L`imaginaire du savoir des intouchables et la

Transcription

L`imaginaire du savoir des intouchables et la
Université de Paris VIII
2, rue de la Liberté
93526 Saint Denis – cedex 02
Sheela Pimparé
L’IMAGINAIRE DU SAVOIR DES INTOUCHABLES ET LA
CRÉATION DES ÉCOLES COMMUNAUTAIRES
De l’école à la citoyenneté
Mémoire de DEA
Sciences de l’Education
Directeurs de recherche
René Barbier
Ridha Ennafaa
Année 1998 - 1999
J’adresse mes remerciements à celles et à ceux qui m’ont encadré et guidé
sur les aspects méthodologiques de recherche, qui m’ont prodigué leurs conseils
et apporté leur expérience du thème traité et, enfin, qui m’ont aidé dans la
réalisation de ce mémoire.
.
Sommaire
1
2
Problématique ..................................................................................................3
Hypothèses .......................................................................................................7
Le rapport au savoir et l’imaginaire social fondés sur l’imaginaire sacral
L’imaginaire créateur et l’accès à la citoyenneté
3
Intouchables : Scheduled Castes (SC) .................................................. 11
3.1
L’origine du combat socio-politique pour une recherche de citoyenneté ......... 13
3.2
Mouvements contemporains de réformes sociales ......................................... 15
3.3
Mouvements ‘dalit’ ............................................................................................ 18
3.4
Recherche d’une citoyenneté ......................................................................... 19
La question juridique ......................................................................................... 27
La question de l’éducation ................................................................................ 29
La question administrative ................................................................................. 30
3.5
La marginalisation des intouchables : une interprétation sociologique ............ 32
La théorie de la culture ...................................................................................... 32
La théorie de relations de pouvoir ..................................................................... 34
La théorie de la séparation des domaines du travail et des connaissances ....... 38
4
Perspective historique de l’éducation moderne en Inde .................. 39
4.1
L’introduction de l’éducation moderne : L’éducation coloniale .......................... 40
1853 : Vers une éducation des masses ............................................................. 43
1882 : Création de la Commission d’Education en Inde ..................................... 45
1902 : Création de l’Indian Universities Commission ........................................... 45
L’imaginaire du projet éducatif colonial .............................................................. 46
4.2
L’émergence d’une vision nationale sur l’éducation ......................................... 48
Le premier projet éducatif de la Nation indienne (1937) ..................................... 53
Le premier projet éducatif de l’Inde indépendante (1947) .................................. 55
4.3
La modernisation du pays : l’adaptation du Projet aux ambitions de la Nation .. 60
La définition du Concept National d’Education de base .................................... 61
En marche vers l’industrialisation : une nouvelle politique éducative (1968) ...... 66
L’imaginaire du concept Gandhien de l’éducation de base :
En quoi le nouvel imaginaire s’oppose-t-il à celui de Gandhi ? ....................... 68
La National Policy on Education (1986) ............................................................ 71
5
Le Rural Development Trust .................................................................... 79
La mission du Rural Development Trust (RDT) .................................................. 83
Sa motivation et son inspiration ........................................................................ 84
Son approche devant les réalités sociales actuelles ......................................... 86
Sa mission sociale ............................................................................................ 87
Le sens d’une action volontaire ........................................................................ 89
Sa zone géographique d’intervention : Anantapur ............................................ 91
Sa population cible :les mala d’Anantapur ........................................................ 93
5.1
Les grandes étapes de l’histoire de l’organisation ......................................... 101
5.2
L’historique de l’action éducative de RDT ....................................................... 108
6
Conclusion ................................................................................................. 121
Annexe ........................................................................................................... 126
Présentation du chercheur ............................................................................. 130
Méthodologie de recherche ............................................................................ 134
Bibliographie ................................................................................................... 136
CHAPITRE 1
Problématique
L’évolution du système de castes et sa rigidification progressive explique la
mise à l’écart des ‘intouchables’ de tout accès au savoir. Leur naissance en bas
de l’échelle du système est attribuée à leur ‘karma’ avec lequel ils apprennent à
vivre sans contestation majeure. Traditionnellement, les brahmanes sont seuls à
avoir accès à l’éducation et ce sont eux qui décident l’éducation à transmettre aux
autres castes, notamment à celles qui appartiennent aux varnas de kshatriya et de
vaishya. Les shudras comme les avarnas (hors-castes) n’ont pas accès au savoir
formel. Ils sont non seulement privés de l’éducation mais aussi assujettis à des
conditions de vie opprimantes sous prétexte que leur propre karma en a décidé
ainsi.
L’arrivée des britanniques et des missionnaires chrétiens ouvre la voie à un
libre accès à l’éducation moderne. Les notions d’égalité et de justice sociale
pénètrent lentement une société qui y est fondamentalement étrangère et par
définition hiérarchisée. Celà provoque au 19e et début 20e siècle, des
mouvements de réformes sociales introduites curieusement par des hindous de
haute caste et suivis par des mouvements de protestation engagés par des
membres de hors-castes ayant eu accès à l’éducation. Ces mouvements
contribuèrent largement à formuler la politique de l’Inde indépendante à l’égard
des intouchables et des tribus, l’objectif étant de permettre leur ascension sociale
et à surmonter les inégalités profondes que vit la société indienne.
Le préambule de la constitution de 1950 (l’indépendance date de 1947)
annonce la justice sociale, économique et politique ; la liberté de pensée,
d’expression, de croyance ; l’égalité de statut et de l’égalité des chances. L’Article
15 interdit la discrimination sur les bases de religion, de race, de caste, de sexe ou
de naissance. L’Article 29, alinéa 2 édicte : “ L’inscription dans un établissement
public d’éducation ne pourra être refusé à aucun citoyen sur une base de religion,
de caste, de langue ou pour une des raisons pré-citées ”. L’Article 46 précise :
“ L’Etat prêtera une attention particulière aux intérêts éducatifs et économiques des
populations défavorisées, en particulier à celles des intouchables et des tribus et
les protégera de toute forme d’injustice sociale et d’exploitation ”. Dorénavant un
des droits fondamentaux des intouchables comme pour toute autre catégorie de la
population indienne, est l’accès à l’éducation. L’ambition est qu’il y ait une école
primaire pour tous par village. Les intouchables, longtemps privés de tout accès au
savoir, doivent inscrire leurs enfants dans un établissement public accueillant tous
les groupes sociaux dans les mêmes conditions. Sur le papier il n’y a aucune
discrimination. La société n’était pas prête à ce changement de règles sociales et,
dans le quotidien, les faits continuent à exister : la plupart des intouchables
considèrent que le savoir est réservé aux hautes castes et celles-ci ne remettent
pas en cause leurs traditions. Par exemple, l’enseignant, très souvent de haute
caste pour des raisons évidentes, ne change pas d’attitude vis à vis des
intouchables ou des tribaux.
Une discrimination positive est proposée au niveau de l’enseignement
supérieur par le biais d’une politique de ‘réservation’ ou de quotas. Les
intouchables arrivant au niveau universitaire peuvent bénéficier d’un quota de
sièges qui leur est réservé et n’est pas accessible aux autres groupes sociaux.
Pour en bénéficier, il faut évidemment réussir la phase de l’éducation primaire et
secondaire avec ses contraintes sociales. Tandis qu’une ‘élite’ d’intouchables y
parvient, la majorité préfère rester en marge du système éducatif. Les deux faits
cités ci-dessus (l’imaginaire religieux de l’enseignant et de l’intouchable) en sont
peut-être des raisons principales.
En tout cas, certaines associations militent contre cet imaginaire et le Rural
Development Trust (RDT) en est une. Une organisation non-gouvernementale
fondée en 1969, dans le district d’Anantapur dans l’Etat d’Andhra Pradesh au sud
de l’Inde, RDT se donne pour objectif de se mettre au service des intouchables et
des tribaux de la dite région et de permettre leur ascension sociale. Bien que ces
deux populations soient catégorisées ensemble sur le plan administratif, elles s e
distinguent nettement sur le plan sociologique. Le nombre d’intouchables est plus
important que celui des tribaux. Seul le cas particulier des intouchables sera pris
en compte dans le cadre de cette recherche.
Dans cette région retenue pour la recherche les intouchables, pour la
plupart n’acceptaient pas il y a vingt ans, d’envoyer leurs enfants à l’école publique.
Parmi les raisons évoquées, sont celles citées ci-dessus. RDT met en œuvre
différents programmes destinés à l’amélioration des conditions de vie des
intouchables et des tribaux mais considère avant tout l’éducation comme l’outil de
base nécessaire à l’ascension des populations cibles. Initialement l’action de
RDT consistait à convaincre les populations d’inscrire leurs enfants à l’école
publique mais ils ne rencontrèrent pas un grand succès. On décida donc de
changer de stratégie et d’introduire une école informelle dans le quartier de la
population cible de chaque village d’intervention. Cette institution, appelée à
l’époque ‘école supplémentaire’ et implantée dans le territoire des intouchables, a
connu au cours de ces vingt dernières années une évolution mais surtout un
succès parmi les populations cibles. Le contenu pédagogique reste identique à
celui des écoles de l’Etat mais son projet pédagogique réside essentiellement
dans l’ascension sociale des intouchables et des tribaux. Ceux-ci acceptent
l’école, c’est à dire la nouvelle institution mais aussi l’institution existante qu’est
l’école publique. L’éducation ‘formalisée’ devient non seulement une normalité
mais une valeur pour des populations qui n’imaginaient pas d’y accéder il y a vingt
ans.
Alors, en quoi une école territorialisée, donne-t-elle lieu à un rapport au
savoir différent ? Comment une institution insérée dans une communauté a-t-elle
modifié l’imaginaire du savoir des intouchables ? Quelles dimensions et quels
caractéristiques de cette école ont-elles permis aux intouchables un déblocage de
leur horizon culturel leur permettant d’accéder à une véritable citoyenneté, alors
qu’ils étaient restés en marge depuis des siècles ?
CHAPITRE 2
Hypothèses
Le rapport au savoir et l’imaginaire social fondés sur l’imaginaire sacral
Dans l’imaginaire lié aux castes en hindouisme, le savoir est destiné aux
hautes castes et lié à leur devoir sacral dans la société. L’intouchable n’a autre
devoir que de servir les hindous de caste. Il se contente de transmettre à ses
enfants, le savoir familial, lié essentiellement à la survie et à la religion. Il n’a
jamais eu à se déplacer dans un lieu d’acquisition de savoir pour accéder à un
savoir formalisé. Dans le système ‘socio-religieux’ où il vit, l’acquisition de ce
savoir lui est totalement étrangère.
Dans l’imaginaire social du système de castes, les différents groupes
sociaux de la hiérarchie ne peuvent se retrouver ensemble dans un lieu de savoir.
Violer les règles de cet imaginaire mettrait en cause l’imaginaire sacral de cette
société.
Pour l’intouchable, accepter de vivre sa situation qui est la conséquence de
ses propres actes dans des incarnations antérieures, constitue une façon de
payer ses ‘dettes’ vis à vis de son karma et d’espérer ainsi une meilleure vie dans
le cycle des réincarnations. Pour l’enseignant brahmane traditionaliste, ce qui est
bien souvent le cas, le simple fait de toucher un intouchable sans envisager de lui
transmettre un savoir, suffit à nuire à son avenir dans ce même cycle des
réincarnations. Des milliers de générations ont vécu avec cet imaginaire de l’avenir
qui repose sur un imaginaire sacral.
L'état propose l’éducation moderne comme clef pour un meilleur avenir.
Mais cette proposition d’amélioration de l’avenir ne propose pas d’éclaircissement
sur la question sacrale. Elle n’est donc pas facilement assimilable.
L’école publique est située au centre du village, c’est à dire dans le quartier
des hautes castes, les intouchables habitant toujours dans la périphérie.
L’intouchable ne veut guère laisser son enfant fréquenter le quartier de ses
oppresseurs
La Constitution de la nouvelle République oblige l’enseignant de caste
d’accueillir tous les enfants dans la salle de classe ce qui s’oppose aux règles
sociales établies. L’enseignant rejette bien évidemment l’enfant d’intouchable.
Celui qui subit ce rejet ainsi que ses parents, se démotivent et s’abstiennent.
L’imaginaire créateur et l’accès à la citoyenneté
RDT ne cherche pas à changer cet imaginaire. Il décide de modifier le
rapport au savoir des intouchables en créant un lieu de transmission de savoir
dans le quartier de ceux-ci et en le leur réservant exclusivement.
L’exclusivité crée, au cours des années, un sentiment d’appropriation vis à
vis du savoir. En effet, le bâtiment scolaire public appartient à l’Etat et celui-ci est
représenté par un corps enseignant composé de hautes castes. Alors par sa
situation géographique et par les personnes l’occupant, ce bâtiment appartient aux
hautes castes dans l’imaginaire des intouchables et non pas à l’Etat qui pour cette
population marginalisée et en marge de toute notion de citoyenneté, n’existe pas.
Les intouchables possèdent rarement individuellement ou collectivement
des terres importantes. Une institution dans leur quartier donne lieu à des
représentations de propriété. Le bâtiment de la nouvelle institution – appelé
bâtiment communautaire – est dans leur quartier et leur appartient et non pas aux
hautes castes ni à l'Etat. Ce bâtiment devient un lieu de convivialité car une fois
propriétaires, ils décident de son utilisation qui va au-delà de l’utilité scolaire.
L’appropriation du bâtiment permet une appropriation du savoir.
L’intouchable s’autorise à laisser ses enfants le fréquenter. Il s’autorise
l’acquisition du savoir. Il n’appréhende plus l’enseignant brahmane qu’il peut en
quelque sorte surveiller car celui-là vient dans son quartier. Le suivi rapproché de
l’enfant par l’enseignant, lui permet de réussir à l’école. Une fois l’intimidation vis à
vis de la hiérarchie est surmontée, le rapport au savoir se modifie et permet aux
intouchables d’accéder à une citoyenneté. Le savoir, acquis principalement dans
l’école supplémentaire, leur a permis d’occuper des postes d’enseignant ou
d’agent de police, des métiers auparavant inaccessibles dans leur horizon culturel.
Pour les enseignants employés dans l’école supplémentaire, l’imaginaire
pulsionnel de survie s’oppose à l’imaginaire sacral. En effet, la pauvreté et la
précarité d’emploi caractérisent très souvent les employés de base dans le
secteur privé d’ONG, ce qui n‘exclut pas le militantisme. L’enseignant a l’obligation
de motiver l’inscription de ses élèves en école publique et donc l’obligation de voir
créer un autre rapport au savoir auprès des intouchables. Il a l’obligation de voir
ses élèves réussir et cette réussite se mesure dans la salle de classe de l’école
publique contre les enfants de hautes castes. Aurait-il alors modifié son rapport
aux castes ?
L’institution que représente l’école supplémentaire pénètre l’habitus des
populations cibles. Les intouchables s’y attachent – en effet, malgré les conditions
de vie extrêmement vulnérables, ils paient pour sa survie – car elle représente ce
pont qui leur a permis d’accéder au savoir jadis réservé aux hautes castes. Elle est
le symbole de leur victoire sociale. Elle est peut-être au cœur de leur nouvel
imaginaire social.
CHAPITRE 3
Intouchables : “Scheduled castes” (SC)
Historiquement, désignés par les termes panchamas, atisudras, avarnas,
antyajas, ils appartiennent aujourd’hui aux catégories de population appelées
depressed classes, servile classes, dalits, h a r i j a n s ou
encore sections
défavorisées. Ce sont les intouchables, ainsi nommés car ils sont supposés, de
par leur naissance et leurs activités héréditaires, souiller tout autre membre de la
communauté hindoue qui les toucherait ou même s’en approcherait.
Le terme de ‘Depressed Classes’ trouve son origine dans l’article du Dr.
Annie Beasant dans l’Indian Review de février 1909. Sa définition restera vague
jusqu’à ce que le Dr. B.R.Ambedkar, juriste et lui-même intouchable, l’utilise pour
désigner les castes se trouvant en bas de l’échelle de la hiérarchie des castes.
Le terme ‘servile classes’ dénote la nature de leurs relations de travail avec
les hautes castes et celle de leur travail comme par exemple le nettoyage des
rues.
Le mot ‘harijan’, “ enfants de Dieu ”, doit son origine à D.G. Tendulkar. Il est
repris et popularisé par le Mahatma Gandhi, mais vivement contesté par le Dr.
Ambedkar. Certaines analyses donnent à ce mot le caractère d’un slogan politique
et considèrent qu’il a pour but de prouver l’intérêt des ‘touchables’ pour la cause
des ‘intouchables’.
Dalit, terme couramment utilisé aujourd’hui et qui sera retenu pour ce
mémoire, dénote conditions de vie opprimantes et donc pauvreté.
Le terme administratif de ‘Scheduled castes and Scheduled Tribes’ (SC/ST)
est utilisé pour la première fois par la Simon Commission en 1935. Il est jugé
comme étant le seul terme ‘politiquement correct’ et formalisé dans le Government
of India Act de 1935. Il s’agit là d’une liste de castes et tribus répertoriées au cours
du recensement de 1931 dans les différentes provinces de l’Inde par
l’administration britannique. (Cette liste n’est qu’une extension de la liste
précédente de ‘Depressed Classes’). Elle est reprise et révisée en 1950 par la
Constitution indienne et officialisée dans le Constitution Scheduled Castes Order
de 1950. Selon la loi, seuls les intouchables appartenant à la religion hindoue
peuvent figurer sur la liste des SC. Tous ceux qui pourraient socialement prétendre
appartenir aux SC mais qui se sont convertis à une autre religion, n’y figurent pas
précisément parce qu’ils ne font plus parti du système de castes propre à
l’hindouisme. Ce principe est contesté par les autres groupes religieux qui ont
saisi, en vain, la Cour Suprême sur son caractère inconstitutionnel. Le débat trouve
toute son importance dans l’examen des lois et des réformes sur la protection et
l’ascension des SC depuis l’adoption de la Constitution jusqu’à nos jours.
L’esprit gandhien veut que l’Inde reste un état hindou et que les
mouvements de conversion s’arrêtent. La
préoccupation majeure
des
organisations hindoues comme le Harijan Sevak Sangh ou bien le Hindu
Mahasabha est de mettre fin aux conversions et de conserver à l’Inde son identité
hindoue. La constitution de l’Inde indépendante inclut de nombreuses clauses
protégeant les dalits, intégrant ainsi ceux-ci dans la communauté hindoue, mais
tous ceux qui renoncent à l’hindouisme en exerçant ainsi la liberté de religion sont
en fait pénalisés.
Cette liste des SC/ST peut être modifiée par le Président de l’Union
Indienne, seul autorisé à le faire, ce qu’il fit en 1956 pour inclure les intouchables
convertis au sikhisme.
Nous allons nous limiter essentiellement au cas des SC – dalits - dans le
cadre de ce mémoire.
3.1
L’origine du combat socio-politique pour une recherche de citoyenneté
C’est peut-être au cours de la période védique, qui s’étend sur environ 1500
ans avant notre ère qu’apparaît une division sociale, au moins théorique, basée
sur les quatre “ varna ” ou “ catégories ” : Brahmane, Kshatriya, Vaishya, et Sudra.
Cet ordre social constitue une organisation souple de la société où les qualités
propres à un ‘varna’ en particulier déterminent les membres de celui-ci. Le métier
pratiqué devient l’attribut principal d’appartenance à un varna. La naissance n’est
alors pas un critère. Ainsi les brahmanes sont seuls à pouvoir connaître les
formules sacrificielles en sanscrit et les textes sanscrits permettant de pratiquer
les sacrifices, les kshatriya sont “ ceux du pouvoir ”, les vaishya sont dans le
commerce et la production agricole et les sudra sont dans le “ service ” (l’artisanat
et le travail manuel). Cet ordre social n’est pas rigide et figé.
En période post-védique, la division assez théorique des varnas forme un
cadre à une division plus réaliste en castes1 et en sous-castes, c’est à dire en jati.
L’expansion démographique, l’isolement géographique des communautés, la
diversification et le caractère héréditaire des métiers sont à la base de ce nouveau
système plus rigide que le précédent. Le système des varna ne sert dorénavant
plus que de cadre où s’insère les jati selon leur degré de ‘pureté’. Le système des
‘jati’ se base de plus en plus sur le métier. La naissance dans une ‘jati’ est
naturellement le critère d’appartenance à celui-ci. S’ajoutent à l’attribut du métier,
d’autres attributs de nourriture, de comportement, d’éducation etc. Les jati s e
trouvent réparties dans le ‘chaturvarna’, le système des quatre varna. Les groupes
1
Le terme ‘caste’ doit son origine aux Portugais. Avant les Portugais, il n’y avait pas de castes
mais de ‘jati’, c’est à dire, des naissances : Par ex. “ Je suis né brahmane ”. Aujourd’hui, le
terme ‘caste’ couvre couramment ‘varna’ et ‘jati’.
commencent à marquer leurs frontières et chaque groupe cherche à s’adapter au
système dans le but d’une ascension hiérarchique.
Les trois varna supérieurs, à savoir les brahmanes, les kshatriyas, et les
vaishyas, sont ceux des “ deux-fois nés ”, (dvija) 2. Les sudra, appartenant au
quatrième varna sont nés pour servir les “ dvija ”. Il n’y a pas de cinquième varna et
en conséquence ceux qui n’appartiennent à aucun des quatre varna sont les
avarnas. Les avarnas sont constitués soit de ceux qui auraient transgressés les
règles de conduite de leur groupe, telles qu’elles sont stipulées dans les lois de
Manou3, soit les indigènes qui ayant leur propre imaginaire religieux, n’ont jamais
accepté le système hindou. Ils deviendront les “ intouchables ”. et constitueront la
classe des dalit. Ainsi si les intouchables sont restés en dehors du système des
varna, ils sont partie intégrante du système de castes.
Le concept d’intouchabilité peut s’expliquer par l’imaginaire collectif sacral
de la société hindoue. Plus on veut se rapprocher de Dieu, plus on doit observer
les règles de sainteté. La pureté spirituelle est associée à une pureté matérielle,
elle-même altérée au contact de personnes de caractère moins sacré. Une
pratique sanctifiée par la religion est constamment répétée par l’hindou qui ne
cherche pas les raisons de celle-ci mais qui agit par peur de transgresser les lois
divines. L’intouchabilité ne serait donc pas le résultat d’une volonté délibérée de
domination des populations concernées mais plutôt celui d’un imaginaire de
pureté religieuse.
2
Ils reçoivent une initiation, considérée comme une deuxième naissance, sorte de sacrement qui
permet d’être intégré à la communauté.
3
Texte normatif (théorique) datant probablement du 1er siècle avant où après J. C.
3.2
Mouvements contemporains de réformes sociales
Au 18e siècle et au début du 19e siècle, les hindous de castes, l’élite
musulmane et les Anglais forment un triangle politique qui ignore les dalits.
L’éducation occidentale fondée sur les valeurs de liberté et d’indépendance,
influence fortement les mentalités et fait alors émerger essentiellement trois
courants de pensée en faveur de l’amélioration de la condition d’intouchable. Il y a
ceux qui souhaitent préserver la société ancienne et la réformer en douceur. Il y a
ensuite ceux qui souhaitent une transformation radicale. Enfin, il y a ceux qui
prônent la conversion à d’autres religions. Un recensement effectué par les
Anglais dans l’Inde britannique au début du 19e siècle montre une augmentation
en nombre des chrétiens, des musulmans et des sikhs et une diminution des
hindous. La publication du rapport fait prendre conscience aux hindous que la
tendance à la conversion doit être arrêtée. Le début du 19e siècle voit la naissance
de mouvements dénonçant le système de castes et celui de l’intouchabilité,
comme le Brahmo Samaj fondé au Bengale par Raja Ram Mohan Roy en 1828 ou
bien le Arya Samaj dans le Nord, fondé par le Swami Dayanand Saraswati en
1875.
Raja Ram Mohan Roy est réformateur et non révolutionnaire. Il se considère
hindou mais n’hésite pas à s’opposer à certaines coutumes sociales ou
religieuses hindoues.
Swami Dayanand publie une série de textes sanscrits sous le nom de
“ Satyartha Prakash ” qui soutiennent le mariage des veuves, le refus de caste liée
à la naissance ou encore le droit des Sudra à l’éducation védique. La réussite la
plus importante du Arya Samaj est celle d’avoir arrêté le mouvement de conversion
de religions. Il redonne une place aux intouchables et se met à reconvertir les
convertis chrétiens et musulmans.
Swami Vivekananda fonde la Ramakrishna Mission en 1896 en mémoire de
son gourou, Ramakrishna Paramhansa. Vivekananda essaie d’apporter à la
religion un but social. Il se déclare socialiste et demande aux sudra de s e
réaffirmer dans la société. Il dénonce à plusieurs reprises avec vigueur l’attitude
des hautes castes qu’il qualifie de moralement mortes. Il dénonce également les
prêtres hindous et déclare que “ la religion hindoue telle que pratiquée à l’époque
ne figure ni dans les Veda, ni dans les Purana ”4.
Cette période voit également la naissance du Prarthana Samaj et du
Brahma Samaj, tous deux refusant le système de castes et l’intouchabilité.
La société indienne s’occidentalise et les mouvements de réformes socioreligieux du 19e siècle sont le résultat de cette occidentalisation. Le gouvernement
anglais cherche à maintenir l’équilibre social tel qu’il l’a trouvé et prétend mettre en
œuvre une politique neutre et de non-interférence à l’égard de la situation sociale
des intouchables. Il accorde tout de même un poids important aux coutumes
socio-religieuses hindoues qui légitiment à l’époque, l’intouchabilité et dans ce
sens néglige les principes d’égalité et de justice qu’il prétend soutenir par ailleurs.
Les croyances brahmaniques sont bien ancrées dans la mentalité hindoue
si bien que toute initiative de réforme de la société a donné lieu à la création d’un
groupe ou d’un mouvement fortement imprégné par l’hindouisme traditionnel. Ces
mouvements qui émergent de l’hindouisme, se sont progressivement estompés
et ont convergé à terme vers le courant dominant de l’hindouisme. Ils ont tous été
d’origine urbaine et ont été fondés soit par des hindous de caste, souvent
brahmanes, soit par des missionnaires indiens ou étrangers. Les dalits n’ont
jamais été à l’origine de ces initiatives. Bien qu’ils aient à leur actif quelques
4
“ Vivekananda – The Apostle of Modernity ”, article dans The Sunday Statesman, le 25 septembre 1888, p 1-5
changements d’attitude envers les dalits, ces mouvements qualifiés de
protestataires ne sont pas parvenus à faire évoluer les dalits eux-mêmes car ils
sont demeurés des organismes extérieurs à cette communauté.
