habiter

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habiter
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TRAVAUX
DE L'INSTITUT DE GEOGRAPHIE
DE REIMS
n° 115-118
2003-2004
HABITER
Responsable de ce numéro :
Mathis STOCK – Maître de Conférences
SOMMAIRE
Mathis STOCK
Présentation – Géographies de l’Habiter : encore un tournant ?
3
Louise BRUNO
Chez soi en ville : un regard sur Rio
9
Rodolphe DODIER
Habiter : Ce que le périurbain nous apprend
31
Julien ALDHUY
Identité , catégorisation socio-spatiale et mobilité : être urbain et se penser rural ?
45
Giorgia CERIANI
Migrations internationales : vers un nouvel habiter ?
59
Philippe DUHAMEL
Au fondement du tourisme : Habiter autrement le Monde
75
Clotilde BUHOT
Anciens et nouveaux résidents secondaires à l’Île de Bréhat
91
Florent HEROUARD
Habiter un logement temporaire.
Le cas des demandeurs d’asile hébergés à l'hôtel ¹
107
2
André-Frédéric HOYAUX
Pouvait-on habiter un camp de cencentration sous le nazisme ! ¹
123
Alexandra DE CAUNA
Le concept d’habiter. au cœur d’une étude sur les quartiers périphériques des villes françaises
d’Outre-mer
137
Pascal CLERC
Des lieux dans l’espace du récit : Gracq, Pérec et Tati
143
Dominique CROZAT
Enjeux de la manipulation de l’image d’un bidoville
(Pedreira dos Hungaros à Oeiras-Lisbonne)
163
Marc DUMONT, Anna MADOEUF
Mises en scènes du « chez soi » contemporain. .Les univers spatiaux du Catalogue de vente par
correspondance AM.-PM. Vivre la maison. Meubles & Déco
183
Francine ADAM
Habiter par les noms La médiation toponymique au Québec
197
Mathis STOCK
Pratiques des lieux, modes d’habiter, régimes d’habiter :
Pour une analyse trialogique des dimensions spatiales des sociétés humaines
213
NOTES ET COMPTES-RENDUS
231
3
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 3-8
Présentation
Géographies de l’habiter : encore un tournant ?
Ce numéro du TIGR a pour ambition de renouer avec une tradition de la revue, vieille de trente
ans : impulser des changements dans la science géographique francophone grâce à la découverte et
l’imagination de nouvelles façons de conceptualiser les dimensions spatiales de la société. Cette
découverte est ici celle de l’habiter entendu comme manières de pratiquer les lieux géographiques du
Monde. Cette définition de travail n’est pas l’expression d’une pensée unique : les articles qui composent
ce numéro ne s’approprient pas tous la même définition de l’habiter. Mais chaque auteur a visiblement
trouvé dans ce terme une façon de dire quelque chose de sensé sur son objet de recherche et les problèmes
rencontrés. Il s’agit là de contributions qui traitent de dimensions différentes des manières de faire avec de
l’espace : être ensemble ou séparé au quotidien dans la ville à travers l’exemple Rio de Janeiro (Louise
Bruno), gérer le quotidien comme habitant péri-urbain (Rodolphe Dodier) ou à travers les catégories
spatiales dans les Landes (Julien Aldhuy), habiter en tant que migrant (Giorgia Ceriani) ou en tant que
touriste (Philippe Duhamel). De plus, que signifie habiter quand on est résident secondaire sur l’île Bréhat
(Buhot), demandeur d’asile dans les hôtels autour de Caen (Florent Hérouard), ou encore interné dans un
camp de concentration (André-Frédéric Hoyaux) ? Savoir comment habitent les êtres humains dans
différentes situations, dans le quotidien ou le hors-quotidien, voilà la question, ici sous-jacente, qui permet
de rassembler, de confronter et de rendre comparable ces contributions très diverses tout à la fois du point
de vue de la stratégie méthodologique, que des référents théoriques ou du matériau mobilisé. Par ailleurs,
la question de l’image produite autour de l’espace a été choisie par trois ou quatre contributions, rappelant
par là la poétique de l’espace de Bachelard : constituer une image de quartiers par la poésie (Alexandra de
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Cauna) et l’exploration de la notion de lieu par Pascal Clerc en mobilisant un corpus littéraire et
cinématographique. Un autre type de discours et de pratiques de processus de constitution de l’image est
étudié à travers l’exemple d’un bidonville (Dominique Crozat), et par les catalogues de vente par
correspondance (Marc Dumont & Anna Madoeuf). Que l’habiter est aussi une affaire de noms de lieux,
montre, dans un autre registre, une étude sur la toponymie comme « motif de l’habiter » est conduite par
Francine Adam. Enfin, on y trouve une tentative de développer un cadre théorique de l’habiter (Mathis
Stock).
Dans quel contexte ces textes ont-ils été produits ? Ils ont été proposés à la suite d’un appel à
propositions qui avait insisté sur trois aspects majeurs. D’abord, la reconstruction des filiations du concept
« habiter » en philosophie (Heidegger, Bollnow) qui expriment ainsi la dimension spatiale du Dasein,
fortement lié à la notion d’ « espace vécu ». La sociologie urbaine française autour de Lefebvre, Ledrut,
Haumont, donne au terme « habiter » l’acception restrictive de « résider », et l’anthropologie (Radkowski,
Mayol) restreint l’habiter à la vie dans un quartier. La géographie n’est pas en reste : Augustin Berque
(2000) concernant les questions de l’écoumène, Lévy (1994), Duhamel (1997), Knafou et al. (1997), Stock
(2001 ; 2004), Lazzarotti (2001), Hoyaux (2000, 2002, 2003) se sont emparés du terme “ l’habiter ” pour
exprimer différentes façons, pour les individus, d’être en rapport avec les lieux géographiques, que ce soit
comme modalité pratique de l’être-au-monde, ou comme une manière spécifique d’être avec un lieu (par
exemple insider et non pas outsider). L’un des enjeux résidait dans un positionnement critique face aux
différentes conceptualisations dont on dispose aujourd’hui.
Ensuite, différentes acceptions et définitions pouvaient faire l’objet de débats, que l’on entre dans
la question de l’habiter par la « spatialité des individus » (Lévy & Lussault, 2003) ou par l’ensemble des
pratiques des lieux (Stock, 2001), différents choix semblaient possibles : i) la distinction entre « habiter »
– pratique spatiale des individus – et « bâtir » – pratique d’aménagement de la politique ; ii) la distinction
entre « habiter » – pratique engagée des lieux – , et le « non-habiter » – pratique détachée des lieux –,
habiter donc comme un type de rapport aux lieux ; iii) la distinction entre « habiter » – pratique de tous les
lieux par un individu –, et « pratique des lieux » – pratique d’un lieu ; iv) la distinction entre « habiter » –
pratique sans mobilité géographique – et « circuler » – pratique avec mobilité géographique associée.
Cependant, les articles qui suivent ne se sont pas emparés de cette discussion possible : chaque article,
après avoir posé sa définition, a déroulé un argumentaire ou une illustration dans un domaine donné, sans
« rendre problématique », par une confrontation par exemple, l’outil conceptuel. Cet effort reste à faire.
Enfin, le statut épistémologie de la notion d’habiter pouvait être questionné : s’agit-il de la
géographie sociale/culturelle ou de ce que Ley (1985) appelle le « tournant interprétatif » ? Est-ce central
pour la géographie comme le pensent Knafou et Stock (2003) qui tentent d’en faire « le projet intégrateur
d’une science géographique reformulée, centré sur les manières dont les hommes habitent les lieux »
(Knafou & Stock, 2003, p.325) ou bien est-ce marginal et ajoute un « thème », une « branche » à la
géographie ? La géographie pourrait-elle être définie comme « science de l’habiter » comme le dit Olivier
Lazzarotti ? Cette question reste posée.
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Si l’on tente de l’approfondir, on peut se demander quelle pourrait être l’ambition de la
géographie entendue comme science ayant pour projet cognitif de traiter de l’habiter. A coup sûr, elle se
situe aux différents niveaux du travail scientifique, allant d’un repositionnement épistémologique aux
techniques de production et de traitement de matériaux empiriques en passant par les niveaux théoriques,
méta-théoriques et méthodologiques. Pourquoi cette nouvelle ambition pour la géographie comme science
de l’habiter ? Parce que les manières de faire, le « paradigme » ou, mieux, le style scientifique en cours
restent insatisfaisants et ne permettent pas de résoudre un grand nombre de problèmes scientifiques : la
capacité explicative est lacunaire. En géographie, nous sommes arrivés à créer ou à reprendre des
oppositions conceptuelles – notre manière de voir le monde – et pratiques – notre manière de faire un
travail scientifique – qui sont devenues stérilisantes, car traitées comme oppositions intrinsèques, non
comme distinctions ou points de vue. Listons quelques unes de ces oppositions qui nous enferment dans
une vue traditionnelle et étriquée ne résistant pas à une analyse critique ; elles existent à tous les plans de
l’imagination scientifique, allant de l’épistémologique à l’empirique, en passant par le méthodologique, le
théorique et le métathéorique (cochez les cases correspondant à votre système, S.V.P. !) :
- individualisme méthodologique vs holisme
…
- cognitif vs corporel
…
- théorie vs empirie
…
- constructivisme vs réalisme
…
- décrire vs expliquer
…
- espace vs société
…
- terrain vs statistique
…
- espace vs spatialité
…
- abstrait vs concret
…
- espace vs lieu
…
- quantitatif vs qualitatif
…
- individu vs société
…
- analyse spatiale vs géographie sociale/ culturelle
…
- lieu/territoire vs espace
…
- géographie physique vs géographie humaine
…
- nature vs culture
…
- mondes extérieurs vs mondes intérieurs
…
- perception vs pratique
…
- subjectif vs objectif
…
- représentation/imaginaire vs réel
…
De fait, notre traitement du Monde est devenu simpliste : nous restons dans un confort intellectuel
en ce sens que nous acceptons sans questionnement ces oppositions comme reflétant la réalité au lieu de
les prendre comme une des manières de travailler sur les dimensions spatiales des sociétés humaines.
Le projet scientifique de l’habiter consiste en un dépassement des oppositions, non pas dans le
sens d’une harmonie ou d’un cheminement moyen, mais dans le sens d’un réarrangement permettant
d’arriver à des perspectives théoriques – theoreia signifiant contemplation, nous sommes presque en
présence d’un pléonasme – qui permettent de renouveler l’approche des dimensions spatiales des sociétés
humaines. Car, la géographie est une science théorico-empirique, c’est-à-dire qu’il y a tensions et allers-
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retours entre matériaux ou données et cadre théorique, et ce de multiples façons (les données ne font sens
que si elles sont interprétées voire produites dans un cadre théorique ; le cadre théorique ou le modèle
pouvant être modifié par le travail empirique ; le matériau peut faire émerger des associations d’idées,
conceptualisées dans un second temps etc.). Ainsi, d’un point de vue épistémologique, il convient de se
libérer des carcans de logique (déductif, inductif, abductif, hypothético-déductif) qui font office de
processus d’interrogation sur le rapport entre mots et choses, et de engager, dans un faire maîtrisé,
problématisé, réflexif, soigné, subtil, théoriquement et épistémologiquement informé, des façons efficaces
et valid(abl)es pour produire de la connaissance scientifique.
L’une des propositions consiste à transformer ces oppositions en dimensions d’analyse et à les
traiter théoriquement, c’est-à-dire en laissant derrière nous des formulations ad hoc pour les insérer dans
un cadre interprétatif cohérent. Ainsi, l’objectif théorique de la géographie dans une perspective de
l’habiter vise à développer des modèles explicatifs plus adéquats des dimensions spatiales des sociétés
humaines, en progressant par rapport aux modèles existants. Comprendre la manière dont, dans différentes
situations, de l’espace est mobilisé dans les actions individuelles ou collectives, et dialogiquement,
comprendre comment de l’espace est constitué à travers les actions tout en s’appuyant, entre autres, sur
des dimensions spatiales constitue le questionnement central d’une géographie centrée sur les pratiques –
le « faire-de-la-géographie » comme le nomme Werlen (1997) – des individus dans le quotidien et le horsquotidien. Habiter signifierait alors les manières d’être et de faire avec de l’espace, car nolens volens, les
individus font avec les lieux géographiques, la distance, les concepts, images et catégories spatiaux et les
créent et les transforment sans cesse. Il reste à en développer des modèles permettant l’intelligibilité et
l’intelligence de ces manières de faire et d’être avec de l’espace ainsi habité.
Au-delà, il s’agit de faire émerger un autre style scientifique, une nouvelle manière d’être
ensemble dans une communauté scientifique – géographes, mais aussi membres des autres disciplines –
qui a un problème : l’écoute et la critique sont sous-développées et la valeur de l’argumentation
scientifique est en baisse à la bourse du savoir. Nous nous payons le luxe de dénigrer et d’ignorer les
contributions dont on peut apprendre ; nous continuons à faire attention aux noms, à l’humeur des
personnes et à des « courants » traditionnels, en lieu et en place de leur contribution et argumentation
scientifiques. Le plus grave est sans doute l’ignorance mutuelle des travaux des uns par les autres. Les
ressorts en sont multiples, certains ont trait à la spécialisation relativement plus grande des domaines
d’étude avec pour corollaire une vue plus étroite au sein même de la discipline ; d’autres ont trait à la
« course à l’armement », c’est-à-dire aux publications (surtout : vite !) – exigées certes par les institutions,
mais avec lesquelles nous sommes complices –, avec pour conséquence l’incapacité à lire et à réfléchir ce
que font les autres. Une autre conséquence réside dans la différenciation accrue de la qualité scientifique
des publications, allant du « Café du Commerce » aux analyses les plus imaginatives et solides et le
développement d’un véritable penser.
Le chemin est déjà balisé et les contributions existent pour permettre une autre manière de faire
scientifiquement de la géographie. Il est temps d’évaluer les acquis du passé à l’aune d’un nouveau projet
7
scientifique. Engageons-nous dans de nouvelles « imaginations géographiques » comme disait Alain
Reynaud ici il y a quelques années. Anything goes.
Références bibliographiques
BERQUE A., 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris : Belin (coll.
Mappemonde).
DUHAMEL Ph., 1997, Les résidents étrangers européens à Majorque (Baléares). Pour une analyse de la
transformation des lieux touristiques. Thèse de Géographie, Université de Paris 7-Denis Diderot.
HOYAUX F.-A., 2003, “ Les constructions des mondes de l’habitant. Éclairage pragmatique et
herméneutique”, Cybergéo, n° 203.
HOYAUX F.-A., 2002, “ Entre construction territoriale et constitution ontologique de l’habitant.
Introduction épistémologique aux apports de la phénoménologie au concept d’habiter ”, Cybergéo, n°
102.
HOYAUX F.-A., 2000, Habiter la ville et la montagne. Essai de géographie phénoménologique sur les
relations des habitants au lieu, à l’espace et au territoire. (Exemple de Grenoble et Chambéry), Thèse de
géographie (sous la direction de Bernard Debarbieux), Université Joseph Fourier (Grenoble I).
KNAFOU R., BRUSTON M., DEPREST F., DUHAMEL Ph., GAY J.-Ch. & SACAREAU I., 1997, “
Une approche géographique du tourisme ”. L’Espace géographique, vol. 26, n°3, pp. 193-204.
KNAFOU R., STOCK M., 2003, “ Épistémologie de la géographie ”, In : Jacques Lévy & Michel Lussault
(dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, pp. 323-325.
LAZZAROTTI O., 2001, La raison de l’habiter. Patrimoine et tourisme, Dossier HDR, Université de
Paris 7-Denis Diderot.
LÉVY J., 1994, L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique. Paris : Presses
de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.
LÉVY J. & LUSSAULT M., 2003, “ Habiter ”, in : Lussault M. & Lévy J. (dir.), Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.
8
LEY D., 1985, “ Cultural/Humanistic Geography ”. Progress in Human Geography, vol. 9, pp. 415-423.
RADKOWSKI G.-H. de, 2002, L’anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme ?, Paris, PUF.
STOCK M., 2004, “ L’habiter comme pratique des lieux ”, Espacestemps.net, Textuel, 18.12.2004
(http://www.espacestemps.net/document1138.html)
STOCK M., 2001, Mobilités géographiques et pratiques des lieux. Étude théorico-empirique à travers
deux lieux touristiques anciennement constitués : Brighton & Hove (Royaume-Uni) et GarmischPartenkirchen (Allemagne), thèse de géographie, Université de Paris 7 – Denis Diderot, 663p.
WERLEN B., 1997, Sozialgeographie alltäglicher Regionalisierung, tome 2 : Globalisierung, Region
und Regionalisierung. Stuttgart, Steiner, (2ème éd. 1999).
9
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 9-30
CHEZ SOI EN VILLE :
un regard sur Rio
Louise BRUNO
Architecte Urbaniste.
Maître de Conférences à
l’Institut de Sciences
Politiques de Paris.
“La ville, comme affirment certains philosophes,
est comme une grande maison,
et vice-versa, la maison est une petite ville.”
ALBERTI 1
Mots clés : habiter – logement – ville - pratiques de l’espace urbain.
Résumé - Cet article propose une réflexion sur l’acte d’habiter – le logement et la ville - en tant que
manifestation des relations socio-culturelles et pratiques de l’homme à l’espace. A travers l’exemple de Rio de
Janeiro, l’analyse urbaine est structurée sur deux piliers : d’une part, l’habitat, dans sa conception symbolique et
architecturale; d’autre part, la ville, sa structure et les pratiques de l’espace urbain. La lecture de la structure
urbaine de Rio, ayant comme fil conducteur la conception de l’habitat et les façons d’habiter, permet de
comprendre les rôles attribués aux différents secteurs urbains à travers les pratiques de la ville et les formes
d’habiter l’espace urbain. L’analyse des pratiques urbaines vient apporter un éclairage sur les nouvelles formes de
“di-vision” socio-spatiale et leurs reflets sur la structure urbaine, les pratiques de l’habitat et de la ville, ainsi que
les changements des relations à l’urbain. Il est proposé des éléments d’une géographie des nouvelles façons
“d’habiter” une ville de plus en plus cloisonnée, où aux anciennes divisions sociales viennent s’ajouter d’autres
frontières au sein de l’espace urbain.
Key words : to dwell – housing – city - practices of the urban space.
Abstract - This article considers the act of dwell in – the housing and the city – as a social and cultural
manifestation as well as a human spatial practice. In this sense, Rio is taken as an example to realize an urban
analysis which is structured upon two pillars: in one side, the dwelling’s symbolical and architectural conceptions,
and in the other, the its structures and practices of the urban space. Guided by the dwelling’s conception and the
different ways of living in the lecture of Rio’s urban structure make it possible to understand: the papers concerned
to the different urban zones through the city’s practices and the ways of living in the urban space. The analysis of
the urban practices lightens the new ways of social and spatial di-vision, and their reflections through the urban
structure; the living in the city’s practices; as well as the changes occurred within the urban relationships. This
article proposes elements to a New Geography to understand the new ways of living in a city more and more
compartmentalized where others frontiers in the midst of the urban space come to join the former social divisions.
Stichworte : Wohnen, Unterkunft, Stadt, Praxen des Stadtraumes.
Zusammenfassung - In diesem Aufsatz wird eine Überlegung zum Akt des Wohnens als
Manifestation, anhand der Wohnung und der Stadt, der soziokulturellen Verhältnisse und menschlichen Praktiken
zu und mit Raum vorgeschlagen. Das Beispiel Rio de Janeiro erlaubt eine städtische Analyse einerseits der
Siedlung als symbolische und architektonische Konzeption, anderseits der Stadt, deren Struktur und der Praktiken
des städtischen Raumes. Die Lektüre der Stadtstruktur von Rio anhand der Siedlungskonzeption und der
Wohnweisen lässt ein Rekognoszieren der Rollen der verschiedenen städtischen Sektoren zu durch die Praktiken
der Stadt und der Formen des Wohnens des städtischen Raums. Die Analyse der städtischen Praktiken trägt dazu
bei, neue Formen sozialräumlicher „Division“ und ihrer Widerspiegelung in der Stadtstruktur, der Praktiken sowie
der Veränderungen des Verhältnisses zum Städtischen. Es werden Elemente für eine Geographie neuer Formen
des Bewohnens einer immer mehr abgeschlossenen Stadt vorgeschlagen, in der zu den überkommenen sozialen
Abgrenzungen neue Grenzen innerhalb des Stadtraums hinzukommen.
1
ALBERTI Leon Baptista, De Re Aedificatoria, Livro I, e1486. Apud (1984, p. 40)
10
L’habiter au cœur de la recherche urbaine 1
Cet article propose une réflexion sur l’acte d’habiter – le logement et la ville - en tant que
manifestation des relations socioculturelles et pratiques de l’homme à l’espace. L’habiter apparaît comme
l’objet fédérateur commun à l’homme et à la ville, à l’individu et à la société, au matériel et au
symbolique, à l’architecture et à la géographie.
L’hypothèse de départ est fondée sur l’existence de rapports entre l’habitat et la ville, la partie et
le tout, en tant qu’espaces de vie d’une société. L’analyse urbaine est donc structurée sur deux piliers
posés sur un socle culturel: d’une part, l’habitat, le logement, dans sa conception symbolique et
architecturale; d’autre part, la ville, sa structure et les pratiques de l’espace urbain. Le processus
analytique associant l’architecture de l’habitat à celle de l’espace urbain et ses pratiques, rencontre dans
“l’habiter” à différentes échelles la poutre maîtresse qui réunit les deux piliers: l’habitation, espace
architectural, et la ville, espace géographique. Car l’acte d’habiter (du latin habitare) évoque la notion de
fréquence de l’action, des pratiques (de l’espace), il est lié au terme habitus, le comportement habituel
(Berque, 1995). « Le territoire de l’habitude est un petit dedans », dit Chalas (2003), c’est une sorte chez
soi en ville. On aboutit ainsi à une réflexion sur les systèmes symboliques, culturels et aussi socioéconomiques, qui influent sur la conception spatiale habitat/ville et les pratiques de l’espace.
Pour réfléchir sur le rôle de la culture d’une société dans la constitution et les pratiques de son
espace de vie, la question se pose de définir ses référents culturels de l’habiter. La lecture de la structure
sociale brésilienne aide à identifier des éléments clefs de son système socioculturel. Alors qu’en France
l’évolution socio-économique a conduit à la constitution d’une population composée majoritairement par
les classes moyennes, au Brésil, il y a un processus de fracture sociale où un petit pourcentage2 de
population aisée domine une masse vivant en marge de l’économie. Or, la domination économique des
classes aisées se dédouble en commandement politique et culturel. C’est pourquoi cette population
privilégiée joue un rôle important dans les choix de développement du pays, y compris celui des villes, et,
sans en détenir le monopole, représente des modèles de vie, symboles de réussite sociale et économique.
Compte tenu du rôle (politique, économique et culturel) des classes dominantes dans le processus de
production de l’espace urbain et des références socioculturelles, on se penchera, pour comprendre leurs
influences sur les pratiques matérielles et symboliques des individus à l’espace, sur la conception de
l’espace de l’habitat bourgeois.
En partant de la conception matérielle et idéelle de l’espace de vie le plus intime, il s’agit de
réfléchir à la façon dont les classes dominantes, en cherchant à construire un espace qui leur convient, ont
façonné une ville dont la structure sociale et symbolique reste marquée par la division tripartite de
l’habitat brésilien des classes aisées. En effet, la lecture de la structure urbaine de Rio de Janeiro, ayant
comme fil conducteur la conception de l’habitat et les façons d’habiter, permet de comprendre les rôles
1
L’article proposé est issu de ma thèse de doctorat qui a été approfondie par la suite dans le cadre de mes activités de recherche. La
thèse proposait une réflexion sur le rôle de la culture dans la formation de l’espace urbain à la lumière de l’habitat/habiter - éléments
bâtis et pratiques symboliques – à travers l’étude comparative de Paris et Rio de Janeiro. BRUNO, Louise : Paris-Rio : le rôle de la
culture dans la formation de l’espace urbain, Thèse de Doctorat nouveau régime, Université de Paris X, 1998.
2
En 1981, le 1 % de la population brésilienne correspondant au sommet de la pyramide sociale percevait 13,0 % du total des
revenus. En l'an 2000, cette part est montée à 14,6 %, ce qui équivaut au revenu de 54 % de la population la plus pauvre.
11
attribués aux différents secteurs urbains à travers les pratiques de la ville, les formes d’habiter l’espace
urbain.
Cependant, depuis la fin des années 1980, la crise économique qui traverse la société brésilienne
et les changements provoqués par l’insertion de l’économie du Brésil dans le mouvement de globalisation
viennent accentuer le phénomène d’exclusion sociale. Dans l’espace urbain, cette crise socio-économique
se traduit par deux dynamiques contradictoires. D’une part, a lieu une diminution trompeuse de la
ségrégation spatiale par le mouvement de concentration des couches appauvries dans les favelas3 , près des
centres d’activités et des zones résidentielles aisées, proche d’un marché de travail informel. D’autre part,
apparaissent des nouvelles modalités de ségrégation à travers la construction d’espaces résidentiels et
commerciaux privatisés (condomínios fechados, shoppings centers et work’s centers), fondés sur
l’exclusion économique et le contrôle sécuritaire.
Si les systèmes symboliques et socio-économiques influent sur la conception spatiale du corpus
habitat/ville, agissant directement sur les rapports des individus à l’espace, quels seraient les reflets des
nouvelles formes de “di-vision” socio-spatiale sur la structure urbaine et sur les pratiques de l’habitat et de
la ville?
L’analyse des pratiques urbaines d’habitants appartenant à différentes catégories sociales vient
apporter un éclairage sur les changements des relations à l’urbain. Il est proposé des éléments pour la
compréhension d’une géographie des nouvelles façons “d’habiter” une ville de plus en plus cloisonnée, où
aux anciennes divisions sociales viennent s’ajouter des frontières spatiales.
1. L’art de l’habiter : la conception matérielle et idéelle de
l’habitat.
Si l’on considère dans l'acte d'habiter l'établissement d'un rapport important et révélateur entre
l’être humain et son environnement, l’habiter correspondrait et à l’appropriation d’un monde et à la
reconnaissance de son appartenance à ce dernier (Norberg-Schulz, 1985). La façon de concevoir
l’habitat/habiter met en valeur les principes fondamentaux de la relation individu-milieu. La perception de
l’environnement est soumise à la fois à l’histoire personnelle (mémoire) de tout un chacun et aux règles
culturelles d’une société: à prioris, filtres, formes de penser, raisonnement, manières de voir et
d’apercevoir l’espace, de le représenter, de le comprendre, de le lire et de le construire (Hall, 1971). Ces
règles, encore qu’implicites ou non manifestes, semblent gouverner la vie de l’homme au sein d’une
société et de son milieu de vie. Dans ce sens l’acte d’habiter est aussi une manifestation de caractère
culturel et la maison une “unité sociale de l’espace” (Rapoport, 1972). Ainsi, la culture, mémoire vivante,
se révèlerait un instrument architectural, donc un élément structurant de l’espace. De ce point de vue,
l’habitat et le paysage urbain comme les pratiques de la ville apparaissent comme des faits culturels,
révélateurs de l’identité culturelle d’un peuple.
3
Les favelas sont des ensembles d’habitations populaires spontanées sans tracé régulateur pré-établi. En général les réseaux
d’infrastructure y sont inexistants ou illégaux et les matériaux employés très divers. Il s’agit de l’équivalent de bidonville, en
français.
12
Nous partirons ici de la conception de l’espace de l’habitat des classes dominantes brésiliennes,
dont l’important rôle dans le processus de production de l’espace urbain et des références socioculturelles
leur accorde une vocation à façonner les rapports à l’espace, sans pour autant en détenir le monopole.
Ensuite, à travers l’organisation socio-spatiale de Rio de Janeiro, il s’agit de réfléchir à comment les
classes dominantes, en cherchant à construire un espace qui leur convient, façonnent-elles la ville selon
leurs besoins/références. Quel espace urbain - matériel, social et symbolique – il en résulte? Quels seraient
les reflets sur les pratiques de la ville?
1.1. La symbolique imaginaire de l’habiter.
Bachelard nous parle du corps d’images représenté par la maison dans l’esprit humain, dont la
conception comme un être vertical et concentré fait appel, dans le domaine phénoménologique de la
psychologie de la maison, à notre conscience de verticalité et de centralité4. De ce point de vue la maison
représenterait un système de perception du monde dont la verticalité correspondrait à l’image de l’axis
mundi, “qui relie et à la fois soutient le Ciel et la Terre, et dont la base se trouve enfoncée dans le monde
d’en bas (ce qu’on appelle “Enfers”)” et dont la centralité, accorde le statut d’imago mundi, centre du
monde reproduit à l’échelle microcosmique (Eliade, 1995). La verticalité de l’axe cosmique confirme sa
position centrale car c’est autour de cet axe qui se déploie radioconcentriquement le monde de l’individu.
La maison représente ainsi son point de repère, le “nombril”, le centre de son monde.
La conscience de la verticalité serait assurée, dans l’espace, par “la polarité de la cave et du
grenier” (Bachelard, 1994). Cette image, transférée dans la symbolique de l’axis mundi, confère une
signification particulière à chaque élément de la maison: la cave quitte le monde du réel et s’enfonce dans
les profondeurs de l’imaginaire, dans l’Enfer; l’étage est solidaire à la Terre et compose l’axe horizontal
de la sociabilité humaine, il est le lien avec le monde environnant; le grenier est l’élément d’ascension, le
seuil d’élévation de l’esprit, la porte d’entrée dans l’univers sacré de l’âme, son Ciel.
Néanmoins, la conscience de la verticalité, représentée par la double polarité cave/grenier reste
une image bien adaptée à la culture française. Car dans l’imaginaire de la culture brésilienne, la maison se
structure plutôt selon un axe horizontal qui, malgré le changement de direction, remplit aussi les fonctions
symboliques de l’axe cosmique vertical. Cette image peut être visible dans la structure de l'habitat
brésilien depuis la maison patriarcale du Brésil colonial, représentée par le complexe « casa grande &
senzala5 ». Le complexe d’habitation colonial, non seulement présida à la formation sociale du Brésil mais
semble maintenir son influence sur l’ethos brésilien à travers les résidus du modèle originel (Freyre,
1971). C’est pourquoi la compréhension des complexes d’activités dans la casa grande typique des fermes
du Brésil patriarcal est indispensable pour expliquer le fait que son principe distributif n’est pas disparu
avec l’ancien ordre social, mais est devenu une importante source d’inspiration pour l’architecture
brésilienne6 . C'est pourquoi nous pouvons rencontrer des traces de l'influence du complexe colonial dans
la structure de l’habitat brésilien contemporain.
4
BACHELARD, Gaston : La Poétique de l’Espace, Presses Universitaires de France, Coll. “Quadrige”, 6e édition, Paris, 1994, pp.
34-35.
5
Casa Grande, littéralement la grande maison, l’habitation des riches propriétaires de terres et d’esclaves, les maîtres. Senzala,
l’habitation des esclaves noirs.
6
Par ailleurs, la ville de Rio de Janeiro, comme les autres villes brésiliennes, n’ont existé que comme une sorte d’avant-garde du
monde mundo rural (Pechman, 1997, p. 208), et cela jusqu’au XIXème siècle, quand cette réalité a commencé à se transformer…
13
Figure 1 Généalogie de la symbolique de l'habiter au Brésil.
Le complexe colonial d’habitation se déploya, le plus souvent, horizontalement selon une
distribution fragmentée: les constructions satellites étant disposées autour de la maison des maîtres. Sur
cette superficie horizontale, trois éléments figurent comme des équivalents de la trilogie cosmique de
l’axis mundi. La senzala, habitation des esclaves noirs arrachés par la force de leur terre natale, représente
l’être obscur du complexe d’habitation. Lieu maudit où règne la souffrance, la douleur, le désespoir, la
senzala est couverte d’un voile de ténébreux mystère, l’ombre noire de la profondeur des “enfers”. La
casa grande, lieu de vie et de sociabilité des maîtres, se pose sur la Terre, faisant le lien avec le monde
extérieur. Enfin, l’isolement du groupe social fait surgir dans le programme des nécessités de la maison
rurale la Chapelle. De ce fait, le lieu de culte représente l’élément d’ascension, de communication avec le
transcendant, le lien avec le Ciel, le domaine sacré de l’habitation7.
Le modèle de la casa grande s’est déployé sur tout le territoire brésilien et s’est maintenu à
travers son histoire. La force et la permanence de cette façon de concevoir l’habiter au Brésil ont attiré
l'attention de nombreux voyageurs au XIXème siècle, dont Vauthier, qui affirme que « celui qui a vu une
maison brésilienne les a toutes vues8 ». Même si la limite temporelle de la casa grande est directement liée
au maintien du modèle économique agro-exportateur, celui-ci bâti les villes brésiliennes, y compris tout le
long du XIXème siècle, quand la ville devient, petit à petit, la scène du pouvoir politique et économique,
surtout Rio, avec l’arrivée de la cour Portugaise en 1808. De ce fait, à partir du XIXème siècle, la
transposition de la structure de la casa grande/senzala peut être observée dans les riches demeures
urbaines (les « palacettes » néoclassiques) insérées dans le tissu urbain ou dans la proche banlieue, sous la
7
« Cada casa é um caso ou l’art d’habiter », in BRUNO, Louise : Paris-Rio : le rôle de la culture dans la formation de l’espace
urbain, Thèse de Doctorat nouveau régime, Université de Paris X, 1998.
8
VAUTHIER L.L. “Casas de residência no Brasil”, dans Arquitetura Civil I (textos escolhidos da Revista do Instituto do
Patrimônio Histórico e Artístico Nacional), S.P., Universidade de São Paulo, 1975, p. 37.
14
forme de « chácaras9 »
ou des « chalets » romantiques. Par la suite, l’élite - les barons du café et la
nouvelle bourgeoisie industrielle - reproduisit dans ses demeures le modèle d’habiter colonial sous une
couverture esthétique d’éclectisme européen. Toutefois, depuis les années 1920, l’appartement bourgeois
séduit petit à petit les classes aisées avec une adaptation verticale du modèle historique (Reis Filho, 1978).
Ainsi, depuis 5 siècles, la conception des logements aisés au Brésil garde un sens de permanence dans la
sectorisation de l’habitation, y compris avec des valeurs ségrégationnistes (Veríssimo & Bittar, 1999).
1.2. L’habiter conjuguer en brésilien.
Le programme de l’espace de l’habitat des classes aisées au Brésil reste donc en rapport avec des
contrastes socio-économiques historiques. L’opposition complémentaire de la casa grande, riche demeure
des maîtres blancs, et de la senzala, humble habitation des esclaves noirs, serait à l’origine du maintien de
la tripartition de l’espace domestique bourgeois en trois domaines: social, intime et de service. De ce fait,
la structure de l’habitat aisé est non seulement le résultat des valeurs de représentation sociale et d’intimité
familiale mais aussi de la permanence d’un système de domination socio-économique qui, depuis
l'esclavage de l'époque coloniale, permet la domination des riches, plutôt Blancs10 , et le maintien des
services domestiques dans les logements bourgeois.
La lecture sociale de la structure des habitations nous révèle la permanence au Brésil d’une forte
hiérarchie socio-économique. En effet, l’habitat bourgeois brésilien garde les traces de la division sociofonctionnelle de la maison des maîtres de l’époque coloniale: les Blancs dans le salon, les Noirs dans la
cuisine. L’observation de la structure de la société brésilienne semble le confirmer car la plupart des
pauvres, et par conséquent des domestiques, sont encore des nos jours noirs ou métis. Cette division
sociale se manifeste dans l’habitat par la distinction entre l’entrée sociale et l’entrée de service: la
première s'ouvrant sur la sphère publique du logement, la deuxième au domaine de service, utilisée aussi
comme accès plus intime par les habitants. La division sociale dans ce type d’habitat se prolonge à travers
la distribution interne de l’immeuble donnant naissance à un double système de circulation verticale: deux
ascenseurs - l’un social, l’autre de service - et un escalier d’incendie. L’ascenseur social pour les maîtres
de maison et ses invités. L’ascenseur de service pour les domestiques, les déménageurs, les services en
général et la sortie en habit de bain. L’escalier d’incendie pour les réunir en cas de panne des ascenseurs
ou de catastrophe. Les contrastes socio-économiques que nous pouvons observer dans les villes
brésiliennes, la ségrégation socio-spatiale de l’espace urbain, ne seraient-ils pas une sorte de prolongement
à l’échelle de la ville des divisions internes de l’habitat bourgeois brésilien ?
La sphère publique - lieu de réception ostentatoire - et la sphère intime de la maison sont le
domaine des riches, souvent Blancs. La cuisine et ses dépendances, celui des domestiques,
majoritairement Noirs et Métis. Il s’agit d’un trait bien révélateur du maintien de l’inégalité historique,
caractéristique marquante de la société brésilienne, qui est souvent négligée. Si les belles mulâtresses, qui
enchantent les yeux et l’imaginaire des étrangers, sont les symboles du métissage biologique du peuple
brésilien, les maisons comme les villes brésiliennes seraient des contre-témoins du mythe de l’égalité des
races au Brésil.
9
Chácara: maison de villégiature localisée dans la proche banlieue.
5 % des Noirs et 5 % des Métis reçoivent plus de 10 salaires minimum par mois, alors que 17 % de la population blanche rentre
dans cette catégorie (recensement, 2000).
10
15
Figure 2 L’organisation tripartite de l’habitat bourgeois brésilien.
2. Chez nous en ville: la tripartition de l’espace urbain.
L’histoire de l’évolution de l’espace urbain de Rio de Janeiro est celle de la constitution de deux
villes opposées, mais toujours complémentaires. La division sociale et fonctionnelle de son espace urbain
reste un des traits les plus marquants de l’agglomération carioca11 . D’un côté, la casa grande, la ville des
«maîtres»; de l’autre côté, les mucambos, ocas et senzalas, aujourd’hui favelas et périphéries, la ville des
pauvres, souvent noirs et métis, les descendants des esclaves et des populations amérindiennes12 . La ville,
à l’instar de l’habitation bourgeoise brésilienne, révèle, à travers la division de son espace, la structure de
la société, où riches et pauvres cohabitent et se côtoient tout en gardant leurs rôles de maîtres et de
serviteurs. Le site de Rio, assez accidenté et d’une fraîcheur époustouflante, modèle le développement de
la ville, qui se glisse entre la mer et les montagnes. Le Massif de Tijuca fonctionne comme un axe diviseur
Est-Ouest, définissant deux territoires socio-économiquement très différents, le « séjour » et les «
dépendances » : la Zone Sud, vitrine de la ville au bord de la mer, et l'intérieur des terres, au Nord et à
l’Ouest, industriel et populaire. Malgré sa beauté, le cadre naturel de la ville de Rio constitue un obstacle
physique qui joue en faveur de la ségrégation en renforçant le cloisonnement socio-spatial.
11
Carioca : dénomination de l’habitant de Rio de Janeiro.
63 % des Noirs, 64 % des métis et 80 % des indigènes vivent avec moins de 3 salaires minimum. H.Théry « Couleur de peau et
revenus », in Les inégalités socio-économiques au Brésil, CRBC, 1999.
12
16
Figure 3 Carte n° 1 - Un site propice aux divisions socio-spatiales
2.1. Les politiques urbaines ou comment les élites ont façonné la division sociospatiale de la ville.
La logique contradictoire de la production de l'espace urbain carioca ouvre ou ferme l'accès à la
ville à certaines couches de la population tout en créant, dans la pratique, certaines zones nobles et d'autres
populaires et en accentuant la ségrégation socio-spatiale des segments défavorisés. Depuis le XIXème
siècle, l'Etat a réalisé des investissements dans certains quartiers de la Zone Nord et Sud destinés aux
classes moyennes et aisées respectivement qui, complétés par des investissements privés, ont défini le
contenu social des espaces urbains. A cette époque, l’arrivée des trains de banlieues et des tramways
permettent l'extension du tissu urbain, mais marquent, par la même occasion, la différenciation sociospatiale de la ville. Les classes aisées suivent le chemin du littoral, du Centre vers le Sud, où elles
construisent leurs villas, mettant en place la semence de la "Zone Sud", les quartiers riches le long de la
côte. Les classes populaires restent dans le centre ville ou se déplacent vers la banlieue nord desservie par
le nouveau chemin de fer.
Le début du XXème siècle est marqué par la politique hygiéniste du maire Pereira Passos dont
l'objectif fut aussi l'évacuation des habitations populaires de la zone centrale, obligeant cette couche de la
population à se déplacer vers les zones périphériques ou les mornes adjacents, proches du marché de
travail, où furent constituées les premières favelas. La Réforme urbaine de Passos (1903-1906) constitue à
la fois un moment de rupture, qui a fait de l’espace urbain carioca un espace de représentation, et un
marqueur dans le processus de fragmentation socio-spatiale de la ville (Borde, 2002). Depuis, le processus
de ségrégation sociale de l’espace urbain fut en s’accentuant, avec des investissements systématiques des
secteurs publics et privés dans les quartiers aisés, tandis que les zones périphériques et les favelas furent
17
délaissées. Il en résulte un modèle dichotomique centre/périphérie qui s'est consolidé, puis transformé, tout
le long du XXème siècle.
L’émergence du mythe de Copacabana et, par extension, de toute la zone Sud de la ville, débute
dans les années 1920 avec la construction des premières villas. La valorisation du secteur se poursuit
ensuite à la fois par l’implantation d’équipements et de services urbains et par la modernisation des mœurs
engendrant un nouveau style de vie - ouvert vers l’extérieur, les loisirs et les sports favorisés par la
proximité de la mer - associé au produit immobilier "appartement-zone sud" (Ribeiro, 1997).
Au même moment, les classes défavorisées s’installaient dans les périphéries nord et ouest, où la
spéculation foncière a produit des lotissements populaires, sans infrastructures et souvent illégaux. Le
développement industriel vient consolider, dès 1950, le marché foncier dans la périphérie urbaine avec une
explosion des lotissements. D’autres préféraient encore les favelas des zones centrales, où une forte
croissance fut enregistrée dans les années 193013.
Le quartier mythique de Copacabana subit, dès les années 1960, d'importantes transformations et
devient, à sont tour, un lieu d'hétérogénéité sociale, avec la diversification des produits immobiliers et
l'arrivée d'un grand contingent de la petite classe moyenne issue de la proche banlieue et de la Zone Nord.
Face à cette démocratisation de l'espace urbain les classes aisées, à l'appel de la promotion immobilière,
continuent leur fuite en avant et se déplacent vers les nouveaux quartiers d'Ipanema et Leblon. Pourtant, la
soif de nouveaux territoires ne s’affaiblit pas et les promoteurs se lancent au-delà les montagnes colonisant
la plage de São Conrado et la plaine de Barra da Tijuca avec un nouveau produit immobilier - le
condomínio fechado. Ce nouveau mode d’habiter la ville est mis en place, à la fin des années 1970, au
profit des classes dominantes. Les nouveaux quartiers fermés, véritables bunkers dans la ville, inspirés à la
fois des principes modernistes et des gated communities nord-américaines, deviennent alors les principales
unités de composition urbaine de la ville contemporaine (Bruno, 1998). La joie de vivre de la belle époque
carioca du début du XXème siècle est définitivement abandonnée au profit de l’américain way of life
(Borde, 2001).
Figure 4 - L’urbanisation de la côte : condomínios à São Conrado.
13
D'après les données du recensement de 1948, la plupart des favelas se sont établies dans la zone centrale de la ville qui constituait
un important marché de travail pour leurs habitants (Abreu, 1987).
18
2.2. La géographie sociale de Rio de Janeiro : une synecdoque architecturale de
la ville.
L’évolution urbaine de Rio définit une géographie sociale marquée par deux traits opposés. D'une
part, une forte tendance à l'homogénéisation sociale oppose deux pôles spatiaux: le centre et la périphérie.
Autour du noyau central, composé par les zones côtières (Zone Sud et Barra da Tijuca), se trouvent les
couches supérieures de la population, en raison de la concentration d'équipements et services urbains et de
la présence des aménités naturelles du site. A partir du noyau central, les distances sociales s'associent à la
distance physique selon un gradient décroissant en direction de la périphérie. D'autre part, deux situations
d'hétérogénéisation sociale marquent la rupture avec cette logique bipolaire d'opposition socio-spatiale. La
première concerne la présence des segments des classes moyenne et moyenne-supérieure dans la
périphérie ouest de la ville (quartiers de Campo Grande et Santa Cruz). La deuxième, une sorte de
reproduction du modèle bipolaire centre-périphérie, concerne la présence des favelas autour des quartiers
aisés des zones centrales associant ainsi distance sociale et proximité physique des extrêmes de la
pyramide sociale.
Figure 5 Carte n° 2 – La structure socio-spatiale de Rio de Janeiro: les classes aisées sur la côte,
les segments populaires à l’intérieur des terres.
L’homogénéisation sociale est lisible dans les quartiers le long de la côte, au Sud, où le poids de
l'élite dirigeante (chefs d'entreprise, dirigeants des secteurs publics et privés, professionnels libéraux et
cadres supérieurs) se révèle par une densité relative 5 à 7 fois supérieure à l'ensemble de la région
métropolitaine. Dans ces zones, les classes moyennes et moyennes-supérieures représentent plus de 55 %
de la population alors que les catégories populaires correspondent à 28,9 % des résidents, dont 10,3 %
d'employés domestiques14. Toutefois, malgré le poids des catégories supérieures dans ce secteur,
nombreux sont les noyaux d'habitations populaires. Pendant la dernière période intercensitaire (1991-
14
Les données ici représentées sont issues d'une analyse des catégories socioprofessionnelles du recensement de 1991, à travers
laquelle a été élaborée une typologie socio-spatiale de la métropole de Rio de Janeiro. Observatório de Políticas Urbanas e Gestão
Municipal, IPPUR/UFRJ/FASE, 2000.
19
2000), le taux de croissance des secteurs dits subnormaux a atteint 2,4 % par an, soit six fois celui du reste
de la ville qui ne s'est accru que de 0,38 % par an.15
Tableau 1 Evolution de la population totale et de la population résidant dans les favelas à Rio de
Janeiro (1960/2000).
A
Année
Popula Taux de croissance Taux de croissance Population favelas /
Popu
lation totale
tion favelas
population totale
Population
population favelas
(%/an)
(%/an)
totale
1960
3.300.431
335.063
3,34%
7,06%
10,15%
1970
4.251.918
565.135
2,57%
5,37%
13,29%
1980
5.090.723
722.424
1,82%
2,49%
14,19%
1991
5.480.768
962.793
0,67%
2,65%
17,57%
2000
5.851.914
1.092.783
0,73%
2,45%
18,67%
Source: Recensements FIBGE.
Sans être une particularité de Rio de Janeiro, les questions des disparités sociales, d'inégalité de
distribution des revenus et de ségrégation urbaine y prennent des contours spatiaux très nets. La Zone SudBarra da Tijuca reste sa partie la plus riche, avec un niveau de revenu 2,5 fois supérieur à celui de la ville
dans son ensemble. La Zone Nord vient ensuite avec environ la moitié du revenu de la première, alors que
la Proche banlieue présente de revenus légèrement supérieurs à ceux de la Banlieue lointaine et de la Zone
Ouest. Cependant, les deux extrêmes sont représentés par la Zone Sud, qui détient 40 % du revenu de la
ville alors qu'elle ne représente que 12 % de la population, et la région Ouest, avec 25 % de la population
et seulement 8 % du revenu total (PNAD16 /FIBGE, 1999).
Figure 6 Carte n° 3 – La distribution spatiale des revenus à Rio de Janeiro.
15
La Fondation IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística) définit comme « secteurs subnormaux » les ensembles de plus
de 50 unités d'habitations disposées de façon désordonnée et dense, sur la propriété d'un tiers, et où les services publics essentiels
font défaut. A l'opposé, les « secteurs normaux » sont, par exclusion, ce que l'on appelle au Brésil la ville formelle.
16
PNAD : Pesquisa Nacional por Amostra Domiciliar (Recherche nationale par echantillon domiciliaire, réalisée par la Fondation
IBGE).
20
Il en résulte une configuration socio-spatiale qui n’est pas sans rappeler la tripartition de l’espace
de l’habitat bourgeois brésilien. Les classes aisées habitent la zone côtière, au Sud, qui fonctionne comme
la vitrine de la ville, espace de représentation où se concentrent aussi bien les monuments urbains, les
équipements et les services, que les atouts de son site. C’est donc dans cet espace « social », à l’instar du
salon du logement, que l’on reçoit les visiteurs. Derrière les massifs, à l’intérieur des terres, au Nord et à
l’Ouest, se trouvent les classes populaires et les zones industrielles, une sorte de domaine de « services »,
cuisine et chambres des travailleurs de la ville. Entre les deux, derrière la façade véhiculant l’image de la
ville, se faufilent les quartiers des classes supérieures à la recherche d’une certaine privacité, offerte dans
un premier temps par le cloisonnement des mornes et des massifs. Cette recherche de l’espace privé,
d’homogénéité sociale à l’échelle urbaine, a pris depuis la fin des années 1970 les contours des quartiers
privés, dont les murs assurent « l’intimité » des classes aisées.
