les orphelins De l`exoDe rural
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les orphelins De l`exoDe rural
Bertrand Hervieu Les orphelins de l’exode rural Bertrand Hervieu Pendant un siècle, la France a tenu un discours de lamentation sur l’exode rural. Aujourd’hui, les campagnes se repeuplent et le doute s’installe. Que sont ces nouvelles campagnes au sein desquelles la résidence l’emporte souvent sur la production ? Cette question a-t-elle un sens au niveau du monde ? Dans nombre de pays, les populations rurales ne sont-elles pas au contraire assignées – sur place – à vivre des pauvretés radicales ? Replaçant la situation française dans le cadre mondial des agricultures, ce livre s’appuie sur des pratiques de recherche et des positions de responsabilité pour nous proposer une « machine à faire penser » l’évolution agricole. Un essai stimulant sur une question essentielle de notre avenir. Bertrand Hervieu éditions de l’aube Diffusion Seuil 13 € -:HSMHPC=[UYUXX: Conception graphique : Jean Collet. B ertrand Hervieu est secrétaire général du Ciheam (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes) et ancien prési dent de l’INRA. Il est notamment l’auteur de Champs du futur, Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes et, avec Jean Viard, de L’Archipel paysan et Au bonheur des campagnes. Les orphelins de l’exode rural les orphelins De l’exode rural Essai sur l’agriculture et les campagnes du xxie siècle Les orphelins de l’exode rural La collection Aube Nord est dirigée par Jean Viard Bertrand Hervieu Série Rencontres du nouveau siècle Dans la même série : François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme, 2001 Jacques Attali, Peut-on encore choisir son avenir ?, 2001 Georges Balandier, Civilisations et puissance, 2004 Roger Brunet, Le développement des territoires : formes, lois, aménagement, 2004 Hubert Curien, Science et progrès : audace et précaution, 2001 Marcel Gauchet, Penser la société des médias, 2007 Thierry Gaudin, Préliminaires à une prospective du capitalisme, 2003 Petr Janyška, L’Europe retrouvée. Entre Prague, Paris et Bruxelles, 2004 Hervé Le Bras, L’adieu aux masses, 2002 Riccardo Petrella, L’eau, bien commun public, 2004 Daryush Shayegan, Au-delà du miroir. Diversité des cultures et unité des valeurs, 2002 François de Singly, L’individualisme est un humanisme, 2005 Jean Viard, Être soi, mais ensemble. L’individu et la mondialisation (fragments), 2002 Jérôme Vignon, L’Europe, un sujet politique en voie d’identification, 2003 Pierre Veltz, L’avenir de nos emplois entre mondialisation et territoires, 2007 Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2003 Marc Wiel, Ville et mobilité : un couple infernal ?, 2004 Les orphelins de l’exode rural Essai sur l’agriculture et les campagnes du xxie siècle © Éditions de l’Aube, 2008 www.aube.lu ISBN 978-2-7526-0403-3 éditions de l’aube Ouvrage publié avec le concours de la région Nord-Pas-de-Calais Du même auteur : Anciens paysans, nouveaux ouvriers (avec Nicole Eizner), L’Harmattan, 1979 Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines (avec Danièle Léger), Centurion, 1983 Les agriculteurs et la politique (dir. Pierre Coulomb, Hélène Delorme, Bertrand Hervieu, Marcel Jollivet, Philippe Lacombe), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990 Les agriculteurs français aux urnes (études rassemblées par Bertrand Hervieu), L’Harmattan, 1992 L’aménagement de l’espace rural (dir.), ENA, promotion Léon Gambetta (1991-1993), 2 tomes, La Documentation française, 1993 Les syndicats agricoles en Europe (dir. Bertrand Hervieu, Rose-Marie Lagrave), L’Harmattan, 1993 Les champs du futur, éditions François Bourin, 1993 ; Julliard, 1994 Les agriculteurs, PUF, Que sais-je ?, 1996 Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, Flammarion, 1996 L’archipel paysan. La fin de la République agricole (avec Jean Viard), l’Aube, 2001 Au bonheur des campagnes (avec Jean Viard), l’Aube, 1996 ; 2001 Le retour à la nature. « Au fond de la forêt… l’État » (avec Danièle Léger), Seuil, 1979 ; l’Aube poche, 2005 À table ! Peut-on encore bien manger ? (dir. Pascal Delannoy, Bertrand Hervieu), l’Aube, 2003 Avant-propos Pendant plus d’un siècle, la France a nourri un discours de lamentation sur l’exode rural et ses néfastes conséquences, à savoir l’affaiblissement du pays et de ses grandes institutions : l’armée, l’église catholique, la famille. Au moment où la tendance démographique se retourne, faisant des communes rurales des lieux où se rencontrent les plus forts taux de croissance démographique, au moment où il convient d’oublier la thématique ressassée de la désertification des campagnes, le doute s’installe : que sont donc ces nouvelles campagnes au sein desquelles la résidence semble l’emporter sur la production ? Que signifie cette mobilité quotidienne, hebdomadaire, annuelle, décennale… ? Comment penser et organiser ces populations plus nomades que rurales ? Ce bouleversement des campagnes, inattendu et pourtant appelé durant de longues années, est d’autant plus difficile à assimiler que, durant un siècle, les campagnes et leurs paysans ont fait l’objet d’une surenchère politique et symbolique tant de la part des catholiques que des républicains. À cet égard, ce retournement signe la fin des campagnes comme lieu premier de l’affirmation d’une identité française, dans un contexte nouveau de fragilité des identités collectives, de difficulté de la construction européenne et de globalisation des échanges. Représentant encore la moitié de l’humanité au commencement du xxie siècle, les populations agricoles et rurales pourraient apparaître à l’échelle du monde comme un immense réservoir d’exode voué à venir grossir les sillons littoraux, urbains et mobiles de notre nouvelle géographie. Il faut pourtant se demander si elles ne sont pas au contraire assignées – sur place – à vivre des pauvretés radicales, faisant d’elles des exilés de l’intérieur à la recherche de sociétés locales défaites, et des oubliés de la mondialisation. Comme si ce siècle n’était pas le leur, comme si le monde n’avait pas besoin d’eux. Cet ouvrage, volontairement fragmentaire, propose quatre étapes d’un regard et d’une réflexion sur la difficile recomposition d’une pensée sur les espaces ruraux et les agriculteurs. Il présente d’abord le retournement de tendance faisant passer la France d’une situation d’exode rural à celle d’un exode urbain. Il met ensuite en perspective ce chambardement face aux grands repères de l’imaginaire agricole français. Ceci pour permettre de comprendre le traumatisme que peuvent ressentir les acteurs de « cette pièce » et pour explorer les impossibilités à nommer et à voir la diversité des situations nouvelles qu’engendre cette dynamique. Cet essai cherche enfin à replacer cet épisode français dans le cadre plus vaste de la globalisation des agricultures du monde pour focaliser au final le propos sur une approche méditerranéenne du phénomène. Fruit de longues années d’observation des évolutions agricoles et rurales, cet essai est nourri d’un travail mené en équipe et en réseau. Liant pratiques de recherche et positions de responsabilité, il a été organisé comme une « machine à faire penser ». Texte I Agricole ou résidentiel, quel avenir pour les campagnes ? * L’ouvrage réunit quatre textes : – le premier est issu de la conférence prononcée à Lille le 30 mars 2006 sur l’avenir agricole et résidentiel des campagnes ; – le deuxième, écrit avec François Purseigle, a été publié dans le Déméter 2007 ; il vise à explorer la construction des images et des imaginaires agricoles ; – le troisième est issu conjointement de la conférence prononcée le 8 janvier 2007 lors de la 10e rencontre du Forum de l’agriculture raisonnée (FARRE) et d’un article publié dans la revue Pour (n° 194, juin 2007) portant sur la dimension mondiale de la question agricole et alimentaire ; – le quatrième, rédigé avec Sébastien Abis, rend compte des dynamiques agricoles à l’œuvre en Méditerranée ; il a été publié dans la revue Confluences. 10 * Conférence prononcée à Lille le 30 mars 2006 dans le cadre des Rencontres du nouveau siècle. 11 Je propose ici de réfléchir sur la question de l’avenir des campagnes françaises en général, euro péennes plus largement, en posant la question : résidentiel ou agricole, quel est cet avenir ? Tout d’abord, il s’agit d’analyser les raisons pour les quelles on peut, aujourd’hui, se poser cette question en ces termes, question que l’on ne se serait pas posée il y a encore une quinzaine d’années. Ensuite, j’essaierai d’approfondir le caractère véritablement neuf de ce phénomène. Enfin, je me proposerai de faire un retour sur l’histoire longue, pour comprendre la signification de ce bouleversement, si bouleversement il y a, avant de revenir de façon plus approfondie sur la question agricole elle-même. La question agricole ou résidentielle Cette interrogation a surgi ici et là, aussi bien dans les milieux politiques que dans les milieux scientifiques ou de gestion des collectivités, à l’examen des derniers recensements. En y regardant de 12 13 près, on s’est aperçu que dans la dernière décennie du xxe siècle, et à plus forte raison en ce début de xxie siècle, il y avait effectivement un retournement de tendance qui, même si certains l’avaient appelé de leurs vœux, n’avait pas réellement été prévu. On a ainsi pu constater que c’était, paradoxalement, dans les communes rurales – les communes de moins de 2 000 habitants agglomérés, pour reprendre une vieille définition qui n’a plus cours – que l’on enregistrait, depuis une quinzaine d’années, les plus forts taux de croissance démographique. Cela constituait bien une nouveauté et, comme cela perdure maintenant depuis plus d’une décennie, il ne s’agissait pas d’un feu de paille. Nous n’avons pas affaire à quelque chose de superficiel, nous sommes bien dans un mouvement très profond. On s’aperçoit que les plus forts taux de croissance démographique enregistrés par la France sur les quinze dernières années ont été enregistrés – pour presque deux tiers – par ces communes rurales. Cet espace rural, que l’on regardait comme l’espace de l’agriculture, d’un habitat dispersé, de villages, de l’exode rural, etc., est en train de se remanier très profondément pour dessiner aujourd’hui, en ce début de xxie siècle, quatre grands types d’espaces ruraux. Je pourrais dire uatre grands types de campagnes qui rassemblent, q à elles quatre, treize millions d’habitants, soit 23 % de la population française. Une première dynamique, bien connue, est la périurbanisation très accélérée à la couronne des grandes métropoles. Il y a bien sûr Paris, mais aussi des métropoles régionales, sur les zones litto rales et sur certaines zones frontalières. C’est sur cette périurbanisation que l’on enregistre les taux de croissance les plus élevés du fait d’une importante migration dans ces espaces, d’un rajeunissement très net de la population – c’est dans ces espaces que l’on trouve les populations les plus jeunes – pour des raisons d’abord et avant tout résidentielles. Dans ces espaces périurbains, il est évident que non seulement la population agricole mais aussi les populations rurales de souche sont devenues extrêmement minoritaires. Ces villages périurbains, qui sont d’ailleurs absorbés dans des communautés de communes, des communautés d’agglomération, etc., sont complètement précipités dans des problématiques d’aménagement, d’équipement et d’urbanisation qui échappent très largement maintenant aux populations d’origine. Le deuxième type d’espace rural, qui a à voir avec cette périurbanisation, mais qui appartient à un phénomène beaucoup plus large, est constitué par 14 15 une urbanisation des campagnes à la très grande périphérie. Dans le Bassin parisien, il concerne des zones situées de 150 à 200 kilomètres autour de Paris. Pour les métropoles régionales, il concerne leurs périphéries placées de 50 à 60 kilomètres de celles-ci. Ce sont des communes rurales qui voient arriver des populations migrantes en très grand nombre. Ce sont souvent des populations elles aussi jeunes, qui viennent parce que l’accès à l’habitat y est un peu moins difficile. Dans cette urbanisation rurale, apparaissent des tensions très fortes et des conflits d’usages de l’espace, sur les modes d’appréhension de la gestion et de la vie locale, qui sont relativement tendus. Mais le rapport de forces s’établit nettement maintenant en faveur des populations nouvellement arrivées. Ce qui fait que les populations qui étaient là pour certaines depuis plusieurs générations, d’autres tout simplement depuis quelques décennies, éprouvent un sentiment de désappropriation de leur propre espace par ces mouvements migratoires et ces mouvements de construction et d’expansion. Avec d’ailleurs des sentiments paradoxaux parce que ces mêmes communes ont vécu, pendant trente ou quarante ans, la perte de population comme une maladie honteuse. Elles ont elles-mêmes appelé à l’installation des nouvelles populations en créant des équipements, en favorisant l’implantation de nouveaux lotissements et de nouveaux quartiers. Mais au moment où le rapport de forces s’inverse, il y a parfois quelque nostalgie ou quelque regret. Un troisième espace rural se dessine, qui n’est plus sous attraction urbaine, mais qui, pour autant, croît en gardant, pour le coup, des rapports de forces à peu près à égalité entre des populations mobiles, migrantes et résidentielles, et des populations de souche. Ce qui caractérise cette croissance, c’est qu’elle porte non pas sur des petits villages ou de façon dispersée mais sur l’ensemble du territoire national, notamment autour de ce que l’on appelle des « bourgs centres », c’est-à-dire des gros chefs-lieux de cantons, des sous-préfectures et, à plus forte raison, des petites préfectures, qui voient leur population augmenter. Il s’agit d’un double mouvement, des populations rurales ellesmêmes qui se déplacent vers ces centres pour des raisons d’habitat, d’éducation des enfants, d’équipement, et cette dynamique rayonne tout alentour en couronnes successives. Donc, une attraction à caractère urbain, mais qui se passe dans un tissu rural. Enfin, un quatrième espace n’a pas connu de croissance : il est à peu près stable, mais il a cessé de décroître – ce qui est très important. C’est ce 16 17 qu’on appelle la fameuse « diagonale du vide» qui part des plaines de la Meuse et qui prend la France en écharpe à travers le Massif central jusqu’aux Pyrénées centrales avec quelques poches dans les Alpes du Sud, la Bretagne centrale. Il est caractérisé par une prédominance agricole et c’est un espace extraordinairement vieilli. Nous avons là des populations au sein desquelles on rencontre peu de phénomènes migratoires. Une population qui vieillit, à l’image de l’Europe. Elle vieillit sur place et compte deux personnes de plus de soixante ans pour une personne de moins de vingt ans, ce qui, avec l’allongement de la vie et le bon air, s’accroît sans cesse. C’est-à-dire que la population ne diminue pas, ni ne rajeunit et la pyramide des âges y est inversée. Il ne s’agit pas d’une image passée et encore moins d’une image du xixe siècle, où l’on n’avait pas cette espérance de vie. Ces rapports d’âge et ce vieillissement assez massif de ces espaces sont, au contraire, une préfiguration de l’Europe du xxie siècle. On comprend là que cette diagonale est confrontée à deux problèmes massifs : d’un côté, celui de l’agriculture, de l’autre côté, celui du vieillissement. Ce sont deux problèmes contemporains forts, qui n’atteignent pas de la même manière les espaces encore qualifiés de ruraux mais qui sont pris dans des dynamiques périurbaines, résidentielles et parfois quasi-exclusivement résidentielles. Donc, sous ce manteau des campagnes et des espaces ruraux, nous avons non pas des réalités morphologiques extraordinairement diversifiées, mais des dynamiques sociales, des constructions de sociétés extrêmement diverses et qui appellent des modes de gestion, des regards et des outils différenciés. 18 19 Les nouveaux espaces ruraux Ce retournement et cette diversité qui apparaissent au début de ce xxie siècle sont-ils véritablement une nouveauté ? J’affirmerai que c’en est une pour quatre raisons qui me paraissent fortes et convaincantes. 1) La première raison est que, pour la première fois depuis cent quarante ans, nous constatons dans ces espaces ruraux une croissance de la population. Pendant cent vingt ans, la France vivait un exode rural partout, dans tous les départements et toutes les régions ; le phénomène de l’exode a été continu pendant plus d’un siècle. Et nous l’avons vu se tarir, et même se retourner. Pour le dater, il faut se référer à la période des années 18601870, décennie durant laquelle on constate les maxima de population rurale en France. Et, dans cette décennie, 80 % de la population française vivait et travaillait dans des communes de moins de 2 000 habitants agglomérés non rattachées à des agglomérations multicommunales. C’est ainsi que, de façon rétroactive et rétrospective, avait été fixé ce seuil de ruralité à 2 000 habitants parce que la France était un pays de telle dispersion de sa population sur le territoire que, si l’on avait fait passer le seuil à 3 000, c’est 90 % de la population française qui aurait été réputée rurale. Ce qui évidemment perdait un peu de sa signification. Il s’agit donc aujourd’hui d’une vraie nouveauté, une vraie rupture dans l’histoire démographique et territoriale de notre pays. 2) Le deuxième phénomène qui marque cette rupture tient au fait que, de façon définitive, irréversible, le monde agricole et l’activité agricole sont devenus minoritaires, et pas seulement dans la société française. Nous l’avions constaté à la fin des années 1970, début des années 1980, quand la population active agricole avait passé le seuil de moins de 10 % de la population active. Ce qui est important aujourd’hui et qui change beaucoup la donne dans la dynamique et la gestion de ces espaces, c’est que la population active agricole représente, dans les espaces ruraux eux-mêmes, 7 % de la population active et parfois moins, dans certains espaces. La population agricole est non seulement minoritaire dans la société française, mais également dans les espaces ruraux euxmêmes. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène démographique, mais également d’un phénomène économique, et surtout d’un phénomène culturel et politique d’une immense importance : nous sommes le pays de l’Europe occidentale qui a gardé une partie de la population agricole active la plus conséquente jusqu’à la fin du xixe siècle. À la fin du xixe et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle représentait encore 33 % de la population active. Ce qui veut dire que, dans les campagnes françaises au sens large, elle constituait encore la moitié de la population active. Cela donne la mesure de ce basculement radical, ce changement de rapport de forces dans la construction du personnel politique, dans les projets même de ces espaces et les bouleversements que ceci est en train d’opérer. 3) La troisième rupture est en quelque sorte le corollaire de la précédente : c’est le constat d’une diversité extraordinaire des populations dans ces espaces ruraux. Ces espaces étaient largement définis autour des populations agricoles, même si certaines régions connaissaient un espace rural structuré autour du monde ouvrier. Aujourd’hui, 20 21 les populations sont beaucoup plus diversifiées : je rappelle que 35 % des ouvriers français résident dans les communes rurales, ce qui est un autre aspect de cette fonction résidentielle des campagnes françaises. En outre, la composition démogra phique des campagnes est caractérisée par la présence de la population ouvrière la plus fragile et la moins qualifiée, ce qui est évidemment important pour la gestion de ces populations résidentielles. Enfin, la mobilité, l’éloignement croissant entre le lieu de travail et le lieu d’habitat, la multipolarité des lieux de travail au sein d’une même famille… fragilisent encore les populations qui sont elles-mêmes les plus vulnérables : si les moyens de transport ne sont pas adaptés, le mode de vie devient extrêmement coûteux, tout simplement, pour des familles dans la précarité. Nous avons là des populations fragiles et l’on constate, dans la déclinaison des quatre types d’espace que j’ai indiquée, que les habitudes de solidarité locale se sont profondément effritées : elles ne sont pas plus prégnantes dans l’espace rural ou dans une commune intermédiaire qu’en ville. On assiste, dans certaines régions, à des retours vers la ville de populations précaires parce que les processus de soutien y sont parfois plus efficaces. L’image idyllique concernant les campagnes qui seraient plus solidaires que la ville n’est pas démontrée par les enquêtes, même si les réseaux familiaux, les réseaux de connaissance et les réseaux de vieux voisinage assurent toujours des solidarités pour des populations qui étaient des populations insérées. Pour les populations complètement désinsérées, les processus de solidarité ne sont pas spontanés. 