1. Œuvre intégrale : BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, 1784

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1. Œuvre intégrale : BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, 1784
 SEQUENCE 2 THEATRE ET ARGUMENTATION AU XVIIIème SIECLE : UNE REVOLUTION DES IDEES ET DES FORMES Objets d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, La question de l’Homme dans l’argumentation Problématique retenue : Comment la richesse idéologique du XVIIIème siècle a-­‐t-­‐elle suscité des formes littéraires d’une grande variété ? 1. Œuvre intégrale : BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, 1784 Lectures analytiques : q Acte premier, scène première : l’exposition q Acte premier, scène 10 : le Comte mis en difficulté, jusqu’à « Où donc est Marceline ? » q Acte III, scène 5 : une joute entre Figaro et le Comte, de « Voyons-­‐le venir… » à « Je l’enfile et le paye en sa monnaie » q Acte V, scène 3 : le monologue de Figaro, jusqu’à « les petits écrits. (Il se rassied) » Études d’ensemble : Une satire des privilèges Les questions dramaturgiques Textes complémentaires : Le jeu dramatique : MARIVAUX, Les Acteurs de bonne foi, 1757 scènes 1 à 3 DIDEROT, Le Paradoxe sur le comédien, 1773, le comédien de « réflexion » et le comédien « d’âme » Rencontre avec le monstre : J RACINE, Phèdre, Acte V, scène 6, 1677 J. COCTEAU, La Machine infernale, acte II, 1934 E. IONESCO, Rhinocéros, acte II, tableau II, 1959 Question sur le corpus : Par quels moyens dramaturgiques le monstre est-­‐il représenté dans ces scènes ? Lecture cursive : IONESCO, Rhinocéros, 1959 Le théâtre, spectacle vivant : Les élèves ont visionné des scènes du Mariage de Figaro, selon deux mises en scène : q Une captation de la mise en scène de François Ha Van au Lucernaire en 2009 q Un film de Marcel Bluwal avec Jean-­‐Pierre Cassel, Jean Rochefort, 1961 Ils ont assisté à la représentation de Ionesco suite, mise en scène E. Demarcy-­‐Mota au théâtre des Abbesses et de Phèdre de Racine, mise en scène Michael Marmarinos à la Comédie française. 2. Œuvre intégrale : VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme, 1759 Lectures analytiques : q Chapitre III, la dénonciation de la guerre, jusqu’à « et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde » q Chapitre VI, l’autodafé et la dénonciation de l’intolérance, en entier q Chapitre XVIII, le sens de l’utopie, de « Candide et Cacambo montent en carrosse » jusqu’à « vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. » q Chapitre XXX, le dénouement, de « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? » à la fin Études d’ensemble : Candide, un apologue Le périple de Candide :les étapes de son voyage, son évolution philosophique Texte complémentaire : KANT, Qu’est-­‐ce que les Lumières ?,1784 3. Groupement de textes : Vers plus de justice sociale Les dysfonctionnements politiques et sociaux mis à jour par les textes argumentatifs au travers des siècles Lectures analytiques : q LA BRUYERE, Les Caractères, « De l’homme », 1688 q PREVERT, Paroles, « La Grasse Matinée », 1949 Texte complémentaire : HUGO, Choses vues, 1846 Séquence 2
texte 1
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro
Acte I
Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la mariée. Scène I
FIGARO, SUZANNE FIGARO. Dix-­‐neuf pieds sur vingt-­‐six. SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau ; le trouves-­‐tu mieux ainsi ? FIGARO, lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'oeil amoureux d'un époux !... SUZANNE, se retire. Que mesures-­‐tu donc là, mon fils ? FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne grâce ici. SUZANNE. Dans cette chambre ? FIGARO. Il nous la cède. SUZANNE. Et moi, je n'en veux point. FIGARO. Pourquoi ? SUZANNE. Je n'en veux point. FIGARO. Mais encore ? SUZANNE. Elle me déplaît. FIGARO. On dit une raison. SUZANNE. Si je n'en veux pas dire ? FIGARO. Oh ! quand elles Sont sûres de nous ! SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-­‐tu mon serviteur, ou non ? FIGARO. Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si Madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-­‐il quelque chose ? il n'a qu'à tinter du sien ; crac ! en trois sauts me voilà rendu. SUZANNE. Fort bien ! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste ! en deux pas, il est à ma porte, et crac ! en trois sauts... FIGARO. Qu'entendez-­‐vous par ces paroles ? SUZANNE. Il faudrait m'écouter tranquillement. FIGARO. Eh, qu'est-­‐ce qu'il y a ? bon Dieu ! SUZANNE. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c'est sur la tienne, entends-­‐tu, qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon. FIGARO. Bazile ! ô mon mignon ! si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu'un... SUZANNE. Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ? FIGARO. J'avais assez fait pour l'espérer. SUZANNE. Que les gens d'esprit sont bêtes ! FIGARO. On le dit. SUZANNE. Mais c'est qu'on ne veut pas le croire. FIGARO. On a tort. SUZANNE. Apprends qu'il la destine à obtenir de moi secrètement certain quart d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur... Tu sais s'il était triste ! FIGARO. Je le sais tellement, que si Monsieur le Comte, en se mariant, n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines. SUZANNE. Eh bien ! s'il l'a détruit, il s'en repent ; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui. FIGARO, se frottant la tête. Ma tête s'amollit de surprise, et mon front fertilisé... SUZANNE. Ne le frotte donc pas ! FIGARO. Quel danger ? SUZANNE, riant. S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux... FIGARO. Tu ris, friponne ! Ah ! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or ! SUZANNE. De l'intrigue et de l'argent, te voilà dans ta sphère. FIGARO. Ce n'est pas la honte qui me retient. SUZANNE. La crainte ? FIGARO. Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse, mais d'échapper au péril en la menant à bien : car d'entrer chez quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n'est rien plus aisé ; mille sots coquins l'ont fait. Mais... On sonne de l'intérieur. SUZANNE. Voilà Madame éveillée ; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin de mes noces. FIGARO. Y a-­‐t-­‐il encore quelque chose là-­‐dessous ? SUZANNE. Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro. Rêve à notre affaire. FIGARO. Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser. SUZANNE. A mon amant aujourd'hui ? Je t'en souhaite ! Et qu'en dirait demain mon mari ? Figaro l'embrasse. SUZANNE. Hé bien ! hé bien ! FIGARO. C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour. SUZANNE, se défripant. Quand cesserez-­‐vous, importun, de m'en parler du matin au soir ? FIGARO, mystérieusement. Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin. On sonne une seconde fois. SUZANNE, de loin, les doigts unis sur sa bouche. Voilà votre baiser, Monsieur ; je n'ai plus rien à vous. FIGARO, court après elle. Oh ! mais ce n'est pas ainsi que vous l'avez reçu... Séquence 2 texte 2 ▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬
Beaumarchais Le mariage de Figaro, Acte I, Scène 10
CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE, BAZILE Beaucoup de valets, paysannes, paysans vêtus de blanc FIGARO, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la Comtesse. Il n'y a que vous, Madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur. LA COMTESSE. Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n'ai point, mais comme leur demande n'est pas déraisonnable... LE COMTE, embarrassé. Il faudrait qu'elle le fût beaucoup... FIGARO, bas à Suzanne. Soutiens bien mes efforts. SUZANNE, bas à Figaro. Qui ne mèneront à rien. FIGARO, bas. Va toujours. LE COMTE, à Figaro. Que voulez-­‐vous ? FIGARO. Monseigneur, vos vassaux, touchés de l'abolition d'un certain droit fâcheux que votre amour pour Madame... LE COMTE. Hé bien, Ce droit n'existe plus. Que veux-­‐tu dire ? FIGARO, malignement. Qu'il est bien temps que la vertu d'un si bon maître éclate ; elle m'est d'un tel avantage aujourd'hui que je désire être le premier à la célébrer à mes noces. LE COMTE, plus embarrassé. Tu te moques, ami ! l'abolition d'un droit honteux n'est que l'acquit d'une dette envers l'honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, Comme une servile redevance, ah, c'est la tyrannie d'un Vandale, et non le droit avoué d'un noble Castillan. FIGARO, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l'honneur, reçoive de votre main, publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-­‐en la cérémonie pour tous les mariages, et qu'un quatrain chanté en choeur rappelle à jamais le souvenir... LE COMTE, embarrassé. Si je ne savais pas qu'amoureux, poète et musicien sont trois titres d'indulgence pour toutes les folies... FIGARO. Joignez-­‐vous à moi, mes amis ! TOUS ENSEMBLE. Monseigneur ? Monseigneur ! SUZANNE, au comte. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ? LE COMTE, à part. La perfide ! FIGARO. Regardez-­‐la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur de votre sacrifice. SUZANNE. Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu. LE COMTE, à part. C'est un jeu que tout ceci. LA COMTESSE. Je me joins à eux, Monsieur le Comte ; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu'elle doit son motif à l'amour charmant que vous aviez pour moi. LE COMTE. Que j'ai toujours, Madame ; et c'est à ce titre que je me rends. TOUS ENSEMBLE. Vivat ! LE COMTE, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d'éclat, je voudrais seulement qu'on la remît à tantôt. (A part.) Faisons vite chercher Marceline. FIGARO, à Chérubin. Eh bien, espiègle ! vous n'applaudissez pas ? SUZANNE. Il est au désespoir ; Monseigneur le renvoie. LA COMTESSE. Ah ! Monsieur, je demande sa grâce. LE COMTE. Il ne la mérite point. LA COMTESSE. Hélas ! il est si jeune ! LE COMTE. Pas tant que vous le croyez. CHÉRUBIN, tremblant. Pardonner généreusement n'est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant Madame. LA COMTESSE. Il n'a renoncé qu'à celui qui vous affligeait tous. SUZANNE. Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu'il voudrait racheter en secret. LE COMTE, embarrassé. Sans doute. LA COMTESSE. Et pourquoi le racheter ? CHÉRUBIN, au Comte. Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur ; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles... LE COMTE, embarrassé. Eh bien, c'est assez... FIGARO. Qu'entend-­‐il ? LE COMTE, vivement. C'est assez, c'est assez, tout le monde exige son pardon, je l'accorde, et j'irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma légion. TOUS ENSEMBLE. Vivat ! LE COMTE. Mais c'est à condition qu'il partira sur-­‐le-­‐champ pour joindre en Catalogne. FIGARO. Ah ! Monseigneur, demain. LE COMTE insiste. Je le veux. CHÉRUBIN. J'obéis. LE COMTE. Saluez votre marraine, et demandez sa protection. Chérubin met un genou en terre devant la Comtesse, et ne peut parler. LA COMTESSE, émue. Puisqu'on ne peut vous garder seulement aujourd'hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle ; allez le remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-­‐vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d'indulgence. Soyez soumis, honnête et brave ; nous prendrons part à vos succès. Chérubin se relève et retourne à sa place. LE COMTE. Vous êtes bien émue, Madame ! LA COMTESSE. Je ne m'en défends pas. Qui sait le sort d'un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse ? Il est allié de mes parents ; et de plus, il est mon filleul. LE COMTE, à part. Je vois que Bazile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne... pour la dernière fois. FIGARO. Pourquoi cela, Monseigneur ? Il viendra passer ses hivers. Baise-­‐moi donc aussi, capitaine ! (Il l'embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant : dame ! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes, plus d'échaudés, de goûters à la crème ; plus de main-­‐chaude ou de colin-­‐maillard. De bons soldats, morbleu ! basanés, mal vêtus ; un grand fusil bien lourd : tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la gloire ! ; et ne va pas broncher en chemin, à moins qu'un bon coup de feu... SUZANNE. Fi donc, l'horreur ! LA COMTESSE. Quel pronostic ! LE COMTE. Où est donc Marceline ? Séquence 2 texte 3 BEAUMARCHAIS Le Mariage de Figaro, Acte III, Scène 5 [...] FIGARO, à part. Voyons-­‐le venir, et jouons serré. LE COMTE, radouci. Ce n'est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J'avais... oui, j'avais quelque envie de t'emmener à Londres, courrier de dépêches... mais, toutes réflexions faites... FIGARO. Monseigneur a changé d'avis ? LE COMTE. Premièrement, tu ne sais pas l'anglais. FIGARO. Je sais God-­‐dam. LE COMTE. Je n'entends pas. FIGARO. Je dis que je sais God-­‐dam. LE COMTE. Hé bien ? FIGARO. Diable ! C'est une belle langue que l'anglais ! il en faut peu pour aller loin. Avec God-­‐
dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. -­‐ Voulez-­‐vous tâter d'un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-­‐dam ! on vous apporte un pied de boeuf salé, sans pain. C'est admirable. Aimez-­‐vous à boire un coup d'excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-­‐ci. (Il débouche une bouteille.) God-­‐dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-­‐
vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-­‐dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-­‐ci, par-­‐là, quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-­‐dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne... LE COMTE, à part. Il veut venir à Londres ; elle n'a pas parlé. FIGARO, à part. Il croit que je ne sais rien ; travaillons-­‐le un peu, dans son genre. LE COMTE. Quel motif avait la Comtesse, pour me jouer un pareil tour ? FIGARO. Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi. LE COMTE. Je la préviens sur tout, et la comble de présents. FIGARO. Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-­‐on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ? LE COMTE. ... Autrefois tu me disais tout. FIGARO. Et maintenant je ne vous cache rien. LE COMTE. Combien la Comtesse t'a-­‐t-­‐elle donné pour cette belle association ? FIGARO. Combien me donnâtes-­‐vous pour la tirer des mains du Docteur ? Tenez, Monseigneur, n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet. LE COMTE. Pourquoi faut-­‐il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais ? FIGARO. C'est qu'on en voit partout quand on cherche des torts. LE COMTE. Une réputation détestable ! FIGARO. Et si je vaux mieux qu'elle ? Y a-­‐t-­‐il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? LE COMTE. Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit. FIGARO. Comment voulez-­‐vous ? la foule est là : chacun veut courir : on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé. Aussi c'est fait ; pour moi, j'y renonce. LE COMTE. A la fortune ? (A part.) Voici du neuf. FIGARO, à part. A mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château ; c'est un fort joli sort ; à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie... LE COMTE. Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres ? FIGARO. Il faudrait la quitter si souvent que j'aurais bientôt du mariage par-­‐dessus la tête. LE COMTE. Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux. FIGARO. De l'esprit pour s'avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l'on arrive à tout. LE COMTE. ... Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique. FIGARO. Je la sais. LE COMTE. Comme l'anglais, le fond de la langue ! FIGARO. Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore ; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend ; surtout de pouvoir au-­‐delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point ; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure ! LE COMTE. Eh ! C'est l'intrigue que tu définis ! FIGARO. La politique, l'intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J'aime mieux ma mie, ô gué ! comme dit la chanson du bon Roi. LE COMTE, à part. Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi. FIGARO, à part. Je l'enfile, et le paye en sa monnaie. [...] Séquence 2 texte 4 BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, Acte V, Scène 3
FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre : Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante ! ... nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-­‐il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt... ! non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! ... noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-­‐vous fait pour tant de biens ! vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagne ; et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. -­‐ La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-­‐il rien de plus bizarre que ma destinée ! fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! -­‐ Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-­‐je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-­‐Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : Chiens de Chrétiens ! -­‐ Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. -­‐ Mes joues creusaient, mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) [...] Séquence 2 texte complémentaire MARIVAUX, Les Acteurs de bonne foi, scènes 1 à 3 Personnages
Madame Argante, mère d'Angélique. Madame Amelin, tante d'Eraste. Araminte, amie commune. Eraste, neveu de Madame Amelin, amant d'Angélique. Angélique, fille de Madame Argante. Merlin, valet de chambre d'Eraste, amant de Lisette. Lisette, suivante d'Angélique. Blaise, fils du fermier de Madame Argante, amant de Colette. Colette, fille du jardinier. Un notaire de village. La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante.
Scène première.
Eraste, Merlin
[...] Merlin. − Nous jouerons à l'impromptu, Monsieur, à l'impromptu. Eraste. − Que veux-­‐tu dire : à l'impromptu ? Merlin. − Oui. Je n'ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas ; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-­‐là sera bouffonne. Eraste. − La plaisante espèce de comédie ! Elle pourra pourtant nous amuser. Merlin. − Vous verrez, vous verrez. J'oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce ; c'est que Colette qui doit faire mon amoureuse, et moi qui dois faire son amant, nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire ; et le tout, pour éprouver s'ils n'en seront pas un peu alarmés et jaloux ; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l'amour nous destine, Lisette et moi, l'un à l'autre. Mais Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes ; ce sont les principaux acteurs. J'ai voulu voir comment ils s'y prendront ; laissez-­‐moi les écouter et les instruire, et retirez-­‐vous : les voilà qui entrent. Eraste. − Adieu ; fais-­‐nous rire, on ne t'en demande pas davantage. Scène II.
Lisette, Colette, Blaise, Merlin Merlin. − Allons, mes enfants, je vous attendais ; montrez-­‐moi un petit échantillon de votre savoir−faire, et tâchons de gagner notre argent le mieux que nous pourrons ; répétons. Lisette. − Ce que j'aime de ta comédie, c'est que nous nous la donnerons à nous-­‐mêmes ; car je pense que nous allons tenir de jolis propos. Merlin. − De très jolis propos ; car, dans le plan de ma pièce, vous ne sortez point de votre caractère, vous autres : toi, tu joues une maligne soubrette à qui l'on n'en fait point accroire, et te voilà ; Blaise a l'air d'un nigaud pris sans vert, et il en fait le rôle ; une petite coquette de village et Colette, c'est la même chose ; un joli homme et moi, c'est tout un. Un joli homme est inconstant, une coquette n'est pas fidèle: Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme. Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse qui t'en mets en fureur ; et voilà ma pièce. Oh ! je défie qu'on arrange mieux les choses. Blaise. − Oui, mais si ce que j'allons jouer allait être vrai, prenez garde, au moins, il ne faut pas du tout de bon ; car j'aime Colette, dame ! Merlin. − A merveille ! Blaise, je te demande ce ton de nigaud-­‐là dans la pièce. Lisette. − Ecoutez, Monsieur le joli homme, il a raison ; que ceci ne passe point la raillerie ; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis. Merlin. − Fort bien, Lisette ! Il y a un aigre-­‐doux dans ce ton-­‐là qu'il faut conserver. Colette. − Allez, allez, Mademoiselle Lisette ; il n'y a rien à appriander pour vous ; car vous êtes plus jolie que moi ; Monsieur Merlin le sait bien. Merlin. − Courage, friponne ; vous y êtes, c'est dans ce goût-­‐là qu'il faut jouer votre rôle. Allons, commençons à répéter. Lisette. − C'est à nous deux à commencer, je crois. Merlin. − Oui, nous sommes la première scène ; asseyez-­‐vous là, vous autres ; et nous, débutons. Tu es au fait, Lisette. (Colette et Blaise s'asseyent comme spectateurs d'une scène dont ils ne sont pas.) Tu arrives sur le théâtre, et tu me trouves rêveur et distrait. Recule-­‐toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance. Scène III.