Figure 7 Carte n° 4 – Une trilogie urbaine qui évoque la tripartition de l’habitat des classes aisées.
La géographie sociale de Rio de Janeiro définit des espaces urbains très contrastés avec une forte
connotation symbolique. Les frontières des différents territoires socio-économiques se matérialisent dans
le cloisonnement offert par la configuration du site et de son relief, dans l’opposition morro-asfalto
(morne-goudron) entre la ville formelle et les favelas, ou plus récemment dans les murs des condomínios
fechados. Mais comment habite-t-on une ville fortement fragmentée? Quelle est la perméabilité des
frontières entre les différents territoires? Quelles sont les règles de l’habiter dans une ville où la
ségrégation socio-spatiale reste un élément structurant de l’espace urbain?
3. Habiter la ville: territoires et frontières de la vie quotidienne.
L’évolution de l’espace urbain de Rio de Janeiro ressemble à une caricature de la construction
d’une ville fragmentée et ségrégationniste. Il s’agit maintenant de s’interroger sur les reflets des formes de
21
“di-vision” socio-spatiale sur les rapports des individus à l’espace. En effet, ce sont les rapports entre les
hommes et leurs espaces de vie qui nous permettrons de suivre l’évolution des formes d’habiter la ville.
Car les pratiques de la ville font évoluer les espaces urbains, en transformant les usages et en y faisant
progresser (ou régresser) les valeurs d’urbanité.
Le travail sur les pratiques urbaines et les territoires de la vie quotidienne d’habitants appartenant
à différentes catégories sociales a apporté des éclairages sur les changements des relations à l’urbain17 . Il
en résulte une géographie des territoires urbains et des « façons « d’habiter » une ville de plus en plus
cloisonnée, où aux anciennes divisions sociales viennent s’ajouter d’autres frontières spatiales.
3.1. Des frontières dans la ville?
La notion de frontière désigne ici la délimitation des différents espaces socio-économiques
identifiés auparavant : une ville formelle, plutôt riche au Sud, plus populaire et industrielle, vers le Nord et
l’Ouest, les favelas et les condomínios fechados. Toutefois, la notion de frontière englobe non seulement
le moyen de démarcation d’un territoire mais elle évoque aussi les modes de relation entre intérieur et
extérieur. C’est donc dans leur rôle de « filtrer et canaliser des relations entre espaces » (Lévy, 2003) que
les frontières apparaissent comme éléments révélateurs de l’organisation de la ville et des pratiques
urbaines.
Nous avons vu que la géographie sociale a tiré profit, à Rio, de la configuration de son site et, en
particulier, de son relief. De ce fait, le massif de Tijuca, prolongé à l’ouest par celui de Pedra Branca,
forment une sorte de barrière naturelle qui remplit la fonction de frontière entre les deux pôles socioéconomiques opposés de la ville: zone Nord-zone Sud. Par conséquent, l’accès aux quartiers aisés le long
du littoral ne se fait qu’à travers quelques passages biens définis, qui peuvent, en cas de besoin, être
fermés: à l’Ouest, la route de Guaratiba, entre les deux massifs, la “Ligne jaune” donne accès à la Barra,
le principal accès Nord-Sud reste le tunnel Rebouças, enfin, le tunnel Santa Barbara ou la route de la Orla
(littoral) relient le centre ville aux quartiers sud. La fonction de frontière des massifs montagneux apparaît
soulignée par le rôle de check-points des lieux de passage, illustré par le péage obligatoire sur la Ligne
jaune ou le blocage des tunnels (Rebouças, Santa Bárbara) par les trafiquants dans des opérations de
guérillas urbaines.
D’autres frontières s’élèvent à l’intérieur de l’espace des élites au Sud. Le relief sert encore de
barrière entre la ville formelle, en bas, et le tissu enchevêtré et dense des favelas perchées en haut des
mornes. Cependant, la simple opposition entre pauvres et riches ne suffit plus à comprendre l'accentuation
du processus de ségrégation dans les métropoles brésiliennes, dont Rio de Janeiro. Aujourd'hui, la
violence urbaine représente une catégorie fondamentale dans le processus de fragmentation de la ville18.
17
Ce travail est le fruit de deux campagnes sur le terrain. La première, en 2002, qui portait sur la population de cinq quartiers privés,
deux favelas et une occupation, a été réalisée dans le cadre de la mission PUCA (programme de recherche "Habitat et Vie Urbaine",
G.Capron, mandataire) avec les professeurs Reginensi C.(Ecole d’Architecture de Montpellier) et M.F. Gomes (Université Fédérale
de Rio de Janeiro). La deuxième, réalisée en 2003, portait sur les deux secteurs de la ville formelle: Zone Nord-Ouest (Irajà et
Campo Grande), Zone Sud (Ipanema, Leblon), avec la collaboration du professeur A. Borde, PROURB/Université Fédérale de Rio
de Janeiro.
18
L'étude de Teresa Caldeira (2000) sur la ville de São Paulo place la violence urbaine comme un des facteurs du processus de
ségrégation socio-spatiale opérant dans la métropole. Cf. CALDEIRA T., Cidade de Muros. Crime, segregação e cidadania em São
Paulo, Ed. 34/EDUSP, São Paulo, 2000.
22
En effet, le mariage entre le trafic de drogues et d'armes, qui a eu lieu à la fin des années 1980, a
provoqué un profond changement dans les dynamiques de la criminalité et de la violence locales et a
contribué à approfondir le fossé existant entre les favelas et la ville formelle19. La pointe visible de cet
iceberg clandestin, installé dans les communautés défavorisées, a fourni une nouvelle et terrible vision des
favelas cariocas comme étant les royaumes de trafiquants armés, hors la loi, faisant la guerre entre eux
pour le contrôle du trafic de drogues. Cette vision a été exploitée par les pouvoirs publics et par les médias
qui, dans un premier temps, ont négligé les impacts de cette nouvelle économie politique du crime
organisé sur la population des zones sous influence du narcotrafic au profit de débordements sur les
quartiers nobles de la ville, où l'on a été victime de balles perdues, vols, hold-up et kidnapping.
La stigmatisation provoquée par les activités des trafiquants dans les favelas montre que, si d'une
part, l’effort d'urbanisation entrepris par les pouvoirs publics a contribué à éliminer les distances
physiques qui les séparaient de la ville formelle20, d'autre part, le trafic de drogues s’impose comme un
nouvel acteur dans la structuration des pratiques de l’espace urbain en érigeant, à deux niveaux, des
nouvelles frontières entre les favelas et la ville. Tout d’abord, les frontières de la peur construites sur le
symbole de danger incarné désormais par les favelas, car territoires de privation et d'abandon, de violence
et de criminalité, qui doivent être éviter à tout prix. Ensuite, les pratiques de contrôle d’accès imposés par
les narcotrafiquants sur leurs territoires, dont les conséquences sont les restrictions de la libre circulation
dans la ville et le recul de l’espace public. En effet, la croissance de la violence urbaine, vécue dans le
quotidien des favelas, approfondit la discrimination de cette population et intensifie leur ségrégation
(Soares, 2000)21. Pourtant, il ne s'agirait pas d'un processus de ghettoïsation, car les habitants des favelas
sont intégrés à la division sociale du travail (encore que dans des positions marginales) et maintiennent des
échanges avec le monde social extérieur. La plupart travaille et consomme à l'extérieur des favelas
confirmant une situation d'intégration, encore que subordonnée, à la société.
Néanmoins, la conséquence première, voire paradigmatique, de la croissance de la violence à Rio
de Janeiro, et de ses effets médiatiques, reste le durcissement des frontières sociales et symboliques dans
une ville dont le trait caractéristique était la contiguïté et l'imbrication entre favela et « bitume », entre la
pauvreté et la richesse, à l’instar de l’habitat aisé brésilien. Mais alors que l'évolution historique de la
structure urbaine de Rio a permis la proximité entre quartiers nobles et favelas et a conduit à la mise en
place d'une convivialité entre les classes sociales fondée sur des rapports d'interdépendance, l'explosion de
la violence a pris les contours d'une manifestation explicite de l'existence de « deux villes », une beaucoup
plus pauvre que l'autre et occupée, en absence des pouvoirs publics, par le despotisme de groupes hors la
loi. Aujourd'hui, l'escalade de la violence menace cette paix sociale si fragile et montre que le pouvoir des
armes, comme celui de l’argent, ne connaît pas des frontières.
19 En ce qui concerne l'escalade de la violence au Brésil, Zaluar (1995) l'attribue à la rentrée dans le pays de la mafia colombienne et
italo-américaine liées au trafic de stupéfiants et, en particulier, de la cocaïne.
20
L'effort des pouvoirs publics dans le sens d'intégrer les favelas à la ville, à travers le programme Favela-Bairro (années 1990), s'est
limité à des interventions physiques, sans la mise en place de conditions d'amélioration des niveaux socio-économiques de la
population.
21
L'actualisation en 2000 d'une étude sur les favelas de Rio réalisée en 1969 par Perlman révèle une plus grande perception de
l'exclusion et du sentiment d'injustice et de discrimination.
23
En présence de la menace constante d’une guerre civile non déclarée et en absence de la sécurité
publique, les classes moyennes et aisées cherchent à trouver d'autres moyens de protection dans les
enclaves privées fortifiées (quartiers privés, centres commerciaux, d'affaires ou de loisir). Une «
architecture de la violence et de la peur » (Ferraz, 2002) imprègne les nouveaux quartiers des classes
moyennes et aisées entourés désormais de hauts murs, de tours pourvues de fentes étroites à l’usage des
vigiles, de portails doubles et des agents de sécurité privée contrôlant l’accès. Les murs des quartiers
privés sont à la fois des frontières physiques, car des coupures concrètes dans le tissu urbain, et des
barrières sociales qui empêchent, au même titre que les frontières des favelas, la dynamique de la
sociabilité à l’échelle de la ville.
La stratégie de défense et d’isolement qui est à la base de la prolifération des quartiers privés est
aussi utilisée dans les quartiers plus anciens où l’on observe un processus de privatisation des voies
publiques à travers l’implantation de barrières gardées par des agents de sécurité privée, chargés de
contrôler l’accès au voisinage. L’imposition des contrôles des accès coupe la liberté de circulation et tue la
vie dans les rues de la ville. La multiplication de frontières dans la ville correspond à autant de diviseurs
de l’espace et de la société.
L’isolement progressif des extrêmes de la pyramide sociale dans leurs quartiers respectifs favelas et condomínios fechados - renforce la fragmentation spatiale et la ségrégation sociale de la ville.
Entre les très pauvres et les très riches, la ville formelle se trouve assiégée : lieu de vie d’une classe
moyenne écrasée par les crises économiques successives, place de manifestation des inégalités et des
injustices en vigueur, scène des affrontements des factions opposées des groupes armés, capables
aujourd’hui de contrôler l’accessibilité à la ville22.
L’accentuation de la discrimination de la population pauvre des favelas, le processus d’auto
ségrégation des classes aisées et la dégradation des valeurs d’urbanité dans la ville formelle (tous quartiers
confondus) modifient de façon significative les relations entre les individus et leurs rapports à l’espace
urbain. Désormais, les rapports à l’espace dépassent le binôme public/privé et évoluent selon une échelle
gradative de privatisation des espaces, allant de l’individuel au public, en passant par différents degrés
d’ouverture (ou pas), selon les catégories d’usagers. Les relations des individus à l’espace sont ainsi de
plus en plus construites autour des notions d’identité/altérité, d’appartenance à une catégorie ou à un
groupe social, auquel correspondrait un ou des territoires dans l’espace urbain.
22
Entre octobre et décembre 2003, une guerre entre les deux principaux groupes armés, Comando Vermelho et Terceiro Comando, a
coupé les quartiers aisés du Sud de la ville pendant les combats menés par les factions dans les favelas de Rocinha et Vidigal.
24
Tableau 2 – Proposition d’une typologie des espaces urbains selon leur accessibilité aux
différentes catégories usagers
Types
d’espaces
Espace public
Espace public
privatisé
Espace semipublic normé
Espace
privatif
collectif
restreint
Espace
privatif
collectif
exclusif
Privé
individuel
Ville formelle
Rues,
places,
parcs, jardins…
Rues, quartiers
privatisés
Gares, transports
publics, centres
commerciaux…
Centres
d’affaires,
commerces,
lieux de loisirs,
culture, culte
Clubs privés
Maisons/
appartements
Condomínio
fechado
Ø
Favela
rues, places…
Libre
Tout public
Rues,
jardins
places,
Espace
public
sous
contrôle
des trafiquants
Contrôlé
Ø
Commerces,
écoles,
Normé
Habitants,
visiteurs invités
(association de
quartier
=
laissez-passer)
Tout public
Lieux de culte
Restreint
Professionnels,
visiteurs,
membres
Réservé
Adhérents,
habitants
(condomínios),
invités
Réservé
Habitants,
invités
Parfois
commerces/
écoles
l’intérieur
Accessibilité
à
Clubs
privés,
terrains
sport,
piscines,
circulation
interne
Maisons/
appartements
Ø
Maisons/
appartements
Usagers
Les pratiques de la ville semblent donc cadrées par des codes d’appartenance sociale, où les
notions de territoire et de frontière sont essentielles pour la compréhension de la structure urbaine et des
modes d’habiter la ville. Celle-ci serait devenue la scène de la décomposition des liens sociaux, de la
rupture entre formes urbaines et formes de lien social.
Figure 8 Carte n° 5 - Barra da Tijuca : les composantes d’une ville privatisée.
25
3.2. La décomposition des espaces et l’affaiblissement des liens sociaux.
La différenciation des territoires et la prolifération des frontières au sein de l’espace urbain
correspondent à une transformation des rapports à l’espace et donc à un changement des pratiques et des
usages des espaces. L’espace est une forme-contenu, résume Milton Santos (1996), un ensemble de
systèmes de formes et d’actions. La réflexion géographique nous amène ainsi à poser des questions sur
l’organisation des espaces et des pratiques urbaines. Comment la multiplication des frontières fait-elle
évoluer les espaces urbains ? Quel est le sens de cette évolution et quelles en sont les conséquences sur les
pratiques de l’habiter la ville?
En effet, l’analyse croisée de la dimension physique de l’espace et des pratiques et enjeux sociaux
qui s’y développent révèle un processus, appelé par Gomes (2003), de « recul de l’emprise des espaces
publics ». Il ne s’agirait pas d’une dynamique particulière à Rio de Janeiro, mais d’un processus présent
dans toutes les métropoles brésiliennes « qui menace la citoyenneté dans ses rapports avec l’espace public
».
Ce processus de « recul de l’espace public » est fondamentalement fondé sur deux mouvements
complémentaires : l’appropriation privée des espaces publics, par le biais de différents mécanismes, et
l’isolement progressif de la population, aussi bien riche que pauvre, pour des raisons à la fois identitaires
et sécuritaires. Ces deux dynamiques fondamentales se traduisent dans l’espace social et urbain par une
série de processus prenant différentes formes, souvent perméables entre elles.
L’occupation physique des espaces de droit public ou l’appropriation par certaines catégories
sociales des lieux publics sont des exemples des processus d’appropriation privée des espaces publics.
Dans le premier cas, il s’agit d’un processus de privatisation des espaces dans un but d’isolement
sécuritaire par le biais, par exemple, de l’installation de clôtures sur les trottoirs, de barrières à l’entrée des
rues ou de quartiers. Dans le deuxième cas, il s’agit de pratiques de contrôle d’accessibilité des espaces par
une catégorie sociale qui s’abroge le droit d’autorité. C’est le cas des narcotrafiquants dans les favelas ou
encore de l’activité des gardiens de voiture, qui contrôlent l’accès à la ville en intimidant les conducteurs
et en faisant payer le droit de stationner. La progression des identités territoriales traduit aussi
l’appropriation des espaces publics par l’identification d’un groupe à un territoire, conçu comme lui étant
propre et non inclusif. Ce phénomène de « tribalisation sociale » concerne aussi bien les factions des
narcotrafiquants que les groupes de jeunes et adolescents qui s’approprient un quartier, une ligne de métro
ou une part du Maracanã23
Figure 9 - Territoires et frontières dans la ville : favelas Praia da Rosa et Sapucaia.
23
Voir MAFFESOLI M. (1991), Les temps des tribus, Livre de Poche, Paris.
26
Figure 10 - La privatisation de l’espace public : « condomínio » Barra Golden Green.
Les formes urbaines les plus représentatives de l’isolement progressif de la population sont sans
doute le condomínio fechado des classes moyennes et aisées, pour ce qui concerne les riches, et les favelas
et occupations, pour les pauvres, comme cela a été vu précédemment. Mais d’autres formes de pratiques
urbaines viennent renforcer ce processus de renfermement. Les équipements informatiques et audiovisuels, ainsi que les services télématiques d’un espace organisé de plus en plus en réseau, tendent à
affaiblir ce que l’on a appelé, jusqu’à présent, les liens d’urbanité (dont la notion mériterait d’être remise à
l’ordre du jour). Car le déplacement virtuel reste, dans ce cadre, privilégié par rapport aux échanges directs
27
entre les individus et entre eux et les espaces de la ville (Lipovetsky, 1991). Seulement ces pratiques
restent encore un privilège des classes aisées, dont le pouvoir d’achat leur permet d’accéder à la sélecte
quatrième dimension de l’espace. Toutefois, les classes aisées, en se refusant à partager un espace de
sociabilité ouvert à tous, sans distinction, abandonnent de manière croissante la sphère publique des
espaces de la ville. Abandonnés par les classes aisées, investis par les classes défavorisées et délaissés par
les pouvoirs publics, les espaces publics deviennent le lieu du spectacle de la misère urbaine, où les SDF,
les prostituées, les enfants de rue, les vendeurs à la sauvette ou les dealers de drogue exposent leur
condition d’exclus. La déconstruction de l’espace démocratique de la rue, espace public par excellence,
avec toute sa gamme d’échanges et de relations provoque la désintégration des anciens rapports sociaux et
civiques et met en échec le caractère démocratique de la ville24. C’est la notion même d’urbanité qui est
mise en question, dans ce sens que les formes de sociabilité urbaine qui unissent les différents segments
sociaux sont de plus en plus cloisonnées dans des espaces restrictifs où les valeurs de la polis et de civilitas
non plus droit de cité.
3. 3. Vers quelle nouvelle urbanité ?
À l’époque de la Colonie et de l’Empire, la structure de la société brésilienne était appuyée sur le
binôme casa grande et senzala qui a laissé ses traces sur l’ethos brésilien et, par conséquent, sur les modes
d’habiter la maison et la ville. Mais, si dans un premier temps, l’espace urbain s’est développé en gardant
une certaine imbrication entre les quartiers riches et pauvres, notamment à Rio avec ses favelas perchées
en haut des mornes au cœur des quartiers aisés, aujourd’hui, la bourgeoisie brésilienne, descendante des
seigneurs esclavagistes, s’enferme à l’intérieur des condomínios fechados pour se protéger de la menace
d’une violence incarnée par les favelas, les senzalas contemporaines. On assiste alors à un processus de
fragmentation de l’espace urbain dont la fracture est beaucoup plus profonde que l’ancienne et
traditionnelle dichotomie centre-périphérie ou zone Nord-zone Sud. En effet, les quartiers privés tournent
le dos à la ville, qui à son tour tourne le dos à la favela, en niant l’ensemble des valeurs représentées par la
polis. La prolifération de frontières dans la ville et sa division en divers territoires plus ou moins restrictifs
ne constitue pas seulement des fêlures dans l’espace urbain, mais une véritable décomposition de la
sociabilité à l’échelle urbaine.
Assisterait-on à l’épuisement du modèle urbain traditionnel où les riches, se cachent derrière les
murs de leurs condomínios, et les pauvres, se replient dans les favelas, faute d’avoir accès à la ville
formelle? Mais la « ville informelle », où cette population déshéritée a construit son espace de vie, est
devenue aussi le territoire d’un pouvoir parallèle qui contribue à la destruction des liens sociaux et à la
fragmentation urbaine.
Face à la mise en échec du modèle urbain traditionnel, le concept d’une ville à plusieurs vitesses,
où les phénomènes d’exclusion et de marginalisation sont brutaux, ne serait-il pas en train d’être validé?
24
En 1961, Jacobs prend la défense de la rue, de sa richesse à la fois au niveau spatial et des relations qu’il engendre, faisant de villes
l’incarnation de “la vie sous sa forme la plus complexe et la plus intense”. Par ailleurs, l’auteur nous prévient qu’il “ est vain de
chercher à parer à l’insécurité des rues en s’attachant à la sécurité d’autres éléments urbains (...)”. Cf. JACOBS, Jane : The Death
and Life of Great American Cities, Pelican Books, Middlesex, 1974.
28
La ville des riches s’intègre aux réseaux des territoires, reliés à la dynamique économique, politique,
culturelle et urbaine mondiale. La ville des pauvres est celle des exclus du nouvel ordre mondial, mais qui
s’intègre néanmoins à un réseau criminel agissant lui aussi à l’échelle mondiale.
Prise en otage entre les deux extrêmes, la ville traditionnelle devient la scène de la mise en échec
des valeurs d’urbanité, où l’on assiste à une décomposition de la sphère publique, avec la dégradation des
espaces publics et des liens sociaux. La question qui se pose à tous les acteurs de l’espace urbain est de
savoir dans quelle ville (donc société) voulons-nous vivre dans l’avenir: une ville de plus en plus
restrictive et ségrégationniste? Ou serions-nous encore capables de créer une nouvelle forme d’urbanité,
véritablement démocratique, où la notion de solidarité entre les hommes et leur environnement pourrait
effectivement engendrer les fameuses villes durables, dont on entend tellement parler?
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31
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004 pp. 31-44
HABITER :
Ce que le périurbain nous apprend
Rodolphe DODIER
Université du Maine,
GREGUM/ESO,
UMR CNRS 6590.
Mots-clés : Habiter – Espace vécu – Périurbain – Spatialité.
Résumé - Le périurbain est actuellement un espace-clef des dynamiques socio-spatiales, avec une
oscillation entre émergence d’un mode de vie spécifique et continuité de l’osmose avec la ville. Contrairement aux
représentations dominantes, cet espace est composé de segments immobiliers différenciés (au-delà de l’apparente
banalité des lotissements) avec une hétérogénéité importante des statuts socio-économiques et des structures
démographiques plus homogènes (domination des familles). Le rapport à l’espace des ménages périurbains est
cohérent avec sa composition sociale, avec un fort rapport au logement caractéristique des familles. Cependant
l’analyse de l’habiter périurbain montre la variété des identités spatiales. Le rapport au village périurbain oscille
entre fort sentiment identitaire et utilisation comme simple commune-dortoir, le rapport à la ville variant entre
attraction et répulsion. Cela permet aussi de montrer l’individualisation croissante des pratiques spatiales et la
difficulté à traduire l’éclatement des espaces de vie et leur nature réticulaire.
Key-words : Dwelling - Lived space - Peri-urban space - Spatiality
Abstract - At present, peri-urban space is an important place to examine social and spatial dynamics,
with an oscillation between the emergence of a specific way of life and osmosis with the town. Contrary to
prevailing representations, this space is composed of different types of housing (not only ordinary housing
estates), with an important heterogeneity of economic positions and a more homogeneous demographic structure
(families predominate). The relationships between household and space are coherent with the social composition
of peri-urban space, and show that families have a strong relationship with the place they inhabit. However, the
analysis of dwelling in peri-urban space shows the diversity of spatial identities. The relationship with the periurban space oscillates between strong identity as a member of a living community or indifferent residence in a
mere dormitory town, as for the relationship with the town, it fluctuates between attraction and repulsion. With
this analysis we can show the increased individualization of spatial practices and the difficulty to express the
dispersion of lived space and its reticular nature.
Stichworte : Wohnen - erlebter Raum - suburbaner Raum – Räumlichkeit.
Zusammenfassung - Das Suburbane ist ein Schlüsselraum der sozialräumlichen Dynamiken, die
zwischen Entstehung eines spezifischen Lebensweise und Kontinuität der Osmose mit der Stadt oszillieren. Im
Gegensatz zu dominanten Vorstellungen setzt sich dieser Raum aus einer über die scheinbare Banalität der
Neubaugebiete (lotissement) hinausgehende differenzierten Immobiliensegmenten und einer Heterogenität des
sozio-ökonomischen Status und demographischen Strukturen mit einer Dominanz der Familien zusammen, Jedoch
zeigt die Analyse des peri-urbanen Wohnens die Vielfalt der räumlichen Identitäten. Das Verhältnis zum
periurbanen Dorf oszilliert zwischen einem starken identitären Gefühl und der simplen Benutzung als Schlafstadt
genauso wie das Verhältnis zur Stadt zwischen Anziehung und Ablehnung. Dies erlaubt auch die wachsende
Individualisierung der räumlichen Prakiken und die Schwierigkeit das Auseinanderfallen der Lebensräume und
deren netzwerkartiger Natur auszudrücken..
32
Le but de cet article est d’utiliser un ensemble de recherches de terrain menées dans l’espace
périurbain afin de dégager quelques apports pour la problématique de l’habiter. L’intérêt du périurbain est
lié aux représentations qui y sont associées et aux débats qui traversent actuellement les recherches sur la
ville éclatée : émergence d’une véritable société autonome ou continuité d’un fonctionnement social et
économique en osmose avec la ville ? Dans un certain nombre de travaux, l’urbanité périurbaine est
foncièrement suspecte. Repli sur soi, fuite de la ville, manque de sociabilité, choix résidentiel sous
contrainte (Bonvalet et Dureau, 2000) générateur de frustration, éloignement de la ville générant une
mobilité intense mal vécue (Baudelle et al., 2004), contradiction entre retour à la nature et pollution
individuelle liée au tout automobile (Sajous, 2004), réactions de rejet des équipements collectifs avec des
phénomènes de type NIMBY, fort vote Front National (Grésillon, 1998), etc., les lieux communs
abondent, parfois sur une base objective mais aussi à partir de représentations négatives de la part de
chercheurs fondamentalement urbains débouchant sur une forme de stigmatisation de ces espaces face à la
montée du concept de développement durable (Brück et al., 2001). Une réaction récente (Estèbe, 2004)
vient de faire une réponse intéressante à un certain nombre de ces représentations, mais plus sur le mode
de l’incantation que sur des arguments objectifs, excepté sur la question de l’intercommunalité.
En fait, au-delà des représentations trop simplistes, l’immersion dans le périurbain, avec ses
modes de vie éclatés, sa véritable multi-appartenance territoriale frisant la schizophrénie, en particulier
dans le périurbain lointain, le tiraillement incessant entre une communauté villageoise idéalisée mais
parfois désenchantée et un espace de vie principal, la ville, pour lequel les ménages oscillent entre
attraction et répulsion, permet de mettre en évidence à la fois l’hétérogénéité sociale des habitants et
l’existence d’identités spatiales complexes.
Cette analyse des spatialités périurbaines permettra de proposer quelques pistes de réflexion pour
la problématique de l’habiter. Selon la définition qui est donnée de l’habiter (large et peu ou prou
équivalente à spatialité ou au contraire centrée sur le logement), l’accent sera mis soit sur
l’individualisation des identités spatiales, soit sur la difficulté à transcrire l’éclatement des espaces de vie
et leurs structures réticulaires.
Le terrain utilisé est l’espace périurbain d’une ville intermédiaire, Le Mans, qui n’a pas de
spécificité majeure : la structure d’activité est proche de la moyenne française après avoir été assez
industrielle, la structure de qualification est marquée par une légère sous-représentation des cadres surtout,
comparée aux métropoles régionales et a fortiori à Paris, les prix du foncier et de l’immobilier restent
assez faibles bien qu’en augmentation, les pathologies urbaines (délinquance en particulier) ne sont pas
très significatives, et le vivre-ensemble a encore une signification (Bertrand et al., 2000). Tous ces
éléments vont jouer sur la composition sociale du périurbain et sur la nature de l’articulation entre la ville
et son espace périurbain. Le contexte non métropolitain explique sans doute une moindre propension à
l’entre-soi, ce qui est caractéristique des villes intermédiaires et moyennes. Enfin, l’image des 24h ne doit
pas faire illusion, car si la ville est un haut lieu du tourisme international une petite semaine par an, ce
33
n’est qu’une simple parenthèse. Le contexte est donc ordinaire, ce qui permet d’imaginer une transposition
à un grand nombre de villes intermédiaires et moyennes.
Les lieux d’observation associent communes périurbaines lointaines et communes plus proches
de la ville, avec des aspects comparatifs. Une première phase a consisté à s’interroger sur les flux
domicile-travail, à caractériser leur composition sociale (traitements quantitatifs), démontrant le tri social
progressif entre les différentes couronnes périurbaines, les ménages populaires étant « rejetés » de plus en
plus loin de la ville-centre alors que les catégories moyennes ou supérieures investissent fortement la
première couronne.
La seconde phase, à partir d’entretiens permettant d’être plus interprétatif que descriptif, nous a
conduit à nous intéresser aux stratégies résidentielles des ménages (Dodier, 2004), en essayant de
réintroduire la dimension spatiale souvent occultée, en particulier en insistant sur les arbitrages entre des
proximités relatives à différents types de lieux dans une situation de choix limité pour les ménages et de
transparence imparfaite du marché immobilier. 35 entretiens ont été menés jusqu’à présent : certains sont
relativement classiques, du type semi-directif avec un interlocuteur unique ou éventuellement les deux
membres du ménage, en essayant de pratiquer la méthode du double entretien (Hoyaux, 2003) ou à défaut
en confrontant les interprétations in situ à l’appréciation des personnes concernées. Une dizaine de ces
entretiens sont des entretiens collectifs sous forme participative, soit à l’occasion d’une réunion formelle
(par exemple des comités de direction ou des bureaux d’associations), soit de façon plus informelle (repas
d’amis ou de collègues, notamment pour les cadres d’une entreprise d’équipements automobiles), ce qui
permet d’approfondir les interprétations par leur mise en débat au sein du groupe constitué.
Dans le cadre de cet article, le but n’est pas de retranscrire ces entretiens ni de proposer une
interprétation de certains d’entre eux, mais de faire une lecture synthétique des pratiques spatiales des
ménages résidant dans le périurbain et de leurs identités spatiales.
1. Diversité des segments de l’immobilier et diversité sociale.
Le premier apport concerne l’hétérogénéité du périurbain, élément sur lequel insistent peu les
travaux quantitatifs sur le périurbain (Guilly et Noyé, 2004). Certes, l’éventail des situations sociales et
des modes de vie est peut être un peu plus faible qu’en milieu urbain, mais s’il existe une relative unité
démographique, la diversité des situations sociales et des rapports à l’espace ressort de façon forte.
Ainsi, sous l’apparente banalité des lotissements, se cachent en fait à la fois une importante
hétérogénéité du bâti et une grande diversité de la façon d’occuper son logement et de la façon de le mettre
en scène sur le plan social, ce qui correspond à une première acception d’habiter. Au niveau du bâti,
l’image du lotissement, parce qu’elle est très largement dominante, occulte largement les autres formes
spatiales alors que trois formes principales coexistent dans le périurbain, notamment dans le périurbain
lointain, associées à une forme secondaire.
34
La forme dominante est le lotissement, mais entre les lotissements avec de grandes parcelles de
près de 2 000 m² situés en première couronne, avec une évidente sélectivité sociale (forte proportion de
cadres supérieurs), et les lotissements avec des tailles moyennes de parcelles de l’ordre de 800 m² (voire
moins), plus nombreux dans le périurbain lointain et qui accueillent plutôt des catégories populaires
solvables, il existe tout une graduation de situations sociales dont le lien avec le coût du foncier (et donc la
distance à la ville) et l’ancienneté du lotissement est évident. Dans ces lotissements, le mode de vie des
habitants est mis en évidence par les variations possibles à partir du modèle standard, avec des choix
architecturaux plus ou moins marqués, avec une plus ou moins grande capacité à la transformation,
marquant parfois l’appartenance aux catégories moyennes supérieures (le petit chalet en bois pour abriter
la tondeuse et les outils de jardin), signifiant d’autres fois l’appartenance à des catégories plus populaires
(on fabrique son appentis avec des matériaux de récupération). A l’intérieur du logement, le mobilier et la
fonction assignée à chaque pièce sont également des marqueurs sociaux, entre le modèle émergent de la
grande pièce à vivre caractéristique des classes moyennes supérieures et la pérennité de la cuisine comme
pièce de la convivialité populaire, avec des modèles intermédiaires fondés sur des utilisations différenciées
de la salle à manger, du séjour ou du salon. Le mode de mise en valeur du terrain, parce qu’il donne aussi
à voir aux voisins, est également un marqueur déterminant de la position sociale. Dans la première
couronne, le jardin d’ornement domine, avec une profusion de fleurs pendant le printemps et l’été, une
mixité entre arbres fruitiers et d’ornement, avec même de plus en plus une illumination lors des fêtes de
Noël et, éventuellement, avec une petite place pour un potager qui est plus de l’ordre du folklore que de
l’utilité sociale. Par contre, plus dans le périurbain lointain, la place du potager redevient importante,
repassant en façade pour donner à voir le savoir-faire et avec une fonction économique qui reprend un
véritable sens, notamment dans les cas de surendettement.
La seconde forme est constituée par les fermettes rénovées, auxquelles on peut désormais
adjoindre les pavillons isolés, de moins en moins nombreux à être construits et qui pour une grande part
datent des années 1970. Dans ce type de bâti, la sélectivité sociale est beaucoup plus importante. Deux
populations vont en fait résider dans ces fermettes : d’une part les « bricoleurs », spécialistes de la remise
en état de bâtiments délabrés, et qui pour certains en sont à leur deuxième, voire leur troisième localisation
résidentielle dans le périurbain, ce qui s’est traduit par des plus-values non négligeables ; d’autre part, des
catégories sociales aisées, en particulier dans la première couronne où ce type de bâti a pris une valeur
importante en raison des aménités environnementales qui lui sont associées tout en restant à une distance
raisonnable de la ville-centre. Dans ce type de maisons se retrouvent les mêmes modes distinctifs qu’entre
pavillons des lotissements.
La troisième forme est constituée par les maisons de bourgs, généralement de taille très modestes,
qui semblent vraiment méconnues dans la littérature existante, sans doute parce qu’autour des grandes
villes ce type de bâti est devenu minoritaire. Dans cette forme de bâti, l’hétérogénéité sociale est beaucoup
plus importante. D’abord, la proportion de familles est beaucoup plus faible que dans le reste du
périurbain, avec plus de personnes âgées, souvent d’origine rurale et qui vivent parfois dans des situations
financières pour le moins difficiles, mais aussi plus de jeunes couples ou des célibataires, d’origine
35
urbaine, qui peinent de plus en plus à trouver un appartement dans le logement social ou dans le secteur
privé dans la proche ville (forte proportion de RMI). Ces personnes se retrouvent à faire des navettes
d’une vingtaine de kilomètres, générant des coûts de transports importants vu leurs revenus (forte
proportion de travail précaire). Il existe donc ici une strate sociale peu favorisée, certes moins visible que
dans les quartiers d’habitat social et avec sans doute moins de problèmes comportementaux (forte
régulation par les communes).
A cette forme spécifique, s’ajoute de plus en plus du logement social, voire très social, construit
récemment par exemple dans le cadre des lois sur l’exclusion et des PLH, et qui accueille des populations
très modestes, avec des situations économiquement difficiles et des situations familiales complexes.
Au bout du compte, l’éventail des situations sociales se retrouve aussi varié qu’en milieu urbain,
même si les extrêmes sont numériquement moins nombreux (populations avec des difficultés d’une part,
populations très aisées d’autre part), avec une surreprésentation surtout marquée en termes de types de
ménages, avec une très large majorité de familles avec enfants. Plus qu’une spécificité de statut socioéconomique, le périurbain est donc marqué par une spécificité liée au cycle de vie des ménages, qui se
traduit dans les formes d’occupation du logement.
L’homogénéité du périurbain résulte donc des structures démographiques et de la position dans le
cycle de vie plus que d’un positionnement socio-économique. Cela permet de mettre en évidence la
diversité sociale du périurbain et de s’éloigner des représentations trop rigides du type « univers pour les
classes moyennes » (Jaillet, 2004) ou « place du peuple » (Estèbe, 2004).
2. Les pratiques spatiales dans le périurbain.
Le deuxième ensemble de résultats provient de l’analyse des pratiques spatiales des ménages
habitant le périurbain et en particulier de l’exploration des rapports successifs au logement, au village
périurbain (pour lequel il faut faire un parallèle avec le quartier urbain) et à la ville dans sa globalité. A
travers ces pratiques spatiales, il sera ainsi possible de revenir sur la question de la fuite de la ville et du
repli sur soi supposé de ces populations périurbaines, pouvant traduire l’émergence d’un habiter périurbain
spécifique.
Dans un premier temps, il paraît important de rappeler l’extrême diversité des pratiques spatiales.
De ce point de vue, les individus apparaissent vraiment comme des acteurs, effectuant des choix et les
assumant. Si quelques tendances peuvent être observées selon les catégories sociales, ce ne sont vraiment
que des tendances, la diversité des rapports à l’espace étant très marquée au sein d’une même catégorie
sociale. Ainsi, deux exemples, proches à la fois dans leur situation spatiale (la même commune du
périurbain lointain du nord du Mans) et dans la situation sociale des individus (catégories aisées, un
médecin et un ingénieur) montrent bien cette diversité. Pour M. (le médecin), la pratique du logement est
certes intense (réceptions fréquentes), mais la connaissance de l’ensemble du canton où il exerce est
36
également très importante, avec une perception très fine à la fois des lieux et des populations et une
implication locale forte dans plusieurs associations (culturelles notamment). Il n’hésite pas non plus à
fréquenter la ville de façon très assidue, plusieurs soirées par semaine, pour des activités culturelles (dontil est très friand), pour des relations sociales, et de temps en temps pour des raisons professionnelles avec
une implication associative dans ce cadre. Cette personne a donc des pratiques spatiales exprimant à la fois
une forte implication de son logement, de l’espace périurbain environnant son lieu de résidence et de la
ville, sans se limiter au Mans d’ailleurs. A contrario, pour J., la ville n’est « que » le lieu de travail, avec
juste éventuellement un arrêt pour faire quelques courses dans l’hypermarché d’entrée de ville qui est sur
son trajet, et il n’y développe pas de relations sociales (sauf quelques relations professionnelles «
contraintes »). Dans sa commune, il n’est pas « intégré » selon ses propres termes, n’entretient que des
relations de courtoisie avec ses voisins (physiquement assez éloignés d’ailleurs) et ne fréquente pour ainsi
dire que la boulangerie. L’essentiel de son temps hors travail est en fait consacré à l’entretien de sa maison
et de son grand terrain et à la lecture avec achat des livres par correspondance. Sa vie est donc très centrée
sur son logement, sans qu’il y reçoive beaucoup d’ailleurs (essentiellement quelques membres de la
famille de sa femme). J. a donc des pratiques spatiales très centrées sur le logement et il revendique ce
repli sur le domicile.
Plus généralement, même si les effectifs analysés sont réduits, les profils de repli sur le logement
sont assez rares et le fait de personnes âgées d’origine rurale plutôt que de ménages dans lesquels au
moins un des actifs travaille dans la ville ou sa proche périphérie. Le rapport au logement est par contre
très souvent assez important, manifestement plus que dans les quartiers centraux des grandes villes
(Authier, 2001). Il s’agit cependant d’un effet de structure de la population, lié à la nette surreprésentation
des familles. Ainsi, le rapport élevé au logement s’accompagne d’une forte activité de transformation, y
compris dans le neuf, avec des logements qui évoluent au fur et à mesure des besoins du ménage (pièce
nouvelle lors de l’arrivée d’un troisième enfant par exemple). La transformation est aussi fonction de la
capacité financière du ménage qui peut avoir réservé un espace pour des agrandissements futurs (le
fameux grenier aménageable). La pratique du jardinage, ou de façon plus générale, l’entretien du terrain
complète ce fort investissement dans le logement. Les pratiques familiales (le repas du soir pris en
commun, un certain nombre d’activités réunissant enfants et parents, même si on est parfois plus dans
l’idéalisation de la vie de famille que dans sa pratique concrète), la réception d’amis ou de la famille
proche, complètent ce fort rapport au logement.
Toutefois, avant d’interpréter ce fort rapport au logement comme un repli sur soi, il convient de
s’intéresser aux autres dimensions des pratiques spatiales. Interpréter un fort rapport au logement comme
un repli sur la cellule familiale ne peut se faire que s’il s’accompagne d’une faible implication aux autres
échelons.
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3. Un rapport au village périurbain entre idéal communautaire et
détachement.
Au plan du rapport à la commune périurbaine et éventuellement à ses environs, la diversité est
beaucoup plus importante. Rappelons qu’en milieu urbain, une personne sur deux seulement à un rapport
moyen ou élevé au quartier (Authier, 2001). Or, pour l’espace périurbain, c’est la commune périurbaine
qui fait office de quartier, même si, comme en ville, certaines personnes ont une vision du quartier limitée
à la rue ou au lotissement ou au contraire élargissent l’espace du quotidien à quelques communes
contiguës.
Parmi les entretiens effectués, S., technicien, ressort très nettement comme l’archétype de la
personne très investie dans la vie de l’échelon local. Président de deux associations (une à objet de sportloisir, l’autre à but culturel), membre de trois autres associations, sollicité pour rejoindre le conseil
municipal, il anime la plupart des manifestations organisées dans sa commune du périurbain du sud-ouest
du Mans. Il a développé des relations amicales avec de nombreux habitants de sa commune, en reçoit
plusieurs fois par semaine dans son logement, part même en vacances avec certains d’entre eux. S.
revendique d’être un véritable « citoyen de sa commune ». En fait, les pratiques spatiales et sociales dans
les communes périurbaines sont généralement moins intenses que dans ce cas spécifique, mais associent
généralement des usages peu impliquants (quelques achats dans les commerces locaux, fréquentation de
l’école et activités du mercredi pour les enfants, activités dans un cadre associatif mais dans une optique
de consommation pour les parents) et des relations de sociabilité qui ont souvent un sens beaucoup plus
fort. Dans une des communes de notre échantillon, la proportion de personnes participant aux activités
culturelles ou sportives, aux repas des anciens ou au goûter des écoles, est particulièrement importante. La
participation aux nombreuses fêtes est également assidue (250 personnes à chaque fois pour une
population de moins de 1000 habitants). Toutefois, il ne faut pas non plus idéaliser cette participation, une
frange de la population (40 % ?) ne semblant jamais participer aux animations locales.
Etant donné la taille de notre échantillon, il est difficile de quantifier ce rapport à la commune de
résidence, mais il semble y avoir un rapport au local un peu plus fort que dans d’autres espaces urbains,
avec une importante diversité selon les personnes. Certains ménages résident vraiment dans une
commune-dortoir, simple support d’accueil de leur logement, avec quelques aménités environnementales
surtout recherchées pour la santé des enfants et des services souvent considérés comme insuffisants.
D’autres, souvent par volonté manifeste lors de leur choix résidentiel (« on est venu chercher autre chose
que l’anonymat de la ville »), s’investissent plus dans les relations sociales avec les voisins. Dans ce cas,
l’évolution à long terme peut parfois être source de distorsion entre la vie sociale rêvée, avec une certaine
idéalisation de la convivialité rurale, et la réalité du fort contrôle social (qui était aussi historiquement
l’apanage des relations sociales en milieu rural) ou le décalage entre leurs attentes et celles de leurs
voisins. A contrario, certaines personnes, dont l’arrivée dans le périurbain est liée à des contraintes
financières et sans véritable volonté d’intégration, racontent comment, par l’école dans un premier temps,
puis par les animations culturelles, elles ont été amenées à avoir de nouvelles relations sociales dans la
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commune de résidence. Au final, les relations à l’espace périurbain semblent globalement un peu plus
fortes que les relations au quartier en milieu urbain, infirmant en grande partie les accusations de repli sur
soi qui fleurissent actuellement dans la littérature scientifique.
4. Un rapport à la ville entre attraction et répulsion.
Pour les rapports à la ville, les discours sont nettement plus difficiles à interpréter, et il peut être
judicieux de s’intéresser d’abord aux pratiques spatiales. Ainsi, la ville reste le lieu de travail de la très
grande majorité des périurbains actifs, plus de 85 % en deuxième couronne (le chiffre est un peu plus
faible dans la première couronne suite à l’amorce du desserrement des activités), pour ensuite diminuer
régulièrement avec la distance au centre. La composition sociale de ces flux change également, avec une
proportion croissante d’ouvriers vers l’extérieur. Le double effet de la distance et du statut social se
combine pour expliquer un lien avec la ville de plus en plus distendu avec l’éloignement au centre, bien
que de nombreuses configurations différentes s’observent dans chaque couronne.
C’est plutôt dans la première couronne et plutôt parmi les catégories sociales moyennes ou
supérieures, que l’on trouve des individus ayant toujours un fort rapport à l’urbain. La consommation se
fait prioritairement en ville, à la fois quotidienne sur le trajet au lieu de travail, hebdomadaire dans un
hypermarché de la périphérie, mais aussi plus rarement dans les magasins spécialisés du centre où on aime
encore à faire du shopping. Les activités culturelles, notamment le cinéma, les activités sportives ou de
loisirs, en particulier celles des enfants le mercredi, mais aussi les activités un peu spécifiques des parents,
tout cela a lieu aussi dans la ville. Enfin, pour un grand nombre de ménages, les relations de sociabilité
n’ont pas fondamentalement changé du fait de leur déménagement dans le périurbain. Au contraire, dans
un certain nombre de cas, le nouveau logement est devenu le lieu de ralliement du groupe d’amis (« on a
plus de place et puis avec le barbecue c’est sympa »). La ville est donc le lieu de relations sociales souvent
construites anciennement (les anciens voisins, les amis d’enfance, les collègues de travail ou les relations
dans le cadre associatif), qui structurent profondément l’identité sociale de l’individu ou du ménage.
D’ailleurs, la fin de la vie active ou, plus encore, le départ des enfants se traduisent pour ces ménages par
une pratique plus forte de la ville et de ses sociabilités, et parfois par un retour résidentiel au centre. Dans
ce cas, l’urbanité reste forte et il n’est pas question de l’émergence d’un mode relationnel spécifique ou
d’une autonomisation du périurbain.
Plus loin en périphérie du bassin d’emploi, éloignement et statut social plus modeste expliquent
effectivement une plus grande prudence vis-à-vis de la ville, pas forcément un rejet mais une indifférence
à ce qui s’y passe. Mais un grand nombre de ces ménages ont-ils jamais été urbains ? Contraintes par les
difficultés de transport lors de leur arrivée en ville, un certain nombre de personnes d’origine rurale,
devenues souvent des ouvriers dans les années 1950 et 1960, ainsi que leurs enfants qui ont suivi le même
parcours professionnel, ne sont pas mécontentes de retrouver un espace à la morphologie rurale. Dans ce
cas, la ville n’a jamais été complètement investie, elle a pu toujours apparaître comme un organisme
étrange qu’on est soulagé de quitter, même au prix de coûts de transports élevés. La fréquentation de la
39
ville se réduit alors de façon forte, n’étant plus que le support du lieu de travail des parents, du lieu d’étude
éventuel des enfants, doublés de la fréquentation de l’hypermarché le samedi. Dans ce périurbain lointain,
là où on vote plus Front National (en grande partie par effet de structure cependant), les réactions de rejet
de la ville, mais aussi le sentiment, d’être rejeté par la société dominante pas complètement subjectif
quand on voit le manque d’équipements et de services, se généralisent d’autant plus facilement que tout
cela se greffe sur des situations familiales parfois difficiles (surendettement, précarité du travail ouvrier,
mal de vivre des adolescents, etc.).
Entre ces deux extrêmes, un grand nombre de ménages oscille entre dédain et attraction pour la
ville. Ils justifient leur choix sous contrainte par les arguments habituels (opportunité foncière, recherche
de la proximité de la nature pour les enfants, rejet de la vie urbaine), mais en même temps reconnaissent
l’utilisation des avantages de la ville et laissent entrevoir un certain attachement. Concrètement, leurs
pratiques spatiales dans la ville restent importantes, même s’ils évitent le centre-ville pour des raisons
pratiques. Ils continuent d’avoir des relations de sociabilité sur l’ensemble de la ville, même si elles se
distendent progressivement. S’ils reçoivent ou se déplacent moins souvent, c’est aussi à cause des enfants,
on se reçoit plus entre familles, c’est la fin des sorties dans le cadre du groupe d’amis.
Le bilan des rapports à la ville est donc pour le moins contrasté. Certes, globalement la
fréquentation impliquée de la ville semble moins courante que pour les habitants des quartiers centraux,
mais c’est aussi un effet de structure, lié à la nette surreprésentation des familles qui ont des rapports
privilégiés au logement. Il est d’ailleurs probable que ce rapport à la ville est aussi important que celui des
ménages avec enfants résidant dans les quartiers d’habitat social situés à la périphérie des grandes villes.
