans
aucun pays, n’a été géré d’une façon aussi globale
et aussi spécifique. Parallèlement, une politique
patrimoniale se met en place avec, notamment,
un dispositif bancaire facilitant l’accession à la
propriété foncière. Contrairement à une idéologie
conservatrice fondée sur un féodalisme précapitaliste qui asservit le producteur agricole, l’idéologie
jacobine fait du paysan un citoyen libéré du servage
et ayant « réalisé son désir séculaire de possession
de la terre 3 ».
Mais la construction de l’image républicaine
du paysan français passera également par la mise
en place d’organisations professionnelles. Face
aux marquis de la rue d’Athènes, les républicains
52
53
du boulevard Saint-Germain créent, dès 1880, la
Société nationale d’encouragement à l’agriculture.
Afin de contrecarrer l’influence de l’Union centrale des syndicats agricoles, ce courant créera en
1909 un syndicalisme laïc proche de l’administration avec la Fédération des syndicats agricoles de
France. L’objectif des républicains était de contrecarrer l’influence d’une aristocratie foncière dont
l’idéologie émanait de la droite monarchiste.
À côté et sous l’impulsion des premiers syndicats, se créèrent, dès la fin du xixe siècle, les
premières organisations économiques et sociales­ :
la Mutualité, le Crédit mutuel agricole et la
Coopération 4. Toutes trois fondées sur le caractère
professionnel et mutualiste de leurs inspirateurs, ces
organisations vont déployer une batterie de services
dans les domaines de la gestion des risques, du
financement de l’activité agricole et de la production. Les actions de ces différentes organisations
s’inscriront dans des cadres juri­diques similaires,
voire complémentaires à ceux des ­syndicats.
Héritière des cotises du Gers ou des consorces
des Landes, la Mutualité agricole se dotera d’un
statut juridique grâce à la loi du 4 juillet 1900. Il
s’agissait, pour le législateur, de régulariser l’existence de petites organisations locales jadis créées
contre la grêle ou la mortalité du bétail. Cependant,
il convient de souligner que les statuts des caisses
mutuelles de réassurance agricole relèvent quant à
eux de la loi du 4 juillet 1900 et de la loi de 1884.
À la même période, des agriculteurs se réuniront
afin d’obtenir, par leur caution mutuelle, des prêts
qui leur étaient refusés par les banques existantes.
C’est la loi du 5 avril 1894 qui va permettre à des
membres d’un syndicat de pouvoir s’unir pour
créer des caisses locales de Crédit agricole mutuel.
Mutualité agricole et Crédit mutuel agricole vont
mettre en place progressivement des structures
organisationnelles qui, si elles présentent des différences, n’en demeurent pas moins fondées sur
des déclinaisons territoriales identiques ainsi que
sur une doctrine aux caractères similaires.
Dans un remarquable article intitulé « L’idéo­
logie paysanne », la sociologue Nicole Eizner nous
invitait à lire la construction de la figure républicaine du paysan comme le fruit d’un double
mouvement idéologique. Le paysan serait tout à
la fois « l’expression de l’accession à la propriété
terrienne de petits et moyens agriculteurs contre
les grands propriétaires fonciers » et la « négation
de la spécificité des classes sociales » 5. Libérée du
féodalisme, cette figure s’incarne dans celle d’un
petit producteur ayant conquis son autonomie et
se définissant moins par son appartenance à une
54
55
communauté que par une individualité citoyenne.
« Il est un citoyen responsable et méritant, et non
l’élément d’un grand tout organiquement lié aux
autres 6. »
L’idéologie républicaine politique avait eu un
écho extraordinaire sur le plan national et patriotique. De la fin du xxe siècle à la Première Guerre
mondiale, le discours républicain s’est construit
autour d’une rhétorique offrant une convergence
entre un discours patrimonial paysanniste et un discours patriotique revanchard. À travers son occupa­
tion et son aménagement, le « paysan-­soldat »
garantissait la sécurité du territoire national. Pour
Jules Méline, le paysan est cet « homme des
champs, libre sous le soleil, aspirant l’air à pleins
poumons ». Il est « l’élément sain, permanent, la
“sève” de la nation, il est le “patriote” par excellence, celui qui sait défendre son pays, comme il a
su se battre pour sa terre et la défendre 7 ».
Ce modèle cristallisa dans la mémoire collective la figure du paysan autour du principe qu’il
faut produire un peu de tout partout. C’est cette
identité partagée qui permet à la République de
conquérir à son profit ce qu’a été l’unité nationale
construite par l’Ancien Régime et par les rois de la
Renaissance, jusqu’à la Révolution. L’idéal paysan
ne rencontre pas l’idéal du marché. Les missions
du paysan s’articulent autour de la sécurité, de la
subsistance de sa famille, sa reproduction élargie
et, si possible, la transmission d’un patrimoine
agrandi. Cela explique que le paysan de cette
époque a le moins recours au marché, du moins
dans son approvisionnement. Quand il y a recours,
c’est pour écouler un peu de sa production, ce qui
est rare car cette époque est marquée très largement par le déficit alimentaire. Chaque ferme,
chaque territoire, chaque région devient ainsi une
mosaïque. Les 360 fromages sont l’expression la
plus emblématique de ce modèle : un même type
de production, mais une mosaïque extrêmement
diversifiée de conditions pédo-climatiques et de
traditions. C’est sur ces fondements historiques
que se construiront les images et représentations
d’une production agricole à la française. Le paysan
sera alors celui qu’il convient de protéger contre les
attaques du marché et du libéralisme. Défini par
une insertion sociale localisée et non marchande,
tout devra être fait pour que le « petit producteur »
soit préservé de la concurrence internationale
grandissante. Le protectionnisme apparaît comme
la meilleure arme pour déjouer les travers d’un
libéralisme conduisant indubitablement à l’exode.
Un exode qui ne ferait qu’accroître la masse prolétarienne émergeant alors dans des villes de plus en
56
57
plus conquises par l’idéologie marxiste de lutte des
classes. Refuser le marché, c’est refuser un déclin
démographique politiquement dangereux. « Le
refus de l’exode rural […] exprime une volonté
politique de maintenir un secteur paysan numériquement important capable de faire contrepoids
aux “classes dangereuses” 8. » La territorialisation
sera alors l’instrument d’une conquête éminemment politique.
Absent et protégé d’une scène économique
marchande, le paysan est un individu territorialement pensé. L’image du paysan s’est également
construite autour de celle du village et de son
clocher. Comme l’ont montré de nombreux historiens et sociologues du monde rural, le paysan est
aussi le produit d’une collectivité locale qui se veut
la plus autonome possible. En effet, la République
naissante ne touchera pas aux 36 000 paroisses. On
aurait pu imaginer que, pour imprimer sa marque,
elle sorte définitivement, comme elle l’avait fait
pour les provinces, de cette cartographie héritée
de l’après-conquête romaine, sur laquelle se sont
instituées les paroisses de la christianisation. Au
contraire, la République reprend à son compte ce
découpage fin et minutieux du territoire pour en
faire autant de petites républiques paysannes où les
paysans, chefs de famille, gèrent ensemble, au sein
du conseil municipal, les parties communes de leur
propriété privée. L’achèvement de l’architecture
de ce modèle s’inscrira dans la construction de la
mairie en face de l’église. Un modèle qui, quelques
décennies après, constituera encore le cadre d’une
imagerie politique largement mobilisée, notamment lors des campagnes électorales par tous les
parti, tant de droite que de gauche.
Localisé, patrimonial et peu marchand, telles
sont les dimensions d’un modèle conduisant à
une vision du monde peu distanciée de celle du
village. La patrie n’est alors que l’extension du
village, prisme renversé à partir duquel le monde
est regardé par une paysannerie elle-même pensée
et imaginée autour de ce territoire. Le paysan voit
à travers le village et ce dernier sert de cadre aux
représentations qui lui sont attribuées.
Toutefois, il convient de noter que la construction des représentations associées à la figure
républicaine du paysan s’incarne également dans
une unité territoriale plus étendue, le « pays » 9.
Désignation ancienne reconnue depuis peu par
la géographie administrative, le pays se caracté­
risait par des manières de vivre et des réseaux
­d’alliances auxquels les paysans s’identifiaient.
Dans son ouvrage, La Fin des terroirs, l’historien
­américain Eugen Weber rappelle que « la plupart
58
59
Les belles lettres d’une entrée en République
Dans la littérature agrarienne du début du xxe siècle, c’est certainement dans l’œuvre du paysan-­écrivain bourbonnais Émile
Guillaumin (Ygrande, Allier, 1873-1951) que nous trouvons les
plus belles pages de l’histoire paysanne française.
Véritable document ethnographique, son roman La Vie d’un
simple offre une image exceptionnelle de la vie paysanne en
France dans la seconde moitié du xixe siècle.
Tiennon, le narrateur de ce roman, est né en 1823. Il nous livre
notamment le regard sur les événements qui marquèrent l’entrée en République de la paysannerie française :
« Vint 70, la Grande Guerre, encore une de ces années qu’on
n’oublie pas…
« La moisson s’était faite de bonne heure ; nous étions en train
de mettre en meule ou “plonjon” nos dernières gerbes quand
vers dix heures du matin, le 20 juillet, M. Lavallée vint nous
annoncer que le gouvernement de Badinguet avait déclaré la
guerre à la Prusse.
« Et il me prit à part pour me dire que notre aîné serait appelé
sans doute avant peu.
« Vrai, cette confidence me glaça ! Jean venait de finir ses vingttrois ans ; je l’avais racheté lors du tirage et il était en promesse
avec la fille de Mathonat, de Praulière ; on devait faire les
demandes au premier dimanche d’août et la noce en septembre
[…] et le 30 juillet, il dut se mettre en route !
« J’ai toujours présents à la mémoire les épisodes de cette matinée dont le souvenir compte au nombre des plus douloureux de
ma vie. […]
« Des événements de la guerre on ne savait pas grand-chose,
sinon que c’était loin d’aller bien pour la France. Roubaud, le
garde régisseur, recevait un journal, et nous allions souvent le
trouver pour avoir des nouvelles. Sa maison, le soir, était toujours pleine : il venait du monde des six domaines de la propriété
60
et même de tout un lointain voisinage. Dans les premiers jours
de septembre, le journal annonça que Napoléon était prisonnier
à la suite d’une grande bataille perdue. On avait à Paris jeté bas
son gouvernement et proclamé la République. »
Extrait de La Vie d’un simple, Stock
(rééd. Le Livre de Poche), 1943, 319 p., p. 222.
des Français […] donnent ce nom à des régions
plus ou moins grandes, parfois à une province,
parfois à une vallée, à une plaine limitée, et ils
appellent ainsi ceux de leurs compatriotes qui partagent avec eux cette petite patrie 10. » De Balzac
à Guillaumin en passant par Sand ou Blanqui, la
littérature nous a offert la description de paysans
craignant de dépasser les limites d’un territoire
d’interconnaissance rassurant. « Dans nos cam­
pagnes, on n’avait pas la moindre notion de l’extérieur. Au-delà des limites du canton, […] c’étaient
des pays mystérieux qu’on s’imaginait dangereux et
peuplés de barbares 11. »
Toutefois, l’idéologie républicaine n’arrivera pas
à s’arracher d’une représentation spécifique d’une
paysannerie considérée comme un monde à part.
Même si les républicains considèrent la paysannerie comme un corps social en mouvement, il n’en
demeure pas moins que ce dynamisme s’incarne
pour eux dans l’idée d’une spécificité et d’un antagonisme ville-campagne. Le paysan ­ s’incarnera
61
alors dans le type idéal historique des sociétés paysannes décrit par Henri Mendras autour de cinq
dimensions : « l’autonomie relative des collectivités
paysannes à l’égard d’une société englobante qui
les domine mais tolère leurs originalités ; l’importance structurelle du groupe domestique dans
l’organisation de la vie économique et de la vie
sociale de la collectivité ; un système économique
d’autarcie relative qui ne distingue pas consommation et production et qui entretient des relations
avec l’économie englobante ; une collectivité locale
caractérisée par des rapports internes d’interconnaissance et de faibles rapports avec les collectivités environnantes ; la fonction décisive des rôles
de médiation des notables entre collectivités pay­
sannes et société englobante ». Le film Farrebique,
de Georges Rouquier, est une belle illustration de
ces sociétés paysannes.
Jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le paysan demeurera dans un monde à part
qu’il convient de préserver pour mieux le dominer. Si les campagnes fournissent les patriotes, il
n’en demeure pas moins que l’État sera citadin.
Toujours selon Nicole Eizner, « l’État est le deus
ex machina dont les arrêts, les verdicts gratifient
ou briment, protègent ou détruisent. Il est l’État
de la ville, de l’industrie, du commerce, et cherche
à dominer ou éliminer la paysannerie ; ou il est le
père bienveillant qui protège l’agriculture, s’appuie sur elle et la fait progresser. » L’agriculture
est, nous dit-elle, « complètement dépendante,
d’autant plus dépendante que le pouvoir est lointain, peu connu ». Les notables demeurent des
médiateurs les indispensables relais entre des
communautés aux structures linguistiques souvent
différentes. Cependant, à l’instar de toute image,
celle du paysan français s’est construite dans une
relation d’alté­rité conflictuelle ou consensuelle qui
a pris des formes différenciées dans le temps et
l’espace. Il fallu attendre la seconde moitié du xxe
siècle pour voir émerger une deuxième figure fantasmatique, celle de l’agriculteur moderniste.
62
63
« L’agriculteur », figure professionnelle
d’une représentation catholique
Le passage de l’imagerie paysanne à celle de
l’agriculteur ne peut se comprendre sans évoquer
la place du référentiel modernisateur diffusé
au sortir de la Seconde Guerre mondiale par
les mouvements de jeunesse chrétienne 12. Loin
de nier l’influence, dans certaines régions, des
mouvements laïques, il convient ici de rappeler l’action plus étendue menée par la Jeunesse
agricole catholique. Sans entrer dans les détails
d’une histoire mainte fois relatée par les ruralistes
français, nous souhaitons dégager les éléments du
discours et décrire les méthodes employées par
un mouvement qui allait durablement contribuer
à la construction d’un imagi­naire venant rompre
avec l’idéologie conservatrice et jacobine 13. En
somme, nous souhaitons mettre en évidence la
matrice culturelle ayant conduit l’effacement d’une
paysannerie, pensée comme un État, au profit
d’une agriculture pensée comme un métier que
l’on apprend et que l’on vit en couple. L’histoire
de cette deuxième étape est indubitablement liée
à celle d’une génération ayant pensé et construit la
figure de l’agriculteur moderne.
Le passage du paysan à l’agriculteur ne sera pas
qu’une affaire technique, c’est bien un changement
de vision du monde qui se jouait là 14. Un changement qui réside, pour un mouvement comme la
Jeunesse agricole catholique, dans la transmission
« d’opérateurs intellectuels, de concepts clés 15 » à
partir desquels s’est construite l’idéologie de cette
jeunesse, relayée ensuite par le Centre national des
jeunes agriculteurs :
– Le premier concept peut être résumé dans
l’idée de la « liberté de l’homme ». Selon Pierre
Muller, l’auteur du Technocrate et le Paysan, il
s’agit de l’opérateur fondamental. L’esprit de la
JAC repose sur l’idée que le monde n’évoluera que
par l’engagement et l’apprentissage de la liberté.
Ainsi, en faisant sauter les « verrous fondamentaux 16 » de la profession agricole, ce mouvement
permettra à la jeunesse agricole de se définir en
tant qu’acteur social.