3.3
Les mouvements ‘dalit’
C’est avec Jyotiba Phule, dalit de la caste des ‘mali’5 que voit le jour, en
1848, une école réservée aux non-brahmanes. En 1852 il crée la première école
pour les intouchables à Pune malgré les vives critiques de sa famille et de ses
amis. Avec le Satyashodhak Samaj, Jyotiba Phule s’attaque aux brahmanes et
organise les non-brahmanes à agir. L’éducation devient pour le mouvement, un
moyen d’émancipation.
En 1856, le gouvernement de Bombay doit gérer le cas d’un jeune garçon
de la caste M a h a r6 qui se voit refuser l’inscription dans une
école
gouvernementale. Une information officielle voit le jour en 1858 : “ tandis que le
gouverneur n’impose pas le droit d’entrée des enfants de basses castes dans les
écoles semi-privées dont les coûts sont partagés entre le gouvernement et les
donateurs privés qui ne souhaitent pas voir une telle mesure prise, il se réserve le
droit de refuser la participation financière du gouvernement dans une de ces
écoles si celle-ci n’est pas ouverte à toute personne sans considération de caste
ou d’origine. Par ailleurs, toutes les écoles soutenues exclusivement par le
gouvernement restent ouvertes à toute classe de sujet sans distinction ”7.
Narayan Guru, disciple de Jyotiba Phule,
continue le
combat
essentiellement avec deux moyens, l’éducation moderne et la sanscritisation. Il
5
6
7
Risley, 1891, caste des personnes dont l’occupation était de fournir des fleurs et des guirlandes dans les temples.
Enthoven, 1922, caste des personnes dont l’occupation était de débarrasser les carcasses des animaux..
G.S. Ghurye, “ Caste and Race in India ”, p.275
introduit notamment des écoles et construit des temples. Il simplifie les rituels du
mariage et les rituels funéraires. Narayan Guru mène les izhavas, communauté
d’intouchables, d’abord à abandonner l’intouchabilité par rapport aux groupes
sociaux inférieurs à eux et ensuite à défier les castes supérieures pour l’accès aux
temples. En 30 ans, les izhavas connaissent une ascension sociale.
L’éducation devient ainsi dorénavant un moyen couramment utilisé pour
permettre une ascension sociale des intouchables.
3.4
Recherche d’une citoyenneté
L’Indian National Congress (le Congrès), le premier mouvement politique
indien, est fondé en 1885 à Bombay dans le but d’obtenir l’indépendance. Malgré
les débats initiaux, les militants se refusent à mêler un programme de réforme
sociale au programme politique du parti afin de ne pas diluer l’objectif initial de
l’indépendance. Il devient ainsi en 1895, un mouvement purement politique sans
objectif de réforme sociale.
En 1917, les ‘Depressed Classes’ se réunissent sous la présidence de
Narayan Chandavarkar et décident de proposer au Congrès d’accepter une
résolution sur “ la nécessité de mettre fin à tous les handicaps imposés par la
religion et les coutumes sur les ‘depressed classes’. Ces handicaps sont de
caractère très opprimant et assujettissent ces classes à des inégalités d’accès
aux écoles, aux hôpitaux, à la justice, aux puits publics etc. Ces handicaps
d’origine sociale deviennent des handicaps politiques et dans ce sens, tombent
légitimement dans la mission politique du Congrès ”8. Le Congrès adopte cette
résolution en 1917 en échange du soutien des dalit au projet national du Congrès.
8
B.R. Ambedkar, 1946, “ What Congress and Gandhi have done to the untouchables ” , p 15
Le combat des dalits commence à avoir un effet sur la politique britannique avec
l’arrivée du Dr. Ambedkar, dalit lui-même, sur la scène politique dans les années
20. Le but d’Ambedkar est l’émancipation des dalits du système social hindou.
Les Anglais font le choix de s’allier aux hindous de hautes castes, ainsi qu’à
la classe féodale, afin de renforcer leur position en Inde. La loi britannique permet
à toute catégorie de population d’avoir un libre accès à la justice et rejette
formellement la caste comme critère de jugement devant les juridictions
criminelles, civiles ou commerciales, mais ils poursuivent leur politique de noninterférence dans les affaires socio-religieuses de la société indienne qui est
structurellement inégalitaire. Ainsi les Anglais restent neutres dans les
mouvements sociaux opposant dalits et hindous. Ils renforcent par conséquent ces
derniers, les dalits n’ayant aucun recours. Le système féodal est renforcé et les
intouchables sont éloignés de la vie politique.
L’entrée du Mahatma Gandhi sur la scène politique indienne en 1919
marque un tournant important dans la politique concernant les intouchables en
Inde. Elle transforme notamment la politique du Congrès et sa lutte contre les
Britanniques. Gandhi considère la disparition des
inégalités sociales,
psychologiques et politiques comme une étape nécessaire pour la lutte contre les
Anglais. Il considère nécessaire d’abolir l’intouchabilité mais pas le système de
castes. Au contraire il réaffirme et valorise une société fondée sur le varnashrama9
dans son état pur. Il n’y a pas de bonne société sans la réalisation harmonieuse
du varnashrama. Il souhaite faire renaître cette société traditionaliste qui, d’après
lui, ne connaît pas la notion de supériorité ou d’infériorité liée à la naissance. Il
9
le maintien de l’ordre (dharma) du monde et de la société implique que chacun des trois varnas supérieurs se
conforme aux prescriptions des textes sacrés en ce qui concerne son comportement, sa vocation, ou son mode d’être ,
selon la classe où il est né et l’étape de la vie (ashrama) qu’il a atteinte. Herrenschmidt, Olivier, Inde Contemporaine de
1950 à nos jours, sous la direction de Christophe Jaffrelot, Chapitre 18, p.398.
souhaite que les intouchables soient considérés comme des ‘sudras’ et non pas
‘avarnas’. Il affirme que l’intouchabilité est un péché et que les hindous doivent
s’en débarrasser. Il faut que les harijans puissent jouir de leurs droits d’accès aux
lieux publics, temples, puits etc. de façon égalitaire. Pour Gandhi, seul un
changement d’attitude des hindous peut le réaliser. Il appelle donc les
réformateurs de son époque à agir dans ce sens ; d’une part éduquer l’opinion
publique contre ce mal et d’autre part construire des temples, écoles ou puits
destinés à répondre plus particulièrement aux besoins des harijans mais
accessibles à tous10. Un ‘programme d’amélioration sociale’ est élaboré par le
parti du Congrès sous la direction de Gandhi en 1922. Il propose d’organiser les
harijans pour un meilleur avenir. Il souhaite que leurs conditions psychologiques et
sociales s’améliorent, qu’on les amènent à inscrire leurs enfants dans les écoles
publiques et qu’ils bénéficient des mêmes moyens que le reste de la société11. Le
Comité Central (Working Committee) du Congrès adopte une résolution en mai
1923 affirmant que, bien que la politique du Congrès vis à vis des intouchables ait,
en quelque sorte, amélioré leurs conditions, il reste pourtant beaucoup à faire. Sur
la question de l’intouchabilité, qui concerne particulièrement la communauté
hindoue, il est demandé au All India Hindu Mahasabha, association pour le
soutien de l’hindouisme, d’entreprendre les efforts nécessaires afin d’éliminer ce
mal de la communauté hindoue12. Le Congrès dégage ainsi sa responsabilité
dans l’affaire. La résolution adoptée, le Congrès ne prévoit aucun budget pour les
dites actions. Le Hindu Mahasabha ne se préoccupe pas de la mission qui lui a
été confiée et la question de l’intouchabilité demeure non-résolue.
10
11
12
A.C. Pradhan, “ Emergence of Depressed Classes ”, op. cit. p.48
B. R. Ambedkar, “ What the Congress and Gandhi have done to the untouchables ”, op.cit. p. 20
ibidem, p.21
Le docteur Ambedkar met sérieusement en cause les idées de Gandhi sur
l’élimination de l’intouchabilité. Pour Ambedkar, l’assimilation des dalits au
courant principal hindou est utopique. De 1924 à 1930, le Congrès fait peu
d’avancées sur ce sujet dans sa politique et dans son programme d’action. Bien
au contraire, les intouchables ne sont associés ni au mouvement de noncoopération de 1920, ni à celui de désobéissance civile de 1930 à 1933. Le
Congrès ne reçoit pas l’accord et n’exprime pas les volontés des intouchables qui
pendant ce temps s’organisent politiquement. Ils reçoivent les
comités
britanniques chargés de préparer les réformes constitutionnelles. Ils organisent
des satyagrahas13 tantôt pour demander l’accès aux temples tantôt pour l’accès à
tous les puits. D’après Ambedkar, Gandhi ne soutient pas ces satyagrahas14.
Quant à la question de l’accès aux temples des intouchables, Gandhi se serait
montré opposé à l’idée à l’époque. En tout cas Gandhi déçoit la communauté
intouchable et il n’est pas compris par celle-ci.
Les croisades de Gandhi en faveur des intouchables se reposent sur un
mélange de notions d’égalité venues de l’Ouest et de réformisme hindou15.
Ambedkar ne peut pas concevoir l’intégration des ‘dalit’ au courant hindou qui, luimême, les considère comme une communauté à part. Il est déçu par la politique
britannique et n’a aucune confiance dans le Congrès mené par Gandhi. Il
considère que la situation existante ne permet pas une assimilation des
intouchables dans le système de caste et risque d’être un blocage dans leur lutte
13
terme signifiant littéralement ‘colère attachement (passionné) pour la vérité’ mais popularisé par Gandhi pour
connoter une forme d’expression non-violente pour la cause de la vérité.
14
B.R. Ambedkar, “ What the Congress and Gandhi have done to the untouchables ”. op.cit. p.258
15
M. Glen and S.B. Johnson, ‘Social Mobility among Untouchables’
dans Main Currents in Indian Sociology, Part III, Cohesion and Conflict in Modern India, G.R. Gupta, Vikas, New
Delhi, 1978, p. 65
pour l’égalité. Il décide de demander un électorat séparé pour les dalits, seul
moyen qu’il juge efficace, pour surmonter la domination des hindous. Gandhi
propose un électorat conjoint avec le parti du Congrès en garantissant des sièges
pour les dalits. Pour Gandhi, un électorat séparé finirait par diviser définitivement la
religion hindoue et perpétuer la situation existante.
La demande d’Ambedkar lors des deux premières conférences à la Table
Ronde de Londres aboutit au célèbre “ Communal Award ” selon lequel les
Depressed Classes doivent avoir un nombre de sièges réservés pendant une
durée de 20 ans et que seuls les intouchables peuvent voter pour ces sièges.
L’annonce de cette mesure déclenche la célèbre controverse Ambedkar – Gandhi
qui durera toute leur vie. En août 1932, Gandhi entreprend de sa prison à Pune,
une grève de la faim pour l’annulation du Communal Award. Devant son état de
santé qui s’affaiblit, les hindous se mettent effectivement à changer d’attitude vis à
vis des dalits. Ceux-ci sont admis dans les temples et autres lieux publics. Les
hindous osent manger à coté des dalit, ce qui était un interdit. La grève de la faim
conduit à l’adoption du Pune Pact, une sorte de compromis entre les souhaits des
deux leaders. Selon le Pune Pact, les Depressed Classes auront un électorat
séparé lors des primaires mais devront participer à un électorat conjoint dans les
élections principales et 18% des sièges leur sont réservés tant dans la législature
centrale que dans les législatures provinciales. Ambedkar qualifie l’attitude de
Gandhi de chantage politique et accuse celui-ci d’avoir trahi les communautés de
dalits.
Le 30 septembre 1932 voit l’émergence du All India Anti-Untouchability
League, une institution émanant du Congrès, sous la présidence du Pandit Madan
Mohan Malaviya. Gandhi l’appellera Harijan Sevak Sangh16 en décembre 1932.
Cette institution n’obtient pas la confiance d’Ambedkar ni des dalits qui y voient une
manœuvre destinée à intégrer les dalits au Congrès et à détruire ainsi leur identité.
Dans les faits, les élus des communautés dalits sont soumis aux règles du
parti du Congrès. Ils n’ont pas la liberté d’exprimer leurs demandes et donc la
mission même d’expression à travers les représentants élus, devient impossible
à réaliser. Il apparaît donc nécessaire de créer une organisation représentant les
dalits. La All India Scheduled Caste Federation est née en 1942 à l’initiative
d’Ambedkar. Parmi les demandes figurent la présence d’un membre élu des
communautés SC dans le Cabinet ministériel et la fixation du nombre de sièges
réservés aux SC dans toute instance élue en fonction de leur nombre dans la
circonscription concernée.
Gandhi réagit en disant que dans la mesure du possible il influencerait la
constitution afin que la pratique de l’intouchabilité devienne un délit et que les
intouchables aient une représentation proportionnelle à l’effectif de leur population.
Malgré ses réticences à participer au mouvement de l’indépendance mené par le
Congrès, la All India Scheduled Caste Federation cède finalement, reconnaissant
ainsi que le Congrès est la seule organisation nationale de poids contre le
colonisateur.
En tout état de cause, les apports des mouvements protestataires de
Gandhi et des fédérations de SC contribuent largement à sensibiliser l’opinion
indienne sur la question. Ambedkar devient Ministre de la Justice de l’Inde
indépendante et préside le comité chargé de la rédaction de la constitution
16
association pour le service des harijans.
indienne. Il s’assure de la place et de la sécurité des SC/ST dans la constitution
indienne.
La divergence entre Gandhi et Ambedkar peut être qualifiée de divergence
d’approche pour un objectif commun, celui de l’ascension des dalits dans la
société indienne :
-
Gandhi souhaite un changement par la réconciliation et un
changement d’attitude. Il demande une coopération des harijans dans le combat
politique qui oppose le Congrès à la Grande Bretagne. Il croît à l’hindouisme et
souhaite le conserver. Ambedkar demande la participation rapide des harijans à la
politique. Il n’a pas confiance dans l’hindouisme et la capacité des hindous à
absorber les ‘dalits’.
-
Gandhi souhaite une approche universelle pour l’ascension de toutes
les catégories de population opprimées et souhaite les traiter toutes sur un même
pied d’égalité. Ambedkar veut séparer le combat des SC/ST et de celui des autres
catégories défavorisées. Une approche pluraliste lui paraît évidente.
-
Tandis que Ambedkar croit fermement au pouvoir des instances
représentatives afin de mettre fin aux injustices sociales et économiques, Gandhi
met l’accent sur un changement d’attitude et de compréhension des hindous. Pour
Gandhi, la loi ne réussira pas à effacer l’intouchabilité. Celle-ci ne peut s’effacer
seulement que si les hindous réalisent le tort causé aux dalits et se purifient le
cœur.
-
Enfin, si Gandhi croit à l’hindouisme, il incarne la tolérance. Il est
évident pour lui que la société indienne a besoin d’être redynamisée et qu’il doit
être mis fin aux injustices et aux inégalités. Pour y parvenir, il préconise ‘Swaraj’
d’abord, c’est à dire l’indépendance politique. Ainsi, il intègre le combat contre les
injustices locales au combat politique. Ambedkar insiste sur les mesures
législatives comme moyen important pour le combat des ‘dalits’. Le manque
d’éducation, de pouvoir politique et de self respect (respect de soi) sont pour lui,
les principales sources d’inquiétude. Il est persuadé que la loi et une bonne
structuration de l’institution gouvernementale peuvent servir d’outils efficaces au
changement social. Il préconise une communauté ‘dalit’ politiquement active. Il
insiste sur le besoin de réformes qui seules peuvent améliorer les capacités des
intouchables dans un monde de compétition. L’utilisation des moyens politiques
pour l’émancipation des SC/ST est ainsi préférée par Ambedkar, dont
l’exceptionnelle contribution unique restera longtemps gravée dans l’histoire des
dalit.
Les approches de Gandhi et d’Ambedkar, bien qu’opposées, restent
complémentaires et contribuent toutes deux à donner forme à la politique du
gouvernement de l’indépendance sur la question des dalit.
La question juridique
Le 29 novembre 1948, dix mois après la mort de Gandhi, une loi abolissant
l’intouchabilité est votée. La Constitution indienne adoptée par la suite en 1950
prévoit plusieurs clauses permettant la protection et l’ascension des SC/ST. La loi
sur l’abolition de l’intouchabilité : Untouchability Offence Act (UOA), mérite qu’on s’y
attende.
Au début du 20e siècle le traitement du cas des intouchables passe de la
philanthropie pure à une question d’ordre politique, et ceci devant le constat de la
diminution de la majorité hindoue. La grève de la faim de Gandhi en 1932 pousse
le Congrès à accepter l’idée de l’utilisation de la loi pour mettre fin aux handicaps
sociaux des dalits . L’article 17 de la Constitution, instaurée en 1950, interdit en
effet la pratique de l’intouchabilité sous quelque forme que ce soit. Cet article
garantit la justice sociale et la dignité à tous les intouchables, ce dont ils sont
privés depuis des siècles. Au cours des sept années suivantes, aucune loi
n’existait pour punir les contrevenants à l’article 17. L’Untouchability Offence Act
(UOA) adopté en décembre 1956, vint combler cette lacune. Mais son application
restait limitée : les mises en accusation restaient très marginales en regard du
nombre de délits, voire d’atrocités, commis. Une commission est nommée en
1965 afin d’étudier la question. Le rapport, malgré le désaccord général entre les
membres de la commission sur la cause du phénomène d’intouchabilité et les
moyens nécessaires à son éradication, met en évidence l’ignorance de l’UOA par
la plupart de ceux qui sont sensés le faire respecter et l’absence toute simple
auprès d’eux d’une copie de cet acte. Il constate également un retard évident dans
le traitement des cas d’intouchabilité qui a pour effet l’abandon des poursuites par
la partie civile.
La loi est donc réformée et le “ Protection of Civil Rights Act ” (PCRA) est voté
en septembre 1976. Cette nouvelle loi provoque de nouvelles difficultés et les
débats ne cessent sur la définition des termes utilisés. Il reste néanmoins vrai
selon G.S. Ghurye, que “ les mesures de législation contre l’intouchabilité peuvent
au mieux créer des trous dans ce mur solide dont la démolition requiert un
changement de sentiments des populations ”17.
La mise en œuvre efficace d’une loi dépend forcément de l’attitude de la
police et de la justice. Elle demande des fonctionnaires honnêtes et vigilants. Par
ailleurs le travail concernant les intouchables n’est pas très rentable. Il reste donc
aux SC/ST de se prendre en charge et de réclamer leurs droits. Mais ceci est rendu
particulièrement difficile d’une part à cause de leur manque d’éducation et donc de
sensibilisation, et d’autre part à cause de leur situation de dépendance
économique vis à vis des autres castes. En effet les SC/ST sont, en très grande
17
G.S. Ghurye, Caste and Race in India, op.cit. p. 330
partie, employés par de plus hautes castes dans l’agriculture et craignent en
permanence la perte de leur emploi. Malgré l’existence de lois qui réglementent le
droit à la propriété terrienne, l’excédent de terres par rapport au plafond légal est
rarement saisi pour une redistribution aux SC/ST, comme la loi le prescrit.
Malgré les critiques sur le PCRA, Marc Galanter fait remarquer “ l’effet
symbolique de la mise en place des mesures législatives. En particulier, celles-ci
ont permis de remonter le moral des SC en instaurant un modèle autoritaire de
comportement public exigé par la loi, légitimant ainsi leurs aspirations à la liberté.
De façon plus générale, une telle législation annonce un changement d’ère dans
les relations entre castes. Elle propose un modèle alternatif de comportement
social fondé sur des valeurs différentes ”18.
La question de l’éducation
L’éducation est restée pendant très longtemps le monopole des
brahmanes. Ils ont été les seuls à y avoir droit. L’éducation des kshatriya et des
vaishya était déterminée par les brahmanes selon leurs besoins. Mais les sudra et
les femmes des quatre varna n’avaient pas accès à l’éducation.
Les bouddhistes étaient les premiers à ouvrir les portes de leurs écoles à
tous sans distinction de caste ou race. Les ‘vihara’, monastères bouddhistes
devinrent ainsi des centres d’éducation où venaient des gens de différentes
parties du sous-continent indien. Les Moghols n’introduisirent pas de système
d’éducation publique si ce n’est pour l’apprentissage du Coran. Ce sont les
missionnaires chrétiens qui banalisèrent l’école et l’ouvrirent à tous, y compris aux
intouchables. Certains de ceux-ci se convertirent et d’autres prirent conscience de
18
Marc Galanter, Untouchability and the Law, op. cit. pp. 154-155
l’injustice qui leur était faite. Ce sont ces derniers qui constitueraient les premiers
éléments du leadership intouchable. De même, des hindous de caste prirent
conscience de la situation de leurs concitoyens.
La question administrative
Les SC représentent d’après le dernier recensement de 1991, 16 % de la
population indienne. Ils sont 150 millions subdivisés en milliers de jati19,
dispersés en Inde. Chaque caste constitue un groupe endogame. Il est donc
difficile de créer une force unie. La catégorisation administrative de ‘Scheduled
Castes’ est loin de suffire à les unir.
Par souci d’efficacité administrative, les Anglais introduisirent un système
de quotas dans les emplois publics et à chaque minorité religieuse ou sociale
était accordée un nombre de places proportionnel à sa population. Les dalits n’ont
pas de quotas en raison de leur illétrisme. Grâce au combat mené par Ambedkar,
leur demande de citoyenneté fut entendue et des quotas institués. Ils ne sont pas
entièrement remplis par les dalits mais cette possibilité a permis à un grand
nombre d’entre eux d’obtenir un emploi au sein du service public et de participer
ainsi à la construction de la nation.
Ils occupent aujourd’hui 78 des 542 sièges du ‘Lok Sabha’, la Chambre
Basse. Ces sièges leur sont réservés. Ce système de quotas n’existe pas au
‘R a j y a S a b h a ’, la Chambre haute, mais ils y sont représentés par des
personnalités nommés. Sur les 3997 sièges dans les parlements des différents
Etats de l’Union Indienne, 540 leur sont réservés. Dans l’administration 15 % des
19
En réalité dans un village, il y a environ une dizaine de jati. Mais selon les régions, les
mêmes jati portent les noms différents et n’ont pas rigoureusement la même fonction, ce qui
explique le grand nombre d’appellations pour un nombre de fonctions limité.
postes, toutes catégories confondues, sont réservés aux SC/ST. 15 % des places
leur sont réservées parmi les postes à pourvoir par promotion interne, sauf pour
les plus hauts postes. Des places sont également prévues dans les municipalités
et d’autres institutions publiques, notamment dans l’enseignement supérieur.
Mais en pratique, elles sont faiblement pourvues par les SC/ST en raison de la
pression exercée par les hautes castes.
Comme nous l’avons dit plus haut, la loi est nécessaire mais elle n’est en
aucun cas suffisante. Un texte de l’UNESCO précise à cet égard :
Une tradition sur laquelle se repose un préjugé ne peut se maintenir que par
sa transmission aux enfants. Si la transmission des préjugés dans la maison se voit
contredit par les valeurs dispensés par l’école et par l’église alors que l’esprit de
l’enfant est encore ouvert, les préjugés ne peuvent survivre. De plus si le public est
conduit à considérer que la manifestation de préjugés est honteuse, les parents ne
les manifesteront pas devant leurs enfants.
Le gouvernement de l’Inde indépendante ne s’est pas donné les moyens
d’éducation sociale nécessaires à l’élimination des discriminations envers les
dalits qui subsistent encore 50 ans après l’indépendance.
En dehors des quotas de sièges dans les instances élues, dans les
administrations et dans les institutions publiques d’enseignement supérieur, l’Etat
a mis en place des programmes permettant le développement économique de
ces communautés qui atteignent sans doute une partie de la population
concernée. Mais est-ce suffisant pour supprimer la notion même d’intouchabilité,
si tel est l’objectif ? Les dalits restent marginalisés dans la société indienne
malgré le combat des réformistes et leur propre recherche de citoyenneté. Ils ne
sont pas citoyens au sens où ils subissent, pour la plupart une situation, et une
politique sans aucun moyen d’y remédier. A la limite, ils se résignent à leur état et
attendent passivement de la part des autres une amélioration de leurs conditions
de vie.
3.5
Marginalisation des dalits : une interprétation sociologique
Il existe deux grandes orientations sociologiques20 en Inde en ce qui
concerne la question des SC : la première propose une explication culturelle et la
deuxième se penche sur les relations de pouvoir en société.
La théorie culturelle :
Elle repose essentiellement sur l’existence d’un système de valeurs et sur
les relations structurelles entre les SC et la communauté dominante. Moffatt (1979)
distingue trois modèles et les nomme ‘images hors-castes’,
‘modèles de
diversité’ et ‘modèles d’unité’.
Selon le modèle des ‘images hors-castes’, les SC n’ont pas une culture qui
leur soit propre, c’est à dire qu’ils sont soit sans culture soit libre de toute culture.
Certaines descriptions des SC projettent l’image de communautés sans culture et
possédant plus de qualités négatives, telles que la ‘paresse’ ou bien la ‘saleté’,
que de qualités positives. D’autres considèrent que les SC se sont effectivement
libérés du poids de la culture dominante et sont dans ce sens libre de toute
culture. (Gough 1956 ; Mencher 1974 ; Berreman 1971).
La théorie du ‘modèle de diversité’ considère les SC comme ayant leurs
propres systèmes de culture. Ces systèmes, décrits comme de ‘petites traditions’
pré-aryennes, sont distincts de la culture brahmanique. La société dans ce modèle
20
Jose Kananaikil, Marginalisation of the scheduled castes : a sociological interpretation dans Scheduled Castes
and the struggle against inequality, Indian Social Institute, 1978
n’est pas analysée sur le plan de la hiérarchie et les SC ne se trouvent donc pas
forcément en bas de l’échelle. Ce sont les relations de pouvoir qui ont déterminé
leur situation actuelle. Cette théorie n’a pas rencontré un écho significatif.
La théorie du ‘modèle
d’unité’ se base sur un consensus culturel
fondamental entre les SC et le reste de la société hindoue. Ce modèle stipule que
malgré
les
dissensions
entre
les
différents
groupes,
ceux-ci sont
complémentaires et acceptent le système de valeurs hiérarchiques comme une
valeur de base de la société. Même les SC en bas de l’échelle participent
volontairement à leur propre oppression.