4) La quatrième rupture forte, qui est l’objet de cette contribution, est constituée par le retournement des tendances de population dans l’espace rural, par la fonction résidentielle. Ce n’est pas le travail qui a produit cette révolution. Cette apparition – depuis déjà une cinquantaine d’années – du lieu de résidence différent et éloigné du lieu du travail se répand sur l’ensemble du territoire. Le phénomène s’était notamment développé dans la seconde partie du xxe siècle avec l’explosion des banlieues, et c’est pour les fonctions résidentielles et non pas pour les fonctions de production que les campagnes françaises connaissent aujourd’hui une croissance démographique. Cela pose deux types de questions : d’une part, il faut s’interroger sur les raisons profondes qui font que les populations vont résider dans l’espace rural plutôt que dans l’espace urbain et les motivations sont diverses : des populations iront en milieu rural parce qu’elles y trouveront un meilleur cadre 22 23 de vie, de l’espace, des mètres carrés d’habitat, de la nature… Bref, un certain nombre d’aménités. Il s’agit là plutôt de la catégorie des cadres supérieurs. D’autres populations, au contraire très précaires, qui ne trouvent pas en ville l’accès à l’habitat, trouveront là un habitat un peu moins coûteux, simplement parce que le mètre carré est moins cher dans des campagnes. Cette fonction résidentielle revêt tous ces aspects. D’autre part, cette apparition de la fonction résidentielle en milieu rural accompagne ce qu’on pourrait appeler l’atomisation ou la multiappartenance de nos sociétés. Cela signifie que ce qui est en train de se passer dans les espaces ruraux est exactement l’inverse de ce qui s’est poursuivi pendant trois ou quatre siècles quand les espaces ruraux étaient des espaces de très faible mobilité où, d’ailleurs, l’objectif pouvait être de naître, vivre et mourir dans la même commune, d’y construire des alliances patrimoniales dans un espace très réduit. C’était le modèle « IIIe République » qui a très bien fonctionné, selon une unité de lieu, une unité de temps, une unité d’action parfaites. Une sorte de globalité. Aujourd’hui, à l’inverse, ces espaces sont pris eux-mêmes dans une très grande mobilité : mobilité au travail, mobilité de l’habitat, parce que ce sont des espaces où on ne passe pas toute sa vie, mais seulement une partie de sa vie personnelle, de sa vie familiale. Il est extrêmement rare que l’on y réside et que l’on y travaille. Dans un cadre familial, par exemple, il est bien rare que les deux conjoints travaillent dans les mêmes communes, que les enfants soient éduqués également dans les mêmes communes. Les lieux de résidence, les lieux de travail, les lieux de culture, les lieux de sports, les lieux de loisir, les lieux de militantisme, les lieux d’engagement, bref les lieux d’appartenance, y sont totalement éclatés. Et les campagnes, qui étaient des lieux d’enracinement mono-dimensionnel, deviennent, comme les villes, comme les espaces intermédiaires, des espaces de multi-appartenances. L’éclatement opère dans les deux sens, c’està-dire que les habitants de ces espaces sont sur des appartenances multiples et ces espaces, ces micro-sociétés, appartiennent eux-mêmes à plusieurs autres ensembles ou sous-ensembles. L’intercommunalité en est une donnée, qui agglomère des ensembles de communication, des ensembles économiques, des ensembles culturels, qui constituent autant de sous-ensembles. La plus petite commune, quelle qu’elle soit, à plus forte raison la plus intermédiaire et la plus en transformation, devient une entité territoriale juridique 24 25 prise dans une multitude d’appartenances, de solidarités, de contraintes de choix, d’alliances, etc. Ce ne sont plus du tout des petites « républiques » autonomes du modèle républicain de la fin du xixe siècle, où un emboîtement d’autonomies familiales qui sortaient pour se regrouper faisait du conseil municipal une sorte de conseil des familles, qui gérait les parties communes des propriétés privées, selon la remarque de Marcel Jollivet. Il est donc intéressant de voir à quel point ces campagnes françaises sont prises dans cette mobilité géographique et la mobilité de l’agriculture elle-même l’illustre également. Lorsqu’on examine l’agriculture, on serait tenté d’y voir un monde moins mobile que les autres, à l’abri des délocalisations. Or, l’agriculture elle-même est prise dans un formidable mouvement de mobilité, nationale comme européenne et internationale. Par exemple, en ce qui concerne les dix premières productions agricoles françaises, ce sont dix départements qui produisent autant que quarante-cinq. Alors qu’il y a cent vingt ans, c’étaient quatrevingts départements qui produisaient un peu de tout, partout. Et dans des écarts qui allaient seule ment de un à trois. Donc, il y a bien eu un processus de concentration et de regroupement des productions en même temps qu’un processus de spécialisation géographique de ces productions ; et l’on voit aujourd’hui, à l’échelle du monde, de très grands bassins qui se dessinent. Et la force de ces bassins n’est plus seulement la valeur agronomique des sols, mais bien, par un fort glissement continu, les très grands équipements portuaires, les grands équipements industriels qui assurent la mise en marché, dans un espace qui est effectivement mondial et globalisé, de ces grandes matières premières agricoles. Nous regardons aujourd’hui vers le Brésil qui montre bien comment explose cette puissance agricole. Imaginons ce que pourrait être le grand marché mondial des céréales si l’Ukraine et toute la Russie reprenaient l’activité de production céréalière… Ce sont des plaines immenses, avec des structures considérables, qui peuvent rassembler 1000 hectares d’un seul tenant sans aucun problème. Les terres y sont extrêmement fertiles, avec des débouchés, notamment sur la mer Noire, et si la production des équipements et l’écoulement reprenaient, c’est non seulement le grand marché méditerranéen mais aussi le marché européen et mondial qui s’en trouveraient bouleversés. Et peut-être qu’à l’horizon de dix ans, cela s’avérera, qui peut le prédire ? Qui peut savoir quelle sera la stabilité politique, économique de ces pays ? Ces potentialités existent en tout cas, susceptibles 26 27 Le premier point de repère, c’est la très longue période de croissance et de développement des temps modernes qui s’étale de la Renaissance jusqu’au Second Empire, jusqu’à la révolution industrielle, jusqu’au traité de libre-échange. La France, au cours de ces trois siècles, a fait le choix non pas d’une concentration urbaine et manufacturière, à l’instar de ce qui s’est passé en GrandeBretagne, mais au contraire, d’une très grande dispersion de son activité sur le sol national. Elle s’est dotée en ce sens de mesures et de dynamiques multiples, qui nous permettent de dire qu’il s’agit là d’une culture et d’une exception : activité aussi bien métallurgique que textile, pour ce qui est de l’industrie, activité agricole qui ne s’est absolument pas concentrée pendant ces trois siècles, alors qu’elle s’est concentrée dans d’autres pays… Ce qui fait que la France, à la différence de la GrandeBretagne d’un côté, des pays méditerranéens ou des pays d’Europe du Nord de l’autre, est un pays qui, ces trois siècles durant, a « construit » une dispersion de sa population et de ses activités. C’est pourquoi en 1860, on arrive à 80 % de la population et 80 % de l’activité répartie sur l’ensemble du territoire. Paris a dépassé le million d’habitants seulement au début du xixe siècle, à une époque où la Grande-Bretagne avait déjà une quinzaine de villes qui avaient dépassé le million d’habitants. Et certaines en avaient déjà deux, voire deux millions et demi. Donc, la France a été, sur l’histoire longue, un pays de grande dispersion de la population et de l’activité, ce qui permettait le maintien, jusqu’à une date très récente, de la superposition entre le lieu de résidence et le lieu de travail. Il n’y avait pas de dissociation, il n’y avait pas de distinction, comme cela pouvait s’opérer ailleurs. Le phénomène n’allait pas de soi : la GrandeBretagne avait fait le choix complètement inverse, celui de la manufacture, en prenant des mesures politiques draconiennes. En 1555, l’acte des tisse rands interdisait de rassembler plus de deux métiers à tisser dans une maison. Ensuite, les lois scélérates punissaient de peine de mort – pas moins – l’errance et le vagabondage sur les chemins. C’est ainsi que s’est opérée la grande concentration urbaine industrielle dès la fin du xvie siècle. Puis, autour des grandes découvertes et des grandes conquêtes, 28 29 d’induire de très grands bouleversements. Il s’agit là d’une nouveauté très radicale. Sur l’histoire longue, la révolution mobile est encore plus profonde. Je prendrai trois points de repères. La dynamique de dispersion de la France la Grande-Bretagne a fait le choix de s’alimenter à l’extérieur, dans ses colonies. Elle n’a absolument pas fait le choix de son autosuffisance et de sa sécurité alimentaire mais, au contraire, celui de l’échange et du commerce. Elle a fait de ses campagnes, dès le xviie siècle, à la différence de ce qui se passait en France, le lieu du regard, le lieu de la distraction, le lieu de la chasse. C’était le lieu de la propriété foncière aristocratique et non un lieu de production parce que la production n’était pas le souci de l’aristocratie. Comme le dit joliment Duby dans Le Temps des cathédrales * : « Être noble, c’est gaspiller. » La construction de l’investissement n’était pas à l’ordre du jour dans les campagnes anglaises. Elle l’était, en revanche, dans la ville. La Méditerranée, elle, s’est construite autour de la ville, et la campagne était un lieu où l’on se rendait, en très grand nombre, pour produire, pour travailler, mais où l’on ne résidait pas. Le cabanon provençal, où l’on va pour les semailles et pour les récoltes, est l’illustration typique de cette respiration entre le village, construit sur le modèle de la ville, et la campagne. La France dans son ensemble est sur un autre modèle de dispersion. Le choix de la spécialisation agricole * Georges Duby, Le Temps des cathédrales, Gallimard, 1976, 379 p. Sur une période plus récente, au cours des xixe et xxe siècles, après la révolution industrielle, après le Second Empire, a été fait le choix pour les campagnes d’une spécialisation sur l’agriculture. C’est la raison pour laquelle ce retournement, avec la question résidentielle, est un petit traumatisme politique et culturel. Au début de la IIIe République, la France a choisi de faire des campagnes non seulement le lieu de la production agricole, mais aussi le lieu du développement d’une classe paysanne qui devait être le socle de la République. Ce projet de la IIIe République sur les campagnes est né après le désastre de Sedan, désastre patriotique s’il en est ; après une série de catastrophes climatiques entre 1870 et 1880, qui ont frappé la France, encore à ce moment-là, de disettes et même de famines parce qu’il n’y avait tout simplement pas de récolte ; après, enfin, de graves crises politiques, dues notamment à la difficulté de savoir, presque un siècle après 1789, si la France allait revenir à l’Ancien Régime ou asseoir enfin la République. L’homme qui a eu l’intuition et le génie du projet, c’est Gambetta. Gambetta propose à l’Assemblée un projet politique, à travers cette phrase restée célèbre : « Faisons chausser aux paysans les 30 31 sabots de la République. Lorsqu’ils les auront chaussés, la République sera invincible. » Et il développe un projet qui consiste à faire, de l’élite paysanne – c’est-à-dire ceux qui avaient un attelage et déjà quelques arpents de terre –, des petits propriétaires fonciers qui pourraient enfin cueillir les fruits de 1789 et de la revanche sur la propriété aristocratique foncière. Il décidait d’en faire des petits propriétaires qui verraient ainsi s’éloigner le spectre de la Saint-Michel, à laquelle « tout le monde déménage » *. Il décidait, par là même, de faire de la paysannerie le ferment de la République et non de confier cette mission à la classe ouvrière. Pour que ceci pût advenir et aboutir, il se donna les moyens de mettre en place un dispositif d’encadrement du monde agricole, en créant le ministère de l’Agriculture, imaginé sur le modèle du ministère des Colonies, c’est-à-dire que celui-ci devrait gérer non seulement les espaces, non seulement les productions, mais aussi les populations. C’est la raison pour laquelle nous avons, au ministère de l’Agriculture, à la fois un système social propre, un * La Saint-Michel était le jour redouté où le propriétaire pouvait reprendre ses biens loués ou confiés en métayage, sans préavis ni dédommagement. enseignement, etc. C’est un petit gouvernement en soi. On y trouve à peu près tout, y compris la grande politique du génie rural, c’est-à-dire de l’installation, des chemins, de l’électricité, de l’adduction d’eau, etc. Tout ceci relevait de la même administration parce qu’il fallait gérer, en soi et à l’écart du reste de la société, cette population paysanne à qui l’on offrait l’entrée dans la République. Et ceux-là mêmes qui deviendraient des propriétaires fonciers, de même, expliquait Gambetta, qu’ils seraient capables de défendre les bornes de leurs champs, seraient capables de défendre les frontières de la patrie et d’assurer la revanche attendue. Ce qui fut fait ! C’était là un projet d’une densité extraordinaire et qui a permis que cet exode que nous avons évoqué n’a pas été un exode agricole dans sa naissance et dans son essence. Il a été d’abord un exode non agricole. Pendant soixante ans, ceux qui quittèrent les campagnes étaient ceux qui n’avaient rien à voir avec l’agriculture ou, en tout cas, qui avaient peu d’espoir d’accéder à la propriété foncière. Ils n’avaient donc pas de place dans cet espace, et cet exode – bien nommé « rural » et non pas « agricole » – a d’abord été un exode vers la ville, bien entendu, mais il s’est progressivement imposé à l’activité agricole dans un second temps seulement. 32 33 C’était nouveau dans notre histoire, et sa période la plus intense a été la période 1950-1970. C’est à ce moment-là que se sont imposées dans notre imaginaire collectif les images de campagnes comme lieux quasi exclusifs d’une production agricole. La revendication de la nature La troisième nouveauté est plutôt d’ordre philo sophique. Au moment où s’opère ce retournement de la fonction des campagnes, apparaît une revendication de nature, notion très neuve dans nos sociétés et qui n’avait jamais été nommée comme telle par le corps social dans son ensemble. Là aussi, compte tenu de l’urbanisation qui s’était opérée dans la seconde moitié du xxe siècle, la campagne était regardée, soit à travers l’activité agricole, soit contre l’activité agricole, comme un espace et une nature qui n’auraient pas été le produit de l’activité de l’homme. C’est la première fois qu’elle est recherchée aussi massivement, et pas seulement par quelques esthètes ou couches privilégiées. Dans ces conditions, nous n’avons pas affaire à une renaissance des campagnes – comme cela avait été annoncé par un ouvrage qui a été célèbre, du géographe Bernard Kayser*. On parle de renaissance parce qu’il y a eu croissance. Mais 34 cette croissance est en réalité un véritable retournement qui signe la fin des sociétés rurales traditionnelles. Cela veut dire que la France doit faire son deuil de ces sociétés rurales traditionnelles pour construire un projet tout aussi intéressant et enthousiasmant mais qui n’a plus grand-chose à voir avec ces deux grandes périodes que j’évoquais : celle de la Renaissance au Second Empire ou celle de la IIIe République. Ce retournement pose le problème de la place de l’agriculture dans ces territoires qui sont devenus des territoires résidentiels. Quels types d’agriculture ? Cette problématique suscite deux types de questions, toutes deux de l’ordre du volontarisme. La première est d’ordre géopolitique et n’entraîne même pas une réponse de politique intérieure, mais va bien au-delà : voulons-nous, en France et en Europe, garder une agriculture puissante, notamment sur les très grands marchés mondiaux, pour assurer, précisément dans cette mondialisation et dans cette globalisation, une multipolarité des approvisionnements en matières premières agricoles pour alimenter l’industrie agro * Bernard Kayser, Renaissance rurale, Armand Colin, 1990. 35 alimentaire ? Ou pensons-nous – comme certains en Europe – que cette question agricole coûte trop cher maintenant, qu’il faut passer à autre chose et que, finalement, l’autosuffisance alimentaire est peut-être une chimère ?… Vaut-il mieux s’orienter vers des productions à très haute valeur ajoutée, s’alimenter dans le marché mondial dans des échanges et laisser ce secteur à d’autres ? À ce premier questionnement, il faut répondre nettement. Pour ma part, sans état d’âme et après examen, je pense qu’il est absolument essentiel, pour la France elle-même, pour la France en Europe et pour l’Europe, que nous gardions, en France et en Europe, une capacité de production de matière première agricole et alimentaire de très haute technicité, de très haute qualité, de très haute performance. Même s’il faut tenir compte du fait que cette agriculture du vieux continent sera toujours moins compétitive que la compétitivité du tchernoziom demain, ou du Brésil aujourd’hui ou du Canada ou de l’Australie. C’est, d’une part, une question de solidité de la construction européenne, que d’édifier cette force agricole et, d’autre part, une question de géopolitique, c’est-à-dire – je vais plus loin que l’autosuffisance – qu’il s’agit de notre présence sur les marchés mondiaux, pas tant pour des raisons économiques, mais pour des raisons géopolitiques. Il se trouve que je suis aujourd’hui dans des fonctions qui me conduisent à sillonner et à rencontrer beaucoup d’interlocuteurs dans le bassin méditerranéen. Je constate que 50 % de la production agricole importée dans le bassin méditerranéen est extra-méditerranéenne, en provenance des grandes puissances : Canada, États-Unis, Argentine, Australie. Est-ce que nous pensons pouvoir commercer, échanger, construire l’Euroméditerranée autour de ces questions-là et autour de la paix alimentaire en Méditerranée ? Pour moi, la réponse est oui ! Oui, nous avons besoin d’une agriculture forte, performante. En répondant à cela, on ne répond cependant qu’à la moitié de la question. Il est clair que pour assurer cette puissance agricole française, il n’y a pas besoin de 600 000 exploitations, il en suffit de 120 000. Donc, le problème politique n’est pas réglé. Et, avec ce qui est en train de se dessiner aussi bien autour de l’Organisation mondiale du commerce, que de la réforme de la politique agricole commune, que de la loi qui vient d’être votée, on voit bien que c’est la logique de l’agrandissement 36 37 Le choix d’une agriculture de haute technicité qui prédomine et que, très probablement, pour parler d’avenir, à l’horizon d’une vingtaine d’années, nous verrons en France 120 000 à 130 000 exploitations qui produiront 80 % de la matière première agricole mise en marché. Cela risque d’être un traumatisme auquel il faut se préparer. salariat extérieur d’une partie de la famille que sur le revenu direct sur l’exploitation. Au-delà de cette agriculture, je crois que nous avons place pour une deuxième agriculture : l’avenir de l’agriculture française est sur une bipolarisation assez claire. Cette deuxième agriculture sera de l’ordre de 300 000 à 400 000 exploitations dont la fonction résidentielle a absolument besoin pour garder des espaces respirables, qui ne soient pas des espaces contraints, qui soient des espaces où il y ait à la fois de la résidence et de l’activité. Cette agriculture sera une agriculture technique – comme la première – mais également très complexe, notamment socialement. C’est-à-dire que ces structures, qui ne seront pas de grandes structures, vont fonctionner à la fois sur de la transformation, de la vente directe, des produits à haute valeur ajoutée, des produits identifiés, des produits de loisir, des produits de tourisme. La cellule familiale qui sera sur ce type d’exploitations construira son revenu aussi bien sur le Une bipolarité se dessine donc, à peu près dans toutes les régions, qui s’inscrit assez bien dans la politique agricole construite autour de deux piliers. Et la question qui est posée dans la perspective d’une nouvelle modification, qui adviendra forcé ment, de cette politique agricole commune est la suivante : le soutien et la régulation relative des très grands marchés relèvent-ils bien de la compé tence européenne centrale ? En revanche, ce qui relève de cette agriculture que je dirais territorialisée, multiactive, multifonctionnelle, à savoir sa définition et sa gestion politiques et la distribution des soutiens dont elle a besoin ne seraient-ils pas du ressort des politiques régionales ? C’est uniquement dans ce cadre que peuvent en effet, à mes yeux, se gérer des politiques territoriales. Il faut bien insister sur le fait que ces deux pôles sont tous les deux modernes. Le premier est très moderne parce qu’il est très globalisé. Le second l’est aussi parce qu’il met en œuvre une multiplicité de compétences et d’articulations de projets qui représentent assez bien ce qu’est une société moderne qui construit l’emploi, qui construit l’activité et qui se trouve dans la mobilité. J’insisterai 38 39 Le choix concomitant d’une agriculture territorialisée également sur un nouveau fait, c’est que ces deux pôles d’agricultures sont tous les deux des pôles mondiaux. Pour le premier, c’est évident et pour le second, si l’on prend la question du tourisme rural, des appellations d’origine, des produits transformés, des produits de terroir, des produits d’origine, etc., on s’aperçoit vite que le seul marché de proximité ne suffit pas. Il est fortement articulé au marché d’éloignement via le net, comme c’est déjà le cas du tourisme. Le foie gras est un exemple emblématique : si vous en mangez une fois par mois, comme vos voisins, la consommation s’arrête très vite, à moins de le vendre ailleurs… Nous sommes sur des polarités fortes : le très local est aussi très mondial, ce qui est une révolution intellectuelle qu’il faut prendre en compte. En conclusion, je confirme qu’il y a un avenir résidentiel pour les campagnes françaises et que cette fonction résidentielle va se déployer et continuer de croître. Les espaces qui vont continuer de se développer autour de cette fonction résidentielle devront être bien équipés, bien désenclavés ; ce seront des espaces qui seront dans la communication. Les espaces qui aujourd’hui ont du mal à se développer ne sont pas ceux qui ont moins d’atouts agronomiques, techniques ou climatiques…, ce sont les espaces enclavés. Ensuite, je confirme qu’il y a un avenir des agricultures, toujours en recomposition. En revanche, la coexistence des fonctions résidentielles et agricoles est un problème politique neuf, difficile, qui met en jeu des intérêts contradictoires. Il nous faut trouver des modèles de régulation que nous n’appréhendons pas encore bien. Enfin – et c’est ce qui relie probablement les deux hypothèses –, à la faveur de l’urbanisation des campagnes, du développement de l’urbanité et de la culture de l’urbanité de nos sociétés, nos contemporains portent dorénavant, sur les cam pagnes et y compris sur l’agriculture, un regard quasi patrimonial. L’espace est perçu comme un bien public et non plus seulement un bien privé, ce qui place parfois le monde agricole dans une situation d’accusé, en tout cas le met un peu en situation de défensive. Que cette fonction résidentielle, cette fonction de production et cette fonction « de nature et de patrimoine » puissent se lier dans un projet qui soit un projet collectif partagé représente un véritable enjeu. En seconde conclusion, j’insisterai sur la modernité absolue de cette dynamique et de ces espaces : modernité en raison de leur mobilité ; modernité 40 41 * en raison du défi que représente la gestion du vivant à laquelle sont affrontés cet espace et cette campagne, qui fait que nous découvrons que le vivant est une gestion construite et pas seulement une gestion héritée ; modernité parce que ces espaces apparaissent aussi mondiaux que locaux ; et modernité enfin par leur multiplicité d’appartenances, leur multiplicité de