Traduire l’oscillation entre rejet et fascination pour la ville des ménages du périurbain comme une fuite de
la ville ou un repli sur soi semble donc être un raccourci un peu rapide, au moins dans le contexte de la
ville intermédiaire.
5. Individus ou ménages ?
De cette immersion dans le périurbain, ressortent quelques enseignements qui peuvent donner des
pistes pour la problématique de l’habiter.
Premièrement, le raisonnement au seul échelon de l’individu semble en partie voué à l’échec.
S’agissant de familles, généralement avec plusieurs enfants, l’identité territoriale de chaque individu
évolue aussi au rythme des besoins sociaux du ménage et, spécifiquement, des relations sociales des
différents membres du ménage. Si, lorsque les enfants sont petits, la territorialité étroite de la commune
périurbaine, éventuellement élargie à quelques communes contiguës, complète parfaitement, pour les
parents, une seconde identité territoriale liée au travail, à la consommation et aux sociabilités urbaines,
lorsque les enfants grandissent, c’est cette identification étroite qui est source de conflits familiaux, voire
de reconstruction d’autres identités à la fois familiales et territoriales. Certains entretiens montrent très
bien les conflits internes aux ménages et les arbitrages qui sont finalement effectués. L’un d’entre eux fut
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brutalement interrompu par l’intervention d’un adolescent pour qui « ouais, ici c’est la zone, je peux
même pas sortir le soir parce que vous voulez pas me payer un scooter » (alors que ses parents dressaient
un tableau idyllique du périurbain), ou inversement dans un entretien d’un ménage ayant décidé de
retourner en ville parce que la maman en a « marre de faire le taxi » lorsque l’un des enfants (sept ans)
signifie clairement son désir de rester dans la fermette rénovée où il a « son atelier ». Dans ces deux cas,
ressortent en fait les difficultés de certains membres de la famille face à une localisation résidentielle qui
n’est que la résultante d’un consensus plus ou moins négocié en interne. Dans le périurbain lointain, le
sentiment d’isolement des femmes qui cessent parfois de travailler en raison des difficultés de transport, a
bien été montré par Rougé (2003). De même, ce sont les grands adolescents qui souffrent le plus de
l’éloignement, la vie de leur groupe social se faisant en ville ou dans sa proche périphérie (multiplexes,
etc.) ou bien se résume à « glander sous l’abribus » (une commune de notre échantillon a même construit
un abribus pour les ados, situé au beau milieu d’une parcelle en friche…). Les contraintes externes et
internes qui pèsent sur les individus incitent donc à articuler raisonnement au niveau de l’individu et
raisonnement au niveau des ménages.
6. Identités et territorialités.
Deuxièmement, la fréquentation plus ou moins quotidienne de l’espace environnant (la commune
et de plus en plus un espace un peu plus large pour les activités de loisirs, la consommation quotidienne ou
quelques services de base), ne traduit que très imparfaitement l’identité spatiale des ménages et des
individus résidant dans le périurbain. Pour certains ménages ou individus, non seulement la ville est le lieu
de travail, le lieu de consommation, le lieu de loisir et est donc prédominante en termes de pratiques
spatiales et de temporalités, mais elle est aussi le lieu de ces relations sociales pérennes et souvent plus
impliquantes, moins formelles et plus profondes (les gens parlent d’amitié), construites anciennement
avec les amis d’enfance, les amis des années lycée ou de l’Université, ceux avec qui on partage une
passion commune, etc. Ce sont ces relations qui structurent profondément l’identité sociale de l’individu
ou du ménage.
L’articulation entre identité spatiale et fréquentation des lieux nécessiterait donc un examen
approfondi. Ce n’est pas parce que des ménages fréquentent les mêmes lieux qu’ils auront pour autant la
même identité spatiale, cela dépend de la façon dont ils pratiquent les lieux. L’hypermarché de sortie de
ville est un bon exemple : deux ménages résidant dans une même commune périurbaine ne vont pas le
fréquenter selon les mêmes modalités. En particulier, ce sera une rupture dans le quotidien pour un
ménage ne travaillant pas dans la grande ville, ce que ne ressentira pas le ménage travaillant en milieu
urbain, alors même que les rythmes de fréquentation peuvent être identiques. Dans le premier cas, cela ne
structure que faiblement l’identité spatiale, alors que dans le second, la position spatiale de l’hypermarché
participe, avec bien d’autres repères, de la connaissance approfondie de l’espace urbain qui est constitutive
d’une identité spatiale urbaine.
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De plus, lorsque que certains lieux sont pratiqués de façon impliquée (exercice d’un pouvoir,
attachement sentimental, etc.), une identité spatiale plus forte se construit. Certains lieux symboliques pas
forcément pratiqués mais qui résonnent avec des formes d’identité profonde, contribuent également à
forger l’identité spatiale des individus et des ménages. Il ne s’agit plus d’une territorialité viscérale, qui
pouvait faire parler d’enracinés et de déracinés (Frémont et al., 1984), mais d’une territorialité
partiellement choisie, en tous cas construite par le discours, mais aussi par les actes lorsque les individus
s’impliquent dans la vie sociale locale. Cette territorialité est réversible en cas de déménagement, même
s’il restera toujours une familiarité particulière avec cet espace.
D’autres facteurs génèrent un flou sur l’identité spatiale. Avoir un enfant qui fait ses études
supérieures dans une grande ville même lointaine, génère un sentiment de familiarité, de connaissance
avec cette ville, qui influe sur l’identité spatiale, alors que cette ville est peu ou pas fréquentée. Un néoretraité, grand amateur de voyages itinérants en camping-car, parti plus de trois mois dans l’année,
exprimait aussi, avec ses mots, le sentiment de ne plus avoir de véritable identité spatiale, sinon celle de «
citoyen du monde » (et une identité sociale de « camping-cariste ») et en concevoir une grande liberté.
Enfin, l’immédiateté des relations sociales par téléphone ou par Internet recompose parfois l’identité
spatiale des individus, permettant une identité à distance, détachée de la simple fréquentation de lieux qui
ne sont que des supports de la vie quotidienne. Le vrai sentiment identitaire est resté dans un lieu devenu
mythique, fréquenté épisodiquement voire plus du tout, mais qui rejaillit sur l’être social.
Ainsi, parmi les ménages de certaines communes du périurbain lointain, plusieurs identités
spatiales coexistent. Certains individus vont avoir une identité spatiale réduite à la commune de résidence,
avec un fort rapport au logement et une pratique plus ou moins impliquée de la commune de résidence,
alors que l’éventuel lieu de travail urbain ne génère pas de sentiment d’appartenance. Dans la maison
voisine, l’identité spatiale peut au contraire être à prédominance urbaine, complètement décentrée par
rapport au logement. Le lieu de résidence est donc moins signifiant, alors même que le rapport au
logement peut être fort (mais il pourrait être fort ailleurs). Enfin, dans une troisième maison, l’identité
spatiale peut être diffuse, associant le logement, une vague entité administrative (le département est
souvent cité) et une référence à un espace lointain, dont on est originaire ou que l’on fréquente
épisodiquement et qui fait office de territorialité rêvée.
7. Apports pour le concept d’habiter.
Ce travail empirique permet donc de proposer quelques apports pour la problématique de
l’habiter. En fait, cela dépend du sens donné à l’habiter. Ce concept est actuellement de plus en plus utilisé
dans les sciences sociales et, situé à la croisée de plusieurs disciplines, géographie, urbanisme,
architecture, sociologie de l’habitat, anthropologie, avec des filiations désormais bien établies (Stock,
2004), il est porteur d’un potentiel commun permettant de faire avancer la transdisciplinarité. Il est
toutefois utilisé diversement, avec plusieurs définitions pour le moins contrastées. Ces conceptions
différentes sont en partie basées sur des échelles d’analyse différenciées.
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Une première acception très courante en sociologie de l’habitat fait d’habiter le quasi synonyme
de résider (Segaud, Brun et Driant, 2003). Analysant les usages du logement, les modes d’habiter
(Arbonville, 1998), les pratiques de transformation du logement (et spécifiquement parfois de la maison
individuelle), la mise en scène de la maison et de ses à-côtés (le jardin d’ornement ou le potager), le
partage de l’espace entre membres du ménage, étudiant parfois les sociabilités liées au logement
(Vervaecke, 1987), ces travaux insistent sur le domicile. Dans ce cadre, nous pouvons au mieux apporter
des éléments d’ordre factuels, et confirmer que dans le périurbain, la spatialité des familles est
logiquement basée sur une pratique souvent intense et impliquante du logement. Mais cette approche
centrée sur une seule échelle apparaît parfois peu géographique et doit être pondérée par l’importance très
relative du logement pour certains ménages d’identité spatiale urbaine.
Une seconde acception, toujours centrée sur le logement, élargit le cercle de l’espace « habité »
au quartier (Authier, 2001), insistant beaucoup plus, au niveau thématique, sur les sociabilités avec les
voisins, la fréquentation des commerces et des services de proximité, le rapport à l’école pour les ménages
avec des enfants, la fréquentation des espaces verts ou de loisirs du quartier, ou encore la pratique
sportive. Cette fois, les apports semblent plus importants, d’abord en infirmant en grande partie
l’émergence d’un habiter périurbain spécifique dans les villes intermédiaires et moyennes. La présence
dans le périurbain n’est parfois que passagère, s’intégrant dans un parcours résidentiel complexe, et les
rapports à l’échelon local, commune périurbaine ou quartier, ne sont que peu différents de celui de
familles résidant dans des lieux moins périphériques. Par ailleurs, l’éclatement des lieux de vie et l’aspect
réticulaire des spatialités invitent également à ne pas raisonner à partir d’espaces emboîtés autour du
logement, rendant en particulier obsolète l’approche en termes de coquilles entourant l’individu (Moles,
1992), des espaces fort éloignés physiquement pouvant être proches dans l’esprit (Hoyaux, 2003).
Enfin, une dernière acception élargit encore le champ d’action de l’habiter, incluant l’ensemble
des pratiques spatiales sur la ville, voire celles liées au tourisme (MIT, 2002) se déployant donc sur
l’ensemble du monde, acception qui consiste peu ou prou à faire d’habiter un synonyme de spatialité ou
d’espace vécu (Lévy et Lussault, 2003). Cette approche, aux bases philosophiques plus affirmées, rend
compte de la manière d’être au monde (Hoyaux, 2002) et est celle qui se développe le plus à l’heure
actuelle en géographie. Les résultats empiriques que nous avons présentés permettent de confirmer tout
l’intérêt d’une approche par les pratiques spatiales (Stock, 2004) en s’intéressant aussi à la façon dont les
individus s’approprient ou non les lieux fréquentés, plaquant des comportements habituels sur un espace
sans que celui-ci n’ait une résonance particulière pour l’individu ou, au contraire, avec la construction
d’une familiarité donnant un sens fort à la pratique d’un lieu. Les lieux de référence de l’identité spatiale
sont ainsi fortement éclatés et ne construisent pas obligatoirement une territorialité homogène, d’autant
que malgré la proximité spatiale, sociale ou familiale, les individus construisent de plus en plus des
référentiels différenciés.
43
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IDENTITE, CATEGORISATION
SOCIO-SPATIALE ET MOBILITE :
être urbain et se penser rural ?
Julien ALDHUY
UMR CNRS 5603 Société,
Environnement, Territoire
Université de Pau et des
Pays de l’Adour
Mots-clés : Identité - Catégorisation spatiale – Mobilité - Espace vécu.
Résumé - La dualité urbain – rural a largement été critiquée et relativisée dans les sciences sociales.
Pourtant, ces catégories spatiales irriguent toujours le savoir commun des populations. En effet, c’est à elles que
les individus se réfèrent dans une représentation de soi par rapport à l’autre et à la société. Notre projet est
d’analyser le rôle des catégories spatiales dans la construction identitaire. Plus particulièrement, nous étudierons
une population nouvellement rurale vivant dans la Haute Lande (Aquitaine) et inscrite dans des migrations
pendulaires lointaines vers l’agglomération bordelaise.
Key-Words : Identity - Spatial categorization – Mobility - Lived space.
Abstract - The urban - rural duality was widely criticized and relativized by contemporary social
sciences. Nevertheless, these spatial categories always irrigate the common knowledge of populations. Indeed,
they can be used by people in the representation of themselves with regard to the other and to the society. Our
project is to analyze the role of the spatial categories in the identity construction. More particularly, we shall study
a population which is recently living in the Haute Lande (Aquitaine) and which is involved in alternated
migrations towards the metropolized area of Bordeaux.
Stichworte: Erlebter Raum, Identität, Mobilität, Räumliche Kategorie.
Zusammenfassung - Die Dichotomie « städtisch/ländlich »ist nun in den Sozialwissenschaften
grösstenteils kritisiert und relativiert. Jedoch bestimmen diese räumlichen Kategorien immer noch das
Gemeinwissen der Gesellschaft. In der Tat beziehen sich die Individuen auf diese Kategorien, wenn es darum
geht, die Repräsentation des Verhältnisses des Selbst zu den Anderen und zur Gesellschaft zu bezeichnen. Unser
Projekt sieht vor, die Rolle der räumlichen Kategorien in der identitätsstiftenden Konstruktion zu analysieren. Wir
werden eine Gruppe von Personen, die neuerdings auf dem Land wohnen, und zwar in der Haute Lande
(Aquitaine) und die in den Verdichtungsraum Bordeaux pendeln, untersuchen.
46
Cette note de recherche est destinée à poser quelques jalons dans un champ peu exploré en
géographie : la catégorisation1 . Au-delà de la seule réflexion sur la construction des catégories sociospatiales, c’est sur la capacité des individus en groupe à s’inscrire dans ces catégories pour dire qui ils sont
que portera notre questionnement. Ainsi considéré, le processus de catégorisation participe d’un
phénomène plus largement étudié par les géographes, l’habiter. En tant que tension entre l’être-là et l’être
au monde, l’habiter est au cœur de la réflexion philosophique sur la condition humaine (Heidegger, 1969).
Eric Dardel (1990) — dès les années cinquante —, plus récemment Augustin Berque (1996 et 2000) et
André-Frédéric Hoyaux (2000) transfèrent ce questionnement dans le champ disciplinaire de la géographie
en proposant une analyse phénoménologique de l’expérience primordiale de l’homme et la terre. Dans ces
lectures géographiques de la pensée heideggérienne, l’habiter est l’intentionnalité du sujet de comprendre
le sens de son inscription dans le monde, avec pour horizon la compréhension de son être-chez-soi (Roux,
2002). Il repose sur l’ensemble des pratiques des lieux et des sens qui leur sont associés à l’échelle des
individus et des groupes (Stock, 2001). Si l’on doit admettre qu’une telle approche renouvelle l’analyse
géographique, il faut toutefois rappeler que « rien dans l’espace et la spatialité n’échappe à la société et à
l’historicité » (Lévy et Lussault, 2003, p. 441). Aussi, la réflexion sur l’habiter doit-elle s’inscrire dans le
champ relationnel propre à toute collectivité spatialement médiatisée. Si l’habiter correspond à l’ensemble
des aptitudes qu’un individu en groupe se donne pour se construire une identité par la pratique des lieux, si
chaque lieu est individualisé dans sa singularité, il reste cependant que sa localisation n’est pas
indifférente par rapport à un des processus les plus fondamentaux de la vie collective : la catégorisation
(Tajfel, 1981 ; Debarbieux, 2004). Pour le mettre en évidence, nous interrogeons l’expérience des lieux de
chaque individu face aux catégories socio-spatiales qui traversent la société en lui servant à la fois
d’éléments structurants et d’horizon de sens couramment partagés dans la connaissance commune. Cette
interrogation repose sur deux hypothèses : le lien entre la catégorisation socio-spatiale et l’habiter des
individus en groupe réside dans leur capacité à composer plus ou moins consciemment avec différentes
catégories ; s’il est bien établi à la suite d’Heidegger qu’habiter et résider sont deux choses différentes, la
localisation du lieu de résidence et son inscription dans telle ou telle catégorie influence la forme de la
composition.
Nous proposons un cadre d’analyse permettant d’identifier et d’interpréter le processus de
construction identitaire en œuvre chez des populations nouvellement implantées dans un espace rural (la
Haute Lande en Aquitaine) et inscrites dans des mobilités pendulaires quotidiennes et lointaines vers les
espaces urbanisés qu’elles viennent de quitter (l’agglomération bordelaise). La réflexion portera sur le rôle
de la distance, de la mobilité et des catégories spatiales en présence — l’urbain, le rural — dans l’habiter
des individus étudiés et ses conséquences sur la construction de l’identité rurale plus fantasmée que réelle
dont ils se prévalent. L’étude dont traite cette note n’étant pas encore finalisée, nous n’en livrerons qu’un «
instantané » en insistant sur la problématisation du sujet, sur la méthodologie utilisée et sur les hypothèses
qui la sous-tendent.
1
Cette entrée est absente de tous les dictionnaires de géographie, même les plus récents, à l’exception de celui de Roger Brunet,
Robert Ferras et Hervé Théry. À l’exception de ceux de Bernard Debarbieux, peu de travaux traitent de cette question dans la
géographie de langue française.
47
1. L’urbain et le rural : de la dichotomie au continuum, vers le
sens commun.
La dualité de l’urbain et du rural renvoie à une série de définitions et de contenu différents selon
que l’on se place du point de vue du géographe, de l’aménageur ou de la population. C’est ce qui fonde à
la fois sa difficulté d’utilisation et sa puissante heuristique. L’axiome de l’opposition entre le rural et
l’urbain a longtemps commandé le questionnement des géographes (Kayser, 1990). Il faut attendre le
modèle d’analyse de l’urbanisation des campagnes pour qu’apparaisse une approche fondée sur un
continuum (Mathieu, 1985). Dès lors, et suite à l’hypothèse de l’urbanisation complète de la société
(Lefebvre, 1970), émerge un modèle d’analyse qui privilégie l’assimilation du rural par l’urbain grâce à la
diffusion de la culture, des produits et des pratiques urbaines : la campagne devient une manifestation de
l’urbanité (Lévy, 1999). Reposant traditionnellement sur l’expression sociale de la production et de la
mise en valeur des espaces agricoles, les espaces ruraux perdent peu à peu leurs spécificités face à la
multiplication des populations et des fonctions non agricoles. Aujourd’hui, la recherche de modèles
efficients d’interprétation de la métropolisation oriente les spécialistes de l’étude du fait urbain vers la
remise en cause durable de la dualité de ces catégories spatiales (Rémy, 1993 ; Jean, 2000). Avec le temps,
cette dualité est d’ailleurs devenue une triplicité avec l’émergence et la difficile identification d’une
nouvelle catégorie : le périurbain (Langumier, 1982 ; Jean et Calenge, 1997). Complétant l’ancienne
dichotomie ville – campagne, ces catégories ont également été définies dans le cadre juridico-administratif
des politiques d’aménagement du territoire. C’est ainsi que Maryvonne Bodiguel a montré que
l’autonomisation de la catégorie rurale était due à la volonté des spécialistes de l’aménagement de
délimiter et de codifier de manière opérationnelle l’espace résiduel découlant de la définition de l’urbain
(Bodiguel, 1986). Ces difficultés de définition et cette volonté de relativiser des catégories spatiales trop
artificielles sont bien connues des chercheurs.
Pourtant, face à un savoir scientifique critique, réflexif et objectivé, ces deux catégories irriguent
toujours le savoir commun des populations (Dupuy, 1992). Ce sont à elles que les individus se réfèrent
dans la vie quotidienne pour dire qui ils sont, ce qu’ils veulent et pour contextualiser leurs aspirations.
Dans le cas de sociétés enracinées (Frémont et al., 1984), où les espaces de vie, sociaux et vécus sont
relativement concordants et stables, l’identification peut rester assez aisée. L’horizon de l’individu peut se
limiter à une seule catégorie spatiale et le processus de construction identitaire, bien que déjà compliqué,
reste plus facilement compréhensible2 . Bien sûr, ces situations de stabilité ne sont plus d’actualité dans les
sociétés occidentales contemporaines où la mobilité, phénomène essentiel de la métropolisation (Ferrier,
2000), induit une gestion complexe et souvent implicite des catégories en inscrivant les individus dans des
lieux multiples (Lévy, 1998).
2
Toutes choses égales par ailleurs, ce qui est impossible tant l’activité humaine s’inscrit dans une multitude de catégories.
48
2. Identité, catégorisation et mobilité : vers une problématisation.
2.1. Identité et catégorisation : une médiation de l’individu au groupe.
L’identité renvoie à une multitude de référents et d’approches disciplinaires partielles de la
subjectivité humaine (Mucchielli, 1999). Elle se construit grâce à une représentation de soi dans son
rapport à l'autre et à la société. Nous retiendrons ici que le concept d’identité s’offre dans le paradoxe
d’être ce qui rend à la fois semblable et différent (Lipiansky, 1992). Il est important que ce paradoxe ne
soit pas résolu car c’est dans la tension entre ces deux polarités que ce concept prend tout son intérêt.
D’après Guy Di Méo, et bien qu’elle ne l’épuise pas, l’identité est une médiation essentielle du rapport
espace – société (Di Méo, 2002). Il remarque également une parenté conceptuelle entre l’identité et la
territorialité qui forme sa dimension spatiale dans la mesure où les objets géographiques contribuent à sa
constitution. Par la pratique des lieux et les sens qui leur sont associés, l’habiter correspond à l’aptitude
des individus à être en prise avec ces objets avec pour conséquence la construction d’une identité.
Le processus de catégorisation correspond au besoin de diviser et de classer pour réduire la
complexité de la réalité. Louis Quéré avance « que nous ne pouvons pas appréhender la réalité dans sa
richesse infinie, dans son individualité foncière, dans son caractère vivant et concret, et que pour la
penser, et pour y agir, nous devons limiter sa multiplicité et réduire sa complexité en l’organisant dans
des catégories » (Quéré, 1994, p. 11). Grâce à cet outil cognitif, nous découpons, classifions et ordonnons
notre environnement physique et social en portant « des jugements sur l’appartenance d’un objet à
l’extension d’une catégorie donnée » (Margolis cité dans Quéré, 1994, p. 12). Mais la catégorisation ne
sert pas seulement à organiser, simplifier ou structurer les relations entre individus, groupes, objets ou
lieux. Elle crée et définit également la place particulière d'un individu dans la société. Ainsi pourrait-on
s’interroger sur les conséquences qu’implique pour un individu son association à la catégorie rurale. Mais
nous nous intéresserons plutôt aux processus qui mènent un individu à utiliser ou à ne pas utiliser une
catégorie, voire à la transformer. Rappelons que notre objectif n’est pas de donner un contenu ou une
définition à ces catégories. Si nous les considérons comme « éléments de la mise en ordre du monde »
(Debarbieux, 2004, p. 20), ce qui nous intéresse est le sens que des individus donnent à leur vie par rapport
aux catégories (sociales et/ou socio-spatiales) auxquelles ils pensent appartenir. En termes d’expérience de
l’individu en groupe, quelle est la signification de l’utilisation et de la transformation d’un système de
catégorisation socio-spatial ? Comment ces catégories sont-elles utilisées dans l’habiter des individus et,
plus trivialement, comment ces mêmes individus habitent-ils ces catégories ?
L’enjeu n’est pas mince, car en tant que « principe collectif de construction de la réalité
collective » (Bourdieu, 1993, p. 33) les catégories « contribuent à faire la réalité qu’elles évoquent »
(Bourdieu, 1993, p. 34) 3. En ce sens, trois arguments peuvent être avancés. Premièrement, le langage
3
Nous renvoyons à Louis Quéré pour une critique de la posture de Pierre Bourdieu. Il lui est en particulier reproché de ne pas
dissiper les confusions qui entourent la notion de catégorie et de ne pas réellement expliquer leur caractère prescriptif. Toutefois il
retient, en accord avec Bourdieu, que « les catégories ne sont pas simplement « des actes de pensée » mais aussi des « objets de
pensée » et qu’en tant que tel, elles impliquent des croyances et des représentations » (Quéré, 1994, p. 32). Pour une réflexion sur la
catégorisation des objets géographiques, voir Debarbieux, 2004. Plus largement, nous adoptons une lecture « progressiste » du
constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu (Corcuff, 1995). La collectivité humaine est productrice de structures qui
conditionnent plus ou moins implicitement les individus. Chaque individu peut dépasser sa seule condition d’agent agit par des
facteurs extérieurs qui le dépassent par la compréhension des processus collectifs de production de ces facteurs. Par la
49
ayant un caractère performatif, la catégorie rurale ou urbaine devient un concept classificatoire. Pour
Pierre Bourdieu, la catégorie n’a plus seulement un caractère descriptif et prend une valeur prescriptive
pour tous ceux auxquels elle a été inculquée lors de leur socialisation. Deuxièmement, les catégories ont
« cette capacité d’informer la construction de la réalité sociale » (Quéré, 1994, p. 31). Comme structures
mentales, elles induisent les représentations, les actions, les dispositions et les attitudes qui, toujours selon
Quéré, contribuent à les réaliser comme entités du monde objectif. Troisième argument, nos catégories –
l’urbain, le rural – sont à la fois subjectives et objectives. Elles sont subjectives car « immanentes aux
individus » (Bourdieu, 1993, p. 34), c’est-à-dire investies de sens par l’expérience individuelle. Mais nous
évitons tout subjectivisme, car ces mêmes catégories s’inscrivent également dans l’« objectivité des
structures sociales » (Bourdieu, 1993, p. 34).
2.2. Distance et mobilité : vers un brouillage des catégories ?
Si l’on prend une définition très générale, la mobilité est « une forme de mouvement qui
s’exprime par le changement de position (géographique ou sociale) » (Brunet, Ferras, Théry, 1993, p.
333). C’est un phénomène extrêmement diversifié (Joye, Bassand et Schuler, 1988) dont la dimension
cumulative des formes et des modalités (Lussault et Stock, 2003) inscrit les individus dans des systèmes
de mobilité de plus en plus complexes (Knafou, 1998). Nous en retiendrons deux formes : la mobilité
résidentielle et la mobilité pendulaire.
La mobilité résidentielle est un déplacement par lequel un individu change durablement de
logement. De portée biographique, cette mobilité permet aux individus de faire l’expérience de plusieurs
catégories spatiales. Ainsi, on a pu avoir un lieu de résidence localisé en espace urbain puis en espace
rural. Mais le déménagement n’entraîne pas forcément une appropriation immédiate de la catégorie
spatiale structurant son nouveau lieu d’habiter. Il peut y avoir une inertie qui induit une discordance entre
la représentation catégorielle que l’on a de soi-même et la catégorie spatiale effectivement objectivée par
l’ensemble de la société.
La population étudiée dans la Haute Lande s’inscrit fortement dans cette mobilité résidentielle.
Les individus interrogés proviennent tous de l’agglomération bordelaise avant de s’implanter dans la
Haute Lande. Ce déménagement du lieu d’habitation ne s’est pas accompagné d’une délocalisation du lieu
de travail. La population étudiée s’inscrit donc dans une mobilité pendulaire lointaine : il y a en moyenne
75 kilomètres entre un lieu d’habitat et un lieu de travail. Ces déplacements quotidiens poussent les
individus à s’inscrire dans des espaces structurés par des catégories différentes. Si le lieu de travail est
situé dans un espace urbain, le lieu d’habitation est localisé dans un espace rural. Ces individus doivent
alors s’approprier deux catégories pour dire qui ils sont et mettre leurs mondes en ordre.
Une telle inscription dans des migrations pendulaires introduit la notion de distance, de
différenciation entre les lieux de vie. Cette distance peut être appréhendée selon plusieurs modalités. Si
l’on reprend la typologie d’Armand Frémont, il faut distinguer la distance standard de la distance
structurale et de la distance affective (Frémont, 1999). La distance standard est celle de la géométrie
euclidienne et correspond à la distance linéaire, « à vol d’oiseau ». Elle traduit l’importance de
l’éloignement matériel entre deux lieux considérés. La distance structurale résulte, dans une utilisation
compréhension réflexive de sa singularité dans la société, chaque individu est à la fois agent et sujet, de manière plus ou moins
imbriquée. De la réflexion critique sur les structures émerge un sujet plus à même d’être acteur de sa propre vie.
50
métaphorique, de l’éloignement entre deux portions d’espace lié au nécessaire différentiel de qualification
de l’espace dans le cadre des dynamiques économiques et sociales. La distance affective introduit l’idée
d’une différenciation des lieux et des territoires en fonctions du sens et des valeurs qui leurs sont associés.
Ces modalités peuvent être d’autant plus discordantes dans le rapport de nos individus à l’espace urbain
que leurs territorialités sont complexes.
3. Méthodologie et cadre de l’étude.
3.1. La Haute Lande : une construction administrative.
La Haute Lande n’est pas un pays vernaculaire mais une construction juridico-administrative
destinée à faire face à la crise rurale des années soixante-dix. En 1977, la zone est délimitée par l’inclusion
des communes occupées par la forêt pour plus de 70 % de leurs surfaces, par l’exclusion des communes
entrant dans l’aire d’influence des villes de plus de 20 000 habitants (bassin d’Arcachon, Bordeaux, Dax,
Mont-de-Marsan) et par l’écartement de la zone d’aménagement de la côte aquitaine (figure n° 1).
À cheval sur Gironde, Landes et Lot-et-Garonne, la Haute Lande équivaut en superficie à un
département français moyen (593 000 ha) dont 80 % de la surface seraient occupés par la forêt. Les 69 856
habitants recensés en 1999 sont répartis sur 114 communes regroupées en 14 cantons. Longtemps
interprétée à travers la rhétorique du désert (Papy, 1973), la Haute Lande est identifiée comme une région
périphérique. Elle a bénéficié à ce titre de toutes les politiques françaises et européennes de revitalisation
des espaces ruraux (Aldhuy, 2005).
Filant la métaphore de la société ou de l’économie envisagée sous l’angle de l’archipel, Jean-Paul
Charrié propose la figure du continent pour interpréter les processus de métropolisation en œuvre en
Aquitaine4. Dans ce cadre, la Haute Lande est identifiée comme étant en voie de « désertification »
(Charrié, 1995, p. 16), comme appartenant au rural profond et comme étant à l’écart des espaces les plus
métropolisés. Pour compléter cette analyse, Joël Pailhé dans une réflexion sur l’Aquitaine comme modèle
localisé nous apporte des précisions sur la configuration socio-spatiale de la Haute Lande (Pailhé, 1995).
Retenant les processus d’intégration et de fragmentation comme fondement des dynamiques spatiales
structurant l’Aquitaine, il associe la Haute Lande à une zone sous-urbanisée marquée par une identité
rurale dévitalisée. Dans cette typologie, les espaces urbains attractifs pour la Haute Lande sont également
identifiés : Bordeaux, métropole régionale, il est reconnu une dimension internationale et la ville de Montde-Marsan qui, bien qu’en croissance démographique, est associée à un relatif isolement urbain. La ville
de Dax, quant à elle, est au contact direct de la zone sous-urbanisée de la Haute Lande, en position
périphérique de ce que l’auteur nomme « l’ensemble transrégional des Pays de l’Adour » (Pailhé, 1995, p.
4).
4
La figure du continent qu’utilise Jean-Paul Charrié s’apparente aux réflexions de Pierre Veltz ou Jean Viard sur la société ou
l’économie d’archipel. Volontiers qualifiée par Charrié de « caricaturale », elle illustre un scénario de l’éclatement de la région
Aquitaine dû aux très fortes tensions la traversant, amplifiées par la compétition européenne. Il propose, pour amender ce scénario, «
une meilleure organisation de l’espace aquitain fondée sur une mise en réseau des villes » (Charrier, 1995, p. 33).
51
Figure 11 Localisation des enquêtes sur le territoire de la Haute Lande.
Ces lectures, déjà efficientes, sont pourtant à compléter. En proposant la notion d’entre-deux
territorial (Aldhuy, 2001a, 2005)
5
pour analyser la Haute Lande, nous avons mis en évidence qu’une
nouvelle dynamique territoriale se mettait en place depuis une vingtaine d’années. Bien entendu, les
densités restent parmi les plus faibles de la région, mais la Haute Lande est le siège d’une reprise
démographique indéniable le long des principaux axes de communication reliant Bordeaux à Dax et à
Mont-de-Marsan (A63, N134, D651). Le modèle d’interprétation de l’entre-deux territorial permet en
particulier d’identifier la pluri-appartenance et le non-emboîtement des espaces de référence des
populations inscrites dans des migrations pendulaires jusqu’alors inédites.
3.2. Des représentations spatiales aux réalités objectivées : approche
méthodologique.
Dans ses grands traits, la méthode utilisée cherche à identifier et à interpréter les décalages, les
discordances entre les représentations, les pratiques des populations et la réalité objectivée
6
issue par
exemple de l’exploitation de différents annuaires statistiques. Nous proposons d’analyser le discours de la
population afin d’objectiver les fondements collectifs de représentations issues de l’expérience de chaque
individu. L’application systématique de règles permet de transformer une suite de récits de vie en données
pouvant être résumées et comparées (Gumuchian, 1991). Cette méthode a déjà fait ses preuves lors d’une
enquête sur les constructions identitaires de populations rurales habitant le Haut Entre-Deux-Mers
girondin (Aldhuy, 2001b, 2003). Dans cette dernière région dont les paysages différencient nettement une
zone occidentale dominée par la viticulture d’une zone orientale de polyculture, les représentations
paysagères des populations ne font référence qu’au paysage de la vigne. Nous avons interprété cette
5
Nous empruntons le terme et les fondements du concept aux travaux de Violette Rey sur l’Europe centrale orientale (Rey, 1995).
Nous avons largement repris ses analyses pour les appliquer, hors dimension géopolitique, à des logiques infra-étatiques.
6
La réalité objectivée est une image présentée à un moment donné d’informations qualitatives ou quantitatives suite à l’application
de procédures reproductibles, le plus souvent des traitements statistiques permettant d’aboutir à une cartographie thématique simple.
52
discordance par un processus de construction identitaire mettant implicitement en avant l’image
valorisante du vignoble de Bordeaux au détriment des paysages de polyculture moins évocateurs.
Pour identifier les représentations, nous utilisons la méthode CAP (Connaissance, Attitude,
Pratique) (Decoudras, 1996). Elle se divise en deux phases. La première consiste en l’analyse qualitative
et thématique du discours de la population étudiée à partir de techniques d’entretien semi-directif. Après
un moment destiné à recueillir les données personnelles des interlocuteurs, des questions ouvertes
permettent d’obtenir des informations sur leurs pratiques quotidiennes, sur les paysages auxquels ils
donnent du sens et sur les environnements social, culturel et économique dans lesquels ils pensent
s’inscrire. L’objectif est de savoir s’ils utilisent spontanément les termes urbain, rural, ville, campagne et
de comprendre comment ils les associent. Ensuite, des questions plus directives faisant explicitement
référence à leur possible association à ces catégories permettent de connaître leur expérience et de
recueillir un récit travaillé par l’urbain et le rural. Les résultats des deux temps de l’entretien peuvent être
comparés pour identifier les paradoxes et les décalages qui sont autant d’indices de la construction d’une
identité. La seconde phase repose sur l’analyse quantitative de questions fermées, élaborées à partir des
thèmes dégagés lors de la première phase. Elle permet de faire monter en généralité les premières
conclusions des entretiens par la multiplication des questionnaires. Également, c’est à ce stade que l’étude
des résultats par rapport à la localisation de la résidence des interlocuteurs devient possible.
Les individus de la population à interroger sont identifiés selon deux critères. Ils doivent
s’inscrire dans une mobilité résidentielle entre l’agglomération bordelaise et la Haute Lande qui les
qualifie comme nouvellement implantés dans un espace rural. Ils doivent avoir maintenu leurs lieux de
travail dans cette agglomération et participer à des migrations pendulaires quotidiennes entre leurs
différents lieux de vie. Étant peu nombreux dans la Haute Lande, ils sont difficiles à localiser et, grâce à
de nombreuses personnes-ressources, nous avons pu réaliser vingt-trois entretiens (figure n° 1).
4. Entre Haute Lande rurale et agglomération bordelaise :
discordance des représentations et des pratiques.
4.1. Continuum urbain et mise à distance de la ville.
Le processus de métropolisation en cours rend difficile l’identification des espaces urbanisés
(Pumain, 1994). Entre urbain et rural, la limite mouvante de la ville tend à devenir un espace dit périurbain
assez flou dont l’analyse est l’occasion d’une grande créativité terminologique (Ferrier, 2000). Compte
tenu de la distance standard (entre 60 et 90 kilomètres) entre notre zone d’étude et les espaces urbains
concernés par les «déplacements pendulaires », le critère du continuum du bâti peut, par hypothèse, être
retenu comme facteur discriminant de la catégorisation des populations étudiées. En effet, lors de leurs
déplacements alternants quotidiens, les individus que nous avons interrogés quittent la Haute Lande,
espace sous-urbanisé, pour se diriger vers un espace facilement identifiable comme urbanisé. L’espace
périurbain, difficilement balisé par les scientifiques, ne correspond qu’à un temps relativement bref de leur
53
trajet 7 de nos individus qui, compte tenu de la très faible urbanisation de la Haute Lande, est assimilé par
différenciation à la morphologie de l’espace urbain central. Ce processus de différenciation peut être
d’autant plus prégnant que, si l’on dépasse le seul critère du bâti, la morphologie urbaine de
l’agglomération s’oppose à un paysage quasi monolithique que les habitants associent à la nature : en fait
une forêt landaise produite par l’homme (Aldhuy, 2001a). L’on peut alors penser que le schème
structurant des représentations de nos interlocuteurs se construit sur une opposition espace bâti – espace
naturel 8 qui est une composante centrale de la dualité générale urbain – rural. De cette opposition, rendue
possible par une distance standard importante et une différence paysage bâti – paysage naturel très
marquée, peut découler une mise à distance de l’urbain plus imaginaire que réellement fonctionnelle.
4.2. Une vie quotidienne reposant sur des fonctionnalités urbaines.
Le critère du continuum du bâti étant souvent inefficace, les spécialistes des villes et des espaces
urbains ont été amenés à développer le critère fonctionnel. Nous nous concentrerons ici sur trois fonctions
: consommation, loisir et travail. La population étudiée est composée d’individus qui résident dans un
espace rural et travaillent, consomment et ont des activités de loisir essentiellement dans un espace urbain.
Il faut rappeler que ces personnes nouvellement implantées dans un espace rural ont quitté l’espace urbain
dans lequel elles continuent à travailler. Citadins ayant longtemps vécu en ville, leurs pratiques urbaines
dépassent la seule dimension du travail : leur consommation, leurs loisirs y prennent également place.
Seule la fonction résidentielle se situe dans l’espace rural à une distance standard importante. En termes de
temporalités quotidiennes, ils passent la plus grande partie de la journée dans ces espaces urbains dont ils
veulent pourtant s’éloigner, multipliant les allers-retours. Entre autres exemples, ils n’hésitent pas à
revenir chez eux entre la sortie du travail et le retour dans l’agglomération bordelaise pour fréquenter les
cinémas, les théâtres ou toutes autres activités culturelles.
Du point de vue des accès aux fonctions urbaines, nous pensons vérifier qu’il n’y a quasiment
aucune différence entre avant et après leur départ vers l’espace rural. Même s’ils se qualifient de ruraux
par rapport à leurs expériences personnelles, nous faisons l’hypothèse qu’ils restent, par leurs pratiques,
des urbains s’inscrivant parfaitement dans une dynamique équivalant à celle de citadins qui n’auraient pas
déménagé.
À ce titre, l’étude de leurs représentations patrimoniales peut indiquer clairement le poids de
l’espace urbain dans leurs vies quotidiennes. En effet, en ce qui concerne les éléments matériels ou
immatériels à qui nos interlocuteurs prêtent une dimension patrimoniale, l’hypothèse retenue est que ce
sont toujours des références urbaines qui dominent (hyper-centre bordelais). Notons, comme dans le cas
du Haut Entre-Deux-Mers, que s’il est fait référence à des éléments plus ruraux, il est probable qu’ils sont
toujours extérieurs à la Haute Lande (vignoble bordelais, villages et bastides médiévaux) ignorant un
potentiel haut landais pourtant existant.
4.3. De la fonction résidentielle à la qualification rurale de l’habiter.
S’ils s’inscrivent dans les espaces urbains pour la consommation, le travail et les loisirs, la
résidence de nos interlocuteurs se situe dans l’espace rural. Qu’y cherchent-ils ? Nous faisons l’hypothèse,
7
8
Accentué par un effet tunnel paysager lorsqu’on emprunte l’autoroute A63 vers Bordeaux puis la rocade.
En fait arboré et végétalisé.
54
en reprenant les travaux de Jean-Pierre Saez, que ce choix correspond à une recherche de racines « pour
restabiliser leur rapport au monde en les inscrivant dans une lignée historique ou spirituelle » (Saez,
1995, p. 18-19). Cette recherche, plus ou moins explicitée, repose sur la nécessité pour chaque individu de
se construire un habiter qui, comme aptitude à pratiquer et à donner du sens au lieu de son inscription
spatiale, permet de « construire [son] cadre de vie et de pensée » (Piveteau, 1995 cité dans Di Méo, 1998,
p. 99).
Ici, la résidence est lieu de retour sur soi, presque de repli, synonyme de première enveloppe
sensible correspondant à « notre coin du monde » (Bachelard, 1967, p. 24). C’est dans cette fonction de
résidence et par ses lieux, localisés dans un espace catégorisé comme rural, que les individus interrogés
retrouvent, par hypothèse, la mesure de la centralité de l’univers égocentré propre à la condition humaine
(Moles et Rohmer, 1998). D’après les premières analyse d’entretiens, ces lieux de résidence sont quasi
exclusivement formés des maisons traditionnelles héritées du mode agro-pastoral de mise en valeur de la
terre qui dominait avant le boisement des Landes de Gascogne en 1857. Celles-ci et leurs dépendances se
répartissent au sein d’un airial, une parcelle de pelouse drainée par un système de fossé. Ce type
d’habitation, longtemps délaissé suite à la disparition de la société traditionnelle, est aujourd’hui
particulièrement valorisé. Ainsi, le lieu de résidence et sa forme matérielle immédiatement identifiée
comme rurale – l’airial – sert de pivot à l’habiter des populations étudiées. Seule fonction extérieure à
l’espace urbain, la résidence, par son rôle fondamental mais non exclusif dans la territorialité, permet à nos
interlocuteurs de se penser exclusivement ruraux alors que leurs profils socio-spatiaux sont plus contrastés
et tendraient plutôt vers une reconnaissance de leur dimension urbaine. Bien que les pratiques et la plupart
de leurs représentations soient à dominante urbaine, suite au poids d’un lieu de résidence inscrit dans un
espace structuré par la catégorie rurale, l’image qu’ils se renvoient d’eux-mêmes est rurale.
5. Catégorisation spatiale : apports, limites et perspectives.
5.1. Association, substitution, catégorie et construction de l’identité.
La formulation des hypothèses qui précèdent permet d’entrevoir que les individus que nous avons
étudiés se mettent à distance de la ville en pensant se mettre à distance de l’urbain et que ce paradoxe joue
un rôle dans la construction de leurs identités. Ainsi, alors que leurs pratiques et leurs représentations
patrimoniales renvoient à une dualité où la dimension urbaine s’impose à la dimension rurale, leurs
identités vécues s’inscrivent dans une ruralité quasi exclusive. Nous observons un processus de
substitution d’une catégorie à une autre dans leurs discours.
Nous proposons l’interprétation suivante. Le point de départ de ce processus correspond à la mise
à distance standard de la ville. Malgré l’éloignement entre lieu de résidence et lieu de travail, on ne peut
réellement parler d’une mise à distance structurale des fonctionnalités urbaines car nos interlocuteurs
s’inscrivent massivement dans des pratiques urbaines. Pourtant, du point de vue des représentations d’euxmêmes induites par la distance affective, ils se disent ruraux. Associée au rôle central de l’habiter dans la
territorialité humaine, la catégorie rurale se substitue implicitement à la dimension objectivement urbaine
de notre population. Leur identité explicitée s’inscrit dans un registre de discours où la ruralité mise en
55
avant et magnifiée est vue à travers le prisme esthétique des citadins. Ce processus s’inscrit dans une
ruralité imprégnée de valeurs urbaines largement médiatisées : tranquillité, liberté et beauté 9. Dans un
mouvement de réflexivité, ces valeurs, comme l’analyse Jean Viard dans la Société d’archipel, peuvent
être intégrées par nos interlocuteurs pour produire une identité rurale symbolique d’une urbanité
triomphante (Viard, 1994).
5.2. Réflexions sur une recherche en cours.
Notre objectif n’était pas de proposer une définition à ces catégories mais de laisser les
populations les investir de sens. Ce choix entraîne quelques limites sémantiques. Si nous observons bien
l’utilisation de ces catégories spatiales, nous ne pouvons encore synthétiser leur contenu à ce stade
intermédiaire de l’enquête. Par ailleurs, nous n’avons pas réellement explicité une ambiguïté relevée dans
le discours quant à l’utilisation des couples urbain – rural et ville – campagne. Sont-ils interchangeables ?
Nous ne le pensons pas et lorsqu’un individu utilise ces deux couples dans un récit destiné à dire qui il est,
nous retenons in fine l’hypothèse suivante : si la dualité ville campagne sert à faire référence à ce qui serait
extérieur à l’individu qui l’utilise10, la dualité urbain rural permet au même individu de se qualifier
personnellement, non par rapport à une extériorité mais par rapport à l’expérience de la réflexivité du
sujet. Si dans un cas on parle de ce qui est face à soi, dans l’autre on parle de soi. Compte tenu de la
distance standard que nous nous sommes imposée dans cette étude, la catégorie relevant d’une
configuration spatiale périurbaine reste ignorée. Ainsi, serait-il nécessaire de se rapprocher de
l’agglomération bordelaise pour comparer les processus en œuvre. Enfin, les critères de sélection des
personnes interviewées — mobilité résidentielle d’un espace urbain vers un espace rural éloigné, maintien
de mobilités pendulaires entre lieu de travail urbain et lieu d’habitat rural — peuvent être élargis à d’autres
catégories sociales ou spatiales. Les choix effectués pour cette recherche laisseraient en effet à penser que
les individus ne se situent qu’en fonction des catégories urbaine et rurale. Cet élargissement des critères
permettrait de confirmer que la dynamique complexe et difficilement saisissable de l’habiter transcende
des frontières catégorielles nettes (Doise et Lorenzi-Cioldi, 1991).
5.3. La catégorisation, un processus dans la médiation espace – société.
La distance — dans ces acceptions standard, structurale et affective — a permis de révéler le rôle
de la catégorisation spatiale dans l’habiter et ses conséquences sur le processus de construction de
l’identité. Les populations étudiées utilisent les catégories spatiales de l’urbain et du rural pour expliciter
leurs représentations d’elles-mêmes. Nous devons ici insister sur le rôle des représentations spatiales car
elles indiquent que l’horizon auquel se réfèrent les individus se situe dans le champ de l’expérience et non
dans les catégories objectivées des scientifiques ou des organismes administratifs. Cette tension entre
catégorisation de la réalité vécue et système de catégorisation objectivé par l’ensemble de la société
renvoie, comme nous l’indiquions plus haut, à la dimension paradoxale de la construction identitaire.
Reste que l’analyse des catégories spatiales dans la construction identitaire des individus en
groupe peut être développée dans plusieurs directions complémentaires. Nous pouvons étudier les
9
Enquête de Jean Viard et Bertrand Hervieu cités dans Roméro, 2000.
Tel le sujet face à l’objet issu de la pensée moderne occidentale.
10
56
conséquences pour un individu d’appartenir à telle ou telle catégorie spatiale. Comme le propose Willem
Doise, nous pouvons également étudier les processus qui aboutissent à l’utilisation, voire à la modification
d’un système de catégorisation spatiale (Doise et Lorenzi-Cioldi, 1991). Nous pensons qu’une troisième
voie peut être plus féconde. Nous avons vu que la catégorisation est à la fois subjective et objective. Cette
subjectivité est liée à l’expérience de l’individu tandis que l’objectivité découle d’une catégorisation
collectivement appropriée et acceptée par l’ensemble de la société. En particulier, cette objectivation passe
par les organismes scientifiques, administratifs ou liés à l’aménagement du territoire qui sont grands
producteurs et utilisateurs de catégories spatiales. Afin de réduire les discordances entre les différentes
acceptions d’une catégorie, peut-être devrions-nous tenter de construire des catégories spatiales intégrant à
la fois le vécu des populations et les éléments objectivés de nos annuaires statistiques. Toutes ces
questions, ainsi que les résultats de l’étude en cours, nécessitent d’être développés dans plusieurs
contributions à venir pour préciser l’intérêt de l’étude de la catégorisations socio-spatiale.
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59
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MIGRATIONS INTERNATIONALES :
vers un nouvel habiter ?
Gorgia
CERIANI
SEBREGONDI
Doctorante, EA MIT,
Université Paris 7 – Denis
Diderot & Université de
Provence (Aix-Marseille I)
Mots clés : capital mobilitaire - compétences mobilitaires - habiter polytopique - Marocains migrations internationales - spatialité dynamique.