– Le deuxième concept correspond à l’idée de
« responsabilité ». En prônant la responsabilité, la
JAC confortait les jeunes, « impatients de prendre
leur destin en main ». Il s’agissait, pour ce mouvement, d’accompagner les jeunes dans la volonté
« de revaloriser leurs conditions de vie 17 » mais
aussi celle des plus démunis, qu’ils soient au nord
ou au sud. Le principe de « responsabilité » fait
du jeune agriculteur l’héritier d’une situation qu’il
se doit d’assumer quand bien même il n’en serait
pas à l’origine. Être engagé, c’est reprendre à « son
compte un cours d’action qui s’était jusque-là
déroulé » sans nous et attester que l’on se « considère responsable de ce qui se passe ».
– Le troisième concept, « la globalité ». Cette
idée était omniprésente dans les stages qui ­devaient
permettre aux jeunes de faire un effort de globa­
lisation, c’est-à-dire être capables « de se situer
dans le monde 18 ». Il s’agit là d’une composante
importante qui conduira les jeunes agriculteurs à
appréhender les réalités extérieures à l’­exploitation.
64
65
Ainsi, la démarche de la JAC s’inscrit dans une
articulation entre le secteur agricole et le reste du
monde.
À travers la transmission de ces trois principes
clés, la JAC offrit à la jeunesse paysanne les moyens
d’acquérir une véritable conscience politique, c’està-dire la conscience des relations existant entre
la sphère locale et le système politique international 19. La réalité politique n’est cependant pas
analysée par ces jeunes, à l’aune d’une idéologie.
Comme l’a écrit Dominique Vermersch, les jeunes
de l’époque dénonceront tout à la fois « la praxis
économique libérale alors en plein essor dans le
secteur industriel et les thèses socialistes qui s’affirment souvent comme le seul contre-pouvoir
efficient de la praxis précédente 20 ». Le discours
de la JAC puise alors son programme dans l’anti­
capitalisme de la revue Esprit, tout en refusant
la lutte des classes comme « catalyseur » de leurs
actions 21. Grâce aux aumôniers et formateurs qui
les accompagnaient, les jeunes de la JAC se sont
largement inspirés des idées des jésuites véhiculées
par L’Action populaire. Ils retiendront notamment
d’eux la nécessité d’accomplir la mission aposto­
lique des chrétiens dans leur milieu social.
Les dominicains, à travers le mouvement
Économie et Humanisme, fondé par le père LouisJoseph Lebret, contribueront pour leur part grandement à la prise de conscience des relations de
développement entre le Nord et le Sud. Pour
eux, « une véritable économie doit surtout être
orientée par les hommes en fonction des besoins
des ­ hommes et non reposer simplement sur une
doctrine théorique aveugle 22 ».
Même si la plupart des jeunes paysans de
l’après-guerre ne bâtirent pas leurs engagements
à l’aune d’une seule école de pensée 23, il n’en
demeure pas moins que la conception personnaliste du monde eut un écho important pour
nombre de jeunes dirigeants de la JAC. Chers à
Emmanuel Mounier, les principes de responsabilité, de solidarité et de communauté le seront
également pour toute une génération 24.
L’agriculteur moderne naîtra d’une « révolution
personnaliste et communautaire » prenant appui
sur « la mystique de la transformation par l’intérieur d’un milieu donné ».
La révolution sera ici entendue au sens de
Péguy : « … Un appel d’une tradition moins parfaite à une tradition parfaite à une tradition plus
parfaite, un appel d’une tradition moins profonde
à une tradition plus profonde 25. » L’agriculteur
66
67
L’influence de la JAC
sera le produit d’une extraction historique, humainement portée dans la voie du progrès et non le
fruit d’une révolte tournée vers le désespoir.
Enraciné, l’agriculteur sera celui qui connaît
son milieu tout en voulant le transformer. Il s’incarnera dans la « maîtrise de soi », dans l’amour
et dans « l’affrontement », dans « l’ouverture » et
dans « l’engagement » 26. L’agriculteur ne sera pas
un individu, mais une personne responsable du
cours de l’histoire. Ses actions prendront appui
sur les quatre facettes du développement personnaliste 27 :
– Le « Faire ». L’agriculteur sera celui qui participe à la transformation d’un monde se devant
d’être plus humain. Mesurée dans l’efficacité, l’action est ici d’ordre économique.
– L’« Agir ». L’action est portée par le sens
que l’agriculteur lui donne. C’est l’homme lui, et
non plus le monde, qui est ici défini par l’action.
L’authenticité sera ici l’instrument de mesure de
l’éthique professionnelle.
Ces deux dimensions constituent en somme
deux pôles de l’action indubitablement liés l’un
à l’autre. Pour Mounier, « l’économie ne peut
­définitivement résoudre ses problèmes que dans
les perspectives du politique, qui l’articule à
­l’éthique ».
Alors que les deux premières dimensions relevaient du politique, la troisième relève du prophétique, il s’agit de la « Contemplation ». L’objectif
réside dans la nécessité d’enrichir le monde humain
de valeurs afin de lui donner corps et consistance.
La dernière dimension est celle de la
« Communauté ». La communauté enrichie dans les
échanges qui la définissent des personnes qui ne
peuvent à elles seules accomplir toutes les dimensions de l’action.
Définie par une tension permanente entre le
prophétique et le politique, l’action personnaliste à
laquelle aspire les jeunes formés à l’école de la JAC
implique que l’agriculteur porte une attention toute
particulière aux différents défis qui s’im­posent au
monde. Cela implique donc que l’agriculteur soit
une personne engagée qui devra assumer activement la situation, l’entreprise ou toute action qu’il
mènera. Loin du paysan asservi, l’agriculteur s’opposera aux attitudes de retrait, d’indifférence, de
non-participation. Son engagement professionnel
ne s’identifiera à aucun acte particulier, il sera un
style d’existence, une façon de se rapporter aux
événements, aux autres, à soi-même.
« Implication », « Responsabilité » et « Rapport à
l’avenir » seront les trois composantes de l’action
professionnelle.
68
69
L’« implication » renvoie à l’inscription active
de l’agriculteur qui s’engage dans un mouvement
né de la multitude des destinées qui le composent.
En ce sens, l’engagé est celui qui noue son destin
à celui des autres. Il est celui qui inscrit son avenir
dans une « trame » collective à laquelle il accepte
de se lier.
Le principe de « responsabilité » fait de l’agriculteur engagé un héritier d’une situation qu’il se
doit d’assumer quand bien même il n’en serait pas
à l’origine. Être engagé, c’est reprendre à « son
compte un cours d’action qui s’était jusque-là
déroulé » sans nous et attester que l’on se « considère responsable de ce qui se passe 28 ».
Si l’engagé assume le passé collectif, il n’en
demeure pas moins tourné vers un avenir qu’il
anticipe. L’engagement fait de l’agriculteur un
acteur du possible qui dépasse les contingences
histo­riques qu’on lui impose.
Une théorisation de l’économie agricole
Ces principes inspireront notamment des
théoriciens de l’action comme l’inspecteur d’agriculture Jean-Marie Gatheron qui, dans l’ouvrage
Le Pain et l’Or, définira les contours d’une économie agricole dite « ordonnée ». Cette économie,
à laquelle les jeunes d’après-guerre adhéreront,
70
puise également ses racines dans le réservoir
des idéologies agrariennes d’avant-guerre. « Dans
l’ordre d’urgence des mesures à prendre pour
régler les tensions qui surgissent au sein de notre
civilisation européenne, la reconstruction du socle
agraire, indispensable à tout édifice social en état
d’équilibre dyna­mique, se place au premier rang »,
écrira Jean-Marie Gatheron.
Toutefois, reprenant à son compte les préceptes personnalistes, l’économie ordonnée apparaît
comme un dépassement tout à la fois du capitalisme, du marxisme, du corporatisme mais également du libéralisme.
L’économie ordonnée dépasse le libéralisme
car « elle distingue les catégories de biens suivant
l’urgence et l’étendue des besoins auxquels ils
doivent satisfaire ». Elle doit « assurer la régularité
de la production des biens essentiels par le service
économique communautaire. »
Cette économie a pour principe le « bien commun ». Elle sera définie par des compartiments
territoriaux de type horizontal où la monnaie
représentera directement des valeurs d’usage. Elle
s’éloignera d’une économie de profits de type
­vertical où la monnaie ne renverrait simplement
qu’à une valeur d’échange.
71
La primauté du travail sur le capital impose
alors le passage de la ferme familiale à l’exploitation agricole, c’est-à-dire la primauté du concept
d’exploitation sur celui de propriété.
Néanmoins, si le service économique et social
primera sur le droit naturel, il n’en demeure pas
moins qu’aucune doctrine ne pourrait s’attaquer à
la propriété individuelle. La possession et l’usage
communs des moyens de production ne se feront
que lorsque la communauté « estimera pouvoir
tirer de leur mise en œuvre des biens primaires
répondant mieux par leur qualité et leur quantité
aux besoins exprimés ».
La définition de l’exploitation agricole ne
remettra pas en cause l’effort ayant conduit à
son développement mais « la possession abusive
du “don gratuit” des ressources naturelles ». « Le
droit n’aura plus sa source essentielle dans le fait
de la propriété », écrit Jean-Marie Gatheron. On
retrouve là l’esprit ayant conduit à la mise en place,
­quelques années plus tard, des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer).
Rappelons que, jusqu’au sortir de la guerre, les
structures traditionnelles de la société paysanne
persistent et la ferme familiale apparaît encore
comme un « extraordinaire moyen d’oppression ».
Michel Debatisse, dans son célèbre ouvrage La
Révolution silencieuse, précise que cette exploitation est le lieu où, « dans 50 % des cas, des enfants
n’accèdent même pas au certificat d’études, où des
femmes et des gosses servent de main-d’œuvre
à tout faire, où des couples écrasés de fatigue ne
s’adressent plus la parole. […] Enrichie de solides
traditions, l’exploitation agricole apparaît comme
quelque chose d’éternel, semblable, dans son destin immuable, aux saisons, au soleil, à la nature.
Mais tout ceci n’est que mots : la réalité brutale
éclate lorsque l’on sait que des millions d’exploitations ont disparu depuis soixante-dix ans, que
des centaines de milliers de familles paysannes ont
été chassées de la terre, provoquant la révolution
la plus importante de toute l’histoire de la paysannerie française. Révolution silencieuse qui n’a pas
eu le retentissement des innombrables jacqueries
du temps passé ; mais révolution combien douloureuse et atroce pour les familles qui, par millions,
ont dû quitter le sol natal, où elles avaient toujours
vécu. Instruits par ce terrible exode, nous ne nous
payerons pas de mots. Nous savons que le même
sort attend la plupart de ceux qui restent, s’ils ne
réagissent pas. Nous essayerons de regarder en
face la réalité moderne dans laquelle nous nous
trouvons. Réalité qui semble avoir provoqué un
bouleversement total de l’exploitation agricole 29. »
72
73
C’est en distinguant méthodiquement les traits
caractéristiques d’une « économie agricole de type
familial » dont ils souhaitaient s’émanciper, de
ceux d’une « économie moderne » à laquelle ils
aspiraient, que toute une génération formée à
l’école de la JAC précisera les contours de l’image
de l’agriculture qu’elle souhaite mettre en place 30.
Ainsi, la construction de l’image de l’agriculture
moderne n’est autre que le produit d’un groupe
social de paysans modernistes qui, bien que minoritaires, souhaitent sortir de l’archaïsme associé à
l’image du paysan. Il s’agit alors de passer de la
ferme à l’exploitation, du patrimoine à l’outil de
travail, à travers notamment une première dyna­
mique d’abstraction du capital foncier.
Le combat autour de l’image de l’agriculteur
moderne sera celui d’un « syndicalisme de chef
d’exploitation » pour lequel la ferme traditionnelle doit faire place à l’exploitation moderniste.
Étouffés par les cohabitations intergénération­
nelles 31, ces jeunes vont donc s’interroger sur la
définition qu’ils doivent donner de cette entreprise. Un article de Léon Dubois, paru en 1957
dans la revue Paysans intitulé « Exploitation et
famille » nous permet de mieux cerner le cadre de
cette ­interrogation 32. La plupart des jeunes interrogés dans cet article témoignent avec force de leur
volonté de distinguer l’exploitation de la famille 33.
« Je pense que la formule exploitation familiale est
bonne, mais cependant je la verrais très bien remplacée par celle-ci : l’Entreprise agricole, l’agriculteur devenant de plus en plus, de par ses fonctions
multiples, un chef d’entreprise » (jeune agriculteur
de Loire-Atlantique s’exprimant en 1959 dans les
colonnes de la revue Paysans). Cela ne signifie pas
pour autant que le projet défendu par ces jeunes
rejette toute la dimension familiale de l’activité
agricole. Il souhaite simplement que la famille
redevienne un lieu d’épanouissement, notamment
pour le couple qui s’installe dans le métier. « On
pourrait heureusement comprendre l’expression
exploi­­tation familiale si celle-ci désignait des
exploitations permettant le “devenir” des hommes
qui y travaillent. Car le terme familial ne signifie
ni une mesure de surface, ni un tonnage de production. Il est réservé à d’autres mesures, à d’autres
valeurs qui échappent aux statistiques, aux règles
juridiques, aux machines à calculer. […] Il est vraiment singulier que la qualification familiale soit
refusée à des exploitations pensées essentiellement
pour permettre le développement humain des personnes et des familles qui y vivent par un partage
des responsabilités, une spécialisation de chacun,
des tâches respectant la vocation de la femme ! »
74
75
(ibid., p. 12). La famille apparaît comme la première « cellule communautaire » où l’on applique
le principe thomiste : « Toute supériorité est pour
le bien commun 34. » Les enjeux sociaux autour
de la famille précisés, il s’agissait pour les jeunes
agriculteurs de répondre par leur engagement professionnel aux enjeux technico-économiques qui
se posaient à eux. Ceci ne signifie pas pour autant
que le projet défendu par ces jeunes rejette toute
la dimension familiale de l’activité agricole. Il souhaite simplement que la famille redevienne un lieu
d’épanouissement, notamment pour le couple qui
s’installe dans le métier.
Comme dans les organisations profession­nelles,
la place de la femme doit être reconnue dans ses
fonctions de collaboratrice et non simplement
dans celles de mère. Elle sera l’un des pivots de
la modernité sociale qui anime l’engagement des
jeunes agriculteurs. Selon l’expression de Martyne
Perrot, l’un des enjeux fondamentaux du combat
mené par les jeunes agriculteurs de cette époque
réside dans le passage d’une « famille exploitante »
à une « famille conjugale » 35.
Les enjeux sociaux autour de la famille précisés,
il s’agissait pour les jeunes agriculteurs de répondre, par leur engagement professionnel, aux enjeux
technico-économiques qui se posaient à eux.
Conscients des progrès de la science et des
techniques, les jeunes ne devaient pas « affronter »
le progrès, ils devaient l’« accompagner ». « Refuser
le progrès, c’est participer à ce crime collectif qui
veut qu’une partie de l’humanité se meurt ou végète
misérablement pendant que l’autre, en toute bonne
conscience, crève dans l’abondance de ses biens 36. »
La quête du progrès qui accompagne la modernité
implique que l’agriculteur devient un véritable chef
­d’exploitation pluri-compétent. Il doit « PrévoirOrganiser-Commander-Coordonner-Contrôler ».
Afin de répondre à toutes les nouvelles missions
qui ­ attendent l’agriculteur de demain, les jeunes
agriculteurs vont proposer la voie du travail en
commun. Le syndicalisme ne suffit pas, l’une des
réponses aux enjeux technico-économiques auxquels font face les jeunes agriculteurs passe donc par
la mise en « communauté des exploitations » autour
des nouvelles organisations qui s’offrent aux jeunes.
