Une mystique sans Dieu
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Une mystique sans Dieu
Lire Jean-Claude Bologne Une mystique sans Dieu Albin Michel, 2015,326p. « Quarante ans ont passé » 1. Je peux témoigner qu'on y survit. Absolu (le mot Dieu ne m'a jamais traversé), joie, certitude (à la Pascal dans le mémorial), néant : tout cela n'a duré qu'un instant. Pour moi, la mystique n'est pas un état permanent ni un choix de vie. Le mysticisme dérange. Notamment les croyants qui ont appris à lire leurs mystiques selon les « exigences d'une saine théologie ». Et les athées, soucieux d'écraser l' « infâme »(14). Depuis plusieurs années, espérant retrouver les expériences de mes vingt ans, je me livrais aux mêmes expériences stériles : rétablir le vide en moi en bannissant toute pensée(19).Un peu à l'image de Lutgarde , une sainte belge qui essayait de bannir de son esprit , pratiquement toute pensée, les mauvaises mais aussi les bonnes.Or Lutgarde était mystique. « J'ai accueilli ce mot comme un diagnostic posé sur un état que je n'avais su décrire qu' à travers les miens». A la place d'autres mots comme « illuminé », « exalté », « fanatique », « énergumène »,... Je me suis dès lors nourri des mystiques de toutes origines(20).Je n'ai pas trouvé quoi que ce soit qui me rapproche de la foi.Et pourtant de solides appuis du côté des mystiques dits « rhénoflamands ». Marguerite Porete : « je me désencombre de vous, et de moi, et de mes proches ». Maître Eckhart : « je prie Dieu de me libérer de Dieu » . Ruusbroec : « il s'oublie lui-même , il oublie Dieu, et ne peut plus qu'aimer ». Hadewijch : « L'amour rend la pensée de l'homme si simple qu'il ne peut songer ni aux hommes,ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même , ni à Dieu »2. « L'athéisme n'est pour moi ni une doctrine ni un engagement polémique. Je constate que je ne crois pas en Dieu, et toute ma vie s'est construite autour de cette absence »(21).Associer athéisme et mysticisme n'est pas de l'ordre du paradoxe ou de la provocation. C'est un appel, au-delà des clichés, à interroger les mots, pour que de leur choc naisse la question (23). Ce livre est un témoignage. • Priorité aux récits de ceux qui en dehors d'un cadre religieux, ont vécu des expériences dans lesquelles je me suis peu ou prou reconnu. • Peut-on retrouver des thématiques communes aux grands mystiques chrétiens ? • Comment , au cours des siècles, un mysticisme sans Dieu a-t-il été accueilli ? • Une théorie d'ensemble ? On ne peut que le vivre Mallarmé. Un vers : « fuir! là-bas fuir! Je sens que les oiseaux sont ivres/d'être parmi l'écume inconnue et les cieux ! ». Un mot « je sens ! ». La sensation m'est revenue, je n'avais pas de mot, sinon dans la « jubilation » ressentie et notée. Pendant longtemps - onze ans si je compte bien - j'ai sincèrement cru être le seul au monde et de tous temps à avoir vécu cela. Au hasard des lectures, j'ai peu à peu découvert des compagnons de voyage : J.-L.Borges, Ph. Jacottet, G. Bataille,Claire Lejeune,... Mais plus précisément, • Ionesco : « j'étais dans un autre monde, plus mien que l'ancien,infiniment plus lumineux ». • Bataille : « je devins ce néant inconnu, tout à coup... » 1 Ma participation personnelle dans ce résumé est insignifiante. Le texte dans son entièreté aurait pu être mis entre « guillemets ». Je n'en ai pas abusé ! Le « je » est celui de l'auteur. 2 Plus loin (p.45). Les mystiques rhéno-flamands cherchent l'objet de leurs expériences en dehors même des certitudes de leur temps. Cela ne remet nullement en cause leur foi éventuelle : elle est d'un autre ordre. • • Rilke : « le temps aboli subitement,... » E.