La préoccupation principale de cette approche culturelle réside dans les
aspects structurels et fonctionnels. Elle ignore, ou tout au moins minimise,
l’importance des relations de pouvoir en société et la façon dont celles-ci
transforment le processus social. Elle ne regarde pas comment, dans les sociétés
complexes, les ‘déterminants objectifs’ d’existence sociale peuvent se transformer
en ‘déterminants subjectifs’ et ‘intérêts subjectifs’ pour une action sociale21. Le
modèle culturel semble présumer que chaque société a un système central de
valeurs auquel ses membres participent à divers degrés. Les diversités dans la
société sont interprétées comme des variations du système central. Or si cela est
vrai pour les sociétés anciennes, la plupart des nations modernes et nouvelles
sont composées de groupes ethniques, sociaux et idéologiques divers cimentés
par une autorité centrale. La diversité culturelle est un fait dans la société indienne
moderne et la dynamique de relations entre les différents groupes ne peut être
négligée.
21
ibidem
La théorie de relations de pouvoir
Cette théorie a tendance à réduire toute relation dans une société à une
relation économique et donc de lutte de classes. Mais Jose Kananaikil de l’Indian
Social Institute, ne veut pas se limiter à cette définition dans le contexte indien. Les
premiers leaders de l’Inde indépendante croyaient à la capacité de
l’industrialisation à transformer la structure de castes en une structure de classes.
Jawaharlal Nehru, le premier Premier Ministre de l’Inde était persuadé du pouvoir
d’intégration de la société indienne par sa modernisation. Cela ne s’est pas
produit et aujourd’hui peu nombreux sont ceux qui croient que l’intégration puisse
se réaliser par ce moyen.
Le groupe dominant joue un rôle important dans la construction de la nation
et il a souvent tendance à définir le système de valeurs, la politique et les
ambitions de la nation en fonction de lui-même. Une distinction doit être faite entre
la nation et les groupes socio-culturels qui la constituent. De même qu’une nation
ne peut être identifiée avec son groupe dominant, l’intégration nationale ne peut
être conçue en termes d’assujettissement des minorités aux valeurs du groupe
dominant. L’intégration nationale doit être considérée dans la perspective d’une
nation constituée d’unités interdépendantes, et de valeurs et d’ambitions
différentes. Par ailleurs, la formation d’une nation est un processus auquel les
groupes existants participent chacun à leur manière et dans lequel l’identité
nationale et les ambitions nationales sont sans cesse reformulées et réaffirmées.
De la participation d’un groupe donné au processus de construction de la nation
dépend le pouvoir qu’il peut y exercer. Les relations de pouvoir dans une société
se définissent comme les interactions entre individus et groupes qui constituent la
nation, qui contrôlent à différents degrés les ressources de la nation, qui
possèdent des systèmes de valeurs plus ou moins interdépendants et
compatibles et qui fonctionnent dans le cadre de la nation comme individus ou
comme des para-communautés22. C’est dans cette perspective que la situation
des SC est examinée par Kananaikil. Il choisit de traiter les SC comme un groupe
singulier malgré leur diversité de langue et de culture. Ceci à cause de leur
situation unique actuelle d’oppression, leur situation d’intouchables au cours de
l’histoire et leur identité légale actuelle leur
donnant des
garanties
constitutionnelles.
Il y a deux pôles dans une relation de pouvoir : le centre et le périphérie.
Dans le sens politique (Heeger, 1947), il s’agit respectivement du pôle qui contrôle
les ressources et le processus de la construction de la nation, et du pôle qui est
privé de sa participation légitime dans ce processus. Kananaikil place les SC dans
la périphérie.
Kananaikil constate qu’à l’origine même de ce système social23, se trouvent
une interaction culturelle et des relations de pouvoir qui ont déterminé une
hiérarchie, un centre et une périphérie. Si l’émergence des groupes périphériques
est le résultat des inégalités de pouvoir, l’inverse c’est à dire le mouvement de ces
groupes de la périphérie vers le centre dépendrait de comment et quand les
nouvelles sources de pouvoir leur sont rendues disponibles. Cela peut se produire
soit par l’émergence de ressources internes aux SC, soit par des facteurs
externes. Dans le chapitre concernant la recherche de citoyenneté, nous avons vu
plusieurs facteurs externes favorables, tels l’arrivée des Britanniques et la création
22
Jose Kananaikil, Marginalisation of the scheduled castes : a sociological interpretation dans Scheduled Castes
and the struggle against inequality, Indian Social Institute, 1978 : Lorsqu’un groupe réussit à se séparer du cadre de
la nation, il doit être considéré comme une nation à part.
23
L’origine des intouchables remonterait à l’invasion du sous-continent par les Aryens. Les
tribus indigènes vaincues par les envahisseurs sont les ‘dasa’ (servants, esclaves) et tout
contact avec les invaincus est proscrit. avec le temps, ces distinctions se transforment en une
hiérarchie et des considérations rituelles de pureté et d’impureté sont introduites
de nouveaux emplois liés à l’administration coloniale, l’arrivée des missionnaires
chrétiens, les mouvements de réformes hindous, l’implication de Gandhi,
l’émergence de leaders comme Ambedkar, la discrimination positive à leur égard
dans la Constitution indienne. Tout cela a permis la mobilité des SC vers le centre
mais pas suffisamment car l’intouchabilité demeure une réalité, surtout en Inde
rurale. De nombreuses critiques sont formulées à l’encontre de la politique de
discrimination positive, mais Kananaikil fait remarquer que l’acceptation de ce
principe dans la Constitution implique la reconnaissance du fait que, dans une
société pluraliste, des droits égaux ne garantissent pas des chances égales. De
plus, l’adoption de lois ne suffit pas à provoquer le changement social. C’est leur
mise en œuvre qui peut y parvenir. Or la mise en œuvre est dans les mains de la
communauté dominante. Le principe de relation de pouvoir dans une société veut
qu’une politique de discrimination positive, en faveur de groupes périphériques ne
peut atteindre son but efficace, si ceux-ci ne sont pas en position d’exiger sa mise
en œuvre.
La légitimation religieuse d’un ordre socio-culturel24, la diversité importante
des groupes25, leur dispersion géographique, l’origine rurale26 et l’extrême
pauvreté due à une dépendance économique incontournable par la communauté
dominante, tels peuvent être les facteurs selon Kananaikil, qui expliquent comment
les relations de pouvoir et la polarisation du pouvoir entre les différents groupes
contribuent à la marginalisation des SC. Cependant les SC n’abandonnent pas
24
Cet ordre est imposé par ceux qui sont en haut de l’échelle et qui détiennent le pouvoir et subi par ceux qui se
trouvent en bas et restent marginalisés
25
Les SC ne constituent pas un groupe homogène. Les spécificités culturelles, professionnelles ou régionales sont
jalousement conservés par les différents groupes de SC et donnent naissance à des conflits entre eux
26
Les SC constituent 16 % de la population indienne et sont dispersés géographiquement, vivant plus
particulièrement en régions rurales. Il n’y a aucune région où ils sont majoritaires.
leur combat, et donc pourrait-il y avoir une remise en cause de la relation centrepériphérie dans les années qui viennent ? Les SC, réussiront-ils leur recherche de
citoyenneté pour devenir partenaires dans la construction de la nation ? Ou bien
les groupes dominants parviendront-ils à maintenir leur position grâce à leur
habilité politique?
La théorie de la séparation des domaines du travail et des connaissances
Une troisième explication de la marginalisation des dalits réside dans le
processus historique de la séparation du domaine du savoir de celui du travail.
Les anciennes théories sur l’éducation se basaient sur l’hypothèse que l’acte de
travailler dilue la qualité de la réflexion et l’acte de penser émascule le travail
manuel. Ces théories étaient soutenues par la classe au pouvoir afin d’assurer
leur monopole sur le contrôle des moyens et des connaissances de production.
Cette tradition de séparer le domaine du travail manuel de celui de la
connaissance et de celui du pouvoir, a exclut les travailleurs (manuels) de
l’éducation formelle d’une part et du pouvoir d’autre part car le pouvoir ne pouvait
être confié à un ‘illétré’. L’éducation serait devenue l’instrument même de
l’inégalisation dans la société.
CHAPITRE 4
Perspective historique de l’éducation moderne en Inde
La Constitution indienne, adoptée en 1950, énonce le principe de
l'éducation gratuite et obligatoire pour tous jusqu'à l'âge de 14 ans, un objectif à
atteindre en 10 ans, c'est-à-dire en 1960. Quarante-neuf ans plus tard, le pays est
encore loin d'avoir atteint cet objectif : le taux d'alphabétisation est aujourd'hui de
52%. Ce chiffre atteint à peine 20 % pour les SC. Les statistiques montrent la
progression de la proportion globale de ceux qui ont accès à l’éducation mais
aussi l’inertie des SC dans ce domaine.
Dans ce chapitre, je souhaite développer la perspective historique du projet
éducatif sous l’angle de l’imaginaire plutôt que des statistiques. Dans le cas qui
nous concerne, il me semble que la dite ‘inertie’ des SC réside dans la
confrontation entre l’imaginaire d’une nation nouvellement fondée et l’imaginaire
d’une société traditionnelle. Les grandes étapes de l’histoire de l’éducation
moderne en Inde se divisent essentiellement en trois parties : l’éducation
coloniale ; l’émergence d’une vision indienne ; la modernisation de cette vision.
4.1
L’introduction de l’éducation moderne (l’éducation coloniale)
A l’arrivée des Britanniques en Inde, il existe un système d’éducation
indigène. Celui-ci est constitué aussi bien d’institutions élémentaires que
supérieures. La plupart des villages ont leur propre école. En 1835, William Adam,
un missionnaire, estime que le Bihar et le Bengale comptaient 100 000 écoles, ce
qui signifiait une école pour 400 personnes.27 Des enquêtes menées au début du
XIXe siècle indiquaient qu'à Madras, le ratio de la présence à l’école des garçons
par rapport à la population masculine totale est de 1 pour 34. Pour le Bengale, le
même ratio était de 1 pour 36 et pour Bombay, de 1 pour 62. Le taux
d’alphabétisation était de 6,1% dans l’état du Bengale. Ce taux peut être
généralisé pour l’Inde28, si on ne tient pas compte des importantes disparités
régionales.
Le contenu de l’enseignement des écoles élémentaires se limite à la
lecture, à l’écriture, au calcul et à la comptabilité. Il n’y a qu’un seul enseignant par
école avec des méthodes pédagogiques propres à l’époque. Les horaires d’école
sont irréguliers ; il y a de nombreux jours de congé. La plupart des écoles n’ont
pas de bâtiments et elles se passent parfois dans les maisons des enseignants,
parfois dans les maisons des familles qui engagent les enseignants ou encore
dans les temples ou les mosquées29. Ces organismes d’enseignement sont à
vocation religieuse et dispensent un apprentissage en sanscrit ou en arabe.
Ce sont les missionnaires chrétiens et les sociétés privées qui introduisent
au XVIIIe siècle un autre système d‘éducation que l’on peut qualifier d’éducation
moderne. Cette initiative reçoit dans un premier temps, le soutien de la
Compagnie Orientale des Indes, représentant du gouvernement britannique en
Inde. Mais la victoire de Plassey en 1757 fait prendre conscience à la Compagnie
de l’importance d’une neutralité religieuse et elle décide de mettre fin à son
soutien à toute mission comportant des actions de prosélytisme. Cette décision
27
28
29
A.N. Basu, ed. Adam’s Reports. Calcutta University, 1941. pp. 6-7.
K.G. Saiyidain, et al. Compulsory Education in India, Paris, UNESCO 1952. Pp. 12 - 13
S.N. Mukherji, History of Education in India, (Modern Period). Baroda, Acharya Book Depot, 1961. Pp 44 - 45
provoque une vive réaction en Angleterre et la mission chrétienne demande
l’intervention du parlement britannique. Charles Grant, employé de la Compagnie
et membre du Parlement par la suite, publie un document en 1792, intitulé, “ Les
Observations sur l’état de la société concernant les sujets asiatiques de la Grande
Bretagne, particulièrement à l’égard de la morale ; et sur les moyens de son
amélioration ”30. Il observe que la société indienne se trouve dans un état
déplorable et que le seul moyen de l’en faire sortir passe par l’introduction de
l’anglais et du christianisme. Les Observations de Grant constituent le premier
document important dans l’histoire de l’éducation moderne en Inde car il réussit à
convaincre le Parlement britannique de l’urgence d’accepter la responsabilité
d’éduquer le peuple indien. Je cite un extrait de ce document “ Les hindous errent
car ils sont ignorants ; et leurs erreurs ne leur ont jamais été expliquées. La
communication de notre lumière et de notre savoir serait la meilleure solution à
leur désordre.. Il y a deux moyens de faire cette communication : dans les langues
des pays concernés ou bien dans notre langue. L’emploi de l’anglais apparaît
supérieur en dernière analyse. Sur cette base nous proposons que la
communication de notre savoir se fasse par le biais de notre langue….. Avec notre
langue, une bonne part de notre littérature utile sera communiquée… Les hindous
verraient notre grande utilisation de la raison dans tous les domaines ; ils
apprendront alors également à raisonner. Les opinions des masses seront
rectifiées ; et surtout ils prendront conscience d’un meilleur système de valeurs et
de morale”.
Quelques orientalistes au sein de la Compagnie, amateurs de la littérature
orientale et inquiets de la décadence de l’éducation hindoue et arabe,
30
A. Biswas, S.P. Agarwal, Development of Education in India, P. 4
provoquèrent un débat entre orientalistes et occidentalistes. Les missionnaires
obtinrent finalement gain de cause. Ils furent autorisés à mener leurs activités
éducatives et de prosélytisme dans les territoires de la Compagnie. La
Compagnie eut obligation de contribuer par une partie de ses recettes “ à la
renaissance et l’amélioration de la littérature et à l’encouragement des savants
indiens ainsi qu’à l’introduction et à la promotion d’un savoir scientifique parmi les
habitants des territoires indiens31”.
Un acte passé à cet effet, en 1813 reste très vague dans ses termes et met
en lumière, entre autres, l’absence de précision concernant la langue
d’enseignement et l’hésitation entre la volonté d’éduquer les masses et celle de
limiter l’éducation à une élite qui pourrait ensuite la transmettre aux masses. Les
modalités d’application restèrent entre les mains des Anglais. Serait-ce l’origine
des inégalités dans l’éducation en Inde moderne ? La faiblesse des moyens
engagés dut limiter l'accès de l’éducation à une élite.
Devant un accroissement de l’investissement de la Compagnie dans la
littérature sanscrite et arabe, Raja Ram Mohan Roy, réformateur social (voir p.18),
plaida en faveur d’une éducation occidentale, notamment pour l’acquisition des
connaissances scientifiques, et contre l’éducation védique. Les populations ellesmêmes réalisèrent que cette éducation moderne ouvrait des possibilités élargies
en matière d’accès à l’emploi. Cette prise de conscience constitue le début d’une
demande indienne pour l’éducation occidentale. Les recommandations de
Macaulay en 1835, validées intégralement par Lord William Bentick, Gouverneur
Général de la Compagnie, mirent fin au conflit qui opposait l’éducation orientale et
l’enseignement anglais. C’est ce dernier qui fut renforcé sous la forme d’une
31
ibidem, p. 8
nouvelle politique éducative afin de créer des employés indiens compétents qui
coûteraient moins chers que les expatriés britanniques. La controverse sur la
question éducative dura néansmoins, jusqu’en 1853, année qui vit un
renouvellement de la charte de la Compagnie et, par la même occasion,
l’élaboration d’une politique détaillée pour la reconstruction de l’éducation.
1853 : Vers une éducation des masses
La politique détaillée dans un document rédigé par Charles Wood et appelé
couramment le Woods Despatch, définit clairement les termes d’une éducation
généralisée, c’est à dire d’une éducation de masse. Wood considère l’éducation
du peuple indien comme un des devoirs sacrés de la Grande Bretagne. D’une
part, elle permettra de relever le caractère moral des leurs employés indiens de la
Compagnie, un préalable important pour garantir le bien-être du peuple indien
sous surveillance et, d’autre part, elle favorisera les intérêts commerciaux de
l’Angleterre. Le document fixait l’objectif d’une diffusion des connaissances
européennes en matière d’art, de science, de philosophie et de littérature. Il
reconnaissait la nécessité de combiner l’anglais et la langue locale afin d’atteindre
le plus grand nombre. L’anglais était essentiel pour l’acquisition de ce savoir donc pour les enseignants – mais il pouvait être transmis aux populations dans
les langues locales. Wood considère la création d’universités comme une
nécessité pour répondre au besoin manifesté par les étudiants indiens déjà
formés par l’enseignement secondaire en anglais. Il demande qu’une attention
particulière soit portée aux moyens à mettre en œuvre afin qu’un savoir pratique
soit accessible à toutes les catégories de population. Il affirme que l’accès à
l’éducation ne peut se faire sans un appui gouvernemental. Il doit y avoir une école
gouvernementale dans chaque district du pays. L’éducation des femmes est
encouragée. La qualité de l’enseignement est également exigée. L’éducation dans
ces écoles doit rester obligatoirement laïque. Mais les bibliothèques scolaires
peuvent disposer d’une Bible et les enseignants peuvent répondre à toute
question concernant le christianisme en dehors des heures de classe.
Devant
l’ampleur de la tâche, il fit appel aux donateurs indiens privés. Enfin, il souhaita
apporter un appui particulier aux classes moyennes et aux pauvres en demandant
aux classes aisées de se payer leurs études. Le ‘Wood Despatch’ deviendra
historiquement très important car c’est la première fois que l’accès au savoir est
généralisé et qu’il est théoriquement à la portée de tous.
1882 : La création de l’Indian Education Commission (IEC) (Commission indienne
pour l’éducation)
L’étape importante suivante dans l’histoire de l’évolution de l’éducation
moderne en Inde est la création d’une ‘Indian
Education
Commission’
(Commission indienne pour l’Education) en 1882. Elle a pour mission d’évaluer la
mise en œuvre des recommandations de Wood de 1853 et de porter une attention
particulière à l’éducation primaire. La Commission recommande que l’éducation
primaire soit renforcée mais
propose également une diversification de
l’enseignement secondaire, de façon à permettre à ceux qui le souhaitent, de
continuer leurs études à l’université et à d’autres, de suivre un enseignement
pratique de niveau secondaire. La Commission réitère la nécessité de l’éducation
des femmes et de la neutralité religieuse. Ces recommandations furent suivies
par une rapide expansion de l’enseignement secondaire.
1902 : La création de l’Indian Universities Commission (Commission des
Universités Indiennes)
De plus en plus d’étudiants espéraient accéder à l’éducation universitaire,
seul passeport vers un emploi. Il y avait cinq universités à l’époque : Calcutta
(1857), Bombay (1857), Madras (1857), Panjab (1882) et Allahabad (1887). Ces
universités ne étaient pas prêtes à accueillir le nombre croissant des étudiants.
L’université de Calcutta par exemple, accueillait 27000 étudiants. Ces cinq
universités étaient avant tout affiliées aux universités anglaises. Malgré
l’autorisation donnée aux universités du Panjab et d’Allahabad d’enseigner, le
travail important entraîné par la fonction d’affiliation les empêchèrent de devenir de
vrais lieux d’enseignement. Il a été décidé, à la création de l’Indian Education
Commission que celle-ci n’interviendrait pas dans le domaine de l’enseignement
universitaire. Lord Curzon, gouverneur britannique, dans son programme
d’éducation, accorda une très grande priorité à une réforme de l’éducation
universitaire. Il nomma en 1902, une Commission des Universités Indiennes
chargée de faire des propositions pour l’amélioration du fonctionnement et
l’élévation du niveau de l’enseignement universitaire.
Une nouvelle résolution du gouvernement britannique sur la politique
éducative en Inde vit le jour en 1904 sans grand changement sur le fond. Elle
réitèra l’importance de l’éducation primaire, l’implication de l’Etat dans
l’enseignement secondaire, même si celle-ci n’était pas entièrement financée par
le gouvernement et enfin la nécessité d’une neutralité religieuse dans toute
structure publique d’éducation.
L’imaginaire du projet éducatif colonial
L’introduction de l’éducation moderne par les Britanniques avait pour but de
sortir les hindous de leur ignorance, de leur montrer l’utilisation de la raison dans
tous les domaines, de transmettre un meilleur système de valeurs et de morale et
enfin de mettre fin à un désordre qui régnait dans la société hindoue32. Pour ce
faire, ils préconisaient la communication de la ‘lumière’ et du savoir venus de
l’occident. L’objectif était donc avant tout de faire prévaloir le rationnel sur
l’irrationnel que représentait pour eux, l’hindouisme. Dans un débat qui opposait
l’éducation orientale à l’éducation occidentale, c’est ce dernier qui l’emporta et le
colonisateur investit dans une éducation moderne du peuple colonisé. On passait
ainsi d’un enseignement traditionnel (lecture, écriture, calcul et religion) à un
enseignement moderne (lecture, écriture, art, sciences, philosophie, littérature et
laïcité). Le lieu de savoir qui était sacré dans la tradition s’est transformé en lieu
laïc. On n’y trouve aucune réponse aux questions d’ordre spirituel de l’homme, s i
ce n’est à travers la Bible à disposition dans les bibliothèques scolaires. Cet
imaginaire défendait les valeurs universelles et laissait l’homme seul face à s a
dimension spirituelle irrationnelle. Rien n’était prévu à l’égard d’une éducation de
masse. Cette éducation, serait-elle donc élitiste et aurait-elle permis de détourner
l’intérêt de ceux qui accédaient déjà à l’enseignement traditionnel vers
l’enseignement moderne ? Presque un demi-siècle plus tard, l’imaginaire du
colonisateur se modifia. Il considéra l’éducation de son peuple comme un devoir
sacré. L’éducation devait permettre d’élever le caractère moral des employés
indiens, tout en favorisant les intérêts commerciaux de l’Angleterre33. Dans ce but,
le colonisateur introduisit une éducation de masse. Il est évident qu’il se trouva
très vite confronté à un problème de financement et donc, en pratique, l’éducation
ne put se généraliser. Il n’y eut pas suffisamment d’écoles primaires et les
32
Charles Grant, Observations on the state of society among asiatic subjects of Great Britain, particularly with
respect to morals ; and on the means of improving it. , 1792 ; Educational Records, Part I, 1781 – 1839, Sharp,
National Archives of India, p.81
33
Charles Wood, Wood Education Despatch, 1854, Educational Records, Part II, 1840 – 1859, Richey, National
Archives of India, paragraphes 3 – 4.
moyens limités durent être partagés entre l’éducation élémentaire pour les
masses et l’éducation secondaire pour l’élite. De même, à la fin du 19e siècle, le
gouvernement dut investir dans le cycle universitaire. Ce sont ces élites qui
occuperont les emplois proposés par l’administration britannique et feront avancer
les intérêts commerciaux de l’Angleterre. Le décalage ainsi créé persista et
s’accentua jusqu’à nos jours.
4.2
L’émergence d’une vision nationale sur l’éducation
De 1905 à 1921, on assiste, à une intensification du mouvement
indépendantiste et à l’émergence d’une pensée indienne en matière de politique
nationale d’éducation. En 1906, lors de la réunion du Congrès à Calcutta fut lancé
un appel aux populations afin qu’elles s’intéressent à la question de l’éducation et
à l’organisation d’une éducation littéraire, scientifique et technique qui réponde aux
besoins du pays : une éducation sur une ligne nationale, sous contrôle national et
pour la réalisation d’un destin national. Cette déclaration constitue la première
étape vers la construction d’une pensée indienne sur cette question.
Tandis que la pensée anglaise penchait pour une réforme qualitative avec
un contrôle britannique renforcé, les Indiens, notamment Gopal Krishna Gokhale,
réformateur social, insistaient sur la nécessité d’une avancée quantitative. En
1910, Gokhale présenta une résolution devant l’Imperial Legislative Council
demandant d’accepter le principe d’une éducation primaire obligatoire et gratuite,
seul moyen de diffuser une éducation de base aux masses. Cette diffusion n’était
possible qu’avec l’appui du gouvernement. Malgré l’enthousiasme et la ferveur que
fit naître cette résolution dans le camp indien, elle fut refusée par le gouvernement
britannique par manque de moyens. Celui-ci promit d’étendre son appui à
l’éducation élémentaire dans la mesure du possible et passa une résolution en
1913. La politique britannique de 1913 repose sur trois principes : rendre
l’éducation primaire et secondaire plus pratique et plus utile ; mettre en place des
structures d’enseignement supérieur en Inde pour que les étudiants indiens ne
soient pas obligés d’accomplir leurs études supérieures à l’étranger ; améliorer la
qualité des institutions existantes au lieu de les multiplier. La guerre de 1914
retarda la mise en œuvre de cette politique.
Je voudrais souligner ici l’émergence d’un sentiment national en matière de
politique éducative. Ce sentiment national, reflété surtout par les leaders nationaux
de l’époque, tendait à construire une éducation indienne, accessible à tous,
capable d’inculquer l’amour du pays et de ses traditions, à développer les langues
indiennes modernes pour mettre fin à la domination de l’anglais comme langue
d’enseignement, à développer un enseignement technique destiné au
développement économique du pays et à mettre fin à la tentative d’imposer les
valeurs britanniques en Inde. Ces orientations marquent la volonté de construire
une éducation nationale fondée sur de nouvelles valeurs et donc sur un nouvel
imaginaire d’une Nation qui va naître quelques décennies plus tard. Cette
‘éducation nationale’ cherche à s’appuyer sur les écoles introduites par le
gouvernement anglais et par les missionnaires et non pas sur les institutions
éducatives traditionnelles qui étaient fondées sur un imaginaire social et religieux.
Le mouvement pour l’indépendance s’intensifie. Le Congrès, réuni à
Nagpur en 1920, lança un appel aux populations pour qu’elles retirent leurs
enfants des écoles britanniques et pour que soient créées des écoles et des
universités nationales. Cet appel marqua la deuxième étape vers la construction
d’une éducation nationale. L’idée mûrit et plusieurs écoles nationales naquirent.
Dans ce contexte, il est important de faire référence à un ouvrage de Lala Lajpat
Rai34, intitulé ‘Le Problème d’une Education Nationale en Inde’, publié en 1920.