Toutefois, le collectif ne trouve pas sa pertinence
uniquement dans l’action collective, il doit être
aussi au centre du fonctionnement des nouvelles
entreprises agricoles que les jeunes appellent de
leurs vœux. « Le métier d’agriculteur est de plus
en plus compliqué. En effet, il n’est plus possible à
un seul agriculteur d’être bon dans tous les postes
qui se rapportent à son exploitation. Il convient
76
77
de ­ réformer la structure de l’exploitation qui ne
répond plus aux exigences de l’économie moderne.
Il faut transformer l’exploitation individuelle en une
commu­nauté d’exploitations. Ceci pourrait ainsi
permettre d’avoir un véritable chef d’entreprise et
des responsables de secteurs véritablement compétents dans le secteur répondant à leurs affinités.
Ainsi l’un sera commerçant, l’autre éleveur, etc. 37 »
En jouant la carte de la modernisation et d’une
agriculture d’exploitant agricole, le Cercle national
des jeunes agriculteurs, qui devient, le 28 septembre 1961, le Centre national des jeunes agriculteurs, apparaît comme l’instigateur d’un vaste
mouvement social préparant le cadre juridique et
politique que seront les lois d’orientation agricole
d’août 1960 et août 1962.
Selon les jeunes agriculteurs, la politique ne doit
plus être fondée uniquement sur un juste niveau
de prix, « la question des prix agricoles ne doit plus
constituer le seul pivot de l’action syndicale 38 ».
L’autre rupture idéologique dont sera porteuse la jeunesse agricole tient à l’abandon de « l’hostilité traditionnelle 39 » à l’égard de l’exode rural qu’il convient,
selon elle, de faciliter tout en l’humanisant.
La stratégie politique de toute une génération
résidera alors dans l’articulation de deux ­démarches
intellectuelles :
– élaborer et proposer un cadre politique aux
paysans qui souhaitent adopter une nouvelle identité professionnelle, en l’occurrence celle d’exploitant agricole ;
– reconnaître et s’appuyer sur des changements
« présentés comme inéluctables » pour asseoir une
nouvelle politique.
Quatre axes fondamentaux définiront cette
stratégie politique : le réaménagement des structures foncières, la formation professionnelle, la
protection sociale (reconversion, départs) et le
développement coopératif et l’organisation des
marchés 40.
Derrière la question des structures foncières,
il s’agit pour les jeunes de dénoncer le problème
de la superficie des grandes exploitations qui
compromet la réussite économique de « l’agriculture sous-développée » ne disposant, quant à elle,
que d’une superficie restreinte. Pour favoriser le
développement de la production agricole et la
compétitivité des exploitations, il faut favoriser le
développement des exploitations moyennes, celles
qui peuvent « prendre le train du progrès ». Tout
en s’affranchissant des notables et en devenant
les interlocuteurs privilégiés de l’État, les jeunes
agriculteurs formés à l’école de la JAC et du CNJA
réussirent à mettre à mal le « modèle républicain »
78
79
qui avait structuré la profession agricole depuis la
IIIe République 41.
À travers un projet modernisateur partagé par les
gouvernements de l’après-guerre, toute une génération arrivera progressivement à imposer l’image
de la nouvelle profession à laquelle elle aspire.
Cependant, au-delà de la simple ­ diffusion d’une
conception technicienne du métier d’agriculteur,
cette dernière réussit également à trans­mettre,
à travers notamment l’appareil de formation,
l’ensemble du modèle social et économique dans
lequel s’incarnaient les représentations catholiques
auxquelles cette génération aspirait. Toutefois,
ce modèle tend à disparaître et c’est à travers la
compréhension d’un nouveau contexte marqué du
sceau de l’hyper­modernité qu’il convient de repenser les images et les représentations de l’agriculture
et des agriculteurs.
Il convient de reconnaître que le modèle de
l’agriculture moderniste autour de la figure du
couple exploitant ayant succédé au modèle patriarcal ne fonctionne plus. Solitaire, fragile, doutant
d’elle-même et du marché, n’est-ce pas là la figure
hypermoderne de l’agriculture d’aujourd’hui ? Les
représentations associées à l’agriculteur de l’aprèsguerre se sont construites autour du partage d’idées
communes ou des traits communs permettant
d’identifier ce groupe à un « nous ». Cette situation
déterminait un sentiment d’appar­tenance autour de
la figure de l’agriculteur « moderniste ». L’adhésion
à un tel modèle était facilitée par la constitution
d’un pôle identitaire dominant ­structurant l’espace
unidimensionnel de la profession. Le passage du
paysan à l’agriculteur-exploitant reposait, pour
toute une génération, sur le rejet de l’individualisme
et l’affirmation de l’action collective. L’exploitant
agricole n’était pas simplement un individu mais
une personne pour qui le groupe était la garantie
de la liberté d’entreprendre.
Le rejet de l’individualisme sera le credo de
toute une génération. « L’individualisme voilà
l’ennemi », pouvait-on lire en mars 1959 sur les
banderoles ornant la salle où se tenait cette annéelà le congrès du Centre national des jeunes agriculteurs. L’individualisme ne pouvait conduire
qu’au maintien d’une paysannerie s’efforçant de
produire la presque totalité des denrées dont elle
avait besoin, refusant ainsi tout échange marchand
avec le reste de la société.
Par-delà le slogan, il s’agissait ici de la posture
professionnelle traduisant la rupture ­ identitaire à
80
81
« L’entreprise individualisée et le marché »
ou le difficile basculement dans l’hypermodernité
partir de laquelle la profession agricole se construira
pendant près d’un demi-siècle. Le « chacun pour
soi », qui se nourrit de l’opposition entre individus,
apparaissait comme l’antonyme du progrès.
Théoricien de l’agriculture, Michel AugéLaribé écrira que « si l’isolement du cultivateur
assurait jadis son indépendance, dans le monde
économique moderne il ferait le plus souvent
sa ­ faiblesse 42 ». Individualisme et autarcie appa­
raissent, aux yeux de l’agriculteur, comme les vestiges d’une temporalité paysanne qu’il convenait
de dépasser.
Pendant près de cinquante ans, la modernité
de l’agriculture puisera ses fondements dans l’agriculture de groupe. Si la lutte contre l’atomicité
de l’offre et de la demande se poursuivra avec des
instruments plus efficients, il n’en demeure pas
moins que l’entrée dans une ère nouvelle reposera
moins sur l’accroissement des échanges que sous
l’impérieux besoin d’association.
L’amélioration des conditions techniques, économiques et sociales définissant l’exercice du
métier passera par toutes les formes possibles
d’action en commun. L’agriculteur se définira par
son appartenance à des groupements (d’échange,
d’entraide, d’exploitation…) qui dans leur mise
en place et leur fonctionnement, conduiront à une
modification des conditions de travail et de vie,
c’est-à-dire à une modification des « structures »
sociales et professionnelles. L’agriculture moderne
est née de son organisation. La fin du xxe siècle
sera, en Europe comme dans la plupart des pays
occidentaux, celle d’une agriculture ayant prospéré
grâce aux modes d’arrangement des différentes
composantes techniques, sociales et économiques
qui la composaient. Durant près d’un demi-siècle,
les actions de développement agricole puiseront
leurs fondements dans le mot de structure désignant tout à la fois les éléments constitutifs d’un
ensemble et le mode de construction de celui-ci,
c’est-à-dire tant l’objet que la méthode 43.
L’agriculture que nous connaissons n’aurait pu
voir le jour si elle ne s’était appuyée sur un ­ensemble
organisé aux structures propres, qu’elles soient juridiques, techniques, économiques ou sociales.
Aujourd’hui, l’image de l’individu ­semble avoir
rattrapé celle de la personne engagée dans un collectif qui était celle de l’agriculteur. L’individualisation
qui définit actuellement la plupart des sociétés
occidentales se caractérise par le détachement
des limites locales étroites de la communauté de
naissance mais aussi des groupes corporatifs 44.
Les agriculteurs n’échappent pas à ce mouvement
général. Ces derniers sont devenus des individus
82
83
qui se détachent des différents cadres d’appartenances dans leurs dimensions tant spatiales que
sociales. La « société des individus » trouve, de nos
jours, ses prolongements au sein du groupe des
agriculteurs et plus largement des espaces ruraux.
« La mobilité des individus augmente […]
Leur inéluctable encadrement par la famille,
la parentèle, la communauté locale et d’autres
groupes de cet ordre, l’adaptation de leur compor­
tement, de leurs objectifs et de leurs idéaux à la
vie au sein de ces groupes et leur identification
avec eux se ­ réduisent ; leur dépendance à l’égard
de ces ­groupes […] les conseils et la participation
à leurs décisions se restreignent – d’abord dans
des groupes limités, puis, au fil des siècles, dans
des couches plus larges de la société et, pour finir,
jusque dans les couches rurales 45. »
Les agriculteurs apparaissent de plus en plus
seuls dans l’exercice de leur profession et donc
dans la construction des images qui y est associée.
Le visage de l’agriculture s’incarne moins dans
celle du groupe que dans celle d’un individu seul
sur son tracteur 46.
L’image d’Épinal du couple agricole et de ses
rites a bel et bien volé en éclats. L’individualisation
de l’installation et du travail en agriculture
a profondément déstabilisé le modèle familial
défendu, dans les années 1960, par les agriculteurs « modernistes ».
En effet, le contexte démographique renvoie
inéluctablement à la situation d’isolement et de
vie solitaire vécue par bon nombre de jeunes agriculteurs. Si, jusqu’à une période récente, le célibat
n’apparaissait en proportion importante que dans
les régions où il s’inscrivait comme stratégie successorale établie, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En 1995, près du tiers des exploitants de 30 à 34
ans sont célibataires, contre seulement 18 % en
1979. À cette nouvelle réalité sociale s’ajoute la
conquête de l’autonomie professionnelle par les
jeunes ­femmes d’agriculteurs 47.
En agriculture comme ailleurs, les rapports
homme/femme ont été profondément bouleversés. Près de 50 % des conjointes d’agriculteur
­exercent une activité non agricole. Notons que
chez les jeunes installés entre 1985 et 1987, 75 %
des agriculteurs mariés avaient une épouse travaillant à l’extérieur de l’exploitation. Les exploitations familiales, définies par l’engagement de
tous les membres de la famille dans la mise en
valeur de l’exploitation, ainsi que les exploitations conjugales, dans lesquelles mari et femme
travaillent sur l’exploitation, régressent au profit
des exploitations individuelles pour lesquelles
84
85
seul le chef de famille est actif agricole. Ainsi, le
modèle de l’installation en couple fait place progressivement à celui de l’installation individuelle
avec toutes les conséquences que cela comporte
en termes de gestion du temps de travail, mais
aussi en termes d’insertion socioprofessionnelle
et donc d’engagement.
Ces transformations en deviennent même des
arguments publicitaires comme en témoigne le spot
publicitaire pour un fromage où l’on voit une jeune
épouse d’agriculteur rentrant dans une bergerie en
lançant lors de la traite, à son époux : « Et tu leur as
dit, chez Lou Pérac, que tu étais marié 48 ? »
Certes, les agriculteurs d’aujourd’hui n’appartiennent plus aux sociétés paysannes traditionnelles. Fortement et longuement scolarisés, ils ont vécu
leur enfance avec d’autres enfants dont les parents
étaient rarement agriculteurs. C’est une différence
fondamentale avec les générations antérieures d’enfants d’agriculteurs élevés dans une relative homogénéité sociale. Le choix du métier d’agriculteur
est revendiqué comme un choix personnel. Il ne
suppose pas l’adhésion du conjoint/conjointe (ou
du compagnon/compagne), ni celle des parents.
Dans les couples agricoles, chacun mène sa vie professionnelle comme il l’entend. L’« impératif d’être
soi » s’impose aux agriculteurs comme aux autres
membres de la société. C’est bien parce qu’il y a
choix personnel du métier que la plupart des jeunes
agriculteurs aujourd’hui exercent ce métier, soit
seuls (solitaires) sur leur exploitation, soit associés
dans différentes formes sociétaires.
Les difficultés à penser l’agriculture ­s’inscrivent
notamment dans une incapacité à repenser le
système exploitation-famille. Le trouble des
« imaginaires agricoles » trouve sa source dans un
contexte d’individualisation des exploitations qui
restreignent de plus en plus leur fonctionnement
à des logiques patrimoniales au moment même où
l’agriculteur se qualifie de chef d’entreprise. Nous
assistons à l’émergence d’« entreprises-propriétés »
supplantant « l’entreprise-exploitation ». Le groupe
famille-entreprise est paradoxalement distendu
dans son rapport au travail. Les droits et devoirs
des différents membres des familles agricoles sont
de moins en moins polarisés sur l’exploitation.
Aucun accord ne garantit la sauvegarde et la transmission de l’outil de production.
Outre ce constat, derrière l’affirmation d’un
statut de chef d’entreprise, le refus du marché s’incarne plus que jamais dans le renouveau d’un discours professionnel fondé sur la politique des prix.
Le débat autour des prix rémunérateurs qui traverse aujourd’hui la profession agricole témoigne
86
87
immanquablement de l’incapacité de cette dernière
à penser le « marché » au regard de son héritage 49.
Du « paysan » de la Confédération paysanne au
« chef d’entreprise » du syndicalisme majoritaire,
nombreux sont les agriculteurs à penser et dire
que « la demande actuelle de nos concitoyens ne
s’accommode pas d’un libéralisme international
débridé ». Et que les agriculteurs ont besoin, pour
y répondre, de règles du jeu internationales et qui
n’oublient pas la finalité : le bien-être de l’homme
avant celui des marchés 50.
Le positionnement actuel de nombreuses organisations professionnelles témoigne de la difficulté
des agriculteurs à penser la revendication du statut
de chef d’entreprise au regard d’un marché qui se
mondialise.
L’une des illustrations se trouve dans le rapport
d’orientation intitulé Paysans du monde : le prix
de notre avenir 51, adopté en juin 2001 lors du
35e congrès du CNJA. Son principe est simple :
proposer une alternative à l’ouverture totale des
marchés et à la mise en concurrence destructrice d’agricultures considérées comme « incomparables ». Partant de l’exemple européen à l’instar
d’autres organisations professionnelles, les jeunes
agriculteurs proposeront d’organiser les marchés
au niveau d’ensembles régionaux, de pays ayant
88
Qualificatif professionnel et appartenance syndicale (%)*
Chef d’entreprise
Paysan
Agriculteur
Cultivateur
Exploitant agricole
Jeune agriculteur
Éleveur
Autre
Ne sait pas
Total
cnja
35,4
7,4
17,1
1,1
15,4
20,6
0,6
1,7
0,6
100
conf
5,5
58,2
16,4
cr
33,3
27,8
16,7
fnsea
43
5
19
modef
27,3
15,2
27,3
10,9
5,5
1,8
1,8
11,1
11,1
15
16
21,2
9,1
100
100
1
1
100
100
Total
32,3
15,7
18,4
0,5
15
15,7
0,5
1,3
0,5
100
* Ces chiffres résultent d’une enquête réalisée dans huit départements
français (Pas-de-Calais, Marne, Calvados, Loire-Atlantique, Puyde-Dôme, Gers, Landes, Pyrénées-Atlantiques) auprès d’un panel
de 404 jeunes agri­culteurs âgés de 18 à 35 ans installés à titre
principal. François Purseigle, L’Engagement des jeunes agriculteurs
dans les organisations professionnelles agricoles. Contribution à l’étude
des processus d’entrée dans l’action collective, thèse de doctorat ESSOR
mention sociologie, Toulouse, Institut national polytechnique de
Toulouse-Institut national agronomique Paris-Grignon, 2003, 4
vol., 710 p. Voir également François Purseigle, Les Sillons de l’engagement. Jeunes agriculteurs et action collective, Injep-L’Harmattan,
coll. Débats jeunesse, 2004, 262 p.
des niveaux de productivité identiques. Chaque
ensemble régional disposerait d’une union douanière bénéficiant de protections tarifaires d’autant
plus élevées que la productivité est faible. Derrière
une politique de prix rémunérateurs assortie de
mécanismes de maîtrise des productions, l’objectif
premier n’est pas de nourrir le monde entier mais
89
d’être fiers du métier et de vivre de leurs produits.