Merlin, Lisette, (Colette et Blaise, assis.) Lisette, feignant d'arriver. − Qu'avez-­‐vous donc, Monsieur Merlin ? vous voilà bien pensif. Merlin. − C'est que je me promène. Lisette. − Et votre façon, en vous promenant, est-­‐elle de ne pas regarder les gens qui vous abordent ? Merlin. − C'est que je suis distrait dans mes promenades. Lisette. − Qu'est-­‐ce que c'est que ce langage-­‐là ? il me paraît bien impertinent. Merlin, interrompant la scène. − Doucement, Lisette, tu me dis des injures au commencement de la scène, par où la finiras-­‐tu ? Lisette. − Oh ! ne t'attends pas à des régularités, je dis ce qui me vient ; continuons. Merlin. − Où en sommes-­‐nous ? Lisette. − Je traitais ton langage d'impertinent. Merlin. − Tiens, tu es de méchante humeur ; passons notre chemin, ne nous parlons pas davantage. Lisette. − Attendez-­‐vous ici Colette, Monsieur Merlin ? Merlin. − Cette question-­‐là nous présage une querelle. Lisette. − Tu n'en es pas encore où tu penses. Merlin. − Je me contente de savoir que j'en suis où me voilà. Lisette. − Je sais bien que tu me fuis, et que je t'ennuie depuis quelques jours. Merlin. − Vous êtes si savante qu'il n'y a pas moyen de vous instruire. Lisette. − Comment, faquin ! tu ne prends pas seulement la peine de te défendre de ce que je dis là ? Merlin. − Je n'aime à contredire personne. Lisette. − Viens ça, parle ; avoue-­‐moi que Colette te plaît. Merlin. − Pourquoi veux-­‐tu qu'elle me déplaise ? Lisette. − Avoue que tu l'aimes. Merlin. − Je ne fais jamais de confidence. Lisette. − Va, va, je n'ai pas besoin que tu me la fasses. Merlin. − Ne m'en demande donc pas. Lisette. − Me quitter pour une petite villageoise ! Merlin. − Je ne te quitte pas, je ne bouge. Colette, interrompant de l'endroit où elle est assise. − Oui, mais est-­‐ce du jeu de me dire des injures en mon absence ? Merlin, fâché de l'interruption. − Sans doute, ne voyez-­‐pas bien que c'est une fille jalouse qui vous méprise ? Colette. − Eh bien ! quand ce sera à moi à dire, je prendrai ma revanche. Lisette. − Et moi, je ne sais plus où j'en suis. Merlin. − Tu me querellais. Lisette. − Eh ! dis-­‐moi, dans cette scène-­‐là, puis-­‐je te battre ? Merlin. − Comme tu n'es qu'une suivante, un coup de poing ne gâtera rien. Lisette. − Reprenons donc, afin que je le place. Merlin. − Non, non, gardons le coup de poing pour la représentation, et supposons qu'il est donné ; ce serait un double emploi, qui est inutile. Lisette. − Je crois aussi que je peux pleurer dans mon chagrin. Merlin. − Sans difficulté ; n'y manque pas, mon mérite et ta vanité le veulent. Lisette, éclatant de rire. − Ton mérite, qui le veut, me fait rire. (Feignant de pleurer.) Que je suis à plaindre d'avoir été sensible aux cajoleries de ce fourbe-­‐là ! Adieu : voici la petite impertinente qui entre ; mais laisse-­‐moi faire. (En s'interrompant.) Serait-­‐il si mal de la battre un peu ? Colette, qui s'est levée. − Non pas, s'il vous plaît ; je ne veux pas que les coups en soient ; je n'ai point affaire d'être battue pour une farce : encore si c'était vrai, je l'endurerais. Lisette. − Voyez-­‐vous la fine mouche ! Merlin. − Ne perdons point le temps à nous interrompre ; va-­‐t’en, Lisette : voici Colette qui entre pendant que tu sors, et tu n'as plus que faire ici. Allons, poursuivons ; reculez-­‐vous un peu, Colette, afin que j'aille au-­‐devant de vous. QUESTION Quels problèmes liés au jeu dramatique Marivaux met-­‐il en scène ici et comment s’y prend-­‐il pour les poser ? Séquence 2 texte complémentaire DENIS DIDEROT, Le Paradoxe sur le comédien, 1830 LE PREMIER
Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur
et moi, ce sont les qualités premières d’un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de
jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par
conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au
même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
LE SECOND
Nulle sensibilité !