-E. Schmitt : « un sentiment de l'absolu ». La façon d'être au monde, à ce nouveau monde, ou à ce même monde transmué, est vécue de façon très différente , mais la rupture est la même, et dans tous les cas décisive, avec tout ce qui a été vécu auparavant (42). Et puis le monde a repris ses droits. « Le linge qui pendait dans les cours des petites demeures provinciales ne ressemblait plus à des étendards... » (Ionesco(43). Dans le monde de la fiction. Mircea Eliade (romancier et spécialiste de l'histoire des religions). Son roman : Gaudeamus écrit en 1928, publié après sa mort en 1986.Ce qui intéressait dans Gaudeamus, était la revendication d'un mysticisme par un héros proclamant haut et fort qu'il ne croyait pas en Dieu.Mais aussi, la nécessité d'un point d'ancrage réaffirmant l'importance du monde,du corps, loin du mysticisme éthéré , de l'intellectualisation desséchante (51). De Michel Tournier (et d'autres), retenir une sensation d'innocence qui fait que l'on échappe au temps et à l'espace.Une perte des repères spatio-temporels qui se prolonge par celle des mots et des concepts.Les mots trahissent. Ils ne peuvent cerner « cette longue nuit de jubilation qui nous mena, épuisés et heureux, jusqu'aux abords de l'aube »(53). Chez les philosophes. J.-P.Sartre dans « la nausée ».Une expérience empruntant ses mots au vocabulaire de la mystique : extase, absolu, illumination,fascination,...sans aucune référence à la religion chrétienne.Il y a une scène capitale, une expérience.Elle est vécue physiquement, dans le corps, dans une communion soudaine avec la nature, au jardin public, assis sous un marronnier dont la racine s'enfonce sous la terre.Un moment extraordinaire, une extase horrible, une atroce jouissance dont il ne parvient pas à s'arracher : « j'étais dedans ». Il pressent dès lors ce que veut dire « exister ».Un trop plein d'existence. Dans une « lettre au Castor »(Simone de Beauvoir), il résume : « c'est à Burgos que j'ai compris ce que c'était une cathédrale, et au Havre ce que c'était un arbre ».Ce savoir-là n'appartient qu'à Sartre. Essayant de répéter la chose, un héros du roman découvrait : « quand on essayait de dire marronnier, il n'arrivait rien du tout.». Les mots s'étaient évanouis et avec eux, la signification des choses (62). Relisant d'autres auteurs (Nietzsche, Blanchot,Breton,...), on peut penser qu'un système philosophique semble se fonder sur une scène primitive déterminante qui change radicalement la vie quand bien même elle ne se reproduirait pas. « Voilà en quoi elle diffère de la simple émotion artistique, de la crise de folie ou de l'hallucination due à des substances ingérées ou des exercices physiques »(70). Ce qu'ils nous disent, ce qui se tait. Quelque chose est ineffable, ne peut se dire : « il me faudrait une langue que je ne sais pas »(Angèle de Foligno). Mais si on se met à parler, ce ne peut être qu'avec une autre langue (78). La mystique sans Dieu ne dispose pas d'un vocabulaire élaboré par des siècles de réflexion théologique. Elle doit créer ses mots, ses images, c'est une langue de haute mer que personne n'a jamais prise et propice aux naufrages(79). Comment dire l'infini en soi? Par nature, le fini ne peut contenir l'infini. Seul le néant y parvient. Les mystiques rhéno-flamands ont leur manière : la théologie négative préfère nier ce qui est plutôt que d'additionner jusqu'à l'infini.Renoncer à agir3, même selon la volonté de Dieu : renoncer à toute pensée : « pays de néant vouloir » de Marguerite Porete. En dehors du cadre chrétien, l'appel du néant a été ressenti de façon aussi catégorique : « nonsavoir »(G. Bataille), « rétention de la pensée » (P. Carré), « trop vide » (Rilke), « pur néant musicien » (Mallarmé), « vide magnificateur » (C. Millot). Bernard Besret, ancien abbé de Boquen. Un vide qui serait plénitude et non pur néant. « Au cœur du réel, le vide, plein. Plein d'une plénitude qui laisse intacte sa vacuité ». Liberté? Passivité ? Marthe, l'active et Marie, la contemplative. « Mon âme a si peu bu » (Hadewijch). Hors du cadre religieux, G. Bataille en arrive à cette position : « l'expérience intérieure est le contraire de l'action. Rien de plus »(93). Au pays de néant vouloir. « Éliminer tout vestige de vouloir humain » pour pénétrer dans le pays du néant vouloir. Risque de repli sur soi. Parfois la nostalgie des moments privilégiés incite celui qui les a vécus à les reproduire par tous les moyens.On ne partage pas le néant et la vie sociale est incompatible avec cet état d'abandon (95). Quiétisme, addictions, manipulation mentale, aliénation meurtrière : le néant vouloir connaît de rudes déviances(98).Comme Lutgarde, Eckhart (« je m'appliquais à m'oublier moi-même »), l'auteur a essayé ...pour se raviser, sans regret : « ce n'était pas ma voie ». Risque aussi de recours systématique à des adjuvants, risque de tomber sous l'empire d'un