En somme, c’est autour de la reconnaissance des
« droits des peuples à se nourrir eux-mêmes 52 »
que le CNJA proposera un rapport qui, selon les
mots de son président, « assassine cette course
débilitante aux gains de productivité par économie
d’échelle 53 ».
Nous voyons ici que, pour nombre d’agriculteurs, l’une des sources du trouble identitaire qui
les affecte tient au fait qu’ils vivent de l’argent
public au moment même où les aides allouées à
l’agriculture participent à la déstabilisation des
agricultures du monde. Les deux préceptes jacistes
de liberté dans l’exercice professionnel et de responsabilité vis-à-vis d’un monde qu’il convient de
nourrir apparaissent, selon eux, comme bafoués.
Au lieu de faire le choix d’une maîtrise de la production agricole de manière à enrayer la constitution de stocks d’invendus, l’Europe a fait le choix
de l’exportation sur les marchés mondiaux. Or, un
revenu essentiellement constitué d’aides publiques
correspond mal à l’imagerie paysanne que la génération antérieure a combattue et à laquelle il se
raccroche aujourd’hui. L’agriculteur est animé par
un désir d’indépendance qui s’accompagne du souhait de participer à nourrir les hommes. « Quand
on choisit d’être paysan, c’est, entre autres, et plus
ou moins, mais toujours, pour être indépendant.
Indépendant dans ses décisions professionnelles,
dans ses choix de conduite d’entreprise, dans les
orientations de son capital d’exploitation et de ses
facteurs de production… Bref, pour être, comme
on dit, “son propre patron” 54. Ce discours n’est
pas un simple jeu de rhétorique, il s’appuie sur
des représentations collectives du métier partagées
par de nombreux jeunes. À la question « Pourquoi
avez-vous choisi la profession d’agriculteur ? »,
66 % des jeunes agriculteurs interrogés répondent :
« Parce que c’est un métier où on se sent libre »
et 43 % d’entre eux considèrent que la liberté et
l’initiative sont les valeurs qui les différencient le
plus des autres jeunes qui débutent une activité
professionnelle 55.
Considérant que les fondements de leur identité professionnelle sont en danger, de nombreux
agriculteurs affirment qu’ils sont prêts à se passer
des aides pourvu que le prix de leur produit reflète
la valeur de leur travail.
Un tel discours repose sur les principes fonda­
teurs d’une économie qui « règle le profit sur le
service rendu dans la production, la production
sur la consommation, et la consommation sur une
­éthique des besoins humains replacée dans la perspective totale de la personne 56 ». Le marché devrait
90
91
être alors subordonné à une politique économique
ordonnée tributaire elle-même d’une éthique. Dès
lors, comment endosser les véritables habits du
chef d’entreprise 57 ?
Certes, en revendiquant des revenus basés sur
des prix rémunérateurs, certaines organisations professionnelles affirment le primat personnaliste du
travail sur le capital mais savent-elles qu’en même
temps elles affirment leur refus du marché 58 ?
Parallèlement, alors que la diversité des réalités
agricoles est une force même dans leur dimension
individuelle, les agriculteurs français restent obsédés
par le mythe de l’unité paysanne. Comme déclamer
« On est tous paysans » et revendiquer en même
temps le statut d’un chef d’entreprise…
*
Dans une société de la mobilité et des individus, l’agriculture et le monde rural sont investis
d’une nostalgie qui emprisonne tout à la fois les
citoyens et les agriculteurs. La France semble
dans l’incapacité de faire pleinement le deuil de sa
paysannerie 59. Se réconfortant derrière le mythe
d’une unité paysanne surannée, les agriculteurs
français ne maîtrisent plus le sens de leur héritage
collectif. En effet, si les agriculteurs ne savent
pas quelle agriculture ils souhaitent, le reste de la
92
société non plus. L’incapacité que les agriculteurs
ont à se nommer trouve un écho dans l’incapacité
de la société à définir ce que pourrait être l’agriculture. Et ce qui pourrait apparaître aux yeux de
certains agriculteurs comme un troisième modèle
agricole autour de la figure du chef d’entreprise ne
semble pas construit idéologiquement.
Non, la profession agricole n’est pas disqualifiée ;
elle apparaît momentanément inquali­fiable 60 ! Ce
n’est qu’en acceptant les individualités qui se font
jour que la profession sera en mesure de construire
un véritable projet collectif capable de lui offrir
une nouvelle image.
Notes
1. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement socio­logique.
L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan,
coll. Essais et Recherches, 1993, 408 p. ; Dominique
Schnapper, La Compréhension sociologique. Démarche de
l’analyse typologique, Presses universitaires de France,
coll. Le lien social, 1999, 125 p.
2. Bertrand Hervieu, Jean Viard, L’Archipel paysan. La
fin de la République agricole, l’Aube, coll. Monde en
cours, 2001, 124 p.
3. Nicole Eizner, « L’idéologie paysanne », in Yves
Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin (éd.),
« L’univers politique des paysans », Cahiers de la FNSP,
Armand Colin, 1972, p. 320.
4. Si dans certaines régions la création des organisations
93
écono­miques et sociales est le fait tant du courant
aristo­cratique que du courant républicain, il n’en
demeure pas moins que c’est ce dernier courant qui
façonna le plus de son empreinte l’organisation économique et sociale agricole au niveau national. Dès 1908,
la Société nationale d’encouragement à l’agriculture
créera la Fédération nationale des caisses régionales de
crédit agricole mutuel ainsi que la Fédération nationale
des coopératives de production et de vente. La création de ces deux fédérations précéda la Fédération des
syndicats agricoles de France qui verra le jour en 1909.
Mutualité et coopération agricole se réuniront en
1912 au sein de la Fédération nationale de la mutualité
et de la coopération agricole. Ce n’est qu’en 1955 que
naîtra la Confédération nationale de la mutualité, de la
coopération et du crédit agricole (CNMCCA). Cette
dernière, qui a pour but de réunir toutes les organisations professionnelles ayant en commun les principes
mutualistes et coopératifs, réunit la Mutualité agricole, la Coopération agricole, le Crédit agricole et des
organisations agricoles diverses.
5. Nicole Eizner, op. cit., p. 321.
6. Ibid., p. 321.
7. Jules Méline, Le Retour à la terre et la surproduction
industrielle, Hachette, 1910 ; cité par Nicole Eizner,
op. cit., p. 321.
8. Nicole Eizner, op. cit., p. 322.
9. Pierre Barral, « Depuis quand les paysans se sententils français ? », Ruralia, n° 3, 1998, p. 7-21.
10.Eugen Weber, Peasants into Frenchmen. The Moderni­
sation of Rural France, 1870-1914, Stanford California,
Stanford University Press, 1976, 615 p., traduction en
français, La Fin des terroirs. La modernisation de la
France rurale, 1870-1914, Paris, Librairie Arthème
Fayard/Éditions Recherches, 1983, 844 p. Cité également par Pierre Barral, op. cit., p. 10.
11.Émile Guillaumin, La Vie d’un simple, Paris, Stock,
1904, réédition 1990, Le Livre de poche, p. 63, 319 p.
12.Voir notamment le chapitre de Danièle HervieuLeger intitulé « Le catholicisme français “exculturé”.
L’exemple des rapports du catholicisme et de la ruralité », dans Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard,
2003, p. 90-131.
13.Edouard Lynch, « Paysannerie, agriculture et ruralité : les catholiques à la croisée des chemins », in
Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier,
Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les Catholiques dans la
République. 1905-2005, éditions de l’Atelier, Paris,
2005, p. 55-65, 365 p.
14.François Purseigle, « Le monde paysan et les sources
chrétiennes de la solidarité internationale », in Eric
Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer (dir.),
L’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une
nouvelle cause, Flammarion, 2005, p. 75-105, 371 p.
15.Pierre Muller, Le Technocrate et le Paysan, les Éditions
ouvrières, 1984, p. 61-85, 173 p.
16.Op. cit., p. 66.
17.Bernard Bretonnière, François Colson, Jean-Claude
Lebosse, Bernard Thareau. Militant paysan, Éditions
de l’Atelier, 1997, p. 25, 192 p.
18.Marie-Josèphe Durupt, Les Mouvements d’action
catholique, facteurs d’évolution du monde rural, thèse
de 3e cycle de sciences politiques non publiée, Paris,
FNSP, 1963, 2 tomes, 413 et 195 p.
19.Suzanne Berger, Les Paysans contre la politique, Seuil,
coll. L’univers historique, 1975, 346 p.
94
95
20.Dominique Vermersch, Économie politique agricole et
morale sociale de l’Église, Economica, 1997, p. 220,
265 p.
21.Bertrand Hervieu, André Vial, « L’église catholique
et les paysans », in Yves Tavernier, Michel Gervais,
Claude Servolin (dir.), L’Univers politique des paysans,
Armand Colin, 1972, 650 p.
22.Paysan, n° 16, février-mars 1959, p. 66, 83 p.
23.Paul Houée, « Les étapes du projet jaciste dans le
développement rural », in François Colson (dir.), JAC
et modernisation de l’agriculture de l’Ouest, INRA-ESR
Rennes, 1980, 205 p.
24.Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Seuil,
1961 (rééd. 2000).
25.Cité par Jean-Marie Gatheron, Le Pain et l’Or, op. cit.,
p. 97.
26.Bertrand Hervieu, La JAC et le MRJC, une brève
étude historique, Paris, MRJC, 1971, 48 p. ; Bertrand
Hervieu, André Vial, L’Église catholique et les paysans,
in Yves Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin
(dir.), L’Univers politique des paysans dans la France
contemporaine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1972, 650 p.
27.Julie Labatut, Jacques Abadie, Guillaume Dherissard,
Roselyne Feyt, Marie-Thérèse Lacombe, Samuel
Meens, François Purseigle, Pas de pays sans paysans.
La voix de Raymond Lacombe, Rodez, éditions du
Rouergue, 2005, p. 95, 442 p.
28.L’usage par le sociologue de la notion de responsabilité telle qu’elle est définie par les philosophes soulève
un débat qu’il convient de souligner comme le précise
Michel Peroni dans son article intitulé « Engagement
public et exposition de la personne : l’acteur, le specta-
teur et l’auteur », in Jacques Ion, Michel Peroni (dir.),
Engagement public et exposition de la personne, l’Aube,
coll. Monde en cours, p. 249-265, 270 p.
29.Marcel Faure, « L’Exploitation agricole dans l’économie moderne », revue Paysans, n° 6, juin-juillet 1957,
p. 44, p. 43-56.
30.François Purseigle, Les Sillons de l’engagement. Jeunes
agriculteurs et action collective, INJEP-L’Harmattan,
coll. Débats jeunesse, Paris, 2004.
31.Pour des témoignages explicites sur le combat de la
décohabitation que les jeunes mèneront durant ­toutes
les années 1960, l’auteur renvoie au numéro 176
du journal Jeunes Agriculteurs qui consacrait, en
mai 1966, son titre de une à cette question. Le lecteur
­trouvera notamment, dans ce numéro, un article de
J. Magimel portant sur la cohabitation dans le SudOuest. J. Magimel, « Vieille coutume, faux respect
de la famille, esclavage de la propriété sacrée. La
cohabitation met en danger l’évolution de l’agriculture
du Sud-Ouest », Jeunes Agriculteurs, n°176, mai 1966,
p. 18-21.
32.Léon Dubois, « Exploitation et famille », Paysans, n° 6,
juin-juillet 1957, p. 8-14.
33.F. Proal, M. Faure, « Exploitation familiale et entreprise agricole », Paysans, n° 15, décembre 1958­janvier 1959, p. 44, p. 39-50.
34.J.-M. Gatheron, Le Pain et l’Or, Économie et
Humanisme, coll. Économie et humanisme, n° 1,
Écully, s.d. (1947).
35.Martyne Perrot, « La Jaciste : une figure embléma­
tique », in Rose-Marie Lagrave (dir.), Celles de la terre.
Agricultrice : l’invention politique d’un métier, éditions
de l’EHESS, 1987, p. 33-60, 254 p.
96
97
36.Bernard Lambert, Les Jeunes Agriculteurs devant l’évolution économique de leur profession et de la société,
Centre d’histoire du travail, Nantes, Fonds Lambert,
p. 2-3, 6 p.
37.Propos d’un jeune agriculteur de Loire-Atlantique
recueilli par la revue Paysan et publié dans un article
de J.-M. Ferrières, « L’exploitant agricole peut-il être
un chef d’entreprise moderne ? », revue Paysans, n° 6,
juin-juillet 1957, p. 22-28.
38.Michel Debatisse, op. cit., p. 171.
39.Pierre Muller, op. cit., p. 70-71.
40.Ronald Hubscher, Yves Rinaudo, « L’Unité en péril »,
in Bertrand Hervieu, Rose-Marie Lagrave (dir.),
Les Syndicats agricoles en Europe, L’Harmattan, coll.
Alternatives rurales, 1992, p. 95-113, 318 p.
41.Bertrand Hervieu, Jean Viard, L’Archipel paysan. La
fin de la République agricole, l’Aube, coll. Monde en
cours, p. 43, 124 p.
42.Michel Augé-Laribé, L’Évolution de la France agricole,
Armand Colin, 1955.
43.Les chambres d’agriculture prendront notamment
appui sur la définition du professeur André Marchal
pour définir en 1962 ce qu’elles entendaient par structures. Bulletin des chambres d’agriculture, n° 257, 1er décembre 1962. Cité par Maurice Roussel et Raymond
Peyrat dans L’Action en commun des agriculteurs, éditions J.-B. Baillère & fils, coll. Enseignement agricole, 1966, p. 13-14, 458 p. André Marchal, Systèmes
et Structures économiques, Presses universitaires de
France, 1969, 108 p.
44.Norbert Elias, La Société des individus, Pocket, coll.
Agora, 1997, p. 168-169.
45.Op. cit.
46.Bertrand Hervieu, Les Champs du futur, François
Bourin, 1993, 172 p.
47.François Purseigle, « Les malaises du monde paysan »,
in Agriculture et Monde rural, Regards sur l’actualité,
La Documentation française, n° 315, 2005 ; Bertrand
Hervieu, Les Agriculteurs, Presses universitaires de
France, coll. Que sais-je ?, 1996, 127 p.
48.Entretien avec Alexandre Martini de l’agence DDBParis qui a réalisé le clip publicitaire de ce fromage,
« Persuader sans caricaturer », L’Information agricole,
n° 779, juillet-août 2004, p. 21.
49.François Purseigle, « Le monde paysan et les sources
chrétiennes de la solidarité internationale », in Eric
Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, op. cit.
50.« Pour une mondialisation humanisée », éditorial Jeunes
Agriculteurs, n° 549, avril 2000, p. 1.
51.CNJA, Paysans du monde : le prix de notre avenir.
Rapport d’orientation présenté par Didier Louvel, Olivier
Barras et Xavier Sublet, 35e congrès du CNJA, Annecyle-Vieux, 119 p.
52.Bertrand Hervieu, Du droit des peuples à se nourrir euxmêmes, Flammarion, 1996.
53.CNJA, op. cit.
54.CNJA, op.cit., p. 23.
55.François Purseigle, op. cit.