Résumé - Dans le contexte de la mondialisation, on constate des évolutions remarquables dans les
modes de vie et les pratiques des individus, à tel point que l’on commence à parler de l’avènement d’une société à
individus mobiles. Comment cet essor des mobilités affecte-t-il l’habiter des hommes ? Est-il en train d’en changer
la nature ? Nous proposons ici quelques perspectives de réflexion à partir du cas des migrants marocains en
Europe du Sud, dont l’étude est le sujet d’une thèse en cours. On s’intéressera notamment aux conséquences de
l’installation des migrants internationaux dans la mobilité sur leurs compétences, leurs projets et les
transformations du rapport aux lieux qui en découlent. Il semblerait que les migrants marocains combinent à
différents degrés et échelles des formes d’enracinement et d’attachement affectif avec une ouverture, une
projection permanente vers l’extérieur, des tendances à la territorialisation et des dynamiques réticulaires. Ils se
construiraient ainsi un imaginaire géographique polytopique et une spatialité dynamique, intégrant tous les lieux
dans des systèmes spatiaux individuels en évolution permanente. Peut-on alors considérer que les migrants sont
porteurs d’un mode d’habiter spécifiquement migratoire, ou plus généralement propre aux individus mobiles ?
Key words : dynamic spatiality - international migration - mobility capital - mobility abilities Moroccans - poly-topic dwelling.
Abstract - Globalization is changing dramatically the way of people’s living in and practicing places.
Some scholars have recently started to consider the outbreak of a historical mobility turn in society. How will this
global change affect the dwelling, the way human beings relate to space and places? Our approach of this
questioning will be based on the study of the Moroccan international migration towards southern Europe, in the
frame of our PhD thesis. Specific emphasis will be stressed on the consequences of the migrants’ installation into
mobility on their personal abilities, projects and on the connected evolutions of their insertion and commitment to
places they live in. Apparently, Moroccan migrants seem to combine opposite dynamics, by taking roots and in the
meantime keeping an eye turned towards other places, by mixing insideness and outsideness. Thus, they would
create a dynamic relation to space including lots of places permanently connected and influencing one another,
producing a poly-topic spatiality in constant evolution. Is that the building of specific migrant’s way of dwelling ?
Schlüssewörter : Mobilitätskapital – Mobilitätskompetenzen - Polytopisches Wohnen –
Marokkaner - Internationale Wanderungen - dynamische Räumlichkeit.
Zusammenfassung : Im Kontext der Globalisierung kann man bemerkenswerte Wandlungen der
Lebensweisen und der Praktiken der Individuen feststellen, das dazu verleitet, von einer Gesellschaft von mobilen
Individuen zu sprechen. In welcher Weise affecte dieses essor der Mobilität das Wohnen der Menschen? Wird
dadurch die Natur des Wohnens grundlegend verändert? Wir schlagen hier einige überlegungen ab einer Fallstudie
marokkanischer Migranten vor, deren Studie unser Dissertationsthema ist. Wir interessieren uns vor allem für die
Konsequenzen des “Einrichtens” der internationalen Migranten in der Mobilität auf die Kompetenzen, auf die
Projekte und auf die Veränderungen des Verhältnisses zu den Orten. Es scheint, als ob die marokkanischen
Migranten auf verschiedene Weisen Ortsbindungen und Offenheit, ein permanentes Projizieren auf das Aussen,
sowie Tendenzen zur Territorialisierung und netzwerkartige Dynamiken kombinieren. Sie konstruieren so ein
polytopische geographische Vorstellung und eine dynamische Räumlichkeit, welche alle Orte in individuelle
räumliche Systeme integrieren. Kann man also die Migranten als Träger einer spezifischen wanderungshaften oder
allgemeiner als den mobilen Individuen eigene Weise des Wohnens ansehen ?
60
Dans le contexte de la mondialisation, on constate des évolutions remarquables concernant les
modes de vie et les pratiques des individus. En effet, les mobilités ont connu un essor sans précédent dans
toutes les sociétés, sous différentes formes, des migrations nationales et internationales au tourisme, en
passant par les mobilités domicile - travail et résidentielles.
La question se pose de savoir si nous sommes simplement confrontés à un changement
quantitatif, se traduisant par un essor, une diversification et une diffusion des échanges et des circulations,
ou si cet accroissement de la mobilité entraîne aussi des transformations qualitatives. Face à l’ampleur des
évolutions en cours, la tendance est actuellement à les considérer comme des changements de nature, à tel
point que l’on commence à parler de l’avènement d’une société à individus mobiles (Stock, 2001).
Les migrants internationaux représentent une entrée particulièrement intéressante pour observer
et analyser ces changements car ils sont par définition acteurs d’une mobilité les amenant à changer de lieu
de vie et à reconstruire leur existence ailleurs. Une mobilité qui ne se réduit pas au déplacement du lieu
d’origine vers le lieu d’accueil, simple parenthèse fonctionnelle, mais qui devient un choix de vie,
transformant en profondeur le positionnement des migrants vis-à-vis des lieux et des autres. En effet, si les
différentes études menées sur les migrations internationales ont montré qu’une grande majorité des
migrants s’installe durablement dans le pays d’accueil (Domenach et Picouet, 1995 ; Ma Mung, 1998 ;
Simon, 1995), cette installation ne se traduit pas forcément par une sédentarisation dans le lieu, mais le
plus souvent par la construction de nouvelles combinaisons intégrant la mobilité dans le quotidien
(Charbit, Hily, Poinard, 1997 ; Cortes, 1999 ; Faret, 2000 ; Tarrius, 1995).
La question se pose alors de comprendre comment cette nouvelle condition va modifier la
présence des individus migrants dans le lieu d’arrivée, comme dans celui d’origine. Les migrants
deviendront-ils porteurs d’une modalité spécifique d’être dans les lieux, ou plus généralement propre aux
individus mobiles ? En amont, le problème est tout d’abord de définir cette présence, de trouver les
notions permettant de l’appréhender au mieux. Dans cette optique, la notion « d’habiter », nourrie des
réflexions menées en sciences sociales durant les cinquante dernières années, pourrait se révéler être un
outil de compréhension très utile.
1. Habiter et migration : deux réalités antinomiques ?
Le problème qui nous intéresse ici, c’est à dire l’étude des conséquences de l’intégration de la
mobilité dans le quotidien des individus migrants, pose une difficulté théorique majeure, celle de penser en
termes dynamiques, alors que notre langage même est le plus souvent fondé sur une appréhension statique
des réalités. Norbert Elias, dans son Qu’est-ce que la sociologie ? pointe cette difficulté de la façon
suivante :
« Nos langues sont ainsi faites que nous ne pouvons bien souvent exprimer un mouvement
constant, une transformation continue, qu’en leur conférant d’abord par le langage et la pensée le caractère
d’un objet isolé, statique, et qu’ensuite seulement l’adjonction d’un verbe exprime le caractère mouvant de
cet objet. Lorsque nous nous tenons par exemple au bord d’une rivière et que nous voulons conceptualiser
l’écoulement continu des eaux et en parler, nous ne pensons pas et nous ne disons pas "Regarde
61
l’écoulement continu de l’eau", mais nous pensons et disons : "Regarde comme la rivière coule vite".
Nous disons "le vent souffle", comme s’il pouvait exister un vent qui ne souffle pas (pp. 132-133) [...]. Il
faut pouvoir se représenter la rivière comme immobile pour pouvoir dire qu’elle coule (p.136). (Elias,
1992).
La migration, en tant que forme de mobilité, est par définition une réalité fluide et évolutive, en
constante recomposition. Plusieurs travaux ont déjà proposé des concepts visant à prendre en compte cette
dimension dynamique, par exemple en généralisant la notion de « migrant » (Charbit, Hily, Poinard,
1997) et même de « transmigrant » (Basch, Szanton Blanc, 1995 ; Morokvasic, Rudolph, 1996) à la place
de celles « d’immigré » et « d’émigré » jugées trop statiques ou en introduisant les notions de « champ
migratoire » (Simon, 1995) et de « territoire circulatoire » (Tarrius, 1992) pour cerner les constructions
spatiales liées à cette mobilité.
La notion d’habiter, qui, pendant longtemps, a incarné la sédentarité par excellence,
l’enracinement dans un lieu, pourrait alors paraître particulièrement inadaptée à notre questionnement. En
effet, cette conception de l’habiter, en fait réduit à la simple résidence, l’apparenterait à une pratique
géographique sans mobilité, qui s’opposerait dans ce sens à la circulation et qui serait donc inopérante en
ce qui concerne la réalité migratoire. La situation particulière des migrants, combinant diversement
permanence et circulation, a d’ailleurs déjà donné lieu à des tentatives intéressantes de caractérisation, en
termes de « va et vient » (Charbit, Hily, 1997), « d’installation dans la mobilité » (De Wenden, 1999) ou
plus récemment « d’entre deux » (Arab, 2001). Cependant, les avancées de la réflexion sur le thème de
l’habiter, réalisées à partir des écrits de Heidegger depuis les années 1960, nous font penser qu’il s’agit
peut-être d’une notion clé pour interpréter cette réalité spécifique. En effet, définir l’habiter comme la «
spatialité des acteurs individuels » (Lévy & Lussault, 2003, p. 440) ou comme leur relation à l’espace et
leur rapport aux lieux (Knafou et al., 1997) permet de donner à cette réalité une dimension beaucoup
moins statique et univoque et d’y intégrer notamment la mobilité comme la sédentarité. Dans ce sens,
l’habiter devient un processus et non un état, dont la portée dépasse largement le caractère fonctionnel du
fait de résider quelque part pour définir une façon d’être au monde (Lazzarotti, 2005). Il permet alors
d’intégrer dans une même notion un ensemble de dimensions géographique, sociale, identitaire et même
psychologique que l’on retrouve dans la complexité de l’acte migratoire, ne pouvant se limiter à sa
définition officielle de changement définitif de résidence. Ainsi compris, l’habiter associe également les
échelles individuelle et collective : ce n’est pas un donné absolu et universel mais un choix individuel,
impliquant un projet et des compétences pour le mettre en oeuvre, et s’effectuant dans un contexte social
plus ou moins contraignant. Cette caractéristique nous paraît particulièrement importante pour penser la
réalité migratoire, dont on s’est attaché à montrer qu’elle ne dépendit pas uniquement des mécanismes
macro-structurels du push and pull et dont les chercheurs constatent l’individuation croissante (Simon,
2005). D’un point de vue plus géographique, cette conception de l’habiter croise réseaux et territoires tout
comme elle fait dialoguer directement les échelles sans respecter les hiérarchies emboîtées allant du local
au global. Ceci correspond bien aux avancées récentes de la réflexion sur le fait migratoire, observant des
acteurs transnationaux dans des territoires circulatoires (Cesari, 1999 ; Peraldi, 2001 ; Tarrius, 1995).
Autre avantage de cette notion, et non des moindres pour une géographe, celui de placer « l’espace et ses
acteurs à égal niveau ontologique » (Lévy & Lussault, 2003, p. 442), c’est à dire que l’individu habite les
62
lieux autant que les lieux habitent l’individu. Le lieu1 n’est alors pas un simple cadre dans lequel
l’individu tisse des réseaux sociaux et se construit une identité, mais il est en interaction permanente avec
les Hommes et les influence autant que ceux-ci le transforment. Les lieux de la migration ne sont donc pas
seulement des réceptacles d’origine et d’accueil, dans lesquels les migrants développent leurs projets, mais
des interlocuteurs à part entière, impliquant une adaptation dialogique permanente de leur part. En ce sens,
l’habiter ne consiste pas seulement en un repli sur l’individuel et le niveau local de l’habitation mais aussi
en une nécessité d’ouverture et de négociation permanente, dont le phénomène migratoire manifeste de
façon flagrante les difficultés. On peut alors imaginer que l’habiter se déclinera en intensités différentes,
du citoyen au voyageur de passage (Lévy, Lussault, 2003), en fonction de l’implication et de l’attachement
de l’individu au lieu. Ou encore que la figure de l’habitant varierait du simple acteur dans le lieu, à l’acteur
du lieu, jusqu’à l’acteur pour le lieu (Knafou in Equipe MIT, 2005). On pourrait aussi imaginer que cet
habiter évolue également en fonction du degré d’ouverture de l’individu au lieu, c’est à dire de sa capacité
à négocier l’équilibre entre son être propre et son être au Monde. Un critère qui pourrait s’appliquer
réciproquement au lieu (voir infra).
2. Une approche croisant lieux, pratiques et discours.
Nous avons essayé de tester empiriquement la pertinence de la notion d’habiter sur le phénomène
migratoire à travers notre travail de thèse2, portant sur les migrants marocains en Europe du Sud.
On s’appuiera donc ici sur une série d’enquêtes par entretiens libres et histoires de vie, menés
entre Italie et Espagne. L’approche méthodologique adoptée est qualitative et multisites, et consiste en une
cinquantaine d’entretiens effectués dans six lieux différents, dispersés en Méditerranée occidentale, dans
deux pays d’immigration récente et de destination privilégiée pour les Marocains (Espagne : Almeria, El
Ejido et Palma de Majorque ; Italie : Lecce, Brescia et Gênes). A l’échelle régionale, le terrain
d’observation a été choisi dans le but d’analyser les enjeux de la mobilité entre les deux rives de la
Méditerranée, dans le contexte millénaire de cet espace d’échange et dans celui plus contemporain de la
fermeture européenne. A l’échelle locale, les différents sites ont été sélectionnés pour leurs
caractéristiques propres, volontairement diversifiées en taille comme en fonctions et en histoire,
interrogeant différemment les choix de mobilité des migrants. Les sites d’enquête ont été volontairement
sélectionnés parmi des lieux majoritairement urbains, s’adaptant ainsi à la tendance reconnue de
concentration des migrants en ville (SOPEMI, 2004), mais en évitant les grandes métropoles comme
Madrid, Barcelone ou Milan pour des raisons d’efficacité : l’analyse multisites nous paraissait faisable
uniquement sur des échelles plus réduites, du moins dans le cadre d’une thèse de doctorat. Cependant, les
terrains ont également été choisis en fonction de l’échantillon des migrants recherché. Le fait d’avoir opté
pour une approche qualitative, plus à même de répondre aux questionnements posés, ne nous dispensait
pas, en effet, d’une recherche de recevabilité scientifique des résultats, que nous avons essayé d’atteindre à
1
Le lieu est ici compris comme un système spatial associant le milieu physique et la société locale.
Thèse de doctorat en cours à l’Université Paris 7 - Denis Diderot (Equipe MIT), sous la direction du Professeur Rémy Knafou,
intitulée : « Choisir la mobilité aujourd’hui : stratégies migratoires et nouvelles pratiques spatiales. Le cas des Marocains en Europe
du Sud ».
2
63
travers une diversification maximale de l’échantillon observé. Chaque site devait donc nous permettre de
rencontrer des profils socio-professionnels et des trajectoires de migrants variés, afin de tester les
hypothèses de travail sur un échantillon aussi large que possible en termes qualitatifs. Pour cela, nous nous
sommes appuyés en amont sur les travaux déjà effectués dans ces deux pays à propos des migrations
marocaines, ainsi que sur les études menées par les chercheurs marocains concernant les Marocains
résidents à l’étranger (Basfao et Taarji, 1994 ; Chattou, 1997 ; Lopez-Garcia, 1999 ; CARITAS, 2004).
Sur place, nous avons tenté de conserver cette diversité en recourant à des personnes ressource d’horizons
très différents (pour éviter de s’enfermer dans un même type de réseau) et en pratiquant du porte à porte
(notamment avec les commerçants). Une attention toute particulière a été portée à la présence d’un
nombre suffisant de femmes dans l’échantillon, sans y parvenir complètement à cause des contraintes du
terrain (les migrantes marocaines sont beaucoup plus difficiles à atteindre, surtout quand elles viennent
dans le cadre d’un regroupement familial).
Concrètement, les entretiens se sont déroulés en une seule fois, pendant 45 minutes à 1 heure,
presque toujours individuellement et dans la langue du pays d’accueil. Dans un premier temps, il s’agit
pour les interviewés de raconter leur histoire, dans l’ordre chronologique qu’ils choisissent et avec les faits
qu’ils souhaitent mettre en avant. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’interviennent quelques
questions, généralement sous forme de relance de ce qui a été dit, pour approfondir certains points ou
obtenir des informations sur des sujets passés sous silence. Ce schéma d’entretien a été le plus souvent
respecté, avec parfois le recours à des questions pour lancer le récit, quand l’interviewé le demandait
expressément ou présentait de grandes difficultés de construction narrative. Les discours collectés ont
ensuite été mis à l’épreuve de l’observation (le moins participante possible) et comparés entre eux, ainsi
qu’avec les discours officiels délivrés par les autorités locales, les responsables d’associations et les
chercheurs rencontrés sur place. Ceci dans le but de faire ressortir les éléments de contexte, pouvant
biaiser le discours et donc l’interprétation des réponses.
En termes de traitement, on a tenté de croiser pratiques et discours pour essayer d’approcher le
plus possible cette relation complexe à l’espace et ce rapport au lieu spécifique qui nous intéressent ici.
En effet, le discours permet de comprendre comment l’individu élabore le lien qu’il développe avec le(s)
lieu(x) mais présente les limites de son interprétation subjective, il donne davantage accès à une vision
programmatique et / ou ressentie de son habiter qu’à sa réalité. L’analyse des pratiques apporte un
éclairage complémentaire, et souvent critique sur le discours, faisant davantage ressortir ce qui se construit
effectivement, malgré ce qu’on veut ou ce qu’on peut en dire. Observer les pratiques ne se limite pas aux
actions mais nécessite une interprétation permettant de relier ces actions à des lieux, dans le contexte
d’une stratégie appliquée (Stock, 2001). Il ne s’agit donc pas de recenser des faits comme autant de
critères objectifs permettant de définir le type d’habiter, comme par exemple avoir une résidence
permanente ou pas, achetée ou louée, etc. Il s’agit au contraire de comprendre quel sens prennent
différentes actions quand elles sont associées à un lieu précis, suivant une certaine stratégie. En les
comparant au discours, on peut également dégager les adaptations réalisées en fonction des conditions du
lieu et donc essayer de mieux cerner ce rapport de négociation permanente entre individu et lieu.
64
3. Un habiter inhabituel.
L’habiter des migrants marocains intrigue par sa durée, ni vraiment permanent, ni clairement
temporaire comme pourraient l’être des migrations saisonnières, ni même simplement réglé par des retours
estivaux comme dans les années 1960. De plus en plus, les migrants marocains font le choix d’un habiter
souple et changeant dont les temporalités varient constamment. Des moyens de transport de plus en plus
nombreux, rapides et économiques leur donnent la possibilité de voyager entre Maroc et Europe du Sud à
l’occasion de cérémonies religieuses, d’événements importants, d’échanges professionnels, dont les
rythmes et les durées sont changeants. Cela est surtout vrai pour les migrants réguliers, qui composent
l’essentiel de l’échantillon, mais nous avons pu observer, à Almeria notamment, que les va-et-vient
relativement fréquents entre Maroc et Espagne ne sont pas impensables pour les clandestins. Pour un
nombre croissant d’entre eux, si le discours distingue généralement un lieu de référence prédominant, les
pratiques montrent qu’il n’est ni exclusif, ni même parfois prévalent en termes de durée de présence.
Plusieurs dimensions sont présentes sans toujours être clairement distinguées par les migrants dans leur
habiter : une dimension plus fonctionnelle correspondant au(x) lieu(x) pratiqués pour le travail et une
dimension plus identitaire et affective, souvent réservée à des lieux distincts. Les commerçants ambulants
rencontrés à Gênes, par exemple, ont intégré un nombre important de lieux alentour (notamment les
stations balnéaires de la côté Ligure mais aussi l’arrière pays mal desservi par les services et commerces
italiens) dans leur « espace vécu » (Courgeau, 1988) auxquels ils confèrent une dimension essentiellement
fonctionnelle. La majorité d’entre eux vit entre la proche banlieue de Gênes et le centre ville ancien, lieux
auxquels ils manifestent un attachement plus fort et plus complexe qu’un simple rapport de nécessité
professionnelle. A ces différents lieux, viennent encore s’ajouter des lieux au Maroc, le village ou la ville
d’origine, ainsi que les éventuels lieux de villégiature fréquentés durant l’été (notamment les stations
balnéaires de la côté Atlantique), qui ont une valeur fortement identitaire (que ce soit pour se retrouver ou
pour se distinguer). Les différents lieux ne sont pas figés dans l’une ou l’autre dimension, ni exclusifs : la
ville d’origine devient souvent le lieu de fourniture du commerce pour les plus entreprenants et les lieux
dits fonctionnels dans le pays d’accueil deviennent souvent aussi progressivement des lieux identitaires ou
du moins d’ancrage.
De la même façon, les migrants ne sont pas figés dans les lieux et dans leur rapport aux lieux et
on retrouve chez tous les interviewés cette disposition permanente au changement, à l’éventualité d’un
choix différent si l’opportunité s’en présente. Cette manière spécifique d’être avec les lieux se reflète dans
leur imaginaire géographique : il n’est pas territorial et polarisé par un seul lieu, comme une étendue
délimitée et hiérarchisée, entre un centre unique et une périphérie de moins en moins intégrée à mesure
qu’on s’éloigne. Plus que réticulaire, leur spatialité apparaît comme fluide et ouverte. Les images
permettant de la décrire sont plus proches alors des couches juxtaposées avec possibilité de rencontre,
proposées par Jacques Lévy (1999) ou des scapes décrits par Arjun Appaduraï (2001). La spatialité des
migrants marocains juxtapose en effet les échelles d’une façon étonnamment fluide, sans forcément de
hiérarchisation ou d’exclusion : les migrants rencontrés à Brescia, par exemple, se rapportaient à la fois à «
l’Europe » comme espace d’ouverture, d’opportunités nouvelles, de découverte, d’aventure, de valeurs
aussi (pour les plus politisés d’entre eux), à la France et non à l’Italie comme territoire d’élection affective
65
(sans y être forcément allés), à la province de Brescia comme espace fonctionnel et à quelques rues et bars
du centre ville ancien comme lieux d’attachement affectif. Le Maroc restant le référent identitaire
primordial, là encore en mêlant échelles nationale et locale.
Leur habiter comprend donc plusieurs lieux, espaces et territoires à différentes échelles, qui n’ont
pas la même valence et qui ne correspondent pas aux mêmes pratiques, ce qui pourrait permettre de le
définir comme « polytopique » (Stock, 2001).
Les différentes composantes de cet habiter sont de plus en relation permanente, soit par des
pratiques de déplacement entre les lieux, soit par les télécommunications. Tout d’abord, les migrants
rencontrés multiplient les déplacement professionnels, en exerçant des professions qui nécessitent souvent
d’être ambulant ou du moins très mobile. Le commerce sous toutes ses formes, bien sûr, mais aussi les
travaux de bâtiment et tous les autres travaux plus ou moins formels qu’ils vont chercher là où il y en a :
ce qui caractérise les migrants marocains en Espagne comme en Italie est justement de trouver du travail
en étant mobile, en profitant des opportunités que leur ouvre l’économie locale. A une autre échelle, le
système de télécommunications et de médias dans lequel ils sont insérés les connecte virtuellement en
permanence avec d’autres lieux, quelle que soit la distance. Leurs habitations, même pour les classes
sociales les moins favorisées, sont généralement équipées d’une télévision avec antenne parabolique leur
permettant de capter presque toutes les chaînes et notamment celles en arabe. De même, les téléphones
portables sont-ils extrêmement répandus tout comme les boutiques téléphoniques, généralement tenues par
d’autres migrants, dans lesquelles on peut utiliser Internet et les lignes internationales à des tarifs
préférentiels. Enfin, il ne faut pas oublier que les migrants se concentrent, par choix et par opportunité,
essentiellement dans les espaces urbains, qui sont par définition les lieux les mieux reliés et des carrefours
d’échange en tout genre.
Qu’ils soient matériels, humains ou virtuels, les migrants marocains sont donc insérés dans des
réseaux de flux permanents qui les maintiennent dans la mobilité. On pourrait donc émettre l’hypothèse
que les migrants marocains aujourd’hui habitent les lieux dans la mobilité.
4. D’un habiter à l’autre ?
La construction d’une spatialité polytopique et intégrant la mobilité au quotidien n’est
évidemment pas sans conséquence sur les relations à l’espace et les rapports aux lieux développés par les
individus migrants. Vont-ils habiter les différents lieux de la même façon, avec la même intensité ou avec
la même ouverture (cf supra)? Et s’ils sont porteurs d’une habiter spécifique ou du moins inhabituel,
comment va se faire la cohabitation avec les modes d’habiter, notamment ceux des non migrants ?
Légalement parlant, l’habiter préconisé pour les migrants par les sociétés d’accueil comme
d’origine comprend les critères suivants : une présence légale, voire une naturalisation, une contribution
productive, la construction d’un sentiment d’appartenance et d’identité collective par le partage d’une
langue, d’un patrimoine et de valeurs communes. Ce qui correspond finalement aux critères de la
citoyenneté dans le cadre d’une construction nationale et qui vise donc à la construction d’un habiter
d’intensité maximale. Mais cet objectif répond à une conception sédentaire de l’habiter, fondée sur le
66
principe qu’il ne comprend qu’un seul lieu, dans lequel l’individu peut concentrer les différentes
dimensions fonctionnelle, identitaire et affective. Or nous avons vu que
l’habiter construit par les
migrants implique au contraire une pluralité de lieux ayant chacun une ou plusieurs dimensions
différentes. Est-il possible et surtout souhaité par les migrants de développer un habiter de type citoyen
dans tous les lieux de leur spatialité ? Plus largement, est-il compatible de mener à la fois des politiques de
multiplication des échanges privilégiant les circulations de main d’oeuvre (plus ou moins réglementées
selon les origines et les niveaux de qualification) tout en voulant préserver des spatialités individuelles de
type sédentaire ? Cela risque de placer les individus en porte à faux des attentes sociales collectives,
comme c’est notamment le cas des migrants auxquels on reproche souvent de ne se rapporter aux lieux
que de façon opportuniste et prédatrice. De la même façon, comment prétendre conserver les attachements
culturels et les référents identitaires d’origine, comme c’est le cas en Italie et en Espagne où les
gouvernements ont activement développé une politique dite de médiation culturelle, tout en prétendant de
la part des migrants un investissement total et complet dans le lieu d’accueil ? Si l’on respecte le fait qu’ils
soient « d’ici et de là-bas », on peut émettre l’hypothèse que leur rapport à « ici » et à « là-bas » (et à tous
les autres lieux de leur horizon géographique) ne sera ni univoque ni calqué sur le modèle sédentaire de la
citoyenneté nationale.
Dans ce nouveau contexte, sur quels critères définir leur habiter et comment le mesurer? Nous ne
pouvons bien évidemment pas apporter une réponse exhaustive à ces questions, mais nos recherches nous
ont conduit à élaborer une ébauche de typologie.
Le premier type d’habiter observé est proche de celui qu’a mis en avant Alain Tarrius, à partir de
l’exemple des immigrés maghrébins à Marseille, progressivement étendu à l’ensemble de l’arc
méditerranéen jusqu’à l’Espagne (Tarrius, 1995). Il a conclu à la construction d’une territorialité et d’une
socialité parallèles spécifiques aux migrants, volontairement indépendantes de la société locale. Nous
avons rencontré le même type de configuration à Almeria, en Andalousie orientale, où les migrants
marocains rencontrés revendiquaient dans leur majorité une existence totalement coupée du lieu, si ce
n’est pour son exploitation économique, et complètement tournée vers l’extérieur, marocain ou européen,
voire américain. Il est à remarquer que ce discours de distinction, argumenté en termes religieux et
culturels, est généralement accompagné d’une complainte récurrente concernant le rejet permanent des
migrants marocains par la société et les autorités locales. Preuve que la construction de leur habiter se fait
bien dans une négociation permanente entre leur projet initial et les conditions rencontrées sur place.
Le deuxième type est plus hybride et relève plutôt d’une combinaison originale entre habiter
sédentaire et polytopique. En Italie du Nord, notamment, certaines pratiques liées à un habiter de type
sédentaire se développent de façon croissante. Les trois principales sont la naturalisation, l’achat d’une
maison et l’investissement (financier et personnel) dans une activité productive indépendante. On pourrait
en effet considérer qu’un migrant marocain qui se fait naturaliser italien, qui achète une maison à Brescia
ou Gênes et qui monte un commerce ou une entreprise sur place, fasse preuve d’une volonté d’implication
et de création de liens d’appartenance prépondérants avec ce lieu, au détriment des autres et notamment du
lieu d’origine. C’est d’ailleurs ce que redoutent les autorités marocaines, qui continuent de mettre l’accent
sur leur identité marocaine de sujets du roi en les qualifiant de MRE (Marocains résidents à l’étranger) et
en exigeant une pièce d’identité marocaine au passage de la frontière, pour s’assurer un attachement
67
suffisant à pérenniser le flux des remises. Pourtant, si l’on analyse ces faits comme des pratiques, c'est-àdire si on les rattache à une stratégie individuelle et aux qualités du lieu, on réalise que ces actes sont loin
d’être univoques et unilatéraux. Le fait d’être naturalisé est bien une façon de relier son identité au lieu
d’accueil mais c’est aussi une façon de faciliter la circulation aux douanes et donc d’entretenir les liens
physiques avec d’autres lieux. De même, acheter une maison ou monter une activité est un moyen de
s’approprier un lieu et de participer à son développement, mais aussi une manière de s’affranchir des
contraintes de présence et d’occupation physique du lieu pour se rendre libre de son temps et de ses choix,
ce qui facilite grandement la mobilité. C’est justement ce caractère ambivalent de la façon dont les
migrants pratiquent les lieux qui ressort des enquêtes qualitatives menées jusqu’ici, mais également des
statistiques officielles italiennes, faisant état d’une implication toujours plus grande des migrants dans les
lieux, selon ces trois critères notamment, parallèlement à une hausse des remises et à une circulation
constante entre les lieux. Tout comme ils peuvent habiter les lieux dans la mobilité, les migrants semblent
donc pouvoir construire des combinaisons originales dans leur spatialité, croisant enracinement et
ouverture.
Nous avons enfin constaté un dernier type d’habiter assez déroutant, uniquement à Palma de
Majorque et à Almeria. Il transparaît du discours de certains migrants rencontrés, comme de celui de
responsables religieux et communautaires marocains interviewés, que leur rapport à ces lieux s’est
construit sur un sentiment d’appartenance, de préséance historique et de supériorité culturelle, liées à
l’occupation maure qui a eu lieu entre les VIIIe et XIIIe siècles. Il ne s’agirait donc pas de migrer mais de
« rentrer » dans un lieu qu’on revendique haut et fort (officiellement en tant qu’Imam, en privé lors des
entretiens ou encore en public en apostrophant quelqu’un dans la rue) comme étant « chez nous », où les
habitants espagnols doivent se préparer à « céder la place ». Se construit donc dans ces lieux un autre
habiter encore, celui-ci à haut degré d’investissement identitaire et affectif mais avec une attitude de rejet
et de fermeture envers le lieu.
Nous n’avons relevé ici que des types d’habiter, appellation neutre, qui ne prétend pas les
hiérarchiser, par degré d’intensité par exemple, car il faudrait pour cela se référer à une norme, à un
modèle optimal de l’habiter que nous sommes incapable de définir. Il ne s’agit bien sûr ici que de quelques
grandes catégories, non exhaustives et qui mériteraient d’être affinées. Notre effort tendait cependant à
essayer de dégager quelques récurrences, pour ne pas se limiter à un relativisme absolu rendant l’habiter
aussi unique qu’insaisissable, car propre à chaque individu.
5. La construction d’une spatialité dynamique.
En amont des différents types d’habiter que l’on peut observer, se dégage une tendance
commune, que nous avons retrouvée dans tous les entretiens et sur l’ensemble des sites : une spatialité
ouverte et en recomposition permanente, que nous proposons de qualifier de dynamique. L’habiter
polytopique, nous l’avons vu, implique la relation à une multiplicité de lieux qui restent reliés entre eux
par un certain nombre de flux. D’après nos observations, il semblerait qu’il induise aussi, pour l’individu,
68
un rapport à chaque lieu comportant la projection permanente vers les autres lieux de ce que l’on pourrait
appeler son système spatial d’habiter.
Chaque lieu du système ne serait donc pas simplement juxtaposé aux autres, mais une
composante active de celui-ci, influençant le mode d’habiter de tous les autres lieux. Le migrant ne
l’habiterait pas de façon absolue mais relative, en interaction permanente avec les autres lieux du système.
Cela ressort des enquêtes que nous avons menées : les migrants marocains parlent rarement des lieux en
termes absolus et procèdent généralement par comparaisons, combinant souvent espace d’origine et
d’accueil. Quand on leur demande s’ils aiment tel ou tel lieu, ils vont le plus souvent répondre « par
rapport » à un autre lieu ou à plusieurs autres lieux. Par exemple, les migrants marocains rencontrés dans
les Pouilles affirment être attachés à la région parce que ce n’est pas le Maroc du point de vue économique
et social, mais aussi parce qu’elle ressemble au Maroc du point de vue paysager, climatique, culinaire, etc.
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que cette mise en relation permanente des lieux se joue des
hiérarchies scalaires en reliant directement du local au global et à toutes les autres échelles, sans passer par
les échelons intermédiaires. Ils vont par exemple faire dialoguer le Maroc et l’Europe, leur lieu d’accueil
avec l’ensemble du Monde Occidental ou leur ville - village d’origine3 avec un ou plusieurs pays de
l’Union Européenne, sans se soucier de la dimension nationale notamment.
Réciproquement, les difficultés d’investissement d’un lieu par rejet personnel et/ou extérieur
peuvent être aplanies par le sentiment d’avoir d’autres lieux auxquels se rattacher dans son système
spatial. Quand les migrants se sentent rejetés dans leur pays d’accueil ou quand les différences socioculturelles se font trop durement sentir, l’appartenance marocaine ressort plus fortement dans le discours.
Nous avons notamment ressenti cette différence entre les terrains italiens et espagnols, les revendications
identitaires étant beaucoup moins fortes dans les premiers que dans les seconds, où les tensions avec la
société locale sont en effet bien plus vives, s’agissant plus spécifiquement de l’Andalousie. C’est au
contraire à l’appartenance européenne que l’on va faire appel lorsque les moments de retour au pays
d’origine font surgir des tensions ou des décalages trop importants. Dans cette optique on comprend mieux
le paradoxe apparent d’un discours des migrants très négatif sur chaque lieu qu’ils continuent pourtant
d’habiter, alors qu’il devient très laudatif lorsqu’ils l’ont quitté. Il ne s’agit pas seulement d’une condition
subie, liée au rejet dont ils peuvent faire l’objet par les sociétés d’origine comme d’accueil, mais
également d’un moyen d’assumer et d’exploiter stratégiquement les difficultés de cet habiter polytopique.
La construction de cette spatialité dynamique pourrait donc être aussi un moyen pour gérer l’absence et
pour aménager la confrontation à l’altérité dans le contexte plutôt brutal de la migration.
La pratique mobile des différents lieux du système deviendrait alors non seulement un moyen de
resserrer les liens avec chaque lieu mais aussi avec tous les autres lieux du système, par comparaison
permanente des avantages spécifiques des uns et des autres. Les mobilités vacancières des migrants
marocains vers leur pays d’origine en sont un bon exemple : elles aident à construire cet habiter
polytopique en mettant l’habiter de chacun des lieux en perspective avec l’autre et en exploitant le
différentiel qui existe entre les deux. Ils investissent d’autant plus le lieu d’arrivée que celui-ci permet une
3
Les enquêtes ont montré que la plupart des migrants marocains vers l’Europe du Sud viennent aujourd’hui de grandes villes du
Maroc. Cependant, en remontant d’une ou deux générations maximum, ou en explorant leur propre histoire avant la migration
internationale, on apprend qu’ils sont arrivés dans ces villes après une première migration intérieure, le plus souvent depuis des
villages dont le souvenir et le sentiment d’appartenance peuvent encore être vivaces.
69
ascension par rapport au lieu d’origine et ils en supportent d’autant mieux les conséquences qu’ils peuvent
se réfugier ailleurs, mentalement et physiquement. Inversement, les difficultés de ces retours temporaires
sont adoucies par la distanciation que procure le sentiment d’avoir une place au chaud ailleurs. Pour
résumer, ils sont d’autant plus d’ici que ce n’est pas là-bas, mais ils se raccrochent au fait d’être de là-bas
quand ils ne supportent plus d’être ici.
6. Indispensables compétences.
Bien qu’il soit le fruit d’un choix, cet habiter polytopique se construit certainement dans la
contrainte, celle de la confrontation sans intermédiaire à des lieux et à des sociétés autres et souvent
hostiles, celle de politiques migratoires restrictives et discriminatoires, celle encore d’une communauté
d’origine (nationale, locale et familiale) qui se rappelle continuellement au bon souvenir du migrant. Sa
construction nécessite donc la mobilisation d’un certain nombre de qualités, de compétences et de
capitaux. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il n’y a pas de migrant heureux, comme on le lit beaucoup, mais on
affirmera sans hésiter que n’est pas migrant qui veut, et encore moins un migrant accompli, c’est à dire
ayant mené à bien son projet (qui n’est pas forcément celui initial, contraintes et opportunités rencontrées
obligent).
Les statistiques montrent en effet que les migrants marocains vers l’Europe du Sud, un exemple
parmi d’autres, appartiennent localement à une élite. Ce ne sont pas les plus pauvres ou les plus démunis
socialement mais bien ceux qui ont les moyens financiers, culturels et sociaux d’affronter l’aventure
migratoire, c'est-à-dire de payer le passeur ou du moins le voyage (et les inévitables bakchich), de se
dépêtrer dans les filières d’entrée plus ou moins régulières, dans les lois migratoires et autres labyrinthes
administratifs de chaque pays, d’activer les réseaux nécessaires à les encadrer dans un premier temps sur
place, etc.
Les migrants marocains que nous avons pu rencontrer au cours de recherches font également
preuve de qualités humaines qui valent d’être remarquées pour ce qu’elles sont et pas seulement comme
des réactions de survie induites par une expérience extrême. Notamment une capacité d’ouverture, une
curiosité, un sens de l’aventure et surtout du sacrifice, une ténacité, une réactivité et une adaptabilité que
tous ne développeraient pas forcément dans les mêmes conditions. Il ressort en effet de la majorité de nos
entretiens avec les plus jeunes des migrants rencontrés que la motivation principale de leur choix
migratoire était moins la réussite économique que la soif d’ouverture et d’aventure, la volonté « d’aller
voir ailleurs » et de découvrir de leurs propres yeux cette Europe tant vantée et crainte à la fois. Bien sûr, il
faut prendre en compte ici les biais du discours et de la volonté de ces migrants de se présenter
positivement, mais leur statut social relativement élevé dans le pays d’origine - la majorité appartient à la
bourgeoisie urbaine - laisse penser qu’il ne s’agit pas seulement de rhétorique. De plus, c’est un discours
qui ne correspond pas du tout aux attentes et déclarations des différentes instances locales, administratives
ou associatives, qui insistent au contraire sur la nécessité de survie et le drame de ces individus. Or nous
avons pu constater à diverses reprises dans le cours de nos recherches combien les migrants savent au
contraire s’adapter et instrumentaliser au besoin les discours officiels occidentaux pour obtenir des fonds.
70
Par exemple, les opérations d’aide au « développement participatif » observées dans les villages d’origine
ont montré que les demandes exprimées localement correspondent rarement aux besoins réels des
villageois, mais permettent de récupérer tant bien que mal les fonds nécessaires, quitte à les détourner
ensuite (Ceriani, 1999). De même, si on insiste beaucoup et avec raison sur la pression de ceux qui restent,
et parfois financent le voyage, sur les migrants qui n’osent plus revenir en arrière même en cas d’échec,
nous avons pu observer au cours de nos enquêtes que beaucoup d’entre eux assument également ces
difficultés comme des épreuves de maturation personnelle qui forgent le caractère. De plus, la
débrouillardise et la ruse étant des valeurs sociales positives au sein du groupe migratoire, elles font partie
du bagage à acquérir au cours de l’existence de chaque migrant et deviennent un moyen de valoriser sa
position parmi les « fourmis » (Tarrius, 1992 ; Missaoui, 2005). Il ne s’agit donc pas ici de glorifier ou
d’idéaliser la figure du migrant mais de ne pas mettre l’accent uniquement sur son statut de victime et sur
son instinct de survie, pour faire ressortir aussi leur capacité à s’approprier ce parcours.
Nos recherches nous ont amenée à nous intéresser plus précisément à l’apprentissage spécifique
de compétences de mobilité, acquises et transmises au cours de l’expérience migratoire, à partir des
analyses menées sur l’habiter par Olivier Lazzarotti (2001) et sur la maîtrise des ressources spatiales par
Jacques Lévy (1999) et Mathis Stock (2001). Nous avons essayé de préciser ces compétences, que nous
proposons de qualifier de « mobilitaires », pour mieux cerner l’éventuelle spécificité du statut migratoire
dans l’apprentissage des « compétences spatiales » (Lévy, 2003, p. 125). Il s’agirait de la maîtrise des
supports physiques de la mobilité, à la fois les transports et leurs lieux (gares, aéroports, ports…) mais
aussi l’orientation dans l’espace ; de la maîtrise des supports virtuels de la mobilité (médias et
télécommunications) ; de la capacité à se projeter dans l’espace de façon réticulaire et flexible, permettant
d’envisager une multitude de lieux potentiels en fonction de leurs qualités relatives et enfin de l’aptitude à
évaluer les lieux, c'est-à-dire de les associer correctement au projet individuel et de les exploiter de façon
différentielle. L’étude de ces compétences permet notamment d’éclairer les modalités de construction de
cet habiter polytopique observé chez les migrants, et de mettre l’accent sur la marge de manoeuvre de
l’acteur.
En transposant au phénomène migratoire la notion de « capital spatial » proposée par Jacques
Lévy (1999)4, nous proposons de mettre en interaction ces compétences avec une expérience mobilitaire
et les qualités d’ouverture du lieu, pour déboucher sur la formation d’un « capital mobilitaire ». On entend
par expérience mobilitaire, l’expérience de la mobilité sous toute ses formes et aussi bien physique que
virtuelle, directe (expérimentée par l’individu) ou indirecte (rencontre ou contact avec des individus
circulants). Cela implique de considérer que les différentes mobilités, migratoire ou pas, expérimentées
par l’individu migrant se composent pour alimenter l’expérience mobilitaire en général. On formule
également l’hypothèse que tous les lieux ne présentent pas les mêmes opportunités pour la mobilité, donc
pour la valorisation des compétences et l’accumulation du capital mobilitaire. Les lieux les plus ouverts,
aussi bien physiquement que géographiquement (connexion par les transports et les télécommunications),
juridiquement (plus ou moins grande facilité d’entrée et d’installation légales), politiquement (volonté ou
4
Le capital spatial est ainsi défini par l’auteur : « Ensemble des ressources accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage,
en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société. [...] Le capital spatial comprend à la fois un patrimoine
et des compétences. Un patrimoine de lieux, de territoires, de réseaux « appropriés » d’une manière ou d’une autre et une compétence
pour les gérer ou pour en acquérir d’autres. » Lévy J., 2003, article « capital spatial », in Lévy J., Lussault M. (dir.), Dictionnaire de
la géographie des espaces et des sociétés, Paris, Belin, pp. 124-126.
71
pas d’être un pays d’accueil), socialement ou culturellement (plus ou moins grande tradition ou du moins
habitude à la confrontation avec l’altérité et à la gestion du brassage), seraient ainsi les plus favorables.
Dans le contexte migratoire, il nous semble important de donner autant d’importance aux possibilités des
acteurs à travers les compétences qu’ils mobilisent et l’expérience qu’ils accumulent, qu’aux qualités des
lieux, qui peuvent largement influer sur les parcours et les choix des migrants, tout comme ces derniers
peuvent transformer les lieux en retour.
Figure n°1 - Capital mobilitaire.
Compétences
mobilitaires
Expérience
mobilitaire
Qualités
d’ouverture
du lieu
Ce capital mobilitaire constitué par les migrants pourrait devenir un nouveau critère de
hiérarchisation géographique et sociale dans le contexte de la mondialisation, c'est-à-dire une
manifestation de la façon dont l’habiter polytopique des migrants contribue à modifier les lieux et les
sociétés qu’il investit. En effet, si on part du principe que la mondialisation consiste en un essor inédit des
mobilités et des échanges entraînant une mise en concurrence d’échelle mondiale des lieux et des hommes,
alors la possession d’un capital mobilitaire plus ou moins élevé peut devenir un atout de poids, au même
titre que d’autres capitaux déjà définis, comme le capital économique, le capital social, culturel, etc. Dans
un contexte mondial où la mobilité sous toutes ses formes devient progressivement une valeur, voire une
norme sociale, et de plus en plus une nécessité, l’expérience capitalisée par certains et les pratiques
spécifiques des lieux qui l’accompagnent, tel que l’habiter polytopique, pourraient être un avant goût
d’une réalité sociale appelée à se généraliser.
On peut également imaginer que ce capital mobilitaire devienne un critère de hiérarchisation des
lieux, c'est-à-dire un critère de lecture de leur intégration plus ou moins aboutie à la mondialisation. Quand
l’accumulation de capitaux mobilitaires grandira dans un lieu, c'est-à-dire plus il sera ouvert et connecté,
plus il recevra d’individus à capital élevé et plus il sera central et intégré aux lieux dominants. Les acteurs
des différents lieux auraient donc tout à fait intérêt à favoriser l’augmentation du capital mobilitaire de
leurs habitants pour gagner des places dans la hiérarchie mondiale. Inversement, on pourrait aussi mesurer
leur valeur en fonction de leur attractivité pour les individus mobiles, c'est-à-dire des individus cherchant à
augmenter leur capital mobilitaire, comme les migrants par exemple. Dans cette optique, l’habiter des
migrants n’apparaîtrait plus seulement comme l’adaptation tant bien que mal à une condition difficile et
72
instable mais aussi comme l’expression d’un arbitrage fondé sur les qualités d’ouverture et de globalité
d’un lieu, exprimant aussi une valorisation du lieu par le migrant. Un bon exemple étant l’investissement à
l’échelle intra locale d’espaces marginaux et délaissés comme les centre-ville dégradés et les alentours des
gares : il s’agit bien sûr d’une installation liée au contexte social et immobilier discriminatoire dans les
sociétés d’accueil et au besoin d’aménager la rencontre pour les migrants à travers un réseau social connu
et solidaire déjà présent dans le lieu. Mais il s’agit également du choix de lieux centraux et
particulièrement bien connectés, donc aptes à augmenter le capital mobilitaire, que l’on investit donc aussi
pour leurs qualités spécifiques dans le contexte de la mondialisation. Des qualités qui attireront d’ailleurs
rapidement l’attention des autorités et de la population locales, qui vont systématiquement réinvestir et
gentrifier ces mêmes lieux par la suite.
L’observation du rapport spécifique aux lieux développé par les individus dans le cadre de la
migration permet donc de s’interroger sur la construction d’une nouvelle modalité de l’habiter, un habiter
choisi, polytopique et dynamique. Celui-ci remet en cause une opposition fondatrice du modèle dominant
de l’habiter, entre sédentaire et mobile, puisqu’il associe mobilité et installation dans un même
mouvement dynamique de va-et-vient nourrissant l’une par l’autre et inversement. L’habiter des migrants
fait également dialoguer plusieurs dimensions et échelles : le local et le global ; l’individu, la société et
l’Etat, le temps et l’espace. En effet, cet habiter n’est ni absolu ni invariable, il varie en fonction du lieu
investi par le migrant, aussi bien que du temps, à travers l’expérience migratoire. De plus il ne se limite
pas à la dimension locale du vécu de l’individu, de la résidence ou du quartier, il associe très directement
différentes échelles de façon non hiérarchique. Enfin, cette acception de l’habiter permet de croiser la
dimension individuelle, à travers les stratégies et les choix des migrants, et la dimension sociétale qui
fonde les différents arbitrages, fait évoluer les projets et le capital mobilitaire de chaque migrant.
La construction de cet habiter est-elle spécifique aux migrants marocains ou peut-elle être élargie
à l’ensemble des migrants contemporains, qu’ils proviennent ou pas de pays en voie de développement ?
Dans le contexte de la mondialisation et de l’avènement de sociétés à individus mobiles, les évolutions
constatées dans l’habiter sont-elles à considérer comme l’apparition d’une nouvelle modalité de l’habiter
qui viendrait s’ajouter aux précédentes ou comme les signes avant-coureurs du passage à un autre régime
de l’habiter, à l’échelle des sociétés toutes entières et pas seulement de quelques individus ?
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Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 75-90
AU FONDEMENT DU TOURISME :
Habiter autrement le Monde
Philippe
DUHAMEL
Maître de conférences,
EA MIT, Université Paris 7
– Denis Diderot
Mots-clés : Tourisme - lieux touristiques - habitabilité des lieux - plein/vide - complexité.