Lajpat Rai cite Annie Besant sur la question du contenu de cette éducation, “ Une
éducation nationale ne doit pas être séparée des foyers de la nation. Les idéaux,
les intérêts, les principes, les émotions des uns doivent concernés les autres. Car la
nation est construite avec des familles et l’opposition actuelle entre la maison et
l’école doit cesser …… L’éducation nationale doit répondre au tempérament
national à chaque moment et doit développer un sentiment national. Il ne s’agit pas
de devenir une nation plus grande ou moins grande que la Grande Bretagne mais
d’évoluer vers une Inde plus forte…….. Loin de toute excuse pour l’Inde, avec des
explications désapprobatrices de ses coutumes et de ses traditions, l’Inde est ellemême et n’a aucun besoin de se justifier.” Ce discours d’Annie Besant contribua à
accentuer le sentiment national. L’ouvrage de Lajpat Rai plaidait pour une
éducation nouvelle avec une composante ‘patriotique’. Il remettait en valeur
l’histoire de la civilisation indienne, de ses acquis en religion, philosophie, droit,
sociologie, sciences et arts ; il souhaitait s’appuyer sur ces acquis pour améliorer
les connaissances ; il mettait en garde contre une attitude de vanité et une
prétention de perfection dans les institutions et les idées indiennes ; il souhaitait
effacer les causes et détruire les influences qui avaient contribué à créer une
atmosphère de pessimisme dans laquelle le pays s’était enfoncé juste avant la
naissance du mouvement nationaliste ; il demandait à ne pas nier les
connaissances et le savoir occidentaux car la vérité n’a pas de frontières ; il
estimait important que chaque indien connût au moins une langue européenne
afin d’accéder à ces connaissances. Le patriotisme devrait avoir une place très
34
avocat et leader du mouvement indépendantiste.
importante dans une éducation nationale et tourner principalement autour des trois
points suivants : l’amour de l’Inde ; l’amour de la Nation ; les relations avec l'Etat :
-
L’amour de l’Inde signifie l’admiration pour les personnages de
l’histoire du pays, pour les acquis du pays, pour les langues, les traditions, les
lois, les coutumes et pour tout ce qui donne au pays son caractère propre.
-
L’amour de la Nation, se veut porteur d’un enseignement de tolérance
et d’amour envers tous les concitoyens sans distinction de couleur, de race, de
caste ou de métier.
-
Enfin, un enseignement des relations avec l’Etat permettrait enfin de
garantir le bon fonctionnement d’un gouvernement indépendant au sein de
l’Empire.
Ce sont ces idées, véhiculées par les Indiens d’esprit ouvert et éduqués à
l’occidentale, qui constitueront les bases de la nouvelle institution éducative qui
émergera dés cette époque et qui prendra pleinement forme après l’indépendance
en 1947. Selon ces idées, l’Inde doit suivre le train du développement industriel
européen, ne plus rester à la traîne par rapport au développement mondial,
prendre en compte son passé et marcher vers un avenir plus radieux. Elle doit
comprendre le monde pour avancer avec lui et ne plus être dominée. Pour ce faire
ils ne peuvent s’appuyer sur l’institution traditionnelle qui n’a ni les mêmes soucis
ni les mêmes valeurs. Le nouveau système éducatif doit tenir compte de l’existant
indien, notamment la diversité des religions et des institutions éducatives qui leur
sont propres. Il doit réunir les anciens états autour d’un projet commun. Tel est
l’imaginaire de l’avenir du pays en voie de naître. Son système éducatif doit former
tous les citoyens à réaliser cet imaginaire. Il doit créer un nouveau rapport au
savoir auprès de la population. Pour ce faire, il doit d’abord former les éducateurs.
Or ces éducateurs, souvent des hindous de hautes castes, ont essayé de
conserver leurs privilèges en conservant l’imaginaire social traditionnel tout en
acceptant le changement de l’imaginaire lié au nouveau savoir. Ou bien dans un
imaginaire social traditionnel qui limitait l’accès au savoir aux populations
hindoues de hautes castes, les intouchables se sont-ils exclus automatiquement
de ce projet?
En 1919, les Indiens obtiennent le contrôle du département pour l’éducation
mais les ministres indiens n’ont pas les moyens requis pour entreprendre la
réorganisation et l’expansion souhaitées. Une évaluation menée par le
gouvernement britannique en 1928 révèle toutefois une augmentation importante
du taux d’inscription dans les écoles primaires. Ce constat est le signe évident
d’un intérêt croissant pour l’éducation. Les femmes et les musulmans
commencent également à s’inscrire. Je cite un extrait du rapport d’évaluation :
“ Des efforts sont faits pour améliorer les conditions des ‘depressed classes’ et
celles-ci commencent à répondre à ces efforts et à faire valoir leurs droits à
l’éducation ”. L’évaluation met également en évidence l’énorme gaspillage qui
prévaut dans le système, notamment dans la section primaire qui, du point de vue
des évaluateurs, doit assurer au moins l’alphabétisation et la capacité à exercer un
vote intelligent. Une grande proportion de ceux qui s’inscrivent, abandonnent leur
scolarité avant d’atteindre le niveau 4, estimé être le minimum requis pour être
qualifié d’alphabétisé.
Le premier projet éducatif de la Nation indienne en 1937
Le premier Congrès sur l’Education Nationale a lieu en 1937 à Wardha,
alors que les gouvernements provinciaux se trouvent face à un dilemme, celui du
manque de moyens pour répondre, dans les meilleurs délais, à la demande
pressante en faveur de l’introduction d’une éducation gratuite et obligatoire. Gandhi
lançait alors son concept d’éducation de base, le Naï talim. Ce concept, qui
préconise l’éducation par le biais d’un travail utile et productif afin de rendre l’école
autonome financièrement, fut très vite l’objet de débats et donne lieu à la réunion
de Wardha qui présenta les quatre résolutions suivantes :
1. L’éducation primaire de sept ans doit être rendue gratuite et
obligatoire et ceci dans toute la nation.
2. La langue maternelle doit être utilisée comme langue
d’enseignement.
3. La conférence accepte la proposition de Gandhi et, de fait, le
processus d’éducation sur la période de sept ans doit être centré sur un
travail manuel productif. Les capacités à développer chez l’enfant doivent
guider le type d’artisanat retenu qui
dépendra également de
l’environnement dans lequel vit l’enfant.
4. La Conférence espère que le système ainsi mis en place
permettra la prise en charge progressive de la rémunération des
enseignants.
Le Docteur Zakir Hussain35 est nommé à la tête d’un Comité chargé de
rédiger le cursus des sept ans. Le Naï talim de Gandhi avait l’ambition de
transformer l’imaginaire social existant à l’époque dans la société indienne et doit
être perçu sous l’angle du contexte social évoqué dans le chapitre précédent. Il
considérait que,
-
sur le plan social, l’introduction d’un travail pratique et productif dans
l’éducation primaire devait conduire tous les enfants de la nation à participer et, en
conséquence, réussirait à anéantir les préjugés contre le travail manuel ou le
travail intellectuel de la part des uns et des autres. Elle induirait un vrai sens de la
35
spécialiste de l’éducation et Président de l’Inde dans les années 60.
dignité du travail et de la solidarité humaine. Elle conduira à une transformation
sociale.
-
sur le plan psychologique, le travail pratique et productif devrait libérer
l’enfant de l’ennui d’un apprentissage purement scolaire et faciliter son
épanouissement en proposant un lien entre le corps et l’esprit. L’enfant doit
développer la capacité d’apprendre à utiliser ses mains et son intelligence dans
un but constructif et pratique, ce qui le conduira, au delà de l’alphabétisation, à un
développement de toute sa personnalité.
-
sur le plan économique, une telle éducation devait augmenter la
capacité productive des futurs travailleurs.
-
enfin sur le plan purement pédagogique, l’utilisation de l’artisanat
comme base de transmission du savoir rendrait celui-ci plus concret. Ainsi le
savoir serait directement lié à la vie et il se serait créé une continuité entre la phase
d’apprentissage et celle de la vie professionnelle.
Dans une journée de 5 heures et demie, il était conseillé de consacrer un
maximum de 3 heures 20 à l’artisanat choisi par l’école. Les artisanats suivants
étaient proposés : tissage et filage ; menuiserie ; agriculture ; jardinage ; traitement
du cuir ou tout autre artisanat localement pertinent. Dans tous les cas toute école
devait transmettre un minimum de savoir pratique en matière de filage, de tissage
et d’agriculture. Ainsi le premier projet éducatif national, fondé sur des concepts
gandhiens, prend forme.
Le premier projet éducatif de l’Inde Indépendante (1947)
Entre 1940 et 1946, on observe un ralentissement dans l’avancement de ce
projet en raison de problèmes politiques intenses, de l’absence de ministères
populaires, et de menaces de guerre du gouvernement. Il y a néanmoins des
efforts dans certains cercles officiels et officieux pour préparer des plans de
reconstruction de l’éducation en général et pour le développement d’un système
éducatif national en particulier. Le gouvernement de l’Union et les gouvernements
des Etats sont appelés à préparer des plans de développement pour la période
d’après-guerre. Le Central Advisory Board of Education (CABE) établi en 1920,
mais mis en sommeil jusqu’à 1935, examine à partir de cette date tous les
aspects liés à l’éducation en Inde. En 1944, il soumet un rapport intitulé ‘Post War
Educational Development in India’ (‘développement de l’éducation en Inde dans la
période d’après-guerre’). Ce rapport est le dernier document d’importance dans le
domaine qui nous concerne avant l’indépendance. L’objectif de ce plan est
d’atteindre en Inde en 40 ans, le niveau d’éducation déjà atteint en Angleterre.
Il conclut que le projet précédemment mis en œuvre sous les auspices de
Gandhi, avait pour objet de faire face au poids financier d’une éducation nationale.
Gandhi a imaginé un apprentissage de l’artisanat, partie intégrante de l’éducation
de base, poussé à un niveau tel que la vente de la production des écoles, prenne
en charge tout ou partie du coût du fonctionnement des écoles, et résolve ainsi le
problème financier posé par l’éducation universelle. Le CABE reconnaît la valeur
pédagogique du projet de Gandhi, qu’il incorpore dans son propre plan, mais il
émet des doutes sérieux sur sa dimension d’autofinancement dont il redoute
qu’elle se réalise au détriment de l’efficacité éducative. Il conclut donc que l’Inde
doit marcher sur les traces des autres nations et payer pour son système
d’éducation pour que celui-ci soit efficace.
Je développe ici, les autres conclusions du CABE, afin d’illustrer les
préoccupations majeures du projet d’éducation qui se construit :
€ l’éducation de base (primaire et primaire-supérieure) doit être
universelle, gratuite et obligatoire pour tous les garçons et filles âgés de 6 à 14 ans.
Devant la difficulté pratique du recrutement des enseignants requis, cette tâche
semble difficile à accomplir en moins de 40 ans.
€ il est important de créer des structures pré-scolaires, également
gratuites, l’objectif étant de permettre aux enfants d’accéder à une expérience
sociale.
€ l’éducation secondaire doit être de 6 six ans. ….. l’entrée au niveau
secondaire doit être sélective. …. Il doit exister deux types d’écoles secondaires :
scolaire et technique. Ces deux types d’écoles doivent fournir une éducation de
qualité permettant à l’élève d’accéder à un emploi
€ Les deux années du lycée qui faisaient partie de l’université doivent
se répartir entre l’école secondaire et l’université (l’école secondaire se voit rajouter
une année). La durée minimale d’une licence à l’université doit être de trois ans.
€ Pour répondre aux besoins de l’industrie et du commerce en
période d’après-guerre et à ceux des élèves qui s’orientent vers un enseignement
technique ou pratique, il est recommandé de développer un système
d’enseignement technique.
€ L’alphabétisation des adultes est impérative mais il est aussi
important de prévoir une éducation pour les adultes alphabétisés au sens large du
terme.
€ Dans la mesure du possible les enfants handicapés ne doivent pas
être séparés des enfants non-handicapés. Des structures spécialisées doivent
accueillir les enfants ayant des handicaps importants.
€ Les activités récréatives et sociales doivent être partie intégrante du
cursus scolaire. Il est également important de s’intéresser aux jeunes de 14 à 20
ans qui ne sont plus à l’école.
€ Enfin, l’administration de l’école primaire et secondaire doit être
principalement confiée aux Etats mais la coordination de l’éducation universitaire et
l’éducation technique supérieure doit être assurée au niveau national.
Le rapport est vivement critiqué car étant jugé trop cher et basé sur des
idées trop britanniques. Il restera tout de même un des fondements du projet
éducatif de l’Inde indépendante. Ce rapport et le plan qui a suivi, sont inspirés
surtout par un souci d’égalité des chances, par ex. l’éducation pour tous les
garçons et filles… ; l’alphabétisation des adultes et l’éducation des adultes
alphabétisés… ; des structures spécialisées pour les enfants handicapés… ; Il est
néanmoins intéressant de noter que le rapport ne fait pas mention des SC/ST.
Aurait-on négligé le poids d’une structure sociale, vieille de plusieurs siècles, dans
la réalisation d’une Nation ? A-t-on imaginé qu’une approche rationnelle pouvait, à
elle seul, résoudre les problèmes liés à l’irrationnel ? A-t-on pensé que le
modernisme, qui avait peut-être fait ses preuves ailleurs, ne pouvait que réussir en
Inde ?
Le rapport met déjà en avant le souhait de lancer le pays dans la
compétition mondiale et de former les ressources humaines du pays selon cet
imaginaire par ex. l’entrée au niveau secondaire doit être sélective .. ; il doit exister
deux types d’écoles secondaire, scolaire et technique… ; pour répondre aux
besoins de l’industrie et du commerce en période d’après-guerre… ;
Enfin, il souhaite organiser la structure efficacement et tracer les axes
stratégiques nationaux, par ex. l’éducation secondaire doit être de 6 ans… ; les
deux années du lycée faisant partie de la structure universitaire doivent se répartir
entre l’école secondaire et l’université… ; l’administration de l’école primaire et
secondaire est confiée aux Etats mais la coordination des structures d’éducation
supérieure serait assurée au niveau national ;
On peut dire, au vu de ces conclusions que l’imaginaire de ce fondement
posé par le CABE semble avoir une préoccupation de transformation sociale
moindre que ce que visait le Naï talim de Gandhi. Le CABE souhaite accorder
autant de priorité à l’enseignement supérieur car celui-ci permettra au pays de s e
préparer à la compétition mondiale. Les ressources déjà limitées doivent s e
partager entre la construction de l’avenir du pays et une transformation sociale
permettant d’accéder à une véritable démocratie. Nous reviendrons sur
l’imaginaire de Gandhi dans un chapitre ultérieur.
L’Inde sort de sa période de colonisation. Le combat pour l’indépendance
était long. Pendant les cinquante dernières années de la période de colonisation
le combat était plus intense que jamais et avait pris un caractère indien : la
désobéissance civile, le satyagraha, la non-violence. Les idées et les convictions
nées à cette période vont constituer le fondement de l’imaginaire de l’avenir de la
nouvelle Nation, celle d’un peuple indien, laïc et tolérant, celle d’un pays autonome
en marche vers l’industrialisation, tourné vers le modernisme. En effet la
réalisation de cet imaginaire est très complexe et les fondateurs de l’Inde moderne
sont amenés à fixer les priorités. Dans le chapitre suivant, je souhaite mettre en
évidence les priorités fixées en matière d’éducation à travers les grandes étapes
de l’histoire de l’éducation élémentaire indienne.
4.3
La modernisation du pays : l’adaptation du Projet éducatif aux ambitions
de la Nation
Le Projet d’Education de base, proposé en 1937 par Gandhi, s’inscrit dans
l’histoire de l’éducation primaire comme la première tentative indienne de
répondre à l’éducation des masses.
L’étape importante suivante est le rapport du CABE en 1944, intitulé PostWar Educational Development in India, déjà évoqué dans le chapitre précédent. Le
CABE deviendra instance consultative en éducation, la plus importante du
gouvernement indien.
A la création de la Nation en 1947, le Post-War Educational Development in
India est repris comme document de base. La période de 40 ans, proposée pour
atteindre une éducation pour tous, est considérée comme étant trop longue et un
comité est institué afin d’étudier diverses façons de la réduire et de trouver les
moyens nécessaires à l’accomplissement de la tâche. Ce Comité recommande
l’introduction dans un délai de 10 ans d’une éducation de base universelle et
obligatoire pour les enfants âgés de 6 à 11 ans et dans un délai de 16 ans pour
les enfants âgés de 6 à 14 ans. Les recommandations sont acceptées et de ce fait
le principe de l’éducation de base est admis comme programme national. Des
malentendus et des préjugés persistent quant au concept de l’éducation de base.
Les interprétations sont diverses, ce qui amène le CABE à clarifier et à définir un
concept national.
La définition du Concept National d’Education de base
L’éducation de base est un système unique qui permet de développer le
meilleur chez un enfant – socialement, intellectuellement et psychologiquement –
et d’en faire un bon citoyen. Le nouveau concept ne s’oppose pas radicalement
pas à celui proposé par le docteur Zakir Hussain en 1937. Une durée de huit ans
d’éducation obligatoire et l’utilisation de la langue maternelle comme langue
d’enseignement ne font plus débat. Pour le reste, je cite :
·
L’éducation de base conçue et expliquée par le Mahatma
Gandhi, est essentiellement une éducation pour la vie mais aussi à
travers la vie. …. C’est pourquoi un travail, socialement utile, créatif et
productif et auquel participent tous les enfants, sans distinction de caste,
de race ou de classe, est placé au centre de l’éducation de base.
·
L’enseignement d’un artisanat de base est donc essentiel à ce
stade … il est également compris que la vente d’objets fabriqués pourrait
contribuer aux coûts de fonctionnement de l’école ou bien pourrait être
utilisé pour payer le repas ou l’uniforme…..
·
L’objectif fondamental d’une telle éducation est en effet le
développement de la personnalité globale de l’enfant, ce qui inclut
également l’efficacité productive de l’individu. Les articles fabriqués
doivent être de qualité au niveau de ce qu’un enfant peut produire,
socialement utile et en mesure d’être mis en vente. … L’aspect productif
ne doit pas être relégué ….. mais il ne doit jamais précéder l’aspect
éducationnel.
·
En ce qui concerne le choix de l’artisanat, une approche
libérale doit être adoptée de façon à permettre une utilisation d’artisanat
pertinente du point de vue du contenu intellectuel et à laisser la place
nécessaire à un développement des connaissances et à une efficacité
pratique. L’artisanat doit faire partie de l’environnement naturel et social
de l’école et doit posséder un maximum de possibilités éducationnelles.
·
Comme dans tout bon projet d’éducation, le savoir doit être lié à
l’activité, l’expérience pratique et l’observation. Afin de s’en assurer, le
cursus doit être intelligemment lié à l’artisanat, à l’environnement naturel,
et à l’environnement social……. S’il existe certains aspects du cursus qui
ne peuvent y être liés, une ‘association mécanique’ doit être évitée mais
ceux-ci peuvent être enseignés selon les méthodes adoptées dans une
bonne école.
·
L’accent mis sur l’artisanat et le travail productif ne réduit pas
l’importance des livres. La valeur d’un livre, comme source d’un savoir
systématisé supplémentaire et d’un simple plaisir, est reconnue.
L’existence d’une bibliothèque dans une école d’éducation de base n’est
donc pas sans importance.
·
Le projet envisage une intégration des écoles dans la
communauté de façon à rendre cette éducation et les enfants plus social
et plus coopératifs.
·
L’éducation de base ne s’adresse plus seulement au monde
rural. Son introduction s’impose aussi en zone urbaine où elle trouve un
champ d’application tout aussi pertinent. D’autre part elle ne doit plus être
considérée comme une éducation au rabais proposée dans les seuls
villages36.
Un Comité d’évaluation – Assessment Committee on Basic Education
(ACBE) – est créé pour juger de l’atteinte des objectifs et de l’efficacité des moyens
mis en œuvre. A partir de 1955, l’ACBE propose périodiquement des mesures de
contrôle et d’amélioration de l’efficacité du système, des mesures de financement,
et il fait des recommandations sur la formation des maîtres ou sur la
reconnaissance de l’éducation de base tant au niveau secondaire qu’au niveau
universitaire. L’éducation de base est d’abord mise en œuvre dans un nombre
limité de sites. L’ACBE propose qu’elle devienne universelle : toutes les écoles
élémentaires devraient la dispenser à la fois en vue d’une plus grande efficacité de
l’éducation primaire et dans la perspective de la construction d’une nation
socialiste.
En 1956, le gouvernement indien accepte cette dernière recommandation et
entreprend un programme national pour la transformation des
écoles
élémentaires en écoles de base. Toutefois, lors d’un séminaire national, il a été
affirmé qu’un système éducatif ne peut être strictement uniforme sauf à vouloir
étouffer toute initiative individuelle. Un Programme Minimum est conçu pour
36
A. Biswas, S.P. Agarwal, Development of Education in India, Pp. 406-408
favoriser la mise en œuvre de mesures fondamentales dans toutes les écoles
dans un laps de temps défini. Je cite ci-après quelques uns des principes
importantes figurant dans ce programme37.
Il s’agit d’introduire dans toutes les écoles :
des activités qui conduisent à une vie saine ;
·
des activités qui permettent une formation à la citoyenneté et la vie en
société ;
·
des activités qui mènent à une meilleure connaissance de
l’environnement ;
·
des activités culturelles et d’environnement ;
·
des activités de service social qui lient l’école, la maison et la
communauté ; et
·
des activités liées à un travail artisanal.
Pour que cette réforme soit effective, il convient d’organiser des formations et de
produire des guides pédagogiques à l’attention des enseignants, des inspecteurs et
des directeurs d’écoles ;
L’échéance fixée est 1960 – 61 ;
Les ressources disponibles pour l’éducation dans le budget de développement
communautaire doivent être utilisés. Les contributions privées locales représentent
une source potentielle importante pour l’équipement des écoles. Celles-ci doivent
être sollicitées afin de compléter les fonds disponibles ;
Le suivi de ce Programme Minimum ainsi que son évaluation périodique doit être
assuré, par des instances constituées par les Etats.
37
ibidem, P. 409
C’est sur cet imaginaire que le système éducatif fonctionnera pendant la
première décennie des plans quinquennaux, c’est à dire à partir de 1951. Les deux
idées forces qui guident la politique et les programmes d’éducation élémentaire
pendant cette période sont l’éducation de base et l’éducation universelle et
obligatoire pour tous les enfants jusqu’à 14 ans au plus tard en 1960. La stratégie
la plus importante, visualisée et déployée pour l'universalisation de l'éducation
primaire dans les années 50, visait à augmenter le nombre d'écoles primaires et à
inscrire le plus grand nombre d'enfants dans ces écoles. L'expansion de l'école
primaire a été très rapide puisque l'on est passé de 209 000 écoles et de 0,54
million d'enseignants dans le primaire en 1950-51, à 548 000 écoles et 1,6 million
d'enseignants en 1988-89. Le taux d'alphabétisation en Inde passe de 16% à 52%
pendant la même période38.
Parmi les facteurs de non-scolarisation se trouvent notamment ceux
résultant de l’accroissement de la démographie, de la pauvreté, de la résistance
traditionnelle à l’éducation des filles, de l’inertie des SC et ST et de l’apathie des
parents. Je ne souhaite pas présenter les différentes analyses sur les chiffres
présentés mais rester plutôt dans le cadre imaginaire de ce projet national.
En marche vers l’industrialisation : une nouvelle politique éducative en 1968
En 1964, le gouvernement indien décide de revoir son programme
d’éducation et nomme à cet effet, une Commission d’Education sous la direction
de Professeur D.S. Kothari. Le rapport de la Commission Kothari publié en 1966
redéfinit l’éducation et les objectifs nationaux. L’Inde veut se moderniser, de
38
R. Govinda, N.V. Varghese, Quality of Primary schooling in India, A case study of Madhya Pradesh, IIEP research
and studies programme, UNESCO 1993, p.2
s’industrialiser et doit adapter son appareil éducatif en conséquence. L’appareil en
vigueur est estimé avoir été conçu pour répondre aux besoins de l’administration
impériale et inséré dans le carcan d’une société féodale et traditionnelle. Cet
appareil se doit de changer radicalement afin de faire face aux besoins d’un pays
démocratique et socialiste en voie de modernisation. Cette révolution proposée
dans l’éducation se traduit de la manière suivante :
·
Transformation interne de façon à lier l’éducation à la vie, aux besoins et aux
aspirations du pays ;
·
Amélioration qualitative de façon à atteindre un niveau conforme aux
exigences de la modernisation, voire dans certains secteurs, un niveau
international.
·
Expansion du dispositif éducatif en fonction des besoins en ressources
humaines avec un accent mis sur l’égalité des chances d’accès à l’éducation.
L’éducation doit être liée à la vie, aux besoins et aux aspirations du pays.
Elle doit devenir un instrument de transformation sociale, économique et culturelle
pour la réalisation des ambitions nationales. Pour cela elle doit :
·
Etre liée à la production telle que spécifiée dans les plans quinquennaux ;
·
Renforcer l’intégration sociale et l’intégration nationale ; consolider la
démocratie comme forme de gouvernement et aider le pays à l’adopter comme
façon de vivre ;
·
Accélérer le processus de modernisation
·
S’efforcer de cultiver un caractère intégrant des valeurs sociales, morales et
spirituelles.
L’éducation est donc liée à la production nationale par le biais de la science
qui doit devenir partie intégrante de l’éducation à l’école. Tel est le cas également
de l’expérience pratique, évoquée par la Commission Kothari. Une expérience
pratique est définie comme la participation à un travail productif à l’école, à la
maison, dans un atelier, un champ, une entreprise ou toute autre situation
productive. L’expérience pratique remplace donc l’éducation de base de Gandhi.
Je cite,
“ Le concept de l’expérience pratique est essentiellement similaire (à
l’éducation de base). Il s’agit d’une redéfinition de la pensée éducationnelle de
Gandhi en termes d’une société lancée sur la voie de l’industrialisation39 ”.
L’éducation de base doit être réorientée afin de répondre aux besoins d’une
société désireuse d’une transformation par la science et la technologie. Cela
marquera le caractère du nouvel ordre social du pays et la fin de l’idéologie de
Gandhi. L’Inde penche clairement en faveur d’une société qui se veut moderne et
industrialisée.
L’imaginaire du concept Gandhien de l’éducation de base : En quoi le nouvel
imaginaire s’oppose-t-il à celui de Gandhi ?
Gandhi souhaitait que l’éducation devienne un instrument de changement
du système social. Pour ceci il faut que l’éducation concerne davantage la vie que
le métier. Pour Gandhi, il fallait que l’éducation se rapporte à la dimension sociale
et au coût social de la formation et de l’emploi. L’éducation doit créer des valeurs
et un sens de devoir. Il faut que chacun puisse devenir ‘self-reliant’ (responsable et
capable de compter sur lui seul) et soutienne ceux qui ne peuvent travailler pour
des raisons de handicap ou de vieillesse. En cela, l’éducation est forcément liée à
un métier. Pour Gandhi, préparer les hommes et les femmes à faire face à la vie,
telle était la vocation de l’éducation.