56.Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Seuil,
1961 (rééd. 2000), p. 146, 393 p.
57.Carime Ayati, L’Économie selon Emmanuel Mounier ou
la rencontre du spirituel et du temporel, DEES, n° 116,
juin 1999, p. 59-68.
58.« Projet d’une Déclaration des droits des personnes
et des collectivités », Esprit, n° 105, décembre 1944,
p. 124.
98
99
59.Bertrand Hervieu, « L’impossible deuil de la France
paysanne », in Jean Viard (dir.), Aux sources du populisme nationaliste, l’Aube, 1996, 259 p.
60.François Purseigle, « Ils ne savent pas quelle agriculture ils souhaitent », propos recueillis par Laetitia
Clavreul, Le Monde, 25 février 2006.
Texte III
Des agricultures à nommer *
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Albert Camus, Sur une philosophie de l’expression, Brice Parain,
Pléiade (Poésie 44, 1944), Essais,
1re éd., p. 1676.
* Texte issu de la conférence prononcée le 8 janvier 2007
lors de la 10e rencontre du Forum de l’agriculture raisonnée (FARRE) et de l’article publié dans la revue Pour,
n° 194, de juin 2007.
100
101
Ce début du xxie siècle représente un moment
historique qui nous concerne directement. En effet,
pour la première fois dans l’histoire de l’humanité,
les populations urbaines sont plus nombreuses
que les populations rurales. Urbain, concentré,
littoralisé, ainsi se présente notre monde. Cet événement, loin de devoir être considéré comme le
fruit d’une évolution inéluctable, mérite d’être examiné de près. En effet, ce constat cache une autre
découverte. Les populations rurales et paysannes,
si elles ne sont plus, comme nous aimons à le dire,
la moitié du monde, n’ont pour autant jamais été
aussi nombreuses en valeur absolue à la surface de
la planète. Paradoxalement, leur poids absolu s’est
accru en même temps que leur influence s’est amenuisée 1. Mais nous constatons que tout se passe
comme si le monde n’avait plus besoin de tous ces
paysans pour se nourrir. Un monde à 5 ou 10 %
de population active agricole serait en effet, diton, bien plus simple à gérer qu’un monde encore
lourd de ces immenses masses paysannes. Une
102
103
forme de rationalité voudrait que l’on congédie les
sans-terre, les sans-eau, les sans-savoir, les sansmarché…
Ainsi la mondialisation, en même temps qu’elle
embrasse, dans l’instant, la planète tout entière,
ne retient dans ses bras avides et possessifs que
les éléments les plus prometteurs. Elle intègre,
rapproche, relie autant qu’elle ignore, exclut ou
rejette. La mondialisation n’aurait pas besoin de
tout le monde pour s’épanouir.
Nous avons pensé le xxe siècle comme le siècle
de la fin des paysans, ce qui signifiait deux choses :
d’abord, l’exode et le départ vers d’autres horizons
pour une grande partie, ensuite, pour ceux qui restaient, le passage d’un état assigné par la naissance
à un métier voulu et conquis 2. Ailleurs, cette fin
des paysans prit des formes inattendues – collectivisation à l’est, colonisation, décolonisation au
sud, ici et là, simple subsistance.
Nous sommes aujourd’hui dans une autre histoire dont la complexité se modifie : la chute du
mur de Berlin, l’achèvement des processus de
décolonisation, la disqualification des épopées collectivisatrices, l’entrée massive de l’agriculture et de
l’alimentation dans le processus accéléré de mondialisation, l’explosion démographique – ajoutons
également la fin des grandes tentatives de réformes
agraires – provoquent une reconfiguration de la
place des agriculteurs dans les sociétés et dans le
monde.
104
105
Les formes multiples de recomposition
des paysanneries dans le monde
Au moins trois grandes formes sociales de la
production agricole peuvent être distinguées.
J’appellerai la première : agriculture de firme.
Elle se rencontre des riches terres de tchernoziom
arrosées par la Volga aux plateaux récemment défri­
chés du Mato Grosso ou du bassin de l’Amazone 3.
Sur les décombres du communisme, comme sur
des terres fraîchement conquises, se déploient des
formes de production peu régulées ou, au mieux,
financièrement régulées par le marché boursier.
L’Australie ou encore l’Argentine fournissent des
formes plus familiales de cette agriculture-là mais
connaissent des processus d’intégration, en amont
comme en aval, aux secteurs bancaires et aux secteurs industriels de l’agrochimie et des semences.
Ajoutons que ces formes d’agriculture s’accompagnent ici et là, y compris en Europe, d’une
résurgence du servage, du non-droit et du travail
forcé. La condition de semi-esclavage de milliers
de saisonniers agricoles dénoncée en 2006 dans la
presse italienne en est une illustration 4.
Sous le terme de paysannerie se cachent aussi
des populations toutes préoccupées de leur survie,
dépourvues de tous moyens de développement : les
paysans sans terre, bien entendu, sont l’exemple
le plus parlant de cette population ; les paysanneries andines ou africaines, pour une grande part,
sont confrontées à une sorte de perte culturelle
et ­ technique. La transmission des savoirs traditionnels ne se fait plus mais la formation à une
nouvelle culture technique, voire scientifique, n’est
pas en place.
En ce sens, peut-on dire que ces populations ont
été, un jour, paysannes ? Les 800 millions de pauvres que compte la planète, ce sont eux largement !
Ils sont condamnés, pour les uns, aux ­ grandes
migrations internationales, pour les autres, à un
exil sur place, mais pour aucun à l’exode de progrès
que nous avons connu il n’y a encore pas si longtemps. La mondialisation n’a besoin d’eux ni pour
produire ni même pour consommer puisqu’ils ne
sont pas solvables. Ils illustrent une mondialisation où les riches, pour s’enrichir, n’ont pas besoin
des pauvres qui, eux, s’appauvrissent encore. Ils
illustrent une mondialisation qui installe une nouvelle coupure. En effet, à la cassure Nord-Sud, se
superpose une cassure Sud-Sud qui fait coexister des espaces urbains, des classes moyennes et
supérieures au diapason d’une information et d’un
marché globalisé avec des espaces ruraux, des
populations pauvres, sans échange, sans marché et
donc sans développement.
Enfin, l’agriculture de type familial est dans une
phase de grande déstabilisation. En Chine, civilisation paysanne par excellence – et où il est encore
possible de rencontrer des paysans au sens strict
du terme –, l’ouverture capitaliste de l’économie
produit un double effet déstabilisateur. 100 millions de paysans de l’intérieur, que l’on qualifie
de paysans « flottants », quittent leurs villages sans
papiers, sans autorisation, dans l’espoir d’une vie
meilleure ; de l’autre côté, sur le cordon urbain et
littoral de la mer de Chine, surgit une agriculture
industrielle urbaine et périurbaine, complètement
affranchie du sol et des formes traditionnelles de
production chinoise, directement articulée à un
monde urbain déjà globalisé.
À bien des égards, la Chine porte en elle deux
formes bien différenciées d’agriculture, qui ne
sont pas seulement distinctes dans leurs formes et
les structures de production mais aussi dans leur
rapport au monde : l’agriculture de l’intérieur est
en effet de plus en plus enfermée sur elle-même et
sur les marchés locaux tandis que la seconde est en
osmose avec une globalisation à la chinoise.
106
107
Le Japon tente de contenir la déstabilisation
très forte de son agriculture familiale par une politique volontariste et très coûteuse voulue au nom
de la souveraineté.
En Inde, la stratégie de développement agricole
s’appuie aussi sur les agricultures familiales mais la
virulence des mécanismes d’intégration provoque
des vagues de suicides paysans jamais rencontrées
dans l’histoire de ce pays 5.
Il existe une agriculture paysanne et ­ familiale,
articulant marché local et compétitivité inter­
nationale, c’est l’agriculture vietnamienne : méticulosité, culture technique, intelligence des marchés,
activité incessante. Ce dynamisme et cette adaptation sont exceptionnels.
Le modèle moderne familial à l’européenne
étendu jusqu’aux États-Unis et au Canada par
les migrants et dans les États prospères du Sud
du Brésil, du Venezuela, du Paraguay, est bien
entendu également déstabilisé par l’ouverture des
marchés. Ce modèle oscille entre la tentation
d’une approche strictement financière et une
conservation de son architecture familiale et patrimoniale. Il en appelle autant à son identité paysanne d’hier qu’à la valorisation de son caractère
entrepreneurial.
108
Face aux évolutions, adoptons un triple regard
L’une des originalités des évolutions tient au
fait qu’un certain nombre de questions comme
celle de la nouvelle donne environnementale transcendent ces trois types d’agricultures selon des
mises en temporalités différentes. Contrairement
aux mutations précédentes, qui étaient pensées
politiquement à travers un accompagnement dans
l’exode, nous assistons aujourd’hui à des processus de disqua­lification et de congédiement d’une
population aux multiples visages.
En résumé, nous pouvons faire trois constats :
1) Un monde à la fois urbanisé et globalisé
défini par l’instantanéité en opposition à un monde
paysan localisé caractérisé par un temps long.
2) L’éclatement d’un modèle familial, l’émergence d’une pluralité de situations : aucun modèle
ne s’est imposé.
3) Des paysanneries minoritaires, diversifiées et
complexes, qui ont en commun d’être toutes projetées dans la globalisation. On ne peut nier que de
nouvelles forces du marché et de nouvelles attentes
s’imposent de la même façon à l’ensemble de ces
paysanneries. La question environnementale n’est
pas simplement une question occidentale.
Face à ces évolutions, il convient de réagir en
articulant trois regards :
109
Regardons la planète : reviendrait-il à une poignée d’économies et d’espaces de nourrir le monde
et tout le monde ? Pour renvoyer superbement à
rien, ceux qui n’ont déjà rien. Comment concilier
une sécurité alimentaire aux coûts les plus bas, pour
les populations urbaines et littorales grandissantes,
et la construction de marchés locaux et nationaux
appuyés sur des paysanneries hélas peu formées,
peu organisées, peu dotées ? En d’autres termes,
comment construire et faire émerger de nouveaux
marchés dans un marché globalisé, comment éviter
qu’à la coupure Nord-Sud que nous connaissons
ne se superpose une coupure Sud-Sud entre des
populations urbaines et littorales reliées au monde,
et des populations rurales marginalisées ?
Regardons l’Europe : voulons-nous d’une Europe
agricole aux mains de quelques consortiums ou
sociétés financières bien capables, du delta du
Danube à la Puszta hongroise, de produire pour le
marché européen et le marché international, à très
bas prix, les matières premières ? Cette agriculture
de firme s’accompagnerait, à la périphérie, d’agricultures locales renvoyées, pour les unes, à un localisme de survie, pour les autres, à un essoufflement.
Peut-on, au contraire, penser une politique agricole
commune soucieuse de la place de ­ l’Europe dans
la géostratégie mondiale mais capable de revisiter
une régionalisation au plus près des collectivités,
de politiques agricoles de produits localisés, de
terroirs, de cultures et de diversité ?
Regardons la France : voulons-nous une France
avec 100 000 exploitations agricoles capables de
fournir la matière première alimentaire utile ?
Voulons-nous à la fois ces 100 000 ou 300 000
exploi­tations et, en même temps, ces 300 000 qui
produisent, elles aussi, pour le marché mais qui
produisent en même temps des richesses cultu­
relles, immatérielles, peu marchandes, une richesse
intime et une richesse collective, une richesse privée
et une richesse publique, une richesse d’aujourd’hui
et une richesse transgénérationnelle ?
Comment sortir de cette dualité ? Sommes
nous capables de penser en une politique publique
– forcément complexe mais nécessairement compréhensible – cette double polarité qui recouvre un
éventail de situations dont la bigarrure devrait
nous réjouir infiniment ?
110
111
Les nouveaux visages de la France agricole
Arrêtons-nous sur le cas de la France où quatre
tendances s’affirment.
La première tendance lourde est évidemment
la question de l’environnement et du territoire et
l’atten­tion grandissante de nos contemporains,
dans les sociétés très développées, à cette question.
On voit apparaître des retournements de situation et, dans certains secteurs, la question environnementale devient une question économique
première, et pas seulement une question non marchande. De ce point de vue, les chiffres du développement du tourisme mondial doivent nous faire
réfléchir, car la France, dans ce domaine, est en tête
et l’industrie du tourisme a l’avantage d’être non
délocalisable. Mais d’autres pays s’emploient avec
beaucoup de talent à développer leur offre touristique pour devenir les premières destinations touristiques mon­diales. Si nous voulons garder notre
rang, la question environnementale est essentielle
dans ce dispositif. Ce n’est pas une chimère parce
que nous savons qu’une des principales sources de
développement de la richesse et de l’emploi dans
l’Europe, et notamment dans l’Europe à vingtcinq, relève à la fois du tourisme et de la santé : la
longévité et les modes de vie, dans nos sociétés de
mobilité, offrent des temps de loisirs, de voyages,
de séjours de moyenne et longue durées en dehors
de chez soi, de multirésidences. Tous ces phénomènes méritent d’être examinés de près. Et si nous
n’y prenons garde, dans les vingt ans qui viennent,
les conflits d’usage entre le secteur touristique et
celui de l’agriculture peuvent s’accroître avec des
c­ ontradictions que des collectivités auront du mal
à gérer si elles ne sont pas anticipées.
La deuxième tendance est celle de la délocalisation/relocalisation des bassins de production à la
surface de la planète 6. Ces processus sont de plus
en plus brutaux et rapides, comme nous l’a montré
l’histoire que nous avons connue ces cinquante
dernières années où nous sommes passés, en
France – notamment pour la production porcine,
mais également pour la production avicole –, d’une
situation où l’on produisait un peu de tout partout,
et notamment du porc, à la construction de bassins
de production extrêmement spécialisés et intégrés.
Ce modèle des bassins est un modèle historiquement situé, qui a correspondu à un moment de
développement mais qui n’est pas voué non plus à
perdurer. Pour nourrir 9 milliards d’humains, il va
falloir réinventer ou faire profondément bouger le
système alimentaire mondial ; on doit faire l’hypo­
thèse que ce phénomène d’un monde agricole de
bassins relativement stables à un moment donné
de l’histoire va se déstabiliser très profondément
dans les vingt ans qui ­ viennent. On peut déjà
voir émerger d’autres bassins, dans d’autres pays,
dans d’autres continents, dans d’autres conditions.
On peut s’attendre à ce que, dans les dix ans qui
­viennent, les trois « géants » que sont le Brésil, la
112
113
Chine et l’Inde ­fassent leur entrée fracassante sur
le marché mondial. Si l’on se cache ces réalités,
on ne pourra pas prévenir, anticiper et trouver des
solutions. Il est par exemple intéressant de comparer les logiques de l’évolution des Pays-Bas et
de l’Espagne, deux pays extrêmement modernes.
Les Pays-Bas ont inspiré le modèle breton, l’Espagne nous fascine par sa capacité et son appétit de
rattrapage. On sait que, souvent, un signe avantcoureur possible des délocalisations est l’arrivée de
nouvelles importations. Or, on voit qu’aujourd’hui,
les grandes matières premières congelées du porc
– poitrine, épaule, etc. – proviennent des pays
émergents ; elles sont parfaitement calées sur les
standards internationaux de l’OMC et obéissent à
des critères sanitaires tels que les industriels sont
dorénavant tentés par ces importations pour avoir
des produits à coûts abaissés. Cela constitue, pour
le moins, sinon des menaces du moins des signaux
dont il faut tenir compte.
La troisième tendance est la capacité de réaction d’une collectivité et d’un territoire face à de
­grandes crises. Nous avons connu des bouleversements au cours des vingt dernières années et tout
laisse penser qu’il en surgira de nouveaux, bien
que nous ne puissions ni les nommer ni les dater.