gourou.S'abandonner à une volonté extérieure. Savoir que je pourrais à volonté retrouver cette sensation suprême ? Cela suffit à ôter l'envie de le faire. La portée initiatique de l'expérience primitive serait remise en question par une répétition routinière. Une ascèse (une règle éprouvée) qui mènerait progressivement à l'illumination ?Une spiritualité orientale ? Mais il y a une ascèse que l'auteur revendique : l'écriture.Celle qui me fait vivre spirituellement, qui m'étourdit comme une drogue devenue indispensable.C'est un donné (sans complément d'agent), non un donné par ! (101). La durée, l'unité. Il y aurait selon une classification des expériences paroxystiques (brèves, intenses, semblables à une petite mort)et des expériences de plénitude (moins intenses, vécues comme un pur plaisir et un pur bonheur).De la première, l'auteur rapporte sa rencontre avec le « scribe assis », statue du Louvre. Quelqu'un m'a cueilli au passage, posté au détour du chemin, quelqu'un qui était là, devant moi et qui n'était pas en terre cuite. Le monde autour de moi n'existait plus. L'important n'est pas la durée mais ceci : elle donne accès à l'unité, à « cette région de moi où je suis Dieu ». (Claire Lejeune) (107).Selon une autre poétesse , : « il n'y a pas d’Éternité / sinon celle/fulgurante capricieuse /de l'Instant/ Qui parfois s'appelle Dieu/ parfois Amour/parfois Beauté » (108). Expériences de l'unité, identifiées ou non à Dieu(109). Cette unité, cette expérience du monde dont nous prenons conscience, pouvons-nous la reconstituer 3 « Est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n'a rien ». Semon 52 . Heureux les pauvres en esprit ». Maître Eckhart , être Dieu en Dieu, Points , 2008,p.55. par nous mêmes ? De grands textes littéraires(La comédie humaine, A la recherche du temps perdu,...) ne sont que des recherches pour unifier une vision du monde ? (119).Les scientifiques ont pris le relais des théologiens.La science donnerait un cadre à la mystique sans Dieu? Mais pour un athée honnête avec lui-même, la science ne peut être un article de foi. (124). Pourquoi ce retour vers le monde ? Au moment où on a réussi à s'en libérer? Tout simplement parce qu'il nous faut bien vivre, et qu'une telle expérience, plus fréquente qu'on le croit, n'a pas pour vocation de remplir les couvents (126). Plus fondamentalement, sans doute, dans l'unité fondamentale des êtres et des choses, retourner vers le monde, c'est retourner vers soi... Respecter la nature, c'est nous respecter nous-mêmes (127). « Ne prends jamais pour motif le fruit de ton action ; n'aie pas d'attachement non plus pour le nonagir » (La Bhagavad Gita).D'un point de vue religieux, d'un mysticisme religieux, cela se traduit par la soumission à la volonté de Dieu (129).Pour l'athée, cette force qui sous-tend l'action, alors même que son résultat est indifférent, ne peut être Dieu, ni l'énergie cosmique ou l'harmonie universelle de Marc Aurèle.Selon le tailleur de pierre, il y a trois fondements à la construction : le plaisir, la nécessité et la force.Pas de beauté si le plaisir n'est pas au rendez-vous, pas de solidité s'il manque la force, mais la nécessité est la clé de voûte de toute œuvre (130).Pour l'auteur,s'agissant de l'écriture : ne conserver que ce qui est dicté par une nécessité intérieure à l’œuvre, et non à celui qui l'écrit(130). Il y a deux silences. Celui que l'on nous impose et celui qui nous nourrit, et nous investit d'une autre parole. Celui qui n'existe pas à la TV, le monde moderne n'admet pas les trous de silence, les temps morts. Les présentateurs les redoutent plus que tout ! (139). L'autre silence est comme un appel d'air du néant à l'infini.De même dans la mystique dite négative (apophatique), le refus de nommer Dieu, ce refus lui attribue toutes les qualités pour ne pas avoir à en oublier une ! Les silences du Christ : « je ne vous dis pas... ». Le silence est le Verbe. : « au commencement était le Verbe ».Voilà pourquoi les mystiques continuent à parler, à écrire ! (141). Le rire, les larmes . Des sentiments extrêmes. Pour dire cette brusque éruption de volupté qui nous étourdit , nous laisse pantois. La mystique sans Dieu s'est cherché un vocabulaire dans le registre de l'érotisme, de l'alcool, de la religion, des