39
Rapport de la Commission Kothari intitulé, Education and National Development, publié par le Ministère de
l’Education, Gouvernement de l’Inde, 1966.
L’éducation est un processus social et un mécanisme d’héritage et de
transmission de la sagesse accumulée par les individus et les sociétés. Cette
sagesse est composée de savoir, d’attitudes et des connaissances pratiques qui
ont permis à des individus ou bien à des sociétés de survivre des situations
problématiques. L’éducation a permis de transmettre cette sagesse et ces
connaissances à travers les âges. Ce processus de transmission peut s’étaler
sur toute la vie mais par nécessité sociale, il est organisé sur un temps limité et
avec des programmes bien définis. Selon les sociétés et les cultures, la
transmission se fait par les symboles, les écrits, la voie orale, visuelle ou bien
manuelle.
L’action manuelle
pour
la
survie, était
le
premier
instrument
d’apprentissage. Celui qui a agi, a appris à répéter l’action dans une situation
semblable. Il est devenu plus sage et il transmet son savoir à un autre. Il est ainsi
devenu un enseignant. Progressivement, celui qui a reçu la connaissance par voie
orale sans passer par l’action, devient à son tour l’enseignant. D’une praxis, la
survie devient une théorie digne d’être transmise aux autres. Avec l’arrivée de
l’alphabétisation et le passage de la tradition orale à une tradition écrite, ceux qui
savaient lire et écrire sont devenus des enseignants supérieurs à ceux qui
transmettaient le savoir par voie orale. De la même manière, celui qui est capable
de réfléchir, est capable de rendre ses écrits plus imagés. Il est donc un pas
devant celui qui transmet les écrits tels quels.
Dans cette évolution de la position de l’enseignant, partant de celui qui
transmet le savoir par l’action, en passant par celui qui théorise sur la base de
l’action dont il témoigne, à celui qui réussit à articuler ce savoir par la lecture et
l’écrit et enfin pour terminer avec le philosophe qui utilise le moyen de réflexion, le
contenu même de l’éducation est éloigné de la conscience de l’élève. La structure
cache la fondation de la connaissance en question et l’élève ne s’en préoccupe
pas. L’élève sortant d’un tel système n’a autre compétence que l’utilisation de
mots appris pour sa survie.
L’exploitation et l’aliénation sont à la base du processus du système
éducatif en vigueur. Elles sont donc forcément à la base du système social.
L’enseignant, le technicien ou bien le philosophe montent l’échelle sociale en
observant le travailleur de base, c’est à dire celui qui est engagé dans l’action.
Celui-ci se trouve en bas de l’échelle et n’a aucun pouvoir.
L’éducation de base n’est donc qu’une pédagogie sociale par le biais de
l’école. En la proposant, Gandhi souhaitait lutter contre l’aliénation et l’exploitation
du travailleur manuel et contre cette violence subtile qui n’est d’ailleurs pas perçu
comme une violence même par l’exploité et qui au contraire se perpétue grâce à
lui. Dans l’imaginaire de Gandhi, avec un travail manuel, productif et lié à la survie
au centre même du processus éducatif, la société devrait pouvoir se débarrasser
de ce mépris à l’égard des castes situées en bas de l’échelle social ou des dalits.
Une telle école devait anéantir toute notion de supériorité ou d’infériorité liée à un
métier exercé par un individu et à l’appartenance à une caste ou classe sociale. Le
travail doit en effet être central à un système éducatif mais moins pour former à un
métier que pour favoriser la survie dans une structure sociale.
Or avec l’acceptation des recommandations de la Commission Kothari,
l’Inde exprime son désir de faire un pas en avant sur le plan de son économie.
L’éducation est conçue principalement comme un investissement dans le
développement des ressources humaines dont a besoin le pays pour répondre à
ses ambitions de modernisation et d’industrialisation. L’éducation est un
passeport vers un emploi. Il est donc peut-être évident qu’elle investisse plus sur
une élite capable de répondre à ces besoins et moins sur les masses. En 1960, le
pays consacrait 2,3 % de ses revenus à l’éducation et seulement 35% de ce
budget était consacré à l’éducation élémentaire40.
Malgré l’accroissement quantitatif important de l’institution éducative, cité
précédemment, l'objectif de l'universalisation de l'éducation est loin d'être atteint et
50% des enfants ne terminent pas le cycle primaire41. Après quelques années de
l’effort quantitatif, il a été établi que l'existence d'écoles, même en nombre
suffisant, ne saurait garantir à elle seule une éducation pour tous. Les échecs et
les abandons scolaires interdisaient, en effet, à une proportion importante
d'enfants d'atteindre un niveau satisfaisant d'acquisition de connaissances. La
Commission Kothari, a proposé des alternatives à l'école formelle pour que des
réponses soient apportées aux lacunes du système éducatif existant, et a suggéré
que des programmes massifs d'alphabétisation soient mis en oeuvre en faveur
des jeunes et des adultes. La stratégie principale mise en application sur la base
de ces recommandations a consisté à introduire des mesures dites incitatives afin
d'attirer les enfants à l'école et de leur permettre d'y mener une scolarité complète.
Ainsi, par exemple, le constat selon lequel les redoublements répétitifs étaient
cause d'abandons massifs a donné naissance à la politique du "no detention"
(non-redoublement) de promotion automatique jusqu'à la fin du cycle primaire pour
autant qu'un minimum de présence en classe était assuré42.
40
R.Govinda, N.V. Varghese, Quality of primary schooling in India, A case study of Madhya Pradesh, IIEP research
and studies programme, UNESCO 1993, p.2
41
42
ibidem, p.2
ibidem, p.3
La National Policy on Education, 1986 (NEP 86).
Les évaluations successives de la politique éducative et ses stratégies de
mise en œuvre n'ont pas tenu compte pendant longtemps des spécificités
géographiques et sociologiques. Ce n'est qu'en 1978 qu'une telle étude, menée
par chacun des Etats de l'Union, a permis d'affiner la connaissance sur les freins
propres à chaque région ou à chaque catégorie de population. A la suite de cette
étude, les stratégies et les plans d'actions pour l'universalisation de l'éducation
élémentaire ont été redéfinis et les ressources nécessaires à leur mise en œuvre,
ont été évaluées. Ces travaux ont mis en évidence les disparités entre Etats mais
plus encore l'insuffisance de l'approche adoptée jusqu'alors, c’est à dire celle
d'augmenter le nombre d'écoles primaires pour arriver à une universalisation de
l'éducation. Un programme d'éducation non formelle financé par l'Union dans 9
états dits "educationally backward" (en retard pour l’éducation) a été lancé en
faveur des enfants de 9 à 14 ans qui, soit avaient abandonné l'école, soit n'y
avaient jamais été inscrits. Un programme d'alphabétisation a été également
entrepris à grande échelle. Ces stratégies ont été formalisées par la suite dans la
"National Policy on Education" de 1986.
La NEP 86, remise à jour en 1992, constitue la dernière étape importante
jusqu’à nos jours dans la politique éducative du pays. Il est reconnu que la mise
en place de la politique de 1968 a permis à plus de 90% des habitations rurales
de posséder une école élémentaire dans un rayon d’un kilomètre. Elle a
également permis l’instauration d’une structure institutionnelle commune pour
l’ensemble du pays et d’un projet scolaire commun pour les filles et les garçons,
l’introduction des sciences et des mathématiques comme matières obligatoires,
l’obtention d’une place importante pour l’expérience pratique et, enfin, l’apport
d’une réponse aux besoins du pays en termes de ressources humaines. Mais il
est admis que cette politique ne s’est pas traduite en stratégie de mise en œuvre,
accompagnée d’une prise de responsabilités et d’un soutien financier et
organisationnel, ce qui a donné lieu à d’importants problèmes d’accès, de qualité,
d’utilité et de ressources.
La NEP 86 définit un cadre pour le développement de l'éducation jusqu'à la
fin du siècle, établit un plan d'action et attribue les responsabilités d'organisation,
de mise en œuvre et de financement des actions. Avec cette nouvelle politique,
l'accent n'est plus seulement mis sur l'inscription à l'école, mais sur l'inscription
accompagnée de la rétention et du succès scolaires. Elle exige de nouvelles
méthodes pédagogiques afin d’attirer l’enfant. Ces méthodes actives, le principe
de la non-redoublement en cycle primaire et d’une évaluation continue dans la
mesure du possible, l’exclusion de toute punition corporelle, et l’adaptation des
horaires et des vacances aux besoins de l’enfant, sont autant de mesures pour
retenir l’intérêt de l’enfant à la vie scolaire.
Elle réitère le principe d’une école pour tous, sans distinction de caste,
d’ethnie, de sexe ou de la situation géographique. Il y est également constaté
qu'avec la seule école formelle, des millions de filles et d'enfants travailleurs
resteront exclus du système scolaire. Il faut donc une nouvelle forme de système
éducatif, tenant compte des particularités de ces catégories d'enfants. La NEP 86
suggère ainsi qu'un nouveau programme d'éducation non formelle, comparable au
système formel, soit élaboré et intégré dans la nouvelle stratégie indienne pour
une éducation de base pour tous.
Il est proposé d’intégrer l’idée d’une égalité inhérente dans le cursus même
pour mettre fin aux préjugés transmis par l’environnement social, notamment ceux
liés à l’inégalité qui résulte de la naissance, c’est à dire de la jati. Une importance
particulière est accordée à l’égalité des chances et un certain nombre de mesures
sont annoncés en faveur des catégories défavorisées comme les femmes, les SC,
les ST, les minorités, les handicapés et les adultes analphabètes. Pour les dalits,
se trouvent certaines mesures dites incitatives :
-
une prime d’encouragement pour les familles dont les enfants vont à
l’école jusqu’à l’âge de 14 ans ;
-
des bourses d’études secondaires pour les enfants de certains SC ;
-
si besoin, des cours de rattrapage pour ces enfants ;
-
le recrutement d’enseignants SC ;
-
des places dans les internats du district (pour les études
secondaires) ;
-
la localisation dans un village, des bâtiments scolaires ou des
centres de formation d’adultes, de façon à faciliter la participation des
SC.
L’éducation de base des SC/ST est enfin traitée comme un cas spécifique.
L’imaginaire social lié aux castes, est reconnu officiellement.
La NEP 86 reconnaît que l'Education pour Tous dans un pays comme l'Inde
n'est possible que si la planification est élaborée au niveau local. Un processus de
décentralisation basé sur une planification au niveau du district, est ainsi entamé.
Il est, par ailleurs, établi qu'en dehors de la mobilisation des ressources
financières auprès des institutions, il faut obtenir la participation des
communautés et des ONG locales, procéder à une adaptation des systèmes
éducatifs aux cultures locales (par exemple, définir quelle langue doit être choisie
pour l'enseignement), et intégrer les demandes des populations en matière de
transmission des valeurs.
Certaines des stratégies mises en œuvre depuis l’annonce de cette
politique sont :
- l'Operation Blackboard qui a pour objectif d'assurer un minimum de conditions
matérielles pour l'éducation primaire,
- le Minimum Levels of Learning destiné à mettre l'accent sur le niveau
d'acquisition de connaissances requis à chacune des étapes du cycle primaire,
- le repas de midi à l'école primaire pour améliorer le taux de présence,
- le Total Literacy Campaign pour augmenter l'alphabétisation,
- le District Institute for Educational Training pour la formation ou la remise à niveau
locale des enseignants.
Parallèlement aux initiatives de l'Etat et des instances internationales, les
ONG indiennes, implantées de longue date, ont elles-mêmes développé des
approches pragmatiques et exhaustives dans le domaine de l'éducation et qui
s'inscrivent tout à fait dans le cadre de la NEP. Ces projets éducatifs, financés par
des fonds privés en provenance d'ONG Nord, ne sont reconnus par l'Etat ni dans
leur forme ni dans leur contenu. Conduits en étroite collaboration avec les
communautés, nombre de ces projets ont atteint un stade de maturité et de
reconnaissance par les populations qui leur permet de viser à une
autonomisation. Ces stratégies développées par les ONG indiennes sont-elles
plus adaptées que celles de l'Etat ou des instances internationales ?
Au fond, les objectifs de la NEP 86 ne changent pas par rapport à ceux de
1968. L’objectif de modernisation du pays semble devoir être atteint grace à une
élite. L’objectif affiché des politiques est de rassembler tout le peuple sur le
chemin de la modernisation et de viser de cette manière la transformation sociale.
La modernisation devait filtrer à travers les murs socio-culturels pour atteindre les
populations en bas de l’échelle. Il n’en est rien. Ne serait-ce pas parce qu’un projet
de modernisation répond avant tout aux besoins matériels de l’homme et laisse
de côté les besoins spirituels ? C’est un fait que l’éducation spirituelle a toujours
eu une place dans les institutions gouvernementales. Lors de la première réunion
du CABE après l’indépendance de l’Inde (la 14e depuis ses débuts), le Ministre de
l’Education et Président de séance, Maulana Azad, insistait sur la nécessité d’une
éducation spirituelle dans le pays. “ Si le système éducatif devrait ignorer cet
élément de l’homme, dit-il, il n’y aurait aucune appréciation de valeurs morales ni
construction des êtres humains. Il est inacceptable à des millions d’Indiens de voir
leurs enfants élevés sans qu’il soit fait référence à la dimension religieuse. Si le
système néglige un enseignement spirituel, ceux-ci essayeront de l’obtenir de
sources privées, ce qui ne fera que renfermer les populations dans le cercle des
dogmes43”.
Dans un pays qui reste profondément religieux et où les croyances
religieuses sont diverses, l’idée de Maulana Azad, de Nehru ou d’autres, est
d’introduire la notion d’une spiritualité laïque. Cela se traduit dans les écoles par
une séance de prière commune chaque matin avant le début des cours. Ces
prières que je qualifierais de ‘moments d’intériorisation sur les valeurs
essentielles de la vie – valeurs communes à toutes les religions’, dépassent tout
cadre religieux et sont laïques. L’Inde, contrairement à la France, définit le laïcité à
l’école comme une tolérance ou plutôt une acceptation vis à vis de toute religion.
Chacun a le droit d’exprimer son appartenance à une religion sans contrainte, à
l’école comme ailleurs. Au sein de l’école, la prière commune réunit toutes les
religions. Ainsi, l’école que j’ai fréquenté, a été fondée par des missionnaires
catholiques mais disposait d’une salle de prière pour les élèves des autres
religions.
Mais ce projet de spiritualité laïque, tout en reconnaissant le besoin spirituel
de l’homme, répond-il véritablement aux questions de celui-ci sur le sens même
43
A. Biswas et al, Development of Education in India, A Historical Survay of Educational Documents Before and After
Independance, Concept Publishing Company, New Delhi, 1986. Extrait du discours inaugural de la dite séance du
CABE, p. 78.
de la vie ? Peut-il remplacer l’imaginaire de l’homme par une réflexion sur la vie et
la nature ? Comment réconcilier les voies du matérialisme et du spiritualisme à
travers l’éducation?
Malgré les efforts réalisés, ce décalage entre les dalits, les tribaux et les
autres, persiste de nos jours. Le décalage qui s’est initialement créé, dès
l’introduction de cette institution permettant la libération de l’oppression et de
l’ignorance, qu’est l’éducation moderne, n’a fait que se creuser, au point de créer,
en gros, deux catégories de population : ceux pour qui l’acte d’envoyer leurs
enfants à l’école est un acte automatique et ceux pour qui il ne l’est pas. Les
premiers répondent aux besoins et aux ambitions du pays et contribuent à la
construction de la nation et les derniers restent en marge de cette construction. Il y
a des cas d’écoles dans les villages, où les enfants dalits sont physiquement
séparés des autres dans la salle de classe. D’autres où les enfants des dalits et
ceux des autres castes sont dans des bâtiments gouvernementaux séparés. Le
plus souvent il y une discrimination à l’intérieur de la classe par l’enseignant44.
Dans le chapitre suivant, je souhaite développer le cas d’une ONG indienne,
Rural Development Trust (RDT), et son expérience depuis 1969 dans l’éducation
des SC . RDT est basé dans le district d’Anantapur, Andhra Pradesh. Son action
est en très grande partie financée par les bailleurs de fond étrangers, dont Aide et
Action, une ONG française fondée en 1981 par Pierre Bernard le Bas à son retour
d’Inde où il avait passé deux ans en tant que coopérant.
44
Probe team, Public Report on Basic Education in India, Oxford University Press, 1999, pp.50-51
CHAPITRE 5
Rural Development Trust
Le Père Ferrer est né à Barcelone en 1920. A l’âge de 17 ans, il arrête ses
études pour participer à la guerre civile en Espagne. A son retour, il termine ses
études en cours et entreprend des études de droit. Il imagine que l’étude du droit
lui permettra de venir en aide aux pauvres qui ne peuvent se payer les services
d’un avocat en cas de besoin. Il n’a qu’une envie, celle d’aider les défavorisés.
A cette époque, il fait la connaissance des jésuites et voit en eux la
possibilité de mieux aider les pauvres qu’en étant avocat. Il veut devenir prêtre. Il a
24 ans. Inspiré par l’œuvre des jésuites et leur combat dans le monde, le Père
Ferrer décide de les rejoindre. Il a le choix de rester en Espagne ou bien de partir
en tant que missionnaire. Il choisit cette dernière option et est envoyé en Inde en
1952. Il s’installe à Pune dans l’état du Maharashtra. Là, il continue sa formation
de jésuite et entreprend l’apprentissage du Marathi, la langue régionale du
Maharashtra. A cette période, il passe quelques temps à Kodaikanal (état du
Tamil Nadu) dans une école de jésuites. A la fin de sa formation de jésuite en
1956, il est envoyé en poste à Manmad, à deux cents kilomètres au nord de Pune.
L’église institutionnelle ne l’intéresse pas. Ce qu’il souhaite, c’est d’aider
l’humanité et l’aider d’une manière significative, “helping in a big way ”, dit-il. Son
rêve est de venir en aide aux personnes dans le besoin et de le faire de la
meilleure manière possible. Il est parmi les premiers prêtres catholiques en Inde,
à s’intéresser au domaine du développement et de l’humanitaire dans les villages.
A l’époque, ce qui se fait couramment dans ce domaine, c’est le développement
des écoles ou des hôpitaux. Il crée le Shetkari Seva Mandal (association d’aide
aux paysans) pour le développement des paysans dans les villages pour lequel, il
sollicite des financements des organisations catholiques, notamment de Miséreor,
organisation catholique allemande et de Catholic Relief Services (CRS). L’action la
plus importante menée par le Shetkari Seva Mandal (SSM) est celle de Food for
Work (nourriture contre travail). Il s’agit de récompenser la main d’œuvre des
paysans par une distribution de grains. Par ex. des paysans creusent leurs
propres puits et au lieu de les payer en argent, le SSM les paye en grains. Le
paysan peut ainsi travailler à l’amélioration de sa capacité future tout en préservant
ses besoins immédiats en nourriture. Le SSM fournit également des aides
individuelles financières aux paysans pauvres. Le Père Ferrer ouvre de plus un
hôpital et une école par l’intermédiaire du diocèse. Il travaille pendant 10 ans dans
la région et accomplit, comme il le souhaitait, une œuvre importante. Il prend le
surnom de ‘baba’ (terme affectueusement respectueux) et il est très aimé de tous.
Les usuriers, qui perdent leur poids dans la région grâce à la mise en place
d’un système de crédit par le SSM, s’allient avec les politiciens locaux pour
manifester contre lui. L’affaire remonte au gouvernement du Maharashtra qui
demande au père Ferrer de quitter l’état. Il est accusé de convertir les populations
au catholicisme ou encore d’espionnage. Les accusations et la décision du
gouvernement du Maharashtra déclenchent une très importante campagne de
soutien en faveur du Père Ferrer, campagne à laquelle participent les paysans de
Manmad, mais aussi des groupes de sympathisants à Bombay et dans d’autres
régions de l’Inde. Le Premier Ministre, Indira Gandhi, intervient pour le soutenir
également mais ne réussit pas à calmer l’affaire au sein du gouvernement de
Maharashtra. Cette campagne menée par Madhu Mehta, politicien de grande
renommée à Bombay, dure un an. Indira Gandhi décide qu’il peut rester mais lui
demande tout de même, pour sauver la face du gouvernement du Maharashtra, de
prendre un congé de deux mois avant de recommencer son travail n’importe où en
Inde sauf au Maharashtra. Il fait confiance à Indira Gandhi et part pour l’Espagne.
Une fois en Espagne, il a un moment d’hésitation et ne sait comment s’y prendre
pour revenir en Inde. Six mois plus tard, il reçoit un mot d’Indira Gandhi par
l’intermédiaire de l’ambassadeur de l’Inde en Espagne, l’encourageant à revenir. Il
revient et est invité par le Ministre en Chef de l’Andhra Pradesh à travailler dans
son état. A l’arrivée du Père Ferrer à Hyderabad, la capitale de l’Andhra Pradesh, il
rencontre des journalistes. Ceux-ci lui demandent où il souhaite s’installer. Il leur
demande de lui faire des propositions car il n’en a pas la moindre idée. La région
de Rayalseema au sud de l’Andhra Pradesh, est alors citée comme étant la plus
pauvre. Cette région est composée de quatre districts : Cuddapah, Chittoor,
Kurnool et Anantapur. Un contact très positif et chaleureux avec les autorités
d’Anantapur le décide à s’y installer.
Le père Ferrer commence ainsi son action à Anantapur le 26 janvier 1969,
avec Anne (journaliste anglaise qu’il rencontre à Bombay pendant la campagne de
soutien au Maharashtra et qui deviendra plus tard sa femme) et deux volontaires
du Maharashtra qui sont venus le rejoindre. Ils louent un petit local qui sert de
logement et de bureau. Le local a une salle de bains mais pas de w.c. Alors ils en
construisent une. Ils achètent un bureau, une chaise et une machine à écrire. Cela
constitue le seul mobilier du local. Un vieil ami du Maharashtra leur sert de
cuisinier. Ils vivent ainsi pendant un an et leur travail consiste à concevoir et à
proposer des projets à des financeurs potentiels.
Le Rural Development Trust (RDT) est créé. Homme de controverse dans le
passé, il se voit refuser les financements des organismes catholiques qui l’ont
pourtant connu avec le SSM. Vers le milieu de l’année 1970, fort de ses
convictions, il reçoit le premier financement de CASA, organisme protestant, pour
un programme de construction de 100 puits sur le principe de ‘Food for Work’ qui
avait réussit au Maharashtra. Il s’agit d’équiper en puits, cent familles individuelles.
Il introduit également 40 centres de nutrition pour les enfants, qui assurent un
repas par jour. Peu après, il intervient également dans le domaine du logement.
D’autres actions de développement se mettent en place au fur et à mesure. Le
critère de sélection d’un village pour ces programmes est tout simplement la
bonne volonté de ses habitants. Les villages choisis sont éparpillés. Les
bénéficiaires des actions sont les plus pauvres des villages, en tant qu’individus.
L’action ne vise pas la communauté dans son intégralité. Dans la plupart des cas,
ce sont des dalits et des populations tribales. Il ne s’agit pas encore d’une
décision délibérée d’intervenir exclusivement en faveur des dalits. Cette décision
sera prise ultérieurement en 1977.
Toutes ces informations ont été recueillies au cours d’un entretien avec
Anne Ferrer en avril 1999. Le père Ferrer se trouvait en Espagne lors de mon
passage à Anantapur. Pendant toutes ces années de travail il a très peu écrit sur
sa vie, ses motivations, ses convictions ou même sur son organisation. La
documentation de RDT réunit essentiellement des évaluations ou bien des
rapports rédigés pour le compte des bailleurs. Un document, écrit par Vincent
Ferrer (il n’est plus prêtre depuis son mariage mais il continue à être appelé Père
Ferrer) en 1993, résume le sens qu’il a voulu donner à son œuvre lancée vingttrois ans auparavant. Il explique dans un premier temps, la mission de RDT, s a
motivation, son inspiration et son approche pour ensuite définir sa vision sur
l’avenir de ce mouvement.
La mission du Rural Development Trust45
“ RDT se donne pour mission :
45
Rural Development Trust, Reflections on its present and Future perspectives – 1978 – 1993, March, 1994.
*
de transformer les conditions de pauvreté et de souffrance des populations
par la création des conditions leur permettant d’accéder au ‘self-reliance’ et au ‘selfsupport’ et à une vie de paix et d’harmonie entre communautés ;
*
de transformer la terre semi-désertique d’Anantapur en terre capable de faire
vivre ses habitants pour que les deux vivent en harmonie;
*
de construire une organisation dynamique et créative qui s’efforcera sans
cesse, de participer au développement, tout en respectant les principes suivants :
· agir selon des motivations d’ordre spirituel;
· agir sur une base de connaissance et de capacités ;
· s’engager à partager les aspirations et les combats des pauvres au
sens large;
· rester permanent dans le temps ;
· s’adapter aux besoins et aux contextes changeants.
Cette mission considère que les hommes et les femmes sont les acteurs premiers
de leur destin et que RDT est partie intégrante permanente des populations de la
région dans son voyage historique vers une société plus humaine, plus juste et de
compassion ”.
Sa motivation et son inspiration
“ RDT se considère partie du combat éternel que mène l’homme, à travers
sa longue histoire contre des forces puissantes et plus fortes, afin de transformer la
société contemporaine en une humanité. De plus RDT considère qu’il existe dans
ce combat un niveau supérieur de principes et de valeurs qui précèdent et
influencent la philosophie de vie
et par conséquent les principes de
développement. Ces principes et valeurs garantissent la santé intellectuelle et la
sagesse (sanity) de toutes les philosophies et par conséquent de toutes les
stratégies de développement ”. Ce qui caractérise RDT est en effet le souci
profondément humain de l’autre.
“ Certains de ces principes sont :
la dignité et la valeur de chaque être humain sans quoi, les plus pauvres
·
restent fragilisés ;
·
le sacré (sacredness) de la vie ;
·
l’égalité fondamentale entre tous les êtres humains ;
·
le destin commun de l’homme ;
·
le fait que la fin ne justifie pas les moyens
·
la valeur simple de dire la vérité
·
le souci de ne pas faire de mal aux autres (not harming others)
·
l’intérêt tout simple pour ceux dans le besoin”.
“ Chacun de ces principes universels ont un dénominateur commun, le souci
simple et humain de l’autre. Ce souci nous a été transmis par les grands saints de
l’occident et de l’orient….RDT fait de ce souci de l’autre son fondement spirituel et la
légitimation de son existence ”.