Ces crises à venir fonctionnent dans les deux
sens : ce peut être celle des autres qui évidemment
provoque un effet d’aubaine pour ceux qui se
trouvent épargnés par la crise, mais ce peut être
notre crise qui provoque un effet déstabilisateur et
qui provoque une aubaine pour d’autres, aubaine
suffisamment large pour qu’on ne s’en remette
pas. Et pensons à des grands sujets tels que les
maladies émergentes, les nouvelles souches, des
maladies invincibles… Il ne s’agit pas de faire du
catastrophisme mais de savoir comment on peut
se préparer au moins collec­tivement et psychologiquement à affronter ces occurrences qui font
partie intégrante de la modernité. Certaines crises
sont aujourd’hui oubliées, mais il en est qui continuent de peser d’un poids énorme au sein de la
société française (par exemple, celle de l’amiante,
dont on est loin d’être sortis et qui rappelle à notre
mémoire les discours lénifiants sur la modernité et
la perfection de ce matériau). Nous sommes dans
une société de risques et de ­ crises qui peuvent
avoir des effets absolument dévastateurs sur des
segments entiers de la production, avec une éducation à la crise à construire.
La quatrième tendance est la question de la
concentration foncière, de l’installation et de la
transformation des formes juridiques des exploitations agricoles. Nous devons rompre avec un
114
115
discours qui paraît de bon sens sur l’installation
en agriculture. Le modèle de l’installation conquis
par les agriculteurs entre 1950 et 1960 est devenu
une sorte de dogme qui s’est transformé en contrevérité : il suffit de mettre le nombre de dotations
aux jeunes agriculteurs en début d’exercice budgétaire, et l’on est sûr que ce ne sera pas dépensé,
faute de candidats. L’on constate que les exploitations individuelles sont plutôt vieillissantes et là
où il y a un renouvellement possible, c’est plutôt
du côté des formes sociétaires. Les difficultés sont
donc des deux côtés : du côté des formes individuelles parce que la relève n’est pas au rendezvous, et du côté des formes associatives, collectives
ou sociétaires, parce que la relève est très compliquée : les masses de capitaux en jeu ne sont plus de
l’ordre de la transmission de personne à personne
et ce qui a fonctionné pour la transmission à l’intérieur d’un cadre familial élargi se révèle impossible
pour la transmission suivante. Cela représente un
immense problème, à la fois juridique, financier,
familial, culturel, qu’il faut prendre à bras-le-corps.
Les organisations et les collectivités doivent se saisir de ce problème de la transmission et de l’entrée
dans le métier, autrement que sur les canons des
années 1950 qui ne sont plus du tout d’actualité.
Le modèle de l’installation en couple a bel et bien
disparu. L’individualisation de l’installation et du
travail en agriculture déstabilise le modèle familial
défendu par toute une génération. Dans ses ­formes
juridiques comme dans les esprits, ce modèle a
fait place à celui de l’installation individuelle avec
­toutes les conséquences que cela comporte en
­termes d’action collective et d’élaboration d’un
projet commun partagé tant au sein du système
professionnel que du système exploitation-famille.
Plus solitaire et plus sociétaire, tel est le nouveau
visage de l’installation en agriculture.
116
117
Accompagnons une bipolarité avérée
et finalement souhaitable
Au regard de ces évolutions très contrastées
des agricultures du monde, toutes confrontées
positivement ou négativement à la globalisation
des marchés, des informations et des risques
sanitaires et environnementaux, la France doit se
repositionner en considérant que la diversité de ces
agricultures est un atout et non un handicap dans
cette globalisation.
Au lieu de vouloir assigner nos productions et
nos régions sur un même modèle, retournons la
perspective. Acceptons et accompagnons la bipolarisation de notre paysage agricole et l’éventail
des possibles qui meuble l’entre-deux de ces deux
pôles. En effet, les marchés d’aujourd’hui et leur
complexité ouvrent la voie d’une pluralité de segments. La complexité et la volatilité des opinions
publiques conduisent à multiplier ou conserver des
formes multiples de production pour faire face à
des situations continuellement innovantes.
Enfin, la modernité du travail, en agriculture
comme ailleurs, nous pousse à accepter des formes
multiples, polymorphes. Les unes individuelles, les
autres sociétaires. Les unes familiales, les autres
anonymes. Toutes créatrices d’innovations, de
richesses, d’emplois et de responsabilités partagées.
Oui, la coexistence dans un même secteur
économique et culturel de 150 000 exploitations
produisant 80 % des matières premières agricoles
et de 300 000 exploitations pluriactives/plurifonctionnelles est non seulement possible, elle est
souhaitable. En tout cas elle est voulue par notre
histoire et désirée par notre opinion.
Notes
2.
3.
4.
5.
6.
voir également Financial Times, « An Inhuman Race ?
How the Lure of the City is Rapidly Swelling the
World’s Slums », 7 août 2006 ; Le Figaro, « La moitié
de l’humanité se concentre désormais dans les villes »,
13 décembre 2006 ; Marie-Françoise Durand, Benoît
Martin, Delphine Placidi, Marie Törnquist-Chesnier,
Atlas de la mondialisation. Comprendre l’espace mondial
contemporain, Presses de Sciences-po, 2006, 126 p.
Henri Mendras, La Fin des paysans : innovations
et changement dans l’agriculture française, A. Colin,
Coll. U2, n° 110, 1970 (1re éd. 1967).
Courrier international, « Les Deux Brésil », n° 830,
28 septembre-4 octobre 2006, p. 48-55.
Fabrizio Gatti, « Clandestin dans le sud de l’Italie. Un
saisonnier en enfer », Courrier international, n° 830,
28 septembre-4 octobre 2006, p. 58-60.
Frédéric Landy, Un milliard à nourrir. Grain, territoire
et politiques en Inde, Belin, 2006, 270 p. ; Sonia Faleiro,
« Vie et mort de paysans ordinaires », Courrier international, n° 830, 28 septembre-4 octobre 2006, p. 36.
M. Rieu, Y. Salaün, « Quel modèle de développement
durable pour la production porcine française ?, Déméter
2007 ; B. Hervieu, J.-C. Flamant, H. de Jouvenel,
Inra 2020. Alimentation, agriculture, environnement :
une prospective pour la recherche, Inra, 2003.
1. United Nations, Department of Economic and Social
Affairs, World Urbanization Prospects. The 2005
Revision, 2006, 196 p. ; United Nations, Department
of Economics and Social Affairs, The Millennium
Development Goals Report 2006, June 2006, 28 p. ;
118
119
Texte IV
Les dynamiques agricoles
en Méditerranée*
* Écrit avec Sébastien Abis, spécialiste de la Méditer­
ranée, consultant au Ciheam, en charge des analyses géo­
stratégiques et prospectives. Auteur de nombreux ­articles
sur la Méditerranée et le Maghreb, il a aussi publié
L’Affaire de Bizerte (Sud-éditions, 2004).
Ce texte a été publié dans la revue Confluences Méditerranée,
n° 58, été 2006.
120
121
Pendant que la géopolitique internationale se
complexifie et que les équilibres socio-­économiques
du monde se recomposent, la Méditerranée,
à nouveau, nous inquiète et nous interpelle.
Dix après la vibrante Déclaration de Barcelone,
qui instaura le Partenariat euro-méditerranéen
(PEM), les ­ doutes l’emportent sur la confiance
et l’espérance. La Méditerranée demeure une
zone de tensions, avec des problèmes sécuritaires,
des fractures socio-politiques et des asymétries
de richesse. En 2005, à elles trois, l’Espagne, la
France et l’Italie assuraient 80 % du PIB total du
bassin méditerranéen…
Nombreux sont les facteurs expliquant la
panne actuelle qui frappe la coopération euro­méditerranéenne 1. L’une des raisons tient au fait
que certains secteurs stratégiques ont été oubliés
ou marginalisés. L’agriculture fait partie de ces
champs insuffisamment explorés dans le cadre
euro-méditerranéen. Et pourtant, la question agricole y occupe une place incontournable et straté122
123
gique. Incontournable, parce que l’agriculture joue
en Méditerranée un rôle fondamental dans les
équilibres économiques, sociaux et territoriaux.
Stratégique, parce que de son évolution et de son
traitement dépendent non seulement des enjeux
politiques et commerciaux forts mais également
la volonté ou non de construire une Méditerranée
plus solidaire.
En novembre 2005, l’Union européenne s’est
enfin décidée à ouvrir les négociations avec les pays
partenaires méditerranéens (PPM) sur la libéralisation des échanges agricoles. Cette décision, somme
toute importante, comporte néanmoins des enjeux
et des risques qu’il convient de bien maîtriser.
Comprendre pourquoi l’agriculture est si stratégique en Méditerranée et décrypter comment la
perspective de libéralisation des échanges agricoles
est en train d’évoluer doit nous permettre de tracer
quelques contours sur l’avenir de la Méditerranée.
Telle est la philosophie de cet article qui se veut un
plaidoyer pour la réflexion et la volonté d’action en
Méditerranée.
mais simplement d’alerter le lecteur sur les ­tendances,
les défis émergents et l’enjeu de la sécurité alimentaire dans la région.
Les tendances lourdes
Il ne s’agit pas ici 2 de viser à dresser un tableau
exhaustif sur la situation agricole en Méditerranée
Rencontre intime de l’histoire et de la géographie, la Méditerranée est un espace sans frontières,
un territoire ouvert où, longtemps, seule la culture
de l’olivier permettait d’en tracer les limites. Trois
grands indicateurs peuvent résumer la spécificité
de l’espace méditerranéen : l’originalité de son climat et de sa végétation, la valeur de sa biodiversité
et de ses paysages mais également la fragilité de ses
territoires face aux contraintes du milieu (sécheresse, érosion hydrique, inondation, salinisation,
relief escarpé).
La Méditerranée se distingue par le poids
considérable de l’agriculture dans l’équilibre
territorial et sociétal des États riverains. Cette
caractéristique se manifeste avant tout par une
démographie rurale importante. En effet, en 2005,
sur les 454 millions d’habitants que regroupe la
Méditerranée 3, 164 millions de personnes vivaient
en milieu rural, soit environ 36 % de la population totale du bassin. Cette population rurale a
naturellement gonflé sur la rive sud avec le boom
démographique de la période 1960-1990, tandis
124
125
Un regard exploratoire sur l’agriculture
en Méditerranée
qu’au nord, parallèlement, la population rurale
accélérait sa décroissance. Aujourd’hui, 67 % de
cette population rurale méditerranéenne vit au
sud du bassin, où l’Égypte compte notamment
43 millions de ruraux. À l’horizon 2020, la part
des ruraux méditerranéens devrait connaître une
légère diminution pour représenter alors 32 % de
la population globale du bassin, soit 166 millions
de personnes. Cela signifie qu’en valeur absolue,
la population rurale continue à croître. Toutefois,
cette croissance démographique rurale est exclusivement située au sud, car au nord, les campagnes
se vident. On constate cependant un recul de la
ruralité partout en Méditerranée, tant au nord
qu’au sud, où la part relative de la population
rurale passera respectivement de 29 à 25 % et de
41 à 36 % entre 2005 et 2020.
Conséquence du poids affirmé de la population rurale en Méditerranée, la masse tout
aussi importante des actifs agricoles. Si, depuis
un demi-­siècle, l’agriculture connaît une chute
spectaculaire de ses effectifs dans la région,
aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins un puissant pourvoyeur d’emploi. Certes, dans les pays
méditerranéens de l’Union européenne, le ­nombre
d’actifs agricoles est passé de 7 millions en 1990
à 4 millions actuellement, soit environ 7 % de la
population active totale de ces pays. Mais au sud
de la Méditerranée, environ 34 millions d’individus travaillent dans le secteur agricole (soit 25 à
30 % de la population active) contre 30 millions
en 1990. Toutefois, de forts contrastes entre les
pays se remarquent (43 % en Turquie et 33 %
au Maroc contre 5 % en Libye et 3 % au Liban).
De même, la Turquie et l’Égypte à elles seules
­comptent 23 millions d’actifs agricoles.
L’agriculture structure également les économies
nationales des États méditerranéens. La part du
secteur agricole dans le produit intérieur brut est
très faible au nord de la Méditerranée (2 à 3 % en
moyenne), mis à part pour l’Albanie (25 %). En
revanche, sur la rive sud, la croissance économique
dépend encore pour beaucoup du dynamisme agricole. L’agriculture y est vitale pour les économies
puisqu’elle pèse pour 10 à 15 % du PIB (23 % en
Syrie et 17 % au Maroc).
La situation agro-commerciale des pays de la
Méditerranée est loin d’être homogène. Malgré
une baisse tendancielle depuis plusieurs années, la
part des biens alimentaires dans les importations
totales représente toujours 5 à 10 % dans les pays
du nord (19 % en Albanie) et 10 à 20 % dans les
pays du sud (23 % en Algérie). Simultanément,
les exportations agricoles demeurent stratégiques
126
127
(entre 15 et 25 % des exportations globales) dans
les économies nationales de la Grèce, de Chypre,
du Liban, de la Jordanie et de l’Autorité palestinienne et, dans une moindre mesure, pour la
France, l’Espagne, le Maroc et l’Égypte.
Quant à l’alimentation, elle figure au centre
du patrimoine méditerranéen par sa richesse et sa
diversité. Elle se distingue par la frugalité (2 500
à 3 000 calories par habitant et par jour), une
consommation privilégiée de certains produits
(légumes, fruits, huile d’olive, épices, viande) et un
rôle social évident (caractère des repas structurés
pris dans la convivialité). Ce modèle de consommation est d’ailleurs régulièrement vanté par le
corps médical pour ses qualités nutritionnelles et
organoleptiques. De même, il convient de rappeler que la part du budget des ménages consacrée
aux biens alimentaires atteint en moyenne 15 %
au nord de la Méditerranée et 30 à 40 % au sud.
L’alimentation participe donc pleinement à la
construction de l’identité méditerranéenne.
Au nord du bassin, le défi majeur réside dans la
poursuite d’un renouveau rural observé depuis une
quinzaine d’années, sous l’effet des nouvelles orientations exigées par la politique agricole commune de
l’Union européenne et sa réforme radicale de 1992.
La reconnaissance du caractère multifonctionnel de
l’agriculture soutient la pluriactivité du paysan ou du
producteur, tour à tour garant de la sécurité sanitaire
des aliments, agent d’entretien pour l’environnement, ingénieur à l’aménagement du territoire et
opérateur économique capable de stimuler l’emploi
en zone rurale. Ce renouveau des campagnes se traduit donc par l’attractivité retrouvée des territoires,
la diversification de l’économie rurale, l’émergence
de l’agrotourisme, sans oublier ces flux de néo­
ruraux qui, le week-end, délaissent la ville au profit
­d’espaces verts et de terroirs plus authentiques.
Au sud du bassin, le défi est tout autre : il
concerne la lutte contre la pauvreté et le retard de
développement des espaces ruraux. Ces derniers
sont toujours marqués par le manque d’accès aux
infrastructures collectives (à l’eau, à l’électricité,
aux soins…), le sous-emploi et l’analphabétisme.
Malgré la mise en place de politiques de développement rural 4, les faits ou les chiffres sont là :
deux tiers de la population pauvre du Maghreb vit
en milieu rural, les paysans sont de plus en plus
nombreux à devoir coupler leur activité agricole
avec un travail précaire en ville (chantier, usine)
et bon nombre de ruraux ne survivent que grâce
aux transferts de fonds qu’assure un membre de
128
129
Les défis émergents
la famille émigré à l’étranger ou travaillant dans
la capitale. L’indice numérique de la pauvreté en
milieu rural est toujours largement supérieur à
celui qui prévaut en milieu urbain : il en est ainsi
pour la population en Algérie (17 % contre 7 %)
ou celle au Maroc (27 % contre 12 %).
