201104 Ennuyer la cat-gorisation des
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201104 Ennuyer la cat-gorisation des
Bernard Ennuyer Docteur en sociologie, HDR, enseignant chercheur à l’Université Paris Descartes. Vieillissement, âge et société : l’arbitraire d’une catégorisation par l’âge pour définir les « personnes âgées » En France, en 1962, lors de la publication du rapport Laroque, les « personnes âgées » sont définies comme les 65 ans et plus, même si ce rapport convenait du flou de cette catégorisation par l’âge : « Les données de ce problème sont complexes, elles ne peuvent être ramenées à des éléments constants, valables, pour des catégories nettement déterminées de la population âgée. En effet, l’expression « personnes âgées » recouvre elle-même une réalité disparate, qui ne correspond à aucune notion moyenne (….) de même au regard de l’action sociale qui doit être dispensée au profit de la population âgée, l’âge chronologique ne constitue pas un critère valable, mais bien plutôt le degré de validité, l’état psychologique, l’aptitude ou l’inaptitude à mener une vie relativement indépendante (...) non seulement le vieillissement se manifeste aussi de manière différente d’un individu à l’autre, mais la condition des personnes âgées varie également en fonction du milieu social auquel elles appartiennent, rural ou urbain, provincial ou parisien, salarié ou travailleur indépendant (...) l’étude des problèmes de la vieillesse ne peut donc être abordée qu’en tenant compte, non seulement du caractère différentiel du vieillissement, mais aussi de données sociologiques variées et en constante évolution »1. En 2011, alors que l’espérance de vie a progressé, depuis ces années 1960, de plus de 10 ans pour les hommes et pour les femmes, on est toujours « personne âgée » à 65 ans, voire à 60 ans dans les statistiques officielles (INSEE, INED) comme par exemple pour l’attribution de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie par les conseils généraux. Comme le dit Patrice Bourdelais2, comment se fait-il qu’on soit devenu vieux plus jeune malgré cet accroissement important de l’espérance de vie. En fait l’explication est simple. Du temps du rapport Laroque, l’âge légal de la retraite était 65 ans, l’espérance de vie à la naissance des hommes 67 ans et celle des femmes 73,6 ans, on a donc à cette époque assimilé un peu trop rapidement personnes âgées et personnes retraitées. Quand l’âge de la retraite est passé à 60 ans en 1983, on a maintenu cette équivalence entre personnes retraitées et personnes âgées. Du coup les « personnes âgées » ont rajeuni… et sont devenues les 60 ans et plus ! L’âge de définition des « personnes âgées » est donc purement conventionnel et ne correspond en aucun cas à l’entrée dans la vieillesse. A quel âge est-on vieux ? Quand l’IFOP pose la question suivante aux Français : « selon vous à partir de quel âge devient-on vieux ? »3, les Français répondent, en moyenne, 69 ans. On peut au passage s’interroger sur la pertinence de ce genre de sondage, car comme disait le sociologue Pierre Bourdieu, « l’opinion publique n’existe pas »4, elle se fabrique. Dans un sondage plus ancien les français répondaient qu’on était vieux plutôt après 80 ans. On voit bien, dans le sondage de l’IFOP qu’ à la question posée, chacun répond bien sûr en fonction de son âge , mais aussi de son environnement familial et de son parcours personnel, çà n’a donc pas beaucoup de sens d’amalgamer des réponses très disparates à cette question et de faire apparaître une moyenne 1 Haut Comité consultatif de la Population et de la Famille (1962). Politique de la vieillesse. Rapport de la commission d’études des problèmes de la vieillesse présidée par monsieur Pierre Laroque, Paris, La Documentation Française, 4-5. 2 BOURDELAIS P. (1993). Le nouvel âge de la vieillesse, Paris, Editions Odile Jacob 3 Sondage du groupe Prévoir réalisé par l’IFOP en février 2011, www. ifop.fr 4 BOURDIEU P. (1984). L’opinion publique n’existe pas, in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 222-235. 1 arithmétique qui ne veut rien dire socialement !. Définir les personnes âgées comme « les plus de »… 60, 65, 75, voire 85 ans est donc complètement arbitraire. Au-delà de savoir à quel âge on met le curseur de la vieillesse, on voit bien que la variable « âge » est une variable écran qui masque plus qu’elle ne donne à voir, justifiant cette phrase du sociologue Pierre Bourdieu « l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable » 5 Ainsi, à titre d’exemple, à partir du sondage du groupe Prévoir cité plus haut, un hebdomadaire a titré « on devient « vieux » à 61 ans »6. L’âge, une manipulation sociale Définir les personnes âgées comme les « plus de », peu importe l’âge retenu, revient à donner une pseudo homogénéité sociale à un groupe de personnes à cause de leur âge, ce qui est tout à fait faux. En effet il y a une très grande hétérogénéité dans ces plus de : il y a des générations différentes : quoi de commun