fonctions et leur multiplicité d’investissements. Texte II Images et imaginaires agricoles * Histoire d’une (dés)illusion marchande * Cet article est écrit avec François Purseigle, maître de conférences en sociologie, École nationale supérieure agronomique de Toulouse, Institut national poly technique de Toulouse. Il a été publié dans Déméter 2007. Économie et stratégies agricoles, éditions Club Déméter, 2006, 294 p. 42 43 L’attitude des Français à l’égard de l’agriculture va aujourd’hui de la compréhension à l’hostilité. Ces oscillations s’incarnent tout à la fois dans les figures contradictoires de l’idyllique « petit paysan », respectueux d’un ordre écologique établi, et celle de l’« exploitant pollueur », destructeur des agricultures du monde. Face à cette situation et alors qu’elles se trouvent à un tournant de leurs histoires, les activités agricoles offrent des images brouillées. À la recherche de leurs propres définitions et langages, l’agriculture et les agriculteurs éprouvent de grandes difficultés à se nommer : « paysan » le temps d’un salon ou d’une manifestation, « agriculteur » sur l’exploitation, « chef d’entreprise » sur les scènes politiques, le personnel agricole peine à se trouver des qualificatifs. Face à cette tension et ces tuilages sémantiques, l’histoire semble aller plus vite que les mots. Elle s’incarne dans le portrait d’une population qui se découvre minoritaire et dépourvue de tout projet collectif. C’est au moment où les agriculteurs sont 44 45 nommés comme minoritaires que l’agriculture française est considérée comme une puissance mondiale, paradoxe lui-même articulé à un constat : c’est au moment où la population agricole se rétrécit que fond définitivement le mythe de l’unité paysanne, hérité de l’apogée paysanne républicaine et parfaitement réappropriée par l’univers catho lique, propice à la modernisation de l’après-guerre. Minoritaire et segmenté, localisé et mondialisé, encore spécifié dans ses comportements mais dispersé dans l’échelle des revenus, le monde agricole recompose une place teintée d’identité entrepreneuriale, mais distante des lois du marché. La confusion des images dont est victime le secteur agricole ne doit pas être interprétée comme la conséquence d’une série de crises. Elle témoigne d’une profession ayant du mal à dépasser le modèle modernisateur qui l’avait jadis consacrée comme l’un des symboles de la France d’après-guerre. Si les difficultés que les agriculteurs rencontrent à communiquer reflètent une absence de pensée, de mots voire de messages, elles témoignent aussi de l’incapacité d’une profession à s’extraire de la situation paradoxale qui la caractérise. La construction des images et des représentations associées à l’agriculture est complexe. L’objectif de cette contribution réside principalement dans la volonté d’appréhender les raisons d’un brouillage d’images et de représentations associées à l’agriculture. Il s’agira de donner à lire et à comprendre les facettes d’une imagerie paradoxale au regard des constructions idéologiques associées à l’inscription historique de l’activité et de la profession agricole. Si l’affirmation, mais aussi la construction des représentations et des images relatives à l’agriculture se posent avec une si grande acuité, c’est sans conteste en raison de l’impossible deuil d’une France construite autour de deux figures fantasmatiques : celle du paysan « républicain » et celle de l’agriculteur « catholique ». Nous tenterons de montrer que les difficultés rencontrées dans la diffusion d’une nouvelle image répondant aux attentes de la société trouvent leur origine dans l’incapacité de rompre avec ces deux figures. C’est peut-être cela qui est au cœur du désenchantement qui accompagne les débats autour des représentations associées à la profession agricole. Plus précisément, nous essaierons de comprendre les raisons pour lesquelles le réservoir de valeurs et d’images dans lequel les agriculteurs puisent actuellement ne parvient pas à s’articuler à l’histoire constitutive à laquelle ils en appellent et aux réalités socioéconomiques et sociales qui se font jour. 46 47 « Le paysan », une figure républicaine localisée et patrimoniale Pour mieux comprendre la construction de l’imagerie paysanne, il faut se pencher sur son histoire. Le sociologue étant nécessairement tributaire de la forme historique de son objet, ce « rappel à l’ordre 1 » nous conduit à décrypter l’histoire ayant conduit à la naissance du paysan. Le temps des paysans n’a jamais été éternel. La construction de la production agricole, de l’occupation du territoire et de la production alimentaire dans son ensemble a pris des formes extraordinaire ment diversifiées et historiquement situées. En France, le temps du paysan et son apogée coïncident avec la IIIe République 2. Le paysan n’est pas le produit historique d’un projet agricole, mais il est d’une certaine manière celui d’une construction républicaine. Politiquement, le paysan a vu le jour durant les années 1870-1880, c’est-à-dire une période marquée par plusieurs événements traumatisants : – Le désastre de la défaite française face aux Prussiens le 1er septembre 1870 à Sedan : Napoléon III est fait prisonnier, le Second Empire s’effondre dès le 4, Paris est assiégé à partir du 19 et, parallèlement à la signature de l’armistice, la création de l’empire allemand est 48 proclamée dans la galerie des Glaces du château de Versailles le 18 janvier 1871. – La Commune de Paris : Bismarck, le chancelier prussien, impose l’élection d’une Assemblée nationale afin de signer un traité de paix définitif avec un pouvoir représentatif. Celle-ci est élue le 8 février 1871 et se caractérise par une large majorité royaliste et conservatrice. En réaction, un gouvernement insurrectionnel, composé de socialistes et d’ouvriers, prend le pouvoir à Paris du 18 mars au 27 mai 1871. La reprise en main de la capitale par les troupes régulières donne lieu à de violents combats entre Français, alors que le quart nord-est du pays est toujours occupé. – Le début de la guerre des deux France : entre 1871 et 1879, l’installation de la République est progressive. La première étape, marquée par la reconstruction du pays, va de 1871 à 1873. L’Assemblée nationale confirme la déchéance de l’Empire, mais elle ne proclame pas la République. Néanmoins, elle confie le pouvoir à Adolphe Thiers en le nommant « chef du pouvoir exécutif de la République française », puis elle l’élit président de la République en août 1871, sur la base d’une constitution provisoire. Mais, en mai 1873, lorsque celui-ci préconise ouvertement l’instauration définitive d’un régime républicain, il est 49 r enversé. La France entre alors dans une période de « rétablissement de l’ordre moral », selon la formule du maréchal de Mac-Mahon, nouveau président de la République. Après l’échec de la tentative de restaurer la royauté en octobre 1873, le pouvoir lui est confié pour sept ans. Une Commission à majorité monarchiste est chargée de doter la France d’une constitution. Trois lois constitutionnelles pour organiser les pouvoirs publics sont votées en février et juillet 1875, mais cette « constitution » ne forme pas un tout et n’affirme pas explicitement la création de la république. Néanmoins, elle crée un régime parlementaire tout en dotant l’exécutif de pouvoirs considérables. Dans ce contexte, les élections de janvier 1876 traduisent la coupure de la France en deux : 340 députés, résolument républicains, sont élus à Paris, dans le Nord-Est, au nord du Massif central et dans la moitié sud du pays, alors que 153 conservateurs remportent les suffrages du Nord et de l’Ouest. L’épreuve de force entre l’exécutif et le législatif est inévitable. Elle explose en mai 1877 et conduit Mac-Mahon à dissoudre la Chambre en juin. Mais, en octobre, après une campagne électorale particulièrement violente, les républicains obtiennent de nouveau la victoire. Le président se soumet en acceptant un gouvernement de centre-gauche. Finalement, il démissionne le 30 janvier 1879. À partir de cette date, la IIIe République peut être considérée comme solidement installée, mais l’équilibre des pouvoirs a définitivement basculé entre les mains du Parlement, au détriment de l’exécutif. Cette mise en place mouvementée du pouvoir républicain à la tête de la France s’accompagne d’une extraordinaire montée du mouvement ouvrier. Certes, en 1871, après l’échec de la Commune, le mouvement politique s’est décomposé. Mais, dès 1876, le premier congrès ouvrier se tient à Paris et, en 1879, des délégués d’associations ouvrières, anarchistes, mutuellistes ou collectivistes fondent la Fédération du parti des travailleurs socialistes. S’appuyant sur les analyses de Karl Marx, ils réclament des réformes sociales en attendant l’appropriation collective des moyens de production. Enfin, la période est également marquée par la succession de catastrophes agricoles et alimentaires au cours desquelles la France connaît ses dernières disettes. En 1863, le phylloxera, dû à des pucerons importés avec des ceps américains, est décelé pour la première fois dans une vigne du Gard. En 1890, il a contaminé tous les vignobles de France et ne commence à refluer qu’à partir de la fin du siècle. Parallèlement, les productions oléagineuses sont en crise face à la concurrence des huiles provenant 50 51 des colonies africaines de la France : ce alors même que le développement du gaz et des huiles minérales limite leurs utilisations pour s’éclairer. Enfin, la production ovine est en pleine crise du fait de la concurrence des laines importées et toutes les grandes régions céréalières, où il est largement produit sur les chaumes, sont frappées. Dans un tel contexte, les paysans français pourraient n’apparaître que comme les produits des malaises qui traversent la France de la fin du xixe siècle. Mais ils sont également les symboles de la réponse républicaine à ces malaises. En effet, face aux grandes fractures sociales, politiques et culturelles qui s’opèrent dans le pays, Léon Gambetta, président de la Chambre, puis brièvement président d’un « grand ministère », de novembre 1881 à janvier 1882, propose un nouveau dessein à la France. Afin d’asseoir un régime stable, il considère qu’il faut l’appuyer sur des forces sociales qui tireront un bénéfice à l’institution de cet ordre. À ce moment-là, le républicain Gambetta avait la plus grande méfiance à l’égard de l’internationalisme ouvrier et n’était pas véritablement en osmose avec les descendants des laboureurs de l’Ancien Régime, plus enclins à se tourner vers les thèses des marquis que vers ceux que l’on appelait les « rouges ». Pourtant, Gambetta a l’intuition que c’est, adossée à cette population ayant commencé à s’installer dans la propriété privée de la terre en grignotant les marges de la propriété nobiliaire ou de celles de l’Église, avant et après la Révolution, que la République pourra se stabiliser. Il fallait, pour lui, faire « chausser aux paysans les sabots de la République » parce que « lorsqu’ils les auront chaussés, la République sera invincible ». C’est alors que Gambetta crée le ministère de l’Agriculture, conçu tout à la fois pour gérer les populations, les territoires, les espaces ruraux et la question de la subsistance alimentaire. Aucun secteur, dans aucun pays, n’a été géré d’une façon aussi globale et aussi spécifique. Parallèlement, une politique patrimoniale se met en place avec, notamment, un dispositif bancaire facilitant l’accession à la propriété foncière. Contrairement à une idéologie conservatrice fondée sur un féodalisme précapitaliste qui asservit le producteur agricole, l’idéologie jacobine fait du paysan un citoyen libéré du servage et ayant « réalisé son désir séculaire de possession de la terre 3 ». Mais la construction de l’image républicaine du paysan français passera également par la mise en place d’organisations professionnelles. Face aux marquis de la rue d’Athènes, les républicains 52 53 du boulevard Saint-Germain créent, dès 1880, la Société nationale d’encouragement à l’agriculture. Afin de contrecarrer l’influence de l’Union centrale des syndicats agricoles, ce courant créera en 1909 un syndicalisme laïc proche de l’administration avec la Fédération des syndicats agricoles de France. L’objectif des républicains était de contrecarrer l’influence d’une aristocratie foncière dont l’idéologie émanait de la droite monarchiste. À côté et sous l’impulsion des premiers syndicats, se créèrent, dès la fin du xixe siècle, les premières organisations économiques et sociales : la Mutualité, le Crédit mutuel agricole et la Coopération 4. Toutes trois fondées sur le caractère professionnel et mutualiste de leurs inspirateurs, ces organisations vont déployer une batterie de services dans les domaines de la gestion des risques, du financement de l’activité agricole et de la production. Les actions de ces différentes organisations s’inscriront dans des cadres juridiques similaires, voire complémentaires à ceux des syndicats. Héritière des cotises du Gers ou des consorces des Landes, la Mutualité agricole se dotera d’un statut juridique grâce à la loi du 4 juillet 1900. Il s’agissait, pour le législateur, de régulariser l’existence de petites organisations locales jadis créées contre la grêle ou la mortalité du bétail. Cependant, il convient de souligner que les statuts des caisses mutuelles de réassurance agricole relèvent quant à eux de la loi du 4 juillet 1900 et de la loi de 1884. À la même période, des agriculteurs se réuniront afin d’obtenir, par leur caution mutuelle, des prêts qui leur étaient refusés par les banques existantes. C’est la loi du 5 avril 1894 qui va permettre à des membres d’un syndicat de pouvoir s’unir pour créer des caisses locales de Crédit agricole mutuel. Mutualité agricole et Crédit mutuel agricole vont mettre en place progressivement des structures organisationnelles qui, si elles présentent des différences, n’en demeurent pas moins fondées sur des déclinaisons territoriales identiques ainsi que sur une doctrine aux caractères similaires. Dans un remarquable article intitulé « L’idéo logie paysanne », la sociologue Nicole Eizner nous invitait à lire la construction de la figure républicaine du paysan comme le fruit d’un double mouvement idéologique. Le paysan serait tout à la fois « l’expression de l’accession à la propriété terrienne de petits et moyens agriculteurs contre les grands propriétaires fonciers » et la « négation de la spécificité des classes sociales » 5. Libérée du féodalisme, cette figure s’incarne dans celle d’un petit producteur ayant conquis son autonomie et se définissant moins par son appartenance à une 54 55 communauté que par une individualité citoyenne. « Il est un citoyen responsable et méritant, et non l’élément d’un grand tout organiquement lié aux autres 6. » L’idéologie républicaine politique avait eu un écho extraordinaire sur le plan national et patriotique. De la fin du xxe siècle à la Première Guerre mondiale, le discours républicain s’est construit autour d’une rhétorique offrant une convergence entre un discours patrimonial paysanniste et un discours patriotique revanchard. À travers son occupa tion et son aménagement, le « paysan-soldat » garantissait la sécurité du territoire national. Pour Jules Méline, le paysan est cet « homme des champs, libre sous le soleil, aspirant l’air à pleins poumons ». Il est « l’élément sain, permanent, la “sève” de la nation, il est le “patriote” par excellence, celui qui sait défendre son pays, comme il a su se battre pour sa terre et la défendre 7 ». Ce modèle cristallisa dans la mémoire collective la figure du paysan autour du principe qu’il faut produire un peu de tout partout. C’est cette identité partagée qui permet à la République de conquérir à son profit ce qu’a été l’unité nationale construite par l’Ancien Régime et par les rois de la Renaissance, jusqu’à la Révolution. L’idéal paysan ne rencontre pas l’idéal du marché. Les missions du paysan s’articulent autour de la sécurité, de la subsistance de sa famille, sa reproduction élargie et, si possible, la transmission d’un patrimoine agrandi. Cela explique que le paysan de cette époque a le moins recours au marché, du moins dans son approvisionnement. Quand il y a recours, c’est pour écouler un peu de sa production, ce qui est rare car cette époque est marquée très largement par le déficit alimentaire. Chaque ferme, chaque territoire, chaque région devient ainsi une mosaïque. Les 360 fromages sont l’expression la plus emblématique de ce modèle : un même type de production, mais une mosaïque extrêmement diversifiée de conditions pédo-climatiques et de traditions. C’est sur ces fondements historiques que se construiront les images et représentations d’une production agricole à la française. Le paysan sera alors celui qu’il convient de protéger contre les attaques du marché et du libéralisme. Défini par une insertion sociale localisée et non marchande, tout devra être fait pour que le « petit producteur » soit préservé de la concurrence internationale grandissante. Le protectionnisme apparaît comme la meilleure arme pour déjouer les travers d’un libéralisme conduisant indubitablement à l’exode. Un exode qui ne ferait qu’accroître la masse prolétarienne émergeant alors dans des villes de plus en 56 57 plus conquises par l’idéologie marxiste de lutte des classes. Refuser le marché, c’est refuser un déclin démographique politiquement dangereux. « Le refus de l’exode rural […] exprime une volonté politique de maintenir un secteur paysan numériquement important capable de faire contrepoids aux “classes dangereuses” 8. » La territorialisation sera alors l’instrument d’une conquête éminemment politique. Absent et protégé d’une scène économique marchande, le paysan est un individu territorialement pensé. L’image du paysan s’est également construite autour de celle du village et de son clocher. Comme l’ont montré de nombreux historiens et sociologues du monde rural, le paysan est aussi le produit d’une collectivité locale qui se veut la plus autonome possible. En effet, la République naissante ne touchera pas aux 36 000 paroisses. On aurait pu imaginer que, pour imprimer sa marque, elle sorte définitivement, comme elle l’avait fait pour les provinces, de cette cartographie héritée de l’après-conquête romaine, sur laquelle se sont instituées les paroisses de la christianisation. Au contraire, la République reprend à son compte ce découpage fin et minutieux du territoire pour en faire autant de petites républiques paysannes où les paysans, chefs de famille, gèrent ensemble, au sein du conseil municipal, les parties communes de leur propriété privée. L’achèvement de l’architecture de ce modèle s’inscrira dans la construction de la mairie en face de l’église. Un modèle qui, quelques décennies après, constituera encore le cadre d’une imagerie politique largement mobilisée, notamment lors des campagnes électorales par tous les parti, tant de droite que de gauche. Localisé, patrimonial et peu marchand, telles sont les dimensions d’un modèle conduisant à une vision du monde peu distanciée de celle du village. La patrie n’est alors que l’extension du village, prisme renversé à partir duquel le monde est regardé par une paysannerie elle-même pensée et imaginée autour de ce territoire. Le paysan voit à travers le village et ce dernier sert de cadre aux représentations qui lui sont attribuées. Toutefois, il convient de noter que la construction des représentations associées à la figure républicaine du paysan s’incarne également dans une unité territoriale plus étendue, le « pays » 9. Désignation ancienne reconnue depuis peu par la géographie administrative, le pays se caracté risait par des manières de vivre et des réseaux d’alliances auxquels les paysans s’identifiaient. Dans son ouvrage, La Fin des terroirs, l’historien américain Eugen Weber rappelle que « la plupart 58 59 Les belles lettres d’une entrée en République Dans la littérature agrarienne du début du xxe siècle, c’est certainement dans l’œuvre du paysan-écrivain bourbonnais Émile Guillaumin (Ygrande, Allier, 1873-1951) que nous trouvons les plus belles pages de l’histoire paysanne française. Véritable document ethnographique, son roman La Vie d’un simple offre une image exceptionnelle de la vie paysanne en France dans la seconde moitié du xixe siècle. Tiennon, le narrateur de ce roman, est né en 1823. Il nous livre notamment le regard sur les événements qui marquèrent l’entrée en République de la paysannerie française : « Vint 70, la Grande Guerre, encore une de ces années qu’on n’oublie pas… « La moisson s’était faite de bonne heure ; nous étions en train de mettre en meule ou “plonjon” nos dernières gerbes quand vers dix heures du matin, le 20 juillet, M. Lavallée vint nous annoncer que le gouvernement de Badinguet avait déclaré la guerre à la Prusse. « Et il me prit à part pour me dire que notre aîné serait appelé sans doute avant peu. « Vrai, cette confidence me glaça ! Jean venait de finir ses vingttrois ans ; je l’avais racheté lors du tirage et il était en promesse avec la fille de Mathonat, de Praulière ; on devait faire les demandes au premier dimanche d’août et la noce en septembre […] et le 30 juillet, il dut se mettre en route ! « J’ai toujours présents à la mémoire les épisodes de cette matinée dont le souvenir compte au nombre des plus douloureux de ma vie. […] « Des événements de la guerre on ne savait pas grand-chose, sinon que c’était loin d’aller bien pour la France. Roubaud, le garde régisseur, recevait un journal, et nous allions souvent le trouver pour avoir des nouvelles. Sa maison, le soir, était toujours pleine : il venait du monde des six domaines de la propriété 60 et même de tout un lointain voisinage. Dans les premiers jours de septembre, le journal annonça que Napoléon était prisonnier à la suite d’une grande bataille perdue. On avait à Paris jeté bas son gouvernement et proclamé la République. » Extrait de La Vie d’un simple, Stock (rééd. Le Livre de Poche), 1943, 319 p., p. 222. des Français […] donnent ce nom à des régions plus ou moins grandes, parfois à une province, parfois à une vallée, à une plaine limitée, et ils appellent ainsi ceux de leurs compatriotes qui partagent avec eux cette petite patrie 10. » De Balzac à Guillaumin en passant par Sand ou Blanqui, la littérature nous a offert la description de paysans craignant de dépasser les limites d’un territoire d’interconnaissance rassurant. « Dans nos cam pagnes, on n’avait pas la moindre notion de l’extérieur. Au-delà des limites du canton, […] c’étaient des pays mystérieux qu’on s’imaginait dangereux et peuplés de barbares 11. » Toutefois, l’idéologie républicaine n’arrivera pas à s’arracher d’une représentation spécifique d’une paysannerie considérée comme un monde à part. Même si les républicains considèrent la paysannerie comme un corps social en mouvement, il n’en demeure pas moins que ce dynamisme s’incarne pour eux dans l’idée d’une spécificité et d’un antagonisme ville-campagne. Le paysan s’incarnera 61 alors dans le type idéal historique des sociétés paysannes décrit par Henri Mendras autour de cinq dimensions : « l’autonomie relative des collectivités paysannes à l’égard d’une société englobante qui les domine mais tolère leurs originalités ; l’importance structurelle du groupe domestique dans l’organisation de la vie économique et de la vie sociale de la collectivité ; un système économique d’autarcie relative qui ne distingue pas consommation et production et qui entretient des relations avec l’économie englobante ; une collectivité locale caractérisée par des rapports internes d’interconnaissance et de faibles rapports avec les collectivités environnantes ; la fonction décisive des rôles de médiation des notables entre collectivités pay sannes et société englobante ». Le film Farrebique, de Georges Rouquier, est une belle illustration de ces sociétés paysannes. Jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le paysan demeurera dans un monde à part qu’il convient de préserver pour mieux le dominer. Si les campagnes fournissent les patriotes, il n’en demeure pas moins que l’État sera citadin. Toujours selon Nicole Eizner, « l’État est le deus ex machina dont les arrêts, les verdicts gratifient ou briment, protègent ou détruisent. Il est l’État de la ville, de l’industrie, du commerce, et cherche à dominer ou éliminer la paysannerie ; ou il est le père bienveillant qui protège l’agriculture, s’appuie sur elle et la fait progresser. » L’agriculture est, nous dit-elle, « complètement dépendante, d’autant plus dépendante que le pouvoir est lointain, peu connu ». Les notables demeurent des médiateurs les indispensables relais entre des communautés aux structures linguistiques souvent différentes. Cependant, à l’instar de toute image, celle du paysan français s’est construite dans une relation d’altérité conflictuelle ou consensuelle qui a pris des formes différenciées dans le temps et l’espace. Il fallu attendre la seconde moitié du xxe siècle pour voir émerger une deuxième figure fantasmatique, celle de l’agriculteur moderniste. 