Partout en Méditerranée, il faut veiller à maîtriser le processus d’urbanisation et de littoralisation,
dont la vigueur dépasse de loin le niveau constaté
au niveau mondial. Sur le pourtour méditerranéen,
le nombre de villes millionnaires augmente (une
trentaine aujourd’hui contre une dizaine en 1950),
le bétonnage des côtes s’accélère (la moitié des
côtes pourraient être concernées d’ici 2025) et les
pressions sur le littoral sont d’autant plus marquées
que les flux touristiques sont à la hausse (un tiers
des flux internationaux de tourisme actuellement).
Cette urbanisation-littoralisation est davantage
prononcée au sud de la Méditerranée, puisque les
villes devraient y enregistrer une croissance démographique (bien souvent mal administrée) de 98 %
sur la période 1990-2020 contre 17 % sur la rive
nord. Incontestablement, ce processus déstabilise
les équilibres territoriaux car il tend à creuser des
fossés irréversibles entre les zones côtières et les
arrière-pays tout en exposant les villes au chaos
spatial, sanitaire, écologique et social.
C’est ici qu’intervient le paradigme écologique
dans les stratégies et les politiques publiques en
Méditerranée. Il est urgent de répondre au défi
environnemental face à la disparition progressive
de terres agricoles au profit d’une urbanisation
dévorant l’espace, surexploitant les ressources et
bouleversant la biodiversité régionale. Et l’eau est
bien entendu au cœur de cette problématique. En
effet, la Méditerranée concentre la moitié de la
population mondiale pauvre en eau. Près de 30 millions de Méditerranéens n’auraient pas accès à une
source d’eau potable. Les populations ­rurales, plus
pauvres, sont naturellement les premières exposées.
70 % des ressources se situent au nord du bassin,
20 % en Turquie et seulement 10 % au sud. Dans
la plupart des pays, le principal utilisateur d’eau,
en volume, reste l’agriculture pour l’irrigation des
­terres (excepté en France et dans les Balkans).
Cette « eau verte » représente près de 65 % de la
demande totale en eau dans le bassin méditerranéen. Or, ce taux varie fortement d’une rive à
l’autre : 48 % au nord et 82 % au sud. Ressource
rare et limitée, l’eau devrait devenir le premier obstacle à la production d’une quantité suffisante d’aliments, car une carence hydrique pourrait brider les
capacités de production agricole. Fatalement, l’eau
se retrouverait ainsi au centre de tensions politiques
130
131
et socio-économiques difficilement contrôlables.
C’est pourquoi, en Méditerranée, l’agriculture, le
développement rural et la durabilité sont plus que
partout ailleurs étroitement liés.
Dernier défi émergent, moins visible, la transformation rapide du mode alimentaire dans certains pays méditerranéens, en particulier ceux du
Maghreb. Ces derniers, par mimétisme, s’alignent
sur le modèle de consommation occidental pour
ne pas dire nord-américain. Si le phénomène touche depuis plus longtemps les pays méditerranéens
de l’Union européenne, quelques pays de la rive
sud découvrent de nouveaux produits et un autre
mode alimentaire sous le double effet de la hausse
des niveaux de vie et l’implantation soudaine de
centres commerciaux en périphéries urbaines, en
particulier au Maghreb. Ainsi, malgré des vertus
sanitaires reconnues, le modèle de consommation méditerranéen n’est pas à l’abri d’un déclin.
L’obésité est d’ailleurs devenue une préoccupation
majeure dans de nombreux pays de la région.
La Méditerranée est relativement épargnée par
le phénomène de la sous-nutrition mais la sécurité
alimentaire demeure très fragile. Si certains pays
cherchent aujourd’hui à préserver la qualité de leur
alimentation, d’autres doivent toujours veiller à
une sécurité alimentaire quantitative.
Depuis près d’un demi siècle, on assiste à un
véritable effondrement de la balance commerciale
agricole chez de nombreux pays méditerranéens,
en particulier ceux du Sud, où la sécurité alimentaire semble de moins en moins assurée. Cette
incertitude s’explique à la fois par une productivité
agricole insuffisante et surtout par l’ampleur de
l’explosion démographique dans ces pays.
L’examen des tendances démographiques en
Méditerranée révèle des dynamiques très contrastées, dont on ne mesure pas toujours suffisamment
la portée. La population au sud de la Méditerranée
a doublé entre 1970 et 2000 tandis que sur la rive
nord s’est posée la question du déclin démographique (en Italie notamment). Certes, le Sud de
la Méditerranée effectue une transition démo­
graphique accélérée (en particulier les États du
Maghreb), mais celle-ci est tardive par rapport à
l’Amérique latine ou l’Asie du Sud-Est. Résultat,
les pays de la rive sud seront submergés durant les
trois prochaines décennies par l’arrivée massive
de ­ jeunes sur le marché du travail. Un ­ véritable
déséquilibre générationnel apparaît donc en
Méditerranée, où les moins de 20 ans ­représentent
actuellement 45 % de la population du Sud mais
132
133
L’insécurité alimentaire
22 % de celle du Nord. Au final, de par cette
explosion démographique, la demande en produits
alimentaires des pays du Sud va augmenter alors
que l’offre y est soit limitée (viande), soit dès à
présent insuffisante (céréales, lait, sucre).
La sécurité alimentaire au sud de la Méditerranée
n’est donc plus garantie. Un pays résume à lui seul
la dégradation de cette situation : l’Algérie, en
1965, couvrait 143 % de ses besoins alimentaires.
Aujourd’hui, ce taux est tombé à 2 %. Elle doit donc
massivement importer pour couvrir ses besoins alimentaires car la seule production intérieure n’en
assure que 25 %. Cet impératif représente un coût
économique considérable dans le budget algérien.
Seule la rente pétrolière permet donc aujourd’hui à
ce pays de s’approvisionner sur les marchés internationaux et ainsi amortir l’impact de ce krach
alimentaire. Pour élargir ce constat, il suffit de
souligner que le ratio des exportations agricoles sur
les importations agricoles a été divisé par quatre au
Maghreb entre 1965 et 2003. Dans ce contexte, il
convient d’insister sur la place grandissante qu’occupent les céréales dans les approvisionnements
des pays sud-méditerranéens. Représentant 4 % de
la population mondiale, ils absorbent près de 12 %
des importations mondiales de céréales en 2003.
Depuis, cette tendance se confirme et ­ s’amplifie :
134
les projections indiquent clairement que les besoins
en céréales de ces pays devraient s’accentuer au
cours des prochaines années 5.
À la lumière de ce panorama général et bien sûr
incomplet sur la situation agricole en Méditerranée,
il importe désormais de placer l’agriculture dans le
cadre de la coopération euro-méditerranéenne.
Le débat agricole dans le partenariat
euro-­méditerranéen
Il s’agit ici d’analyser la problématique agricole
euro-méditerranéenne afin d’en présenter les facteurs de blocage, les signes récents d’ouverture et
les données commerciales.
Dans le cadre du processus de libéralisation des
échanges euro-méditerranéens, incarnés par la mise
en place des accords d’association, le secteur agricole reste un domaine sacrifié. Si le libre-échange
industriel est préparé, la question de la libéralisation agricole demeure délicate malgré l’importance de l’agriculture dans la région. Au nord, les
producteurs de l’Union européenne redoutent de
devoir affronter une concurrence accrue en cas
de disparition de la préférence communautaire.
Au sud, les exportateurs demandent un accès plus
large au marché de l’Union européenne. Une partie du « conflit » commercial euro-méditerranéen
135
provient du risque renforcé de compétition entre
les deux rives du bassin sur les mêmes productions
agricoles (huile d’olive, fruits et légumes). Ainsi,
l’agriculture a toujours fait l’objet d’un traitement
contrôlé au sein du PEM. De toute évidence,
durant la première décennie d’existence de ce
partenariat, c’est la logique d’une certaine « exception agricole » qui prévaut dans la négociation des
accords ­d’association.
Les PPM sont en général de grands importateurs, auprès de l’Union européenne, de produits
de base comme les céréales, le sucre et le lait. Or,
compte tenu des faibles performances de leurs
agricultures vivrières, ces États sont peu enclins
à les exposer à la concurrence étrangère. Au-delà
des impacts économiques et sociaux d’une telle
libéra­lisation, celle-ci comporterait une dimension
politique de sécurité alimentaire non négligeable.
Les PPM ont donc eux aussi temporisé les négociations sur le volet agricole, tant un processus de
libéralisation pourrait fragiliser certains de leurs
équilibres internes.
Il convient par ailleurs d’insister sur la très
vive concurrence qui prévaut en matière agricole
en Méditerranée. Quatre grandes rivalités se
distinguent : rive nord contre rive sud sur certains produits ; intra-européenne entre des États
méditerranéens de l’Union qui vendent bien souvent les mêmes produits au reste de l’Europe ;
entre agriculteurs du Sud qui cherchent à exporter leurs productions vers le marché européen ;
et enfin entre les grandes puissances agricoles
de ce monde (les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Argentine couvrant aujourd’hui la moitié
des approvisionnements agricoles du Sud de la
Méditerranée).
Enfin, un dernier élément d’extrême sensibilité
doit être rappelé : la dualité du secteur agricole au
sud de la Méditerranée. Aux quelques industries
agro-alimentaires performantes car aspirées par la
mondialisation répondent une multitude d’exploitations familiales de très petite taille qui parsèment
le milieu rural et qui produisent essentiellement
pour l’autoconsommation. Si le scénario d’une inté­­
gration économique euro-méditerranéenne peut se
jouer avec les premières, nul doute que les secondes,
désarmées face à la concurrence, seront particulièrement exposées par l’ouverture des marchés et la
libéralisation programmée des échanges agricoles.
136
137
De Venise à Barcelone : les signes de l’ouverture
Concernant le secteur agricole, la logique de
l’exception l’a donc emporté dans le partenariat sur
celle de la libéralisation annoncée, même si, depuis
peu, la donne semble se transformer. Si le sujet
reste explosif, il est non seulement relancé mais
également programmé dans l’agenda de travail
euro-méditerranéen. Désormais, le débat porte
essentiellement sur la vitesse et la méthode du processus. En outre, il est apparu aux décideurs que
l’agriculture ne pourrait se traiter qu’au cas par cas,
suivant la sensibilité du produit sur les marchés
de l’Union européenne et selon la compétitivité à
l’exportation de chaque PPM.
En ce sens, lorsque la nouvelle politique européenne de voisinage (PEV) est proposée par la
Commission en mars 2003, la donne agricole
euro-méditerranéenne s’en trouve modifiée. En
effet, cette politique, effective à partir du 1er janvier 2007, favorise la négociation bilatérale entre
l’Union européenne et les PPM sur la base d’un
diagnostic précis quant à la situation de leur relation et aux perspectives que celle-ci laisse entrevoir.
Cela dit, la PEV pourrait nuire au processus d’intégration régionale en favorisant davantage l’établissement de relations verticales choisies par l’Union
européenne avec l’éventail de ses pays voisins.
Il a fallu attendre le 27 novembre 2003 pour que
soit organisée à Venise, sous présidence italienne,
la première conférence euro-méditerranéenne sur
l’agriculture. Les principales recommandations ont
porté sur le renforcement du développement rural,
la promotion de la qualité des produits agricoles et
le lancement d’actions concrètes dans le domaine
de l’agriculture biologique. Grâce aux bons résultats de la conférence de Venise, une réflexion plus
pragmatique et plus constructive s’instaure sur la
question agricole euro-­méditerranéenne dans le
cadre de la préparation du dixième anniversaire
du PEM.
En 2005, déclarée « Année de la Méditerranée »
par les instances européennes, l’agriculture s’impose dans le calendrier visant à réformer et relancer le PEM. Il est vrai que l’Union européenne
avait officiellement annoncé sa décision d’ouvrir
les négociations agricoles avec les PPM dans une
communication datée du 15 novembre 2005, stipu­
lant que des tractations seraient menées à partir
de 2006 pour une « libéralisation progressive des
échanges de produits agricoles et de la pêche,
tant frais que transformés ». Cette décision a été
reprise dans le programme de travail quinquennal
adopté lors du sommet euro-méditerranéen des
chefs d’État et de gouvernement le 28 novembre
2005 à Barcelone. Désormais, un comité d’experts
est chargé de suivre, pour la Commission, le dossier en vue d’établir une « feuille de route euro­méditerranéenne pour l’agriculture ».
138
139
Les négociations de l’Union européenne avec les
PPM sont donc lancées, se réalisant dans un cadre
bilatéral pour à la fois répondre aux caractéristiques
propres de l’agriculture dans le pays en question
mais aussi se conformer aux nouvelles dispositions
de la PEV. Cette feuille de route s’oriente autour
de quelques axes stratégiques, à savoir une libéralisation réciproque (l’effort doit être partagé par les
deux rives), une approche progressive et graduelle,
une asymétrie temporelle (l’Union européenne
devant accepter un rythme d’ouverture plus lent
chez les PPM) et la définition par pays d’une liste
d’exceptions avec les produits les plus sensibles à
ne pas inclure dans le processus de libéralisation.
En outre, cette feuille de route porte une attention
particulière aux thématiques liées au développement rural, à la promotion des produits de qualité,
à la valorisation des produits typiques méditerranéens, au renforcement de l’investissement privé
dans le secteur agricole et à l’amélioration de l’accès
aux marchés d’exportation.
Manifestement, la question de la libéralisation
agricole en Méditerranée connaît une réelle évolution ; cette ouverture ne doit pourtant pas masquer
les multiples interrogations et inquiétudes que
soulève le scénario de libéralisation agricole dans
le cadre euro-méditerranéen.
140
Les impacts à prévoir en cas de libéralisation
agricole totale
Dans le cadre des négociations ­ commerciales
multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le paradoxe que soulignent la plupart des PPM est que les pays riches, et donc les
pays de l’Union européenne, continuent de soutenir et de protéger leur agriculture alors que les pays
les plus pauvres, et donc certains États du Sud de
la Méditerranée 6 se sont engagés à réduire leur
soutien et à libéraliser leurs échanges agricoles.
Outre cette confusion, l’imbroglio sur la libéralisation des échanges agricoles euro-méditerranéens
porte non seulement sur la faisabilité d’une tel
processus à l’horizon 2010 mais aussi sur la
dimension ­durable de cette zone de libre-échange
où l’asymétrie économique prime toujours sur la
convergence. Plusieurs études ont été menées pour
évaluer les impacts que causerait une libéralisation
totale des échanges agricoles 7.
Concernant l’Union européenne prise dans son
ensemble, les conséquences seraient vraisemblablement limitées, en raison du poids trop faible
des PPM dans son commerce agricole extérieur 8.
L’ouverture des marchés pourrait au contraire
stimu­ler les exportations européennes sur la rive sud
de la Méditerranée, là où les besoins sont forts et
141
grandissants sur des produits de base que l’Europe
marchande assez bien (céréales, lait et viandes).
En revanche, prise isolément, l’Europe méridionale serait affectée par une libéralisation agricole
brute : les producteurs des filières ­classiques (fruits
et légumes), que l’on retrouve communément en
Espagne, dans le Sud de la France, en Italie ou
en Grèce, pourraient être fragi­lisés par l’ouverture
des échanges et seront sans doute au rendez-vous
de la contestation politique si le protectionnisme
commu­nautaire se délite faute de mesures transitoires d’accompagnement.