forces de la nature, de l'émotion.L'intensité de la jouissance a pour corrélat la violence de la dépossession.Le monde devient tout à coup insignifiant par rapport à ce qu'on a vécu : « le monde est redevenu lui-même » (Ionesco). Mais l'homme qui a vécu cette éruption de la volupté sera plus heureux mais en même temps, moins satisfait de lui-même, plus humble en reconnaissant son ignorance,...Par rapport à un mystère insondable dont il essaye à jamais et en vain, d'avoir la compréhension. Ainsi se fonde la différence avec les petites émotions quotidiennes qui illuminent l'existence sans la bouleverser (146). Doute, certitude ? A propos de la Vie, non de la vie avec ses petites expériences éphémères.Romain Rolland se convainc qu'il a touché le fond de l’Être au cours de la nuit mystique du 4 mai 1888.Impression de certitude, pierre de touche des expériences de ce type, qu'elles se soient produites dans un cadre religieux ou non. Dans un cadre religieux, cela paraît assez simple : la vérité, la certitude en d'autres mots, vient de Dieu. L'expérience mystique révélerait une autre manière de connaissance, une connaissance individuelle qui pourrait s'opposer aux connaissances officielles de l’Église. En 1906, Pie X proteste dans l'encyclique Pascendi contre cet usage de l'expérience individuelle qu'il anathématise comme une erreur des modernistes(148). La mystique sans dieu connaît le même degré de certitude, les mêmes accents que les mystiques chrétiens : « J'avais le sentiment d'une vérité absolue, définitive » (Ionesco). L'analyse d'un texte de Borges révèle des thèmes significatifs : le lien entre le joie et la certitude ; la prééminence de la vision sur la compréhension et l'imagination ; le paradoxe de voir un dieu sans visage ; le triomphe de l'unité sur la diversité,...(151). Mais depuis Descartes, la vérité officielle est du côté de la raison, de la science, de la logique. « Je ne puis admettre aucune autre méthode que celle de la science pour parvenir à la vérité » concluait Bertrand Russel. Certitude, connaissance ? Deux termes qui ne s'excluent pas. Deux modes d'accès à la connaissance.L'illumination mystique, connaissance intuitive qui peut changer notre comportement, notre vision du monde mais ne peut constituer une voie d'accès à la vérité (B. Russel). Il faut concilier le sentiment de certitude propre à l'expérience mystique et la volonté d'une pensée analytique et scientifique , en écartant le piège des croyances propres à nourrir le fanatisme. Certitude ? Pour l'auteur, la réponse est simple : quelques secondes de certitude pour un doute incessant le reste de la vie (159). Laisser à l'homme le soin de décider par lui-même sans référence extérieure.Mais sa vérité se doit d'être absolue , pour donner sens à sa vie, un sens qui est le sien, rien que le sien (161). La mort qui nous fait vivre. « Un instant la mort paraît vaine » note Philippe Jaccottet, le grand poète suisse.La peur de la mort est un des moteurs de l'histoire de l'humanité, la vaincre, un des moteurs des religions(164).Il est inutile de montrer combien les mystiques dans toutes les religions, en ont été délivrés.. Une même expérience , avec ou sans référence à Dieu peut entraîner les mêmes conséquences.L'affirmation est explicite chez Ionesco : « à ce moment-là je me suis dit : 'je n'ai plus peur de la mort' » (165). La mort pour un athée, est un néant définitif et perpétuel. Mais si le néant devient la source même de toute félicité, que devient notre peur ? (167). Le dernier jour?Le jugement dernier est donc celui de notre mort, et non, celui de la fin des temps. Pas besoin de sentence divine. «Chaque homme se jugera lui-même : tel qu'il paraîtra ce jour-là dans son essence, tel il restera pour l'éternité » (Maître Eckhart) (170). L'émergence historique Le mystique, de retour de ses extases ne pourra décrire ce qu'il a entrevu, mais il sait.Et cette véritélà est plus importante que celle des livres. Pénétrer dans un autre monde : pendant longtemps, on a peiné à concevoir une mystique en dehors de la transcendance ; longtemps, on a peiné à concevoir une mystique sans Dieu (173).Il faut aller dépister les extases hors cadre religieux dans des entretiens, des mémoires,des journaux,...Chaque expérience est individuelle.Le mythe de la caverne chez Platon ? La réalité d'ici-bas, ce n'est que le pâle reflet , l'ombre d' un monde que l'on pressent plus lumineux.La divinité, l'art et l'amour sont les trois lieux de rencontre avec l'absolu.Deux autres s'ajouteront : la nature et le néant(175-176). Au Moyen-Age, pour ne citer que quelques exemples : l'extase amoureuse (« Il me reçut en lui », Hadewijch), l'art sacré qui fit s'élever les cathédrales et illumina les grands verrières, les pierres précieuses des reliquaires,...