62 63 « L’agriculteur », figure professionnelle d’une représentation catholique Le passage de l’imagerie paysanne à celle de l’agriculteur ne peut se comprendre sans évoquer la place du référentiel modernisateur diffusé au sortir de la Seconde Guerre mondiale par les mouvements de jeunesse chrétienne 12. Loin de nier l’influence, dans certaines régions, des mouvements laïques, il convient ici de rappeler l’action plus étendue menée par la Jeunesse agricole catholique. Sans entrer dans les détails d’une histoire mainte fois relatée par les ruralistes français, nous souhaitons dégager les éléments du discours et décrire les méthodes employées par un mouvement qui allait durablement contribuer à la construction d’un imaginaire venant rompre avec l’idéologie conservatrice et jacobine 13. En somme, nous souhaitons mettre en évidence la matrice culturelle ayant conduit l’effacement d’une paysannerie, pensée comme un État, au profit d’une agriculture pensée comme un métier que l’on apprend et que l’on vit en couple. L’histoire de cette deuxième étape est indubitablement liée à celle d’une génération ayant pensé et construit la figure de l’agriculteur moderne. Le passage du paysan à l’agriculteur ne sera pas qu’une affaire technique, c’est bien un changement de vision du monde qui se jouait là 14. Un changement qui réside, pour un mouvement comme la Jeunesse agricole catholique, dans la transmission « d’opérateurs intellectuels, de concepts clés 15 » à partir desquels s’est construite l’idéologie de cette jeunesse, relayée ensuite par le Centre national des jeunes agriculteurs : – Le premier concept peut être résumé dans l’idée de la « liberté de l’homme ». Selon Pierre Muller, l’auteur du Technocrate et le Paysan, il s’agit de l’opérateur fondamental. L’esprit de la JAC repose sur l’idée que le monde n’évoluera que par l’engagement et l’apprentissage de la liberté. Ainsi, en faisant sauter les « verrous fondamentaux 16 » de la profession agricole, ce mouvement permettra à la jeunesse agricole de se définir en tant qu’acteur social. – Le deuxième concept correspond à l’idée de « responsabilité ». En prônant la responsabilité, la JAC confortait les jeunes, « impatients de prendre leur destin en main ». Il s’agissait, pour ce mouvement, d’accompagner les jeunes dans la volonté « de revaloriser leurs conditions de vie 17 » mais aussi celle des plus démunis, qu’ils soient au nord ou au sud. Le principe de « responsabilité » fait du jeune agriculteur l’héritier d’une situation qu’il se doit d’assumer quand bien même il n’en serait pas à l’origine. Être engagé, c’est reprendre à « son compte un cours d’action qui s’était jusque-là déroulé » sans nous et attester que l’on se « considère responsable de ce qui se passe ». – Le troisième concept, « la globalité ». Cette idée était omniprésente dans les stages qui devaient permettre aux jeunes de faire un effort de globa lisation, c’est-à-dire être capables « de se situer dans le monde 18 ». Il s’agit là d’une composante importante qui conduira les jeunes agriculteurs à appréhender les réalités extérieures à l’exploitation. 64 65 Ainsi, la démarche de la JAC s’inscrit dans une articulation entre le secteur agricole et le reste du monde. À travers la transmission de ces trois principes clés, la JAC offrit à la jeunesse paysanne les moyens d’acquérir une véritable conscience politique, c’està-dire la conscience des relations existant entre la sphère locale et le système politique international 19. La réalité politique n’est cependant pas analysée par ces jeunes, à l’aune d’une idéologie. Comme l’a écrit Dominique Vermersch, les jeunes de l’époque dénonceront tout à la fois « la praxis économique libérale alors en plein essor dans le secteur industriel et les thèses socialistes qui s’affirment souvent comme le seul contre-pouvoir efficient de la praxis précédente 20 ». Le discours de la JAC puise alors son programme dans l’anti capitalisme de la revue Esprit, tout en refusant la lutte des classes comme « catalyseur » de leurs actions 21. Grâce aux aumôniers et formateurs qui les accompagnaient, les jeunes de la JAC se sont largement inspirés des idées des jésuites véhiculées par L’Action populaire. Ils retiendront notamment d’eux la nécessité d’accomplir la mission aposto lique des chrétiens dans leur milieu social. Les dominicains, à travers le mouvement Économie et Humanisme, fondé par le père LouisJoseph Lebret, contribueront pour leur part grandement à la prise de conscience des relations de développement entre le Nord et le Sud. Pour eux, « une véritable économie doit surtout être orientée par les hommes en fonction des besoins des hommes et non reposer simplement sur une doctrine théorique aveugle 22 ». Même si la plupart des jeunes paysans de l’après-guerre ne bâtirent pas leurs engagements à l’aune d’une seule école de pensée 23, il n’en demeure pas moins que la conception personnaliste du monde eut un écho important pour nombre de jeunes dirigeants de la JAC. Chers à Emmanuel Mounier, les principes de responsabilité, de solidarité et de communauté le seront également pour toute une génération 24. L’agriculteur moderne naîtra d’une « révolution personnaliste et communautaire » prenant appui sur « la mystique de la transformation par l’intérieur d’un milieu donné ». La révolution sera ici entendue au sens de Péguy : « … Un appel d’une tradition moins parfaite à une tradition parfaite à une tradition plus parfaite, un appel d’une tradition moins profonde à une tradition plus profonde 25. » L’agriculteur 66 67 L’influence de la JAC sera le produit d’une extraction historique, humainement portée dans la voie du progrès et non le fruit d’une révolte tournée vers le désespoir. Enraciné, l’agriculteur sera celui qui connaît son milieu tout en voulant le transformer. Il s’incarnera dans la « maîtrise de soi », dans l’amour et dans « l’affrontement », dans « l’ouverture » et dans « l’engagement » 26. L’agriculteur ne sera pas un individu, mais une personne responsable du cours de l’histoire. Ses actions prendront appui sur les quatre facettes du développement personnaliste 27 : – Le « Faire ». L’agriculteur sera celui qui participe à la transformation d’un monde se devant d’être plus humain. Mesurée dans l’efficacité, l’action est ici d’ordre économique. – L’« Agir ». L’action est portée par le sens que l’agriculteur lui donne. C’est l’homme lui, et non plus le monde, qui est ici défini par l’action. L’authenticité sera ici l’instrument de mesure de l’éthique professionnelle. Ces deux dimensions constituent en somme deux pôles de l’action indubitablement liés l’un à l’autre. Pour Mounier, « l’économie ne peut définitivement résoudre ses problèmes que dans les perspectives du politique, qui l’articule à l’éthique ». Alors que les deux premières dimensions relevaient du politique, la troisième relève du prophétique, il s’agit de la « Contemplation ». L’objectif réside dans la nécessité d’enrichir le monde humain de valeurs afin de lui donner corps et consistance. La dernière dimension est celle de la « Communauté ». La communauté enrichie dans les échanges qui la définissent des personnes qui ne peuvent à elles seules accomplir toutes les dimensions de l’action. Définie par une tension permanente entre le prophétique et le politique, l’action personnaliste à laquelle aspire les jeunes formés à l’école de la JAC implique que l’agriculteur porte une attention toute particulière aux différents défis qui s’imposent au monde. Cela implique donc que l’agriculteur soit une personne engagée qui devra assumer activement la situation, l’entreprise ou toute action qu’il mènera. Loin du paysan asservi, l’agriculteur s’opposera aux attitudes de retrait, d’indifférence, de non-participation. Son engagement professionnel ne s’identifiera à aucun acte particulier, il sera un style d’existence, une façon de se rapporter aux événements, aux autres, à soi-même. « Implication », « Responsabilité » et « Rapport à l’avenir » seront les trois composantes de l’action professionnelle. 68 69 L’« implication » renvoie à l’inscription active de l’agriculteur qui s’engage dans un mouvement né de la multitude des destinées qui le composent. En ce sens, l’engagé est celui qui noue son destin à celui des autres. Il est celui qui inscrit son avenir dans une « trame » collective à laquelle il accepte de se lier. Le principe de « responsabilité » fait de l’agriculteur engagé un héritier d’une situation qu’il se doit d’assumer quand bien même il n’en serait pas à l’origine. Être engagé, c’est reprendre à « son compte un cours d’action qui s’était jusque-là déroulé » sans nous et attester que l’on se « considère responsable de ce qui se passe 28 ». Si l’engagé assume le passé collectif, il n’en demeure pas moins tourné vers un avenir qu’il anticipe. L’engagement fait de l’agriculteur un acteur du possible qui dépasse les contingences historiques qu’on lui impose. Une théorisation de l’économie agricole Ces principes inspireront notamment des théoriciens de l’action comme l’inspecteur d’agriculture Jean-Marie Gatheron qui, dans l’ouvrage Le Pain et l’Or, définira les contours d’une économie agricole dite « ordonnée ». Cette économie, à laquelle les jeunes d’après-guerre adhéreront, 70 puise également ses racines dans le réservoir des idéologies agrariennes d’avant-guerre. « Dans l’ordre d’urgence des mesures à prendre pour régler les tensions qui surgissent au sein de notre civilisation européenne, la reconstruction du socle agraire, indispensable à tout édifice social en état d’équilibre dynamique, se place au premier rang », écrira Jean-Marie Gatheron. Toutefois, reprenant à son compte les préceptes personnalistes, l’économie ordonnée apparaît comme un dépassement tout à la fois du capitalisme, du marxisme, du corporatisme mais également du libéralisme. L’économie ordonnée dépasse le libéralisme car « elle distingue les catégories de biens suivant l’urgence et l’étendue des besoins auxquels ils doivent satisfaire ». Elle doit « assurer la régularité de la production des biens essentiels par le service économique communautaire. » Cette économie a pour principe le « bien commun ». Elle sera définie par des compartiments territoriaux de type horizontal où la monnaie représentera directement des valeurs d’usage. Elle s’éloignera d’une économie de profits de type vertical où la monnaie ne renverrait simplement qu’à une valeur d’échange. 71 La primauté du travail sur le capital impose alors le passage de la ferme familiale à l’exploitation agricole, c’est-à-dire la primauté du concept d’exploitation sur celui de propriété. Néanmoins, si le service économique et social primera sur le droit naturel, il n’en demeure pas moins qu’aucune doctrine ne pourrait s’attaquer à la propriété individuelle. La possession et l’usage communs des moyens de production ne se feront que lorsque la communauté « estimera pouvoir tirer de leur mise en œuvre des biens primaires répondant mieux par leur qualité et leur quantité aux besoins exprimés ». La définition de l’exploitation agricole ne remettra pas en cause l’effort ayant conduit à son développement mais « la possession abusive du “don gratuit” des ressources naturelles ». « Le droit n’aura plus sa source essentielle dans le fait de la propriété », écrit Jean-Marie Gatheron. On retrouve là l’esprit ayant conduit à la mise en place, quelques années plus tard, des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Rappelons que, jusqu’au sortir de la guerre, les structures traditionnelles de la société paysanne persistent et la ferme familiale apparaît encore comme un « extraordinaire moyen d’oppression ». Michel Debatisse, dans son célèbre ouvrage La Révolution silencieuse, précise que cette exploitation est le lieu où, « dans 50 % des cas, des enfants n’accèdent même pas au certificat d’études, où des femmes et des gosses servent de main-d’œuvre à tout faire, où des couples écrasés de fatigue ne s’adressent plus la parole. […] Enrichie de solides traditions, l’exploitation agricole apparaît comme quelque chose d’éternel, semblable, dans son destin immuable, aux saisons, au soleil, à la nature. Mais tout ceci n’est que mots : la réalité brutale éclate lorsque l’on sait que des millions d’exploitations ont disparu depuis soixante-dix ans, que des centaines de milliers de familles paysannes ont été chassées de la terre, provoquant la révolution la plus importante de toute l’histoire de la paysannerie française. Révolution silencieuse qui n’a pas eu le retentissement des innombrables jacqueries du temps passé ; mais révolution combien douloureuse et atroce pour les familles qui, par millions, ont dû quitter le sol natal, où elles avaient toujours vécu. Instruits par ce terrible exode, nous ne nous payerons pas de mots. Nous savons que le même sort attend la plupart de ceux qui restent, s’ils ne réagissent pas. Nous essayerons de regarder en face la réalité moderne dans laquelle nous nous trouvons. Réalité qui semble avoir provoqué un bouleversement total de l’exploitation agricole 29. » 72 73 C’est en distinguant méthodiquement les traits caractéristiques d’une « économie agricole de type familial » dont ils souhaitaient s’émanciper, de ceux d’une « économie moderne » à laquelle ils aspiraient, que toute une génération formée à l’école de la JAC précisera les contours de l’image de l’agriculture qu’elle souhaite mettre en place 30. Ainsi, la construction de l’image de l’agriculture moderne n’est autre que le produit d’un groupe social de paysans modernistes qui, bien que minoritaires, souhaitent sortir de l’archaïsme associé à l’image du paysan. Il s’agit alors de passer de la ferme à l’exploitation, du patrimoine à l’outil de travail, à travers notamment une première dyna mique d’abstraction du capital foncier. Le combat autour de l’image de l’agriculteur moderne sera celui d’un « syndicalisme de chef d’exploitation » pour lequel la ferme traditionnelle doit faire place à l’exploitation moderniste. Étouffés par les cohabitations intergénération nelles 31, ces jeunes vont donc s’interroger sur la définition qu’ils doivent donner de cette entreprise. Un article de Léon Dubois, paru en 1957 dans la revue Paysans intitulé « Exploitation et famille » nous permet de mieux cerner le cadre de cette interrogation 32. La plupart des jeunes interrogés dans cet article témoignent avec force de leur volonté de distinguer l’exploitation de la famille 33. « Je pense que la formule exploitation familiale est bonne, mais cependant je la verrais très bien remplacée par celle-ci : l’Entreprise agricole, l’agriculteur devenant de plus en plus, de par ses fonctions multiples, un chef d’entreprise » (jeune agriculteur de Loire-Atlantique s’exprimant en 1959 dans les colonnes de la revue Paysans). Cela ne signifie pas pour autant que le projet défendu par ces jeunes rejette toute la dimension familiale de l’activité agricole. Il souhaite simplement que la famille redevienne un lieu d’épanouissement, notamment pour le couple qui s’installe dans le métier. « On pourrait heureusement comprendre l’expression exploitation familiale si celle-ci désignait des exploitations permettant le “devenir” des hommes qui y travaillent. Car le terme familial ne signifie ni une mesure de surface, ni un tonnage de production. Il est réservé à d’autres mesures, à d’autres valeurs qui échappent aux statistiques, aux règles juridiques, aux machines à calculer. […] Il est vraiment singulier que la qualification familiale soit refusée à des exploitations pensées essentiellement pour permettre le développement humain des personnes et des familles qui y vivent par un partage des responsabilités, une spécialisation de chacun, des tâches respectant la vocation de la femme ! » 74 75 (ibid., p. 12). La famille apparaît comme la première « cellule communautaire » où l’on applique le principe thomiste : « Toute supériorité est pour le bien commun 34. » Les enjeux sociaux autour de la famille précisés, il s’agissait pour les jeunes agriculteurs de répondre par leur engagement professionnel aux enjeux technico-économiques qui se posaient à eux. Ceci ne signifie pas pour autant que le projet défendu par ces jeunes rejette toute la dimension familiale de l’activité agricole. Il souhaite simplement que la famille redevienne un lieu d’épanouissement, notamment pour le couple qui s’installe dans le métier. Comme dans les organisations professionnelles, la place de la femme doit être reconnue dans ses fonctions de collaboratrice et non simplement dans celles de mère. Elle sera l’un des pivots de la modernité sociale qui anime l’engagement des jeunes agriculteurs. Selon l’expression de Martyne Perrot, l’un des enjeux fondamentaux du combat mené par les jeunes agriculteurs de cette époque réside dans le passage d’une « famille exploitante » à une « famille conjugale » 35. Les enjeux sociaux autour de la famille précisés, il s’agissait pour les jeunes agriculteurs de répondre, par leur engagement professionnel, aux enjeux technico-économiques qui se posaient à eux. Conscients des progrès de la science et des techniques, les jeunes ne devaient pas « affronter » le progrès, ils devaient l’« accompagner ». « Refuser le progrès, c’est participer à ce crime collectif qui veut qu’une partie de l’humanité se meurt ou végète misérablement pendant que l’autre, en toute bonne conscience, crève dans l’abondance de ses biens 36. » La quête du progrès qui accompagne la modernité implique que l’agriculteur devient un véritable chef d’exploitation pluri-compétent. Il doit « PrévoirOrganiser-Commander-Coordonner-Contrôler ». Afin de répondre à toutes les nouvelles missions qui attendent l’agriculteur de demain, les jeunes agriculteurs vont proposer la voie du travail en commun. Le syndicalisme ne suffit pas, l’une des réponses aux enjeux technico-économiques auxquels font face les jeunes agriculteurs passe donc par la mise en « communauté des exploitations » autour des nouvelles organisations qui s’offrent aux jeunes. Toutefois, le collectif ne trouve pas sa pertinence uniquement dans l’action collective, il doit être aussi au centre du fonctionnement des nouvelles entreprises agricoles que les jeunes appellent de leurs vœux. « Le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. En effet, il n’est plus possible à un seul agriculteur d’être bon dans tous les postes qui se rapportent à son exploitation. Il convient 76 77 de réformer la structure de l’exploitation qui ne répond plus aux exigences de l’économie moderne. Il faut transformer l’exploitation individuelle en une communauté d’exploitations. Ceci pourrait ainsi permettre d’avoir un véritable chef d’entreprise et des responsables de secteurs véritablement compétents dans le secteur répondant à leurs affinités. Ainsi l’un sera commerçant, l’autre éleveur, etc. 37 » En jouant la carte de la modernisation et d’une agriculture d’exploitant agricole, le Cercle national des jeunes agriculteurs, qui devient, le 28 septembre 1961, le Centre national des jeunes agriculteurs, apparaît comme l’instigateur d’un vaste mouvement social préparant le cadre juridique et politique que seront les lois d’orientation agricole d’août 1960 et août 1962. Selon les jeunes agriculteurs, la politique ne doit plus être fondée uniquement sur un juste niveau de prix, « la question des prix agricoles ne doit plus constituer le seul pivot de l’action syndicale 38 ». L’autre rupture idéologique dont sera porteuse la jeunesse agricole tient à l’abandon de « l’hostilité traditionnelle 39 » à l’égard de l’exode rural qu’il convient, selon elle, de faciliter tout en l’humanisant. La stratégie politique de toute une génération résidera alors dans l’articulation de deux démarches intellectuelles : – élaborer et proposer un cadre politique aux paysans qui souhaitent adopter une nouvelle identité professionnelle, en l’occurrence celle d’exploitant agricole ; – reconnaître et s’appuyer sur des changements « présentés comme inéluctables » pour asseoir une nouvelle politique. Quatre axes fondamentaux définiront cette stratégie politique : le réaménagement des structures foncières, la formation professionnelle, la protection sociale (reconversion, départs) et le développement coopératif et l’organisation des marchés 40. Derrière la question des structures foncières, il s’agit pour les jeunes de dénoncer le problème de la superficie des grandes exploitations qui compromet la réussite économique de « l’agriculture sous-développée » ne