L`attraction de l`abime

Transcription

L`attraction de l`abime
L’attraction de l’abime
Un texte de José Carlos Suárez sur Mark Ryden,
Marion Peck e Ray Caesar
The Creator Studio #6
Dualité
Octobre 2005
p. 28-29
Edition:
La habitación
ediciones pour
Torraspapel
Parfois les médias nous assaillent de nouvelles, comme cela est arrivé
récemment avec ces cinq enfants britanniques qui ont tenté d’en tuer
un autre, des histoires qui, non sans horreur, annihilent notre idée d’une
enfance angélique. C’est là que cet autre côté pervers de l’enfance se
manifeste dans toute sa splendeur morbide. Comme l’a affirmé Baudrillard,
« au fond, les mondes parallèles sont la conséquence d’une réalité qui se
dissocie car nous nous sommes laissés emportés par notre désir de l’unifier,
de l’homogénéiser ». Cet affrontement dialectique bien/mal permet ainsi
une morale sur laquelle repose le choix entre l’un ou l’autre.
Les sentiments s’inscrivent par conséquent dans cette dialectique, dont
la nature contradictoire provoque, dans le cas des enfants, une situation
d’angoisse et d’avidité causée par cette ambivalence, un conflit qui n’a pas
lieu chez les adultes, qui ont appris à les intégrer. Voilà pourquoi les contes
de fées décrivent le monde comme une dualité, dont la structure est destinée
à mettre en ordre le chaos intérieur. Pour illustrer la lutte symbolique de
l’intégration de la personnalité contre la désintégration chaotique, le célèbre
pédopsychiatre Bruno Bettelheim prend l’exemple du conte des Frères
Grimm « La reine des abeilles », un insecte qui représente par ailleurs la
dualité car il peut à la fois produire du miel et faire le mal par sa piqûre.
C’est précisément une abeille, sous une forme animée, qui apparaît comme
signe distinctif récurrent sur le site internet de Mark Ryden (1963), artiste
californien, bien qu’il soit né dans l’Oregon. On trouve dans son œuvre
des petites filles et des petits garçons, des petits lapins et toute une série
d’éléments iconographiques qui nous renvoient sans équivoque à ce monde
onirique dans lequel évoluent les contes. C’est comme s’il s’était approprié
l’univers parallèle, plein de fantaisie et de surréalisme, de l’œuvre de Lewis
Carroll, « Alice au pays des merveilles » (1864), dont les inventions furent
les rêves éveillés d’un ecclésiastique anglican timide et refoulé.
Avec un style très méthodique et une esthétique maniériste, son œuvre se
caractérise par l’utilisation prédominante des couleurs pastel et un éclairage
évanescent particulier. Ses tableaux, remplis d’allusions à la religion et à
l’alchimie, nous renvoient aux illustrations de livres pour enfants des années
50, qui constituent la source, associée à des références à la peinture classique,
de vieilles photographies, des images de revues et tout un catalogue d’objets
divers qu’il accumule dans son studio de Sierra Madre (Californie), dont il
s’inspire pour façonner son monde créatif si personnel.
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Mais ce qui nous semble doux et innocent au premier abord prend une
tournure inquiétante et nous laisse pour le moins stupéfaits. Ses enfants,
aux yeux énormes, sont placés dans des décors et des situations qui ont
quelque chose de macabre et de pervers, dans une référence à ce « côté
obscur » de l’enfance.
Un autre exemple, qui traduit magnifiquement en images l’univers de
Ryden et dans lequel nous retrouvons cette ambivalence et ce caractère
sinistre, est « La Famille Addams » (1991) de Barry Sonnenfeld, basé sur
les personnages qui donnent leur nom au film, mais en s’inspirant plus du
comics que de la série télévisée qui leur fut consacrée, et plus particulièrement
du personnage de Mercredi interprété par Christina Ricci, dont Ryden a
peint le portrait, en hommage à la culture pop des Etats-Unis.
Son ascendante carrière artistique a été marquée par sa reconnaissance en
tant qu’illustrateur, avec, parmi ses travaux les plus célèbres, la pochette
de l’album « Dangerous » (1991) de Michael Jackson et la couverture du
roman « Desperation » (1996) de Stephen King, et son passage postérieur à
la peinture, où ses œuvres, dont le format varie entre 10 centimètres et le
mètre carré, sont prisées et collectionnées par Björk ou encore Robert De Niro.
Dans la même lignée et partageant un bon nombre d’éléments qui
caractérisent ce qu’on appelle désormais la marque Ryden, on trouve Marion
Peck (1963), née accidentellement à Manille et vivant aujourd’hui entre
Seattle et Los Angeles. Son œuvre est peut-être plus sobre et pour autant
plus explicite. Ses peintures se distinguent par leur finition parfaite et leurs
coloris brillants, qui, associés à la thématique des représentations oniriques
et magiques, provoquent chez le spectateur un impact visuel fascinant.
En continuant avec les connexions esthétiques, nous avons Ray Caesar
(1958), né à Londres mais formé à Toronto (Canada), où il a travaillé
pendant plus de 15 ans dans le département d’art et photographie d’un
hôpital pour enfants malades. Cette expérience, les merveilleux miracles
et la tristesse qu’il connut là-bas ont sans conteste marqué son art.
Son imaginaire est peuplé de personnages et d’animaux fantastiques,
dont les grandes têtes et les extrémités biomécaniques produisent un trouble
qui contraste avec leurs regards sereins, créant une atmosphère perverse et
pleine d’inquiétude, à mi-chemin entre la science-fiction et le récit de Kafka.
Mais, malgré toutes ces similitudes, il existe une caractéristique formelle qui le
différencie des deux artistes précédents. Sa méthode de travail est entièrement
numérique, de la réalisation technique à l’impression finale. Son outil est
l’ordinateur, avec lequel il utilise un software de création graphique en 3D,
plus précisément le fameux logiciel Maya, doté d’une grande polyvalence.
Pour l’impression, il utilise le Giclée, procédé offrant une qualité d’image
et une durabilité exceptionnelles, qui donne cette finition impeccable à ses
œuvres.
Tous ces artistes appartiennent à la génération née avec le pop art et son
influence est indéniable à tous les niveaux. Avec des racines underground
et urbaines qu’il faudrait chercher dans les comics, le rock, les tatouages,
les films de série B et toute une panoplie de produits sous-culturels qui ont
formé ce que l’on appelle aujourd’hui la « basse culture » (en opposition à
la « haute culture »), dont le pop art s’est chargé d’intégrer les limites et la
dualité chaotique.
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Ils font partie d’un mouvement de dessinateurs et d’écrivains qui doivent
une grande partie de leur succès à Robert Williams, fondateur en 1994
de la revue « Juxtapoz », véritable tremplin qui fera connaître ces artistes,
sur lesquels on colla les étiquettes « Lowbrow Art » ou « Pop surréaliste ».
En marge des appellations, ils représentent cette tendance connue dans
l’histoire de l’art comme art fantastique, qui dépasse les catégorisations et
les classifications temporelles. Des images extravagantes et inquiétantes
nous étaient déjà offertes par Bosco au XVème siècle, ou Dalí, plus
récemment, sans oublier Goya, pour qui les bases de l’art se trouvent
dans « le caprice et l’invention ».
En termes de fantastique et d’invention, la réalité dépasse toujours la
fiction. A ceux qui ne voient dans l’art de Mark Ryden, Marion Peck et Ray
Caesar que la provocation et la transgression d’une conception romantique
de l’enfance, il faudrait rappeler que les contes sont cruels car la vie est
cruelle .
© José Carlos Suárez.
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