Évocation de Dieu dans sa beauté suressentielle (179). La Nature inspire au Poverello le Cantique des créatures. Bernard, un compagnon de Saint François était « ravi en extase » au milieu de la forêt. Reste l'anéantissement : le néant de l'homme devant l'infini qui ne peut être que Dieu (183). Déjà évoqué par des témoignages qui, au sein d'une foi profonde, ont parlé de ces instants sans Dieu : Porete qui s'en désencombre, Ruusbroec qui l'oublie, Maître Eckhart qui s'en délivre, Mechtilde qui s'en aliène, Hadewijch qui ne peut plus y songer (182). La « négation mystique » porte uniquement sur les représentations de la divinité, quand la « négation athée » porte sur l'existence divine(183). Une expérience désacralisée. Au XIVème siècle, un jeune dominicain eut de fréquentes visions de la Vierge , qui lui révélait des messages ineffables. Il en parla à son supérieur qui lui conseilla de cracher au visage de son apparition. Moyen bien connu de mettre en fuite le démon. Mais risque d'erreur?Pas du tout dit le prieur, si c'est la vierge, son humilité la retiendra de s'en offusquer. Cette petite histoire met en relief la méfiance d'une religion aux dogmes assurés par rapport à l'expérience personnelle. L'infini prenait une existence concrète, il devenait jusqu'à un certain point « compréhensible » (infiniment grand, infiniment petit) et cette compréhension (maîtrise) progresse chaque jour. Où loger l'infinité de Dieu4 ? Mais l'amour avec Descartes n'est guère plus qu'une maladie de l'âme, un trouble du sang.L'art, avec Malherbe est le fruit d'un ouvrage remis vingt fois sur le métier. La nature se détaille avec Buffon,s'enferme dans des livres. Comment ne pas voir que les grandes rencontres de l'art, de l'amour, de la nature avec la divinité se trouvent par là, dévalorisées, désenchantées. L'extase est au XIXème siècle, étudiée par les aliénistes. La folie est son nouveau nom.Folie douce5, hystérie,délire,...Aujourd'hui, on parlera plutôt de croyance irrationnelle (188). Un nouvel enthousiasme. Avec Edmund Burke (fin du XVIIIème siècle). Pour lui, il est nécessaire de laisser s'exprimer ces forces qui nous dépassent et nous emportent vers des sphères supérieures, vers le « sublime » . Cette dimension de la réalité est liée, dans son esprit, au « terrible» et à « l'épouvantable». Ce sublime , la stupeur en nous provoquée, peuvent être atteints par l'esprit sensible aux manifestations de la force et du pouvoir, à la magnificence, au sentiment de l'infini, aux spectacles grandioses de la nature, aux morceaux littéraires inspirés,...Ce livre a exercé une influence importante dans la reconnaissance d'un art sacré distinct de l'art religieux (195). Le romantisme va ériger l'Art, la Nature et l'Amour au niveau des religions.Nous disons l'Art comme nous disons la nature, écrit Victor Hugo (196). Dieu se manifeste au premier degré à travers la vie de l'univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l'homme.Le poète est prêtre. Plus encore, l'extase la plus profonde finit par échapper à toute référence religieuse. « Enivrez-vous sans cesse ! » , c'est le mot d'ordre de Baudelaire qui invite l'homme à sortir de lui-même par l'ivresse,métaphore chère à tous les mystiques.L'infini ne fait plus peur, l'art a un pouvoir enivrant (198). Une étape de plus ? Renoncer à la transcendance qui renvoie à un monde supérieur ? Par exemple lorsque nous écoutons du Bach ? Ou lorsque nous sommes « ravis » par le face à face avec une grande peinture6 ? Dernière étape ! L'expérience mystique retrouvée dans les capacités de l'homme lui-même. A partir d'une rencontre. Et souvent celle qui réunit l'écrivain et son lecteur(200)7. Que cherche l'homme dans l'alcool ? « Un état mystique ? » (207).L'alcool dégage la conscience de ses entraves et propose une évasion. D'autres mystiques inférieures ont nom : attrait pour la vitesse, engouement pour les sports, étourdissement des grandes villes,...On a même rapproché le comportement des femmes dans les grands magasins et dans les églises ! 