disposant, quant à elle, que d’une superficie restreinte. Pour favoriser le développement de la production agricole et la compétitivité des exploitations, il faut favoriser le développement des exploitations moyennes, celles qui peuvent « prendre le train du progrès ». Tout en s’affranchissant des notables et en devenant les interlocuteurs privilégiés de l’État, les jeunes agriculteurs formés à l’école de la JAC et du CNJA réussirent à mettre à mal le « modèle républicain » 78 79 qui avait structuré la profession agricole depuis la IIIe République 41. À travers un projet modernisateur partagé par les gouvernements de l’après-guerre, toute une génération arrivera progressivement à imposer l’image de la nouvelle profession à laquelle elle aspire. Cependant, au-delà de la simple diffusion d’une conception technicienne du métier d’agriculteur, cette dernière réussit également à transmettre, à travers notamment l’appareil de formation, l’ensemble du modèle social et économique dans lequel s’incarnaient les représentations catholiques auxquelles cette génération aspirait. Toutefois, ce modèle tend à disparaître et c’est à travers la compréhension d’un nouveau contexte marqué du sceau de l’hypermodernité qu’il convient de repenser les images et les représentations de l’agriculture et des agriculteurs. Il convient de reconnaître que le modèle de l’agriculture moderniste autour de la figure du couple exploitant ayant succédé au modèle patriarcal ne fonctionne plus. Solitaire, fragile, doutant d’elle-même et du marché, n’est-ce pas là la figure hypermoderne de l’agriculture d’aujourd’hui ? Les représentations associées à l’agriculteur de l’aprèsguerre se sont construites autour du partage d’idées communes ou des traits communs permettant d’identifier ce groupe à un « nous ». Cette situation déterminait un sentiment d’appartenance autour de la figure de l’agriculteur « moderniste ». L’adhésion à un tel modèle était facilitée par la constitution d’un pôle identitaire dominant structurant l’espace unidimensionnel de la profession. Le passage du paysan à l’agriculteur-exploitant reposait, pour toute une génération, sur le rejet de l’individualisme et l’affirmation de l’action collective. L’exploitant agricole n’était pas simplement un individu mais une personne pour qui le groupe était la garantie de la liberté d’entreprendre. Le rejet de l’individualisme sera le credo de toute une génération. « L’individualisme voilà l’ennemi », pouvait-on lire en mars 1959 sur les banderoles ornant la salle où se tenait cette annéelà le congrès du Centre national des jeunes agriculteurs. L’individualisme ne pouvait conduire qu’au maintien d’une paysannerie s’efforçant de produire la presque totalité des denrées dont elle avait besoin, refusant ainsi tout échange marchand avec le reste de la société. Par-delà le slogan, il s’agissait ici de la posture professionnelle traduisant la rupture identitaire à 80 81 « L’entreprise individualisée et le marché » ou le difficile basculement dans l’hypermodernité partir de laquelle la profession agricole se construira pendant près d’un demi-siècle. Le « chacun pour soi », qui se nourrit de l’opposition entre individus, apparaissait comme l’antonyme du progrès. Théoricien de l’agriculture, Michel AugéLaribé écrira que « si l’isolement du cultivateur assurait jadis son indépendance, dans le monde économique moderne il ferait le plus souvent sa faiblesse 42 ». Individualisme et autarcie appa raissent, aux yeux de l’agriculteur, comme les vestiges d’une temporalité paysanne qu’il convenait de dépasser. Pendant près de cinquante ans, la modernité de l’agriculture puisera ses fondements dans l’agriculture de groupe. Si la lutte contre l’atomicité de l’offre et de la demande se poursuivra avec des instruments plus efficients, il n’en demeure pas moins que l’entrée dans une ère nouvelle reposera moins sur l’accroissement des échanges que sous l’impérieux besoin d’association. L’amélioration des conditions techniques, économiques et sociales définissant l’exercice du métier passera par toutes les formes possibles d’action en commun. L’agriculteur se définira par son appartenance à des groupements (d’échange, d’entraide, d’exploitation…) qui dans leur mise en place et leur fonctionnement, conduiront à une modification des conditions de travail et de vie, c’est-à-dire à une modification des « structures » sociales et professionnelles. L’agriculture moderne est née de son organisation. La fin du xxe siècle sera, en Europe comme dans la plupart des pays occidentaux, celle d’une agriculture ayant prospéré grâce aux modes d’arrangement des différentes composantes techniques, sociales et économiques qui la composaient. Durant près d’un demi-siècle, les actions de développement agricole puiseront leurs fondements dans le mot de structure désignant tout à la fois les éléments constitutifs d’un ensemble et le mode de construction de celui-ci, c’est-à-dire tant l’objet que la méthode 43. L’agriculture que nous connaissons n’aurait pu voir le jour si elle ne s’était appuyée sur un ensemble organisé aux structures propres, qu’elles soient juridiques, techniques, économiques ou sociales. Aujourd’hui, l’image de l’individu semble avoir rattrapé celle de la personne engagée dans un collectif qui était celle de l’agriculteur. L’individualisation qui définit actuellement la plupart des sociétés occidentales se caractérise par le détachement des limites locales étroites de la communauté de naissance mais aussi des groupes corporatifs 44. Les agriculteurs n’échappent pas à ce mouvement général. Ces derniers sont devenus des individus 82 83 qui se détachent des différents cadres d’appartenances dans leurs dimensions tant spatiales que sociales. La « société des individus » trouve, de nos jours, ses prolongements au sein du groupe des agriculteurs et plus largement des espaces ruraux. « La mobilité des individus augmente […] Leur inéluctable encadrement par la famille, la parentèle, la communauté locale et d’autres groupes de cet ordre, l’adaptation de leur compor tement, de leurs objectifs et de leurs idéaux à la vie au sein de ces groupes et leur identification avec eux se réduisent ; leur dépendance à l’égard de ces groupes […] les conseils et la participation à leurs décisions se restreignent – d’abord dans des groupes limités, puis, au fil des siècles, dans des couches plus larges de la société et, pour finir, jusque dans les couches rurales 45. » Les agriculteurs apparaissent de plus en plus seuls dans l’exercice de leur profession et donc dans la construction des images qui y est associée. Le visage de l’agriculture s’incarne moins dans celle du groupe que dans celle d’un individu seul sur son tracteur 46. L’image d’Épinal du couple agricole et de ses rites a bel et bien volé en éclats. L’individualisation de l’installation et du travail en agriculture a profondément déstabilisé le modèle familial défendu, dans les années 1960, par les agriculteurs « modernistes ». En effet, le contexte démographique renvoie inéluctablement à la situation d’isolement et de vie solitaire vécue par bon nombre de jeunes agriculteurs. Si, jusqu’à une période récente, le célibat n’apparaissait en proportion importante que dans les régions où il s’inscrivait comme stratégie successorale établie, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En 1995, près du tiers des exploitants de 30 à 34 ans sont célibataires, contre seulement 18 % en 1979. À cette nouvelle réalité sociale s’ajoute la conquête de l’autonomie professionnelle par les jeunes femmes d’agriculteurs 47. En agriculture comme ailleurs, les rapports homme/femme ont été profondément bouleversés. Près de 50 % des conjointes d’agriculteur exercent une activité non agricole. Notons que chez les jeunes installés entre 1985 et 1987, 75 % des agriculteurs mariés avaient une épouse travaillant à l’extérieur de l’exploitation. Les exploitations familiales, définies par l’engagement de tous les membres de la famille dans la mise en valeur de l’exploitation, ainsi que les exploitations conjugales, dans lesquelles mari et femme travaillent sur l’exploitation, régressent au profit des exploitations individuelles pour lesquelles 84 85 seul le chef de famille est actif agricole. Ainsi, le modèle de l’installation en couple fait place progressivement à celui de l’installation individuelle avec toutes les conséquences que cela comporte en termes de gestion du temps de travail, mais aussi en termes d’insertion socioprofessionnelle et donc d’engagement. Ces transformations en deviennent même des arguments publicitaires comme en témoigne le spot publicitaire pour un fromage où l’on voit une jeune épouse d’agriculteur rentrant dans une bergerie en lançant lors de la traite, à son époux : « Et tu leur as dit, chez Lou Pérac, que tu étais marié 48 ? » Certes, les agriculteurs d’aujourd’hui n’appartiennent plus aux sociétés paysannes traditionnelles. Fortement et longuement scolarisés, ils ont vécu leur enfance avec d’autres enfants dont les parents étaient rarement agriculteurs. C’est une différence fondamentale avec les générations antérieures d’enfants d’agriculteurs élevés dans une relative homogénéité sociale. Le choix du métier d’agriculteur est revendiqué comme un choix personnel. Il ne suppose pas l’adhésion du conjoint/conjointe (ou du compagnon/compagne), ni celle des parents. Dans les couples agricoles, chacun mène sa vie professionnelle comme il l’entend. L’« impératif d’être soi » s’impose aux agriculteurs comme aux autres membres de la société. C’est bien parce qu’il y a choix personnel du métier que la plupart des jeunes agriculteurs aujourd’hui exercent ce métier, soit seuls (solitaires) sur leur exploitation, soit associés dans différentes formes sociétaires. Les difficultés à penser l’agriculture s’inscrivent notamment dans une incapacité à repenser le système exploitation-famille. Le trouble des « imaginaires agricoles » trouve sa source dans un contexte d’individualisation des exploitations qui restreignent de plus en plus leur fonctionnement à des logiques patrimoniales au moment même où l’agriculteur se qualifie de chef d’entreprise. Nous assistons à l’émergence d’« entreprises-propriétés » supplantant « l’entreprise-exploitation ». Le groupe famille-entreprise est paradoxalement distendu dans son rapport au travail. Les droits et devoirs des différents membres des familles agricoles sont de moins en moins polarisés sur l’exploitation. Aucun accord ne garantit la sauvegarde et la transmission de l’outil de production. Outre ce constat, derrière l’affirmation d’un statut de chef d’entreprise, le refus du marché s’incarne plus que jamais dans le renouveau d’un discours professionnel fondé sur la politique des prix. Le débat autour des prix rémunérateurs qui traverse aujourd’hui la profession agricole témoigne 86 87 immanquablement de l’incapacité de cette dernière à penser le « marché » au regard de son héritage 49. Du « paysan » de la Confédération paysanne au « chef d’entreprise » du syndicalisme majoritaire, nombreux sont les agriculteurs à penser et dire que « la demande actuelle de nos concitoyens ne s’accommode pas d’un libéralisme international débridé ». Et que les agriculteurs ont besoin, pour y répondre, de règles du jeu internationales et qui n’oublient pas la finalité : le bien-être de l’homme avant celui des marchés 50. Le positionnement actuel de nombreuses organisations professionnelles témoigne de la difficulté des agriculteurs à penser la revendication du statut de chef d’entreprise au regard d’un marché qui se mondialise. L’une des illustrations se trouve dans le rapport d’orientation intitulé Paysans du monde : le prix de notre avenir 51, adopté en juin 2001 lors du 35e congrès du CNJA. Son principe est simple : proposer une alternative à l’ouverture totale des marchés et à la mise en concurrence destructrice d’agricultures considérées comme « incomparables ». Partant de l’exemple européen à l’instar d’autres organisations professionnelles, les jeunes agriculteurs proposeront d’organiser les marchés au niveau d’ensembles régionaux, de pays ayant 88 Qualificatif professionnel et appartenance syndicale (%)* Chef d’entreprise Paysan Agriculteur Cultivateur Exploitant agricole Jeune agriculteur Éleveur Autre Ne sait pas Total cnja 35,4 7,4 17,1 1,1 15,4 20,6 0,6 1,7 0,6 100 conf 5,5 58,2 16,4 cr 33,3 27,8 16,7 fnsea 43 5 19 modef 27,3 15,2 27,3 10,9 5,5 1,8 1,8 11,1 11,1 15 16 21,2 9,1 100 100 1 1 100 100 Total 32,3 15,7 18,4 0,5 15 15,7 0,5 1,3 0,5 100 * Ces chiffres résultent d’une enquête réalisée dans huit départements français (Pas-de-Calais, Marne, Calvados, Loire-Atlantique, Puyde-Dôme, Gers, Landes, Pyrénées-Atlantiques) auprès d’un panel de 404 jeunes agriculteurs âgés de 18 à 35 ans installés à titre principal. François Purseigle, L’Engagement des jeunes agriculteurs dans les organisations professionnelles agricoles. Contribution à l’étude des processus d’entrée dans l’action collective, thèse de doctorat ESSOR mention sociologie, Toulouse, Institut national polytechnique de Toulouse-Institut national agronomique Paris-Grignon, 2003, 4 vol., 710 p. Voir également François Purseigle, Les Sillons de l’engagement. Jeunes agriculteurs et action collective, Injep-L’Harmattan, coll. Débats jeunesse, 2004, 262 p. des niveaux de productivité identiques. Chaque ensemble régional disposerait d’une union douanière bénéficiant de protections tarifaires d’autant plus élevées que la productivité est faible. Derrière une politique de prix rémunérateurs assortie de mécanismes de maîtrise des productions, l’objectif premier n’est pas de nourrir le monde entier mais 89 d’être fiers du métier et de vivre de leurs produits. En somme, c’est autour de la reconnaissance des « droits des peuples à se nourrir eux-mêmes 52 » que le CNJA proposera un rapport qui, selon les mots de son président, « assassine cette course débilitante aux gains de productivité par économie d’échelle 53 ». Nous voyons ici que, pour nombre d’agriculteurs, l’une des sources du trouble identitaire qui les affecte tient au fait qu’ils vivent de l’argent public au moment même où les aides allouées à l’agriculture participent à la déstabilisation des agricultures du monde. Les deux préceptes jacistes de liberté dans l’exercice professionnel et de responsabilité vis-à-vis d’un monde qu’il convient de nourrir apparaissent, selon eux, comme bafoués. Au lieu de faire le choix d’une maîtrise de la production agricole de manière à enrayer la constitution de stocks d’invendus, l’Europe a fait le choix de l’exportation sur les marchés mondiaux. Or, un revenu essentiellement constitué d’aides publiques correspond mal à l’imagerie paysanne que la génération antérieure a combattue et à laquelle il se raccroche aujourd’hui. L’agriculteur est animé par un désir d’indépendance qui s’accompagne du souhait de participer à nourrir les hommes. « Quand on choisit d’être paysan, c’est, entre autres, et plus ou moins, mais toujours, pour être indépendant. Indépendant dans ses décisions professionnelles, dans ses choix de conduite d’entreprise, dans les orientations de son capital d’exploitation et de ses facteurs de production… Bref, pour être, comme on dit, “son propre patron” 54. Ce discours n’est pas un simple jeu de rhétorique, il s’appuie sur des représentations collectives du métier partagées par de nombreux jeunes. À la question « Pourquoi avez-vous choisi la profession d’agriculteur ? », 66 % des jeunes agriculteurs interrogés répondent : « Parce que c’est un métier où on se sent libre » et 43 % d’entre eux considèrent que la liberté et l’initiative sont les valeurs qui les différencient le plus des autres jeunes qui débutent une activité professionnelle 55. Considérant que les fondements de leur identité professionnelle sont en danger, de nombreux agriculteurs affirment qu’ils sont prêts à se passer des aides pourvu que le prix de leur produit reflète la valeur de leur travail. Un tel discours repose sur les principes fonda teurs d’une économie qui « règle le profit sur le service rendu dans la production, la production sur la consommation, et la consommation sur une éthique des besoins humains replacée dans la perspective totale de la personne 56 ». Le marché devrait 90 91 être alors subordonné à une politique économique ordonnée tributaire elle-même d’une éthique. Dès lors, comment endosser les véritables habits du chef d’entreprise 57 ? Certes, en revendiquant des revenus basés sur des prix rémunérateurs, certaines organisations professionnelles affirment le primat personnaliste du travail sur le capital mais savent-elles qu’en même temps elles affirment leur refus du marché 58 ? Parallèlement, alors que la diversité des réalités agricoles est une force même dans leur dimension individuelle, les agriculteurs français restent obsédés par le mythe de l’unité paysanne. Comme déclamer « On est tous paysans » et revendiquer en même temps le statut d’un chef d’entreprise… * Dans une société de la mobilité et des individus, l’agriculture et le monde rural sont investis d’une nostalgie qui emprisonne tout à la fois les citoyens et les agriculteurs. La France semble dans l’incapacité de faire pleinement le deuil de sa paysannerie 59. Se réconfortant derrière le mythe d’une unité paysanne surannée, les agriculteurs français ne maîtrisent plus le sens de leur héritage collectif. En effet, si les agriculteurs ne savent pas quelle agriculture ils souhaitent, le reste de la 92 société non plus. L’incapacité que les agriculteurs ont à se nommer trouve un écho dans l’incapacité de la société à définir ce que pourrait être l’agriculture. Et ce qui pourrait apparaître aux yeux de certains agriculteurs comme un troisième modèle agricole autour de la figure du chef d’entreprise ne semble pas construit idéologiquement. Non, la profession agricole n’est pas disqualifiée ; elle apparaît momentanément inqualifiable 60 ! Ce n’est qu’en acceptant les individualités qui se font jour que la profession sera en mesure de construire un véritable projet collectif capable de lui offrir une nouvelle image. Notes 1. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, coll. Essais et Recherches, 1993, 408 p. ; Dominique Schnapper, La Compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Presses universitaires de France, coll. Le lien social, 1999, 125 p. 2. Bertrand Hervieu, Jean Viard, L’Archipel paysan. La fin de la République agricole, l’Aube, coll. Monde en cours, 2001, 124 p. 3. Nicole Eizner, « L’idéologie paysanne », in Yves Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin (éd.), « L’univers politique des paysans », Cahiers de la FNSP, Armand Colin, 1972, p. 320. 4. Si dans certaines régions la création des organisations 93 économiques et sociales est le fait tant du courant aristocratique que du courant républicain, il n’en demeure pas moins que c’est ce dernier courant qui façonna le plus de son empreinte l’organisation économique et sociale agricole au niveau national. Dès 1908, la Société nationale d’encouragement à l’agriculture créera la Fédération nationale des caisses régionales de crédit agricole mutuel ainsi que la Fédération nationale des coopératives de production et de vente. La création de ces deux fédérations précéda la Fédération des syndicats agricoles de France qui verra le jour en 1909. Mutualité et coopération agricole se réuniront en 1912 au sein de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricole. Ce n’est qu’en 1955 que naîtra la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole (CNMCCA). Cette dernière, qui a pour but de réunir toutes les organisations professionnelles ayant en commun les principes mutualistes et coopératifs, réunit la Mutualité agricole, la Coopération agricole, le Crédit agricole et des organisations agricoles diverses. 5. Nicole Eizner, op. cit., p. 321. 6. Ibid., p. 321. 7. Jules Méline, Le Retour à la terre et la surproduction industrielle, Hachette, 1910 ; cité par Nicole Eizner, op. cit., p. 321. 8. Nicole Eizner, op. cit., p. 322. 9. Pierre Barral, « Depuis quand les paysans se sententils français ? », Ruralia, n° 3, 1998, p. 7-21. 10.Eugen Weber, Peasants into Frenchmen. The Moderni sation of Rural France, 1870-1914, Stanford California, Stanford University Press, 1976, 615 p., traduction en français, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Librairie Arthème Fayard/Éditions Recherches, 1983, 844 p. Cité également par Pierre Barral, op. cit., p. 10. 11.Émile Guillaumin, La Vie d’un simple, Paris, Stock, 1904, réédition 1990, Le Livre de poche, p. 63, 319 p. 12.Voir notamment le chapitre de Danièle HervieuLeger intitulé « Le catholicisme français “exculturé”. L’exemple des rapports du catholicisme et de la ruralité », dans Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003, p. 90-131. 13.Edouard Lynch, « Paysannerie, agriculture et ruralité : les catholiques à la croisée des chemins », in Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les Catholiques dans la République. 1905-2005, éditions de l’Atelier, Paris, 2005, p. 55-65, 365 p. 14.François Purseigle, « Le monde paysan et les sources chrétiennes de la solidarité internationale », in Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer (dir.), L’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, 2005, p. 75-105, 371 p. 15.Pierre Muller, Le Technocrate et le Paysan, les Éditions ouvrières, 1984, p. 61-85, 173 p. 16.Op. cit., p. 66. 17.Bernard Bretonnière, François Colson, Jean-Claude Lebosse, Bernard Thareau. Militant paysan, Éditions de l’Atelier, 1997, p. 25, 192 p. 18.Marie-Josèphe Durupt, Les Mouvements d’action catholique, facteurs d’évolution du monde rural, thèse de 3e cycle de sciences politiques non publiée, Paris, FNSP, 1963, 2 tomes, 413 et 195 p. 19.Suzanne Berger, Les Paysans contre la politique, Seuil, coll. L’univers historique, 1975, 346 p. 94 95 20.Dominique Vermersch, Économie politique agricole et morale sociale de l’Église, Economica, 1997, p. 220, 265 p. 21.Bertrand Hervieu, André Vial, « L’église catholique et les paysans », in Yves Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin (dir.), L’Univers politique des paysans, Armand Colin, 1972, 650 p. 22.Paysan, n° 16, février-mars 1959, p. 66, 83 p. 23.Paul Houée, « Les étapes du projet jaciste dans le développement rural », in François Colson (dir.), JAC et modernisation de l’agriculture de l’Ouest, INRA-ESR Rennes, 1980, 205 p. 24.Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Seuil, 1961 (rééd. 2000). 25.Cité par Jean-Marie Gatheron, Le Pain et l’Or, op. cit., p. 97. 