LE PREMIER
Nulle. Je n’ai pas encore bien enchaîné mes raisons, et vous me permettrez de vous les exposer comme elles me viendront, dans le désordre de l’ouvrage même de votre ami. Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-­‐il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-­‐même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il est lui quand il joue, comment cessera-­‐t-­‐il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-­‐t-­‐il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements, s’il y a quelque différence d’une représentation à l’autre, c’est ordinairement à l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse. Séquence 2 textes complémentaires CORPUS Texte 1 : Racine, Phèdre, V,6, 1677
Thésée a demandé à Neptune, dieu de la mer, de le venger car il croit, à tort, que son fils
Hippolyte, né de son premier mariage, a tenté de séduire Phèdre, sa deuxième épouse.
Théramène, précepteur d’Hippolyte, raconte à Thésée les circonstances de la mort de son fils,
survenue alors que celui-ci partait en exil.
[...] Un
effroyable cri, sorti du fond des flots, Des airs en ce moment a
troublé le repos ; Et du sein de la terre une voix formidable Répond en
gémissant à ce cri redoutable. Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est
glacé ; Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé. Cependant sur le dos de
la plaine liquide S'élève à gros bouillons une montagne humide ; L'onde
approche, se brise, et vomit à nos yeux, Parmi des flots d'écume, un
monstre furieux. Son front large est armé de cornes menaçantes, Tout son
corps est couvert d'écailles jaunissantes, Indomptable taureau, dragon
impétueux, Sa croupe se recourbe en replis tortueux. Ses longs
mugissements font trembler le rivage. Le ciel avec horreur voit ce monstre
sauvage, La terre s'en émeut, l'air en est infecté, Le flot qui l'apporta recule
épouvanté. Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile, Dans le temple
voisin chacun cherche un asile. Hippolyte lui seul, digne fils d'un
héros, Arrête ses coursiers, saisit ses javelots, Pousse au monstre, et d'un
dard lancé d'une main sûre, Il lui fait dans le flanc une large blessure. De
rage et de douleur le monstre bondissant Vient aux pieds des chevaux
tomber en mugissant, Se roule, et leur présente une gueule enflammée, Qui
les couvre de feu, de sang et de fumée. La fureur les emporte, et sourds à
cette fois, Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix. En efforts
impuissants leur maître se consume, Ils rougissent le mors d'une sanglante
écume. [...]
Texte 2 : Cocteau, La Machine Infernale, II, 1934
Dans cette pièce, Cocteau reprend le mythe d’Œdipe. Selon la légende mythologique, le
Sphinx est un monstre ailé à visage et poitrine de femme, queue de dragon et corps de lion.
Posté sur une roche, non loin de Thèbes, il dévore les voyageurs qui ne savent pas résoudre
une énigme qu’il leur pose. Cocteau lui donne pour commencer l’apparence d’une jeune fille
de 17 ans, immédiatement séduite par Œdipe lorsqu’elle l’aperçoit sur le chemin. Apprenant
que l’unique préoccupation d’Œdipe est le Sphinx qu’il veut vaincre, elle révèle son identité
en modifiant son apparence : des ailes surgissent, ses mains griffent...
[...] ŒDIPE – Vous !
LE SPHINX, d’une voix lointaine, haute, joyeuse, terrible - Moi ! Moi ! le
Sphinx !
ŒDIPE – Je rêve ! LE SPHINX - Tu n’es pas un rêveur, Œdipe. Ce que
tu veux, tu le veux, tu l’as voulu. Silence. Ici
j’ordonne. Approche.
Œdipe, les bras au corps, comme paralysé, tente avec rage de se rendre
libre.
LE SPHINX - Avance. (Œdipe tombe à genoux) Puisque tes jambes te
refusent leur aide, saute, sautille... Il est bon qu’un héros se rende un peu
ridicule. Allons, va, va ! Sois tranquille. Il n’y a personne pour te regarder.
Œdipe se tordant de colère, avance sur les genoux. LE SPHINX – C’est
bien. Halte ! Et maintenant...
ŒDIPE – Et maintenant, je commence à comprendre vos méthodes et par
quelles manœuvres vous enjôlez et vous égorgez les voyageurs.