Résumé - Le tourisme est un phénomène social qui s’est emparé du Monde. Il est toujours critiqué et
vilipendé par de nombreux analyses ou réduit à la simple expression économique et/ou environnementale de ses
effets. Nous proposons ici une autre lecture des mécanismes à l’œuvre dans notre démarche de touriste, dans
l’émergence du tourisme comme dans les processus à l’œuvre dans les lieux qu’il investit. Il apparaît alors
clairement que le tourisme est un clé importante pour rendre compte des caractéristiques comme des évolutions de
la société occidentale : en tant qu’une manière d’habiter le Monde
Keywords : Tourism - touristic places - “livability” of places - full/vacant - complexity.
Summary - Tourism is a social phenomenon present all over le world. A lot of analisis are limited by
their strict economic or environmental point of view. They only propose a narrow analisis of this global
phenomenon. In this text, we present an other way to observe the sense of tourism. What does it mean to be a
tourist ? What does it mean for a place and a society to become touristic? It appears that tourism is a key to
understand the characteristics and the evolutions of the European society at the beginning of the XXIst century: as
a human way of inhabit the world.
Stichworte : Tourismus – Fremdenverkehrsorte - Bewohnbarkeit der Orte - Voll/Leer –
Komplexität.
Zusammenfassung - Der Tourismus ist ein soziales Phänomen, das sich der Welt bemächtigt hat. Es
wird in zahlreichen Analysen kritisiert und verachtet oder auf die simple ökonomische oder umweltmässige
Komponente zurückgeführt, Wir schlagen hier eine andere Lesart der Prozesse vor, welche Menschen als
Touristen erleben, und zwar durch die Analyse der Entstehung des Tourismus. Wir beschäftigen uns ebenfalls mit
den Prozessen, welche an den von den Touristen praktizierten Orten ablaufen. Damit wird klar, dass der
Tourismus ein wichtiger Schlüssel darstellt, um die Charakteristika sowie die Entwicklungen der westlichen
Gesellschaften zu rekognoszieren, und zwar als eine Art und Weise die Welt zu bewohnen.
76
La question de l’habiter anime une partie de la réflexion en géographie depuis près de dix ans 1.
La redécouverte comme la reformulation de cette notion tient sans doute à l’évolution radicale que
traverse nos sociétés occidentales depuis quelques décennies maintenant. Celle-ci est marquée par
l’émergence progressive et, semble t-il, inéluctable d’une société à individus mobiles caractérisés par un «
habiter polytopique » (Stock, 2001).
En effet, de nombreux lieux sont intégrés aujourd’hui dans notre mode d’habiter et parmi ceux-ci,
les lieux touristiques tiennent une place spécifique. Si pendant longtemps de nombreuses réflexions,
généralement sévères et peu explicitées, affirmaient que les touristes « surfent » sur les lieux et les sociétés
qu’ils fréquentent, ne s’intéressant qu’au sublime des paysages et au monumental des villes, que la
présence dans le lieu touristique n’est qu’une parenthèse floue, dénuée de sens, un non habiter pour des
non-lieux (Augé, 1997), une simple consommation de l’espace pour assouvir des besoins aussi nombreux
que volatiles, il a été démontré depuis que les touristes habitent les lieux qu’ils fréquentent, et sont alors
qualifiés d’habitants temporaires (Stock, 2001). Mais, créés ou subvertis (MIT, 2002) pour être fréquentés
de manière temporaire à l’occasion de nos congés, les lieux touristiques sont de plus en plus nombreux à
être investis par des populations résidentes originales par le lien qu’elles entretiennent avec eux : ce sont
d’anciens touristes qui décident de s’y installer, retraités comme actifs.
Ainsi les lieux touristiques créés au départ pour vivre temporairement hors de notre quotidien
deviennent de plus en plus le quotidien de millions de personnes. Et dès lors, il est important de voir en
quoi le tourisme est un projet particulier pour habiter autrement les lieux, lequel est posé dès les origines
et, de saisir les dynamiques voire les bifurcations, depuis.
1. Changer radicalement d’habiter.
Par la définition que nous proposions du tourisme en 1997, la question de l’habiter était d’emblée
posée : il est « un déplacement, c’est-à-dire un changement de place, un changement d’habiter : le touriste
quitte temporairement son lieu de vie pour un ou des lieux situés hors de la sphère de sa vie quotidienne.
Le déplacement opère une discontinuité qui permet un autre mode d’habiter » (Knafou et alii, 1997),
exprimé de manière plus synthétique en 2003, par R. Knafou et M. Stock : « système d’acteurs, de
pratiques et d’espaces qui participent de la « recréation » des individus par le déplacement et l’habiter
temporaire hors des lieux du quotidien »2. Mais ne peut-on expliciter cet habiter et dégager sa spécificité ?
1.1. Choisir les hors quotidiens.
En partant de la définition de l’habiter comme l’«ensemble des pratiques des lieux » (Stock,
2004a), nous identifions quatre manières d’être selon qu’il s’agirait de pratiques et de lieux du quotidien
ou du hors quotidien, c’est-à-dire « routinier » ou « déroutinisant » :
1
Lévy (1994), Knafou et al. (1997), Duhamel (1997), Lazzarotti (2001), Stock (2001, 2004), Hoyaux (2002, 2003), Lévy et Lussault
(2003).
2
C’est nous qui soulignons.
77
Saisir les manières d’habiter par les pratiques et lieux
Lieu du quotidien
Lieu du « hors quotidien »
Pratiques du quotidien
Travail
Voyages d’affaires
Pratiques hors quotidien
Loisirs
Tourisme
Source : d’après Stock, 2001 ; MIT, 2002
Là apparaît clairement l’originalité du tourisme par une double spécificité. Il cumule une hors
quotidienneté tant par les pratiques déployées que par les lieux fréquentés. Par les pratiques touristiques, le
hors quotidien signifie à la fois faire ce que l’on n’a pas l’habitude de faire : se baigner ou skier lorsqu’on
est un citadin, même si l’on réside à Montpellier, Grenoble ou Munich et, faire des choses semblables au
quotidien mais dont le sens, la place, la tonalité n’est pas la même : « l’expérience touristique change les
manières d’être au quotidien. » (Stock, 205a). Ce qui était corvée peut devenir passe-temps agréable
comme faire la cuisine ou s’occuper d’un jardin. On peut également consacrer du temps, prendre du temps
à faire les choses : aller au marché, jouer avec ses enfants. Il y a là un positionnement original face au
temps produisant une déroutinisation très forte (Elias et Dunning, 1994). Cela rend compte de l’effet
recréatif du tourisme. Pratiquer les lieux touristiques, c’est se trouver dans des lieux que l’on ne connaît
pas, que l’on découvre avec la difficulté que cela occasionne de compréhension dans le fonctionnement du
lieu, de ses mécanismes ; difficulté d’autant plus marquée que le lieu se place dans une culture différente
de la nôtre. Mais être dans un lieu touristique, cela peut signifier se retrouver dans un lieu déjà fréquenté
auparavant, mais là encore, même limités, les changements existent auxquels il faut savoir s’adapter
comme résider dans un hôtel nouveau, une location différente. Retourner dans sa résidence secondaire,
acquise voilà vingt ans reste une version du « hors quotidien » car, même limitée, on n’y réside que
temporairement et souvent, elle est conçue et aménagée différemment par rapport à son lieu de résidence
principale : simplicité du mobilier, vieux meubles récupérés ou pour certains hérités. Là encore le sens de
la maison n’est pas le même, car les besoins y sont différents.
Une troisième particularité caractérise l’habiter touristique : c’est un choix. Dans la réflexion
entreprise pour forger un code géographique des pratiques, nous avions mis en avant ce critère permettant
de caractériser le tourisme (Stock et Duhamel, 2005). Le choix signifie ici que nous ne sommes pas
obligés de faire du tourisme, que nous décidons à un moment donné de participer au mouvement car nous
sommes totalement responsables de la décision que nous prenons alors. Ce choix est unique dans notre
existence où beaucoup de nos actions sont liées à des obligations et si, dans de nombreux pays, les congés
payés limitent le temps accordé au tourisme, il est ensuite de notre ressort de faire d’autres choix, si nous
décidons de partir : choisir la destination, la période, la durée. Cette double hors-quotidienneté choisie
relève d’un mode d’habiter particulier et unique car, être touriste, c’est décider de manière consciente ou
inconsciente d’aller vivre temporairement dans un espace-temps autre, se confronter à une altérité.
1.2. Innover dans l’habiter grâce à l’altérité.
Faire du tourisme signifie également se déplacer. Mais le déplacement ici ne se réduit pas à la
mobilité des corps, il induit également la mobilité des têtes : mentale et psychique. Etre touriste implique
78
d’une certaine manière et métaphoriquement franchir un « horizon d’altérité » (O. Lazzarotti, 2001) et «
on défendra ici l’idée selon laquelle le tourisme ne recherche pas nécessairement l’altérité, mais l’implique
par définition. » (G. Ceriani et alii, 2005).
Cette altérité est multiforme et se nourrit du différentiel entre les lieux (quotidien/hors quotidien),
chacun l’exprimant de manière extrêmement diverse : aller camper à 30 kms de chez soi ou partir à l’autre
bout du monde sont des altérités relativement à la personne qui met en œuvre ces pratiques. Et cette
altérité est bien réelle pour celui qui l’expérimente. Car quelque soit le choix opéré, nous nous retrouvons
à vivre ailleurs et autrement avec les autres : notre famille, les résidents du lieu, les touristes du lieu et
avec nous-mêmes, en s’affranchissant « partiellement ou totalement des règles sociales usuelles » (MIT,
2002). S’ensuivent alors des expérimentations nouvelles et originales dans la manière d’être au Monde, de
l’habiter, par les relations que nous déployons, renégocions, par les modes de faire que nous choisissons
allant de la réinterprétation du quotidien à l’innovation radicale.
Quel que soit le degré, il y a une prise de risque dans la confrontation à l’altérité sans que cela ne
remette en cause notre place dans le monde mais celle-là peut contribuer à une réévaluation de celle-ci, à
des changements. Là encore, le choix nous appartient. Aller vivre ailleurs avec soi-même et avec les autres
est un véritable test. Si l’expérimentation d’un mode d’habiter échoue, peu le savent, la pression sociale
reste limitée et on peut sauver les apparences, il n’y a pas d’échec à la clé, et même un raté peut s’inscrire
dans un processus de « résilience »3 (Cyrulnik, 2002) et, en affirmant, quelle que soit la qualité de cette
expérience, que les vacances ont été réussies car de toute façon, a minima, on s’est recréé. L’espace-temps
du tourisme est une possibilité de déroutiniser sa vie pour mieux la vivre ensuite et l’un des arguments en
faveur d’un habiter spécifique aux lieux touristiques est que nous rapatrions parfois nos modes de faire
touristiques dans notre quotidien. C’est une véritable expérience existentielle.
Cette mise à distance, cette réinterprétation de notre quotidien comme ce « besoin » de se
déplacer que nous exprimons souvent aujourd’hui, trouvent leur explication dans les enjeux en cours au
moment de la fondation du tourisme par les aristocrates. Aller vivre ailleurs et pas dans n’importe quel
ailleurs, pour vivre autrement, tel est le fondement d’une pratique initiée au milieu du 18ème siècle, par
une population qui devait changer de « place dans le monde ». Elle inventa l’habiter touristique des lieux,
c’est-à-dire rendre habitable ce qui ne l’était pas ou encore habiter l’inhabitable.
2. Habiter l’inhabitable et l’inhabiter.
Car le mouvement de fond qui anime les touristes est d’aller vivre ailleurs temporairement. Cela
conduit à investir des endroits dépourvus de toute humanité (l’inhabiter) ou de s’approprier des espaces
jusque-là certes identifiés mais craints comme le littoral et la haute montagne (l’inhabitable). En
3
Ce concept concerne des situations de violences subies par des personnes et tout particulièrement des enfants. Sans chercher à
comparer le degré de ces agressions, ce qui n’aurait pas grand sens ici, nous reprenons ce terme pour ce qu’il évoque. D’après B.
Cyrulnik, la résilience, « souligne l’aspect adaptatif et évolutif du moi [….] » et pour rendre compte de ce processus explique
comment l’huître, agressée par le grain de sable, pour se défendre produit une perle (pp. 186-187). Nous reprenons ici ce terme qui
nous semble particulièrement intéressant dans la réflexion sur nos pratiques et notre fréquentation des lieux : même si des moments
sont pénibles ou difficiles, on peut s’en affranchir et se servir d’une mauvaise expérience pour mieux connaître ses besoins et ses
désirs, prendre la mesure de son adaptabilité. Certains en tireront profit pour des expériences touristiques nouvelles d’autres réagiront
en se repositionnant sur des expériences touristiques déjà validées. A la clé, tout un rapport au Monde qui se constitue différemment.
79
participant à l’élargissement de l’oecoumène, le tourisme indique son essence : celui de rendre humain des
espaces qui ne l’étaient pas ou de renforcer l’humanité de lieux en diversifiant les pratiques et les modes
de s’y tenir. Dans cette dynamique, les créateurs du tourisme, l’aristocratie européenne jouent pleinement
leur rôle car, au cours du 18ème siècle, elle est confrontée à un problème majeur : celui de sa place dans le
Monde, c’est-à-dire la manière d’habiter le Monde à une époque où celui-ci change et remet en question
une rente de situation sociale, économique et politique séculaires. La création du tourisme serait-il le
moyen par lequel les aristocrates ont réussi à maintenir leur place, leur habiter, pour ne pas dire leur
existence dans le Monde avant que ce mode d’habiter ne se diffuse ?
2.1. Mécanismes.
Des mouvements profonds bouleversent les sociétés européennes du 18ème siècle qui aboutissent
progressivement à remettre en question la suprématie de l’aristocratie, que ce soit en Angleterre dès le
début de ce siècle (Tuttle, 1996) ou avec la révolution française plus tard. Ailleurs les tensions et les
fissures s’accumulent même s’ils ne déboucheront que bien plus tard sur l’effondrement de système
archaïque, l’Empire austro-hongrois en 1918. Mais dès lors, le ver est dans le fruit et la question surgit
pour cette population, jusque-là certaine de sa place comme de son rang : comment continuer d’exister et
ne pas disparaître ? Dans une analyse portant sur le cas français, J. Viard (1984) montre que l’aristocratie
d’alors possède un atout qui va lui permettre de rebondir. Car même s’il la décrit comme archaïque, il
précise son propos en affirmant que « ce ne sont pas les individus qui sont archaïques, mais la formation
économique et sociale dont ils émanent » et il leur confère une modernité par leur sensibilité aux discours
des Lumières auxquels une bonne partie souscrit, en participant pleinement aux révolutions scientifique et
esthétique du siècle, en alliance totale avec les chercheurs et les artistes.
Cet intérêt pour les choses du Monde, pour le « voir » dans la filiation du Grand Tour et pour la
santé dans son acception moderne, sera l’occasion de produire une nouvelle manière d’être au Monde.
Ainsi le voyage pour Tuttle ou l’innovation dans le champ de l’oisiveté pour Viard sont les réponses
apportées alors au problème posé aux aristocrates. Car, généralement mis à l’écart de la révolution
industrielle et de sa mesure-étalon, le travail, ils vont investir un champ méconnu de la plupart, sauf d’eux
: l’oisiveté, et renouveler son sens en exploitant pleinement des valeurs portées par la société industrielle :
la passion du scientifique avec le médical, le sens du Beau et de la mobilité.
Tenir son rang par la réappropriation de certaines valeurs dominantes de la société qui advient,
telle aura été la tâche de cette élite de la fin du 18ème siècle en Europe. Pendant plus d’un siècle, elle
devient un modèle culturel et social, dont les pratiques sont la référence : « En tant que convertis
[aristocratie et gentry] aux valeurs des Lumières, ils considéraient aussi que leur influence, pour être
durable, devait reposer non sur la simple force des armes, mais sur l’exercice d’une hégémonie culturelle :
ils devaient donc mener avec ostentation une vie agréable, susciter l’envie et l’émulation. » (Porter, 1995)
ce que renforce A. Corbin en soulignant que « les conceptions aristocratiques d’antan pèsent toujours sur
l’imaginaire social. La “classe des gens de loisir” – l’expression est utilisée par Stendhal dès 1827
conserve, aux yeux de beaucoup, un statut prééminent. ” (Corbin, 1995)
80
2.2. La conquête des vides.
Mais comment concrétiser ce projet ? Il fallait donner corps à ces pratiques et comme toutes
pratiques se déploient dans des lieux, les aristocrates devaient trouver une réponse géographique à leur
projet « politique » et pour cela identifier des lieux capables de répondre à ce besoin. Jusqu’au 18ème
siècle, les élites d’Ancien Régime régnaient sur l’espace par leur présence physique et symbolique :
château, propriétés terriennes leur donnaient une visibilité. À l’investissement des zones houillères et
minières entrepris par la Révolution industrielle, elles proposent l’investissement de “ territoires du vide ”
ou peu investis (Corbin, 1988) : bord de mer et montagne, villes d’eaux. Ces premiers lieux du tourisme se
placent en situation périphérique, à l’écart du monde. Si des usages préexistaient à leur venue, ils pourront
être relégués (Knafou, 2000), les touristes entreprenant un habiter nouveau qui ne laisse rien au hasard. Ils
habitent le paysage par le regard qu’ils portent : la mer comme la montagne sont parées de vertus
esthétiques nouvelles (Andrews, 1989) et habitent les éléments par les vertus thérapeutiques conférées au
bain en eau froide, à l’air et au soleil, comme médication contre tous les maux (Chadefaud, 1987 ; Rauch,
1988). Et la mise en œuvre de ces pratiques nouvelles implique une modification des lieux de leur
exercice. Cette initiative sera alimentée par les têtes couronnées d’Europe (Vigarello, 1985 et Boyer,
1996) et les membres de l’aristocratie dans son ensemble : « En Angleterre, en France, et parfois sur les
bords de la Baltique, c’est la haute aristocratie qui joue le rôle conducteur4 ; bien souvent, ce sont les
familles royales elles-mêmes qui décident de la création ou de la vogue des stations ; ce sont elles qui, de
toute manière, provoquent l’effet de mode. » (Corbin, 1988).
Ainsi sont créés des lieux qui leur sont dédiés, ou investis des établissements humains pour mieux
les subvertir (MIT, 2002 et Stock, 2003). Les élites l’habitent selon des modalités très voisines de leur lieu
de résidence, généralement urbain. Leurs intentionnalités comme leurs pratiques participent de la
construction d’un habiter au Monde qui n’existait pas préalablement : l’habiter touristique, un habiter
caractérisé par l’entre-soi et la distinction comme la rencontre. Et n’est-ce pas là que se nouent les enjeux
du lieu touristique : à la différence des villes d’eaux auquel tout le monde a accès (Cabanès, 1936), on
entendra créer un lieu hors des bruits du Monde, ce Monde qui vous a rejeté, un lieu idéal. Ce thème de «
lieu idéal », « ville idéale » est un leitmotiv des lieux touristiques. Lieu vidé des miasmes de toutes sortes
car « les réformateurs caressent le projet d’évacuer tout à la fois l’ordure et le vagabond, les puanteurs de
l’immondice et l’infection sociale » (Corbin, 1982). Dans les villes d’eaux, l’indigent « gêne » la pratique,
mais « la guerre aux pauvres n’est pas encore totale en ce début de siècle [19ème siècle]. La gratuité des
eaux reste une obligation pour les concessionnaires des sources et les médecins inspecteurs » (Faure,
1993). Pourtant cela se concrétisera progressivement et créer un lieu touristique sera produire un lieu
réservé, un lieu-réserve… pour êtres humains en voie de disparition. D’une certaine manière, les élites se
parquent, en attendant leur heure, elles se soignent pour mieux renaître, pour mieux se recréer. Elles
forment un tout indistinct car porté par un même type de populations aux intentionnalités identiques. Si tel
est le projet supposé, sa maîtrise et son évolution échapperont en partie aux élites de l’Ancien Monde, au
fil du temps.
4
C’est nous qui soulignons.
81
2.3. La conquête de la bordure des pleins.
Dans le même temps, les élites ne délaissent pas les villes, siège du pouvoir par définition et
malgré les évolutions en cours, investissent autrement ces lieux pleins, c’est-à-dire marqués par le double
sceau de la densité et de la diversité (Lévy, 2003). On retrouve ici les modalités de production du lieu
touristique évoquées ci-dessus. Même en ville, distinction et entre-soi fonctionnent comme le suggère C.
Hancock pour Paris. Dans les premières décennies du 19ème siècle, le lieu touristique, c’est-à-dire
fréquenté par les Anglais, est le Palais-Royal, ce « lieu clos » (2003). Et la structure du lieu montre bien
comment il s’insère dans la ville tout en s’en distinguant, car totalement fermé ménageant quelques
contacts avec l’espace urbain par quelques portes, rappelant les logiques de comptoir touristique (Knafou,
1997, Stock, 2003). Dans le même temps, il se situe dans le « vieux Paris », celui inscrit dans les limites
de l’enceinte de Charles V. Ils sont encore au cœur du plein.
A partir des années 1820, tout change. Du lieu fermé, on passe au lieu ouvert, visible, d’où l’on
peut voir et être vu, et ce sont tout d’abord les passages construits au Nord du Palais-Royal puis les «
grands boulevards » 5. Ces derniers espaces concentrent plusieurs fonctions : résidentielle, ils accueillent
l’édification des hôtels particuliers d’une élite qui ne souhaite plus résider dans le centre ancien, puis les
immeubles d’une bourgeoisie triomphante ; ludiques avec la création de cafés et leurs terrasses, de
restaurants parmi les plus fameux et des théâtres (Beaumont-Maillet, 1988, Hazan 2004). De plus ils ont
une fonction commerciale : « leur étendue, le luxe de leurs magasins, cafés et restaurants, et la marée
d’êtres humains toujours différents qui les parcourt continuellement, en font l’une des vues les plus
remarquables de Paris » (The Imperial Paris Guide, 1867, cité par Cl. Hancock, 2003, p. 93). De plus,
l’investissement des villes par les touristes-aristocrates se marque généralement dans les nouveaux
quartiers en cours d’élaboration entre la fin du 18ème siècle et le 19ème siècle : placés à l’ouest de Paris
(ancien 1er arrondissement), moins appropriés, moins chargés d’histoire, ils revêtent une autre spécificité
celle d’être conçus selon une modernité urbanistique qui intéresse ces populations, soucieuses des
nouvelles idées en matière d’élaboration des villes comme le montrent l’édification de la Nouvelle
Athènes ou le quartier Saint-Georges (Marchand 1993, Chadych, Leborgne, 1999).
Tout cela détermine un espace où se concentrent les attraits du lieu ce qui fait le bonheur des
provinciaux comme des étrangers, relayés en cela par les guides. Comme le montre encore Cl. Hancock,
les guides touristiques de la période 1836-1851 consacrent le plus de pages au 1er arrondissement. Un
premier cœur touristique de Paris se met en place. Quel que soit le point de vue, retenu les élites
s’installent en bordure de la ville. Les réalités objectives de ce repositionnement ne sont plus à démontrer.
Toutefois, on peut proposer un complément à cette lecture : se mettre au bord de la ville ancienne, c’est
aussi se mettre à distance pour recréer les conditions d’une existence, se distinguer d’une manière
d’habiter la ville ancienne caractérisée par la mixité pour introduire de la distinction. C’est également
créer de toutes pièces des quartiers qui n’existaient pas, fondés sur la modernité urbanistique en vigueur.
Et par là même, ils participent à un transfert de centralité de Paris vers le nord-ouest à partir du premier
quart du 19ème siècle : on assiste au « déplacement de Paris » (Marchand, 1993).
5
Ceux détruits dès 1670 et s’étendant d’ouest en est, au nord de Paris, de la Madeleine à la Bastille. Un gradient social se met en
place très rapidement : l’ouest des boulevards aux élites jusqu’à l’actuelle place de la République, puis l’est plus populaire jusqu’à la
Bastille.
82
2.4. Un double mouvement, évolutif mais toujours d’actualité.
Cette double logique d’investissement des vides et des pleins reste une permanence du moteur
touristique. Au fil des décennies et des siècles maintenant, les touristes ont eu accès à des lieux de plus en
plus nombreux, par la création de stations dans la plupart des cas et par la subversion ou la diversion des
autres. Aujourd’hui, alors que de nouveaux pays s’ouvrent au tourisme, on repousse sans cesse les marges
de l’oecoumène touristique et depuis quelques décennies, les déserts humains n’échappent pas à l’habiter
touristique : « Après l’Himalaya, le Sahara et la forêt amazonienne, l’Antarctique a, à son tour, été intégré
à l’écoumène touristique, par un survol aérien ou par navire de croisière […] Ushuaïa, à 3580 kms au Sud
de Buenos Aires, est devenu l’un des symboles de l’accès des bouts du Monde disponibles aujourd’hui »
(MIT, 2002). C’est encore et toujours rendre plus humain le Monde en le rendant habitable et davantage
habité : « les touristes ont contribué, eux aussi, à faire coïncider, la Terre avec l’écoumène. […] Ushuaïa,
bout du Monde intégré dans notre horizon quasi-quotidien et accessible à beaucoup, voilà qui décrit plus
que de longs discours la capacité du tourisme à faire désormais du Monde son territoire » (ibid.).
Aujourd’hui cette conquête des vides touche à sa fin ou presque.
Car le cœur du renouvellement de l’habiter des lieux touristiques s’inscrit dans les pleins et
notamment par la mise en tourisme particulière d’espaces jusque-là à l’écart du mouvement et dont on
pensait jusqu’à très récemment qu’ils le resteraient, non pas du tourisme, mais d’un mode d’habiter
touristique : le séjour. Notre propos fait référence ici à ce qui se passe dans certaines médinas des villes
arabes comme Marrakech avec la vogue des riads. Ce territoire urbain était traditionnellement affecté au
passage des touristes dans quelques points tels que le souk et les quartiers disposant d’édifices historiques.
Maintenant, des touristes séjournent au cœur de la Médina, dans des maisons marocaines, anciens palais
pour beaucoup, ce qui provoque une emprise touristique d’une autre nature :
« Cette présence étrangère visible à tous moments du jour et de la nuit est une nouveauté dans la
vie de la médina, c’est-à-dire de la ville ancienne arabo-musulmane. Durant le Protectorat, les
autorités françaises avaient pris soin – à peu d’exception près – de ne pas pénétrer durablement
dans la médina et avaient construit une ville nouvelle, à l’européenne, à l’extérieur des remparts
(quartier de Guéliz). De même, c’est en dehors de la vieille ville qu’a été bâti le quartier hôtelier
de l’Hivernage. La présence désormais significative d’Européens non musulmans, c’est-à-dire
d’infidèles au cœur même d’une ville naguère interdite, de facto, aux étrangers, est une révolution
silencieuse dont on n’a pas apprécié toute la portée » (MIT, 2005)
De plus, dans une période où les pratiques touristiques ne cessent de se diversifier, il est un
processus qui pose de manière radicalement nouvelle l’habiter touristique, en investissant d’autres pleins :
vivre dans le logement des autochtones. Il ne s’agit pas ici de vivre dans une partie du logement qui nous
est dédiée, à l’écart mais en contact avec les gens du « cru », mais de résider dans leur maison, leurs
meubles, d’une certaine façon leur intimité pendant leur absence. Occuper les lieux lorsqu’ils sont vides et
les « remplir » :
83
« aller vivre temporairement dans le lieu de vie permanent d’autres personnes est une expérience
nouvelle qui joue des décalages temporels (le quotidien de ceux qui prêtent pour le hors-quotidien
de ceux qui en usent temporairement, avec l’illusion d’une plongée dans le quotidien d’un lieu
étranger) ainsi que de l’homologie des lieux échangés, généralement métropolitains (type New
York / Paris) tout en profitant du différentiel des lieux. En effet, l’échange des logements permet
d’évaluer l’idée qu’on se fait de la qualité des lieux, ainsi, de ce fait, que des gens qui habitent un
même genre de lieu. Ce faisant, en accédant à l’intimité des autres, on repousse les bornes de
l’altérité sans pour autant nécessairement favoriser la rencontre avec l’autre car, comme dans
d’autres habitats de vacances, rien n’empêche de se replier entre soi. » (Ceriani et alii, 2005)
Au final, l’un des moteur actuels de l’habiter touristique consiste en un double mouvement
d’occupation du plein et du vide, se réactualisant sans cesse à l’aune de chaque époque historique et avec
des populations touristiques différentes, mais en filiation avec la posture aristocratique du 18ème siècle.
Aujourd’hui sont exploités tous les lieux et les temps possibles pour produire de la nouveauté dans
l’habiter. Mais ce mouvement ne rend compte que d’une facette de notre habiter touristique des lieux, il en
est d’autres qui participent au renouvellement des lieux concernés.
3. L’Habiter polymorphe.
Deux siècles d’histoire du tourisme ont favorisé la démultiplication des pratiques et des relations
instituées entre les populations et ces lieux induisant la transformation de certaines stations et villes
touristiques. Destinées à l’accueil temporaire, elles sont devenues progressivement un lieu de vie pour des
personnes diversifiées.
Une activité peuplante
L’une des originalités du lieu touristique comme la station est d’avoir été créée pour qu’y
séjournent des personnes, c’est-à-dire pour qui l’habitent temporairement. Jusqu’alors, peu de lieux
avaient été fondés sur ce principe d’habiter, d’autant que les stations en question sont bâties comme les
villes d’une civilisation sédentarisée. Mais le fonctionnement du lieu, même saisonnier, a provoqué la
venue de population résidente à demeure et créant de toutes pièces soit des peuplements humains, ou en en
renforçant certains. Il est des exemples célèbres qui montrent combien le tourisme est une activité
peuplante. Ainsi Brighton est passé de 5000 habitants en 1780 à près de 50000 en 1840 et 120 000 en
1900, formant un ensemble de plus de 200 000 personnes avec Hove en 1995 (Hove étant passé de 2500 à
45 000 habitants entre 1840 et 1900), l’agglomération de Brighton atteignant 430 000 personnes en 1995
(Stock, 2001).
Ce qui n’est pas sans nous interpeller sur les analyses des spécialistes de la ville qui n’hésitent pas
à affirmer : « la création ex nihilo de nouveaux sites de peuplement, de villes nouvelles, est un processus
très marginal par rapport à l’écrasante majorité des processus d’adaptation de lieux déjà habités à de
nouvelles fonctions » (Pumain, 1997). Tout l’argumentaire repose sur l’expression « ex-nihilo », mais quel
sens lui attribuer lorsqu’on observe l’évolution de l’ensemble des côtes des grands pays touristiques de
84
l’Europe comme la France, l’Espagne ou l’Italie, mais aussi de certaines régions de montagne comme les
Alpes bavaroises où Garmisch-Partenkirchen passe de 3000 à 30 000 habitants entre 1840 et 2000 ou
Nice, port de 25 000 habitants au 18ème siècle et commune de 350 000 habitants dont l’aire urbaine atteint
près d’un million d’habitants aujourd’hui ? Il convient alors de ne pas minimiser l’apport du tourisme au
peuplement des lieux du Monde et de reconnaître les effets démographiques de cette activité. Effets qui
prendraient une toute autre dimension si la quantification des habitants d’un lieu ne se limitait pas à leur
seule population résidente permanente, posture qui ne serait pas déplacée dans une société marquée par les
mobilités. Ainsi Benidorm concentre 56 000 habitants mais le lieu atteint régulièrement les 120 000
résidents si l’on tient compte de la fréquentation touristique de séjour et plus de deux millions de touristes
par an. Pour comprendre l’habiter des lieux en général et touristiques en particulier, ne devrait-on pas
intégrer aussi les populations flottantes ? Sans répondre ici, à ces questions et entreprendre ce travail
d’observation, il y a là une piste à exploiter pour mieux saisir la place des lieux dans l’habiter des humains
et dans les hiérarchies, trop souvent fixistes dans leur élaboration.
3.1. La qualité de l’habitabilité des lieux touristiques.
Mais la croissance démographique évoquée ici ne peut s’expliquer par la seule installation des
personnes nécessaires au fonctionnement touristique du lieu. D’autres logiques en rendent compte. En
effet, ces dernières décennies, de nombreuses publications portant sur les retraités et leur mobilité ont
montré que ceux-ci décidaient souvent d’aller vivre dans un lieu fréquenté pendant leur vie active lors de
leurs vacances ou à proximité immédiate (Duhamel 1997, Casado-Diaz, 1999, Lopez-Rios, 2004). Cette
venue d’anciens touristes s’est amplifiée et les actifs ont rejoint plus récemment le mouvement jusqu’à en
constituer parfois le cœur (Duhamel, 1997). Ce mouvement ne se limite pas non plus aux seuls lieux de
séjour touristique puisque des régions comme le Périgord ou la Toscane, fondées davantage sur la visite et
le passage, deviennent la résidence d’anciens touristes. Et l’ancienneté du lieu touristique n’induit pas
l’ampleur de l’installation des touristes : la côte espagnole ou le Languedoc-Roussillon français valent la
Côte d’Azur.
Les raisons inhérentes à l’installation dans des lieux touristiques relèvent de logiques multiples,
parfois difficiles à identifier. D’une part les retraités peuvent trouver dans les lieux touristiques l’atout de
disposer d’un ou de lieux connus, pratiqués, dans le(s)quel(s) ils peuvent posséder une résidence, à l’égal
des villages dont ils sont originaires. La connaissance du lieu est un atout de premier ordre à un moment
de la vie où on se pose la question du « comment vivre ». La fréquentation d’un lieu touristique favorise sa
connaissance. Même unique et partielle, elle existe et fait effet. Car la connaissance du lieu atténue son
altérité et la répétition de la fréquentation peut même aboutir à la réduire au maximum6. Ce lieu/ces lieux
sont intégrés à notre « monde connu » et au sein de la Terra incognita, ce sont des îlots appropriés d’une
certaine manière : « Il convient de retenir l’émergence de lieux non-résidentiels en tant que lieux
d’ancrage identificatoire, et notamment les lieux de vacances qui sont des lieux connotés positivement, et
de ce fait, valorisés. Une certaine régularité construit donc, au cours du temps, le sentiment d’un chez soi
et le sentiment d’appartenance » (Stock, 2004c).
6
Même si cette altérité du lieu se maintient toujours par le fait qu’il s’agit d’un lieu des hors-quotidiens.
85
A cette première qualité s’en ajoutent d’autres plus objectivables. Ces lieux disposent d’un
certain nombre d’équipements sur place ou à proximité, comme les services de santé et cela peut jouer en
faveur du choix d’un lieu touristique plutôt que du village des origines. Pour les actifs, l’attrait d’un lieu
touristique tient à l’offre des opportunités professionnelles liées à leur activité, mais aussi à la nécessité de
développer des services induits par la présence de nouvelles populations résidentes, dont les retraités : une
logique systémique se forge.
Les autres qualités sont dépendantes des caractéristiques même du lieu touristique : un paysage
souvent de qualité, les avantages de l’urbain sans les inconvénients de la ville, à la restriction près que ces
lieux touristiques deviennent infréquentables pendant les grandes saisons touristiques : alors actifs comme
retraités en profitent soit pour partir ailleurs soit pour user du lieu autrement. Enfin, le lieu touristique est
une garantie, comme la ville, de la rencontre, de la sociabilité (Hoyaux, 2003) et de l’anonymat.
3.2. Des lieux de la complexité.
Dès lors, les lieux touristiques deviennent complexes par les populations qu’ils rassemblent et
selon les intentionnalités qu’ils provoquent. De plus en plus, lorsqu’on est touriste, et tout particulièrement
dans les pays occidentaux, on part habiter temporairement dans un lieu habité par d’autres, parfois en
nombre suffisant pour imposer sa vue sur l’espace en question, au détriment des seuls enjeux touristiques
qui ont pu prévaloir longtemps. Ainsi en a-t-il été du développement touristique de la commune de
Campos à Majorque.
Cette municipalité fondée sur l’activité agricole a connu une grave crise de ce secteur à la fin des
années 1980, du fait de la salinisation de la nappe phréatique. Dès lors, les regards se sont tournés vers le
tourisme et le développement d’une station sur le littoral communal, la plage d’Es Trenc. Connue par
ailleurs comme la dernière grande plage « vierge » de Majorque, la réaction de la société majorquine
désormais sensibilisée à l’idéologie environnementaliste, ne s’est pas faite attendre. Sur l’ensemble de
l’île, une alliance nouvelle s’est produite entre espagnols et étrangers européens, souhaitant éviter la
création d’une nouvelle station. Le projet fut enterré d’autant que certains responsables politiques
disposaient, là ou à proximité, d’une résidence secondaire. La commune de Campos s’est vue octroyer la
possibilité de créer un parking payant en guise de lot de consolation. Depuis, les rentrées restent limitées
car les hôtels de Playa de Palma affrètent des cars pour déposer leurs touristes le matin et les rechercher le
soir. Seuls les individuels participent à l’économie touristique de la commune.
De telles évolutions en induisent d’autres qui font évoluer les lieux vers d’autres logiques
adjointes au tourisme, marquées du sceau de l’urbanité. Ainsi en va-t-il de nombreux lieux au Monde qui
ont vu se développer des fonctions de congrès, de séminaires conjointement au tourisme et faire vivre le
lieu hors des saisons touristiques. De stations, ils sont devenus des stations urbaines :
« La création du festival International du Cinéma a été déterminante dans l’évolution de la
fonction d’accueil. Evénement mobilisant tous les médias français pendant quinze jours chaque
année, il permet de maintenir l’hébergement banalisé et tout particulièrement de grands hôtels
comme le Martinez. D’autres espaces profitent de cet événement, tel Antibes où l’hôtel Eden
86
Rock est devenu l’annexe de Cannes. Mais, cela ne pouvait suffire. Les voyages d’affaires et les
congrès sont une autre réponse apportée. […] En 2002, elle a accueilli 21 manifestations
internationales (salons/congrès). Douze hôtels, en plus du palais des Festivals, peuvent accueillir
ce type d’événements et plusieurs milliers de personnes simultanément, avec des infrastructures
assez remarquables : là des salons pour 500 personnes, ici un auditorium de 2 700 places. Avec
une fréquentation de séjour et de passage, on estimait la fréquentation de la Croisette à un million
de personnes en 2000 et la présence de plus de 10 000 lits touristiques. Cannes reste une station
dont l’Office du tourisme, installé au rez-de-chaussée du Palais des Festivals, vient d’obtenir une
4ème étoile : le seul avec Nice sur la Côté d’Azur (65 en bénéficient en France sur 3 600 OTSI
existant). Toutefois, la diversification des activités combinée à l’évolution de la population
montre un recul du taux de fonction touristique7 depuis 10 ans: de 1,95 à 1,48. » (Duhamel, 2003)
Sans remettre toujours en cause la logique touristique, il est des évolutions où la station, à force
d’être urbaine, cesse d’être une station urbaine pour devenir une ville touristique. Nice est sans doute
l’exemple le plus abouti en France et Brighton, l’équivalent britannique : « le succès du tourisme peut
ainsi être si complet qu’il induit des activités qui n’ont de cesse que de l’éliminer dans le contrôle des
lieux et de la poursuite de leur métamorphose » (MIT, 2002).
Cette nouvelle habitabilité des lieux touristiques, et tout particulièrement des stations, remet en
cause l’une de ses composantes fondatrices, « le décor adéquat à leur dimension utopique » (ibid.),
exprimant ainsi la volonté de se placer dans un espace-temps hors-quotidien, pris cette fois dans le sens
d’être hors des conflits sociaux et des tensions qui agitent le Monde. Mais le lieu touristique comme ville
idéale, connaît des ratés aujourd’hui par la présence, en ces lieux, de populations jusque-là absentes :
mendiants, « jeunes de banlieue », et l’occurrence de conflits sociaux. Mais l’apparition de tels
phénomènes ne tient-il pas tout simplement, qu’à devenir des lieux pour vivre, ils sont de moins en moins
des lieux hors du monde. L’habitabilité nouvelle des lieux touristiques ne signifie t-elle pas la fin de leur «
idéalité » ?
4. En guise de conclusion : lieux touristiques, système de l’habiter
et Monde.
A l’issue de ces analyses, il apparaît clairement qu’être touriste signifie habiter de manière
différente des lieux dont les caractéristiques comme les évolutions sont en recomposition. Dans le même
temps, le « sens » des lieux touristiques change au cours de la vie des personnes qui les pratiquent et qui
leur confèrent une place qui a sans doute évolué au fil du temps. Ce dernier aspect nous apparaît comme
essentiel pour saisir notre habiter des lieux touristiques, et l’une des facettes permettant de mieux analyser
notre habiter du Monde.
7
Il s’agit du rapport entre nombre de lits touristiques et population permanente.
87
4.1. Le lieu touristique comme lieu identitaire.
Nous sommes tous marqués par une série de lieux tout au long de notre vie et parmi ceux-ci
certains sont de véritables lieux identitaires comme le lieu des origines, avec la difficulté liée au fait que
les origines varient selon les personnes8. Il y a là un lien fort possible, tout aussi déterminant que certains
lieux de résidence ou de travail. Ici ce n’est pas tant la durée de fréquentation qui rend compte du lien au
lieu que le mode opératoire de la relation instituée. Comme les coups de foudre pour les personnes, il y a
des lieux qui marquent même si on n’y passe que quelques heures ; parallèlement, le lieu habité, arpenté
pendant des années voire des décennies peut être moins marquant. Origines, résidence, travail constituent
des modes d’être dans les lieux qui nous façonnent parce qu’ils constituent des moments-clés de notre vie.
Les lieux touristiques sont aussi des lieux identitaires, des lieux d’ancrage, « [ils] deviennent les
référents pour l’identité » (Stock, 2005a). Dans les sociétés occidentales, même lorsque le taux de départ
en vacances ne dépasse pas 60 %, le tourisme concerne beaucoup de monde sur des lieux extrêmement
variés. La répétition de la fréquentation temporaire d’un lieu identique ou d’un même type de lieu
participe pleinement de la constitution de notre identité. Les expériences touristiques sont aussi
formatrices que les expériences résidentielles, professionnelles, migratoires. L’aspect temporaire n’ôte rien
à l’efficience de la rencontre et leur poids peut se renforcer en devenant « les seuls lieux stables9 dans un
univers marqué par une grande mobilité. » (Stock, 2005b).
Aujourd’hui, dans des pays à l’histoire touristique longue, le lieu touristique, et tout
particulièrement certaines stations, peuvent même devenir un lieu des origines où se tient la maison de
famille. Fréquenté depuis plusieurs générations, résidence permanente des grands-parents à la retraite, ce
lieu est devenu une lieu d’ancrage et identitaire pour une partie des descendants, et tout particulièrement
les petits-enfants qui ont pu y passer la plupart de leurs vacances scolaires. Ces lieux appartiennent alors à
leur histoire, depuis la naissance et se trouvent associés à de nombreux souvenirs, bons ou mauvais. Ce qui
n’est pas sans provoquer des difficultés avec les parents qui n’entretiennent pas toujours le même rapport à
ce lieu.
4.2. Ces lieux qui nous habitent.
Et ce problème du lien au lieu par les sentiments, les émotions, les souvenirs pose un autre aspect
de l’habiter en général, touristique en particulier. Car de même que nous habitons des lieux, des lieux
nous habitent. Et par ce double mouvement permanent, évolutif, nous habitons le Monde, redéfinissant
sans cesse notre identité. Car, où que nous soyons, quoique nous vivions, nous portons en nous les lieux
qui nous ont marqués, qui nous habitent. Et ceux-ci participent à la constitution de notre mode d’habiter.
Et si les critères économiques, sociaux ou culturels interviennent à leur manière dans notre constitution
personnelle, les lieux sont autant à prendre en compte dans l’histoire d’un individu pour saisir son
cheminement.
8
lieu de leur naissance et/ou lieu de vie de certaines membres de la famille avec lesquels des liens forts existent et/ou lieu de la
maison de famille, où vit notre aïeul.
9
C’est nous qui soulignons.
88
D’un point de vue plus strictement géographique, cette idée du lieu qui nous habitent voire qui
nous « hante » parfois, repose la double approche de la proximité et d’éloignement comme le propose A.
F. Hoyaux : « Ainsi des éléments éloignés dans le temps et l’espace peuvent être présents à la conscience
de l’être-au-monde et inscrire son mouvement, sa réflexion et ses actions dans l’ici et maintenant. De
même, certains éléments potentiellement présents peuvent être absents dans l’activité perceptive, cognitive
et réflexive et signifier implicitement une volonté de les refouler. En réalité, il semble nécessaire de
redéfinir, pour chaque être, un monde, qui est le sien10, et qui caractérise ses propres rapports spatiaux,
sociaux et temporels. […] il est donc possible de configurer le monde de l’être-là dans la
multidimensionnalité des différents territoires qu’il rapproche ou exclut.» (2003).
Alors on peut vivre dans l’attente de retourner dans tel ou tel lieu, et se tenir au courant de ce qui
s’y passe faute de mieux. Et on pense tout particulièrement ici aux migrants qui, par l’antenne satellite
restent en contact avec le pays d’origine. Une réelle proximité peut alors s’instaurer dans les ressorts de la
migration et du déplacement touristique par le rapport aux lieux « délaissés ». Difficile alors de ne pas
habiter deux lieux à la fois. Cette sensation ressentie par les migrants est qualifiée par certains chercheurs
« d’entre deux » alors qu’ils sont des deux, d’ici et d’ailleurs alternativement et concomitamment. Pour les
touristes, cela peut résoudre par la « double résidence », être ici et ailleurs à des moments différents de
l’année.
4.3. Le Monde en partage.
Tout cela montre que le tourisme alimente pleinement notre habiter au Monde et le fait évoluer.
Mais habiter touristiquement le lieu, ce n’est pas le capter à son seul profit, c’est le partager globalement
avec les autres, touristes comme autochtones, même si quelques élites s’en réservent quelques-uns. Cela
ne dure jamais car leur présence exprime l’habitabilité du lieu et produit l’arrivée d’autres personnes. On
n’est officiellement exclus de nulle part, sauf dans les pays fermés aux étrangers.
Dès lors « mettre l’accent sur l’habiter nous fait ainsi passer d’une morale du chacun-chez-soiune-bonne-fois-pour-toutes à une éthique de l’espace qui ne nous laissera plus jamais tranquille : habiter le
monde sans le rendre pour d’autres, pour tous les autres, et pour soi-même parmi eux, inhabitable, tel est
l’enjeu de l’action spatiale contemporaine » (Lussault, 2003). Et nous touchons là au cœur même du
processus touristique : « habiter le Monde sans le rendre pour d’autres […], et pour soi-même parmi,
inhabitable ». Si les marchés cherchent à se partager le Monde, les touristes, par leurs modes d’habiter,
partagent le Monde. Car le tourisme, c’est permettre aux autres de venir habiter chez moi jusque dans ma
propre maison et c’est l’autorisation d’aller habiter partout dans le Monde.
10
C’est nous qui soulignons.
89
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ANCIENS ET NOUVEAUX RESIDENTS
SECONDAIRES A
L’ÎLE DE BREHAT
Clotilde BUHOT
Doctorante à l’UMR 6554GEOMER
Université de Bretagne
Occidentale - Brest
Mots clé : résidents secondaires - marché du logement - île de Bréhat.
Résumé - Cet article présente une comparaison entre anciens et nouveaux résidents secondaires dans
l’Île de Bréhat, à travers leur participation au marché immobilier. Les copies d’actes notariés collectées permettent
d’établir un profil relativement précis de chacune de ces deux générations de résidents secondaires : ceux qui ont
vendu durant la période 1990-2002 et ceux qui ont acquis un pied-à-terre au cours de ce même intervalle. Cette
méthode statistique permet de cerner ce type de population intermittente par des informations relatives à leur âge,
profession, provenance géographique et leur lieu d’implantation dans l’île et de mesurer leurs évolutions.Les
informations exposées ici peuvent servir de point de départ pour une approche qualitative ultérieure.
Key words : second home residents - market of housing - island of Bréhat.
Summary - This article presents a comparison between former and new secondary residents in the
Island of Bréhat, through their participation in the real market. The copies of notarial acts collected make it
possible to establish a relatively precise profile of each one of these two generations of secondary residents : those
which sold during the period 1990-2002 and those which acquired a pied-à-terre during this same interval. This
statistical method makes it possible to determine this type of intermittent population by information relating to
their age, profession, geographical source and their site in the island and to measure their evolutions. Informations
exposed here can be used as starting point for a later qualitative approach.
Stichworte : Bréhat – Immobilienmarkt – Wohnen – Zweitwohnungsbesitzer.
Zusammenfassung - Dieser Aufsatz stellt einen Vergleich zwischen « alten » und « neuen »
Zweitwohnungsbesitzer auf der Insel Bréhat anhand ihrer Mitwirkung am Immobilienmarkt vor. Kopien von
Notariatsakten erlauben ein relativ präzises Profil dieser zwei Generationen von Zweitwohnungsbesitzern zu
erstellen : diejenigen, die zwischen 1990 und 2002 verkauft haben, und diejenigen, die in derselben Periode
gekauft haben. Diese statistische Methode erlaubt es, diesen Bevölkerungstyp durch Informationen zu Alter,
Beruf, geographischer Herkunft und Standort auf der Insel sowie ihren Wandel zu bestimmen. Die dargelegten
Informationen könnten einer tiefergehenden Untersuchung durch qualitative Methoden dienen.