26.Bertrand Hervieu, La JAC et le MRJC, une brève étude historique, Paris, MRJC, 1971, 48 p. ; Bertrand Hervieu, André Vial, L’Église catholique et les paysans, in Yves Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin (dir.), L’Univers politique des paysans dans la France contemporaine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1972, 650 p. 27.Julie Labatut, Jacques Abadie, Guillaume Dherissard, Roselyne Feyt, Marie-Thérèse Lacombe, Samuel Meens, François Purseigle, Pas de pays sans paysans. La voix de Raymond Lacombe, Rodez, éditions du Rouergue, 2005, p. 95, 442 p. 28.L’usage par le sociologue de la notion de responsabilité telle qu’elle est définie par les philosophes soulève un débat qu’il convient de souligner comme le précise Michel Peroni dans son article intitulé « Engagement public et exposition de la personne : l’acteur, le specta- teur et l’auteur », in Jacques Ion, Michel Peroni (dir.), Engagement public et exposition de la personne, l’Aube, coll. Monde en cours, p. 249-265, 270 p. 29.Marcel Faure, « L’Exploitation agricole dans l’économie moderne », revue Paysans, n° 6, juin-juillet 1957, p. 44, p. 43-56. 30.François Purseigle, Les Sillons de l’engagement. Jeunes agriculteurs et action collective, INJEP-L’Harmattan, coll. Débats jeunesse, Paris, 2004. 31.Pour des témoignages explicites sur le combat de la décohabitation que les jeunes mèneront durant toutes les années 1960, l’auteur renvoie au numéro 176 du journal Jeunes Agriculteurs qui consacrait, en mai 1966, son titre de une à cette question. Le lecteur trouvera notamment, dans ce numéro, un article de J. Magimel portant sur la cohabitation dans le SudOuest. J. Magimel, « Vieille coutume, faux respect de la famille, esclavage de la propriété sacrée. La cohabitation met en danger l’évolution de l’agriculture du Sud-Ouest », Jeunes Agriculteurs, n°176, mai 1966, p. 18-21. 32.Léon Dubois, « Exploitation et famille », Paysans, n° 6, juin-juillet 1957, p. 8-14. 33.F. Proal, M. Faure, « Exploitation familiale et entreprise agricole », Paysans, n° 15, décembre 1958janvier 1959, p. 44, p. 39-50. 34.J.-M. Gatheron, Le Pain et l’Or, Économie et Humanisme, coll. Économie et humanisme, n° 1, Écully, s.d. (1947). 35.Martyne Perrot, « La Jaciste : une figure embléma tique », in Rose-Marie Lagrave (dir.), Celles de la terre. Agricultrice : l’invention politique d’un métier, éditions de l’EHESS, 1987, p. 33-60, 254 p. 96 97 36.Bernard Lambert, Les Jeunes Agriculteurs devant l’évolution économique de leur profession et de la société, Centre d’histoire du travail, Nantes, Fonds Lambert, p. 2-3, 6 p. 37.Propos d’un jeune agriculteur de Loire-Atlantique recueilli par la revue Paysan et publié dans un article de J.-M. Ferrières, « L’exploitant agricole peut-il être un chef d’entreprise moderne ? », revue Paysans, n° 6, juin-juillet 1957, p. 22-28. 38.Michel Debatisse, op. cit., p. 171. 39.Pierre Muller, op. cit., p. 70-71. 40.Ronald Hubscher, Yves Rinaudo, « L’Unité en péril », in Bertrand Hervieu, Rose-Marie Lagrave (dir.), Les Syndicats agricoles en Europe, L’Harmattan, coll. Alternatives rurales, 1992, p. 95-113, 318 p. 41.Bertrand Hervieu, Jean Viard, L’Archipel paysan. La fin de la République agricole, l’Aube, coll. Monde en cours, p. 43, 124 p. 42.Michel Augé-Laribé, L’Évolution de la France agricole, Armand Colin, 1955. 43.Les chambres d’agriculture prendront notamment appui sur la définition du professeur André Marchal pour définir en 1962 ce qu’elles entendaient par structures. Bulletin des chambres d’agriculture, n° 257, 1er décembre 1962. Cité par Maurice Roussel et Raymond Peyrat dans L’Action en commun des agriculteurs, éditions J.-B. Baillère & fils, coll. Enseignement agricole, 1966, p. 13-14, 458 p. André Marchal, Systèmes et Structures économiques, Presses universitaires de France, 1969, 108 p. 44.Norbert Elias, La Société des individus, Pocket, coll. Agora, 1997, p. 168-169. 45.Op. cit. 46.Bertrand Hervieu, Les Champs du futur, François Bourin, 1993, 172 p. 47.François Purseigle, « Les malaises du monde paysan », in Agriculture et Monde rural, Regards sur l’actualité, La Documentation française, n° 315, 2005 ; Bertrand Hervieu, Les Agriculteurs, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1996, 127 p. 48.Entretien avec Alexandre Martini de l’agence DDBParis qui a réalisé le clip publicitaire de ce fromage, « Persuader sans caricaturer », L’Information agricole, n° 779, juillet-août 2004, p. 21. 49.François Purseigle, « Le monde paysan et les sources chrétiennes de la solidarité internationale », in Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, op. cit. 50.« Pour une mondialisation humanisée », éditorial Jeunes Agriculteurs, n° 549, avril 2000, p. 1. 51.CNJA, Paysans du monde : le prix de notre avenir. Rapport d’orientation présenté par Didier Louvel, Olivier Barras et Xavier Sublet, 35e congrès du CNJA, Annecyle-Vieux, 119 p. 52.Bertrand Hervieu, Du droit des peuples à se nourrir euxmêmes, Flammarion, 1996. 53.CNJA, op. cit. 54.CNJA, op.cit., p. 23. 55.François Purseigle, op. cit. 56.Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Seuil, 1961 (rééd. 2000), p. 146, 393 p. 57.Carime Ayati, L’Économie selon Emmanuel Mounier ou la rencontre du spirituel et du temporel, DEES, n° 116, juin 1999, p. 59-68. 58.« Projet d’une Déclaration des droits des personnes et des collectivités », Esprit, n° 105, décembre 1944, p. 124. 98 99 59.Bertrand Hervieu, « L’impossible deuil de la France paysanne », in Jean Viard (dir.), Aux sources du populisme nationaliste, l’Aube, 1996, 259 p. 60.François Purseigle, « Ils ne savent pas quelle agriculture ils souhaitent », propos recueillis par Laetitia Clavreul, Le Monde, 25 février 2006. Texte III Des agricultures à nommer * « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Albert Camus, Sur une philosophie de l’expression, Brice Parain, Pléiade (Poésie 44, 1944), Essais, 1re éd., p. 1676. * Texte issu de la conférence prononcée le 8 janvier 2007 lors de la 10e rencontre du Forum de l’agriculture raisonnée (FARRE) et de l’article publié dans la revue Pour, n° 194, de juin 2007. 100 101 Ce début du xxie siècle représente un moment historique qui nous concerne directement. En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les populations urbaines sont plus nombreuses que les populations rurales. Urbain, concentré, littoralisé, ainsi se présente notre monde. Cet événement, loin de devoir être considéré comme le fruit d’une évolution inéluctable, mérite d’être examiné de près. En effet, ce constat cache une autre découverte. Les populations rurales et paysannes, si elles ne sont plus, comme nous aimons à le dire, la moitié du monde, n’ont pour autant jamais été aussi nombreuses en valeur absolue à la surface de la planète. Paradoxalement, leur poids absolu s’est accru en même temps que leur influence s’est amenuisée 1. Mais nous constatons que tout se passe comme si le monde n’avait plus besoin de tous ces paysans pour se nourrir. Un monde à 5 ou 10 % de population active agricole serait en effet, diton, bien plus simple à gérer qu’un monde encore lourd de ces immenses masses paysannes. Une 102 103 forme de rationalité voudrait que l’on congédie les sans-terre, les sans-eau, les sans-savoir, les sansmarché… Ainsi la mondialisation, en même temps qu’elle embrasse, dans l’instant, la planète tout entière, ne retient dans ses bras avides et possessifs que les éléments les plus prometteurs. Elle intègre, rapproche, relie autant qu’elle ignore, exclut ou rejette. La mondialisation n’aurait pas besoin de tout le monde pour s’épanouir. Nous avons pensé le xxe siècle comme le siècle de la fin des paysans, ce qui signifiait deux choses : d’abord, l’exode et le départ vers d’autres horizons pour une grande partie, ensuite, pour ceux qui restaient, le passage d’un état assigné par la naissance à un métier voulu et conquis 2. Ailleurs, cette fin des paysans prit des formes inattendues – collectivisation à l’est, colonisation, décolonisation au sud, ici et là, simple subsistance. Nous sommes aujourd’hui dans une autre histoire dont la complexité se modifie : la chute du mur de Berlin, l’achèvement des processus de décolonisation, la disqualification des épopées collectivisatrices, l’entrée massive de l’agriculture et de l’alimentation dans le processus accéléré de mondialisation, l’explosion démographique – ajoutons également la fin des grandes tentatives de réformes agraires – provoquent une reconfiguration de la place des agriculteurs dans les sociétés et dans le monde. 104 105 Les formes multiples de recomposition des paysanneries dans le monde Au moins trois grandes formes sociales de la production agricole peuvent être distinguées. J’appellerai la première : agriculture de firme. Elle se rencontre des riches terres de tchernoziom arrosées par la Volga aux plateaux récemment défri chés du Mato Grosso ou du bassin de l’Amazone 3. Sur les décombres du communisme, comme sur des terres fraîchement conquises, se déploient des formes de production peu régulées ou, au mieux, financièrement régulées par le marché boursier. L’Australie ou encore l’Argentine fournissent des formes plus familiales de cette agriculture-là mais connaissent des processus d’intégration, en amont comme en aval, aux secteurs bancaires et aux secteurs industriels de l’agrochimie et des semences. Ajoutons que ces formes d’agriculture s’accompagnent ici et là, y compris en Europe, d’une résurgence du servage, du non-droit et du travail forcé. La condition de semi-esclavage de milliers de saisonniers agricoles dénoncée en 2006 dans la presse italienne en est une illustration 4. Sous le terme de paysannerie se cachent aussi des populations toutes préoccupées de leur survie, dépourvues de tous moyens de développement : les paysans sans terre, bien entendu, sont l’exemple le plus parlant de cette population ; les paysanneries andines ou africaines, pour une grande part, sont confrontées à une sorte de perte culturelle et technique. La transmission des savoirs traditionnels ne se fait plus mais la formation à une nouvelle culture technique, voire scientifique, n’est pas en place. En ce sens, peut-on dire que ces populations ont été, un jour, paysannes ? Les 800 millions de pauvres que compte la planète, ce sont eux largement ! Ils sont condamnés, pour les uns, aux grandes migrations internationales, pour les autres, à un exil sur place, mais pour aucun à l’exode de progrès que nous avons connu il n’y a encore pas si longtemps. La mondialisation n’a besoin d’eux ni pour produire ni même pour consommer puisqu’ils ne sont pas solvables. Ils illustrent une mondialisation où les riches, pour s’enrichir, n’ont pas besoin des pauvres qui, eux, s’appauvrissent encore. Ils illustrent une mondialisation qui installe une nouvelle coupure. En effet, à la cassure Nord-Sud, se superpose une cassure Sud-Sud qui fait coexister des espaces urbains, des classes moyennes et supérieures au diapason d’une information et d’un marché globalisé avec des espaces ruraux, des populations pauvres, sans échange, sans marché et donc sans développement. Enfin, l’agriculture de type familial est dans une phase de grande déstabilisation. En Chine, civilisation paysanne par excellence – et où il est encore possible de rencontrer des paysans au sens strict du terme –, l’ouverture capitaliste de l’économie produit un double effet déstabilisateur. 100 millions de paysans de l’intérieur, que l’on qualifie de paysans « flottants », quittent leurs villages sans papiers, sans autorisation, dans l’espoir d’une vie meilleure ; de l’autre côté, sur le cordon urbain et littoral de la mer de Chine, surgit une agriculture industrielle urbaine et périurbaine, complètement affranchie du sol et des formes traditionnelles de production chinoise, directement articulée à un monde urbain déjà globalisé. À bien des égards, la Chine porte en elle deux formes bien différenciées d’agriculture, qui ne sont pas seulement distinctes dans leurs formes et les structures de production mais aussi dans leur rapport au monde : l’agriculture de l’intérieur est en effet de plus en plus enfermée sur elle-même et sur les marchés locaux tandis que la seconde est en osmose avec une globalisation à la chinoise. 106 107 Le Japon tente de contenir la déstabilisation très forte de son agriculture familiale par une politique volontariste et très coûteuse voulue au nom de la souveraineté. En Inde, la stratégie de développement agricole s’appuie aussi sur les agricultures familiales mais la virulence des mécanismes d’intégration provoque des vagues de suicides paysans jamais rencontrées dans l’histoire de ce pays 5. Il existe une agriculture paysanne et familiale, articulant marché local et compétitivité inter nationale, c’est l’agriculture vietnamienne : méticulosité, culture technique, intelligence des marchés, activité incessante. Ce dynamisme et cette adaptation sont exceptionnels. Le modèle moderne familial à l’européenne étendu jusqu’aux États-Unis et au Canada par les migrants et dans les États prospères du Sud du Brésil, du Venezuela, du Paraguay, est bien entendu également déstabilisé par l’ouverture des marchés. Ce modèle oscille entre la tentation d’une approche strictement financière et une conservation de son architecture familiale et patrimoniale. Il en appelle autant à son identité paysanne d’hier qu’à la valorisation de son caractère entrepreneurial. 108 Face aux évolutions, adoptons un triple regard L’une des originalités des évolutions tient au fait qu’un certain nombre de questions comme celle de la nouvelle donne environnementale transcendent ces trois types d’agricultures selon des mises en temporalités différentes. Contrairement aux mutations précédentes, qui étaient pensées politiquement à travers un accompagnement dans l’exode, nous assistons aujourd’hui à des processus de disqualification et de congédiement d’une population aux multiples visages. En résumé, nous pouvons faire trois constats : 1) Un monde à la fois urbanisé et globalisé défini par l’instantanéité en opposition à un monde paysan localisé caractérisé par un temps long. 2) L’éclatement d’un modèle familial, l’émergence d’une pluralité de situations : aucun modèle ne s’est imposé. 3) Des paysanneries minoritaires, diversifiées et complexes, qui ont en commun d’être toutes projetées dans la globalisation. On ne peut nier que de nouvelles forces du marché et de nouvelles attentes s’imposent de la même façon à l’ensemble de ces paysanneries. La question environnementale n’est pas simplement une question occidentale. Face à ces évolutions, il convient de réagir en articulant trois regards : 109 Regardons la planète : reviendrait-il à une poignée d’économies et d’espaces de nourrir le monde et tout le monde ? Pour renvoyer superbement à rien, ceux qui n’ont déjà rien. Comment concilier une sécurité alimentaire aux coûts les plus bas, pour les populations urbaines et littorales grandissantes, et la construction de marchés locaux et nationaux appuyés sur des paysanneries hélas peu formées, peu organisées, peu dotées ? En d’autres termes, comment construire et faire émerger de nouveaux marchés dans un marché globalisé, comment éviter qu’à la coupure Nord-Sud que nous connaissons ne se superpose une coupure Sud-Sud entre des populations urbaines et littorales reliées au monde, et des populations rurales marginalisées ? Regardons l’Europe : voulons-nous d’une Europe agricole aux mains de quelques consortiums ou sociétés financières bien capables, du delta du Danube à la Puszta hongroise, de produire pour le marché européen et le marché international, à très bas prix, les matières premières ? Cette agriculture de firme s’accompagnerait, à la périphérie, d’agricultures locales renvoyées, pour les unes, à un localisme de survie, pour les autres, à un essoufflement. Peut-on, au contraire, penser une politique agricole commune soucieuse de la place de l’Europe dans la géostratégie mondiale mais capable de revisiter une régionalisation au plus près des collectivités, de politiques agricoles de produits localisés, de terroirs, de cultures et de diversité ? Regardons la France : voulons-nous une France avec 100 000 exploitations agricoles capables de fournir la matière première alimentaire utile ? Voulons-nous à la fois ces 100 000 ou 300 000 exploitations et, en même temps, ces 300 000 qui produisent, elles aussi, pour le marché mais qui produisent en même temps des richesses cultu relles, immatérielles, peu marchandes, une richesse intime et une richesse collective, une richesse privée et une richesse publique, une richesse d’aujourd’hui et une richesse transgénérationnelle ? Comment sortir de cette dualité ? Sommes nous capables de penser en une politique publique – forcément complexe mais nécessairement compréhensible – cette double polarité qui recouvre un éventail de situations dont la bigarrure devrait nous réjouir infiniment ? 110 111 Les nouveaux visages de la France agricole Arrêtons-nous sur le cas de la France où quatre tendances s’affirment. La première tendance lourde est évidemment la question de l’environnement et du territoire et l’attention grandissante de nos contemporains, dans les sociétés très développées, à cette question. On voit apparaître des retournements de situation et, dans certains secteurs, la question environnementale devient une question économique première, et pas seulement une question non marchande. De ce point de vue, les chiffres du développement du tourisme mondial doivent nous faire réfléchir, car la France, dans ce domaine, est en tête et l’industrie du tourisme a l’avantage d’être non délocalisable. Mais d’autres pays s’emploient avec beaucoup de talent à développer leur offre touristique pour devenir les premières destinations touristiques mondiales. Si nous voulons garder notre rang, la question environnementale est essentielle dans ce dispositif. Ce n’est pas une chimère parce que nous savons qu’une des principales sources de développement de la richesse et de l’emploi dans l’Europe, et notamment dans l’Europe à vingtcinq, relève à la fois du tourisme et de la santé : la longévité et les modes de vie, dans nos sociétés de mobilité, offrent des temps de loisirs, de voyages, de séjours de moyenne et longue durées en dehors de chez soi, de multirésidences. Tous ces phénomènes méritent d’être examinés de près. Et si nous n’y prenons garde, dans les vingt ans qui viennent, les conflits d’usage entre le secteur touristique et celui de l’agriculture peuvent s’accroître avec des c ontradictions que des collectivités auront du mal à gérer si elles ne sont pas anticipées. La deuxième tendance est celle de la délocalisation/relocalisation des bassins de production à la surface de la planète 6. Ces processus sont de plus en plus brutaux et rapides, comme nous l’a montré l’histoire que nous avons connue ces cinquante dernières années où nous sommes passés, en France – notamment pour la production porcine, mais également pour la production avicole –, d’une situation où l’on produisait un peu de tout partout, et notamment du porc, à la construction de bassins de production extrêmement spécialisés et intégrés. Ce modèle des bassins est un modèle historiquement situé, qui a correspondu à un moment de développement mais qui n’est pas voué non plus à perdurer. Pour nourrir 9 milliards d’humains, il va falloir réinventer ou faire profondément bouger le système alimentaire mondial ; on doit faire l’hypo thèse que ce phénomène d’un monde agricole de bassins relativement stables à un moment donné de l’histoire va se déstabiliser très profondément dans les vingt ans qui viennent. On peut déjà voir émerger d’autres bassins, dans d’autres pays, dans d’autres continents, dans d’autres conditions. On peut s’attendre à ce que, dans les dix ans qui viennent, les trois « géants » que sont le Brésil, la 112 113 Chine et l’Inde fassent leur entrée fracassante sur le marché mondial. Si l’on se cache ces réalités, on ne pourra pas prévenir, anticiper et trouver des solutions. Il est par exemple intéressant de comparer les logiques de l’évolution des Pays-Bas et de l’Espagne, deux pays extrêmement modernes. Les Pays-Bas ont inspiré le modèle breton, l’Espagne nous fascine par sa capacité et son appétit de rattrapage. On sait que, souvent, un signe avantcoureur possible des délocalisations est l’arrivée de nouvelles importations. Or, on voit qu’aujourd’hui, les grandes matières premières congelées du porc – poitrine, épaule, etc. – proviennent des pays émergents ; elles sont parfaitement calées sur les standards internationaux de l’OMC et obéissent à des critères sanitaires tels que les industriels sont dorénavant tentés par ces importations pour avoir des produits à coûts abaissés. Cela constitue, pour le moins, sinon des menaces du moins des signaux dont il faut tenir compte. La troisième tendance est la capacité de réaction d’une collectivité et d’un territoire face à de grandes crises. Nous avons connu des bouleversements au cours des vingt dernières années et tout laisse penser qu’il en surgira de nouveaux, bien que nous ne puissions ni les nommer ni les dater. Ces crises à venir fonctionnent dans les deux sens : ce peut être celle des autres qui évidemment provoque un effet d’aubaine pour ceux qui se trouvent épargnés par la crise, mais ce peut être notre crise qui provoque un effet déstabilisateur et qui provoque une aubaine pour d’autres, aubaine suffisamment large pour qu’on ne s’en remette pas. Et pensons à des grands sujets tels que les maladies émergentes, les nouvelles souches, des maladies invincibles… Il ne s’agit pas de faire du catastrophisme mais de savoir comment on peut se préparer au moins collectivement et psychologiquement à affronter ces occurrences qui font partie intégrante de la modernité. Certaines crises sont aujourd’hui oubliées, mais il en est qui continuent de peser d’un poids énorme au sein de la société française (par exemple, celle de l’amiante, dont on est loin d’être sortis et qui rappelle à notre mémoire les discours lénifiants sur la modernité et la perfection de ce matériau). Nous sommes dans une société de risques et de crises qui peuvent avoir des effets absolument dévastateurs sur des segments entiers de la production, avec une éducation à la crise à construire. La quatrième tendance est la question de la concentration foncière, de l’installation et de la transformation des formes juridiques des exploitations agricoles. Nous devons rompre avec un 114 115 discours qui paraît de bon sens sur l’installation en agriculture. Le modèle de l’installation conquis par les agriculteurs entre 1950 et 1960 est devenu une sorte de dogme qui s’est transformé en contrevérité : il suffit de mettre le nombre de dotations aux jeunes agriculteurs en début d’exercice budgétaire, et l’on est sûr que ce ne sera pas dépensé, faute de candidats. L’on constate que les exploitations individuelles sont plutôt vieillissantes et là où il y a un renouvellement possible, c’est plutôt du côté des formes sociétaires. Les difficultés sont donc des deux côtés : du côté des formes individuelles parce que la relève n’est pas au rendezvous, et du côté des formes associatives, collectives ou sociétaires, parce que la relève est très compliquée : les masses de capitaux en jeu ne sont plus de l’ordre de la transmission de personne à personne et ce qui a fonctionné pour la transmission à l’intérieur d’un cadre familial élargi se révèle impossible pour la transmission suivante. Cela représente un immense problème, à la fois juridique, financier, familial, culturel, qu’il faut prendre à bras-le-corps. Les organisations et les collectivités doivent se saisir de ce problème de la transmission et de l’entrée dans le métier, autrement que sur les canons des années 1950 qui ne sont plus du tout d’actualité. Le modèle de l’installation en couple a bel et bien disparu. L’individualisation de l’installation et du travail en agriculture déstabilise le modèle familial défendu par toute une génération. Dans ses formes juridiques comme dans les esprits, ce modèle a fait place à celui de l’installation individuelle avec toutes les conséquences que cela comporte en termes d’action collective et d’élaboration d’un projet commun partagé tant au sein du système professionnel que du système exploitation-famille. Plus solitaire et plus sociétaire, tel est le nouveau visage de l’installation en agriculture. 