LE SPHINX - ... Et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te
montrer ce qui se passerait à cette place, Œdipe, si tu étais n’importe quel
joli garçon de Thèbes et si tu n’avais eu le privilège de me plaire.
ŒDIPE – Je sais ce que valent vos amabilités. Il se crispe des pieds à la
tête. On voit qu’il lutte contre un charme.
LE SPHINX - Abandonne-toi. N’essaie pas de te crisper, de résister.
Abandonne-toi. Si tu résistes, tu ne réussiras qu’à rendre ma tâche plus
délicate, et je risque de te faire du mal.
ŒDIPE – Je résisterai ! Il ferme les yeux, détourne la tête.
LE SPHINX - Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n’est
ni par le chant, ni par le regard que j’opère. Mais, plus adroit qu’un
aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre,
plus raide qu’un cocher, plus lourd qu’une vache, plus sage qu’un élève
tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé
qu’un navire, plus incorruptible qu’un juge, plus vorace que les insectes,
plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l’œuf, plus ingénieux
que les bourreaux d’Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu’une
main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui
humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je
déroule ; j’enroule de telle sorte qu’il me suffira de vouloir ces nœuds pour
les faire et d’y penser pour les tendre ou pour les détendre ; si mince qu’il
t’échappe, si souple que tu t’imagineras être victime de quelque poison, si
dur qu’une maladresse de ma part t’amputerait, si tendu qu’un archet
obtiendrait entre nous une plainte céleste ; bouclé comme la mer, la
colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les décors du
rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du
sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles
du miel qui tombe sur du miel.
ŒDIPE – Lâchez-moi !
Texte 3 : Ionesco, Rhinocéros, II, tableau II, 1959Une étrange épidémie
s’abat sur une petite ville : les habitants s’y transforment tous peu à peu en rhinocéros.
Bérenger, en visite chez son ami Jean, assiste à la métamorphose de celui-ci. Il s’agit de la fin
de l’acte II.
BERENGER, se précipitant dans l’escalier – Concierge, concierge, vous
avez un rhinocéros dans la maison, appelez-la police ! Concierge ! (On
voit s’ouvrir le haut de la porte de la loge de la concierge ; apparaît une
tête de rhinocéros.) Encore un ! (Bérenger remonte à toute allure les
marches de l’escalier. Il veut entrer dans la chambre de Jean, hésite, puis
se dirige de nouveau vers la porte du Petit Vieux. A ce moment, la porte du
Petit Vieux s’ouvre et apparaissent deux petites têtes de rhinocéros.) Mon
Dieu ! Ciel ! (Bérenger entre dans la chambre de Jean tandis que la porte
de la salle de bains continue d’être secouée. Bérenger se dirige vers la
fenêtre qui est indiquée par un simple encadrement, sur le devant de la
scène, face au public. Il est à bout de force, manque de défaillir, bredouille
:) Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu ! (Il fait un grand effort, se met à
enjamber la fenêtre, passe presque de l’autre côté, c’est-à-dire vers la
salle, et remonte vivement, car au même instant on voit apparaître, de la
fosse d’orchestre, la parcourant à toute vitesse, une grande quantité de
cornes de rhinocéros à la file. Bérenger remonte le plus vite qu’il peut et
regarde un instant par la fenêtre.) Il y en a tout un troupeau maintenant
dans la rue ! Une armée de rhinocéros, ils dévalent l’avenue en pente
:... (Il regarde de tous les côtés.) Par où sortir, par où sortir !... Si
encore ils se contentaient du milieu de la rue ! Ils débordent sur le
trottoir, par où sortir, par où partir ! (Affolé, il se dirige vers toutes les
portes, et vers la fenêtre, tour à tour, tandis que la porte de la salle de
bains continue de s’ébranler et que l’on entend Jean barrir et proférer des
injures incompréhensibles. Le jeu continue quelques instants: chaque fois
que dans ses tentatives désordonnées de fuite, Bérenger se trouve devant la
porte des Vieux, ou sur les marches de l’escalier, il est accueilli par des
têtes de rhinocéros qui barrissent et le font reculer. Il va une dernière fois
vers la fenêtre, regarde.) Tout un troupeau de rhinocéros ! Et on disait
que c’est un animal solitaire ! C’est faux, il faut réviser cette
conception ! Ils ont démoli tous les bancs de l’avenue. (Il se tord les
mains.) Comment faire ? (Il se dirige de nouveau vers les différentes
sorties, mais la vue des rhinocéros l’en empêche. Lorsqu’il se trouve de
nouveau devant la porte de la salle de bains, celle-ci menace de céder.
Bérenger se jette contre le mur du fond qui cède ; on voit la rue dans le
fond, il s’enfuit en criant.) Rhinocéros ! Rhinocéros ! (Bruits, la porte de
la salle de bains va céder.)