“ RDT accepte les valeurs humaines qui constituent l’essence de toutes les
traditions sociales et spirituelles héritées par l’homme. Ces traditions mènent à
l’humanisation de la société, et de ce fait, elle se place au rang de ces traditions
sans lesquelles l’homme ne peut trouver un sens à la vie et au destin ”. Vincent
Ferrer refuse l’église institutionnelle. Il quitte les
jésuites mais
garde
personnellement une foi profonde dans le christianisme et trouve son inspiration
de façon générale dans toutes les grandes spiritualités du monde. C’est en fait
cette spiritualité qui guidera RDT à travers toutes ces années.
“ RDT englobe aujourd’hui des valeurs, des traditions, des systèmes et une
expérience de développement de 25 ans. C’est une conscience collective d’une
expérience de vie et de théorie cumulée et transformée à travers la pratique des
actions en faveur de ceux qui souffrent. Ce processus continuera et prendra la
forme de nouveaux systèmes, de nouvelles approches. Il permettra d’approfondir
les valeurs et le sens même de l’existence liée essentiellement au service de
l’humanité ”. D’une part, le père Ferrer ne construit pas sur des bases purement
théoriques et d’autre part il souhaite que RDT s’adapte non pas à de nouvelles
théories mais à de nouvelles situations sur le terrain. Il souhaite que RDT reste à
l’écoute des populations et s’enrichisse, sans cesse, de son expérience avec
l’homme et la vie.
Son approche devant les réalités sociales actuelles
“ RDT agit fondamentalement dans le cadre de la constitution indienne.
L’idéal et les objectifs de RDT rejoignent ceux exprimés dans le préambule de la
constitution indienne. L’environnement démocratique en Inde présente un cadre et
l’encouragement nécessaires à la création de mouvements pour une société plus
juste et plus humaine. RDT s’engage à atteindre cet objectif dans cette région de
l’Inde… Toute idéologie doit être au service de hommes et non le contraire. Notre
engagement reste laïc et au service de l’humanité ”.
“ En tant qu’organisation, RDT n’est ni politique ni apolitique, c’est à dire
qu’elle ne s’engage pas dans les activités des partis politiques mais reconnaît que
ses activités et ses interventions appartiennent à un processus politique plus
large ”.
“ RDT reconnaît que l’avenir présentera de nouveaux défis. De nouvelles
conditions sociales exigeront de nouvelles approches. RDT espère que l’héritage
de toutes ces traditions guidera ses collaborateurs à continuer dans la voie des
valeurs humaines, tracée à ses débuts ”.
“ En ce qui concerne les réalités d’existence dans l’extrême pauvreté qui
saisit tous les villages du Rayalseema, RDT souhaite, premièrement, transformer
le paysage de la pauvreté en créant un paysage de communautés dites ‘self reliant’
et ‘self supporting’. Il faut permettre aux populations d’avoir la capacité de prendre
des décisions, celle de soutenir la famille et la communauté et enfin celle d’exercer
leurs droits et leurs devoirs en tant que citoyens du pays.
Deuxièmement, compte tenu de la sécheresse chronique qui prévaut sans
la région, RDT souhaite transformer cette terre semi-désertique en une terre
capable de faire vivre ses habitants, la vie et la terre ayant le même destin
écologique.
Et troisièmement, ces idéaux ne peuvent être atteints sans une organisation
dynamique, créative, souple, et aux motivations d’ordre spirituel et capable de
mener à bien sa mission au niveau et avec la magnitude exigés par les besoins de
la société ”.
Enfin “ RDT ne se considère pas seul dans sa mission. RDT s’associe aux
populations, aux groupes de volontaires, aux pouvoirs publics dans les domaines
de l’agriculture, de l’éducation et de la santé, aux écoles, aux universités, aux
banques, à la presse, à l’appareil judiciaire etc. Dans le processus de
développement, tous ces corps sociaux travaillent parfois en harmonie et parfois en
conflit et essaient de construire par ce biais, une société humaine, plus juste et de
compassion ”.
Sa mission sociale
“ Dans le milieu du développement, les bailleurs de fonds, une fois leur
mission accomplie, ont le souci de se retirer d’une zone d’intervention, dans le but
de déployer leurs moyens ailleurs. La mission est dite accomplie lorsque les
groupements de base sont rendus suffisamment dynamiques afin de soutenir
l’action et les populations qu’ils représentent. La question qui se pose alors à
beaucoup d’organisations non-gouvernementales (ONG) opérateurs sur le terrain,
c’est ‘A quand le retrait ?’ Ce phénomène a souvent donné lieu à des ONG
nomades dans le sens où celles-ci quittent une région pour s’installer ailleurs ”.
“ RDT estime que la nature temporaire d’une organisation peut gêner son
développement interne et externe et son rôle dans la société.
RDT reste persuadée qu’il y a et qu’il faut des organisations qui se
considèrent non pas éternelles mais qui apportent un appui permanent dans une
structure sociale incomplète de la société. L’action volontaire est permanente car
dans toute société, développée ou sous-développée, les besoins changent avec le
temps. Le développement est un processus dynamique continu et ne se limite pas
dans le temps et encore moins à une période de cinq ou dix ans ”.
Nous verrons plus tard que RDT a connu, en effet, de grandes difficultés au
début des années 90 lorsque l’un de ses principaux bailleurs, ActionAid, a décidé
de retirer son soutien financier, suivi par une décision similaire de Aide et Action
quatre années plus tard. Il semblerait que cette réflexion de Vincent Ferrer, très
affecté par les conséquences de cette décision, soit le résultat de cette crise. Il
demande désormais aux bailleurs de fonds de contribuer à une pérennisation de
l’organisation de RDT car les populations ont besoin d’elle.
“ La société est composée de diverses organisations complexes et
pluralistes. Les ONG y trouvent leur place à tout moment. Elles ont une fonction
sociale propre qui n’est assumée ni par d’autres formes d’organisation ni par l'Etat.
La structure socio-politique et économique existante est incomplète. Les
ONG la complètent à différents niveaux. Elles ont la caractéristique unique
humaine et sociale d’être indépendantes de l’Etat et d’œuvrer aux côtés des
pauvres ”.
“ Voilà pourquoi RDT se considère comme une partie intégrante et
permanente du corps social de la région de Rayalseema, s’adaptant de manière
dynamique aux circonstances sociales et aux besoins des populations ”.
Vincent Ferrer, a-t-il eu peur de la vulnérabilité de son organisation dont la
survie est trop dépendante des donateurs ? Est-il attaché à tel point à son œuvre
qu’il ne peut imaginer un jour sa fin ? Pense-t-il à tous les collaborateurs qu’il a dû
licencier par manque de fonds ? Ou bien imagine-t-il que RDT était véritablement
devenue une partie inévitable du corps social de Anantapur ? Quoiqu’il en soit, il
est, à ma connaissance, le premier en Inde à tenir un discours dans ce sens. Il n’a
pas gain de cause auprès des bailleurs. Mais cette crise a donné lieu à une
nouvelle initiative de sa part. A soixante-quinze ans passés, il crée la Fondation
Vincent Ferrer en Espagne en faisant appel aux donateurs de son pays natal.
Ceux-ci se mobilisent par milliers pour un fils du pays, reconnu pour son œuvre
par le prestigieux Principe de Asturias de la Concordia (prix du Prince d’Espagne
pour la paix) en 1998. Vincent Ferrer attire plus de 60 000 donateurs espagnols en
deux à trois ans. Il réalise le rêve de sa vie. Il est heureux de pouvoir accomplir s a
mission comme il le souhaite, c’est à dire pleinement. Par exemple, pendant
longtemps, il n’a pas trouvé le financement nécessaire à la construction de
logements qu’il estimait si nécessaire pour les dalits et les populations tribales. Il
a la liberté de décision aujourd’hui. Il a l’expérience d’une plénitude totale.
Le sens donné à son action ‘volontaire’
“ Nous avons dit que la caractéristique essentielle d’une organisation de
volontariat est celle d’être aux côtés des populations, les plus pauvres en
particulier. Il faut rajouter au mot ‘volontaire’ une deuxième caractéristique
volontaire. ‘Volontaire’ n’implique nullement un travail sans rémunération, ce qui
est nécessaire pour la survie des familles des volontaires. Pour RDT, le terme
‘volontaire’ trouve son sens dans un engagement fort pour le travail, un
engagement qui dépasse même le sens du devoir. Le mot ‘volontaire’ signifie un
dévouement total de temps, d’énergie et de connaissances au service des
populations et de la cause défendue ”.
Cette conviction fait que, dès ses débuts, RDT a eu une politique de
ressources humaines très motivante pour ses employés. La plupart sont recrutés
localement dans les villages et formés pour devenir des leaders de la mission
RDT. Sur treize membres qui constituent le ‘Management Committee’ de RDT
aujourd’hui, neuf ont été recrutés dans les communautés de base et formés pour
atteindre ce niveau de responsabilités.
“ RDT se donne pour mission ‘le souci de l’autre’ lequel est réalisé par un
engagement à travailler au-delà du devoir. Cela signifie tout simplement qu’il n’y a
pas d’heures précises pour être à l’écoute des personnes en besoin. Ainsi les
quatre principes qui guident les membres de cette association et qui déterminent
leur motivation sont :
·
le souci de l’autre ;
·
atteindre le plus grand nombre de pauvres ;
·
travailler au-delà du devoir ;
·
poursuite d’une excellence dans le travail.
Ensemble, ces principes constitueront le ‘dharma’ de RDT ”.
Toute la partie en italique dans ce chapitre est une traduction des extraits du
document intitulé, ‘Rural Development Trust, Reflections on its present and future
perspectives – 1978 – 1993’, écrit en mars 1994.
Sa zone géographique d’intervention : Anantapur
Le district d’Anantapur se situe dans la région de Rayalseema au sud de
l’état de l’Andhra Pradesh, région connue pour ses sécheresses chroniques. Ce
district, formé en 1882, est situé entre les degrés13’- 40’ et 15’-15’ de latitude nord
et 76’-50 et 78’-30 de longitude est. Situé à l’intérieur des terres, éloigné de la côte
est, il ne bénéficie pas pleinement de la mousson du nord-est, et la chaîne
montagneuse située à l’ouest empêche la mousson du sud-ouest d’atteindre la
région. Ainsi, elle constitue la région la plus aride de l’Andhra Pradesh avec des
précipitations annuelles de 520 mm en moyenne. Les pluies du sud-ouest, entre
juin et septembre, représentent 296 mm et 57% de la pluie annuelle. Les pluies du
nord-est entre octobre et décembre, ne dépassent pas 140 mm en moyenne et
représentent 27% de la pluie annuelle. Les conditions agricoles sont donc
rendues très précaires.
Anantapur dispose d’une superficie totale de 1 953 719 hectares dont
1063160 hectares sont cultivés. Seuls 52 209 hectares de terres sont cultivés plus
d’une fois par an. La surface disposant de moyens d’irrigation est de 184 050
hectares, soit 17,3% et la surface dépendant de la mousson est de 879 110
hectares, soit 82,7% . Les cultures principales sont le riz, l’arachide, le coton, le
sorgho et le millet.
Anantapur est divisé en soixante-trois mandals46. Ceux-ci sont composés de
964 villages47 dont 940 habités et 11 circonscriptions urbaines. 12,5 % des villages
ont moins de 1000 habitants, 37,6 % ont une population de moins de 2000
habitants, 37,6% en ont entre 2000 et 5000 et 9,7 % ont une population entre 5000
et 10 000 habitants. 14 villages ont une population supérieure à 10 000 habitants.
Le district dispose de 2608 écoles primaires et le taux d’alphabétisation est
de 35,03%.
En ce qui concerne les ressources naturelles, la région n’a presque pas de
forêts. On trouve en petites quantités de calcaire (pour la chaux), du fer et de la
steatite. A l’ouest du district, dans le mandal de Ramagiri se trouve une
exploitation d’or.
46
47
Il s’agit d’une division administrative qui remplace purement les ‘blocks’ de l’Empire britannique.
Du point de vue administratif, un village peut être composé de plusieurs petits villages ou de hameaux.
Ces quelques chiffres illustrent la démographie de la région :
1981
1991
Population totale
2 548 012
3 180 000
Population urbaine
530 917
748 000
Population rurale
2 017 095
2 432 000
Ratio femmes/hommes 946 : 1000
946 : 1000
Population de SC
13,6%
14,2%
Population de ST
3,2%
3,5%
47,2%
Population active
dont 32,2% dans le
secteur agricole.
L’annexe 1 présente en forme de tableau d’autres statistiques48 aidant à la
compréhension du contexte et correspondant aux trois mandals concernés par le
financement de Aide et Action.
Sa population cible : les mala d’Anantapur
La population dalit d’Anantapur est essentiellement composée des castes
Mala et Madiga. Dans les villages qui nous concernent, la plupart sont des Mala.
Les deux castes sont en évolution perpétuelle du fait de la compétition intense
entre elles pour une ascension sociale.
Les mala se trouvent essentiellement dans l’état d’Andhra Pradesh. Parfois
il s’agit de populations de retour des états voisins comme le Tamil Nadu,
Pondicherry, le Karnataka ou le Maharashtra. D’après S.S. Hassan49 l’étymologie
48
49
Toutes les statistiques présentées ont été relevées dans le Hand Book of Statistics, Anantapur District, 1996 –97.
S.S. Hassan, The Castes and Tribes of H.E.H. The Nizam’s Dominions Hyderabad State (Bombay, Government
Central Press, 1920), pp 428-38
du terme mala reste incertaine. Certains l’attribuent au mot sanscrit maïla, ce qui
veut dire ‘saleté’, et qui se réfère à leur origine des habits souillés par la
menstruation de Parvati, l’épouse de Shiva. D’autres pensent qu’il s’agit tout
simplement d’une transformation du mot ‘maïlawaru’ qui signifie ‘éboueur’ et qui
désignait les mala auparavant. Une troisième interprétation serait que le mot est
un dérivé du mot tamoul ‘maler’ qui signife ‘colline’. Il est possible que ces
populations indigènes aient été repoussées vers les collines par la pression des
immigrants et aient été appelés mala (peuple des collines) ultérieurement.
La langue pratiquée le plus couramment est le ‘télougou’. Le nombre de
mala était de 2 896 642 en 1981. Ils sont principalement dispersés dans les
régions rurales. Ils sont divisés en sous-groupes qui s’appellent Sarindla, Charu,
Reddi Bhumi, Pokanati, Rampala, Murikinati, Dayindla, Turasana, Kannada etc. et
dont les noms se basent sur les caractéristiques religieuses, territoriales,
occupationnelles ou bien linguistiques. Chaque sous-groupe est divisé en
plusieurs groupes de ‘inteperlu’
(noms de familles). Nous avons ainsi les
Koyyagura, les Thimidala, les Daïtha, les Pulagora etc. Les ‘inteperlu’ viennent en
préfixe à leur prénom et déterminent les alliances maritales. Les malas pratiquent
l’exogamie. Le mariage entre un homme et sa cousine maternelle (fille du frère de
sa mère) ou bien sa cousine paternelle (fille de la sœur de son père) est
couramment pratiqué ainsi qu’entre une jeune fille et son oncle maternel. La
cérémonie de mariage qui traditionnellement durait trois jours, se limite
aujourd’hui à un jour et a lieu chez l’époux. Le divorce est accepté aujourd’hui mais
nous ne savons pas si ce fait est également traditionnel. Parmi les pratiques
observées se trouvent celle de la ségrégation de la femme au moment d’une
naissance50 ou du décès d’un membre de sa famille (une sorte d’intouchabilité à
l’intérieur même de la communauté). Ce sont les prêtres de la caste de Mala
jangam ou de mala dasari51 qui sont sollicités pour ces cérémonies d’ordre
religieux. Les malas prient les dieux et les déesses hindoues. Une très grande
partie de la
population s’est convertie au christianisme mais les pratiques
anciennes d’avant conversion, persistent.
Les femmes mala sont engagées dans des activités économiques et sont
d’ailleurs devenues les principales contributrices aux revenus du foyer, car il y a
plus de tâches agricoles accomplies par les femmes que par les hommes. Par
exemple, les hommes ne font pas de désherbage ni de cueillette. De nos jours, la
majorité de ces hommes et femmes sont en effet, engagés dans l’agriculture et
constituent la main d’œuvre principale des propriétaires terriens. Au recensement
de 1981, la population active des mala est de 49,59% (ce chiffre se décompose en
58,50% d’hommes et 41,50% de femmes) et 67% de cette population ouvrière est
engagée dans les terres des autres. Seuls 18% ont leurs propres terres. Le reste
exerce d’autres métiers.
Les mala sont non-végétariens. L’alcool et le cigare local ‘cheroot’ font
partie de leur quotidien. Traditionnellement, les disputes au sein de la
communauté étaient résolues par les conseils communautaires. Ceux-ci
n’existent presque plus. Leurs contacts avec les autres communautés se limitaient
presque exclusivement au domaine économique.
50
Il est de règle en Inde – à commencer par les brahmanes – que la femme qui accouche, le
fasse en dehors de la maison dans une pièce reculée, coutume liée à la notion d’impureté du
sang et du ‘passage’.
51
Les mala dasari sont sollicités par les dévots de Vishnou et les mala jangam par les dévots de Shiva. Ces
‘mendiants’ religieux seraient des sous-groupes des malas dont le devoir traditionnel était de chanter la gloire des
dieux hindous. Ils officient dans les cérémonies de mariage et de naissance mais leurs services sont surtout sollicités
pour les funérailles. K.S. Singh, The Scheduled Castes, Revised Edition, 1999, pp.880-881
Les mala évoluent et continuent leur combat pour une ascension sociale
dans la hiérarchie du système de castes. Un phénomène intéressant à citer dans
ce contexte, est l’adoption par les mala, du système de la dot. Celui-ci remplace
l’ancien système de ‘bride-price’ qui consistait à faire payer un prix pour l’épouse,
par la famille de l’époux. Le système de dot qui en est l’opposé, est en effet
pratiqué par les castes plus élevées et son adoption par les dalits illustre le
phénomène de ‘sanscritisation’. Le taux d’alphabétisation est de 12,51% pour les
femmes et de 29,72% pour les hommes. Nous avons évoqué ici le cas des malas
d’Andhra Pradesh. Il y a peu de documentation, dans les archives de RDT, sur les
conditions de vie et le contexte social des populations mala en 1969 et pas plus en
1978, date du début de leur programme d’éducation. Celle qui existe témoigne
des conditions de pauvreté extrême des dalits et des populations tribales. Le
revenu journalier par personne dépassait rarement cinq roupies52. Les femmes
gagnaient encore moins. La migration en saison sèche à la recherche de travail
était pratique courante. De nombreuses familles étaient endettées auprès de
paysans de la classe moyenne, c’est à dire des castes plus élevées. En
conséquence elles se trouvaient devoir travailler dans des conditions encore plus
vulnérables et pénibles. En effet, dans une situation d’endettement, le travail n’est
pas rémunéré à sa juste valeur et les paysans endettés ne peuvent s’organiser
pour demander une amélioration de leur conditions de travail. Il y avait une
discrimination évidente envers les pauvres et plus particulièrement les dalits et les
populations tribales de la part des communautés plus privilégiées. De nombreux
incidents de discrimination à l’école sont cités ainsi que de discrimination dans
les temples, dans les restaurants et d’autres lieux publics. Ils ne sont pas servis à
52
En 1978, un Ω kg de riz (ration quotidienne d’un adulte) coûtait environ 2 roupies 50. 1FRF
= 2,00 roupies
la même table que les autres ; les enfants sont obligés de s’asseoir au fond de la
classe ; et ne peuvent se servir de l’eau courante à l’école, etc.
Le ‘Agricultural and Land Ceiling Act’ de 1970 (la réforme agraire qui a
principalement consisté à plafonner les surfaces agricoles par propriétaire et à
redistribuer l’excédent des terres aux paysans sans terre) a permis à 90% des
familles cibles, principalement dalits et populations tribales à acquérir cinq acres53
de terre chacune. Mais la terre reçue à ce titre, était de qualité extrêmement pauvre
et rocailleuse et son défrichement demandait un investissement considérable en
termes de temps, de main d’œuvre et de finances qui n’était pas à la portée des
familles. De plus le rendement en est très faible. Par conséquent la terre est
restée non-cultivée.
Cette situation d’extrême pauvreté a conduit à un taux important de mortalité
infantile et maternelle, à une malnutrition sévère, à des conditions d’hygiène et
sanitaires déplorables dus à un manque d’eau potable, ainsi qu’à une souffrance
des personnes âgées, des femmes et des enfants.
Le taux d’analphabétisme parmi les dalits et les populations tribales,
atteignait presque 100% car ceux-ci vivaient dans la croyance que l’éducation
n’était utile qu’aux castes élevées54. C’est ce qui leur avait été dit depuis des
générations. Leur attitude en général était qualifiée (par RDT) de fataliste. Ils
attribuaient à leur destin leur condition de pauvreté55.
Les femmes qui constituaient la source principale de revenu des foyers
n’avaient aucun droit à participer aux décisions.
53
54
55
2,42 acres = 1 hectare
RDT, Rural Development Trust, Reflections on its Present and Future Perspectives 1978 –1993, March 1994, p.13.
ibidem, p.13
Il n’y avait aucune réaction sur la désertification en cours, aucun effort fait ni
pour conserver ni pour régénérer les ressources naturelles.
Vingt ans après, ces mêmes populations se trouvent sur la voie de ‘selfreliance’ et dans une relation sociale et économique plus respectable avec les
communautés des autres castes, dites avancées. L’intouchabilité n’existe plus.
Les enfants fréquentent l’école gouvernementale avec assurance. Les femmes
sont organisées et exigent leur droit. Beaucoup de dalits ont des logements en dur.
Des jeunes dalits, musiciens professionnels, sont même sollicités par les autres
castes, plus élevées, pour participer aux cérémonies de mariage qu’elles
organisent. Il n’y a pas de ségrégation dans les lieux publics. De jeunes dalits sont
employés dans l’administration, dans les banques, intègrent la police, le corps
enseignant, occupent des postes d’infirmiers, d’ingénieurs et autres postes dits
prestigieux.
Pour la plupart des familles cibles, 80% des revenus proviennent de la
culture de leurs propres terres. Les 20% restant provenant de la main d’œuvre
louée aux autres communautés. En 1994 le salaire journalier par individu s’élève à
20 à 25 roupies hors saison et à 30 à 40 roupies en saison56.
La migration à la recherche de travail hors saison a presque disparue. De
nombreuses familles ont constitué une épargne, ce qui a considérablement réduit
le besoin d’emprunter. Pour des sommes importantes, ils ont un accès, bien que
limité, à des crédits institutionnels.
L’émergence d’un leadership fort dans ces communautés aurait, entre
autres, aussi contribué à l’ascension sociale des familles concernées. Elles ne s e
tournent plus vers le leadership des hautes castes afin de résoudre leurs
56
En 1994, un Ω kg de riz coûtait environ 4 roupies. 1FRF = 5,00 roupies en moyenne.
problèmes ou leur conflits. Ils sont aujourd’hui capable de représenter eux-mêmes
leurs propres intérêts, de discuter et de négocier certains aspects avec les
hommes politiques ou bien avec les pouvoirs publics. La plupart des problèmes
familiaux ou communautaires sont résolus dans les familles ou dans la
communauté.
Ils ont réussi à rendre cultivables près de la totalité de leurs terres et ils font
la culture de l’arachide. Un système de crédit communautaire a permis de
contourner le cercle vicieux de l’endettement, notamment le recours aux usuriers.
Les conditions de santé des femmes et des enfants en particulier se sont
considérablement améliorées.
Les femmes participent activement à la prise des décisions. Elles sont
capables d’influencer des décisions aussi bien dans leurs familles que dans les
communautés. Elles gèrent très souvent avec succès, des activités génératrices
de revenus.
Une tendance s’est créée dans la région vers la régénération des
ressources naturelles comme la terre, l’eau et la végétation. Les populations sont
plus sensibilisées aux problèmes de l’environnement et participent activement à la
mise en œuvre des différentes mesures de remédiation. De plus elles sont en
mesure d’apprécier l’efficacité ou, au contraire, l’inefficacité des programmes
gouvernementaux et de responsabiliser ainsi les instances représentatives du
gouvernement vis à vis des populations.
5.1
Les grandes étapes de l’histoire de l’organisation
RDT n’est pas une organisation au départ mais plutôt un groupe d’individus.
Pendant les dix premières années, elle a été caractérisée par des difficultés
d’organisation et a souvent été accusée d’être un ‘one-man show’. En effet le père
Ferrer dirige l’organisation, mais personne ne sait qu’il forme en même temps
d’autres personnes venant souvent des villages, à diriger son œuvre. Aujourd’hui,
RDT est parmi les rares ONG importantes dont la deuxième ligne et troisième
ligne de leadership viennent des villages, un leadership tout aussi capable de
défendre les intérêts de RDT que son fondateur. Par ailleurs, une grande majorité
des dirigeants de RDT ont entre 20 et 30 ans d’expérience au sein de l’organisme,
phénomène également rare dans ce milieu. D’après les discussions avec
quelques uns d’entre eux, il semblerait que ce qui les a motivés, ce sont d’une
part, le très grand positivisme et l’optimisme de Vincent Ferrer et d’autre part le défi
que celui-ci leur laisse de prendre des responsabilités et d’agir de manière
indépendante.
De 1969 à 1977, RDT traverse une période de flottement tant au niveau de
ses rapports avec les populations qu’au niveau de l’organisation et des
financements nécessaires à l’action. Elle reçoit des financements de CASA et de
USAID, dans un premier temps pour des centres de nutrition et ensuite pour son
programme de ‘Food for work’. Les populations bénéficiaires étaient initialement
méfiantes vis à vis de ces personnes qui voulaient leur développement. Les
hautes castes ont imaginé qu’il s’agissait d’une entreprise de conversion au
christianisme. RDT a eu des problèmes de recrutement de personnel et de leur
formation. Et les financements reçus étaient ponctuels sans aucune garantie de
durée.