116 117 Accompagnons une bipolarité avérée et finalement souhaitable Au regard de ces évolutions très contrastées des agricultures du monde, toutes confrontées positivement ou négativement à la globalisation des marchés, des informations et des risques sanitaires et environnementaux, la France doit se repositionner en considérant que la diversité de ces agricultures est un atout et non un handicap dans cette globalisation. Au lieu de vouloir assigner nos productions et nos régions sur un même modèle, retournons la perspective. Acceptons et accompagnons la bipolarisation de notre paysage agricole et l’éventail des possibles qui meuble l’entre-deux de ces deux pôles. En effet, les marchés d’aujourd’hui et leur complexité ouvrent la voie d’une pluralité de segments. La complexité et la volatilité des opinions publiques conduisent à multiplier ou conserver des formes multiples de production pour faire face à des situations continuellement innovantes. Enfin, la modernité du travail, en agriculture comme ailleurs, nous pousse à accepter des formes multiples, polymorphes. Les unes individuelles, les autres sociétaires. Les unes familiales, les autres anonymes. Toutes créatrices d’innovations, de richesses, d’emplois et de responsabilités partagées. Oui, la coexistence dans un même secteur économique et culturel de 150 000 exploitations produisant 80 % des matières premières agricoles et de 300 000 exploitations pluriactives/plurifonctionnelles est non seulement possible, elle est souhaitable. En tout cas elle est voulue par notre histoire et désirée par notre opinion. Notes 2. 3. 4. 5. 6. voir également Financial Times, « An Inhuman Race ? How the Lure of the City is Rapidly Swelling the World’s Slums », 7 août 2006 ; Le Figaro, « La moitié de l’humanité se concentre désormais dans les villes », 13 décembre 2006 ; Marie-Françoise Durand, Benoît Martin, Delphine Placidi, Marie Törnquist-Chesnier, Atlas de la mondialisation. Comprendre l’espace mondial contemporain, Presses de Sciences-po, 2006, 126 p. Henri Mendras, La Fin des paysans : innovations et changement dans l’agriculture française, A. Colin, Coll. U2, n° 110, 1970 (1re éd. 1967). Courrier international, « Les Deux Brésil », n° 830, 28 septembre-4 octobre 2006, p. 48-55. Fabrizio Gatti, « Clandestin dans le sud de l’Italie. Un saisonnier en enfer », Courrier international, n° 830, 28 septembre-4 octobre 2006, p. 58-60. Frédéric Landy, Un milliard à nourrir. Grain, territoire et politiques en Inde, Belin, 2006, 270 p. ; Sonia Faleiro, « Vie et mort de paysans ordinaires », Courrier international, n° 830, 28 septembre-4 octobre 2006, p. 36. M. Rieu, Y. Salaün, « Quel modèle de développement durable pour la production porcine française ?, Déméter 2007 ; B. Hervieu, J.-C. Flamant, H. de Jouvenel, Inra 2020. Alimentation, agriculture, environnement : une prospective pour la recherche, Inra, 2003. 1. United Nations, Department of Economic and Social Affairs, World Urbanization Prospects. The 2005 Revision, 2006, 196 p. ; United Nations, Department of Economics and Social Affairs, The Millennium Development Goals Report 2006, June 2006, 28 p. ; 118 119 Texte IV Les dynamiques agricoles en Méditerranée* * Écrit avec Sébastien Abis, spécialiste de la Méditer ranée, consultant au Ciheam, en charge des analyses géo stratégiques et prospectives. Auteur de nombreux articles sur la Méditerranée et le Maghreb, il a aussi publié L’Affaire de Bizerte (Sud-éditions, 2004). Ce texte a été publié dans la revue Confluences Méditerranée, n° 58, été 2006. 120 121 Pendant que la géopolitique internationale se complexifie et que les équilibres socio-économiques du monde se recomposent, la Méditerranée, à nouveau, nous inquiète et nous interpelle. Dix après la vibrante Déclaration de Barcelone, qui instaura le Partenariat euro-méditerranéen (PEM), les doutes l’emportent sur la confiance et l’espérance. La Méditerranée demeure une zone de tensions, avec des problèmes sécuritaires, des fractures socio-politiques et des asymétries de richesse. En 2005, à elles trois, l’Espagne, la France et l’Italie assuraient 80 % du PIB total du bassin méditerranéen… Nombreux sont les facteurs expliquant la panne actuelle qui frappe la coopération euroméditerranéenne 1. L’une des raisons tient au fait que certains secteurs stratégiques ont été oubliés ou marginalisés. L’agriculture fait partie de ces champs insuffisamment explorés dans le cadre euro-méditerranéen. Et pourtant, la question agricole y occupe une place incontournable et straté122 123 gique. Incontournable, parce que l’agriculture joue en Méditerranée un rôle fondamental dans les équilibres économiques, sociaux et territoriaux. Stratégique, parce que de son évolution et de son traitement dépendent non seulement des enjeux politiques et commerciaux forts mais également la volonté ou non de construire une Méditerranée plus solidaire. En novembre 2005, l’Union européenne s’est enfin décidée à ouvrir les négociations avec les pays partenaires méditerranéens (PPM) sur la libéralisation des échanges agricoles. Cette décision, somme toute importante, comporte néanmoins des enjeux et des risques qu’il convient de bien maîtriser. Comprendre pourquoi l’agriculture est si stratégique en Méditerranée et décrypter comment la perspective de libéralisation des échanges agricoles est en train d’évoluer doit nous permettre de tracer quelques contours sur l’avenir de la Méditerranée. Telle est la philosophie de cet article qui se veut un plaidoyer pour la réflexion et la volonté d’action en Méditerranée. mais simplement d’alerter le lecteur sur les tendances, les défis émergents et l’enjeu de la sécurité alimentaire dans la région. Les tendances lourdes Il ne s’agit pas ici 2 de viser à dresser un tableau exhaustif sur la situation agricole en Méditerranée Rencontre intime de l’histoire et de la géographie, la Méditerranée est un espace sans frontières, un territoire ouvert où, longtemps, seule la culture de l’olivier permettait d’en tracer les limites. Trois grands indicateurs peuvent résumer la spécificité de l’espace méditerranéen : l’originalité de son climat et de sa végétation, la valeur de sa biodiversité et de ses paysages mais également la fragilité de ses territoires face aux contraintes du milieu (sécheresse, érosion hydrique, inondation, salinisation, relief escarpé). La Méditerranée se distingue par le poids considérable de l’agriculture dans l’équilibre territorial et sociétal des États riverains. Cette caractéristique se manifeste avant tout par une démographie rurale importante. En effet, en 2005, sur les 454 millions d’habitants que regroupe la Méditerranée 3, 164 millions de personnes vivaient en milieu rural, soit environ 36 % de la population totale du bassin. Cette population rurale a naturellement gonflé sur la rive sud avec le boom démographique de la période 1960-1990, tandis 124 125 Un regard exploratoire sur l’agriculture en Méditerranée qu’au nord, parallèlement, la population rurale accélérait sa décroissance. Aujourd’hui, 67 % de cette population rurale méditerranéenne vit au sud du bassin, où l’Égypte compte notamment 43 millions de ruraux. À l’horizon 2020, la part des ruraux méditerranéens devrait connaître une légère diminution pour représenter alors 32 % de la population globale du bassin, soit 166 millions de personnes. Cela signifie qu’en valeur absolue, la population rurale continue à croître. Toutefois, cette croissance démographique rurale est exclusivement située au sud, car au nord, les campagnes se vident. On constate cependant un recul de la ruralité partout en Méditerranée, tant au nord qu’au sud, où la part relative de la population rurale passera respectivement de 29 à 25 % et de 41 à 36 % entre 2005 et 2020. Conséquence du poids affirmé de la population rurale en Méditerranée, la masse tout aussi importante des actifs agricoles. Si, depuis un demi-siècle, l’agriculture connaît une chute spectaculaire de ses effectifs dans la région, aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins un puissant pourvoyeur d’emploi. Certes, dans les pays méditerranéens de l’Union européenne, le nombre d’actifs agricoles est passé de 7 millions en 1990 à 4 millions actuellement, soit environ 7 % de la population active totale de ces pays. Mais au sud de la Méditerranée, environ 34 millions d’individus travaillent dans le secteur agricole (soit 25 à 30 % de la population active) contre 30 millions en 1990. Toutefois, de forts contrastes entre les pays se remarquent (43 % en Turquie et 33 % au Maroc contre 5 % en Libye et 3 % au Liban). De même, la Turquie et l’Égypte à elles seules comptent 23 millions d’actifs agricoles. L’agriculture structure également les économies nationales des États méditerranéens. La part du secteur agricole dans le produit intérieur brut est très faible au nord de la Méditerranée (2 à 3 % en moyenne), mis à part pour l’Albanie (25 %). En revanche, sur la rive sud, la croissance économique dépend encore pour beaucoup du dynamisme agricole. L’agriculture y est vitale pour les économies puisqu’elle pèse pour 10 à 15 % du PIB (23 % en Syrie et 17 % au Maroc). La situation agro-commerciale des pays de la Méditerranée est loin d’être homogène. Malgré une baisse tendancielle depuis plusieurs années, la part des biens alimentaires dans les importations totales représente toujours 5 à 10 % dans les pays du nord (19 % en Albanie) et 10 à 20 % dans les pays du sud (23 % en Algérie). Simultanément, les exportations agricoles demeurent stratégiques 126 127 (entre 15 et 25 % des exportations globales) dans les économies nationales de la Grèce, de Chypre, du Liban, de la Jordanie et de l’Autorité palestinienne et, dans une moindre mesure, pour la France, l’Espagne, le Maroc et l’Égypte. Quant à l’alimentation, elle figure au centre du patrimoine méditerranéen par sa richesse et sa diversité. Elle se distingue par la frugalité (2 500 à 3 000 calories par habitant et par jour), une consommation privilégiée de certains produits (légumes, fruits, huile d’olive, épices, viande) et un rôle social évident (caractère des repas structurés pris dans la convivialité). Ce modèle de consommation est d’ailleurs régulièrement vanté par le corps médical pour ses qualités nutritionnelles et organoleptiques. De même, il convient de rappeler que la part du budget des ménages consacrée aux biens alimentaires atteint en moyenne 15 % au nord de la Méditerranée et 30 à 40 % au sud. L’alimentation participe donc pleinement à la construction de l’identité méditerranéenne. Au nord du bassin, le défi majeur réside dans la poursuite d’un renouveau rural observé depuis une quinzaine d’années, sous l’effet des nouvelles orientations exigées par la politique agricole commune de l’Union européenne et sa réforme radicale de 1992. La reconnaissance du caractère multifonctionnel de l’agriculture soutient la pluriactivité du paysan ou du producteur, tour à tour garant de la sécurité sanitaire des aliments, agent d’entretien pour l’environnement, ingénieur à l’aménagement du territoire et opérateur économique capable de stimuler l’emploi en zone rurale. Ce renouveau des campagnes se traduit donc par l’attractivité retrouvée des territoires, la diversification de l’économie rurale, l’émergence de l’agrotourisme, sans oublier ces flux de néo ruraux qui, le week-end, délaissent la ville au profit d’espaces verts et de terroirs plus authentiques. Au sud du bassin, le défi est tout autre : il concerne la lutte contre la pauvreté et le retard de développement des espaces ruraux. Ces derniers sont toujours marqués par le manque d’accès aux infrastructures collectives (à l’eau, à l’électricité, aux soins…), le sous-emploi et l’analphabétisme. Malgré la mise en place de politiques de développement rural 4, les faits ou les chiffres sont là : deux tiers de la population pauvre du Maghreb vit en milieu rural, les paysans sont de plus en plus nombreux à devoir coupler leur activité agricole avec un travail précaire en ville (chantier, usine) et bon nombre de ruraux ne survivent que grâce aux transferts de fonds qu’assure un membre de 128 129 Les défis émergents la famille émigré à l’étranger ou travaillant dans la capitale. L’indice numérique de la pauvreté en milieu rural est toujours largement supérieur à celui qui prévaut en milieu urbain : il en est ainsi pour la population en Algérie (17 % contre 7 %) ou celle au Maroc (27 % contre 12 %). Partout en Méditerranée, il faut veiller à maîtriser le processus d’urbanisation et de littoralisation, dont la vigueur dépasse de loin le niveau constaté au niveau mondial. Sur le pourtour méditerranéen, le nombre de villes millionnaires augmente (une trentaine aujourd’hui contre une dizaine en 1950), le bétonnage des côtes s’accélère (la moitié des côtes pourraient être concernées d’ici 2025) et les pressions sur le littoral sont d’autant plus marquées que les flux touristiques sont à la hausse (un tiers des flux internationaux de tourisme actuellement). Cette urbanisation-littoralisation est davantage prononcée au sud de la Méditerranée, puisque les villes devraient y enregistrer une croissance démographique (bien souvent mal administrée) de 98 % sur la période 1990-2020 contre 17 % sur la rive nord. Incontestablement, ce processus déstabilise les équilibres territoriaux car il tend à creuser des fossés irréversibles entre les zones côtières et les arrière-pays tout en exposant les villes au chaos spatial, sanitaire, écologique et social. C’est ici qu’intervient le paradigme écologique dans les stratégies et les politiques publiques en Méditerranée. Il est urgent de répondre au défi environnemental face à la disparition progressive de terres agricoles au profit d’une urbanisation dévorant l’espace, surexploitant les ressources et bouleversant la biodiversité régionale. Et l’eau est bien entendu au cœur de cette problématique. En effet, la Méditerranée concentre la moitié de la population mondiale pauvre en eau. Près de 30 millions de Méditerranéens n’auraient pas accès à une source d’eau potable. Les populations rurales, plus pauvres, sont naturellement les premières exposées. 70 % des ressources se situent au nord du bassin, 20 % en Turquie et seulement 10 % au sud. Dans la plupart des pays, le principal utilisateur d’eau, en volume, reste l’agriculture pour l’irrigation des terres (excepté en France et dans les Balkans). Cette « eau verte » représente près de 65 % de la demande totale en eau dans le bassin méditerranéen. Or, ce taux varie fortement d’une rive à l’autre : 48 % au nord et 82 % au sud. Ressource rare et limitée, l’eau devrait devenir le premier obstacle à la production d’une quantité suffisante d’aliments, car une carence hydrique pourrait brider les capacités de production agricole. Fatalement, l’eau se retrouverait ainsi au centre de tensions politiques 130 131 et socio-économiques difficilement contrôlables. C’est pourquoi, en Méditerranée, l’agriculture, le développement rural et la durabilité sont plus que partout ailleurs étroitement liés. Dernier défi émergent, moins visible, la transformation rapide du mode alimentaire dans certains pays méditerranéens, en particulier ceux du Maghreb. Ces derniers, par mimétisme, s’alignent sur le modèle de consommation occidental pour ne pas dire nord-américain. Si le phénomène touche depuis plus longtemps les pays méditerranéens de l’Union européenne, quelques pays de la rive sud découvrent de nouveaux produits et un autre mode alimentaire sous le double effet de la hausse des niveaux de vie et l’implantation soudaine de centres commerciaux en périphéries urbaines, en particulier au Maghreb. Ainsi, malgré des vertus sanitaires reconnues, le modèle de consommation méditerranéen n’est pas à l’abri d’un déclin. L’obésité est d’ailleurs devenue une préoccupation majeure dans de nombreux pays de la région. La Méditerranée est relativement épargnée par le phénomène de la sous-nutrition mais la sécurité alimentaire demeure très fragile. Si certains pays cherchent aujourd’hui à préserver la qualité de leur alimentation, d’autres doivent toujours veiller à une sécurité alimentaire quantitative. Depuis près d’un demi siècle, on assiste à un véritable effondrement de la balance commerciale agricole chez de nombreux pays méditerranéens, en particulier ceux du Sud, où la sécurité alimentaire semble de moins en moins assurée. Cette incertitude s’explique à la fois par une productivité agricole insuffisante et surtout par l’ampleur de l’explosion démographique dans ces pays. L’examen des tendances démographiques en Méditerranée révèle des dynamiques très contrastées, dont on ne mesure pas toujours suffisamment la portée. La population au sud de la Méditerranée a doublé entre 1970 et 2000 tandis que sur la rive nord s’est posée la question du déclin démographique (en Italie notamment). Certes, le Sud de la Méditerranée effectue une transition démo graphique accélérée (en particulier les États du Maghreb), mais celle-ci est tardive par rapport à l’Amérique latine ou l’Asie du Sud-Est. Résultat, les pays de la rive sud seront submergés durant les trois prochaines décennies par l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail. Un véritable déséquilibre générationnel apparaît donc en Méditerranée, où les moins de 20 ans représentent actuellement 45 % de la population du Sud mais 132 133 L’insécurité alimentaire 22 % de celle du Nord. Au final, de par cette explosion démographique, la demande en produits alimentaires des pays du Sud va augmenter alors que l’offre y est soit limitée (viande), soit dès à présent insuffisante (céréales, lait, sucre). La sécurité alimentaire au sud de la Méditerranée n’est donc plus garantie. Un pays résume à lui seul la dégradation de cette situation : l’Algérie, en 1965, couvrait 143 % de ses besoins alimentaires. Aujourd’hui, ce taux est tombé à 2 %. Elle doit donc massivement importer pour couvrir ses besoins alimentaires car la seule production intérieure n’en assure que 25 %. Cet impératif représente un coût économique considérable dans le budget algérien. Seule la rente pétrolière permet donc aujourd’hui à ce pays de s’approvisionner sur les marchés internationaux et ainsi amortir l’impact de ce krach alimentaire. Pour élargir ce constat, il suffit de souligner que le ratio des exportations agricoles sur les importations agricoles a été divisé par quatre au Maghreb entre 1965 et 2003. Dans ce contexte, il convient d’insister sur la place grandissante qu’occupent les céréales dans les approvisionnements des pays sud-méditerranéens. Représentant 4 % de la population mondiale, ils absorbent près de 12 % des importations mondiales de céréales en 2003. Depuis, cette tendance se confirme et s’amplifie : 134 les projections indiquent clairement que les besoins en céréales de ces pays devraient s’accentuer au cours des prochaines années 5. À la lumière de ce panorama général et bien sûr incomplet sur la situation agricole en Méditerranée, il importe désormais de placer l’agriculture dans le cadre de la coopération euro-méditerranéenne. Le débat agricole dans le partenariat euro-méditerranéen Il s’agit ici d’analyser la problématique agricole euro-méditerranéenne afin d’en présenter les facteurs de blocage, les signes récents d’ouverture et les données commerciales. Dans le cadre du processus de libéralisation des échanges euro-méditerranéens, incarnés par la mise en place des accords d’association, le secteur agricole reste un domaine sacrifié. Si le libre-échange industriel est préparé, la question de la libéralisation agricole demeure délicate malgré l’importance de l’agriculture dans la région. Au nord, les producteurs de l’Union européenne redoutent de devoir affronter une concurrence accrue en cas de disparition de la préférence communautaire. Au sud, les exportateurs demandent un accès plus large au marché de l’Union européenne. Une partie du « conflit » commercial euro-méditerranéen 135 provient du risque renforcé de compétition entre les deux rives du bassin sur les mêmes productions agricoles (huile d’olive, fruits et légumes). Ainsi, l’agriculture a toujours fait l’objet d’un traitement contrôlé au sein du PEM. De toute évidence, durant la première décennie d’existence de ce partenariat, c’est la logique d’une certaine « exception agricole » qui prévaut dans la négociation des accords d’association. Les PPM sont en général de grands importateurs, auprès de l’Union européenne, de produits de base comme les céréales, le sucre et le lait. Or, compte tenu des faibles performances de leurs agricultures vivrières, ces États sont peu enclins à les exposer à la concurrence étrangère. Au-delà des impacts économiques et sociaux d’une telle libéralisation, celle-ci comporterait une dimension politique de sécurité alimentaire non négligeable. Les PPM ont donc eux aussi temporisé les négociations sur le volet agricole, tant un processus de libéralisation pourrait fragiliser certains de leurs équilibres internes. Il convient par ailleurs d’insister sur la très vive concurrence qui prévaut en matière agricole en Méditerranée. Quatre grandes rivalités se distinguent : rive nord contre rive sud sur certains produits ; intra-européenne entre des États méditerranéens de l’Union qui vendent bien souvent les mêmes produits au reste de l’Europe ; entre agriculteurs du Sud qui cherchent à exporter leurs productions vers le marché européen ; et enfin entre les grandes puissances agricoles de ce monde (les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Argentine couvrant aujourd’hui la moitié des approvisionnements agricoles du Sud de la Méditerranée). Enfin, un dernier élément d’extrême sensibilité doit être rappelé : la dualité du secteur agricole au sud de la Méditerranée. Aux quelques industries agro-alimentaires performantes car aspirées par la mondialisation répondent une multitude d’exploitations familiales de très petite taille qui parsèment le milieu rural et qui produisent essentiellement pour l’autoconsommation. Si le scénario d’une inté gration économique euro-méditerranéenne peut se jouer avec les premières, nul doute que les secondes, désarmées face à la concurrence, seront particulièrement exposées par l’ouverture des marchés et la libéralisation programmée des échanges agricoles. 