92
Introduction.
Le phénomène des résidents secondaires sur l’île de Bréhat (Côtes d’Armor) présente un
paradoxe évident : leur omniprésence dans certains secteurs (ils détiennent 74 % du parc immobilier et
sont déjà propriétaires de 56 % du sol) s’oppose à un mode de résidence par définition intermittent. Alors
que les sources statistiques relatives au parc des résidences secondaires sont relativement détaillées au
niveau national ou local, les propriétaires de ces dernières le sont nettement moins. La faute en incombe à
une pratique par essence occasionnelle du logement, rendant complexe toute enquête statistique
approfondie, comme l’a démontré F. DUBOST (1998) concernant les tentatives menées par l’INSEE.
L'approche qualitative permet alors d'établir ponctuellement des catégories de résidents secondaires : selon
la profession, l'âge, l'origine géographique, les pratiques…
Tout en conservant ce découpage thématique, nous avons pu, par le recours aux extraits d’actes
de mutation foncière à titre onéreux, définir précisément le profil des personnes qui ont acheté ou vendu
une résidence secondaire à Bréhat entre 1990 et 2002, afin d’établir une comparaison entre les deux.
Relevant de l'administration fiscale, les extraits d’actes sont des condensés des copies d'actes notariés qui
décrivent en détail chaque transaction immobilière réalisée sur une commune. D'ores et déjà, signalons
que notre définition de la résidence secondaire se limitera ici à tout logement dont le propriétaire n'a pas
déclaré son domicile principal dans la commune (au regard des renseignements recueillis dans les copies
d'actes notariés), acte faisant de lui un résident secondaire.
Cette méthode permet une approche statistique à grande échelle (à l'échelle communale) et
constitue une source de première main, objective et particulièrement riche puisque chaque extrait contient
trois types d’indicateurs fondamentaux. Tout d'abord des informations relatives aux acteurs du marché
(nombre, profession, lieu de domicile, date et lieu de naissance), ensuite des informations sur le prix des
transactions. Enfin, par le biais de la référence cadastrale, les extraits d’actes nous permettent de produire
une donnée spatialisée. Ces renseignements nous permettent ainsi de dresser un profil précis et exhaustif
des résidents secondaires intervenus sur le marché immobilier bréhatin au cours de la période 1990-2002
et de différencier ceux qui ont acquis un logement sur l'île, que nous nommerons "nouveaux résidents
secondaires", et ceux qui se sont séparés du leur, que nous qualifierons d'"anciens résidents secondaires".
Le présent article compare ainsi le profil de 129 anciens résidents secondaires et de 145 nouveaux.
1. Les résidents secondaires à Bréhat : un phénomène ancien
mais relativement discret jusqu’aux années 1950.
À l'île de Bréhat (comme à Belle-Île ou l’Île-aux-Moines), si l’isolement et/ou l’originalité des
paysages ont su, dès la seconde moitié du XIXème siècle, capter l’attention d’artistes et de quelques riches
anonymes (comme celle des scientifiques et des intellectuels après eux), ces touristes souvent célèbres
n’en auront pas moins que peu d’influence. Ils se remarquent alors plus qu’ils ne modifient les données
sociales, économiques et paysagères de l’île (BRIGAND, 2002). L’attachement est alors souvent
93
temporaire, ils louent une résidence de vacances mais n’en acquièrent une que très rarement. À l’inverse,
les touristes issus de la bourgeoisie qui leur succèdent au début du XXème siècle semblent véritablement
marquer le début du phénomène des résidences secondaires : ils rénovent les maisons ou en construisent
de nouvelles ; c’est à eux que l’on doit les constructions extravagantes et quelques unes des plus
remarquables maisons bréhatines construites en granit rose.
Parfois la résidence secondaire se transforme en maison de famille et devient alors le point
d’ancrage des relations familiales, parce que participant à l’unité et à l’histoire de plusieurs générations
(PÉRON F., 1993). Ce mouvement s’amorce lors du départ de nombreuses familles de l’île à la fin du
XIXème siècle, souvent parce que les enfants poursuivent leurs études et doivent ainsi être scolarisés sur
le continent, où la famille choisit de s’établir. La maison de Bréhat devient alors celle des vacances. L’île
offrant peu d’opportunités de travail, le phénomène s’amplifie, d’autant plus que la vente de la maison
permet l’installation sur le continent ; cet exil est d’autant plus définitif pour certaines familles qui n’y
disposent plus d’attaches (fig.1). À la même époque, les touristes sont de plus en plus nombreux à acquérir
une résidence de vacances. En 1939, Bréhat comptait déjà un tiers de résidences secondaires, soixante ans
plus tard, elles composent les 3/4 du parc des logements¹.
Figure n° 1 - Localisation de l’Île de Bréhat.
2. De nouveaux résidents secondaires dotés d'un pouvoir d'achat
supérieur ?
Cette omniprésence des résidents secondaires dans la structure de la propriété immobilière se
reflète donc logiquement sur le marché du logement. Ils réalisent à eux seuls près de 80 % de l'ensemble
94
des transactions immobilières dans l'île : 85,3 % des achats et 75,8 % des ventes. En conséquence, il
apparaît qu'à Bréhat, ce sont eux qui influencent fortement les prix.
Outre l'écart significatif des prix entre résidents secondaires et principaux sur lequel nous n'allons
pas nous étendre ici1, on observe également une différence entre les prix d’achat et de vente des résidences
secondaires. Ainsi, alors que le prix d'achat moyen d'une résidence secondaire est de 227 000€ sur la
période 2000-02, le prix moyen de vente est de 185 000€ (soit 20 % de moins).
Comment expliquer un tel écart ? Les biens vendus seraient-ils en moins bon état ou moins bien
placés que les autres ?
L'une des lacunes des extraits d'actes vient de l'absence de précisions sur l'état de confort,
l'architecture et la surface habitable des logements. Toutefois, grâce à la description précise des pièces
composant chaque logement, nous sommes parvenus à déterminer que leur nombre était identique dans les
deux cas (5,3 pièces). De plus, il est peu vraisemblable que la localisation soit si différente. Serait-ce alors
dû à un pouvoir d'achat des nouveaux résidents secondaires supérieur à celui des anciens ?
3. Les actifs investissent et les retraités vendent.
La catégorie socioprofessionnelle constitue un excellent indicateur du pouvoir d’achat ainsi que
du niveau éducatif ou culturel des individus (et ce malgré certaines imprécisions inhérentes à ce type de
classement). La figure 2 montre un déséquilibre évident entre nouveaux et anciens résidents secondaires.
Les premiers sont dans près de 9/10e des cas des actifs occupés alors que les seconds sont pour les 3/4 des
retraités (fig.1).
Près de 70 % des acquéreurs d'une résidence secondaire appartiennent à la catégorie des cadres et
professions intellectuelles supérieures. Si les artistes se font plutôt discrets ces dernières années, les cadres
supérieurs, ingénieurs et un grand nombre de professions libérales composent la majorité des nouveaux
résidents secondaires. Les actifs issus des professions intermédiaires composent environ 10% de
l’échantillon, soit un chiffre proche de celui des retraités (12 %) ; il faut par ailleurs noter qu’aucun
ouvrier n’a été enregistré et que seulement 1% des achats a été le fait d'employés. La surreprésentation des
cadres peut à elle seule expliquer l'écart de pouvoir d'achat.
La différence actifs-retraités explique la différence d'âge constatée : une résidence secondaire à
Bréhat s'achète en moyenne à 49 ans et se revend vers 63 ans. On observe sur la figure 3 le décalage entre
l’âge d’acquisition et celui de la vente. Il apparaît alors que la maison est acquise majoritairement entre 40
et 55 ans (ce qui correspond également à la période de la vie active où les capacités financières sont
maximales) et qu'elle ne se conserve que peu de temps après.
1
RGP 1999, INSEE
95
Figure n° 2 - Deux profils socioprofessionnels
très différents…
Figure n° 3 - …Qui s’expliquent
par la différence d’âge.
4. À Bréhat, la résidence secondaire se conserve en moyenne 14
ans.
L’accès à l'île et les contraintes de la vie insulaire (même si elle n’est qu’intermittente) peuventils expliquer la revente ? Le contexte insulaire pourrait en effet justifier que seulement 5 % des résidents
secondaires aient plus de 70 ans au moment de l'achat.
Dans tous les cas, il semble que le changement de propriétaire se fasse assez rapidement : en
considérant le temps écoulé entre l’année d’acquisition de la maison par un résident secondaire et sa
revente (à un autre résident secondaire) entre 1990 et 2002, l’intervalle moyen est de 14 ans. 50 % des
reventes interviennent moins de 10 ans après l’acquisition et seulement 1/3 des résidences est conservées
au-delà de 20 ans.
5. Les origines familiales comptent de moins en moins.
Ceux qui ont acquis une résidence secondaire depuis 1990 la conserveront-ils plus longtemps ?
Rien n’est moins sûr. Les origines bréhatines sont de moins en moins fréquentes chez les résidents
secondaires qui ont acquis une maison sur l’île ces dernières années.
Bien qu'il nous soit impossible de quantifier la proportion de ces acquéreurs ayant fréquenté l’île
depuis leur enfance, on notera toutefois que les origines familiales interviennent peu fréquemment. Parmi
les 129 résidents secondaires ayant vendu leur maison entre 1990 et 2002, 14 % étaient nés sur l'île et 14
% dans le département des Côtes d'Armor. Sur les 145 nouveaux, deux seulement sont nés à Bréhat et 18
96
autres dans les Côtes d’Armor2. L'origine insulaire serait donc de moins en moins un facteur motivant
l’acquisition d’un pied-à-terre dans l’île. Le "retour au pays" ne peut justifier à lui seul la décision
d’investir à Bréhat. Les motivations des acheteurs sont donc à rechercher ailleurs.
Les extraits d'actes nous renseignant sur le lieu de domicile principal, nous pouvons alors définir
la distance avec l'île.
6. Anciens résidents secondaires : bretons et franciliens en tête.
Les personnes domiciliées en Île-de-France et dans le Nord-Ouest (principalement la Bretagne)
ont constitué la très grande majorité des résidents secondaires ayant vendu leur maison pendant les années
1990 (tab.1). On peut sans problème avancer l'hypothèse qu'ils étaient alors les principaux propriétaires de
résidences secondaires sur Bréhat ; les autres intervenant très peu. Au sein de ces grandes régions, la
figure 4 précise leur répartition géographique. On peut alors remarquer le poids des résidents secondaires
de Seine-Maritime (notamment du Havre) où de nombreux Bréhatins, travaillant dans la Marine
Marchande, ont migré au XIXème siècle, mais surtout celui des Parisiens qui représentaient un tiers des
"anciens" résidents secondaires. De manière plus générale, un rayon de 400 km marquait l'aire de
recrutement de plus de 80 % des résidents secondaires, un autre plus réduit de 200 km englobait déjà 28
% d'entre eux.
Tab. n °1 - Origine géographique des anciens et nouveaux résidents secondaires (1990-2002).
Part dans les ventes
Part dans les acquisitions
Île-de-France
43 %
58 %
Nord-Ouest
42 %
23 %
Nord-Est
4%
5%
Sud-Est
4%
5%
Sud-Ouest
2%
2%
Etranger
5%
8%
Source : Extraits d'actes 1990-2002.
Parmi les résidents secondaires les plus nombreux à avoir acquis un logement depuis 1990
viennent les Franciliens, Parisiens en tête (fig. 4). Ces derniers ont acquis 1/5e des maisons mises en vente
entre 1990 et 2002. Si on leur agrège l’ensemble des résidents secondaires domiciliés dans les autres
départements d’Île-de-France, la proportion monte à 58 %. La clientèle de la capitale et de ses environs
constitue alors plus de la moitié des nouveaux propriétaires de maisons à Bréhat ! Deuxième groupe par
ordre d’importance, les résidents secondaires domiciliés dans le quart Nord-Ouest qui ont acquis 23 % des
maisons mises sur le marché, avec principalement les Costarmoricains. Enfin, la participation des
2
Les Bréhatins naissent à l’hôpital de Paimpol depuis le milieu des années 1950, d’où l’intérêt d’inclure les Côtes d’Armor dans nos
calculs.
97
résidents secondaires du reste de la France reste marginale, bien qu'en légère augmentation (tab.1) ; tout
comme celle des personnes domiciliées à l’étranger, qui représentent à elles seules 8 % des nouveaux
résidents secondaires.
7. Nouveaux résidents secondaires : le recul des Bretons face à la
progression des Franciliens.
Le nombre de départements où est domicilié au moins un nouveau ou un ancien résident
secondaire est resté stable (fig.4-5). Cependant, un léger rapprochement s’opère entre le domicile principal
des nouveaux résidents secondaires et l'Île de Bréhat : ils sont désormais moins nombreux à venir des
départements situés au sud d’une ligne Bordeaux / Lyon mais par contre, proviennent davantage des
départements limitrophes de la mer de la Manche. Le pourcentage de résidents secondaires vivant à moins
de 400 km de Bréhat reste toutefois constant (80 %).
L'augmentation du poids des Franciliens (ils sont passés de 43 % à 58 %) est visiblement
compensée par la très forte diminution des habitants du Nord-Ouest. Ils sont désormais deux fois moins
nombreux à acheter qu'à vendre. Auparavant essentiellement domiciliés en Bretagne (Côtes d'Armor en
tête) et en Seine-Maritime en raison des liens familiaux, les nouveaux résidents secondaires proviennent
aussi de Basse-Normandie ou du Nord-Pas-De-Calais, où l'origine insulaire ne joue visiblement pas, là
non plus, de rôle.
Figure n° 4 - Provenance géographique des résidents secondaires ayant vendu un logement
sur Bréhat (1990-2002).
98
Figure n° 5 - Provenance géographique des résidents secondaires ayant acquis un logement sur
Bréhat (1990-2002).
Peut-être le rapprochement géographique des nouveaux résidents secondaires est-il fortement
influencé par le temps nécessaire pour se rendre à Bréhat ? Il est indéniable que les horaires du bateau sont
un élément déterminant sur la fréquentation de la résidence secondaire. Si le temps de trajet moyen varie
de 2h à 5h30 (selon le moyen de transport choisi) pour les Franciliens, il est beaucoup plus rapide pour les
habitants des départements limitrophes, mais reste très long pour ceux du reste de la France et de
l’étranger : il faut 7h en voiture depuis Lille, 9h depuis Lyon et 12h de trajet depuis Marseille. En effet,
quel que soit leur lieu de domicile principal, tous doivent calculer leur heure du départ en fonction du
dernier bateau le soir (la majeure partie de l’année, il est à 18h).
Afin de passer un week-end sur l’île, les Franciliens doivent ainsi partir dès le vendredi midi ou
en début d’après-midi, ce que les résidents secondaires habitant le reste de la France (NE, SE ou SW) ne
pourront pas faire. Pour ces derniers, la fréquentation de l’île sera sûrement plus épisodique et se
conjuguera surtout avec les périodes de grandes vacances ou de week-ends prolongés.
8. L’implantation des résidents secondaires dans l’espace
insulaire.
Justement, de la fréquentation de la résidence secondaire, de la durée des séjours… mais aussi du
pouvoir d’achat ou tout simplement du hasard lié à la transaction… dépendra la localisation dans l’île.
Bréhat se parcourant uniquement à pied (les voitures y sont interdites), la proximité du bourg
situé au centre est de l’île sud est tantôt recherchée par certains pour les commerces et l’animation qui en
résulte, ou justement évitée en raison des mouvements occasionnés. Si les avis sont partagés,
99
l’omniprésence des résidents secondaires sur le marché permet difficilement de déterminer quel secteur ou
quel espace est privilégié ou, au contraire, déprécié.
Nous avons déjà évoqué le fait que les résidents secondaires réalisent environ 8/10e des
transactions, ce qui laisse peu de marge de manœuvre aux autres catégories d’acquéreurs (fig. 6).
Afin de définir précisément la localisation des anciens et des nouveaux résidents secondaires,
nous avons procédé à un découpage de l’île selon les sections cadastrales. Notons que malgré la précision
des données, nous ne pouvons dresser une cartographie à la parcelle ou à l’îlot en raison de la
confidentialité des données, notamment dès lors qu’il s’agit des prix ou de toute information susceptible
de participer à l’identification de l’une des deux parties en présence. Nous nous contenterons donc ici d’un
découpage selon les neuf sections que comporte le cadastre.
Au regard de la figure 6, il apparaît qu’anciens et nouveaux résidents secondaires se localisent de
manière quasi-identique : le nombre de logements acquis est très proche de celui des logements vendus
dans sept des neuf sections cadastrales. Ce qui n’est pas le cas pour les résidents principaux et les
personnes morales (fig. 6). Pour les premiers, les logements acquis sont très nettement inférieurs à ceux
vendus (d’où une perte de logements dans tous les secteurs de l’île). Pour les secondes, la situation est
inverse : les acquisitions sont toujours supérieures aux ventes (fig. 6).
Figure n° 6 - Localisation des transactions des différents acteurs du marché du logement - Bréhat
(1990-2002).
Une analyse plus fine de la répartition des résidents secondaires s’impose donc. Nous avons
choisi de définir la localisation des résidents secondaires dans l’espace bréhatin selon leur lieu de domicile
principal ; nous aurions également pu procéder à une sélection reposant sur les catégories
socioprofessionnelles (ce qui nous aurait permis d’observer où se concentrent les cadres ou les artisans et
commerçants par exemple) ou l’âge (y a-t-il une répartition différente entre actifs et retraités ?), mais il
nous est apparu que ces deux éléments variaient principalement en fonction du laps de temps écoulé entre
l’acquisition de la résidence secondaire et sa revente.
100
L’analyse de la localisation des résidents secondaires dans l’espace bréhatin selon leur
provenance géographique permet en outre d’approfondir l’étude du recul des Bretons au profit des
Franciliens, préalablement constatée.
9. La répartition des anciens résidents secondaires : un quasi
partage de l’île entre des Bretons localisés à l’est et des Franciliens
majoritairement installés à l’ouest et au sud-est.
Nous avons choisi de cartographier les résidents secondaires selon quatre zones de domiciliation :
l’Île de France (départements 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94 et 95), la Bretagne (22, 35 et 56), le reste de la
France (Île de France et Bretagne exclues) et enfin l’étranger (y compris les DOM-TOM).
Concernant les résidents secondaires qui ont vendu, il ressort de la figure 7 que les Franciliens
étaient principalement localisés à l’ouest de l’île, dans le bourg et au sud-est et leur proportion était faible
au nord et nord-est du bourg. Les Bretons étaient par contre surreprésentés à l’ouest des îles nord et sud de
Bréhat. Enfin, Pour les résidents secondaires vivant dans le reste de la France et à l’étranger, la disposition
est moins nette, d’autant plus pour les seconds dont le poids était minime - à peine 4 % -(fig.7).
Figure n° 7 - Répartition des anciens résidents secondaires à Bréhat (1990-2002).
10. Vers un rééquilibrage ?
La localisation est moins tranchée concernant la localisation les nouveaux résidents : certes, la
proportion des Franciliens est toujours supérieure à la moyenne dans les secteurs du bourg, du nord de l’île
sud et vers Kérarguillis, mais leur part dans l’ensemble des résidents secondaires diminue au Guerzido et à
l’ouest du bourg (fig.8). Dans ces deux secteurs, ce sont les habitants de province qui marquent le pas, tout
comme dans l’ensemble de l’île nord : ils semblent dorénavant privilégier les pointes méridionale et
septentrionale de Bréhat. Les résidents secondaires bretons sont aujourd’hui moins concentrés sur la côte
est, ils se recentrent visiblement au nord et à l’ouest de l’île sud (fig.8). Enfin, même si la proportion des
résidents secondaires vivant à l’étranger est faible, elle progresse rapidement et les acquisitions se sont
réalisées dans presque tous les secteurs de l’île.
101
Figure n° 8 - Répartition des nouveaux résidents secondaires à Bréhat (1990-2002).
La figure 9 permet de comparer le nombre de résidences secondaires gagnées ou perdues dans
chaque secteur. Le nombre de logements appartenant à des résidents secondaires vivant en Île de France
augmente dans les secteurs où ils étaient les moins nombreux. Le bilan dressé montre bien le recul des
Bretons essentiellement sur la côte orientale de Bréhat (perte de 9 logements sur la période 1990-2002),
les gains sont limités et se concentrant exclusivement dans la partie occidentale de l’île sud (fig.9). Le
poids des résidents secondaires domiciliés en province reste faible, les pertes se concentrant
principalement entre le bourg et le Pont ar Prat. Enfin, le poids des étrangers et expatriés est encore faible
mais la progression est constante et concerne 7 des 9 sections cadastrales.
Figure n° 9 - Bilan du nombre de résidences secondaires à Bréhat (1990-2002).
De même que les extraits d’actes nous ont permis une analyse de la répartition des résidents
secondaires dans l’espace bréhatin, nous pouvons également établir une cartographie précise du prix des
résidences secondaires et leur évolution depuis 1990.
102
11. Une très grande variabilité des prix des résidences
secondaires à Bréhat.
En ne tenant compte que les prix des résidences secondaires, trois secteurs paraissent plus prisés
que les autres : il s’agit de la pointe SE (Guerzido) et des extrémités NW de l’île nord et SW de l’île sud :
le Birlot et Kérarguillis (fig.10). Comment expliquer les écarts de prix constatés (de 30 à 66 % supérieurs
à la moyenne) avec les autres parties de l’île ?
Au Guerzido se trouve la seule véritable plage de l’île. Les propriétés y sont en outre
essentiellement construites en granit rose, le secteur a très tôt été convoité par les résidents secondaires.
Pour les deux pointes NW de Bréhat (autour de l’anse de la Corderie), il s’agit avant tout de zones
faiblement urbanisées, où les jardins jouxtant les maisons sont de grande taille et le plus souvent clos ; les
propriétés y sont plus vastes que dans le reste de l’île. De plus, l’ouest de l’île nord est caractérisé par un
paysage de landes et est relativement isolé, même si cet isolement est bien moindre que du côté de
Kervarabès.
Alors que les prix dans ces trois secteurs dépassent très nettement les 226 000 € (soit le prix
moyen d’une résidence secondaire sur Bréhat entre 2000-02), dans le reste de l’île, les prix sont jusqu’à
40% inférieurs, notamment dans le bourg et sa périphérie immédiate (fig.10). Faut-il y établir un lien entre
la concentration des commerces et de la population permanente dans le bourg et des prix moins élevés ?
Le bourg serait-il justement moins cher parce que c’est le "centre économique" de l’île ?
Excepté le secteur du Birlot où les prix des résidences secondaires ont plus que doublé entre
1990-92 et 2000-02, c’est justement dans le bourg et ses alentours que les résidences secondaires ont pris
le plus de valeur : jusqu’à + 73 % (fig.10).
Figure n° 10 - La distribution des prix des résidences secondaires - Bréhat (1990-2002).
103
12. Un pouvoir d’achat inégal entre résidents secondaires.
Il est par contre plus délicat d’établir un parallèle entre l’augmentation des prix sur la période
1990-2002 et l’origine géographique des acheteurs. Seules les données statistiques autorisent des
comparaisons du pouvoir d’achat respectif de chaque type de résidents secondaires.
Ceux qui possèdent les moyens financiers les plus importants sont les résidents secondaires
domiciliés à l’étranger (budget supérieur à 300 000 €), puis viennent ceux vivant en province, suivis de
près par les Franciliens (respectivement 276 000 et 256 000 €). Enfin, les Bretons viennent loin derrière, le
budget moyen est de 148 000€ soit 80 à 100% de moins que les trois autres catégories de résidents
secondaires.
On retrouve la même échelle de prix concernant les résidences secondaires vendues. Les prix de
vente des maisons appartenant à des Bretons se sont vendues en moyenne 140 000 € et celles vendues par
les habitants de province ou d’Île de France : entre 212 000 et 280 000 €.
13. Au-delà du marché, les résidents secondaires s’investissent
ponctuellement dans la vie politique et associative de l’île
Le poids des résidents secondaires ne se mesure pas seulement à l’aune de leur patrimoine
immobilier. Être propriétaire d’un logement sur l’île conditionne l’octroi de certains droits comme voter
ou obtenir un tarif préférentiel pour le bateau. Nombreux sont les résidents secondaires à s’investir dans la
vie politique ou associative de Bréhat.
C’est notamment le cas sur la liste électorale : sur les 470 électeurs que compte l’île 3, 179
seulement peuvent être considérés comme des habitants principaux, la liste électorale est donc composée à
62 % de résidents secondaires 4, mais un seul siège au conseil municipal (il est d’ailleurs originaire de
l’île).
L’inscription sur la liste électorale était autrefois la condition pour bénéficier d’un titre de
transport à tarif réduit, cela pourrait expliquer cette proportion. Mais ce n’est vraisemblablement pas dans
cette optique que tant de résidents secondaires se sont faits enregistrés à Bréhat. Au-delà de l’économie
réalisée sur chaque trajet, il semble que certains résidents secondaires aient un réel désir d’intégration.
Certains se sont d’ailleurs lancés dans la rédaction d’ouvrages sur l’histoire de l’île ou sur son patrimoine
bâti. La réhabilitation de ce même patrimoine et la protection et la mise en valeur de la nature et de
l’environnement insulaire sont aussi des actions menées majoritairement par les résidents secondaires dans
le cadre d’une association (Vivre à Bréhat).
Certains d’entre eux ont bâti une relation étroite avec l’île en la fréquentant régulièrement. Parce
que la résidence secondaire réunit parfois plusieurs générations lors des réunions familiales importantes
comme Noël, elle est choisie pour y célébrer les grands événements et notamment le mariage. Ainsi, sur
3
4
Pour s’inscrire sur la liste électorale à Bréhat, il faut être résident permanent ou justifier 5 ans de taxe d’habitation.
Liste électorale 2002, mairie.
104
les 13 mariages recensés à Bréhat en 1998 et 1999, 2 seulement étaient le fait de Bréhatins (natifs ou
résidents principaux). Sur les 7 mariages de l’année 1999, 1 a été célébré à Bréhat parce que l’époux et les
parents étaient bréhatins, les 6 autres sont le fait de couples de Parisiens ou de la région parisienne, dont
les familles possédaient toutes une résidence secondaire sur l’île. Outre le mariage, on choisit aussi Bréhat
comme dernière demeure, comme l’écrit M. PERROT (1998) « Faute de pays natal revendiqué, on
s’offre un pays funéraire ».
Le meilleur exemple de cette symbolique est celui des résidents secondaires domiciliés à
l’étranger. Certes, ils ne représentent (encore) que 8 % des nouveaux résidents, mais leur poids s’accroît
chaque année. Une majorité d’entre eux est composée par des expatriés, dont beaucoup ne possédaient
plus de domicile en France, l’acquisition d’une résidence secondaire à Bréhat est l’occasion de se
constituer une maison.
Conclusion.
À partir d’un échantillon de 274 résidents secondaires intervenus sur le marché du logement entre
1990 et 2002, les informations contenues dans les extraits d’actes nous permettent de mieux cerner anciens
et nouveaux résidents secondaires à Bréhat. Les données obtenues sont à la fois variées, d’une grande
précision et reposent sur un échantillon suffisamment large pour autoriser une analyse statistique fine et
une représentation spatiale qui l’est tout autant.
Le profil des résidents secondaires a changé. Certes, les différences d’âge et de catégorie
socioprofessionnelle matérialisent finalement la durée de détention du logement. Mais pour le reste, les
copies d’actes notariés nous permettent d’affirmer que leur origine géographique et leur localisation dans
l’île se sont sensiblement modifiées. Leurs attaches à l’île sont désormais moins le fait d’une origine
familiale que d’une fréquentation régulière de la résidence secondaire.
Si l’analyse des extraits d’actes nous permet de dresser le profil des résidents secondaires ayant
acquis ou vendu un logement au cours de la période 1990-2002, il nous est impossible de confronter les
résultats obtenus avec une approche qualitative. En effet, la confidentialité des données proscrit toute
recherche complémentaire sur les acteurs du marché. Des entretiens pourraient néanmoins être entrepris à
partir des types de résidents secondaires observés dans les transactions, ce qui nous permettrait de
connaître davantage leurs pratiques de - et dans - l’île.
Quoiqu’il en soit, en réalisant près de 80 % des transactions d’achat sur l’Île de Bréhat, les
résidents secondaires participent activement à une pression foncière qui exclut progressivement et
irrémédiablement les jeunes insulaires. La municipalité se voit alors contrainte de financer en partie la
construction de logements sociaux, seule alternative pour ceux qui souhaitent encore travailler et vivre sur
Bréhat : en ce sens, l’habiter des résidents secondaires conditionne aujourd’hui celui des résidents
principaux.
105
Bibliographie.
BRIGAND L., 2002, Les îles du Ponant. Histoires et géographie des îles et archipels de la Manche et de
l'Atlantique, Éditions Palantines, 480 p.
DUBOST F. (sous la direction de), 1998, L’autre maison : la « résidence secondaire », refuge des
générations, Éditions Autrement, Mutations n°178, 183 p.
PÉRON F., 1993, Des îles et des hommes, l’insularité aujourd’hui, Éditions de la Cité - Ouest-France
Éditions, 287 p.
PERROT M., 1998, "La maison de famille", pp. 38-67, in L'espace et son double, de la résidence
secondaire aux autres formes de la vie sociale, Éditions du Champ Urbain, 202 p.
Source.
Extraits d’actes de mutation foncière à titre onéreux, Île de Bréhat, 1990-2002, Hôtels des Impôts de SaintBrieuc.
106
107
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 107-122
HABITER UN LOGEMENT TEMPORAIRE
Le cas des demandeurs d’asile hébergés à
l'hôtel ¹
Florent
HEROUARD
Doctorant Centre de
recherche sur l’Habitat,
UMR 7145 LOUEST
Mots clés : Habiter - Chez-soi - Demandeurs d’asile – Hôtel - Logement d’urgence – Caen.
Résumé - Depuis 1999, le Calvados, et plus particulièrement la ville de Caen, accueillent un nombre
important de demandeurs d’asile. Les structures d’accueil classiques, CADA (Centre d’Accueil pour les
Demandeurs d’Asile) et foyers divers, ont vite été saturées. Les services sociaux ont donc trouvé dans le parc
hôtelier, les places nécessaires pour loger en urgence une partie de cette population. Cet article s’intéresse
particulièrement aux longs séjours dans les hôtels. Il insiste sur les contraintes induites par ce type d’hébergement
pour la constitution d’un véritable chez-soi. Malgré ces contraintes fortes, les demandeurs d’asile accomplissent de
réels efforts pour habiter leur logement provisoire et la ville qui les accueille.
Key words : Dwelling – Home - Asylum seekers – Hotel - Urgent accomodation – Caen.
Abstract - Since 1999, Calvados and particularly the city of Caen, receive an important population of
asylum seekers. Classical structures, CADA CADA (Centre d’Accueil pour les Demandeurs d’Asile) and various
accommodations, were rapidly saturated. Social services have found in hotels, places necessary to accommodate in
urgency this population. This article studies particularly long stays in hotels. It insists on constraints induct by this
kind of accommodation for the constitution of a real home. In spite of these important constraints, asylum seekers
make genuine efforts to live fully their temporary dwelling and the city where they are receive.
Stichworte : Wohnen – Heim – Asylbewerber – Hotel – Notunterkunft – Caen.
Zusammenfassung - $eit 1999 nehmen das Département Calvados und besonders die Stadt Caen eine
grosse Anzahl von Asylbewerbern auf. Die klassischen Beherbungsstrukturen CADA (Centre d’Accueil pour les
Demandeurs d’Asile) und verschiedene Heime erwiesen sich schnell als überfüllt. Die Sozialämter haben sich
deshalb an die Hotels gewendet, um diesen Notfall zu meistern und einen Teil der Asylbewerber unterzubringen.
Dieser Aufsatz interessiert sich für die längerfristigen Aufenthalte in Hotels von Asylbewerbern. Er weist
nachdrücklich auf die Probleme bei dieser Art von Unterbringung für die Konstitution eines wirklichen Heims hin.
Trotz dieser Zwänge versuchen die Asylbewerber die provisorische Wohnung und die Stadt zu
bewohnen.Stichworte : Wohnen – Heim – Asylbewerber – Hotel – Notunterkunft – Caen.
108
La prise en charge des demandeurs d’asile.
Depuis 1999, une population massive de demandeurs d’asile est arrivée à Caen. Les structures
d’accueil ont rapidement été débordées par cette situation inédite. Une plateforme spécifique de prise en
charge, l’ADDA 141, a été mise en place en 2002. Elle accueille tous les nouveaux venus et fait le lien
entre différents services sociaux2 et humanitaires. La compétence pour l’hébergement a été attribuée au
1153, service s’occupant du ¹ logement d’extrême urgence. Il est en contact direct avec tous les foyers
d’hébergement du Calvados. Institutionnellement, les structures propres à héberger les demandeurs d’asile
sont les CADA (Centre d’Accueil pour les Demandeurs d’Asile). Ils existaient déjà dans le Calvados, mais
ils ont vite été saturés par les besoins croissants. Les foyers et autres lieux d’hébergement d’urgence ont
pris le relais des CADA, pour tenter de pallier au manque de place. Or, ils étaient déjà fortement sollicités
par leur fonction première : accueil de SDF, de femmes seules en difficulté, de mineurs retirés à leurs
parents, etc. Quand tout le système a été bloqué par la demande trop forte, les services sociaux ont pris la
décision de loger une partie des demandeurs d’asile, dans les hôtels de Caen principalement, mais aussi de
tout le département. Récemment, différentes actions politiques et sociales ont contribué à faire diminuer
leur nombre dans les hôtels. Au début de l’année 2003, ils étaient 517 alors qu’à la fin de la même année,
ils n’étaient plus que 262. Ce nombre descend à 248 au premier mai 2004 et à 229 au 15 septembre 2004.
45 % des ménages accueillis à l’hôtel sont des couples avec enfants, 18 % sont des femmes seules, 14 %
des couples sans enfant, 11% des femmes seules avec enfants, 9 % sont des hommes seuls et enfin 3 %
sont des hommes seuls avec enfants. Dans ces statistiques des services sociaux, n’apparaît pas la place des
mineurs isolés, qui étaient au début de l’année 2003, une cinquantaine, selon le Conseil Général du
Calvados.
Les services sociaux usent volontiers du terme « hôtels d’urgence » pour parler de ces
établissements qui accueillent les demandeurs d'asile. Cependant, ils ne relèvent en rien de structures
institutionnelles comme les hôtels sociaux ou autres foyers d'accueil. Les gérants d’hôtel pratiquent cet
hébergement de leur plein gré. Leur commerce ne fait l'objet d'aucune réquisition. La plupart des
établissements est classée dans la catégorie tourisme avec étoiles. A Caen et à Lisieux ont été recensés
plus de 30 % d’hôtels pratiquant l’hébergement d’urgence fréquemment ou occasionnellement4. 74 %
d’entre eux sont des hôtels de tourisme avec une ou deux étoiles. Les autres n’ont pas d’étoile5. Quelques
cas d’hôtels trois étoiles ayant pratiqué l’hébergement d’urgence m'ont été indiqués par les services
sociaux ou des articles de presse. Ces hôtels ont pourtant nié cette pratique. Les hôtels de tourisme n’ont
donc rien du foyer ou de l’hôtel social, gérés et réglementés directement par des travailleurs sociaux. Les
gérants ne sont tenus de se soumettre à aucune réglementation spécifique par rapport à leur activité en
partenariat avec les institutions publiques et les associations.
1
Accueil des Demandeurs d’Asile du Calvados.
Conseil Général, Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS), Samu Social, etc.
3
Le 115 est un numéro de téléphone créé, à l’origine, pour l’hébergement des personnes sans abris. Le service qui gère ces appels est
communément appelé par ce numéro. Il dépend du SAMU Social.
4
Ces résultats sont le produit d’une enquête que j'ai réalisée dans tous les hôtels de ces deux villes.
5
A Caen et à Lisieux, les hôtels meublés n’existent quasiment plus, les destructions de la guerre les ayant fait en grande partie
disparaître. Les hôtels sans étoile représentent la plus basse gamme des hôtels de tourisme.
2
109
La durée de séjour des demandeurs d’asile dans le Calvados est variable. Certains peuvent rester
seulement quelques jours puis partir vers une autre destination, souvent l’Angleterre. D’autres restent
plusieurs années6. Nombreux sont les cas de familles ou de personnes isolées vivant à l’hôtel depuis plus
d’un an.
Pour les courts séjours, l’hôtel remplit correctement sa fonction d’hébergement temporaire. Le
problème posé dans cet article concerne les longs séjours. Les hôtels et plus particulièrement ceux de
tourisme ne sont pas adaptés à l’occupation de longue durée : pas de possibilité de s’approprier
physiquement les lieux, d’aménager, pas de possibilité de cuisiner, voire de manger, omniprésence du
gérant et des femmes de chambres, espace de vie réduit, etc. En considérant qu'habiter c'est être
(Heidegger, 1958) et que l'être commence par le bien-être (Bachelard, 1957), autrement dit qu'habiter
commence par une forme de recherche du bien-être, on se demandera dans quelle mesure des personnes
vivant à l'hôtel peuvent trouver un bien-être suffisant pour réellement habiter ? Comment les demandeurs
d'asile peuvent-ils s'établir7 dans ces lieux destinés à n’être normalement que des hébergements
temporaires, qu'ils peuvent difficilement faire leur ? De plus, on peut considérer que le bien-être habitant
s’organise selon trois dimensions : physique (le confort), psychologique (la paix intérieure) et sociale (la
reconnaissance de l’individu par le reste de la société en fonction de son mode d’habitation) (Heidegger,
1958, Pezeu-Massabuau, 2002). Les hommes n’habitent donc pleinement que si ce tryptique est complet.
Il se pose donc la question suivante : dans quelle mesure, ces trois dimensions se réalisent-elles chez les
demandeurs d'asile vivant à l'hôtel ?
Pour éclairer leurs pratiques et leurs représentations résidentielles, pour évaluer leur bien-être
habitant, des entretiens ont été menés auprès de dix personnes : Géorgiens, Nigérians, Roumains et
Moldaves8, présents dans des structures de tourisme sans étoile ou deux étoiles.
Les rencontres ont consisté en des phases d'entretien, suivies de visites commentées des chambres
et parfois des parties communes (Herouard, 2004).
1. La constitution du chez-soi et ses obstacles.
La configuration de l’espace domestique, sa fonction initiale, la réglementation qui s’y applique,
sa situation géographique ont une certaine influence sur la constitution du chez-soi. L’hôtel est avant tout
un lieu d’hébergement et en cela, il a une fonction d’accueil temporaire et pourrait être jugé comme
inhabitable à long terme.
- Habiter une chambre : le problème de l’intimité.
La chambre, dans le logement « ordinaire », n’est qu’une pièce parmi d’autres. Elle est avant tout
le lieu de l’intimité en opposition au salon qui est l’espace de réception. L’hôtel oblige à vivre uniquement
dans une ou des chambres. La répartition est décidée par le 115 qui passe les réservations. Une chambre
6
Le temps de traitement d’une demande d’asile par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) est en
moyenne de 19 mois. Si la demande est acceptée, l’individu concerné devient un réfugié.
7
“S'établir” renvoie à une stagnation et “être” a d'ailleurs comme racine indo-européenne Sta qui a donné “stationner”, “rester”. Pour
être, donc pour habiter, il faut demeurer en un lieu.
8
En 2003, les Moldaves, les Géorgiens, les Nigérians, les Russes étaient les plus représentés dans le Calvados.
110
accueillera généralement autant de personnes que sa capacité l’autorise. Les établissements comprennent
en majorité des chambres de deux personnes. Les répartitions les plus fréquentes sont donc : une famille
de quatre personnes dans deux chambres, une famille de trois personnes dans une seule chambre, un
individu isolé dans une chambre de deux, un adulte avec un enfant dans une chambre avec un ou deux lits.
Le fait de bénéficier de plusieurs chambres ne revient pas au même que d’avoir un logement de plusieurs
pièces. Outre le fait qu’une partie importante de l’espace est consacrée aux lits, le lien entre les chambres
n’est jamais direct. Elles sont séparées par une partie d’espace commun aux autres occupants de l’hôtel.
Parfois, les portes peuvent être à proximité, mais il arrive également que les chambres soient séparées par
la longueur d’un couloir ou même par un étage.
Alors qu’il est d’usage de dormir toujours dans le même lit, voire toujours du même côté, on
observe à l’hôtel une moins grande appropriation des lits. Ainsi, lorsque des personnes ont plusieurs
chambres, elles disent fréquemment changer de lit pour dormir avec les enfants, en couple, ou encore pour
regarder la télévision. Dans le cas des adultes seuls avec enfants, ils doivent souvent partager le même lit.
Ceux qui ont des ressources suffisantes ont souvent fait l’acquisition d’un lit pour bébé.
La chambre n’est pas un appartement, ni même un studio. L’accent est souvent mis sur l’exiguïté
qu’elle représente comme lieu de vie. Il est vrai que seuls sont dégagés des espaces de quelques mètres rarement plus de deux - autour du lit. Les autres meubles finissent de combler l’espace restant. Les
personnes seules font moins de remarques à ce propos que les gens vivant à plusieurs, notamment avec des
enfants. Le bruit des enfants qui pleurent et jouent est nerveusement usant pour les parents. C’est la
proximité permanente des uns et des autres, l’impossibilité de s’isoler, qui sont ici les causes de ce malêtre.
Les chambres réservées aux demandeurs d’asile sont toujours équipées d’au moins une douche ou
un WC ou parfois les deux. Pour ceux qui ne bénéficient pas de tous les équipements sanitaires, il faut
sortir de la chambre pour aller se laver ou aller aux toilettes et donc partager les mêmes équipements que
ses voisins. Ce point ne semble toutefois pas poser de problème puisque, de manière spontanée, aucune
personne n’a fait référence à ces pratiques. Cependant, le manque d’équipements spécifiques pour les très
jeunes enfants a été exprimé.
- Cuisiner et manger.
Manger est un besoin biologique primaire. Dans le logement ordinaire, cette fonction ainsi que sa
fonction associée, cuisiner, ont pour espaces la cuisine ou la kitchenette. La chambre n’est pas équipée
pour répondre à ces fonctions. La réglementation hôtelière interdit la pratique de la cuisine pour des
raisons de sécurité. La possession de tout équipement pour faire chauffer les plats est prohibée.
Dans leurs discours, les demandeurs d’asile font toujours référence à la possibilité de se préparer
des repas. L’impossibilité d’exercer cette activité est très mal vécue par tous ceux qui l’ont connue.
Certains hôteliers sont fermes avec la réglementation et ne tolèrent aucun réchaud, plaque
chauffante ou four. La raison de la sécurité est avancée, mais ils avouent aussi que les odeurs les
111
dérangent. Si ces hôteliers n’ont rien prévu pour cuisiner en dehors des chambres, les résidents doivent
parfois s'arranger pour assouvir leurs besoins alimentaires en dehors de l’hôtel. Soit, ils fréquentent les
cantines ou les espaces de distributions de nourriture des associations caritatives, soit ils s’arrangent avec
des amis ou des connaissances pour cuisiner chez eux. Enfin, la solution la plus fréquente consiste en la
consommation de mets froids, type sandwichs, directement dans la chambre, ce que tolère la plupart des
hôteliers.
Néanmoins, les gérants qui ont pris l’habitude d’accueillir régulièrement des demandeurs d’asile,
se sont souvent adaptés et leur ont rendu possible le fait de cuisiner. Dans certains hôtels, une chambre a
été sacrifiée pour en faire une cuisine. Des placards et un réfrigérateur sont alors mis à la disposition des
résidents pour entreposer leurs denrées et leurs ustensiles. Gazinières ou plaques chauffantes permettent de
composer de véritables repas. D’autres gérants mettent à disposition leur propre cuisine. Dans ce cas, des
horaires sont imposés pour que la pièce soit toujours libre quand le gérant en a besoin. Qu’il s’agisse d’une
cuisine spécialement aménagée ou bien de la cuisine de l’hôtelier, les résidents sont parfois dans
l’obligation de monter et descendre les étages avec leurs plats et, pour gagner du temps de préparer les
denrées à cuisiner directement dans leur chambre.
Enfin, parmi les gérants qui n’ont pas fait d’aménagements spécifiques, beaucoup ferment les
yeux sur les équipements qui se trouvent dans les chambres : bouilloires, plaques chauffantes,
réfrigérateurs, etc.
Dans tous les cas de figure, l’entreposage de nourriture dans les chambres est très fréquent. Les
boîtes de conserve et les packs d’eau sont présents dans presque tous les lieux visités. Parfois, ce sont les
restes de nourriture qui sont entreposés dans l’espace de vie à même le sol ou sur une étagère. Les bords
de fenêtres sont également utilisés pour déposer les aliments les plus encombrants.
- Appropriation de la chambre : bricolage et décoration, ordre et désordre.
La personnalisation de son logement est un indicateur essentiel quant à la constitution du chezsoi. Les actes de bricolage et de décorations, en transformant l’espace domestique ou en le rehaussant
d’une touche personnelle, marquent une réelle volonté de s’approprier physiquement les lieux (SerfatyGarzon, 2003). Or, l’hôtel est déjà meublé et très souvent préalablement décoré avec des affiches sous
cadres et autres tableaux qui évitent la nudité des murs. Dans les hôtels de tourisme, l’appropriation
physique des chambres n’est pas prévue. Le client doit laisser sa chambre telle qu'il l’a trouvée.
La plupart des demandeurs d’asile arrivent en France avec très peu d’objets personnels. Leur sac
de voyage se doit d’être léger et ne contient que quelques vêtements et un peu d’argent. Lorsqu’ils
s’installent dans une chambre d’hôtel, celle-ci reste donc particulièrement vide. Mais le temps passé dans
un même endroit participe à l’accumulation d’objets personnels, à la sédimentation matérielle de leur vie
quotidienne.
Même dans les cas les plus extrêmes – personnes n’ayant aucune ressource pour vivre, juste des
bons pour la nourriture – on remarque une certaine personnalisation des chambres. Ainsi, une Nigériane,
vivant dans un hôtel où les chambres sont réduites à leur strict minimum fonctionnel, s’est approprié cet
espace en insérant des photos personnelles dans le cadre d’une affiche préalablement disposée sur le mur.
112
Photo n° 1 : Cette cuisine aménagée depuis peu dans un hôtel de zone rurale, est largement
appropriée par les occupants de l’hôtel. Ustensiles et denrées alimentaires restent ainsi tout le temps sortis,
faute de place dans les placards. Cette pièce est largement utilisée comme lieu commun où tous se
côtoient, malgré leurs différentes nationalités (un Gabonais, une Nigériane et des Français.)
Photo n° 2 (à droite): L'équipement sanitaire de cette ancienne chambre est toujours présent dans
ce qui est désormais une cuisine. Le gérant est plus strict sur le rangement car l'hôtel accueille également
des touristes. L'appropriation du lieu est donc très minime.
Photo n° 3 (à gauche): Trois cintres sont en tout et
pour tout disponibles pour ranger les vêtements. Il s’agit là d’un hôtel sans étoile appartenant à une petite
chaîne hôtelière. Les chambres y sont disposées de manière à optimiser l’espace (sur le même modèle que
dans les hôtels Formule 1 du groupe Accor). Trois personnes peuvent y dormir en même temps (un lit
simple superposé à un grand lit). Une dizaine de demandeurs d’asile sont présents dans cette structure,
certains avec des enfants.
113
Photo n° 4 : L’armoire, à gauche, est pleine des diverses affaires de cette famille de trois
membres. Des valises et autres objets, dont deux lampes de l’hôtel, sont entreposés sur le haut de ce
meuble. Faute de place, les vêtements sont sur le lit du bébé. Une assiette et des couverts sales sont posés à
même le sol à côté du lavabo.
Photo n° 5 (montage) : Une chambre
occupée par une femme seule. Trois cintres lui
sont proposés pour ranger ses vêtements. Le lit
superposé et son échelle servent d’étagères pour
entreposer vêtements et accessoires (une bassine
et des cartons vides). Toutes les affaires
viennent de la Croix Rouge. Les médicaments
étalés sur le lit l’ont été à ma demande. En bas à
droite, apparaissent quelques denrées que l’on
retrouve sur la photographie suivante.
Photo n° 6 : Sous la tablette de la
télévision est aménagée un coin cuisine
114
Photo n° 7 (montage) : Cette chambre occupée par une Roumaine avec son enfant d’un an est
spécialement aménagée pour ce dernier. La décoration reste sommaire mais on note une réelle volonté de
ne pas laisser ce lieu neutre. La porte du placard a été ouverte à ma demande. Sur l’étagère du haut, sont
disposées la totalité des affaires de cette femme qui est en France depuis environ deux ans. L’étagère du
bas regroupe les vêtements de l’enfant. Sous la tablette de la télévision sont entreposées diverses boîtes de
conserve et bouteilles d’eau. Dans la salle de bains de cette chambre des restes de nourriture étaient
conservés.