Tout cela explique que les actions menées étaient dispersées dans la
région sans une planification de travail ni des perspectives claires. La première
expérience de Vincent Ferrer au Maharashtra lui a permis de mettre en place un
programme de ‘Food for Work’, déjà décrit précédemment et des centres de
nutrition pour les enfants des pauvres, financé par CASA essentiellement. Vers
1974, a lieu la première transition, grâce à un financement assuré de trois ans
proposé par EZE, organisation catholique allemande pour un ‘Comprehensive
Rural Development programme’, à savoir le développement de l’agriculture et de
l’industrie rurale, une continuation en quelque sorte de la révolution verte conduite
dans le reste du pays. L’action s’oriente vers l’augmentation de la production
alimentaire et l’emploi durable. Dans une région déclarée aride, la nourriture et
l’emploi semblent être les priorités à prendre en compte. La construction de puits
augmente. L’extension des terres agricoles est entrepris. L’artisanat rural est
introduit à grande échelle. Le financement EZE arrive à terme en 1976 ainsi que le
programme. RDT a presque 500 employés dont la plupart ont perdu leur emploi
faute de disponibilité de fonds. Environ 80 personnes restent motivées pour la
cause défendue. Ceux-ci travaillent pendant un an sans aucune rémunération.
RDT a seulement de quoi leur payer un repas par jour.
A ce stade, RDT mène une réflexion profonde sur l’action qu’elle mène et
les populations qu’elle atteint. Elle constate que le bénéficiaire final est en fait la
classe moyenne car ce sont leurs terres qui sont étendues et améliorées. Les
dalits qui sont les plus pauvres bénéficient indirectement par le biais de l’emploi
crée soit dans le défrichement des terres soit dans la construction des puits. Elle
réalise également que le développement doit avant tout être le développement des
hommes et des femmes. Elle constate à ce stade que la pauvreté est concentrée
au niveau des dalits et des tribus. Cette pauvreté se traduit autant en termes
financiers qu’en termes d’inégalité de chances, d’ignorance, d’incapacité politique,
d’analphabétisme etc. RDT décide donc d’intervenir avec un programme de
développement des capacités des populations qui doit concerner les plus pauvres
c’est à dire les dalits et les populations tribales. Elle retient l’idée d’un
développement de l’Homme le plus pauvre au lieu d’un développement des terres
ou de l’emploi. Ce virage dans la pensée de RDT est très important et restera le
fondement de ses actions jusqu’à nos jours.
Cela donne lieu à un programme d’organisation communautaire pour
lequel RDT reçoit à nouveau un soutien de trois ans de EZE. Une nouvelle équipe
est recrutée et formée pendant trois ans, la formation la plus passionnante, dira
Malla Reddy57, travailleur social à l’époque et membre dirigeant aujourd’hui. La
philosophie marxiste, gandhienne et d’autres concepts de développement font
partie de la formation. La plupart des recrutés sont des jeunes sortant de
l’université. La motivation de travailler dans les villages était le seul critère de
recrutement. Chacun apporte les connaissances de son domaine et une réflexion
commune et élargie est menée sur la nature de l’action à conduire. Beaucoup
d’ONG étaient invités à présenter leurs expériences. Les jeunes recrutés se sont
également déplacés afin de prendre connaissance de l’expérience des autres
dans le domaine de la santé, de l’organisation communautaire, de l’éducation, etc.
A la fin de cette formation, RDT doit formuler son propre programme, en définir les
priorités. Son équipe cherche la réponse dans les villages cibles. Le contenu des
programmes d’organisation communautaire est ainsi défini. Ils ont autant à
apprendre des communautés que l’inverse. Le programme consiste à éduquer les
adultes et à
tenir de longues discussions sur leurs conditions de vie et de
pauvreté dans le but de les sensibiliser sur leur exploitation par les autres
catégories de la population. Il s’agit de leur apprendre ce que c’est que de vivre
57
Malla Reddy a rejoint RDT comme travailleur social en 1975 et fait partie de ceux qui sont restés fidèle à l’action au
moment de la crise financière en 1977.
dans la dignité, de les mobiliser à cultiver leurs propres terres (reçues au moment
de la réforme agraire de 1970 et dont le défrichement et la mise en culture leur
coûtait cher) au lieu de dépendre de leur seul emploi auprès de la classe
moyenne. Leurs propres terres étaient parfois laissées à la classe moyenne pour
la culture. Le thème principal du programme d’organisation communautaire est
‘self reliance’. Ce programme se renforce. Un système de crédit communautaire
prend forme, permettant aux populations cibles d’emprunter le capital nécessaire
pour la mise en exploitation de leurs terres. Les premières cultures des terres
dalits par les dalits ne commencent qu’au milieu des années 80.
Les premiers obstacles rencontrés venaient en effet de la classe moyenne
qui ne voulait pas voir intervenir RDT en faveur des intouchables. Les discussions
avec la classe moyenne, sur les idées défendues par RDT, qui, dans un sens, ne
se présentaient pas comme révolutionnaires (contrairement aux idées en vogue à
l’époque) ont permis de surmonter ces obstacles dans une certaine mesure.
D’autre part, les centres de nutrition mis en place en 1971 avec le financement de
CASA, ont joué un rôle important. Ces centres ont commencé à une époque où
RDT n’avait pas défini sa population cible comme étant les dalits et les
populations tribales. Ces centres étaient ouverts à toutes les communautés et
continuaient à l’être en 1977–78 au commencement du programme de
développement communautaire.
L’intervention dans le domaine de l’éducation afin de favoriser l’inscription
des enfants SC/ST dans les écoles, débute pendant la même période c’est à dire
en 1977 et fait partie de cet ensemble d’actions jugées nécessaire pour le ‘self
reliance’ des communautés cibles. Cette intervention peut commencer grâce à
200 parrainages58 proposés par le Christian Catholic Fund (CCF). ActionAid devient
partenaire en 1978. RDT est dorénavant assuré d’un financement à long terme, car
le mécanisme de parrainage assure, selon les associations, entre 8 et 10 ans de
financement. Par conséquent, l’éducation est devenue un sujet à part entière.
Jusqu’alors, RDT faisait de timides essais qui consistaient notamment à
convaincre les populations cibles
d’inscrire leurs
enfants
à
l’école
gouvernementale, ces essais n’ayant pas donné de grands résultats. Avec ce
nouveau financement, RDT fait le choix d’intervenir en priorité pour l’éducation des
enfants afin d’éviter une génération supplémentaire d’analphabètes. Elle estime
que les dalits doivent s’inscrire à l’école formelle reconnue par le gouvernement.
Tous leurs efforts vont dans ce sens. En 1982, comme tout le monde dans le
développement, RDT réalise que la question du développement des femmes est à
traiter obligatoirement. Ce volet prend alors une ampleur importante tout autant
que le volet d’aide aux personnes handicapées en 1987. Ce dernier est lancé
grâce à une rencontre avec un ‘nomade’ aveugle qui s’est donné pour mission de
faire connaître la cause des handicapés au monde entier. Celui-ci voyage et
s’installe dans un endroit le temps de lancer un programme. Une fois sa mission
accomplie, il repart ailleurs avec son message. Une sécheresse aiguë pendant
trois années de suite de 1984 à 1986 provoque une migration massive, des décès
et une situation de désespoir parmi les populations. “ Tout ce que nous avons
construit a été détruit pour des raisons hors de notre contrôle. Il fallait que l’on
agisse ”, dit Malla Reddy. Ils agissent alors dans le domaine de l’écologie. Il s’agit
58
un mécanisme de financement pour certaines associations qui consiste à établir un lien de correspondance entre un
individu du pays nord : ‘le parrain’, et un enfant du pays d’intervention : ‘le filleul’. Le parrain s’engage à verser une
somme fixée par mois pendant la durée de la scolarité primaire de son filleul. Le parrain est averti dès le départ que
l’argent versé par lui servira à un programme d’éducation accessible à tous les enfants de la communauté et que son
‘filleul’ est un ambassadeur de cette même communauté, comme dit Pierre Bernard Le Bas, fondateur de Aide et Action.
notamment d’un programme de watershed59. En 1970, Vincent Ferrer avec le
gouvernement local, avait conçu un très grand programme écologique et avait
réussi à obtenir les fonds de l’USAID. Mais sa mise en œuvre n’a jamais eu lieu
car RDT n’avait ni les ressources humaines locales et ni le savoir-faire
nécessaires. Je ne développe pas ces volets dans ce mémoire. Ils restent
néanmoins des étapes importantes dans l’histoire de l’organisation.
Au début des années 90, à la suite de la crise provoquée par la décision de
retrait d’ActionAid, déjà évoquée plus haut, RDT est amené à réfléchir à nouveau
sur la pérennisation de son action éducative et sur celle de l’institution RDT. En ce
qui concerne la première, nous verrons plus tard que cette réflexion a donné lieu à
une nouvelle forme d’école dite ‘communautaire’ et, pour la deuxième, à la création
de la Fondation Vincent Ferrer que nous avons eu l’occasion d’évoquer.
Vincent Ferrer s’est toujours senti restreint dans sa mission par le fait de
dépendre des bailleurs et de faire des compromis dans ses convictions en rapport
avec leurs exigences. Les décisions d’ActionAid et d’Aide et Action à quatre années
d’intervalle, l’ont poussé à agir et à créer la Fondation. RDT change, s’adapte à
chaque évolution des besoins de la société, du monde du développement et des
populations cibles. Chaque crise dans l’organisation s’est transformée en
avantage. RDT reste à l’écoute des populations, ce qui a peut-être été la plus
grande force de l’organisation, car ce sont les besoins exprimés qui poussent
l’institution à grandir et à créer sans cesse. Comme le résume Malla Reddy, “ notre
conscience doit être toujours reliée à la leur. Nous sommes obligés de rester
réactifs à leurs besoins. Il n’y a que comme cela que nous pouvons accomplir
notre mission. C’est à ce niveau que nous sommes en conflit avec les bailleurs.
59
Il s’agit de capter, stocker et redistribuer les eaux de pluies d’un bassin hydrologique. Cette eau est utilisée par les
paysans concernés par la zone en saison sèche, permettant ainsi une deuxième récolte.
Le problème des bailleurs, c’est
qu’ils ne s’intéressent qu’aux programmes,
rarement aux individus ”. D’après les témoignages de certains anciens membres
de RDT, l’essence de cette institution réside premièrement dans son souci pour
les autres êtres humains et deuxièmement dans son dynamisme né de sa propre
histoire avec ses moments de crise, de joie et de contact avec les populations
mais aussi avec l’institué que constituent le système de caste, l’éducation
nationale, les principes des donateurs, etc.
En 1999, l’intervention de RDT concerne 65000 familles SC/ST répartis
dans 1000 villages (dont 700 environ dans les deux dernières années grâce aux
fonds venant en abondance de la Fondation Vincent Ferrer). Jusqu’à 1996,
ActionAid et Aide et Action étaient leurs bailleurs principaux sauf pour le volet
écologie qui était financé par ICCO60.
5.2
L’historique de l’action éducative de RDT
Au commencement de l’action éducative avec le financement d’ActionAid
(AA) en 1978, RDT avait déjà une connaissance de quatre mandals d’Anantapur
(Kambadur, Kalyandurg, Kuderu et Uravakonda) et leurs populations SC/ST depuis
une dizaine d’années.
A l’époque, il y avait très peu d’enfants SC/ST qui fréquentaient l’école
gouvernementale. Celle-ci existait pourtant dans tous les villages. La majorité des
enfants en âge scolaire était employée dans les champs, dans l’élevage ou bien
dans un travail domestique. Beaucoup d’enfants s’occupaient également des
petits à la maison.
60
Une organisation protestante hollandaise qui finance des programmes d’écologie et de développement
communautaire.
RDT emploie des travailleurs sociaux ayant au moins une licence en
développement rural et si possible, une expérience. L’objectif donné à ces
travailleurs sociaux est de motiver les familles à envoyer les enfants à l’école
gouvernementale. Ils sont également chargés de mettre en œuvre des solutions
qui permettent aux familles d’envoyer au moins un enfant du foyer à l’école.
Cette action a comme résultat, en effet, l’inscription d’enfants SC / ST dans
les écoles gouvernementales dont les enseignants se trouvent alors affrontés à
des enfants qui non seulement n’ont aucun sens de la discipline en classe mais
n’ont surtout pas de tolérance vis à vis de celle-ci. Les enfants manquent de
propreté. Ils ont du mal à tenir une craie ou un crayon. Ils n’arrivent pas à articuler
la langue d’enseignement qui est le télougou, leur propre langue étant le sugali.
L’enseignant gouvernemental ne connaissant pas le sugali, rencontre la même
difficulté.
Tandis que ces problèmes concernent les enfants qui s’inscrivent à l’école
publique, la plupart des enfants ne s’y inscrivent pas. L’enseignant fait preuve de
discrimination en classe ; l’éducation est pour les autres (castes) disent les
parents; nous sommes pauvres disent d’autres. Nous retrouvons ces remarques
dans divers documents rédigés par RDT.
RDT crée alors des écoles supplémentaires dans le quartier des
intouchables. Ce sont des écoles informelles, organisées le matin et le soir en
dehors des heures de l’école publique. Les enseignants recrutés n’ont pas la
qualification des enseignants de l’école publique et ils se concentrent sur
l’apprentissage de l’alphabet télougou et d’une certaine discipline en classe. Les
enfants apprennent également
à tenir un crayon et à faire des dessins. Des
uniformes et des repas sont fournis gratuitement. Tout est fait pour attirer l’enfant
et le garder jusqu’à la fin de l’école primaire.
Ces enseignants sont souvent originaires des villages même. Le seul
critère important de recrutement est la connaissance du télougou (la lecture et
l’écrit). Il n’est pas envisagé de recruter du personnel enseignant plus qualifié de
l’extérieur car l’objectif de l‘école supplémentaire (ES) est de servir de tremplin
pour accéder à l’école gouvernementale. “ La plupart des enseignants provenaient
des hautes castes mais la communauté sentait bien qu’ils avaient à rendre des
comptes à RDT ”61. Selon plusieurs témoignages, ces enseignants ne font pas
preuve de discrimination. Quel était alors le rapport à l’école et le rapport aux
castes de ces enseignants ?
Initialement, l’ES a lieu dans un endroit déterminé par les populations avec
l’appui du travailleur social. Ceux-ci choisissent soit l’école gouvernementale
(quand celle-ci est convenablement située) soit un lieu à l’abri d’un arbre ou tout
autre abri temporaire. La construction des bâtiments scolaires commence en
1979. Celui-ci est socialement accessible et donc les enfants viennent en plus
grand nombre62.
Les enseignants recrutés reçoivent un appui en formation des anciens
directeurs d’école à la retraite et engagés par RDT. Les deux heures de cours
supplémentaires dans la matinée sont consacrées à la lecture, à l’écriture et au
calcul et les deux heures du soir sont réservées à des activités ludiques (jeux,
danse, chant ou bien sport), l’idée étant de maintenir l’intérêt des enfants pour ce
lieu de savoir nouvellement découvert.
Le programme attire d’abord 200 enfants, chiffre qui passe à 1500 à la fin
de la première année et à 5000 en 1980. Une première évaluation63 du
61
62
63
RDT, Evolution of Education Sector, 1999, p.3
ibidem, p.2
Rural Development Trust, Evaluation Report 1985 – 1986
programme à ce stade démontre que tous les enfants inscrits à l’école
supplémentaire ne le sont pas nécessairement à l’école gouvernementale.
Les raisons identifiées de ce phénomène au cours de la même évaluation,
sont les suivantes :
·
les enseignants des écoles supplémentaires, n’ayant pas de
qualifications importantes, ont peu de compréhension de la notion d’éducation.
Ils se seraient contentés de l’ES et n’auraient pas fait le nécessaire pour
motiver les populations à inscrire leurs enfants à l’école publique.
·
la qualité de l’éducation dispensée dans les écoles supplémentaires
n’est qu’une répétition de ce qui se passe dans les écoles gouvernementales.
Les enfants et les parents n’auraient pas senti la nécessité ni l’utilité d’envoyer
leurs enfants à l’école publique aux côtés des autres castes.
·
Parfois l’enseignant est qualifié mais le travailleur social manque de
motivation et les écoles supplémentaires ne fonctionnent pas régulièrement.
Une première vague d’inscriptions a intégré les enfants dalits dans les ES.
Mais celle-ci n’aurait pas rempli son objectif premier, celui d’intégrer les
enfants à l’école publique.
·
Et enfin parfois il s’agit d’un manque de motivation des enseignants,
plus intéressés par les autres volets de leur travail à RDT comme la
participation au programme de nutrition ou à des enquêtes. Ces enseignants
auraient également oublié la priorité des ES.
Rien n’indique si le fait d’introduire des écoles dans leurs quartiers a
effectivement modifié leur rapport au savoir des populations SC/ST. Pensaientelles toujours que l’éducation était pour les ‘autres’ ? Etait-ce toujours une raison
pour ne pas envoyer leurs enfants dans le lieu du savoir des ‘autres’ ? On peut
supposer que la discrimination continuait. Alors appréhendaient-ils encore cette
discrimination ? Avaient-ils modifié leur rapport aux castes ? Les hautes castes
découragent le plus possible les dalits à poursuivre leur éducation. “ Vous êtes
encouragés par RDT à poursuivre l’éducation. En le faisant, RDT ne fait qu’insulter
la déesse Saraswathi ”64.
Cette évaluation met en évidence, par ailleurs, d’autres problèmes
d’efficacité au niveau du programme. Les directeurs d’écoles en retraite, nommés
superviseurs, n’avaient pas la mobilité nécessaire. Ils visitaient à peine une école
par jour. Certains souvent malades ou âgés, ne visitaient pas les écoles mais
demandaient aux enseignants de venir leur rendre visite. De plus, beaucoup
d’entre eux étaient rigides dans leur approche, après plusieurs années passées
dans l’institution gouvernementale.
Le rapport indique également que 90% des enfants dalits qui s’inscrivent à
l’école gouvernementale ne terminent pas leur scolarité primaire. RDT décide
ainsi de se recentrer sur l’éducation primaire avec un nouvel objectif : tous les
dalits à l’école et la présence assidue de ces enfants au moins jusqu’à la fin du
cycle primaire. La ‘présence assidue’ devient alors le thème central du programme
éducatif.
Ces constats ont donné lieu en 1981 à un plan de restructuration. RDT et le
bailleur souhaitait une méthodologie et une pédagogie modernes que ces
superviseurs, étaient incapables d’appliquer. RDT remplace ceux-ci par des
jeunes ‘liaison officers’ (LO) et les équipent en motos pour assurer leur mobilité.
Ces jeunes pour la plupart sont déjà des employés de RDT, recrutés à d’autres
postes dans l’administration de RDT et promus au poste de LO après une bonne
compréhension de RDT et de sa méthodologie. Des méthodes modernes sont
introduites comme celle des visites impromptues dans les écoles.
64
RDT, Evolution of Education Sector, 1999, p.2. Saraswathi est la déesse du savoir dans le panthéon hindou.
L’emploi du temps, le cursus, l’achat et la distribution du matériel scolaire
qui étaient jusqu’alors gérés au niveau du travailleur social, commencent à être
centralisés afin de créer une uniformité et une qualité dans les écoles
supplémentaires de RDT et une identité de celles-ci. Cette mesure permet
également de prévoir un système de contrôle de qualité par le biais des LO.
Les écoles sont regroupées par petites zones afin de localiser leur
administration, de rendre plus efficace leur supervision et la distribution de
matériel scolaire, et d’encourager la compétition entre elles. Ce regroupement
d’écoles par zone a donné lieu à une nouvelle structuration des ressources
humaines. Chaque zone avait son enseignant en chef, employé à plein temps,
chargé en dehors des heures de cours, de l’administration, de la formation des
enseignants et de la supervision des écoles de sa zone.
Cette phase peut être qualifiée comme celle de l’expansion et de la
modernisation. En effet efficacité, compétition, adaptation de la structure des
ressources humaines et de la structure du programme éducatif, conception d’un
cursus et d’un emploi du temps centralisé, supervision des écoles et des
enseignants, sont quelques notions et termes que l’on retrouve souvent après
l’évaluation de 1980.
Dans la mesure du possible l’effectif d’une classe supplémentaire était
maintenu à 35 enfants. De nouveaux enseignants étaient recrutés mais
dorénavant la qualification demandée pour ce poste était celle du baccalauréat.
Les enseignants en chef, nouvellement nommés, avaient la charge de
motiver les familles à inscrire les enfants en âge scolaire dans les écoles
gouvernementales. Au fur et à mesure de l’avancement du programme, ces
enseignants employés à mi-temps furent réquisitionnés sur les autres volets et
sont ainsi devenus des employés à plein temps avec un salaire conséquent. Deux
ans après cette restructuration c’est à dire en 1983, 80% des enfants SC /ST
inscrits à l’école supplémentaire étaient également inscrits à
l’école
gouvernementale.
En 1984, RDT reçoit le soutien financier de l’association française, Aide et
Action pour son programme d’éducation.
En 1985, le nombre des enfants
concernés par le programme éducatif s’élève à 10000. A ce stade, RDT a décidé
de se séparer de tous les enseignants insuffisamment qualifiés, c’est à dire
n’ayant pas le certificat d’enseignement secondaire. Une Cellule d’enseignantsformateurs a été créée. Elle était mobile dans un premier temps, se déplaçant
d’une zone à une autre pour ensuite s’installer dans le village de Yatakal, grâce au
don d’un parrain. Des réunions étaient tenues deux fois par mois entre la Cellule,
les LO et l’administration centrale, permettant de comprendre les problèmes sur le
terrain, ceux des enfants et ceux du personnel enseignant.
Le programme est devenu très vaste et certaines communautés s e
trouvèrent isolées. Afin de résoudre les problèmes liés à l’éloignement des
communautés ou des enfants, RDT commence de nouvelles activités, telles la
célébration des fêtes, la publication d’un bulletin appelé Chinnari Lokam (le
monde des petits) et la création d’une représentation des enfants bénéficiaires.
L’objectif de RDT était de créer un sentiment de fraternité au sein de cette vaste
organisation. Chinnari Lokam est devenu un appui important de lecture, un moyen
d’écrire pour les enfants intéressés par l’écrit et enfin un moyen de communication
sur la vie du programme de RDT. La célébration des fêtes a permis de faire naître
un intérêt pour le théâtre, la danse, le chant, et le sport car telles étaient les
activités menées régulièrement dans le cadre de ces fêtes. Le lieu de l’école a
permis également un rassemblement des différentes communautés religieuses
et a constitué le début de l’intégration des communautés. RDT a poussé, à s a
manière, les enfants intéressés dans les domaines cités ci-dessus, à
l’excellence. Des concours de danse, de théâtre ou de chant étaient organisés.
Ces concours permettaient aux enfants de sortir de leur village, très souvent pour
la première fois, ne serait ce que pour découvrir Anantapur. Il y a eu également
dans ce cadre des concours sportifs ou de culture générale. La représentation des
enfants bénéficiaires était constituée d’enfants élus (un par zone). Elle s e
réunissait une fois par trimestre en présence du responsable de l’éducation de
RDT pour faire connaître leurs soucis et leurs préoccupations.
En 1985, presque tous les enfants des écoles supplémentaires étaient
inscrits dans les écoles gouvernementales. Le taux de réussite aux examens
publics au niveau 7 (fin de l’enseignement élémentaire) et au niveau 10 (fin de
l’enseignement secondaire) s’est régulièrement amélioré. Une comparaison entre
le taux de réussite des enfants des
autres castes dans les
écoles
gouvernementales et celui des enfants dans les écoles RDT, permet de situer la
réussite du programme RDT. En 1984, à l’examen du niveau 7, ce taux est de 39%
pour les enfants des écoles gouvernementales tandis qu’il est de 58% pour les
enfants des écoles RDT. En 1985, les mêmes chiffres sont à 41% et 61%
respectivement. Les chiffres pour l’examen du niveau 10, montrent la même
tendance. En 1984, le taux pour les écoles de RDT dépasse de 15% celui des
écoles gouvernementales. En 1985, le taux est de 18% pour celles-ci contre 30%
pour les écoles RDT.
Le programme d’éducation par le biais de l’école supplémentaire n’a pas
changé sur le fond pendant plus de dix ans. Les écoles supplémentaires ont
réussi à sensibiliser une large partie de la population cible sur la question de
l’éducation. L’ensemble des actions décrites plus haut a permis une certaine
ascension sociale de cette population. Les enfants dalits n’appréhendent plus
l’école publique et la fréquentent avec fierté. En effet, ils ont un meilleur taux de
réussite que les enfants de hautes castes. RDT se pose régulièrement la question
de la pérennisation de ces écoles beaucoup trop coûteuses pour la population
cible. En 1995, en moyenne le salaire mensuel de l’enseignant est de 1500
roupies. Tandis que l’ascension sociale est tangible, l’ascension économique
l’est un peu moins. La crise générée par la décision de retrait de ActionAid a
précipité la réflexion et a donné lieu au premier changement de fond : la
transformation des écoles supplémentaires en écoles communautaires. La
suppression de l’école supplémentaire n’a jamais été envisagée. Celle-ci avait
rempli ses premiers objectifs, à savoir, inciter les parents dalits à inscrire leurs
enfants à l’école gouvernementale et aider ceux-ci à assimiler la culture de l’école.
Ni le taux d’inscription ni le taux d’assiduité n’atteint 100% pour les enfants dalits.
Ce phénomène ne se rapporterait plus à l’imaginaire des castes mais plutôt aux
contraintes économiques, à l’intérêt de l’enfant ou bien au suivi de l’assiduité. Il
n’est pas possible à un agent de RDT de surveiller tous les jours les écoles qui
commencent à 6h30 du matin. Comment impliquer les parents afin qu’ils prennent
le relais de la supervision et du contrôle ?
Il y avait donc deux écoles parallèles dans le village : l’école supplémentaire
et l’école gouvernementale. La qualité de l’enseignement dans cette dernière est
en effet une question tout aussi importante que l’assiduité des enseignants.
Tandis que les populations n’étaient pas en mesure de réagir à ces problèmes, il
y a vingt ans, tout laisse à penser qu’ils le sont aujourd’hui. Pourquoi maintenir
alors l’école supplémentaire à tout prix ? Pourquoi ne pas diriger les efforts vers
l’amélioration de l’école gouvernementale qui est gratuite ?
Alors que les financeurs de l’action se posent ces questions, RDT reste
persuadée que les écoles supplémentaires doivent continuer. On se demande
pourquoi. A la même époque, il est question d’intervenir dans une nouvelle zone,
Dharmavaram. Mais RDT souhaite que cette nouvelle intervention prenne en
compte les questions de coût, de supervision, de contrôle et de prise en charge
des responsabilités par les parents. Au responsable de cette zone, Dasrath, est
confiée la mission d’étudier la faisabilité de l’intervention. Il a la liberté d’essayer
une nouvelle forme d’intervention car les problèmes de l’éducation à
Dharmavaram sont particuliers. C’est en effet une région marquée par le
mouvement radical des naxalites65. La sensibilité des populations est relativement
forte sur la question de leurs droits. Les enfants dalits sont en grande partie
scolarisés car l’éducation est jugée importante par ces populations. Toutefois les
sureffectifs dans les écoles amènent les enseignants à délaisser d’abord les
enfants dalits qui ne bénéficient pas en conséquence de l’attention nécessaire.