136 137 De Venise à Barcelone : les signes de l’ouverture Concernant le secteur agricole, la logique de l’exception l’a donc emporté dans le partenariat sur celle de la libéralisation annoncée, même si, depuis peu, la donne semble se transformer. Si le sujet reste explosif, il est non seulement relancé mais également programmé dans l’agenda de travail euro-méditerranéen. Désormais, le débat porte essentiellement sur la vitesse et la méthode du processus. En outre, il est apparu aux décideurs que l’agriculture ne pourrait se traiter qu’au cas par cas, suivant la sensibilité du produit sur les marchés de l’Union européenne et selon la compétitivité à l’exportation de chaque PPM. En ce sens, lorsque la nouvelle politique européenne de voisinage (PEV) est proposée par la Commission en mars 2003, la donne agricole euro-méditerranéenne s’en trouve modifiée. En effet, cette politique, effective à partir du 1er janvier 2007, favorise la négociation bilatérale entre l’Union européenne et les PPM sur la base d’un diagnostic précis quant à la situation de leur relation et aux perspectives que celle-ci laisse entrevoir. Cela dit, la PEV pourrait nuire au processus d’intégration régionale en favorisant davantage l’établissement de relations verticales choisies par l’Union européenne avec l’éventail de ses pays voisins. Il a fallu attendre le 27 novembre 2003 pour que soit organisée à Venise, sous présidence italienne, la première conférence euro-méditerranéenne sur l’agriculture. Les principales recommandations ont porté sur le renforcement du développement rural, la promotion de la qualité des produits agricoles et le lancement d’actions concrètes dans le domaine de l’agriculture biologique. Grâce aux bons résultats de la conférence de Venise, une réflexion plus pragmatique et plus constructive s’instaure sur la question agricole euro-méditerranéenne dans le cadre de la préparation du dixième anniversaire du PEM. En 2005, déclarée « Année de la Méditerranée » par les instances européennes, l’agriculture s’impose dans le calendrier visant à réformer et relancer le PEM. Il est vrai que l’Union européenne avait officiellement annoncé sa décision d’ouvrir les négociations agricoles avec les PPM dans une communication datée du 15 novembre 2005, stipu lant que des tractations seraient menées à partir de 2006 pour une « libéralisation progressive des échanges de produits agricoles et de la pêche, tant frais que transformés ». Cette décision a été reprise dans le programme de travail quinquennal adopté lors du sommet euro-méditerranéen des chefs d’État et de gouvernement le 28 novembre 2005 à Barcelone. Désormais, un comité d’experts est chargé de suivre, pour la Commission, le dossier en vue d’établir une « feuille de route euroméditerranéenne pour l’agriculture ». 138 139 Les négociations de l’Union européenne avec les PPM sont donc lancées, se réalisant dans un cadre bilatéral pour à la fois répondre aux caractéristiques propres de l’agriculture dans le pays en question mais aussi se conformer aux nouvelles dispositions de la PEV. Cette feuille de route s’oriente autour de quelques axes stratégiques, à savoir une libéralisation réciproque (l’effort doit être partagé par les deux rives), une approche progressive et graduelle, une asymétrie temporelle (l’Union européenne devant accepter un rythme d’ouverture plus lent chez les PPM) et la définition par pays d’une liste d’exceptions avec les produits les plus sensibles à ne pas inclure dans le processus de libéralisation. En outre, cette feuille de route porte une attention particulière aux thématiques liées au développement rural, à la promotion des produits de qualité, à la valorisation des produits typiques méditerranéens, au renforcement de l’investissement privé dans le secteur agricole et à l’amélioration de l’accès aux marchés d’exportation. Manifestement, la question de la libéralisation agricole en Méditerranée connaît une réelle évolution ; cette ouverture ne doit pourtant pas masquer les multiples interrogations et inquiétudes que soulève le scénario de libéralisation agricole dans le cadre euro-méditerranéen. 140 Les impacts à prévoir en cas de libéralisation agricole totale Dans le cadre des négociations commerciales multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le paradoxe que soulignent la plupart des PPM est que les pays riches, et donc les pays de l’Union européenne, continuent de soutenir et de protéger leur agriculture alors que les pays les plus pauvres, et donc certains États du Sud de la Méditerranée 6 se sont engagés à réduire leur soutien et à libéraliser leurs échanges agricoles. Outre cette confusion, l’imbroglio sur la libéralisation des échanges agricoles euro-méditerranéens porte non seulement sur la faisabilité d’une tel processus à l’horizon 2010 mais aussi sur la dimension durable de cette zone de libre-échange où l’asymétrie économique prime toujours sur la convergence. Plusieurs études ont été menées pour évaluer les impacts que causerait une libéralisation totale des échanges agricoles 7. Concernant l’Union européenne prise dans son ensemble, les conséquences seraient vraisemblablement limitées, en raison du poids trop faible des PPM dans son commerce agricole extérieur 8. L’ouverture des marchés pourrait au contraire stimuler les exportations européennes sur la rive sud de la Méditerranée, là où les besoins sont forts et 141 grandissants sur des produits de base que l’Europe marchande assez bien (céréales, lait et viandes). En revanche, prise isolément, l’Europe méridionale serait affectée par une libéralisation agricole brute : les producteurs des filières classiques (fruits et légumes), que l’on retrouve communément en Espagne, dans le Sud de la France, en Italie ou en Grèce, pourraient être fragilisés par l’ouverture des échanges et seront sans doute au rendez-vous de la contestation politique si le protectionnisme communautaire se délite faute de mesures transitoires d’accompagnement. Pour les PPM, l’impact serait beaucoup plus négatif que pour l’Union européenne : la répercussion d’une libéralisation dépasserait le seul cadre agricole, pour affecter socio-économiquement et politiquement des sociétés paysannes mal préparées à l’ouverture des marchés. La baisse probable des prix peut certes amplifier la consommation interne mais risque de déstabiliser les producteurs de cultures vivrières et les petites exploitations. Le commerce fonctionne rarement en faveur des plus pauvres. Or une paupérisation de la population agricole aurait des effets multiples, à commencer par une explosion du chômage et de l’exode rural. Si le caractère dual de l’agriculture au sud de la Méditerranée laisse entrevoir la possibilité, pour les grandes exploitations et les quelques industries agro-alimentaires, d’exporter davantage vers l’Union européenne (fruits, légumes et produits de la pêche), il milite cependant pour veiller aux conséquences néfastes que produirait l’ouverture des marchés euro-méditerranéens sur la petite paysannerie du Sud. En outre, les analyses nous enseignent que les avantages comparatifs traditionnels des PPM s’érodent depuis quelques années sous l’effet de la pression démographique : celle-ci augmente naturellement la demande alimentaire intérieure et limite par conséquent le potentiel d’exportation de ces pays. D’autres impacts potentiels préoccu pants ont été identifiés en cas d’établissement sans mesure de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne (ZLEEM) 8 : une plus grande vulnérabilité des ménages pauvres aux fluctuations des prix des produits alimentaires de base sur les marchés internationaux, une fragilité accrue pour le statut et le niveau de vie des femmes en milieu rural et une plus forte pression environnementale liée au déclin de l’emploi agricole et au gonflement des villes. Enfin, il convient de souligner les risques que comporterait le passage d’une agriculture traditionnelle destinée au marché intérieur à une agriculture commerciale tournée vers l’extérieur, à 142 143 l’heure où la sécurité alimentaire des États du Sud de la Méditerranée semble plus fragile que jamais. Pousser la paysannerie à cultiver des produits ne faisant pas l’objet de barrières commerciales au risque d’une inadaptation avec les sols et les ressources de la rive sud ne pourrait présenter que des inconvénients écologiques là où, d’ores et déjà, l’eau et les terres arables se raréfient dangereusement. Bien entendu, la libéralisation des échanges agricoles euro-méditerranéens ne saurait ignorer d’autres facteurs qui interagissent avec cette problé matique, à commencer par la réforme en cours de la politique agricole commune de l’Union européenne, le cycle de négociations de Doha au sein de l’OMC, la montée en puissance du Brésil et de l’Inde sur la scène agro-commerciale mondiale, sans oublier évidemment la stratégie américaine dans la région, que l’accord de libre-échange signé en 2004 avec le Maroc illustre fort bien 10. Enfin, il importe de souligner l’asymétrie commerciale qui caractérise les échanges agricoles euroméditerranéens. De son côté, l’Union européenne commerce avec les PPM pour 2 % de ses importations et exportations agricoles. À l’inverse, le commerce des PPM se polarise sur celle-ci qui attire 51 % de leurs exportations agricoles et couvre 33 % de leurs importations (les États-Unis en assurent 17 %). Quant à la balance agro-commerciale euroméditerranéenne, elle est équilibrée sauf si on ôte la Turquie du calcul… En effet, le volume des importations de l’Europe depuis les PPM s’élève à 6,5 milliards de dollars en 2004, tandis que les exportations européennes vers les PPM atteignent 5,9 milliards de dollars, soit un solde positif de 600 millions de dollars pour les PPM… Mais sans la Turquie, la tendance s’inverse et le solde devient négatif de 1,5 milliard de dollars pour les PPM. Ici, il faut peut-être rappeler que la Turquie assure, grosso modo, la moitié des exportations agricoles globales des PPM dans le monde… 144 145 * Parcourir le champ des futurs en Méditerranée Trois scénarios Au regard des considérations précédentes et des enjeux multiples identifiés, l’effort de prospective peut nous conduire à tracer les contours de trois scénarios contrastés. Il ne s’agit pas de prédictions de l’avenir, mais plutôt des futurs possibles * qui doivent nous inviter à réfléchir, voire mieux à agir, sur les évolutions à court et moyen termes en Méditerranée. par l’ouverture progressive des marchés, paupérisées et n’ayant d’autres choix que de migrer vers les villes ou l’étranger. Tout se passe donc comme si cette Méditerranée utile mondialisée n’avait plus besoin de ses campagnes et de ses paysans. Le scénario tendanciel Il prolonge les orientations actuelles, à savoir une Méditerranée qui se situe au cœur des désordres géopolitiques internationaux, qui voit l’Europe de plus en plus frileuse à son égard, mais qui observe également l’incapacité des pays du Sud à coopérer entre eux. Parallèlement, la Méditerranée subit les distorsions que provoque la globalisation des échanges et méconnaît les sentiers de croissance et de développement théoriquement induits par la mondialisation. Résultat, la relation euro-méditerranéenne piétine. On travaille soit dans l’urgence, soit dans l’apparence, sans vision stratégique. Avec la PEV, la perspective d’une authentique intégration régionale euro-méditerranéenne s’éloigne… On a plutôt une Euro-Méditerranée à la carte, une Méditerranée à plusieurs vitesses… où seuls comptent les espaces utiles mondialisés, c’est-àdire les villes, les littoraux et les sites touristiques… Les espaces ruraux du Sud ne sont pas pris en compte à la hauteur des enjeux qu’ils comportent. Progressivement, ces espaces sont dévitalisés car marginalisés et abandonnés. Avec bien entendu des paysanneries fragilisées Le scénario de rupture Deuxième futur possible, un scénario de ruptures qui reprend les considérations précédentes mais en les amplifiant, et qui présente une Méditerranée davantage fracturée. Les cassures traditionnelles ne se résorbent pas mais s’aggravent. Certains phénomènes crisogènes s’accentuent : la surexploitation des ressources natu relles, l’extension de la pauvreté, l’augmentation du chômage, la sclérose économique. Des conflits persistent ou s’intensifient… Élément dramatique au sud, l’articulation entre le monde urbain et le monde rural est définitivement cassée. L’arrière-pays se retrouve désocialisé, exclu de la croissance économique, oublié par les pouvoirs publics et donc confiné à la pauvreté et à l’enclavement. Face à la libéralisation, les paysanneries disparaissent, gonflant ainsi les effectifs de migrants qui se dirigent vers les bidonvilles ou se destinent à l’exil désespéré pour un rivage plus au nord de la Méditerranée. L’explosion démographique et le manque de productivité agricole accentuent le risque de krach alimentaire et de crise sociale. À ces batailles agricoles s’ajoute la menace de conflit sur l’eau, plus convoitée que jamais. L’extrémisme politique et religieux prospère sur ce désespoir et ce malaise social. 146 147 Résultat, la coopération euro-méditerranéenne s’enfonce. La Méditerranée, tout en s’effaçant progressivement du paysage géoéconomique mondial, devient la caisse de résonance des grands maux de la planète, en concentrant inégalités, fractures et radicalisation des esprits… Le scénario d’alliance et de convergences Ce scénario entend simplement fixer un horizon plus prometteur pour la Méditerranée et repose sur quelques conditions. – Premièrement, le renforcement de la dimension partenariale dans la coopération euro-méditerranéenne, qui doit être plus visible et peser plus concrètement sur le processus de développement des pays de la rive sud, tout en permettant à l’Europe de continuer à exister sur la scène géopolitique et économique internationale. – Deuxièmement, un choix cohérent et déterminé sur les priorités stratégiques en Méditerranée, là où les défis sont partagés et les opportunités de développement mutuelles existent réellement Dans cette perspective, l’agriculture peut rassembler et apparaître comme un terrain d’action efficace pour stimuler la coopération euro-méditerranéenne, en se fondant sur des stratégies audacieuses, sur la base des complémentarités, des spécificités et des défis communs présents dans la région. Pour construire ce scénario, trois nécessités s’imposent néanmoins : 1) Une mobilisation de tous les acteurs concernés, avec notamment un rôle accru pour les opérateurs privés et les collectivités territoriales, sans négliger la société civile. 148 2) Un véritable plan stratégique de développement rural pour le Sud de la Méditerranée, où il faut à la fois diversifier les activités, rétablir la cohésion sociale, renforcer les infrastructures, reconnecter les campagnes aux villes et préserver l’environnement. 3) Une gestion responsable des ressources naturelles et ainsi faire du développement durable, non pas un simple correcteur des effets de la mondialisation, mais un puissant vecteur pour sortir ces sociétés rurales du non-développement. * Sur l’effort de prospective, cf. Hugues de Jouvenel, Invitation à la prospective, Futuribles, collection Perspectives, 2004. 149 La question agricole et rurale en Méditerranée apparaît plus stratégique que jamais. Dans un contexte de chômage structurel élevé et d’urbanisation galopante, il est impératif de limiter l’exode rural et donc de mener des politiques d’aménagement du territoire adéquates. Il faut s’orienter vers un développement rural durable, seul à même de mettre en place des systèmes de production diversifiés et économiquement viables pour sortir les populations du dénuement et de la précarité, tout en assurant une gestion participative des ressources naturelles en vue de préserver l’environnement. Cette politique doit s’appuyer sur un suivi rigoureux de la qualité des produits et sur des procédures de traçabilité sans faille. Sécuriser l’alimentation est le dernier enjeu fondamental. La Méditerranée doit réussir à s’insérer dans les échanges agroalimentaires mondiaux en se spécialisant dans des productions agricoles à forte typicité locale (labellisation des produits en appellation d’origine protégée) pour compenser l’importation des produits alimentaires pour lesquels la région est moins favorablement dotée. Enfin, le rythme de libéralisation agricole de la zone euroméditerranéenne devrait s’adapter en adéquation avec les politiques agricoles et rurales que mènent la plupart des pays partenaires du Sud. Le scénario optimiste milite donc pour une Méditerranée où le développement serait collec tivement recherché et pensé stratégiquement. La région pourrait d’ailleurs devenir un champ d’exploration formidable pour tempérer la mondialisation et inscrire l’exigence de progrès et de compétitivité dans un projet de développement durable, qui lui soit propre et qui allie ouverture au monde et préservation de la diversité et de la richesse de son patrimoine. Si la Méditerranée présente les signes d’un pessimisme clairvoyant, elle offre aussi la perspective d’un projet mobilisateur faisant l’alliance de l’optimisme et de la volonté. Parce que l’agriculture fonde l’identité méditerranéenne et structure les sociétés de la région, nul doute qu’une convergence d’actions sur cet intérêt stratégique pourrait développer des coopérations étroites et mobilisatrices car solidaires, humaines et mutuellement profitables aux deux rives de la Méditerranée. 150 151 Notes 1. Pour une lecture critique et prospective des relations euro-méditerranéennes, lire Sébastien Abis, « 2007, année zéro pour la Méditerranée ? », in Futuribles, n° 318, juillet-août 2006. 2. La grande majorité des données présentes dans cette contribution est tirée des différents travaux du Ciheam, dont ceux conduits actuellement par le groupe de prospective chargé de préparer le rapport annuel Mediterra 2008. 3. Cet article présente des données relatives à un ensemble méditerranéen de 19 pays riverains, à savoir 8 États sur la rive nord (Albanie, Chypre, Espagne, France, Grèce, Italie, Malte et Portugal) et 11 États sur la rive sud (Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Syrie, Tunisie, Turquie et Autorité Palestinienne). Ces données statistiques se basent sur les projections démographiques des Nations unies, présentées dans World Population Prospects : the 2004 Revision Population Database. 4. Ces politiques de développement rural sont généralement articulées autour de quatre axes : l’amélioration des conditions de vie, la diversification des activités pour stimuler l’emploi, la protection des ressources naturelles et le renforcement des acteurs locaux dans la gestion et la conduite de ces politiques. 5. Voir Ciheam, AgriMed 2006, Agriculture, pêche, alimentation et développement rural durable dans la région méditerranéenne (sous la direction de Bertrand Hervieu), 2006, chapitre 2 : « L’approvisionnement céréalier des pays méditerranéens : situations et perspectives » (p. 35 à 52). 6. À l’heure actuelle, sont membres de l’OMC les PPM suivants : Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Maroc, Tunisie et Turquie. Le Liban et l’Autorité palestinienne ont un statut d’observateur. 7. Voir à ce titre l’analyse réalisée par Anna Lipchitz, La libéralisation agricole en zone Euro-Méditerranée : la nécessité d’une approche progressive, Notes et études économiques n° 23, Direction des politiques économique et internationale, ministère de l’Agriculture et de la Pêche, septembre 2005. 8. En 2003, l’Union européenne exportait ses produits agricoles à hauteur de 7 % vers les PPM, qui de leur côté assuraient 8 % des approvisionnements agricoles de l’Union européenne. 9. Cf. Étude d’impact de durabilité de la zone de libreéchange euro-méditerranéenne, Centre de recherche sur l’étude d’impact, Institut pour la politique et la gestion du développement, université de Manchester, novembre 2005. 10.Cf., à ce sujet, l’analyse de Najib Akesbi, « L’accord de libre-échange Maroc-USA compromet-il le projet euro-méditerranéen ? », in NewMedit, Istituto Agronomico Mediterraneo di Bari, juin 2005, p. 2-3. 152 153 Table des matières Avant-propos.................................................. 7 Texte I Agricole ou résidentiel, quel avenir pour les campagnes ?................ 11 Texte II Images et imaginaires agricoles. Histoire d’une (dés)illusion marchande..... 43 Texte III Des agricultures à nommer........................ 101 Texte IV Les dynamiques agricoles en Méditerranée......................................... 121 154 155 Extrait du catalogue Collection Aube Nord Atlas régional du développement durable Nord-Pas-deCalais, 2004 CFDT Nord-Pas-de-Calais, Les 35 Heures en actes, 2001 François Denieul, en collaboration avec Olivier Dassonneville, Nord de Paris, sud de Bruxelles – Éléments pour une diplomatie régionale de proximité, 1998 Marcel Gauchet, Penser la société des médias, 2007 Christophe Lesort, Dunkerque, prospectives pour un projet d’agglomération, 2000 Pascal Percq, Une région pour gagner – La nouvelle aventure du Nord-Pas-de-Calais, 1997 Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le Second Empire, 1998 Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme, Contraintes environnementales et Gouvernance des territoires, 2004 156 157 Jean-François Stevens, Petit Guide de prospective NordPas-de-Calais 2020, 2000 Pierre Veltz, L’avenir de nos emplois entre mondialisation et territoires, 2007 Pierre Veltz, Laurent Davezies, Nord-Pas-de-Calais, 1975-2005 : le grand tournant, 2004 Philippe Nouveau, Dunkerque, l'aventure urbaine, 2006 158 159 Achevé d’imprimer en avril 2008 sur les presses de Corlet Imprimeur, 14110 Condé-sur-Noireau pour le compte des éditions de l’Aube Le Moulin du Château, F-84240 La Tour d’Aigues Conception éditoriale : Sonja Boué Numéro d’édition : 1328 Dépôt légal : avril 2008 N° d’impression : Imprimé en France 160