Pour les personnes présentes depuis longtemps, l’appropriation est encore plus marquée. Elle peut
se caractériser par de véritables actes de transformation de l’espace. Dans un hôtel de Caen, les meubles
ont été déménagés d’une chambre à l’autre par les résidents eux-mêmes, sans demander l'avis du gérant.
Dans un autre établissement, une famille présente depuis trois ans, a repeint, tapissé et décoré les deux
chambres qu’elle occupe. La décoration s’est faite avec un minimum d’objets venus du pays d’origine, et
surtout avec des objets achetés en France : une petite statuette et autres bibelots ainsi que des rideaux. La
chambre des enfants a été tapissée aux motifs du Roi Lion.
Ces modes de transformation de l’espace, qu’ils soient minimes ou d’ampleur, marquent une
volonté certaine de se sentir mieux chez-soi. A défaut d’être dans ses meubles, comme le veut
l’expression, les demandeurs d’asile cherchent à se sentir bien dans leurs objets, leur ambiance.
L’ordre et le désordre sont également des éléments indicateurs de la constitution d’un chez-soi.
Heidegger (1958) énonçait qu’habiter, c’est bâtir. Les tâches domestiques peuvent être interprétées comme
une reconstruction quotidienne et permanente du logement.
Les résultats de l’observation effectuée montrent qu’un certain désordre règne dans la grande
majorité des cas. Les vêtements traînent sur les lits, les affaires personnelles sont entassées dans un coin,
etc. Cependant, il s’agit ici plus d’un manque de choix que d’un véritable laisser-aller. Les meubles de
rangement sont parfois inexistants et dans tous les cas insuffisants.
Malgré le désordre ambiant, le ménage est régulièrement effectué. Il faut noter que le service
offert normalement dans les hôtels - changer les serviettes, faire les lits, changer les draps, etc. – n’est
souvent pas aussi régulier qu'avec la clientèle de tourisme. Cela peut toutefois être assimilé à un point
positif, puisque les occupants à long terme ne font jamais mention de la gêne occasionnée par l’intrusion
115
du personnel dans leurs chambres. Très souvent, ils effectuent eux-mêmes le ménage en plus du service
fourni. Les gérants ont donc pris l’habitude de mettre à disposition des produits nettoyants et des
aspirateurs.
- Sociabilités et solidarités entre les occupants.
A la suite de nombreux heurts interethniques au sein des hôtels, les gérants ont souvent pris le
parti de se spécialiser dans certaines populations. Désormais, des établissements n’accueillent plus qu’une
seule communauté. De plus, il arrive que les professionnels de l’hôtellerie choisissent les populations en
fonction de leurs préjugés : « celles qui ne boivent pas », « celles qui sont les plus propres », « celles qui
ont le plus de valeurs morales », etc. Les demandeurs d’asile se retrouvent donc souvent entre personnes
de la même origine, ou du moins entre peuples politiquement indifférents ou amis. Cela aide à la bonne
entente générale et aux bonnes sociabilités.
Les plus fortes sociabilités s’observent entre ressortissants de mêmes communautés. Elles
peuvent être tellement intenses qu’on assimile souvent l’autre à sa nouvelle famille. Ainsi, dans un hôtel
qui héberge trois familles de Géorgiens, ma visite à l’une des familles a provoqué l’arrivée des occupants
des chambres voisines, qui ont pénétré dans la chambre sans frapper. Les occupants de cette pièce n'ont
visiblement pas été génés par cette pratique.
Même quand les nationalités sont mélangées, des sociabilités sont observables. Les portes des
chambres souvent ne sont pas verrouillées. Elles sont même quelquefois entrouvertes, que l'occupant y soit
ou non. Cela est une marque de confiance vis-à-vis d’autrui qui n’est donc pas considéré comme une
menace pour son intérieur.
Etant donné la faible dimension de l'espace de vie principal et souvent l'absence d'espace
commun pour se regrouper, les abords immédiats des hôtels sont des lieux de fréquentation intense.
Trottoirs ou parkings privés sont des espaces où s’attardent volontiers les demandeurs d’asile afin de
pouvoir discuter en dehors du cadre fermé et privé de leur résidence. Quelques endroits deviennent même
de véritables points de rencontres communautaires. Ainsi, un hôtel de Caen est le point de ralliement des
Géorgiens. Ces regroupements sont très dépendants de la tolérance des hôteliers. Le phénomène est assez
visible dans l’espace urbain et quelques-uns sont inquiets quant à l’image et la réputation de leur
établissement. Certains interdisent clairement ce genre de pratiques.
Au-delà des sociabilités, de véritables solidarités apparaissent entre les demandeurs d’asile, qui,
vivant tous plus ou moins la même expérience, sont compatissants les uns envers les autres. Ainsi, une
jeune Roumaine, n’ayant aucun droit sur le territoire français, ne reçoit par semaine que 37 € de bons pour
se nourrir et élever son enfant. Dans l’hôtel où elle réside, les autres demandeurs d’asile connaissent sa
situation et ceux qui touchent quelques allocations se sont mobilisés pour lui venir en aide, par des dons de
nourriture.
Ces exemples ne doivent toutefois pas cacher des situations plus rares mais qui existent de
personnes complètement isolées. Par exemple, un Yougoslave est le seul de sa nationalité dans la ville
116
moyenne où il a été placé. Sa langue ne lui permet de communiquer avec personne, pas même avec le
gérant pour les choses les plus élémentaires de la vie.
- L’influence des gérants dans la constitution du chez soi.
L’aspect financier est la motivation première des gérants qui pratiquent l’hébergement d’urgence
: un taux de remplissage correct est assuré tout au long de l’année. C’est donc avant tout une démarche
commerciale qui les anime. Pourtant, ils considèrent les demandeurs d’asile comme des clients spéciaux.
Leur prise en charge hôtelière n’est jamais exactement la même que celle des touristes. Cette
représentation différentielle est due à deux phénomènes : les demandeurs d’asile ne payent pas
directement leur chambre et ils restent souvent sur de longues périodes, alors qu’un touriste, français ou
étranger, ne reste quasiment jamais plus d’une semaine.
Ceux qui ont choisi ce type d’activité hôtelière, on l’a vu, s’adaptent souvent au bout d’un certain
temps. L’exemple de la création de cuisines est l’illustration la plus convaincante. Le lavage du linge est
également un bon indicateur d’adaptation. Une minorité des hôteliers rencontrés lave le linge des
occupants. Ils utilisent pour cela soit leur machine personnelle, soit les machines de l’hôtel.
L’adaptation des gérants est un fait avéré. Néanmoins, on retrouve, dans leurs discours, une
insistance à rappeler qu’ils sont, à l’hôtel, dans leurs murs. Un gérant, par exemple, n’a pas voulu me
laisser entrer dans l’immeuble malgré un rendez-vous qui avait été fixé avec un occupant. Il a argumenté
sa décision en proclamant qu’il était « maître chez lui ». A plusieurs reprises, ce discours du chez-soi a été
employé par les gérants. Il place leur « chez-soi » en opposition à la possibilité pour les occupants d’être «
chez-eux ». Ainsi, la même phrase revient comme un leitmotiv : « Le problème, c’est qu’ils [les
demandeurs d’asile] se croient chez eux ». Les personnes partageant ce point de vue n’oublient jamais de
faire remarquer que, dans ces conditions, un recadrage est nécessaire. Ils s’appuient donc sur leur autorité
de commerçant pour éviter une trop grande appropriation des lieux, notamment des espaces communs.
Fumer et manger dans les escaliers, sur les paliers et dans le hall sont l’objet de nombreuses interventions.
Ce recadrage est également vrai le soir, après 22 heures, afin qu’il n’y ait plus de bruit.
L’expression la plus communément utilisée par les hôteliers, pour parler de leur mode de
relations avec les demandeurs d’asile, est : « on fait la police ». Rares sont les gérants qui ne surveillent
pas les allées et venues dans les étages. Les visites sont parfois interdites, souvent réglementées. Les
visiteurs doivent passer à l’accueil et le temps de visite est compté. Cette formule est employée afin
d’éviter toute sur-occupation illégale des chambres. En effet, la pratique consistant à faire dormir dans sa
chambre des personnes non prises en charge par les services sociaux est assez courante.
- Les contraintes de la géographie hôtelière.
Les demandeurs d’asile n’ont pas le choix de l’hôtel où ils doivent résider. Leur placement
dépend de l’offre disponible au moment où ils arrivent à Caen. Les hôteliers ont pris l’habitude de
117
prévenir le 115 lorsque des chambres se libèrent. Un demandeur d’asile peut donc aussi bien se retrouver
dans le centre de Caen dès son premier hébergement que dans un hôtel en milieu rural. Toutefois, un lieu
d’hébergement n’est pas définitif. Les gérants peuvent choisir de se séparer de leur client au bout de
quinze jours10. Certains vont même jusqu’à imposer des périodes d’essai de trois jours.
Les nouveaux arrivants sont donc très fortement dépendants d’une géographie hôtelière
particulière, puisqu’elle ne se calque pas sur la géographie résidentielle. De manière générale, les hôtels
doivent être stratégiquement placés. En milieu urbain deux positions prévalent : la proximité des activités
touristiques et l’accessibilité. Le premier cas correspond souvent aux localisations de centre-ville, le
second aux localisations à proximité des gares et des grands axes routiers.
Dans l’agglomération caennaise, au moins huit hôtels concernés par le logement d’urgence sont
au delà du boulevard périphérique, dans des zones d’activités. Celles-ci comprennent quelquefois un
centre commercial, mais pour la plupart, elles concentrent essentiellement des activités industrielles,
artisanales ou tertiaires. Dans ce type de situation, les déplacements quotidiens deviennent périlleux :
traversées de grandes routes et de voies de chemin de fer pour aller à l’école, cheminements le long des
voies d’accès du périphérique, parfois avec une poussette, etc. Dans le centre-ville, une quinzaine d’hôtels
travaillent avec les services sociaux. Ils peuvent être situés dans le centre commerçant – la majorité des
cas – ou à proximité de la gare. Quelques structures enfin se situent dans des zones péricentrales, à
l’intérieur du boulevard périphérique, mais dans des quartiers plus distants du centre. Ces deux dernières
localisations sont celles qui se rapprochent le plus de la géographie résidentielle caennaise.
L’hébergement des demandeurs d’asile ne se limite pas à l’agglomération caennaise. Selon le
115, dix-sept villes du département sont concernées. Il s’agit aussi bien de villes importantes comme
Lisieux ou Bayeux, que des communes de taille beaucoup plus réduite, souvent en milieu rural. Les hôtels
les moins centraux par rapport à la ville principale du Calvados posent problème quant aux déplacements.
Toutes les démarches administratives se font à Caen. Ils sont amenés à s’y rendre au moins une fois par
semaine. Or, très rares sont les personnes qui possèdent un véhicule. Le coût des transports en commun est
pris en charge par les services sociaux. Cependant, certains hôtels sont localisés dans des zones isolées,
loin des gares et arrêts de bus ou sont peu desservis. Des solutions de transport sont parfois trouvées
auprès des gérants ou des autres occupants de l’hôtel qui peuvent effectuer la navette jusqu’à Caen.
A cet isolement géographique, s’ajoute quelquefois un isolement social. Dans certaines villes où
ils sont peu nombreux, les demandeurs d’asile peuvent ne connaître personne, hormis les autres occupants
de l’hôtel, quand la communication est possible entre eux. Dans les très petites villes, les origines ou la
couleur de peau d’un individu peuvent les stigmatiser d’autant plus que la diversité de population y est
limitée.
10
Les services sociaux payent les chambres pour des périodes de quinze jours, renouvelables. Les hôteliers peuvent ne pas accepter
de renouvellement pour les personnes qui leur posent problème.
118
2 – L'hôtel face aux référentiels de l'habiter.
Pour Yves Chalas (2000) la constitution de l’habiter se fait par rapport à une référence à
l’inhabitable. Cette réflexion peut être élargie en postulant que l’habiter se construit par rapport à toute une
série de référents à l’habiter, qui se fondent sur le parcours résidentiel de chacun, sur des expériences
vécues ainsi que sur des phantasmes habitants 11. La situation d’habitation à l'hôtel serait donc mise en
balance par rapport à toutes les expériences et toutes les représentations résidentielles des demandeurs
d'asile, ce qui lui donne une valeur plus ou moins positive.
- Des parcours résidentiels marqués.
« Pour décider d’abandonner durablement, voire définitivement, sa terre natale et ses proches, il
faut se trouver dans une situation de grande détresse. Une situation qui ne laisse plus d’autres choix que
d’envisager le grand départ » (Julie Willaert, 2003). Guerres, misères, problèmes politiques et religieux
sont autant de tourments vécus par les exilés. Les raisons qui les ont amenés en France sont diverses, mais,
presque toujours, leur vie était mise en péril.
Le parcours résidentiel de tous les demandeurs d’asile a été marqué par des passages difficiles.
De manière générale, les personnes interrogées ont eu un parcours résidentiel assez simple avant de quitter
leur pays - un ou deux domiciles ont été fréquentés - et plus mouvementé à leur arrivée en France. Dans
leur pays, les demandeurs d’asile ont pu connaître deux types de situations. Soit l’habitation a été bien
vécue. Les personnes pouvaient vivre de manière sereine avec leurs parents ou leur conjoint et enfants.
Soit dès le début de leur vie, les conditions d’habitation ont été déplaisantes. Ainsi, certains ont connu
l’orphelinat et les foyers ou bien encore une cohabitation familiale source de violence. Ces mauvaises
conditions d’habitation sont souvent, avec un contexte de misère plus général, la raison du départ et de la
rupture avec la famille. Pour ceux qui vivaient dans de bonnes conditions, le départ du lieu d’habitation est
ressenti encore plus péniblement. Ce traumatisme a pu être renforcé par un événement tragique de
destruction du logement. Les incendies de domicile sont, par exemple, des actes courants lorsque les
individus se trouvent confrontés à la mafia ou subissent des persécutions à caractère ethnique.
La transition entre le pays d’origine et la France est également marquée par un traumatisme : le
voyage qui a pu durer plusieurs semaines. En camion, les futurs demandeurs d’asile sont enfermés, cachés
et entassés pendant tout le trajet, avec très peu de vivres. Dans les bateaux, les passeurs n’hésitent pas à
jeter des personnes à la mer lorsqu’ils sont menacés par la police. La mort est donc omniprésente au cours
de cette étape (Laacher, 2002).
11
J’entends par “phantasme habitant” toutes les représentations, les images et les rêves de l’habiter que les hommes se construisent
pour eux-mêmes.
119
L’arrivée en France se fait souvent à Paris ou à Marseille. Jamais dans ces villes, une prise en
charge institutionnelle n’a eu lieu pour les personnes interrogées. Différentes stratégies sont alors adoptées
: l’un dormira dans le hall d’une gare, l’autre restera dans les bars de nuit le plus tard possible, une cabine
téléphonique ou encore un squat serviront d’abris, etc.
Le choix de s’orienter vers Caen s’est fait directement dans le pays d’origine ou à Paris.
L’adresse de l’ADDA 14 fait quelquefois partie du contrat de voyage formulé avec les passeurs. A Paris,
des professionnels ou non, connaissant de réputation les structures d’accueil de Caen, conseillent souvent
aux exilés de s’y rendre.
A Caen, toutes les personnes pouvant prétendre à une prise en charge complète sont logés en
foyer ou en CADA, mais aussi, dans la majorité des cas, en hôtel. La mobilité à travers le parc hôtelier a
lieu en fonction des compatibilités entre les gérants et les demandeurs d’asile. Les situations sont variées :
des Géorgiens vivent depuis trois ans dans le même hôtel, alors qu’une Nigériane a changé onze fois
d’hôtel en un an et cinq mois.
- La modestie des projets et des rêves.
Suite au récit du parcours résidentiel, les projets en matière d’habitation ont été abordés avec les
personnes interviewées. Les réponses ne sont pas construites en termes de volonté, mais en termes de
possibilités éventuelles. Les demandeurs d’asile vivent dans un pessimisme qui les contraint à ne pas
formuler de projets concrets à échéance définie. Les espoirs les plus marqués résident dans la possibilité
d’accéder à un travail et de maîtriser la langue française. Ce doublet représente pour eux la phase
nécessaire à une intégration minimale. Cette intégration semble être le bien-être social qu’il leur fait défaut
par dessus tout. De plus, le droit au travail leur offrirait le droit à un revenu décent. Seule cette éventualité
permettrait l’accès à un logement ordinaire.
Les projets d’habitation qu’ils expriment sont modestes. Un appartement les contenterait
largement. Ce sont les enfants qui sont généralement les points centraux des projets résidentiels. Une
chambre spécifique est désirée pour eux. Le choix de la ville de résidence se porte plutôt vers celle où ils
sont scolarisés. Ils y ont leurs nouveaux amis, même si les parents n’y connaissent personne. Le bien-être
des enfants paraît donc primordial au bien-être parental.
La résidence à l’hôtel est mal vécue par la majorité des personnes rencontrées. Cependant, on
observe une certaine résignation à ce mode de vie. L’hôtel n’est pas le lieu de résidence souhaité, mais,
selon eux, il est toujours préférable à d’autres situations. Ainsi, lorsque les services sociaux souhaitent
déloger des demandeurs d’asile de leur hôtel pour leur offrir une place en foyer, ceux-ci sont toujours
réticents. Le foyer est, dans leurs représentations, encore plus contraignant que l’hôtel. Quand ils y
déménagent, ils ont l’impression qu’on leur ôte encore une part de leur maigre liberté. L'exemple le plus
explicite concerne une famille qui a perdu sa prise en charge à l’hôtel après quelques propositions non
acceptées de rejoindre un CADA. Elle a préféré rester dans la résidence hôtelière où elle se trouvait, en
payant elle-même les frais d’hébergement.
120
Dans l’évocation des situations extrêmes de l’habiter, vécues ou imaginées, le cas le plus difficile
est souvent lié à une période tragique effectivement vécue. Comme nous l’avons vu précédemment,
nombreuses sont les personnes qui ont dormi à la rue ne serait-ce qu’un ou deux jours : évènement
marquant qui reste fortement redouté. Les demandeurs d’asile jugent leur situation suffisamment précaire
et instable pour craindre le renouvellement de cette expérience. La rue représente donc le pôle négatif
absolu, l’inhabitable par excellence, ce par rapport à quoi l’hôtel est tout de même convenable.
Les traces que laissent les expériences négatives du parcours résidentiel contribuent à créer un
certain désenchantement chez les personnes qui les ont supportées. Ainsi, lors de la recherche des pôles
positifs, qui pourraient représenter l’habiter dans sa plénitude, on constate que les rêves sont très
modestes, voire inexistants. Par exemple, une Nigériane avec deux enfants n’attend plus rien de l’avenir.
Elle se voit errer d’hôtel en hôtel comme elle le fait depuis près de deux ans. Pour les autres, les rêves se
confondent souvent avec leur modeste projet : un appartement dans n’importe quelle ville pourvu que les
enfants soient bien et qu’on puisse y trouver un emploi. Ces rêves sont toutefois ressentis comme
inaccessibles pour ceux qui les formulent. De manière générale, ils ne croient guère en leur
accomplissement.
Conclusion.
La vie à l’hôtel est faite de contraintes matérielles et sociales qui empêchent les demandeurs
d’asile de s’exprimer pleinement dans cet espace de résidence et donc d’y éprouver un bien-être
satisfaisant. Rien, ni personne ne les pousse à s’installer durablement. Les structures hôtelières leur offrent
un toit et un lit, éventuellement de quoi répondre aux besoins primaires de l’alimentation, mais guère plus.
Les gérants mettent un frein à une appropriation mentale et matérielle trop poussée. Les services
sociaux affirment eux aussi qu’ils n’incitent pas les demandeurs d’asile à trop s’installer, car ils ne sont
souvent pas autorisés à rester sur le territoire français.
L'isolement physique et social, ainsi que la non-intégration au reste de la population, provoquent
souvent un repli sur l’espace domestique et ses abords. Les exilés passent une grande partie de leur
journée dans leur intérieur. C’est sans doute pourquoi on observe malgré tout une réelle volonté de
marquer cet espace le plus intime. Les différents actes d’aménagement et de transformation, outre-passant
les réglementations, sont révélateurs d’un réel désir, si ce n’est de bien-être, au moins de mieux-être et
donc de mieux habiter.
Si habiter c’est être (Heidegger, 1958, Hoyaux, 2002), la situation des demandeurs d’asile dans le
Calvados montre bien qu’il est difficile d’être quand on a pas de papiers, pas d’identité pour les autres, pas
d'ancrage territorial. L’hébergement temporaire que représente l’hôtel reflète cette phase de vie en suspens
et chargée de doute. L’hôtel est un mode de logement transitoire, tout comme l’est leur situation.
Note complémentaire : Depuis l’achèvement de cet article, deux des hôtels cités, accueillant des
demandeurs d'asile en situation rural, ont fermé. L'un, à Breteville-sur-Laize (environ douze occupants), a
été fermé pour non-respect des normes de sécurité. L'autre, à Tilly-sur Seulles, a brulé. Aucune victime
n'est à déplorer. L'établissement qui accueillait une soixantaine de personnes avait fait l'objet de
121
nombreuses menaces de fermeture à cause du non-respect de certaines normes de sécurité. Des travaux
avaient été régulièrement entrepris par la gérante pour rendre conforme sa situation (Herouard, 2005).
Bibliographie.
AUDY Jean-Marie (Dir.), 1990, Les Hôtels meublés dans le 11è et 17è arrondissement de Paris. Rapport
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122
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diversité de parcours et d’existence. Rapport d’étude, Département de géographie, Université de Caen.
123
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 123-136
POUVAIT-ON HABITER UN CAMP DE
André-Frédéric
HOYAUX
Maître de conférences,
Université Bordeaux 3 –
UMR 6588 MITI, équipe
CONCENTRATION SOUS LE NAZISME ! ¹
TIDE
« Il y a de l’être là où il y a
résistance »
M. Dorra, 2001, 23.
1
Mots-clés : Habiter - système totalitaire – violence - régime nazi - camp de concentration construction territoriale - construction idéologique.
Résumé - Cette contribution pose la problématique de l’habiter dans les contextes de violences
physique et symbolique. A partir de l’exemple des camps de concentration sous le régime nazi, elle met en
perspective les liens fondamentaux entre les deux facettes de l’habiter : celle de la construction territoriale et celle
de la construction idéologique de l’individu. A partir de cette mise en perspective, elle insiste sur le fait que ces
deux facettes de l’habiter doivent être un minimum conservées pour que l’individu puisse résister aux contraintes
extrêmes de l’existence. A l’inverse, elle décrit les stratégies des systèmes totalitaires pour briser autant que faire
se peut cette résistance et aliéner les sociétés et les peuples qui les habitent.
Keywords : Dwelling - totalitarian system – violence - nazi regime - concentration camp territorial construction - ideological construction.
Abstract - This article deals with the issue of dwelling in the contexts of physical and symbolic
violences. Taking in account the example of the concentration camps under the nazi regime, it puts in perspective
the foundamental links which exist between the two facets of dwelling: the one which refers to the territorial
construction and the other which refers to the ideological construction of the individual being. From this putting in
perspective, it insists upon the fact that both facets of dwelling must be kept at least in a small quantity in order
that the individual being should resist the extreme constraints of existence. Conversely it describes the strategies of
the totalitarian systems which try to break as much as possible this resistance and to alienate the societies and
peoples which dwell in these systems.
Schlüsselwörter : Wohnen - Totalitäres System – Gewalt - Nazi-Herrschaft Konzentrationslager, Territoriale Konstruktion, ideologische Konstruktion.
Zusammenfassung - Dieser Beitrag geht der Frage des Wohnens in Kontexten von physischer und
symbolischer Gewalt nach. Von Beispielen der Konzentrationslager unter dem Nazi-Regime ausgehend, stellt er
die Beziehungen von zwei grundlegenden Aspekten des Wohnens dar: die Perspektive der Territorialkonstruktion
und die der ideologischen Konstruktion des Individuums. Von da ausgehend behauptet der Aufsatz mit
Nachdruck, dass diese zwei Aspekte des Wohnens mindestens erfüllt sein müssen, damit das Individuum extremen
Zwängen standhalten kann. Er beschreibt ebenfalls die Strategien von totalitären Regimen, um diesen Widerstand
zu brechen und die diese bewohnenden Gesellschaften und Völker zu entfremden.
1
Je me permets de dédier cette note d’intention à Mme Suzanne Mathieu épouse Guimbretière et à sa mère, Justes
devant les nations, pour service rendu à l’humanité aimante durant la Seconde Guerre mondiale.
124
En ces périodes de commémoration de la libération des camps d’Auschwitz, à l’heure où les
médias compilent des interviews d’anciens déportés et nous présentent des documentaires sur la réalité des
camps, il est intéressant, au-delà des contingences habituelles liées aux existences de tout un chacun, de
comprendre comment ces rescapés ont fait pour résister à la violence physique et symbolique du pouvoir
nazi, là où d’autres sont morts submergés par l’acharnement totalitaire. De comprendre comment ces
femmes et ces hommes ont réussi à Être au-delà même du non-sens totalitaire, c’est-à-dire à Habiter audelà de la violence qui régit la destruction volontaire de la relation au monde.
Une telle analyse part du principe que pour appréhender l’habitation de l’homme en période de
paix, on peut utilement poser sa question à travers sa négation, c’est-à-dire à travers l’impossibilité
réservée à des êtres humains d’exister en tant qu’ils sont des êtres qui construisent leur monde spatial,
social et temporel et arrivent à toute fin utile à donner du sens à ce monde pour eux-mêmes et pour ceux
qui les entourent. Ainsi, les déportés qui ont su résister aux principes mortifères des camps sont ceux qui
ont su garder une relation avec un monde réel ou imaginé hors de ces camps. Ils ont su préserver ce hors là
nécessaire à toute existence, c’est-à-dire créer une singularité territoriale au sein d’un non-lieu.
En effet, si habiter, c’est se construire territorialement dans le monde et pouvoir ainsi
s’approprier, s’identifier, se projeter à chaque instant sur un lieu du Monde, alors les rescapés sont ceux
qui ont su éclairer par leur intensité pratique (par le faire du corps) et pragmatique (par le dire et le penser
de l’esprit) une entité spatiale (un endroit, un paysage), sociale (une personne, les amis du travail) ou
temporelle (un souvenir, un à-venir), que celle-ci soit proche ou lointaine, et à laquelle ils ont voué une
préoccupation, une empathie ou un intérêt particulier.
Et si habiter, c’est aussi se constituer ontologiquement, c’est-à-dire se donner du sens par ce que
l’on est ou croît être en ce monde et donner du sens au monde pour soi et ceux qui nous entourent, alors
les rescapés sont ceux qui ont réussi à conserver au mieux, de manière follement restreinte, cette double
donation de sens, celle qui permet à l’être humain de mettre le monde à sa mesure physiquement et
intellectuellement et de contrôler autant que faire se peut toute situation et celle qui pourrait advenir
(Hoyaux, 2002 ; 2003).
En cela, à la suite d’Hannah Arendt, « il conviendra de poser cette question importante : dans
quelle mesure des êtres humains vivant sous la terreur totalitaire répondent-ils encore à la représentation
que nous nous faisons habituellement de l’homme ? » (Arendt, 1990, 177).
La question ici posée n’a pas bien entendu pour objectif de revenir sur les débats houleux entre
historiens sur la question de la spécificité historique de l’extermination des Juifs, des Tsiganes ou des
déficients mentaux et physiques allemands à partir de 1933 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre
mondiale. En effet, le camp de concentration (Konzentrationslager) se distingue du camp d’extermination
par le fait même qu’on n’y détruit pas systématiquement la personne physique. Au sens de Merleau-Ponty,
on peut dire qu’on tente de détruire sa chair ou sa corporéité mais pas forcément son corps physique
(Dastur, 2001). Ainsi, dans le camp de concentration, si l’on ne détruit pas l’homme on tente de détruire
son humanité, c’est-à-dire les traits de sa personnalité, de sa volonté, de sa singularité.
Et cette humanité, c’est le fondement ontologique de l’habiter, au sens certes restreint d’un
contexte épistémologique qui relève des analyses existentialistes. Elles sont donc sous-tendues par les
125
concepts de monde et d’être-au-monde. Selon ces derniers, chaque être humain a toujours déjà un monde
et se relie à lui dès sa naissance et en tout instant de son existence. Cependant, ce monde n’est pas compris
comme un monde clos, une cage ontologique pour reprendre les termes de Peter Sloterdijk, mais un
monde ouvert que l’être construit par ses pratiques et ses pensées, réelles ou imaginées.
Si l’habiter s’origine dans l’idée d’être-au-monde, c’est-à-dire d’être projeté au devant de luimême en se tenant debout (ek-sistere) face au monde, en le construisant et en se réalisant en son sein pardelà l’horizon perceptible, il devient pertinent de montrer comment le système totalitaire nazi va produire,
que ce soit pour les déportés ou les non déportés, un monde clos sans perspective autre que celle qu’on
leur impose.
Certes, ce sont les camps de concentration qui représentent les points extrêmes de cette
systématisation d’enfermement physique et mental mais le monde « normal » sera lui aussi sous le joug de
cette systématisation (Fallada, [1965] 2002 ; Klemperer, [1995] 2000 ; [1995-1996] 2000). Car celle-ci a
pour objectif ultime de biologiser le monde, de le rendre métaphoriquement bestial (Mosse, [1990] 1999)
pour le rétrograder au stade d’environnement (au sens existentialiste) et dénier à tous les êtres (déportés ou
non) d’avoir leur monde, donc une humanité qui va au-delà des forces de l’habitude mécaniste,
déterministe et centripète.
Cette attitude volontariste de ségrégation et de cloisonnement pratique et pragmatique
qu’imprime par essence le régime totalitaire a ainsi pour finalité de naturaliser les conditions des différents
existants, notamment selon les races pour le nazisme (Traverso, 2001 ; 2002). Cette naturalisation est
supposée conduire les uns à vivre uniquement sous le déterminisme des processus biologiques de
l’animalité (dans les camps, les ghettos), et les autres sous le déterminisme des procédures intellectuelles
soumises à la « tyrannie de la logique » de l’homme supposé supérieur (Arendt, [1951] 1972, 223).
Pour éclairer ce double fondement de l’habiter, l’analyse devra montrer comment le régime nazi a
systématisé dans les camps de concentration d’abord en Allemagne (Ulm, Dachau, Nohra, Lugau, Plauen,
Oranienburg), puis en Pologne (qui seront souvent associés à des camps d’extermination dès 1941) et dans
l’ensemble des pays sous l’influence du IIIème Reich, des techniques physiques et psychiques pour
empêcher toute possibilité d’habiter le monde pour les déportés (d’abord des prisonniers politiques puis
essentiellement des Juifs ou des Tsiganes). Cette systématisation avait pour but d’ôter toute possibilité à
ces derniers d’exister au sens phénoménologique du terme (et non pas forcément au sens biologique du
vivre), c’est-à-dire d’empêcher qu’il puisse être acteur au moins pour partie de leur réalité, — celle du
monde dont chaque être s'entoure —, et de se réaliser en tant qu’être dans celui-ci.
1. La violence nazie : généalogie et/ou ontologie européenne ?
La question des camps nous amène aussi à repenser le sens de la violence inhérente au régime
nazi. Doit-on positionner cette violence dans une généalogie (Traverso, 2002), dans un contexte historique
précis ou doit-on au contraire y voir les signes de manières d’être et de faire plus profondément ancrées
dans les habitus culturels d’une nation européenne (Sofsky, [1996] 1998), dans une ontologie ? Car au
regard des fondements idéologiques de cette nation, – si tant est qu’elle existe en tant que tel –, on assiste
à une quête effrénée de la totalité, territoriale et géopolitique, philosophique et morale, religieuse, etc.
126
C’est dans l’orbe de cette tyrannie de la logique, d’une argumentation qui se satisfait à elle-même, que se
sont toujours énoncées les réalités des camps de concentration. Hannah Arendt rappelle qu’ils « existaient
avant que le totalitarisme n’en fasse l’institution essentielle de cette forme de gouvernement. Ils sont
apparus, pour la première fois, pendant la guerre des Boers, et la notion juridique d’“internement de
protection” a d’abord été utilisée dans les pays gouvernés de manière impérialiste, l’Inde et l’Afrique du
Sud. Ce terme a servi par la suite, en raison de son caractère équivoque, de fondement “juridique” à toutes
les arrestations effectuées en Allemagne nazie pour internement dans les camps de concentration : on
pouvait l’interpréter comme signifiant la protection de la société vis-à-vis de la population des camps ou
bien la protection de cette dernière contre la prétendue “colère du peuple” » (Arendt, [1972-1982] 1990,
175).
Les camps sont donc présentés initialement comme des zones de rétention administrative, de «
rééducation » pour reprendre les termes d’Himmler dès mars 1933, des zones combinées de protection
pour ceux qui sont dans et hors des camps. On protège seulement les uns des autres en leur refusant – d’un
prétendu commun accord tacite – toute relation d’altérité, avec un monde autre, une pensée autre, un alter,
relation qui préfigure justement le principe même de l’habiter. La limite étanche qui fonde la
systématisation du rejet de l’altérité se trouve alors inscrite par l’idéologie dominante comme fonction
secondaire de l’identité. Celle-ci, fondée sur la race, la classe, la nation détermine ce qui est à rejeter, à
refuser, à impenser !
De ce fait, même si dans une certaine conception culturaliste, on peut soulever l’objection que
comparaison n’est pas raison, et s’il faut bien entendu se garder de tout moralisme et de tout poncif bienpensant, n’est-il pas possible d’émettre l’idée que nombre de femmes et d’hommes sont encore
aujourd’hui mis à l’écart pour le bien-être des autres, pour éviter leurs colères (celles de payer trop
d’impôts, de payer pour ces autres, mais surtout d’en avoir peur) et leur représailles : immigrants,
personnes âgées, déficients mentaux, handicapés physiques, SDF, prisonniers, chômeurs, etc. Cette
possible comparaison, d’essence ontologique, tient des fondements mêmes de la société qui, comme le
rappelle avec acuité Wolfgang Sofsky, « n’est fondée ni sur un besoin irrésistible de sociabilité ni sur les
nécessités du travail [mais bien plutôt sur] l’expérience de la violence qui réunit les hommes. La société
est un dispositif de protection mutuelle. Elle met fin à l’état d’absolue liberté. Désormais, tout n’est plus
permis. […] La guerre de tous contre tous ne consiste pas en un bain de sang perpétuel, mais à en avoir
peur sans arrêt. Ce qui déclenche et fonde la socialisation, c’est la peur qu’ont les hommes les uns des
autres » (Sofsky, [1996] 1998, 12). Dès lors, « le constant accroissement de la violence tient bien plutôt au
projet même de l’ordre. La campagne contre toute déviance, l’expulsion des marginaux, la persécution des
étrangers, tout cela était inscrit d’avance dans la charte fondatrice du pouvoir » (Sofsky, [1996] 1998, 17).
Cette mise à l’écart relève de la lente et inéluctable re-construction d’un Monde total (Freitag in
Dagenais 2003 ; Pinard in Dagenais, 2003) voué à l’assentiment de la sphère économique. Et cela au sens
où les femmes et les hommes mis à l’écart de notre société mondialisée sont observés, expliqués, compris
comme des flux d’êtres déséconomiquement externes. Leur existence est abolie par les membres d’un
système absurde, sourd à leur non-conformité prétendue. Non-conformité, qui pour l’être conforme,
appelle à une destruction administrative : ces derniers ne devant pas obtenir de carte de sécurité sociale, de
carte d’identité, de permis de conduire, etc. payé par la collectivité. Il coûte trop cher au système monde
127
post-historique, post-critique, post-réflexif, total ! Il ne rentre pas dans les cases que la société
informatisée, nanotechnologique, génétique s’évertue de concocter pour notre supposé bien-être : gain de
temps, gain de poids, gain de sécurité, gain d’argent surtout. Mais pour qui fondamentalement ? Pour quel
être ?
Car ce monde total, normal, engramme en chaque individu l’esprit de la dé-mesure, et renvoie
son existence à l’incommensurable d’une seule idée, celle de la conformation de ses problèmes et de ses
solutions, de ses espoirs et de ses désirs à la rationalité instrumentale. Et c’est cette rationalité
instrumentale, cette machinerie institutionnelle qui doit nous inviter à réfléchir aujourd’hui à ces nouvelles
formes de violence que connaît l’habiter européen, celle du tout sécuritaire (Le Monde Diplomatique,
2003), et celle de la lente fascisation des esprits vouée à des néo-nationalismes identitaires (Duplan, 2003 ;
Tévanian et Tissot, [1998] 2002) qui rappelle parfois quelques figures sociologiques de l’avant seconde
guerre mondiale (Burrin, [1986] 2003). La première forme de violence recourt à l’idée d’ordre, la seconde,
qui lui est sous-jacente, à celle de la norme.
D’un côté, « le rêve de l’ordre, c’est le rêve d’éliminer totalement l’ambivalence, le rêve d’une
parfaite transparence, d’une société en verre. Rien ne doit échapper à l’œil des gardiens, car même le plus
petit événement pourrait être la cellule germinale d’une subversion » (Sofsky, [1996] 1998, 21). Cet œil
des gardiens semble s’imposer à chaque individu mais en fait il se l’impose le plus souvent à lui-même,
par le truchement, l’excuse de la décision collective, car il ne sait pas se responsabiliser, se poser à luimême ses propres limites imaginaires, abstraites. C’est en ce sens que l’homme crée des techniques de
surveillance de plus en plus performantes : caméras urbaines, radars automatiques, bureaux vitrés des
entreprises, cartes d’identité avec photos et bientôt empreintes digitales et codes génétiques, bracelets
électroniques des prisonniers. Ces techniques de surveillance s’innervent dans le voyeurisme actuel, ce
panoptisme à bon marché, qui permet à chacun d’entre-nous de contrôler l’autre et de nourrir en boucle
rétroactive son impression d’accéder à des formes de pouvoir sur celui-ci. Cette immatérialisation des
techniques de surveillance remplace la matérialisation ancestrale de la limite, celui du front pionnier
comme celui des barbelés, celui des Etats comme celui des camps de concentration (Razac, 2000). Car
cette frontière physique et symbolique que les institutions de contrôle ont toujours voulu inscrire dans
l’espace pour s’approprier et défendre leur territoire avait justement pour but de créer le dans et le hors, le
connu et l’inconnu, le sécurisé et le dangereux dans l’esprit des communautés humaines… se sentant
homogènes.
De l’autre côté, « l’ordre, cela signifie la définition de normes et de la normalité, la production
d’une uniformité, l’exclusion et l’oppression de quelque différence que ce soit » (Sofsky, [1996] 1998,
17). Il faut générer de l’homogénéisation dans les façons d’être et de vivre, et dans les significations que
les hommes donnent à ces façons d’être et de vivre ; c’est la culture du cercle herméneutique qui s’anoblit
de lui-même puisque l’individu ne comprend jamais une réalité qu’avec les cadres interprétatifs dont il
dispose. Ainsi, « avant la norme, rien ne détermine ce qui est normal ou anormal. La mesure prise produit
elle-même les occasions qu’elle a de s’appliquer » (Sofsky, [1996] 1998, 21). Promulguer des lois, c’est
alors imprimer la mesure étalon de nos interprétations dans « le gigantesque mécanisme de régulation »
qu’instille le pouvoir politique qu’il soit démocratique ou totalitaire. C’est créer la décharge qui va
orienter les significations que les membres d’un groupe « élu » donnent à leur relation au monde. « C’est
128
l’instant où tous ceux qui en font partie se défont de leurs différences et se sentent égaux » (Canetti,
[1960] 1966, 14). Si la mécanique nazie fonctionne aussi bien dès les années 1930, c’est justement parce
que chaque discours d’Hitler est une décharge qui conforte et conforme les décisions du peuple allemand.
Mais au-delà, le simplisme herméneutique, qui ne se fonde d’ailleurs pas forcément sur le terreau
de l’ignorance, mais bien plutôt sur la lassitude collective face à l’impossible compréhension de la totalité
complexe
des
mondes
sociaux,
économiques et
politiques
d’une période donnée,
aboutit
immanquablement à la radicalité des langages de ceux qui tiennent le pouvoir. Et malheureusement, «
aucun langage n’est plus convaincant que le langage de la violence. Il n’a pas besoin de traduction et ne
laisse aucune question en suspens » (Sofsky, [1996] 1998, 20).
Les débats historiographiques qui se nourrissent sur la question de savoir si le nazisme était un
fascisme ou un totalitarisme paraissent donc superfétatoires à l’aune de la pensée sur l’habiter et de son
évolution préoccupante. Sans aller jusqu’à déclarer que l’habiter contemporain relève des mêmes
symptômes et déviances de l’habiter tel que mis en place dans les camps de concentration, on peut
toutefois se demander si la généalogie de la violence nazie tel que l’énonce Enzo Traverso (2002) ne
préfigure pas les différents types de violence qu’elle soit physique ou symbolique que nous connaissons
aujourd’hui et qu’avaient déjà analysé avec pertinence Sofsky ([1996] 1998 ; 2002), Bourdieu (1994 ;
2001) ou Foucault (1975).
Sans vouloir aucunement choquer la mémoire des personnes ayant connu la shoah, il est temps de
se demander en quoi le camp de concentration n’est pas l’un des signes précurseurs du fondement
ontologique de notre société actuelle, celui d’une mise en place instrumentale – autant intellectuelle que
technique – d’une “violence civilisée”, celle d’un « fétichisme de la science » et de la réalisation de «
projets de planification autoritaire et d’ingénierie sociale » (Traverso, 2001, 19). Cette planification
économiciste s’ancre dans les valeurs bureaucratiques des pays développés dont Joseph Billig [1967] 2000
et Zygmunt Bauman (2002) notent qu’elles sont au cœur de la société allemande des années 1930 par
l’intermédiaire de son système industriel. Ce système industriel englobe le système concentrationnaire,
philosophiquement – car il recourt au même volonté d’ordre, de hiérarchie –, et matériellement car c’est
l’homme qui en devient la matière première. Pour ces auteurs, la shoah n’est donc pas un accident de
l’histoire, une tragédie interne à l’histoire juive, mais bien plutôt le signe tangible d’un usinage de nos
mentalités. Car ces projets de planification sont systématiquement associés à une batterie argumentative
sur leurs bienfaits supposés pour l’habiter des populations élues ou non élues, ainsi le travail ne rendait-il
pas libre (Arbeit macht frei pouvait-on lire à l’entrée des camps). L’habiter est alors compris au sens le
plus caricatural d’une meilleure qualité de vie, expurgée des scories sociétales que seraient les figures
génériques de « l’étranger », du « pauvre », du « vieux », du « fou », du « libertaire », devenues catégories
de l’anormalité dans la culture européenne… (Foucault, 1999).
Dans cette batterie argumentative, d’anciennes terminologies – instinct, peuple, mondial, vision
du monde (weltanschauung), étranger à l’espèce –, semblent ainsi s’associer à de plus récentes –
naturellement, terroir, système, réseau, insécurité, immigration – pour perpétuer implicitement, voire de
plus en plus explicitement, des langages totalitaires (Faye, 1972 ; Klemperer, [1947] 1996) qui ont pour
objet de normer les réflexions de tous les citoyens sur ce que serait justement ce bon habiter et le bon
habitant qui va avec. Mais l’argumentation n’est pas une composante récente de notre humanité. La
129
rhétorique grecque inscrivait déjà cet espace de la discrimination idéologique. Pour autant, elle est ici
inscrite comme une des figures tutélaires majeures de la violence car elle s’incarne, de même que la mise
en scène architecturale (Abensour, 1997), comme le média par excellence du pouvoir qui en est justement
l’implicite de sa raison d’être (Sofsky, [1996] 1998).
L’étude sur l’habiter dans les camps de concentration sous le nazisme englobe donc de
nombreuses facettes – philosophique, géographique, politique, idéologique, psychologique, sociologique,
historique – qui interagissent entre elles pour construire la situation abordée. Et nous sommes conscients
que le champ proposé ici est très clairement restrictif tant par sa dimension épistémologique que par son
contexte spatial (camp de concentration) et temporel (sous le régime nazisme), – mais peut-il en être
autrement tant le champ d’investigation des totalitarismes et des entreprises génocidaires dans l’histoire
est vaste et délicat – ; il permet cependant de développer les fondements même de l’habiter, et au-delà des
figures de la violence dans la construction des territoires (Sofsky, 2002).
Pour aborder ce champ d’analyse, la démarche méthodologique doit s’inscrire autant sur des
recherches d’historiens et spécialistes de la question concentrationnaire (Bensoussan, 1998 ; Billig, [1967]
2000 ; Brossat, 1996 ; Sofsky, [1993] 1995 ; Traverso, 2002 ; Wieviorka, 1992 ; 2005) que sur
d’éminentes descriptions et interprétations produites par certains de ceux qui ont réussi à réchapper
d’Auschwitz, de Dachau ou de Buchenwald pour les camps les plus connus tels que Bruno Bettelheim
([1960] 1972), Primo Lévi ([1958] 1987 ; [1995] 2000), David Rousset ([1946] 1965), Anne-Lise Stern
(1994) ou Stanislav Zámecník ([2002] 2003), mais aussi de camps plus « insignifiants » à nos mémoires
communes (Gandersheim) mais dans lesquels pour autant l’horreur était aussi « obscurité, manque absolu
de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent » (Antelme, 1957). Enfin, il est à noter que
d’autres formes de récits, notamment documentaires (Shoah de Claude Lanzmann; De Nuremberg à
Nuremberg de Frédéric Rossif ; La libération des camps nazis, etc.), voire filmiques (Nuit et Brouillard
d’Alain Resnais, La liste de Schindler de Steven Spielberg, Amen de Costa Gavras, Le Pianiste de Roman
Polanski), rendent utilement service à la compréhension qualitative (car relative à la mémoire que ceux qui
restent en ont) des faits et des actes, des sentiments et des affects, même s’ils sont parfois teintés de
moralité et d’idéologie. A côté de la rudesse des chiffres et des récits, ils animent cette abstraction que
peut parfois représenter l’horreur et l’absurdité et dans laquelle les « Juifs », les « Tziganes », les « Noirs »
étaient confinés.
2. Briser les constructions territoriales et la constitution
ontologique de l’homme.
Comme nous l’avons dit, la construction territoriale relève de cette nécessité pour l’homme de se
relier à des entités spatialisées, socialisées et temporalisées qui sont visibles dans sa réalité présente ou
dans sa réalité mnémonique. Cette relation permet à l’homme de construire son identité d’être humain,
d’en délimiter son contour corporel, de son corps à son champ d’action. Elle permet ainsi de créer en lui
des niveaux d’investissement du monde spatial, social et temporel selon différents champs et seuils qui
fondent ses « logiques topologiques ». Ces dernières « entourent nos définitions de ce qui est à moi/à toi,
130
privé/public, autochtone/étranger, proche/lointain, central/périphérique… : toutes ces représentations
personnelles, qui changent sociétalement, et qui ont tant d’importance dans nos relations interpersonnelles.
Là se trouvent les fondements de tant de nos lois et règlements, la source des codes de nos pratiques qui
savent être conviviales, comme de nos recours à l’arbitrage ou à la force ; le fondement aussi des
conditions nécessaires et/ou suffisantes pour que soit garantie effectivement l’autonomie de chaque
“agent” concerné » (Ferrier J.-P., 1986, 5).
La construction territoriale permet donc à l’homme de créer cette extensivité territoriale délimitée
par ses soins qui lui assure une forme de liberté d’expression (champ des significations à toute fin
pratique) et de mouvements (champ des pratiques à toute fin signifiante). Dans le cas des camps de
concentration, l’analyse tentera de montrer que l’idée des concentrationnaires est justement de briser cette
possibilité d’extensivité territoriale choisie. En effet, pour ces derniers, l’objectif est de briser tout
possibilité pour l’être humain de se projeter sur un monde autre que celui du camp, c’est-à-dire
d’empêcher la mise en place de toute relation physique ou psychique à quelque chose (des objets, des
routines, des souvenirs) ou avec quelqu’un (les membres de sa famille, les autres déportés), et cela en
concentrant systématiquement toutes les dimensions de ses territoires au seul camp de concentration, mais
aussi en uniformisant ses temporalités en une non-réalité du présent, inscrite comme l’instant inéluctable
où l’on fait ce que l’on nous dit de faire sans poser de question, sans offrir alors la possibilité de donner du
sens à ce que l’on fait et ce que l’on est.