aujourd’hui entre les personnes nées en 1920 (plus de 90 ans) et celles nées en 1940 (plus de 70 ans). Il y a des classes sociales : quoi de commun entre le cadre supérieur et l’ouvrier spécialisé ou le salarié agricole tant sur le plan des ressources, de la santé, du niveau d’éducation que du recours à l’information, etc. Il y a, et c’est fondamental, des différences de genre : à l’évidence, les hommes et les femmes n’abordent pas du tout la dernière étape de leur vie de la même façon, comme dans le reste de leur vie bien sûr. On reste sidéré quand on réalise que l’expression « personnes âgées » semble confondre les deux sexes après 65 ans comme s’il n’y avait plus de différences ! Autre différence notable celle des territoires : Quoi de commun dans les modes de vie entre ceux qui habitent la très grande ville (plus de 100 000 habitants), une ville moyenne, une petite ville (moins de 20 000 habitants), une zone rurale, voire ce que les géographes appellent le rural profond, souvent en voie de désertification (moins de 8 habitants au km²). Enfin, dernière différence fondamentale, les appartenances culturelles, religieuses et ethniques qui entrainent des philosophies différentes et donc des comportements très contrastés en face de la vieillesse et de la fin de vie. On voit donc bien qu’il n’y a aucune homogénéité sociale dans les modes de vie des « plus de », parce qu’ils sont dans la même catégorie d’âge chronologique. D’ailleurs la même remarque est valable en tout point pour les jeunes souvent définis comme les 15-25 ans….Cette prétendue homogénéité des classes d’âge a été très bien dénoncée, il y a déjà quelque temps, par Annick Percheron dans un article célèbre : « classes d’âge en question »7. Les « personnes âgées » problème social ? De plus, non content de rendre arbitrairement homogène une collection d’individus qui ne l’est pas du tout, cette catégorisation par l’âge est connotée comme problématique pour la société. Les « personnes âgées » poseraient toujours problème pour l’évolution de la société. On a l’impression, aujourd’hui, d’être toujours sous l’emprise de cette fameuse phrase du rapport Laroque : « Le vieillissement de la population entraîne des conséquences dans tous les domaines de la vie nationale. Progressivement mais de manière inéluctable, il grève les conditions d’existence de la collectivité française. Tout d’abord, l’entretien des personnes âgées inactives fait peser une charge de plus en plus lourde sur la population en activité (…). Il est établi que toute personne inactive vit de prélèvements sur la production des biens ou la création de service des actifs (…). Sur le plan économique, d’autre part, le vieillissement 5 Op. cit. , La « jeunesse » n’est qu’un mot, 143-154. www.lexpress.fr du 16/03/2011 7 PERCHERON A. (1988). Classes d’âge en question, Revue française de sciences politiques, 38, 1, février, p.107. 6 2 démographique exerce une influence certaine sur les structures professionnelles, l’équipement et les méthodes de travail, du moins dans les secteurs où les travailleurs vieillissants ou âgés sont employés en proportion relativement importante. Enfin, politiquement et psychologiquement, le vieillissement se traduit par le conservatisme, l’attachement aux habitudes, le défaut de mobilité et l’inadaptation à l’évolution du monde actuel » 8. Pour l’anecdote, quand, il y a déjà pas mal d’années, je me suis insurgé devant Pierre Laroque de cet assassinat en règle des « personnes âgées », il m’a répondu, ce n’est pas moi qui ait écrit cela, c’est Alfred Sauvy (sic). On pourrait croire ces propos d’un autre temps, hélas non, nous n’en prendrons que quelques exemples très récents : dans un débat de mars 2011, qui nous a été proposé à Jean-Marie Robine, démographe et chercheur Inserm spécialisé dans les questions d’espérance de vie et dans l’étude des centenaires et à moi-même comme sociologue du vieillissement par la télévision9 de la cité des sciences, le programme était le suivant : « vieillesse ennemie ?, plus de malades, plus de dépendants, quel coûts ? » Même si, dans le débat, nous avons eu toute latitude pour invalider ces titres, il n’empêche que c’était le choix de la cité des sciences…. « Il ne fait pas bon être jeune dans un pays vieillissant »10 dit le sociologue Camille Peugny qui n’a sans doute pas bien lu l’article de Pierre Bourdieu cité plus haut…..et reprend l’antienne classique des « jeunes » spoliés par la génération des baby-boomers , antienne caricaturale invalidés par un excellent travail de la revue Alternatives économiques11 Quant au journal Le monde de l’économie, très récemment il titrait : « comment financer un monde de vieux, malgré les réformes, les cotisations des actifs seront insuffisantes pour couvrir le coût des retraites et de la dépendance » 12. On peut simplement souligner, qu’audelà de la stigmatisation, là encore, caricaturale des personnes âgées retraitées et dépendantes, donc considérées comme doublement « improductives »…, la vraie