Leur rapport au savoir et à l’école est différent de celui rencontré par RDT à
Anantapur en 1978. Ils font part de leur souci, entre autres, pour une meilleure
éducation. Dasrath leur promet l’appui de RDT pour des écoles qui doivent être les
leurs, c’est à dire des écoles communautaires. Les populations doivent y
contribuer financièrement. Elles choisissent l’enseignant, ils assurent la bonne
conduite de l’enseignement et s’organisent pour le suivi et la gestion. RDT
soutient les populations dans ce processus aussi bien sur le plan financier que
sur celui de l’organisation communautaire. Mais les parents doivent être
responsables de ces écoles. Ils acceptèrent et RDT décide d’essayer les écoles
communautaires dans une trentaine de villages. L’expérience réussit, ce qui
encouragea l’organisation à aller dans ce sens dans toutes les zones
d’intervention.
Onze ans après le début de son appui à RDT, Aide et Action décida en 1995
au moment où les premiers enfants bénéficiaires devenaient des acteurs
importants de la société villageoise, de retirer progressivement son soutien à la
65
Mouvement extrémiste marxiste né à Naxalbari au Bengale dans les années 60 avec pour objectif, la justice pour les
pauvres, pour lequel ils se livrent à la violence, s’il le faut.
zone, souhaitant passer le relais du programme éducatif aux communautés.
Autrement dit, Aide et Action décida qu’elle ne pouvait soutenir une même
communauté éternellement et que si les populations étaient suffisamment
sensibilisées quant au besoin d’éducation, elles devaient apprendre à se prendre
en charge. Cela fut décidé sans connaissance de l’expérience de RDT à
Dharmavaram, ni de sa crise interne. La décision d’Aide et Action n’est pas liée à
celle de ActionAid dont elle n’a même pas eu connaissance. Aide et Action ne
s’était pas intéressée jusqu’alors aux détails de la stratégie de RDT ou, du moins
cette stratégie avait été acceptée par défaut. Cette décision du retrait cherchait à
susciter une dynamique éducative encore plus forte chez les populations
bénéficiaires afin qu’elles acquièrent la capacité de gérer leurs écoles et de les
faire évoluer dans le temps en fonction de l’évolution des besoins. RDT proposa
alors d’appliquer l’expérience de Dharmavaram à la zone Aide et Action à
Anantapur qui comporte 137 villages. Les populations de ces villages furent
consultées et l’expérience de Dharmavaram leur fut racontée. Malgré leur
résistance initiale au changement proposé, RDT les mit devant le fait accompli :
l’éducation est de leur responsabilité et ils doivent en accepter la charge. Les
populations acceptirent de maintenir l’école supplémentaire sous la forme d’une
école communautaire. Un plan de retrait fut signé entre Aide et Action et RDT. RDT
devait, en partenariat avec Aide et Action, accompagner les populations à mettre en
œuvre cette formule. Des populations dont le souci principal était souvent encore la
simple survie, acceptèrent la prise en charge de l’offre éducative. Ce fait, serait-il le
résultat d’un nouveau rapport au savoir créé par RDT auprès de ces populations,
si souvent répété dans les entretiens avec ses dirigeants, à savoir que les enfants
SC/ST doivent jouir d’une égalité dans la société dans tous les sens du terme et
pour cela d’un esprit de compétition et d’excellence ? Le bâtiment scolaire, serait-il
la représentation de l’instituant qui aurait permis de modifier leur rapport au
système des castes et l’imaginaire lié à la hiérarchie dans la société ? Serait-ce
l’imaginaire pulsionnel, décrit par René Barbier dans ‘l’Approche Transversale’66,
qui aurait poussé l’intouchable à saisir cette institution ? Le savoir a toujours eu la
représentation du pouvoir. Lors d’une de mes visites sur le terrain en 1998, j’ai
assisté à un rapport de force entre les communautés de hautes castes et les
communautés dalits au sujet de l’école communautaire. (Je souhaite préciser ici –
et il est également admis par RDT dans plusieurs entretiens – qu’il existe des
pauvres (économiquement) même parmi les autres castes). Les hautes castes
voulaient inscrire leurs enfants à l’école communautaire et les dalits le leur
refusaient. Ceux-ci considèrent que cette institution leur appartient et qu’ils doivent
être les seuls à en bénéficier alors qu’elle a tout intérêt à accueillir le plus grand
nombre ne serait-ce que pour assurer sa survie. La participation financière des
communautés dalits est largement insuffisante aujourd’hui pour le fonctionnement
de l’école. Le temps dira s’ils y parviennent à l’échéance prévue.
66
René Barbier, L’Approche Transversale, Anthropos, 1997, p.106.
CHAPITRE 6
Conclusion
Le phénomène d’intouchabilité n’a jamais été un sujet de débat dans la
structure sociale et politique hindoue durant des siècles. Ce n’est qu’au XIXe
siècle qu’il le devient, au moment où cette société est dominée par une puissance
étrangère occidentale qui vient la déranger dans ses fondements et s a
philosophie. Se pose alors la question de savoir comment combattre ce
phénomène qui va à l’encontre de la valeur fondamentale (de cette puissance
étrangère) qui est celle de l’égalité des hommes ? Dans l’imaginaire du système
des castes, ce que nous appelons le ‘destin’ d’un individu n’est pas un hasard
mais plutôt une conséquence de ses actes dans le passé (dans la vie actuelle ou
dans une vie antérieure) (voir page 7). Cet imaginaire explique ainsi les inégalités
inhérentes à la vie humaine : une explication ‘rationnelle’ de l’irrationnel. Comment
expliquer sinon, pourquoi un enfant qui n’a pourtant encore fait aucun acte
intentionnel dans sa vie, souffre d’une maladie grave ? Comment expliquer qu’un
homme reste sur sa faim dans l’accomplissement de ses désirs, alors qu’il en
voit d’autres avancer avec plus de facilité ? Enfin comment expliquer qu’une fillette
de quelques mois sort vivant des décombres trois jours après le tremblement de
terre en Turquie cette année qui a fait plusieurs milliers de morts ? Au fond,
pourquoi ce sans-fond, décrit par Castoriadis, serait-il ‘source de création’ pour
certains êtres humains et ‘source de destruction’, pour certains autres ? Pour
l’hindou, c’est le parcours spirituel de chaque individu qui en serait la cause, donc
une conséquence de ses actes spirituels. Chaque individu est lui seul,
responsable de son parcours dans l’ordre socio-cosmique. La valeur d’égalité des
hommes de la civilisation judéo-chrétienne est donc en contradiction avec
l’hindouisme et son système de castes.
La question des inégalités et du besoin primordial d’égalité est amplement
posée et établie dans les Constitutions, les projets éducatifs, et les discours des
nouvelles nations. Depuis deux siècles, le monde est entré dans un modèle de
développement qui est celui du marché économique. La révolution industrielle qui
a démarré en Grande Bretagne, s’est étendue en Europe et par le biais des pays
colonisateurs au monde entier. La fin de la colonisation n’a pas mis fin à ce
modèle dans les anciennes colonies mais bien au contraire, elle les a jetées dans
la course économique mondiale. Ce modèle se veut prométhéen, productiviste,
expansionniste et dominé par des préoccupations marchandes. Il veut connaître,
s’adapter et maîtriser la nature par la technologie et les sciences. Il met en avant le
matérialisme, le rationalisme et la compétition. La notion d’égalité alors, n’est-elle
pas en contradiction avec ce modèle qui par définition pousse l’homme à faire
plus et faire mieux que les autres et qui aboutit à des inégalités profondes entre le
patron et l’ouvrier, par exemple.
Est-ce que le fait de créer une égalité des chances suffit à créer une société
juste ? Il est reconnu que les hommes sont tous différents les uns des autres
mais ils sont surtout fondamentalement inégaux. L’esprit laïc des écoles du
colonisateur et ensuite de la nouvelle nation indienne auraient tout simplement
mis de côté ces interrogations de l’homme en les qualifiant d’irrationnelles (par le
colonisateur) et d’être en dehors des ambitions de la nation par la suite.
L’imaginaire du système des castes répondait à un certain nombre de questions
que l’homme peut se poser par rapport à sa vie intérieure. L’égalité des hommes
comme valeur à défendre, semblerait alors difficile à approprier par les hindous
mais aussi par ceux qui se sont convertis au christianisme. Ceux-ci maintiennent
leur imaginaire lié aux castes, aux rites et aux rituels de leur religion précédente, ce
qui laisserait à penser que leur questionnement profond n’a pas eu de réponse.
Le christianisme n’explique pas le bon ou le mauvais destin de l’homme. “ Il est
difficile d’imaginer comment l’esprit humain pourrait fonctionner sans la conviction
qu’il y a quelque chose d’irréductiblement réel dans le monde ; et il est impossible
d’imaginer comment la conscience pourrait apparaître sans conférer une
signification aux impulsions et aux expériences de l’homme” 67. En parlant de
l’imaginaire sacral dans l’Approche Transversale, René Barbier dit que “ c’est un
fait de l’impact de forces et d’énergies qui nous traversent sans que nous puissions
les contrôler (forces telluriques, bouleversements écologiques, énergies
cosmiques, ou plus modestement notre rapport à la mort et au non-être)68.
J’ajouterais à cette liste, notre rapport avec la chance ou le destin rencontré dans
cette vie. “ L’être humain est jeté dans la nature et doit y trouver un sens69 ”. Alors le
karma est le sens que donne l’hindou à son destin.
Dans mes hypothèses au début de ce mémoire, j’ai évoqué le fait que
l’imaginaire social et le rapport au savoir des populations étaient fondés sur un
imaginaire sacral. L’école laïque, même en reconnaissant la nécessité spirituelle
dans l’esprit des Indiens, ne l’aurait pas véritablement compris ou bien n’y aurait
pas accordé l’importance nécessaire. “ apprendre fait sens en référence à l’histoire
du sujet, à ses attentes, à ses repères, à sa conception de la vie, à ses rapports aux
autres, à l’image qu’il a de lui-même et à celle qu’il veut donner aux autres70” Or la
67
Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Paris, T.1., 1976, p.7., cité par René Barbier dans
L’Approche Transversale,. p.112
68
René Barbier, L’Approche Transversale, Anthropos, 1997, p.312.
69
70
ibidem, p. 312
Bernard Charlot, Rapport au Savoir, Eléments pour une théorie, Paris, Anthropos, 1997,
pp84-85.
conception de son existence sur terre, son rapport au monde, son rapport aux
castes ont tout naturellement, exclut le dalit du lieu d’acquisition formelle de savoir.
“ L’imaginaire pulsionnel ” de Vincent Ferrer l’aurait poussé durant toute s a
vie à ‘aider le défavorisé’ ? Pour ce faire il contourne l’institution, qu’elle soit
catholique, politique, ou éducative. Il a une foi profonde dans le Christ mais ce
n’est pas sa foi qu’il a souhaité faire connaître en Inde. Il est expulsé par les
politiques une fois, mais cela ne l’empêche pas de revenir. Enfin, il contourne
l’institution éducative en créant des écoles pour les dalits dans les quartiers des
dalits. Il est profondément attaché à son désir d’aider les pauvres. Et cette pulsion
génère une énergie qui débouche sur une création permanente. La création qui
nous intéresse ici, c’est en effet l’école supplémentaire devenue plus tard, l’école
communautaire. RDT est devenue une véritable institution dans la région ainsi que
son école pour les dalits et les populations tribales. Cette école ne répondait pas
davantage par son contenu aux questions d’ordre spirituel évoquées plus haut
dans ce chapitre de conclusion. Au contraire, elle a l’obligation de rester encore
plus laïque, car toute initiative prise par un prêtre catholique à l’égard des
intouchables provoque la méfiance de tous. Elle est limitée aux intouchables, au
départ par défaut, parce que les autres castes ne voulaient pas s’y aventurer, et
ensuite par politique définie collectivement. Elle est aujourd’hui sollicitée par tous,
y compris par les hautes castes qui n’y sont pourtant pas admises. Les dalits en
ont décidé ainsi. Alors comment les dalits, se sont-ils approprié un lieu abritant le
savoir ? Comment se sont-ils approprié la personne qui possédait le savoir et qui
pour ce faire avait parcouru un certain chemin (dans l’ordre socio-cosmique) ?
Comment est-ce qu’une institution inscrite dans une communauté, a-t-elle modifié
l’imaginaire du savoir des intouchables ? Comment a-t-elle percé le tissu de
l’imaginaire lié aux castes ? En quoi est modifié leur rapport au destin, qui aurait
été pourtant si clair dans l’imaginaire traditionnel ?
ANNEXE
71
Statistiques sur les quatre mandals concernés par le financement Aide et Action :
Kambadur
Kundurpi
Brahmasamudram
Settur
Nombre de hameaux
26
26
21
23
Nombre de familles
7082
7217
5616
5645
Population
dont féminine
38672
18623
39392
19155
32243
15804
31418
15351
Taux d’alphabétisation
30,1%
27,4%
17,4%
23,2%
Taux d’alphabétisation
masculine
69%
72%
75%
72%
Taux d’alphabétisation
féminine
31%
28%
25%
28%
Population SC
8852
6647
5266
6267
% / population totale
23
17
16
20
Population ST
2310
270
1028
472
% / population totale
6
0,7
3,2
1,5
Population active
17343
18645
14836
14073
Propriétaires terriens
7225
10186
6662
7737
Paysans sans terres
7368
6898
5774
4543
Pluie annuelle en 1994-95
(en mm)
443,3
521,3
458,3
429,8
Pluie annuelle en 1995-96
344,1
616
496,1
623,5
Pluie annuelle en 1996-97
699
693,9
746,9
868,1
71
Hand Book of Statistics, Anantapur District, 1996-97.
Kambadur
Kundurpi
Brahmasamudram
Settur
27435
55748
28313
30884
Superficie irriguée (en
hectares en 1996-97)
1069
1099
1977
746
Nombre d’usines
Nombre de personnes
employées (en 1996-97)
-
1
2
-
-
Nombre de petites
entreprises
Nombre de personnes
employées
1
9
-
-
2
30
Superficie totale (en
hectares)
Superficie agricole
Ressources minérales
granite
Nombre d’écoles primaires
en 1996-97
39
33
30
32
Nombre d’enseignants
67
48
33
33
Nombre d’enfants inscrits
5568
4828
3123
4461
Nombre de filles inscrites
2611
2189
1430
2068
Nombre d’écoles primaires
supérieurs en 1996-97
2
2
7
3
Nombre d’enseignants en
primaire supérieur
11
7
18
6
Nombre d’enfants inscrits en 1135
primaire supérieur
602
1836
762
Nombre d’écoles
secondaires
3
3
1
2
Nombre d’enseignants en
secondaire
43
21
2
15
Nombre d’enfants inscrits
1524
746
133
701
Kambadur
Kundurpi
Brahmasamudram
Settur
Nombre d’internats destinés 1
aux garçons SC
Nombre d’enfants inscrits
(en 1996-97)
71
6
2
2
459
165
128
Nombre d’internats destinés aux filles SC
Nombre d’enfants inscrits
(en 1996-97)
-
2
-
-
205
-
-
Nombre d’internats destinés aux garçons ST
Nombre d’enfants inscrits
(en 1996-97)
-
-
-
-
-
-
-
Nombre d’internats destinés aux filles ST
Nombre d’enfants inscrits (
en 1996-97)
-
-
-
-
-
-
-
Distribution / Attribution des terres agricoles par catégorie de population
défavorisée à la date de 31.03.1997 :
Mandal
Total en No. de
No. de
hectares bénéf SC bénéf ST
No. de
bénéf BC
No. de bénéf
OC
Kambadur
219
10
30
10
Kundurpi
219
7
45
2
Brahmasamudra
90
10
25
2
418
15
40
25
3
m
Settur
5
Distribution des terres pour le logement par catégorie de population défavorisée à
la date de 31.03.1997 :
Mandal
Total en No. de
No. de
No. de
hectares bénéficiaires bénéficiaire bénéficiaires
SC
s ST
BC
No. de
bénéficiaire
s OC
Kambadur
11,95
105
352
39
Kundurpi
11,85
150
231
32
Brahmasamudra
18,31
102
503
24
6,22
50
177
60
136
m
Settur
2
Présentation du chercheur
Chargée depuis 1992, du suivi des programmes d’éducation de base financés, en
Inde, par l’ONG française Aide et Action, je suis naturellement devenue une militante de
l’Education Pour Tous. La découverte progressive d’un monde nouveau pour moi, celui des
SC/ST en milieu rural, m’a conduit à m’interroger sur les motivations profondes de ces
populations et sur l’impact des changements exogènes apportés par l’ONG sur leur imaginaire.
C’est ce qui m’a poussée a entreprendre un travail de recherche dans ce domaine.
En juin 1995, j’ai rencontré une population tribale habitant une région forestière très
reculée du Nord de l’Inde à quelques kilomètres de Renukoot (180 kilomètres au sud de
Bénarès), à laquelle divers projets avaient été proposés : l’eau potable et l’école, entre autres.
L’école n’était pas, à l’origine, une demande des populations, mais une fois instaurée, les
enfants y sont venus nombreux. La communauté, sans grand contact avec le monde
extérieur, semblait faire perdurer son mode de vie ancestral. Un système de troc entre
familles évitait tout contact avec le monde extérieur. Les membres de cette communauté
n’avaient jamais connu l’école. En quoi le fait de savoir lire, écrire et compter pouvait améliorer
leurs conditions de vie ? Pourquoi paraissent-ils accepter cette école nouvelle alors que les
connaissances qu’ils y acquerraient ne semblaient pas d’une utilité majeure dans leur vie au
quotidien ? Quel était leur rapport au savoir ? L’école faisait dorénavant partie de leur vie et
nous, en tant qu’ONG de développement, leur demandions de la prendre en charge. Les
communautés participeraient-elles à l’effort de pérennisation de cette offre éducative ? Depuis
cette mission à Renukoot, je ne cesse de me demander ce que ce ‘développement’ apportait
aux populations concernées et quelles étaient leurs appréhensions à ces changements au
delà des avantages matériels ? Ce sont ces interrogations qui sont à l’origine de mon intérêt
pour la recherche en Sciences de l’Education.
Parmi les 18 programmes financés par Aide et Action en Inde, j’ai retenu celui de RDT
comme terrain pour la recherche. Tout d’abord en raison de ma connaissance de la langue
pratiquée par les bénéficiaires, le télougou, ma famille étant originaire de l'état d’Andhra
Pradesh. De plus, la zone d’intervention de RDT représente, de par son importance, un champ
adapté à l’étude que je souhaitais mener. L’intervention d’AEA couvre 137 villages pour une
population d’environ 30000 personnes et l’intervention de RDT est suffisamment ancienne
pour avoir induit une évolution dans les comportements et les mentalités des populations.
Malgré l’existence de l’école publique depuis quelques décennies, une véritable dynamique
éducative s’est créée dans la zone depuis l’intervention de RDT en 1978. Le programme
éducatif a atteint un stade de maturité et les bénéficiaires ont la capacité et le recul
nécessaire pour s’exprimer sur le sujet. La zone bénéficie d’une offre éducative variée, celle
de l’état (école formelle gratuite), celle de l’ONG (école non-formelle), celle des organismes
privés (école formelle payante). Enfin le dernier facteur est le programme lui-même qui a
retenu toute mon attention en 1995.
Je suis, en effet, à l’origine de la décision prise par Aide et Action cette année-là, du
retrait de son soutien financier après quinze ans d’intervention (c’est à dire en 2002 pour
RDT) et ceci dans le but de rendre les populations responsables de l’éducation de leurs
enfants et de pérenniser ainsi l’action éducative. A l’époque, je qualifiais l’école
supplémentaire d’institution éducative parallèle (à l’école gouvernementale) qui survivrait aussi
longtemps qu’elle recevrait un soutien de l’extérieur. J’étais persuadée que sans ce soutien,
les populations se contenteraient de l’école gouvernementale gratuite qu’elles fréquentaient
alors. Consultées, les populations ont confirmé leur souhait de continuer les écoles
supplémentaires, même sous une autre forme et avec leur participation financière. Aide et
Action, soucieuse de respecter la demande éducative et de rester à l’écoute des populations,
a accepté. Elle n’était pas convaincue de l’intérêt d’un ‘système éducatif parallèle’ alors que la
population cible
-
avait commencé à fréquenter l’école publique ;
-
n’était plus intimidée par les castes privilégiées et
- reconnaissait parfaitement le rôle joué par l’éducation dans leur ascension
sociale.
Mes visites sur le terrain depuis 1996 m’ont bien confirmé cette demande des SC/ST
de maintenir, à tout prix, ces écoles qui ne constituent pas simplement un ‘système parallèle’,
comme je l’avais imaginé, mais qui, pour eux, relevait peut-être de l’ordre du sacré. Reste à
voir ce qu’elles deviendront d’ici dix ans sous le contrôle des populations SC/ST?
Mon travail à Aide et Action m’a permis d’accéder aux villages en Inde, ce qui a
constitué ma première vraie rencontre avec le monde villageois indien. D’origine indienne, je
suis installée en France depuis une dizaine d’années après un mariage avec un français. Je
suis née brahmane mais je n’en ai pas véritablement pris conscience dans ma vie en Inde. Ma
famille avait plutôt adopté une culture urbaine moderne. Le voisinage était cosmopolite,
composé de différentes religions et aussi sans doute de différentes castes, sans que nous
n’y ayons jamais accordé d’importance particulière. J’appartiens à cette classe moyenne
urbaine dite ‘avancée’ mais ignorante de bien des réalités de l’Inde, surtout rurale. J’ai
découvert le sens du mot ‘caste’ et l’imaginaire lié à ce système, au cours de mes rencontres
dans les villages où il est vécu avec une intensité qui dépassait mon imagination. J’ai pris
connaissance de la vie des intouchables alors que l’existence même de l’intouchabilité me
semblait être un fait du passé. J’ai découvert les conditions de l’enseignement dans les
régions rurales si différentes des nôtres en ville. J’ai vu des enfants en servitude pour dettes
et le combat quotidien de leurs familles pour la survie.
J’ai appris à connaître ce monde villageois, si simple dans ses besoins, ses
expressions, ses goûts, ses attitudes et ses comportements et si complexe dans ses
structures, ses traditions, ses us et coutumes et ses religions. Au fil des années, ma curiosité
pour ce monde s’est renforcée. Le contact avec ces populations villageoises m’a été d’un
enseignement tout aussi riche que celui avec la culture occidentale lors de mon installation en
France. Ces deux rencontres presque simultanées, ont provoqué une remise en cause d’un
certain nombre de valeurs et d’illusions et ont réveillé en moi cette recherche du véritable sens
de la vie.
Une volonté toute simple de donner un sens au métier que j’exerce et à ma vie m’a
poussé à m’investir dans cette recherche que je souhaite maintenant approfondir au cours
d’une thèse.
Méthodologie de recherche
La recherche pour le mémoire de DEA était, pour une très bonne partie, une recherche
documentaire. En ce qui concerne la question des dalits et celle de l’imaginaire de la politique
éducative menée en Inde, à part quelques entretiens menés au National Institute for
Educational Planning and Administration, notamment avec Messieurs Govinda et Varghese, la
recherche a été menée sur la base de documents. Pour ce qui concerne le père Ferrer et
RDT, j’ai pu avoir de longues entretiens avec Anne Ferrer (femme de Vincent Ferrer et
Directeur Associé de RDT), Malla Reddy, Tippeswamy, Hari Narayan. Je n’ai pas pu
rencontrer Vincent Ferrer depuis le début de cette recherche car il était en déplacement lors
de mes deux visites à RDT cette année. Mes appréciations concernant les populations et leurs
demandes sont basées sur de nombreux quoique brefs, contacts avec elles lors de mes
missions sur place, depuis 1993. Ces appréciations figurent dans mes rapports de mission.
Malgré mes recherches, je n’ai pas pu, au cours de cette année, accéder à des études
sociologiques sur la caste des mala, ce qui aurait peut-être donné quelques éclaircissements
sur leur rapport au savoir.
En ce qui concerne la recherche pour la thèse, malgré le souhait de mener une
recherche action de type existentiel, je ne le crois pas possible. Cette approche demande une
participation et une implication de l’objet de recherche qu’il me semble actuellement difficile
d’obtenir. Premièrement, RDT n’est pas demandeur de cette recherche. Au contraire, j’ai senti
quelques inquiétudes de ses dirigeants quant aux conséquences de la recherche. Je pense
avoir noué une relation personnelle de confiance avec eux, mais aux yeux de RDT, je
représente aussi un financeur d’actions. Traditionnellement, les relations entre un bailleur
d’une relative importance, et un opérateur sur le terrain restent distantes. Chacun garde ses
secrets, ses prérogatives, ses distances et ses soucis et nous sommes en fait très loin d’un
partenariat réel. Deuxièmement, RDT est un opérateur militant qui veut agir au profit du plus
grand nombre. Lutter contre l’extrême pauvreté de ces milliers de personnes est sa seule
préoccupation et il n’a ni le temps ni les moyens aujourd’hui de se préoccuper d’une recherche
minutieuse d’ordre scientifique.
Il me semble préférables dans ces circonstances, de procéder par des entretiens
approfondis avec quelques personnes clé, choisies conjointement avec RDT : le Père Ferrer ;
un ou une jeune dalit de la première génération “ d’éduqués ”; une femme dalit, mère d’un
enfant ayant fréquenté l’école supplémentaire ; un enseignant de l’école supplémentaire au
début de l’action ; une femme appartenant à une haute caste. Ces entretiens seront menés en
plusieurs fois.
Je propose de faire une thèse sur une période de quatre ans. La première année
(1999-2000) sera consacrée à une recherche théorique dans le domaine du ‘rapport au
savoir’ et de ‘l’imaginaire’. La deuxième année (2000-2001) sera consacrée aux entretiens sur
le terrain. En effet, je serai installée en Inde pour une durée d’un an dans le cadre d’une
recherche menée par Aide et Action sur la demande éducative permettant de déterminer les
orientations, à moyen terme, de l’association dans ce pays. Je pourrai en consacrer quatre
mois aux entretiens pour la thèse. La troisième année sera consacrée en partie aux entretiens
(lors des missions) et en partie à une étude sociologique de la caste des mala et la quatrième
année à la rédaction de la thèse.
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