QUESTION
Par quels moyens dramaturgiques le monstre est-il représenté dans les
textes 1, 2 et 3 ? Séquence 2 texte 5 _____________________________________________________________________________________________________ CANDIDE OU L'OPTIMISME VOLTAIRE CHAPITRE TROISIÈME COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-­‐dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Séquence 2 CANDIDE OU L'OPTIMISME VOLTAIRE CHAPITRE SIXIÈME texte 6 COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-­‐DA-­‐FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-­‐da-­‐fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-­‐benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-­‐benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-­‐
bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-­‐même : « Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-­‐il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-­‐il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-­‐il qu'on vous ait fendu le ventre ! » Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit : « Mon fils, prenez courage, suivez-­‐moi. » Séquence 2 texte 7 ___________________________________________________________________________________________________ CANDIDE OU L'OPTIMISME VOLTAIRE CHAPITRE DIX-­‐HUITIÈME CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO [...] Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique. Après avoir parcouru, toute l'après-­‐dînée, à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins. Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo : « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Séquence 2 CANDIDE OU L'OPTIMISME VOLTAIRE CHAPITRE TRENTIÈME texte 8 CONCLUSION « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? -­‐-­‐ Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. » Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -­‐-­‐ Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... -­‐-­‐ Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -­‐-­‐ Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. -­‐-­‐ Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -­‐-­‐ Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. » Séquence 2
texte 9
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Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils
n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle
de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend
maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il
n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert
à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de
manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne
aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et
les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il
le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et
avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses
dents, et il continue à manger. Il se fait quelque part où il se trouve, une manière
d’établissement6, et ne souffre pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa
chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute
autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il
les prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le
meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps
pour son service. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il
embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de
maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres,
n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.
Jean de La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme »
Notes 1 Son propre : sa propriété. 2 Viandes : se dit pour toute espèce de nourriture. 3 Manger haut : manger
bruyamment, en se faisant remarquer. 4 Râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du
bétail. 5 Écurer : se curer. 6 Une manière d’établissement : il fait comme s’il était chez lui. 7 Pressé : serré dans la
foule. 8 Prévenir : devancer. 9 Hardes : bagages. 10 Équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux,
carrosses, habits, etc.). 11 Réplétion : surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.
Séquence 2
texte 10
▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬
Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir
d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme
[qui a faim
elle est terrible aussi dans la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses
[sardines..
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du
[garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir
[d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme
[qui a faim.
Jacques PRÉVERT, Paroles , 1949
« La Grasse matinée »
Séquence 2 texte complémentaire -­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐ Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les lumières ? , 1784
Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La
minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à
lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque
d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son
entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre
entendement : telle est donc la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis
longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie
durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs
tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi, un
directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon
régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de
réfléchir, si payer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne. […]
Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité
devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement
incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en faire l’essai.
Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au
mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.
Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même
plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu
nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette
minorité tout en ayant cependant une démarche assurée.
Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si
seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouvera toujours
quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand
nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une
estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme à penser par
lui-même. […]
Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive de
toutes les libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de sa raison dans tous les
domaines.
Séquence 2
texte complémentaire
▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬
Hier, 22 février1, j'allais à la Chambre des Pairs2. Il faisait beau et très froid, malgré le
soleil de midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet
homme était blond, pâle, maigre, hagard; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les
pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles
pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait
qu'il couchait habituellement sur le pavé ; la tète nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain.
Le peuple disait autour de lui qu'il avait volé ce pain et que c'était à cause de cela qu'on
l'emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra, et l'homme
resta à la porte, gardé par l'autre soldat.
Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C'était une berline armoriée3 portant
aux lanternes une couronne ducale4, attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres
derrière. Les glaces étaient levées, mais on distinguait l'intérieur tapissé de damas bouton
d'or5. Le regard de l'homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une
femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait
et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et
les fourrures.
Cette femme ne voyait pas l'homme terrible qui la regardait.
Je demeurai pensif.
Cet homme n'était plus pour moi un homme, c'était le spectre de la misère, c'était
l'apparition, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d'une révolution encore plongée
dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois, le pauvre coudoyait6 le riche, ce spectre
rencontrait cette gloire : mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi
longtemps. Du moment où cet homme s'aperçoit que cette femme existe, tandis que cette
femme ne s'aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.
Victor Hugo, Choses vues, 1846
1. 22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraîneront l'abdication du roi Louis-Philippe
2. Chambre des Pairs : désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre.
3. Berline armoriée : voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d'une famille noble.
4. Couronne ducale : cet emblème signale que la passagère est une duchesse.
5. Damas bouton d'or : étoffe précieuse de couleur jaune.
6. Coudoyer : côtoyer.