Pour les PPM, l’impact serait beaucoup plus
négatif que pour l’Union européenne : la répercussion d’une libéralisation dépasserait le seul cadre
agricole, pour affecter socio-économiquement et
politiquement des sociétés paysannes mal préparées à l’ouverture des marchés. La baisse probable
des prix peut certes amplifier la consommation
interne mais risque de déstabiliser les producteurs
de cultures vivrières et les petites exploitations. Le
commerce fonctionne rarement en faveur des plus
pauvres. Or une paupérisation de la population
agricole aurait des effets multiples, à commencer
par une explosion du chômage et de l’exode rural.
Si le caractère dual de l’agriculture au sud de la
Méditerranée laisse entrevoir la possibilité, pour
les grandes exploitations et les quelques industries agro-alimentaires, d’exporter davantage vers
l’Union européenne (fruits, légumes et produits
de la pêche), il milite cependant pour veiller aux
conséquences néfastes que produirait l’ouverture
des marchés euro-méditerranéens sur la petite
paysannerie du Sud.
En outre, les analyses nous enseignent que
les avantages comparatifs traditionnels des PPM
s’érodent depuis quelques années sous l’effet de
la pression démographique : celle-ci augmente
naturel­lement la demande alimentaire intérieure
et limite par conséquent le potentiel d’exportation
de ces pays. D’autres impacts potentiels préoccu­
pants ont été identifiés en cas d’établissement sans
mesure de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne (ZLEEM) 8 : une plus grande vulnérabilité des ménages pauvres aux fluctuations des prix
des produits alimentaires de base sur les marchés
internationaux, une fragilité accrue pour le statut et
le niveau de vie des femmes en milieu rural et une
plus forte pression environnementale liée au déclin
de l’emploi agricole et au gonflement des villes.
Enfin, il convient de souligner les risques
que comporterait le passage d’une agriculture
tradi­tionnelle destinée au marché intérieur à une
agriculture commerciale tournée vers l’extérieur, à
142
143
l’heure où la sécurité alimentaire des États du Sud
de la Méditerranée semble plus fragile que jamais.
Pousser la paysannerie à cultiver des produits ne
faisant pas l’objet de barrières commerciales au
­risque d’une inadaptation avec les sols et les ressources de la rive sud ne pourrait présenter que des
inconvénients écologiques là où, d’ores et déjà, l’eau
et les terres arables se raréfient dangereusement.
Bien entendu, la libéralisation des échanges
agricoles euro-méditerranéens ne saurait ignorer
d’autres facteurs qui interagissent avec cette problé­
matique, à commencer par la réforme en cours de
la politique agricole commune de l’Union européenne, le cycle de négociations de Doha au sein
de l’OMC, la montée en puissance du Brésil et de
l’Inde sur la scène agro-commerciale mondiale,
sans oublier évidemment la stratégie américaine
dans la région, que l’accord de libre-échange signé
en 2004 avec le Maroc illustre fort bien 10.
Enfin, il importe de souligner l’asymétrie commerciale qui caractérise les échanges agricoles euroméditerranéens. De son côté, l’Union européenne
commerce avec les PPM pour 2 % de ses importations et exportations agricoles. À l’inverse, le commerce des PPM se polarise sur celle-ci qui attire
51 % de leurs exportations agricoles et couvre 33 %
de leurs importations (les États-Unis en ­ assurent
17 %). Quant à la balance agro-­commerciale euroméditerranéenne, elle est équilibrée sauf si on ôte
la Turquie du calcul… En effet, le volume des
importations de l’Europe depuis les PPM s’élève
à 6,5 milliards de dollars en 2004, tandis que les
exportations européennes vers les PPM atteignent
5,9 milliards de dollars, soit un solde positif de
600 millions de dollars pour les PPM… Mais sans
la Turquie, la tendance s’inverse et le solde devient
négatif de 1,5 milliard de dollars pour les PPM.
Ici, il faut peut-être rappeler que la Turquie assure,
grosso modo, la moitié des exportations agricoles
globales des PPM dans le monde…
144
145
­*
Parcourir le champ des futurs en Méditerranée
Trois scénarios
Au regard des considérations précédentes et des
enjeux multiples identifiés, l’effort de prospective peut
nous conduire à tracer les contours de trois scénarios
contrastés. Il ne s’agit pas de prédictions de l’avenir,
mais plutôt des futurs possibles * qui doivent nous
inviter à réfléchir, voire mieux à agir, sur les évolutions
à court et moyen termes en Méditerranée.
par l’ouverture progressive des marchés, paupérisées
et n’ayant d’autres choix que de migrer vers les ­ villes
ou l’étranger. Tout se passe donc comme si cette
Méditerranée utile mondialisée n’avait plus besoin de
ses campagnes et de ses paysans.
Le scénario tendanciel
Il prolonge les orientations actuelles, à savoir une
Méditerranée qui se situe au cœur des désordres géopolitiques internationaux, qui voit l’Europe de plus en
plus frileuse à son égard, mais qui observe également
l’incapacité des pays du Sud à coopérer entre eux.
Parallèlement, la Méditerranée subit les distorsions
que provoque la globalisation des échanges et méconnaît les sentiers de croissance et de développement
théoriquement induits par la mondialisation.
Résultat, la relation euro-méditerranéenne piétine.
On travaille soit dans l’urgence, soit dans l’apparence,
sans vision stratégique. Avec la PEV, la perspective
d’une authentique intégration régionale euro-méditerranéenne s’éloigne… On a plutôt une Euro-Méditerranée
à la carte, une Méditerranée à plusieurs vitesses… où
seuls comptent les espaces utiles mondialisés, c’est-àdire les villes, les littoraux et les sites touristiques…
Les espaces ruraux du Sud ne sont pas pris en compte à
la hauteur des enjeux qu’ils comportent. Progressivement,
ces espaces sont dévitalisés car marginalisés et abandonnés. Avec bien entendu des ­ paysanneries fragilisées
Le scénario de rupture
Deuxième futur possible, un scénario de ruptures
qui reprend les considérations précédentes mais en les
amplifiant, et qui présente une Méditerranée davantage
fracturée. Les cassures traditionnelles ne se résorbent
pas mais s’aggravent. Certains phénomènes crisogènes
s’accentuent : la surexploitation des res­sources natu­
relles, l’extension de la pauvreté, l’augmentation du
chômage, la sclérose économique. Des conflits persistent ou s’intensifient…
Élément dramatique au sud, l’articulation entre le
monde urbain et le monde rural est définitivement
cassée. L’arrière-pays se retrouve désocialisé, exclu
de la croissance économique, oublié par les pouvoirs
publics et donc confiné à la pauvreté et à l’enclavement. Face à la libéralisation, les paysanneries
disparaissent, gonflant ainsi les effectifs de migrants
qui se dirigent vers les bidonvilles ou se destinent
à l’exil désespéré pour un rivage plus au nord de la
Méditerranée.
L’explosion démographique et le manque de
­produ­c­­­tivité agricole accentuent le risque de krach
alimentaire et de crise sociale. À ces batailles agricoles
s’ajoute la menace de conflit sur l’eau, plus convoitée
que jamais. L’extrémisme politique et religieux prospère sur ce désespoir et ce malaise social.
146
147
Résultat, la coopération euro-méditerranéenne s’enfonce. La Méditerranée, tout en s’effaçant progressivement
du paysage géoéconomique mondial, devient la caisse de
résonance des grands maux de la planète, en concentrant
inégalités, fractures et radicalisation des esprits…
Le scénario d’alliance et de convergences
Ce scénario entend simplement fixer un horizon
plus prometteur pour la Méditerranée et repose sur
quelques conditions.
– Premièrement, le renforcement de la dimension
partenariale dans la coopération euro-méditerranéenne,
qui doit être plus visible et peser plus concrètement sur
le processus de développement des pays de la rive sud,
tout en permettant à l’Europe de continuer à exister sur
la scène géopolitique et économique internationale.
– Deuxièmement, un choix cohérent et déterminé
sur les priorités stratégiques en Méditerranée, là où les
défis sont partagés et les opportunités de développement mutuelles existent réellement
Dans cette perspective, l’agriculture peut rassembler
et apparaître comme un terrain d’action efficace pour
stimuler la coopération euro-méditerranéenne, en se
fondant sur des stratégies audacieuses, sur la base des
complémentarités, des spécificités et des défis communs présents dans la région.
Pour construire ce scénario, trois nécessités s’imposent néanmoins :
1) Une mobilisation de tous les acteurs concernés,
avec notamment un rôle accru pour les opérateurs
privés et les collectivités territoriales, sans négliger la
société civile.
148
2) Un véritable plan stratégique de développement
rural pour le Sud de la Méditerranée, où il faut à la
fois diversifier les activités, rétablir la cohésion sociale,
renforcer les infrastructures, reconnecter les campagnes
aux villes et préserver l’environnement.
3) Une gestion responsable des ressources naturelles
et ainsi faire du développement durable, non pas un
simple correcteur des effets de la mondialisation, mais
un puissant vecteur pour sortir ces sociétés rurales du
non-développement.
* Sur l’effort de prospective, cf. Hugues de Jouvenel,
Invitation à la prospective, Futuribles, collection
Perspectives, 2004.
149
La question agricole et rurale en Méditerranée
apparaît plus stratégique que jamais. Dans un
contexte de chômage structurel élevé et d’urbanisation galopante, il est impératif de limiter
l’exode rural et donc de mener des politiques
d’aménagement du territoire adéquates. Il faut
s’orienter vers un développement rural durable,
seul à même de mettre en place des systèmes de
production diversifiés et économiquement viables
pour sortir les populations du dénuement et de la
précarité, tout en assurant une gestion participative des ressources naturelles en vue de préserver
­l’environnement. Cette politique doit s’appuyer
sur un suivi rigoureux de la qualité des produits
et sur des procédures de traçabilité sans faille.
Sécuriser l’alimentation est le dernier enjeu fondamental. La Méditerranée doit réussir à s’insérer
dans les échanges agroalimentaires mondiaux en se
spécia­lisant dans des productions agricoles à forte
typicité locale (labellisation des produits en appellation d’origine protégée) pour compenser l’importation des produits alimentaires pour lesquels
la région est moins favorablement dotée. Enfin, le
rythme de libéralisation agricole de la zone euroméditerranéenne devrait s’adapter en adéquation
avec les politiques agricoles et rurales que mènent
la plupart des pays partenaires du Sud.
Le scénario optimiste milite donc pour une
Méditerranée où le développement serait collec­
tivement recherché et pensé stratégiquement. La
région pourrait d’ailleurs devenir un champ d’exploration formidable pour tempérer la mondialisation et inscrire l’exigence de progrès et de
compétitivité dans un projet de développement
durable, qui lui soit propre et qui allie ouverture
au monde et préservation de la diversité et de la
richesse de son patrimoine.
Si la Méditerranée présente les signes d’un pessimisme clairvoyant, elle offre aussi la perspective
d’un projet mobilisateur faisant l’alliance de l’optimisme et de la volonté. Parce que l’agriculture
fonde l’identité méditerranéenne et structure les
sociétés de la région, nul doute qu’une convergence d’actions sur cet intérêt stratégique pourrait
développer des coopérations étroites et mobilisatrices car solidaires, humaines et mutuellement
profitables aux deux rives de la Méditerranée.
150
151
Notes
1. Pour une lecture critique et prospective des relations
euro-méditerranéennes, lire Sébastien Abis, « 2007,
année zéro pour la Méditerranée ? », in Futuribles,
n° 318, juillet-août 2006.
2. La grande majorité des données présentes dans
cette contribution est tirée des différents travaux
du Ciheam, dont ceux conduits actuellement par le
groupe de prospective chargé de préparer le rapport
annuel Mediterra 2008.
3. Cet article présente des données relatives à un ­ensemble
méditerranéen de 19 pays riverains, à savoir 8 États
sur la rive nord (Albanie, Chypre, Espagne, France,
Grèce, Italie, Malte et Portugal) et 11 États sur la
rive sud (Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban,
Libye, Maroc, Syrie, Tunisie, Turquie et Autorité
Palestinienne). Ces données statistiques se basent sur
les projections démographiques des Nations unies,
présentées dans World Population Prospects : the 2004
Revision Population Database.
4. Ces politiques de développement rural sont généralement articulées autour de quatre axes : l’amélioration
des conditions de vie, la diversification des activités
pour stimuler l’emploi, la protection des ressources
naturelles et le renforcement des acteurs locaux dans
la gestion et la conduite de ces politiques.
5. Voir Ciheam, AgriMed 2006, Agriculture, pêche,
alimentation et développement rural durable dans la
région méditerranéenne (sous la direction de Bertrand
Hervieu), 2006, chapitre 2 : « L’approvisionnement
céréalier des pays méditerranéens : situations et perspectives » (p. 35 à 52).
6. À l’heure actuelle, sont membres de l’OMC les PPM
suivants : Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Maroc,
Tunisie et Turquie. Le Liban et l’Autorité palestinienne ont un statut d’observateur.
7. Voir à ce titre l’analyse réalisée par Anna Lipchitz,
La libéralisation agricole en zone Euro-Méditerranée : la
nécessité d’une approche progressive, Notes et études économiques n° 23, Direction des politiques économique
et internationale, ministère de l’Agriculture et de la
Pêche, septembre 2005.
8. En 2003, l’Union européenne exportait ses produits
agricoles à hauteur de 7 % vers les PPM, qui de leur
côté assuraient 8 % des approvisionnements agricoles
de l’Union européenne.
9. Cf. Étude d’impact de durabilité de la zone de libreéchange euro-méditerranéenne, Centre de recherche
sur l’étude d’impact, Institut pour la politique et la
gestion du développement, université de Manchester,
­novembre 2005.
10.Cf., à ce sujet, l’analyse de Najib Akesbi, « L’accord
de libre-échange Maroc-USA compromet-il le projet euro-méditerranéen ? », in NewMedit, Istituto
Agronomico Mediterraneo di Bari, juin 2005, p. 2-3.
152
153
Table des matières
Avant-propos.................................................. 7
Texte I
Agricole ou résidentiel,
quel avenir pour les campagnes ?................ 11
Texte II
Images et imaginaires agricoles.
Histoire d’une (dés)illusion marchande..... 43
Texte III
Des agricultures à nommer........................ 101
Texte IV
Les dynamiques agricoles
en Méditerranée......................................... 121
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Extrait du catalogue
Collection Aube Nord
Atlas régional du développement durable Nord-Pas-deCalais, 2004
CFDT Nord-Pas-de-Calais, Les 35 Heures en actes,
2001
François Denieul, en collaboration avec
Olivier Dassonneville, Nord de Paris, sud de Bruxelles
– Éléments pour une diplomatie régionale de proximité, 1998
Marcel Gauchet, Penser la société des médias, 2007
Christophe Lesort, Dunkerque, prospectives pour un
projet d’agglomération, 2000
Pascal Percq, Une région pour gagner – La nouvelle
aventure du Nord-Pas-de-Calais, 1997
Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le
Second Empire, 1998
Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme,
Contraintes environnementales et Gouvernance des
territoires, 2004
156
157
Jean-François Stevens, Petit Guide de prospective NordPas-de-Calais 2020, 2000
Pierre Veltz, L’avenir de nos emplois entre mondialisation et territoires, 2007
Pierre Veltz, Laurent Davezies, Nord-Pas-de-Calais,
1975-2005 : le grand tournant, 2004
Philippe Nouveau, Dunkerque, l'aventure urbaine, 2006
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159
Achevé d’imprimer en avril 2008
sur les presses de Corlet Imprimeur, 14110 Condé-sur-Noireau
pour le compte des éditions de l’Aube
Le Moulin du Château, F-84240 La Tour d’Aigues
Conception éditoriale : Sonja Boué
Numéro d’édition : 1328
Dépôt légal : avril 2008
N° d’impression :
Imprimé en France
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