4 On en vient aujourd'hui à considérer l' « humilité de Dieu ». On parle de kénose d'un Dieu qui crée en se retirant. 5 De mon enfance j'ai gardé le souvenir du bruit mat que faisait cette dame en tombant lourdement à genoux devant une statue, en revenant de la communion. 6 Pour moi, modestement, cette rencontre inopinée dans un grand musée de Londres (National Gallery) avec un Raphaël. Souvenir de l'impression plus que de la peinture elle-même. 7 Pourquoi ne pas évoquer le ravissement qui résulte dans une recherche en biologie (par exemple) de la rencontre entre deux faits qui soudain acquièrent une dimension nouvelle, une signification insoupçonnée?Tout d'un coup, ce qui n'était que mélange sans ordre, galimatias... se résout dans un ensemble ordonné, signifiant. Comment démêler tout cela?Mysticisme sans religion,mysticisme sans Dieu, mysticisme athée ? Quel système explicatif, interprétatif ? (211). Dans l'entre-deux-guerres, l'intérêt pour le mysticisme s'étend à toutes les disciplines, à toutes les sciences de l'homme : sociologie, philosophie, psychologie,.... Freud et Romain Rolland s'accordent sur la question d'un « sentiment océanique », d'une sensation, celle de l' éternel dont l'esprit humain ne peut percevoir les bornes(212).L'expérience mystique est une donnée fondamentale , primitive, antérieure à toute pensée religieuse (214).Pour des poètes chrétiens, la vérité reste dans la foi, mais ce n'est pas en elle que réside l'expérience mystique.Une fois encore, le mysticisme continue à se détacher de ses références religieuses et prend son envol, son indépendance, dans toutes les directions.Il n' y a qu'un pas de la prière du cœur aux thérapies comportementales cognitives, des danses sacrées à l'émulation sportive,... Il faut sans cesse se dépasser !Vie sportive ou militaire, culture de l'entreprise,..Attention à tout ce qui réveille l'idée d'une transcendance. Le mysticisme a soudain envahi la société occidentale!(217). La parole s'est libérée. On peut affirmer conjointement son athéisme et sa conviction d'une dimension mystique de l'existence.Les États mystiques ont leur « cadre » laïque qui n'est plus l'emprunt à la seule mystique chrétienne.C'est celui des états modifiés de la conscience (EMC, altered states of consciousness).Mais ce terme peut référer à une série d'états « modifiés » : états hypnotiques, expériences hallucinogènes, transes, orgasme, méditation,...et bien entendu à l'expérience mystique. Quelle rencontre entre cette mystique athée, maintenant reconnue et la pensée religieuse? L’œcuménisme prôné par Vatican II s'est progressivement étendu au monde non croyant. Profondément chrétien mais suffisamment ouvert, Marcel Lobet reconnaissait à l'expérience profane la même profondeur qu'à l'expérience religieuse (219). Ce dialogue se continue et on retrouve des auteurs chrétiens mélangés à des auteurs athées : G. Ringlet, J. Rifflet, Cl. Javeau, R. Lallemand, P. de Locht,...B. Besret,... Ils recherchent non à s'influencer l'un l'autre mais à créer un « pont de fraternité » entre tous ceux « qui par le souffle de la transcendance ou la pulsion de l'immanence, sont devenus des vecteurs de l'amour de l'autre » (de Locht). Attention ! Pas de syncrétisme ! Deux démarches différentes!Notamment : la quête de l'auteur se fait dans le retranchement et non dans l'addition, comme c'est souvent les cas dans les spiritualités qui cherchent à approfondir la démarche et à faire progresser l'esprit. « Ma mystique trouve l'absolu dans le néant et non dans l'infini »(223). Unité et diversité des mystiques Unité des mystiques avec une lente reconnaissance des expériences sans Dieu ? Discussions multiples et parfois violentes.La foi en une force surnaturelle, la référence à une force transcendante restent un obstacle à une approche scientifique qu'elle soit psychologique, médicale, anthropologique, psychanalytique (226). L'expérience mystique a été abordée du point de vue de ses expressions multiples.Mais il est d'autres phénomènes, par