question porte, avant tout, sur une redistribution équitable des richesses entre les citoyens quelque soit leur âge. N’oublions pas, en effet, que les richesses dont les plus jeunes générations profitent aujourd’hui ont été créées par le travail des générations plus anciennes. Enfin, dans les exemples récents de stigmatisation de la population âgée , le summum se trouve dans ce commentaire d’une « directrice de recherches au centre d’études européennes de sciences Po »… dans un article comparant l’électorat de Marine Le Pen et celui de son père : « Comme son père en 2002 et 2007, elle attire plus les personnes âgées, les inactifs, les retraités, ces couches qui freinent des quatre fers devant le changement, l’Europe, la mondialisation et le multi culturalisme »13. On est stupéfait devant une telle caricature proposée, là encore, par une chercheuse dont le métier, selon nous, devrait être de faire une analyse rigoureuse de la réalité et non pas tenir des propos dignes du « café du commerce ». Dernier avatar de cette catégorisation par l’âge, passé un certain âge, 80, 85 ans, l’horizon le plus probable des personnes âgées serait la « dépendance » et l’entrée en institution d’hébergement. Là aussi les chiffres connus disent tout le contraire. Après 80 ans, moins de 15% des personnes sont atteints d’une incapacité sévère ou importante qui les empêche d’accomplir tout seul les principaux actes de la vie quotidienne14 et de ce fait nécessite des aides et soins de longue durée. Pour ce qui est de l’entrée en institution, seulement 5% des 65 ans et plus y recourent, et même après 80 ans, ils ne sont que 14% en hébergement. Donc 8 Rapport Laroque, op. cit., p. 3-4. 9 www.universcience.tv, numéro 64 du 18 mars 2011. Liaisons sociales magazine, avril 2011. 6-7. 11 Générations, Alternatives économiques hors série, n° 85, 3éme trimestre 2010. 12 Le monde Economie du mardi 12 avril 2011. 13 Le Monde du Vendredi 11 mars 2011. 14 DOS SANTOS S., MAKDESSI Y. (2010). Une approche de l’autonomie chez les adultes et les personnes âgées, Etudes et Résultats, n° 718, DREES. 10 3 globalement, même si on se réfère à une catégorie d’âge pour définir la vieillesse, c'est-à-dire les 80 ans et plus, seule une minorité de cette catégorie d’âge est en incapacité sévère et seule une minorité est aussi en hébergement, souvent d’ailleurs contre son gré. Donc la représentation des plus de 80 ans comme des « personnes âgées dépendantes » est, elle aussi, complètement contraire à la réalité observée. Un autre regard sur l’âge : d’abord le résultat d’un parcours de vie avant d’être une fatalité biologique. Le paradigme actuellement en vigueur dans le champ de la vieillesse est celui d’un état biomédical de l’individu vieillissant, lié à l’âge chronologique et inéluctablement déficitaire. Etant donné les éléments que nous avons développés plus haut, on peut légitimement lui opposer un autre paradigme, celui d’une vieillesse résultat d’une construction sociale et d’un parcours de vie dans une organisation sociale déterminée. Pour appuyer notre paradigme, entre autres indicateurs, l’espérance de vie15 profondément inégale suivant les classes sociales, montre combien la vieillesse est une construction sociale avant d’être une fatalité biologique. L’appartenance de classe au sens large se révèle être un facteur décisif dans l’explication des différences d’espérance de vie et d’incapacités16, variables dites « biologiques » : « Tout se passe comme si on devenait vieux plus tôt lorsqu’on est au bas de la hiérarchie sociale, lorsqu’on a eu un travail pénible et chichement payé »17. Le changement de paradigme que nous proposons est essentiel, car il induit une représentation de la vieillesse qui n’est plus un état d’incapacité lié à un âge donné synonyme de fatalité biologique, mais une dynamique sociale dans laquelle la prévention, la correction des inégalités des parcours sociaux et le choix de certaines politiques publiques permettent de rétablir pour tous, quelque soit leur âge, l’égalité des chances pour une vieillesse où tout un chacun continue à participer au collectif que représente la société tout en restant le sujet de son vieillissement et de sa fin de vie. En définitive, la vieillesse n’est pas d’abord « une question d’âge », mais bien plutôt, elle interroge, de façon aiguë, les raisons pour lesquelles nos sociétés modernes ont donné une importance démesurée à la variable âge. Bernard Ennuyer Docteur en sociologie, HDR, enseignant chercheur à l’Université Paris Descartes. Le 24 avril 2011. 15 DESPLANQUES G. (1993). L’inégalité sociale devant la mort, La Société française, Données sociales 1993, INSEE, 251-258. 16 COLVEZ A., SAINTOT M., SCALI J. (1994). Les inégalités en matière d’incapacités chroniques dans la population française vivant à domicile, Trajectoires sociales et inégalités, MIRE/INSEE, Eres, 161-175. 17 GRAND A., CLEMENT S., BOCQUET H. (2000) .Personnes âgées, Inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, INSERM, 315-330. 4