ailleurs mal cernés par la religion chrétienne qui occupent des territoires voisins du mysticisme. Citons, les expériences spontanées (folie...), les expériences provoquées (yoga,art, vin,...). La question sera à chaque fois : le critère religieux a-t-il été déterminant ? L'hypothèse est que les mêmes questions ont traversé l'histoire de la mystique avec ou sans Dieu. Si une force transcendante suffit à expliquer l'extase, pourquoi chercher plus loin ? Si l'on récuse cette force transcendante, la médecine pourrait-elle nous dire quelque chose sur les rapports entre le physique et le mental, le corporel et le spirituel ?Peut-elle donner une interprétation physiologique ? Mais pour ceux qui ont fait l'expérience de l'extase (Bataille, l'auteur lui-même,...), une question : « suis-je fou ? ». Non, je ne suis pas fou ! Pour certains psychanalystes, les états mystiques ne sont que des « régressions à des périodes très précoces de l'enfance » ; d'autres disciplines parlent de « bouffées délirantes »,... Des situations comme un stress subit, l'euphorie de la victoire ,.. peuvent -elle être assimilées à une expérience mystique ? Les larmes de joie que versent les croisés, les hymnes de louange qu' ils entonnent en voyant au loin Jérusalem,... pour les chrétiens, cela vient d'en haut mais ne descend pas dans les vestiaires du Standard de Liège. La crise mystique pourrait-elle n'être qu'une réaction corporelle ? À la douleur, au sommeil, à l'approche de la mort ? Pour Angèle de Foligno, qu'elle soit malade, clouée au lit ou au contraire en bonne forme physique, pas de différence en ce qui concerne ses visions. Ces expériences spontanées acceptées sans problème par les mystiques religieux, se sont vues au contraire, analysées par le scalpel de la médecine qui en a donné une interprétation somatique ou psycho somatique(235). Des frontières floues Pour la mystique chrétienne,on mettrait tout (si je puis dire) dans le même panier : visions divines, stigmates, prières du cœur,...Une même origine. Dans la mystique sans Dieu, on constatera des différences entre le « sentiment océanique » qui nous envahit progressivement, la longue pratique du yoga et le recours à l'alcool. De même , on distinguera trois grands types de stimuli par ailleurs présents dans toute expérience qu'elle soit religieuse ou pas : les techniques corporelles, les stimuli immatériels, les stimuli matériels. Pour les premières, quelle différence entre l'ivresse de la valse et celle des derviches tourneurs? On sait la place qu'occupe l'érotisme dans l'aventure intérieure de G. Bataille. L'amour physique est comme un reflet de l'amour sacré pour B . Besret. Pas de différence entre la prière du cœur d'un moine du mont Athos et la récitation d'un mantra ou d'un koan,... D'autres stimuli immatériels, l'art, la musique, le spectacle de la nature,...la poésie. Sont-ils du même ordre que l'oraison, l'extase ou le zazen ? Hors de toute référence à Dieu ! Des stimuli matériels : drogues, poisons sacrés,boissons alcooliques. Pas de différences entre utilisations qu'elles soient ou non à des fins religieuses . L'expérience d'Aldous Huxley. Il essaye sur lui-même les effets de la mescaline. « Ouvrir les portes de la perception » , voilà un résumé de ses effets. Notre perception quotidienne est limitée, la vraie réalité n'apparaît que lorsque les portes s'ouvrent grâce à l'expérience mystique. Ouvrons-les dit Huxley, persuadé que la mescaline lui donnerait accès au moins pour quelques heures à un monde intérieur.D'abord déçu, il lâche peu à peu les mots de « Grâce », de « Transfiguration », de « Vision de la béatitude »(241). A aucun moment cependant, il ne perd pied avec la réalité. Le regard qu'il porte sur le monde s'est modifié, un peu comme si le cerveau veillait à notre survie biologique en interposant une « valve de réduction ». La mescaline qui accentue les couleurs de manière prodigieuse nous permettrait d'imaginer ce que nous devrions voir quand des siècles d'évolution auront naturellement ouvert des portes. Une expérience initiatique, pourtant, au sens fort du terme. L'homme qui a franchi la Porte ne sera plus le même: il sera plus sage, plus heureux, plus humble,.. Ce que décrit Huxley, une entrée dans la vie qui permet à celui qui s'y est livré de regarder autrement le monde. Quelle différence entre une expérience « avec Dieu » et une expérience « sans Dieu » ? Il faut admettre dit l'auteur, que toute expérience, avec ou sans Dieu , repose sur une stimulation des sens ou de l'intellect (244). A la recherche de l'unité. Si l'on renonce à l'explication d'une fusion avec la divinité, quelles hypothèses ?Il faut bien trouver une explication ! L'expérience mystique est-elle causée par un trouble du métabolisme ? Confondre l'expérience mystique avec des hallucinations hypoglycémiques ? L'expérience mystique ne serait qu'une réaction de l'organisme face à une œuvre d'art ou à un paysage(246).Mais l'adrénaline à elle seule peut-elle engendrer des sentiments de colère ou d'euphorie ? Au contraire, n'est-elle pas secrétée en réponse à une telle situation ? L'expérience mystique n'est pas provoquée par l'adrénaline mais la sécrétion de cette dernière conduirait à un renforcement de l'expérience. Les drogues, l'alcool,.. n'auraient qu'un pouvoir désinhibiteur qui nous libérerait des contraintes que nous nous sommes imposées à nous-mêmes ?Nous avons un « potentiel d'énergie et d'enthousiasme » que nous n'utilisons pas à plein.Il y a des filtres (des « portes », disions-nous plus haut) que des techniques (yoga, danse, sport, drogues,...) modifient ou lèvent (248). Des mystiques, les unes sont religieuses, les autres non religieuses. Et à côté d'elles, au-delà d'elles, un élargissement possible ! Par exemple, du côté des mystiques religieuses, la reconnaissance des mystiques islamiques, bouddhistes,...Romain Rolland évoque avec le sentiment océanique, un mysticisme cosmique. Il y a aussi l'immense catalogue (une grande page, 254) des états modifiés de la conscience (EMC) déjà évoqués.Et cela va de l'hypnose de l'autoroute (la ligne blanche) à la cérémonie du thé.... Et pourtant, il y a des différences : quels critères pour définir ce que nous appelons l'expérience mystique qu'elle soit religieuse ou athée ? Ces critères sont pour certains auteurs au nombre de 9, voire 11 ou 12. Il vaut la peine d'en citer quelques-uns (256):le vécu de l'espace comme ouverture de l'être, le caractère ineffable, le caractère immédiat et soudain, au moment où on l'attend le moins, la dissolution de toute espèce de dualité (sujet-objet, intérieur-extérieur,...), la dissolution des trois dimensions du temps, l'inexistence du moi, self ou ego,la conviction du vécu de la réalité telle qu'elle est,le changement du système de valeurs et de comportement postérieur, la perte de la peur de la mort,... C'est beaucoup trop ! L'auteur retient 4 critères, critères dits de James. • Ineffabilité (impossibilité de raconter) • Intuition et certitude • Brièveté de l'expérience • Passivité Bertrand Russell à la différence de James, a connu une expérience personnelle. • La possibilité d'un mode de connaissance que l'on peut appeler révélation,vision intérieure ou intuition et qui se double d'une étrange certitude d'une réalité suprême qui nous délivre des apparences. • Il y a une unité foncière de la réalité (de l'univers) et un refus de toute opposition ou division : bien et mal, haut et bas,... • Suppression de toute distinction entre passé, présent et futur • Négation de la réalité du mal. Les 4 critères de Russell se ramènent à deux (les deux premiers), voire à un seul : la certitude de l'unité du monde, qui apporte un sentiment de paix durable(261). Et puis, il faut y survivre Et pour survivre, chercher à raconter, interpréter, à reproduire, oublier.La société va apprécier la qualité d'une expérience au comportement de celui qui l'a vécue. Que seraient aujourd'hui les anachorètes chrétiens? des clochards ou des sans-abris ? Mais à notre époque, l'ascète rejoint le drogué au bas de l'échelle humaine (263).Depuis le 11septembre 2011, depuis le 13 novembre,le lien entre mysticisme et fanatisme inquiète plus que jamais(264). Mais ce qui aujourd'hui valorise l'expérience mystique n'est plus la référence à Dieu , mais le changement induit dans la vie de celui qui l'a vécue. « C'est là, confie E.-E. Schmitt, que j'ai commencé à avoir une vraie curiosité des autres »(263). « On n'enferme pas plus l'absolu dans un tiroir que Dieu dans une bible » (267). Michel Ansay, 24 décembre 2015.