Pour analyser cette systématisation totalitaire des camps, il est intéressant de présenter de manière
systématique les différentes formes de violence physique et mentale qui avaient pour but de briser les
constructions territoriales. Là aussi, l’analyse trouve sa positivité dans la mise en lumière des éléments qui
ont permis à celles et ceux qui en ont réchappé, de comprendre en fait comment ils ont fait pour s’en sortir
(dans tous les sens du terme), c’est-à-dire pour se projeter hors de ce néant, de cette déréalisation
territoriale du camp et poursuivre l’expressivité de leur être-au-monde dans ces anti-espaces et ces antitemps.
Pour illustrer ce propos, il est possible de présenter de façon introductive deux exemples
significatifs proposés par Bruno Bettelheim sur l’organisation scrupuleuse mise en place par les SS pour
anéantir des deux principales dimensions de l’habiter : la construction territoriale et la constitution
ontologique de l’être humain.
D’un côté, il montre que la construction du monde des déportés au fil du temps se trouve inscrite
dans une spirale centripète qui se coupe progressivement de la réalité des anciens territoires pratiqués par
ces derniers : “A la différence, caractéristique, des ‘nouveaux’, les ‘anciens’ n’étaient plus capables
d’évaluer correctement le monde extérieur, non dominé par la Gestapo. Alors que les nouveaux
prisonniers persistaient à considérer le monde du camp comme irréel, pour les ‘anciens’, il était devenu la
seule réalité. La conscience de la réalité du monde extérieur dépendait en grande partie de la force des
liens affectifs du prisonnier avec sa famille et ses amis, de la vigueur et de la richesse de sa personnalité et
de sa capacité à préserver des centres d’intérêt et des attitudes qui avaient eu de l’importance pour lui. Plus
ses centres d’intérêt étaient variés, et plus il cherchait à en tirer parti dans le camp, plus il parvenait à
protéger sa personnalité contre un appauvrissement trop rapide. […] Lorsqu’on demandait aux “anciens”
pourquoi ils parlaient si peu de leur avenir hors du camp, ils admettaient fréquemment qu’ils n’étaient plus
131
capables de s’imaginer vivant dans un monde libre, prenant des décisions, s’occupant d’eux-mêmes et de
leur famille ” (Bettelheim, [1960] 1972, 219-220).
D’un autre côté, il montre que la constitution ontologique se trouve annihilée par la perte de la
volonté de tout engagement ou de toute prise de responsabilité. Cette perte de volonté est le signe tangible
d’une déstructuration de toute forme de conception idéologique (religieuse, politique, etc.) personnelle sur
soi et le monde. Celle-ci passe d’abord par la perte de la liberté, mais par l’absurdité des actions engagées
par les SS et puis par les déportés eux-mêmes sous la contrainte du camp. Ainsi, toute possibilité de faire
sens pour soi est niée par les SS, tant au niveau du sens de l’action des SS par rapport aux déportés qu’au
niveau du sens de l’action de l’être par rapport à lui-même. Cette interdiction s’inscrivait même sur l’acte
ultime, celui d’organiser sa propre mort. A priori, pour les SS, dont le rôle était à terme d’exterminer les
Juifs ou les Tsiganes ; “plus le nombre des suicides était élevé, plus leur besogne en était facilitée. Mais,
même dans ce cas, la décision ne devait pas venir du prisonnier. Un S.S. pouvait provoquer un prisonnier à
se tuer en se jetant contre le grillage électrifié de la clôture. Mais si un prisonnier tentait de se tuer de sa
propre initiative et n’y réussissait pas, le règlement, édicté à Dachau en 1933, prévoyait qu’il recevrait
vingt-cinq coups de fouet et serait mis au cachot pendant une période prolongée. On peut penser qu’on
punissait ainsi son échec. Mais […] il s’agissait beaucoup plus de punir un acte d’autodétermination.”
(Bettelheim, [1960] 1972, 205-206).
Ainsi, à côté de la violence physique, les concentrationnaires utilisaient les dispositifs les plus
extrêmes de la violence symbolique, c’est-à-dire la possibilité offerte à tout régime totalitaire de mettre en
conformité une population entière vis-à-vis des “us et coutumes”… “aléatoires” ! de quelques-uns, en
l’occurrence les gardiens SS des camps.
L’analyse tentera donc de montrer qu’au-delà de la cruauté des tueries, de l’absurdité réfléchie de
l’appareil tortionnaire conditionnant le hasard de la survie des uns plutôt que des autres (Lévi P., [1995]
2000), les seuls êtres humains qui ont réussi à résister aux camps de concentration ont été ceux qui ont su
préserver autant que faire se peut une part de leur habitation, c’est-à-dire une part de leur relation avec un
monde, le leur et non seulement celui du camp, et une part de relation avec eux-mêmes et non seulement
avec leur tortionnaire et le non-sens de leur action.
La discrimination permet à l’homme de structurer sa sécurité ontologique autour des valeurs
idéologiques qu’il se donne. Lui ôter cette possibilité, c’est lui ôter la possibilité de stabiliser toute
réflexion sur la construction de la réalité qu’il a configurée avec le monde spatial, social et temporel qui
l’entoure. C’est donc lui ôter toute possibilité de se projeter dans son monde. L’idéologie de la terreur a
pour principe au-delà de la violence physique d’annihiler toute possibilité de construction mentale de la
réalité.
3. L’inhabitabilité du nazisme.
Le régime nazi, comme tous les régimes totalitaires, a créé l’annihilation des besoins soit en les
contentant (pour le peuple) soit en les supprimant (pour les déportés). Et c’est en cela qu’il a également
détruit le temps et l’espace des hommes pour le remplacer par ceux du mythe, de l’identité factice de la
race élue en ôtant toute pensée de l’autre.
132
Car l’être humain en habitant désire se construire un monde dont il dépend. Et ce sont les
dimensions mêmes de cette dépendance qui délimitent le champ de son habitation et de son inhabitation
du monde. S’il est préoccupé par quelque chose, dans l’attente de quelqu’un, dans l’extase permanente
vers un monde, il est aussi pétri d’habitudes, de certitudes qui sont autant de barrières à cette sortie dans le
hors-là. Cette force de l’habitude détermine des façons d’être, de faire et de penser qui se sédimentent plus
ou moins au cours des événements, qui au gré des complexes possibles s’affranchissent ou non des
situations et de ce qu’on leur fait dire de manière normative, unipolaire et hermétique. Pourtant, “le danger
d’échanger la nécessaire insécurité où se tient la pensée philosophique pour l’explication totale que
propose une idéologie et sa Weltanschauung, n’est pas tant le risque de se laisser prendre à quelque
postulat généralement vulgaire et toujours pré-critique, c’est celui d’échanger la liberté inhérente à la
faculté humaine de penser pour la camisole de la logique, avec laquelle l’homme peut se contraindre luimême presque aussi violemment qu’il est contraint par une force extérieure à lui” (Arendt, [1951] 1972,
218).
Penser l’habiter, c’est penser l’idéologie morale et philosophique qu’elle génère. Ainsi, pour
Heidegger, habiter c’est “être mis en sûreté […] rester enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans
ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l’habitation est ce
ménagement” (Heidegger, [1954] 1958, 176). Derrière ce ménagement, il y a l’idée d’une acceptation
tautologique pour l’être, d’être ce qu’il a à être au sein de l’être de ce qu’il a. Mais encore faut-il concevoir
la finalité – si finalité il y a – de l’avoir à être et la déterminité – l’authenticité dirait Heidegger – de l’être
de ce qu’il a. Ce sont cette finalité et cette déterminité qui posent problèmes car leurs interprétations
diffèrent d’un être, d’un collectif à l’autre, d’un vécu contingent à l’autre. Sur celles-ci, chacune et chacun
peut développer ses idées, et celles-ci sont le plus souvent pensées dans et comme une totalité. Elles
nourrissent un champ d’interprétations, des réalités qui nous entourent, qui se trouve toujours déjà confiné
en lui-même dans un cercle herméneutique. Le problème de ce confinement idéologique, c’est que s’il
apporte la nécessaire sécurité dont les êtres humains ont besoin pour affronter le Monde et construire leur
monde en son sein, il généralise les phénomènes et les événements qui se sont déroulés sous la logique
d’une idée avant d’en totaliser et d’en naturaliser l’efficience générative pour tous les événements et
phénomènes à venir.
De ce point de vue, l’erreur heideggérienne tient à cette fonction hermétique, par principe
cloisonnante et normative, qu’il a attachée au sens de l’être, au revers de ce concept d’authenticité et
d’obéissance au destin. On y retrouve la force ambivalente des mots noués dans la Kriegsideologie
(Communauté, mort, destin) et transformée en « puissance » des idées par le régime hitlérien qui s’est
repue jusqu’à plus soif de cette compromission parfois naïve des intellectuels allemands (Losurdo, 1998).
Car comme le rappelle Arendt, en réalité, « les idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de
l’être. Elles sont historiques, occupées du devenir et du disparaître, de l’ascension et de la chute des
cultures, même si elles essaient d’expliquer l’histoire par quelque “loi naturelle”. Le mot ‘race’ dans
racisme ne signifie aucunement une curiosité authentique au sujet des races humaines en tant que
domaines d’exploration scientifique ; il est une idée qui permet d’expliquer le mouvement de l’histoire
comme un processus unique et cohérent » (Arendt, [1951] 1972, 216-217). Dans le cas des camps de
concentration, l’acceptation commune de cette idéologie – celle des gardiens mais aussi à la longue celle
133
des prisonniers – accélère la naturalisation de cette réalité imaginée, mythifiée et génère la perte définitive
de tout ancrage territorial pour les déportés.
Ainsi, ce sont vraisemblablement les femmes et les hommes qui ont su se départir de leur sécurité
ontologique, c’est-à-dire de leur cercle herméneutique initial, et modifier ainsi leur champ d’interprétation
des événements non plus à l’aune de la déterminité et de la finalité de l’essence philosophique, religieuse,
morale de leur présence sur Terre, tel qu’ils la concevaient jusqu’alors, qui ont réussi à survivre dans les
camps de concentration. Ils ont réussi à garder un monde auquel se relier, auprès duquel espérer. Ce
monde construit passait parfois par un égocentrisme sécuritaire et il est d’ailleurs à noter le sentiment de
culpabilité qui s’exprime très souvent chez les rescapés. Sentiment non pas seulement fondé sur le fait de
cette incompréhension d’avoir eu de la chance par rapport à d’autres membres de leur famille, de leur clan
; mais aussi d’avoir été autrement que ce qu’il/elle pensait être, de s’être vu faire ou dire des choses
qu’il/elle ne pensait pas faire ou dire (Bettelheim, Levi, Stern). Être différent de l’humain que l’on croyait
être en tentant pour autant de ne pas être étranger à soi-même pendant et après l’abomination. C’est dans
cet interstice, au-delà du raisonnable, de l’explicable a posteriori que naît la souffrance de ceux qui ont
vécu les camps. C’est dans cette ab-surdité que l’être ne veut parfois plus s’entendre et se rendre peut-être,
comme Primo Levi, sourd à lui-même (Cravetto, 2000).
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Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 137-142
LE CONCEPT D’HABITER AU CŒUR
Alexandra
DE CAUNA
D’UNE ETUDE SUR LES QUARTIERS
PERIPHERIQUES DES VILLES
FRANCAISES D’OUTRE MER
Attachée temporaire
d’enseignement et de
recherche, Université de
Bordeaux III
Note de recherche
1. Une recherche en géographie culturelle : sa thématique, ses
objectifs.
Il y a quelques années de cela, nous avons entrepris une étude sur les quartiers périphériques des
métropoles françaises d’outre-mer (Fort-de-France et Point-à-Pitre). A l’époque, les chercheurs parlaient
beaucoup d’espaces insalubres, de bidonvilles ou encore de quartiers d’habitat spontané. Le sujet était
pour ainsi dire à la mode, une mode sans aucun doute liée à l’urgence sociale que représentait, d’une façon
générale, la rapidité du développement urbain dans les pays du Sud.
Afin d’aborder de manière originale un sujet alors exploité par un grand nombre de scientifiques,
l’optique choisie fut celle de la géographie sociale et culturelle, une géographie plus directement tournée
vers les hommes dans leurs rapports aux territoires et aux lieux.
Notre objectif était double : à la fois théorique et méthodologique. En lien avec le tournant dit «
culturel » de la géographie, il s’agissait d’exploiter le roman comme nouvel outil de recherche. Pour cela,
nous pensions nous aider du travail de quelques ingénieux précurseurs en la matière : A. Frémont ou P.
Claval pour n’en citer que deux…
138
Il faut dire que l’un comme l’autre se sont inspirés, dans leurs recherches, des écrits de grands
romanciers du XIXème dans le but de définir « un schéma général des usages et des possibles de l’espace
» : pour A. Frémont, les romans de Gustave Flaubert dont « il faut prendre l’œuvre comme objet d’étude,
notamment pour ce qu’elle révèle d’irremplaçable sur les lieux et les hommes, pour ce qu’elle cerne des
subtilités de sa perception là où se bloquent les analyses scientifiques les plus pertinentes et là où
s’arrêtent les meilleurs calculs » (Frémont, 1978) ; pour P. Claval (Claval, 1992), ceux d’Honoré de
Balzac grâce auxquels il élabore une théorie de l’espace romanesque (l’idée étant de privilégier non pas
l’exactitude des détails mais, la forme romanesque, révélatrice de la structure même de l’expérience
humaine et de toute une société).
En réalité, l’émergence du roman comme outil de recherche - aussi bien chez P. Claval que chez
A. Frémont - n’a rien d’anodin. Elle correspond à la volonté de ne plus considérer les lieux comme seule
rationalité économique et fonctionnelle mais comme espaces chargés de sens pour ceux qui y habitent et
les fréquentent ou encore comme sites de l’expérience humaine individuelle et collective. Elle est aussi
liée au développement de nouveaux concepts géographiques tels ceux d’espace vécu ou représenté...
L’intuition des romanciers, leur mission de porte parole et de retranscription de l’imaginaire collectif, leur
prise de position par rapport au monde sont considérées comme autant de données à exploiter dans le
cadre de la discipline. La littérature s’offre comme la porte ouverte à toute une symbolique que les
géographes s’efforcent désormais de saisir (voir aussi les recherches plus récentes de C. Chivallon).
Connaissant ce contexte et toutes ses implications (notamment le développement d’outils de
recherche comme le roman en réaction aux instruments d’une géographie positiviste alors considérée
comme une « science de l’espace abstraite et désincarnée », « incapable de faire vivre un lieu, reflet d’une
société sans territoire ni âme » pour reprendre les mots de J. Gracq ou de JL. Tissier), c’est avec beaucoup
de précautions que nous souhaitions nous lancer, à l’époque, dans une telle aventure « méthodologique ».
Il fallait à la fois éviter tout prise de position trop catégorique et en même temps chercher à jouer de la
complémentarité entre les différentes approches géographiques. Ainsi nous a-t-il paru important, pour
notre étude, d’associer l’analyse des romans à celle d’autres données issues plus précisément des enquêtes
terrain (questionnaires, entretiens, observations in situ, etc.).
Dans le droit fil des constats précédemment émis et forts de cet instrument de travail pour le
moins inédit, le défi que nous cherchions à relever était donc aussi le suivant : confronter espace réel et
espace représenté. Il était en effet nécessaire d’explorer notre terrain d’étude de l’intérieur et dans toutes
ses dimensions, notamment vécues.
2. L’habiter comme concept clef.
La complémentarité entre approches de terrain et analyse de la littérature est essentielle. C’est elle
qui a révélé, pour notre étude, l’importance du concept d’habiter, son rôle clef et charnière dans le bon
fonctionnement d’une telle association. De la même façon, c’est l’intérêt porté à un concept comme celui
d’habiter qui permet de comprendre l’apport d’une utilisation intensive du roman en plus des seules
enquêtes de terrain, notamment dans l’exploitation de la pluralité des sens dont il peut être porteur. Qu’en
est-il plus exactement ?
139
Lorsque l’on étudie dans un premier temps l’origine du concept d’habiter, deux filiations
principales peuvent ainsi être mises en valeur. Il s’agit d’une part d’un héritage sociologique et d’autre
part d’un héritage philosophique : deux écoles de pensée qui s’accordent sur la dimension supplémentaire
que le concept d’habiter apporte à celui d’habitat mais qui diffèrent sur ce « plus » qui précisément fait la
différence entre les deux notions. Les sociologues mettent l’accent sur la dimension sociale de l’espace
alors que les philosophes s’intéressent, eux, à la dimension spirituelle du rapport au lieu, un lien que le
roman met en valeur avec force au-delà des seules enquêtes de terrain (un « face » à « face » mis en valeur
par P. Gervais Lambony dans son approche épistémologique et méthodologique du concept de citadinité,
Gervais Lambony, 2001).
En bref, les héritiers de Lefèbvre nous parlent de l’habiter comme inscription de l’homme dans la
société tandis que les héritiers d’Heidegger signifient l’habiter comme inscription de l’homme dans le
monde. La confrontation entre la réalité du terrain et le monde de la littérature prend alors tout son sens :
elle permet d’associer ces deux façons de penser et même de dépasser ce qui apparaît au premier abord
comme une opposition immuable.
Sur le terrain, le chercheur peut en effet explorer l’habitat dans toutes ses formes (les plus
concrètes), tout comme il observe les dimensions sociales qui lui sont associées et ce, à différentes
échelles. Avec l’outil romanesque, il va plus loin dans sa recherche en analysant, cette fois-ci, la
dimension spirituelle du lien au logement, autrement dit le rapport au lieu, un rapport intime souvent
difficile à saisir dans les territoires étudiés. La littérature met en évidence des codes culturels auxquels le
géographe n’aurait pas forcément eu accès autrement et dévoile par l’intermédiaire du romancier un
message intime, une symbolique, des représentations souvent inaccessibles au chercheur étranger (plus
particulièrement quand on considère le cas de la recherche occidentale menée dans les pays dits du Sud).
Bien entendu les opposants à ce type de procédé méthodologique existent et ils ont leurs
arguments, notamment l’apparente non fiabilité des données recueillies dans le roman par rapport à celles
que livre l’analyse de terrain. Mais comme toujours dans la recherche, tout dépend en réalité des finalités
théoriques recherchées, des options engagées etc. Or, lorsque l’on s’attache à l’étude des hommes dans
leurs rapports aux lieux, lorsque l’on s’intéresse avec force à un concept comme celui d’habiter, l’outil
romanesque apparaît comme l’un des plus adapté, voire comme un instrument de travail essentiel, à même
de révéler et d’exploiter toute la richesse du concept.
Ainsi, le degré de déformation du réel que l’on peut associer à toute oeuvre littéraire doit être
considéré en soi comme objet d’étude. Loin de représenter une faille dans la recherche, il constitue luimême l’élément à analyser : celui qui dévoile l’habiter considéré comme dimension spirituelle du rapport
au lieu. C’est cet imaginaire, parfois bien éloigné du contexte local réel, qui indique au chercheur les
valeurs que les individus associent à un lieu au-delà de ce qu’il peut représenter concrètement et qui lui
dévoile, par la même, la force d’un rapport au lieu, l’aspect presque indicible de ce lien etc.
Notons qu’à ce niveau-là la littérature antillaise offre un champ d’analyse très intéressant, les
romanciers antillais jouant justement à la fois d’un réalisme féroce (dont la portée documentaire peut
permettre de comprendre l’univers créole) et en même temps d’une magie prenante, elle-même
extrêmement importante, pour pénétrer l’univers créole. Par son « réalisme merveilleux », elle apparaît
comme une des portes d’entrée privilégiée à l’étude d’un habiter créole.
140
Au-delà de ces premières considérations et inversement, on réalise très vite que c’est un concept
clef comme le concept d’habiter qui permet d’exploiter toute la richesse d’une confrontation entre univers
romanesque et réalité sociale (la littérature non plus au service du concept d’habiter mais le concept luimême au service d’une analyse géographique s’aidant des romans). Si l’on prend en considération le
double patrimoine qui fait le concept d’habiter, on réalise à quel point ce dernier constitue une passerelle
évidente entre les données recueillies sur le terrain et l’imaginaire dévoilé par la littérature. De par la
richesse de ses deux ramifications, il permet de lier la dimension verticale à la dimension horizontale de
l’habitat et donne ainsi toute sa cohérence au travail effectué.
3. L’originalité des quartiers créoles révélée.
Quel fut le bilan de cette recherche ? Au terme de notre étude, nous avons pu mettre en évidence
l’existence d’un mode d’habiter que l’on pourrait qualifier de « créole » (notons que c’est sans aucun
doute dans les quartiers étudiés que l’habiter en question trouve son expression la plus « authentique »
même si, bien entendu, il ne s’agit pas de tomber dans une caricature à outrance de l’opposition villecampagne ou tradition-modernité avec l’idée d’une identité qui s’exprimerait uniquement par des valeurs
traditionnelles et en milieu rural. C’est justement par leur aspect entre-deux, mixte, ambiguë et encore
paradoxal que les quartiers périphériques ont un « potentiel créole » important).
L’habiter créole alors mis en valeur incarne d’abord un mode de sociabilité spécifique qui associe
chaque espace - de l’univers domestique à celui du quartier - à telle ou telle pratique sociale et qui
prolonge les fonctionnalités connues de l’habitat (la maison) par d’autres types de fonctionnalités tournées
vers le social, le collectif ou d’une manière générale l’altérité. Nous pourrions citer dans cette optique, et à
titre d’exemple, l’importance des kours créoles (autour desquelles sont rassemblées plusieurs cases) qui,
dans les quartiers, représentent des pôles de sociabilité essentiels. De la même façon, la véranda constitue
le prolongement intime de l’espace domestique mais aussi la première ouverture sur l’extérieur, celle qui
permet de communiquer avec l’autre tout en restant chez soi, c'est-à-dire à une certaine distance. La
devanture de la maison est tout aussi importante, la cuisine extérieure etc…
Mais l’habiter créole, c’est aussi un « être au monde » spécifique, pour reprendre une
terminologie phénoménologique, qui se dévoile, entre autres, par l’importance qu’attachent les Antillais à
la nature : une croyance généralisée en ses forces et ses faiblesses, un rapport intime avec elle. Ce lien très
fort avec la nature se lit avec force dans beaucoup de romans antillais, notamment à travers l’utilisation
d’un référent symbolique des plus importants pour les sociétés créoles : celui de la mangrove. R. Confiant,
célèbre écrivain martiniquais ne déclare t-il pas d’ailleurs que « la mangrove est une métaphore de la
Martinique toute entière : terre, peuple, histoire. » ?
Ce référent, nous l’avons retrouvé dans les romans étudiés, utilisé cette fois-ci à l’échelle de la
ville, plus particulièrement pour désigner les quartiers d’habitat insalubre et spontané, voire chacune des
petites cases qui les composent. Nous avons alors choisi de parler, dans le cadre de notre recherche, de «
mangrove urbaine », cette métaphore exprimant mieux que toute autre l’habiter créole. Derrière cette
figure, c’est en effet un univers particulier qui est mis en évidence : à la fois répulsif et malsain mais aussi
141
plein de force et de vie, un univers qui correspond tout à fait aux quartiers étudiés et qu’il faut, en outre,
absolument gérer, afin d’en préserver toute l’originalité.
Si l’utilisation d’une image comme celle de la mangrove sert à décrire une atmosphère spécifique,
elle permet aussi et surtout d’exprimer une façon de vivre et de ressentir cette même atmosphère. En
résumé, c’est par la puissance du procédé littéraire utilisé ici que l’on découvre la manière dont les
citadins de ces marges « habitent » leur quartier : en harmonie avec la nature, voire en symbiose avec le
cadre naturel dans lequel ces territoires s’insèrent. Grâce à cette représentation puisée dans l’imaginaire
collectif antillais, le romancier nous offre ainsi un discours géographique renouvelé sur l’habitat dans les
quartiers populaires des villes d’outre-mer, discours qui leur correspond sans doute le mieux. Comment en
effet ne pas saisir le plus judicieusement possible ces espaces créoles, sinon par une métaphore, elle-même
créole ?
3.1. Apports et limites du concept d’habiter dans l’étude des mondes créoles,
périphériques et urbains.
Ainsi, au terme de notre étude, nous avons pu saisir la variété des façons de vivre la ville aux
Antilles, depuis ses quartiers périphériques jusque dans ses cases, aussi insalubres soient-elles. Avec
l’appui d’un corpus romanesque, nous avons aussi analysé le tableau que pouvaient en dresser les
écrivains antillais. Nous l’avons d’autant plus apprécié qu’à nos yeux, cet « art de faire » ne se limitait pas
à la simple retranscription et analyse de l’habitat dans les quartiers populaires mais était en plus un
véritable travail de reconstitution d’un culture, d’une identité et d’un rapport au monde spécifique : un
habiter dont les quartiers populaires constituent sans doute la principale assise.
Cette recherche nous a finalement permis de constater que le concept d’habiter ne présentait des
limites en géographie que si l’on tentait absolument de séparer voire d’opposer les deux héritages qui le
définissent, c'est-à-dire d’un côté la mise en valeur de la dimension horizontale de l’inscription de
l’homme dans le monde (le social) et de l’autre, celle de sa dimension verticale (le spirituel).
En associant ces deux aspects-là du rapport des individus aux territoires et aux lieux, le concept
apparaît d’autant plus riche pour explorer la dimension vécue d’un espace donné. Le géographe ne peut
passer à côté de ce regard sur le monde et de tout ce qu’il apporte au concept d’espace qui, ne l’oublions
pas, constitue la clef de voûte de toutes ses recherches.
Il convient donc d’exploiter au mieux la portée d’une notion comme celle d’habiter en se dotant
d’outils scientifiques efficaces et originaux, tels les romans. Bien entendu, un parti pris pour un tel
instrument de travail n’implique pas l’abandon d’autres outils de recherche, tout aussi importants et
efficaces pour le géographe. Il est juste l’expression d’une volonté, celle de voir se développer, à côté
d’une géographie souvent considérée comme plus scientifique, avec et en même temps que cette
géographie, une géographie plus humaniste, davantage tournée vers la sociologie et la philosophie, à
l’image du concept d’habiter car comme le dit si justement H. Vieillard-Baron, « il y a de l’abstraction
mais aussi de la mémoire, de l’événementiel et de la passion en géographie… L’étendue d’une carte,
l’échelle d’un territoire, les colonnes numériques ne sont pas les seuls lieux où le géographe trouve en
effet sa place. »
142
NB : cette recherche sur les quartiers dits insalubres de Point à Pitre et de Fort-de-France est
publiée aux éditions Karthala sous le titre : L’image des quartiers populaires dans le roman antillais.
(Alexandra de Cauna, 180 p. , Paris, année 2003)
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DES LIEUX DANS
Pascal CLERC
L’ESPACE DU RECIT :
Maître de conférences,
GRACQ, PEREC ET TATI
IUFM Aix-Marseille
Mots-clés - cinéma – distance - espace de vie – géographicité – identité – lieu – littérature.
Résumé : L’utilisation de supports comme le texte littéraire ou la fiction cinématographique est une
alternative à la manière dominante d’étudier le monde en géographie. Ils permettent de se situer à l’échelle des
individus et d’envisager espaces et territoires de leur point de vue. Une géographie de l’expérience du monde est
ainsi possible. Pour appréhender le concept de lieu, en tant que pratique humaine, sont sollicitées ici les œuvres de
Gracq, de Perec et de Tati.
Keywords – Distance - space of life – geographicity – identity – place - literature.
Abstract : Narrative tools to study the geography of the universe are not commonly used. Extracts of
literary texts and films enable to adopt an individual point of view and to consider spaces and territories from
there. They develop a geography of the world based on perception and on sensitive experience. The works of
Gracq, Perec and Tati will be used to understand the concept of place.
Stichworte – Distanz – Film – Geographizität – Identität – Lebensraum – Literatur – Ort.
Zusammenfassung : Die Benutzung von litterarischen Texten oder Filmen stellt eine Alternative zur
dominanten Art und Weise, die Welt in Geographie zu erforschen, dar. Sie erlauben, sich auf der Maßstabsebene
des Individuums zu begeben und Raum und Territorium von deren Standpunkt aus anzugehen. Eine Geographie
des Erlebens von Welt wird dadurch möglich. Um den Begriff « Ort » als menschliche Praxis zu begreifen, werden
hier die Werke von Gracq, Perec und Tati mobilisert.
144
Pour décrire le monde ou pour tenter d’en comprendre l’organisation, le géographe le regarde
généralement d’en haut. Cette mise à distance est associée à des représentations – cartes, photographies
aériennes verticales ou obliques, images satellitales – et à des échelles d’analyse variant du mondial au
local, mais délaissant souvent un niveau « micro » qui correspondrait à celui auxquels les individus
appréhendent l’espace 1. Certains objets d’étude exigent, au sens littéral du terme, un changement de point
de vue pour passer à une approche quasi introspective, comme de l’intérieur. Il en est ainsi de l’étude des
lieux2.
Pour étudier le lieu en tant que façon d’expérimenter l’espace, il convient donc à la fois de se
placer à l’échelle de l’individu et de son point de vue, mais aussi d’envisager le point de vue en tant que
façon de percevoir le monde. Cette démarche n’est pas sans rappeler les « savoirs situés » et les «
expéditions géographiques » conduites aux États-Unis par certains géographes « radicaux »3. Dans une
analyse épistémologique des expéditions géographiques de William Bunge, Andy Merrifield (1995)
signale le souci qu’a celui-ci (dans une perspective militante) d’étudier des quartiers « depuis le point de
vue de [leurs] habitants ». C’est le seul moyen à ses yeux de comprendre leur façon de vivre dans leur
espace et leur situation de dominés. Bunge, nous dit Merrifield, est amené à « inverser » son échelle
d’appréhension du monde. Pour intégrer le regard des habitants et pour faire place à leurs espaces («
cachés, privés, des faibles, sans jouets… »), il leur donne la parole.
Pour donner la parole aux individus afin d’éclairer les conditions dans lesquelles un topos peut
faire lieu (chôra) – et nonobstant la méfiance qu’un tel projet peut inspirer au sein d’une discipline parfois
encore positiviste et réaliste
4
– j’aurai recours au récit littéraire et à la fiction cinématographique 5. Le
projet n’est pas original. Éric Dardel, dans L’homme et la terre (1952) et Gaston Bachelard dans La
poétique de l’espace (1957) multiplient les citations romanesques et poétiques, qui sont à leurs yeux le
moyen d’approcher « l’expérience humaine du monde » (Tissier, 1992, p. 237). La géographie
phénoménologique reprend cette perspective.
Dans un roman ou un texte autobiographique, l’auteur - par le truchement éventuel de ses
personnages peut -, souvent en deçà du dit, exprimer des modalités du rapport au monde : des sentiments,
des sensations. Si l’on retient l’hypothèse que le lieu est la projection de certaines manières d’être au
monde, une approche herméneutique peut en faciliter le dévoilement. De manière très voisine, la fiction
1
Précisons néanmoins que certains travaux démentent cette orientation : par exemple Guy Di Méo (1996) Les territoires du
quotidien Paris : L’Harmattan, ou Béatrice Collignon et Jean-François Staszak (dir.) (2004) Espaces domestiques, Paris : Bréal.
2
En français, un « lieu » désigne tout aussi bien une portion de l’étendue repérable par des coordonnées et un toponyme (c’est la
définition des dictionnaires géographiques « classiques ») qu’un emplacement chargé de sens ; soit parce qu’un ou des individus
développent pour celui-ci des sentiments particuliers, soit parce que des individus développent en celui-ci, des relations sociales
fortes. C’est ce second sens qui est étudié ici et qui implique ce point de vue particulier. Divers auteurs contribuent à distinguer les
deux sens du concept de « lieu ». Augustin Berque (2000) distingue le « lieu cartographiable » et le « lieu existentiel » en s’appuyant
sur les termes grecs de topos et de chôra à partir de l’étude du Timée de Platon. Le topos renvoie à l’emplacement de la chose, la
chôra est un lieu existentiel investi par ce qui s’y trouve et indissociable de ce qui s’y trouve. On retrouve en anglais et en allemand
une distinction de même nature. Les géographes anglo-saxons utilisent le mot location pour désigner un point de l’étendue – une
expression comme « spatial location » relève du vocabulaire de l’analyse spatiale – et réservent généralement le terme place à la
désignation d’un lieu particulier, chargé de sens, ayant une personnalité, un esprit, écrit Tuan (1974 et 1977). Heidegger, lui, parle de
Stelle pour désigner l’emplacement et Ort pour qualifier un lieu existentiel.
3
Je remercie Jean-Marc Besse de m’avoir rappelé cette proximité et plus largement pour certaines remarques relatives à mon texte.
Je profite de cette note pour remercier aussi Micheline Roumégous qui a bien voulu me relire.
4
Voir la thèse d’Olivier Orain (2003) Le plain pied du monde. Postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie
française au XXe siècle (Paris I – Panthéon-Sorbonne).
5
La démarche n’est pas originale. Elle est partagée par tout un courant de la géographie dont on peut considérer Éric Dardel comme
le pionnier. Néanmoins, si la référence littéraire est fréquente chez les géographes, les travaux qui s’appuient réellement sur des
œuvres et des auteurs le sont moins.
145
cinématographique peut être utilisée comme un révélateur de « l’être aux autres » et de « l’être au monde »
qui se joue dans la constitution d’un lieu. Je m’appuierai pour cela sur les œuvres de trois auteurs : celles
de deux écrivains, Julien Gracq et Georges Perec, et celle d’un cinéaste, Jacques Tati. Ce choix est fondé
d’abord sur la grande sensibilité aux lieux de ces auteurs mais également sur les modalités spécifiques –
que chacun développe en fonction de son histoire et de sa géographicité personnelle – de leur relation aux
lieux.
À travers Un balcon en forêt (1958), Julien Gracq
6
(né en 1910) témoigne d’une sensibilité
particulière aux relations physiques, sensorielles, parfois sensuelles, des individus à leur environnement.
Dans ce récit, il narre le quotidien d’un militaire, le lieutenant de réserve Grange, pendant la drôle de
guerre. En octobre 1939, Grange est mobilisé et affecté à la maison forte des Hautes Falizes dans les
Ardennes ; sa mission consiste à ralentir le mouvement des blindés allemands, voire à leur interdire l’accès
à la Meuse située en contrebas. En réalité, cette mission ne constitue guère la matière du récit ; Gracq
préfère s’attarder sur les paysages, les sensations de Grange, ses pérégrinations dans la forêt et les
relations qu’il entretient avec ses soldats et son amie Mona.
Georges Perec (1936-1982) est un auteur dont les écrits témoignent d’une sensibilité particulière
à la dimension spatiale de l’existence. Son histoire personnelle, celle de sa famille et celle de la
communauté juive font de lui un « non enraciné » plus qu’un déraciné. Je m’attacherai ici plus
particulièrement à deux ouvrages : Espèces d’espaces (1974) qui décline de manière méthodique différents
types d’espaces et de lieux et W ou le souvenir d’enfance (1975), texte curieux mêlant deux récits qui
donnent un relief pénétrant à l’enfance de Perec. Plus largement, de la rue Vilin à Ellis Island, de
Lubartow à Villard-de-Lans, son œuvre littéraire s’apparente à une interrogation sur l’identité par les
lieux.
Le troisième axe de réflexion sur les lieux de l’habiter repose prioritairement sur une narration
cinématographique, celle des aventures urbaines de Monsieur Hulot. Le cadre de Playtime (première
version en 1967), le film de Jacques Tati (1907-1982), est celui d’une ville « moderne »7. Tati n’apprécie
guère ces nouvelles formes urbaines et s’attache à montrer comment elles influent sur les relations
humaines. La première partie du film dénonce de manière comique tout ce qui dans cette ville crée des
distances considérables entre les individus ; la seconde partie, optimiste, souvent jubilatoire, dévoile la
manière dont les non-lieux peuvent être subvertis pour créer de la convivialité.
1. L’espace suspendu.
Le lieu est un paradoxe pour le géographe : en son sein, le temps l’emporte sur l’espace. Une des
conditions de la reconnaissance comme tel d’un lieu suppose de tenir la distance comme négligeable, de la
mettre entre parenthèses, et parallèlement de conférer à ce lieu une « épaisseur » 8 temporelle.
6
Les géographes n’ignorent pas que Julien Gracq étudia la géomorphologie et la géographie et enseigna cette dernière. Jean-Louis
Tissier notamment s’est intéressé à la dimension géographique de l’œuvre de Gracq (Tissier, 1981). Il est aussi l’un de ceux qui l’ont
interviewé (Gracq, 2002, p. 13-45)
7
C’est l’expression que Tati utilise pour qualifier les formes architecturales et urbanistiques qui se développent dans les années 50 et
60 (Ede et Goudet, 2002).
8
Ce terme est utilisé en écho aux propos d’Éric Dardel qui définit souvent l’espace comme une matière.
146
Lorsque les relations humaines font d’une aire un lieu, c’est parce que la distance entre les
individus est suspendue : ils sont ensemble et l’espace matériel qui existe entre eux ne peut être envisagé
comme une rugosité qui les sépare et interdit ou gêne ces relations. L’ensemble du film de Tati est
construit comme une démonstration du rôle de la distance interindividuelle dans la production de nonlieux et de lieux. Dans la première partie de Playtime, les distances sont considérables, semblent parfois
infranchissables ou pour le moins leur effacement demande une énergie considérable. Les interminables
couloirs, les circulations séparées, les cloisons, les sas sont autant d’obstacles aux relations entre les
individus. À L’inverse, l’essentiel de la seconde partie repose sur la proximité d’êtres humains qui vivent
un moment partagé. Quelques incidents libèrent la parole et les gestes, et l’espace – jusque-là fragmenté et
ségrégé – est subverti et matériellement réorganisé de manière à assurer un contact immédiat. Par le
regard, la voix ou le toucher, les individus sont réunis, sans distance.
De la même manière, la distance n’intervient guère dans le rapport ontologique qu’un être humain
tisse avec un « quelque part » lorsqu’il l’envisage comme un lieu. Les déplacements ne « coûtent » pas (ni
de l’argent, ni de la fatigue, ni du temps) mais sont un moment de la relation ; les déplacements participent
de l’existence du « quelque part » en tant que lieu. Pour qualifier le « dedans », Bachelard (1952)
emprunte à Balzac : dedans, l’être humain « fait reculer l’espace » (p. 207). Lorsqu’il circule au sein du
Toit9, le lieutenant Grange en fait l’expérience. La marche est sans effort ; elle consacre son intimité avec
ce lieu.
La laie s’allongeait à perte de vue comme une route fantôme à demi phosphorescente entre
les taillis sous son poudrage de gravier blanc. L’air était tiède et mou, chargé de senteurs de
plantes ; il faisait bon marcher sur cette route sonore et crissante, enfoui dans l’ombre des
branches, avec au-dessus de sa tête cette traînée de ciel plus clair, vaguement vivante, qui
semblait parfois s’éveiller du reflet de lueurs lointaines. (p. 39)
Par contre, autant la distance est abolie au sein du lieu, autant – renforçant ainsi la « densité » de
ce dernier – « elle se maintient alentour » (Lévy et Lussault, 2003, p. 561). Cette perception différente du
dedans et du dehors produit une limite invisible, mais essentielle dans la détermination du rapport au
monde. Sur le plateau des Hautes Falizes, à une douzaine de kilomètres de la petite ville de Moriarmé,
Grange se sent coupé du monde, reclus avec ses hommes, isolé d’un environnement devenu à la fois
éloigné et confusément mêlé. Jusqu’à ce qu’elle les rattrape, la guerre ne lui semble qu’une vague rumeur.
Dehors, comme le souligne Bachelard (1952) qui sollicite cette fois les mots de Rilke, « tout est sans
mesure » (p. 205).
Peut-on tirer des conséquences de cette résorption de la distance quant à l’échelle des lieux ? Pour
Guy Di Méo (2000),
Les lieux les plus remarquables et les plus prégnants, ceux dont l’individuation, dont
l’identification posent le moins de problèmes, s’embrassent du regard. Leur unité se détecte d’un
seul coup d’œil. Ce sont des formes de grande échelle, étroitement circonscrites. (p. 42)
9
C’est le nom que le personnage central d’Un balcon en forêt donne au plateau forestier où est située la maison forte des Falizes, son
lieu d’affectation.
147
La distance est envisagée par ce géographe de manière réaliste et prioritairement par
l’intermédiaire d’une métrique euclidienne car il privilégie la pratique physique du lieu. On peut lui
opposer la position de Yi-Fu Tuan (1974) qui considère une portion de l’étendue comme un espace ou
comme un lieu, en fonction du point de vue que l’on porte sur celle-ci : « Place can be as small as the
corner of a room or large as the earth itself : that earth is our place in the universe is a simple fact of
observation to homesick astronauts.» (p. 245) Selon cette perspective, la terre dans sa totalité peut être
considérée comme un lieu. C’est, dans tous les sens de l’expression, une question de « point de vue » ; les
astronautes sont « nostalgiques » (homesick : littéralement, malades d’être loin de leur maison) lorsque, de
leur engin, ils regardent la terre. Ils vivent dans le souvenir du lieu et leur éloignement le rend un et « petit
» puisque, à ce moment précis, les distances internes au lieu n’importent pas.
Comme le note Éric Dardel, « l’espace géographique n’est pas seulement surface. Étant matière,
il implique une profondeur » (p. 23). Au sein d’un lieu, la résorption de la distance est aussi dans le
rapport à la terre en tant que sol. La dimension verticale se substitue alors explicitement à l’horizontalité
de l’espace. Dans l’analyse qu’il livre du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la
Blache, Jean-Marc Besse (2000) envisage le sol comme un lien, le « point d’articulation (…) entre le
peuple et ce qui va être son lieu, entre l’histoire et la géographie. » (p. 235) Le sol est une matrice qui
permet aussi bien l’existence de l’individu que de l’être collectif qu’est la France de Vidal de la Blache.
Ce sol matriciel est celui dans lequel s’enracine l’être et qui le constitue dans et par le lieu.
La métaphore des racines est à prendre d’abord à la lettre de son référent végétal. C’est le sens
donné par Gracq à l’expression de « plante humaine ». L’être se nourrit et se construit sur la roche et le
sol. Gracq prend l’affaire au sérieux : « je suis né là sur le schiste précambrien » (2002, p. 30). Lui et ses
personnages sont sensibles, non seulement au sol, mais au temps qu’il fait, aux saisons, au cycle diurne.
Dans Un balcon en forêt notamment, l’extérieur, dont Gracq déplore souvent l’absence dans la littérature
française, est omniprésent. Il y voit même l’essentiel du contenu de ses livres :
J’ai dit tout à l’heure que je n’étais pas très intéressé par le roman psychologique. Je pense
que les personnages de mes romans portent la marque de ce désintérêt. Mais en revanche, ils sont
au monde, comme on dit, non sans pertinence ; ils n’ont pas rompu avec lui un lien pour moi
vital, rupture qui donne au roman psychologique français ce côté “fleur coupé” que j’ai dénoncé
autrefois. (2002, p. 75)
Les racines renvoient aussi à ce qui constitue l’individu sur le plan identitaire. Écrire que Georges
Perec n’est pas enraciné signifie l’impossible association entre son être et des lieux qu’il aurait investis, au
moins jusqu’à l’âge adulte et son installation durable à Paris. Sa maison natale balayée par la rénovation
urbaine, son enfance sans repères, ses parents venus de Pologne et tôt disparus, sa communauté de
référence diasporique, expliquent largement sa vaine quête de lieux identitaires :
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque
intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ,
des sources :
Mon pays natal, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père
aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
148
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient
question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un
doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais
donné, il faut que j’en fasse la conquête. (1974, p. 122)
L’épaisseur historique qui manque à ses lieux, l’impossible recours identitaire au passé, Perec
imagine les créer. Dans une lettre datée du 7 juillet 1969 adressée à son éditeur Maurice Nadeau, il expose
son projet :
J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à
des évènements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de
ces lieux (…) Chaque texte (qui peut tenir en quelques lignes ou s’étendre sur cinq ou six pages
ou même plus), est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au
bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une
fois en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans (…) J’ai commencé en janvier
1969 ; j’aurai fini en décembre 1980 ! j’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées, les relirai
soigneusement, les recopierai, établirai les index nécessaires. (1990, p. 58-59)
Faute d’hériter de ce passé incarné par des lieux, la tentation/tentative de Perec est de fabriquer
du passé, de construire des « lieux de projection » (Lejeune, 1991), c’est-à-dire d’opérer dans l’autre
direction de l’axe du temps. Ce projet n’aboutira pas, peut-être parce le vieillissement des lieux ne
supporte pas l’artifice et le volontarisme. Mais quoi qu’il en soit, cette conception du lieu implique la
durée. De toutes les manières, elle manqua à Perec.
2. Lieux identitaires.
« La question de l’identité a toujours affaire avec celle du lieu » rappelle Christine Chivallon
(1996) au travers de son étude de la créolité dans Texaco (1992), le roman de Patrick Chamoiseau. Le lieu
est une part de l’identité, une composante spatiale de l’existence et dire d’où l’on vient permet aussi de
dire qui l’on est. Lorsque Perec écrit « Je suis né »10, il convient aussitôt qu’il n’est guère possible d’en
rester là ; la date de naissance vient ensuite.
Je suis né le 7 mars 1936. Point final. C’est ce que je fais depuis plusieurs mois. C’est
aussi ce que je fais depuis 34 ans et demi aujourd’hui ! En général, on continue. C’est un beau
début qui appelle des précisions, beaucoup de précisions, toute une histoire. (1990, p. 10)
Mais pas pour lui. Ce « beau début » est sans suite : il est dans l’impossibilité de mentionner un
lieu (chorâ) de naissance autrement que par l’état-civil, dans l’impossibilité de raconter une histoire, mais
cantonné à évoquer des fils rompus.
George Perec naît à Paris11, de parents juifs venus de Pologne quelques années plus tôt. La
famille habite rue Vilin dans le XXe arrondissement. Lorsque la guerre éclate, son père s’engage ; il meurt
10
C’est à la fois le titre du recueil de textes et celui du premier d’entre eux.
Dès ici, les lieux manquent : « Où ? À Paris. Pas dans le 20e, comme je l’ai longtemps cru, mais dans le 19e. Dans une maternité
sans doute : le nom de la rue m’échappe encore… » (1990, p. 13)
11
149
au front en 1940. En 1942, à la fois pour le protéger et parce qu’elle ne peut plus l’élever seule, sa mère le
confie à un convoi de la Croix-Rouge en partance pour Grenoble puis Villard-de-Lans. Georges voit sa
mère pour la dernière fois sur un quai de gare. Elle meurt à Auschwitz, sans doute en 1943. Ce moment du
départ, gare de Lyon, est le seul souvenir qui lui reste d’elle. Les années qui suivent, passées dans le
Vercors, sont caractérisées par leur
absence de repères les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre.
Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que
j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée : du temps passait. Il y avait les saisons. On
faisait du ski ou les foins. Il n’y avait ni commencement, ni fin. Il n’y avait pas de passé et
pendant très longtemps, il n’y eut pas non plus d’avenir ; simplement ça durait. On était là. Ça se
passait dans un lieu qui était loin, mais personne n’aurait très exactement pu dire loin d’où c’était
(1975, p. 98).
Plus tard, Perec s’attachera à établir des liens, à identifier des lieux permettant la réminiscence, à
retrouver « les coordonnées à partir desquelles les axes de [sa] vie pourront trouver leur sens. » (1975, p.
25)
Cette histoire particulière est redoublée, amplifiée, prolongée par celle de sa famille et de la
communauté juive de Pologne. Ce n’est pas seulement l’absence de repères personnels, comme la maison
natale, l’arbre dans la cour ou un « grenier palimpseste », qui hante Perec. C’est aussi, plus loin derrière
lui, l’histoire de ses parents et d’un non enracinement qui ne fait que se perpétuer. Comment d’ailleurs
auraient-ils pu se reconnaître par une identité spatiale ancrée en Pologne, alors que ce sont les persécutions
subies en ce pays qui sont à l’origine de leur départ ? Sont-ils même des Juifs de Pologne ? Son père
surtout ; né dans la petite ville de Lubartow en 1909, rattachée alors au territoire soviétique. Jusqu’aux
noms qui dissolvent les repères identitaires. De la langue russe au polonais, les prononciations changent et
les noms sont modifiés : Peretz devient Perec. Arrivée en France, sa mère Cyrla est appelée Cécile. Pour le
prénom de son père, Georges ne sait pas trop ; il crut longtemps qu’il s’appelait André, son nom de
baptême était Icek Judko mais tout le monde l’appelait Isie (ou Izy).
En 1978, Perec se rend à Ellis Island, pour réaliser un film avec Robert Bober. Ce qu’il est venu
questionner en ce « lieu de l’absence de lieu (…) c’est, l’errance, la dispersion, la diaspora » (1995, p. 57)
qui définit à ses yeux la judéité. Son identité est aussi dans cet autre « non-racinement » qui lui interdit de
« naître dans le pays de [ses] ancêtres, à Lubartow ou à Varsovie, et d’y grandir dans la continuité d’une
tradition, d’une langue, d’une communauté. » (1995, p. 59) Le paradoxe de cette dimension de la quête
identitaire perecquienne est inhérent aux caractéristiques d’Ellis Island. Abandonnés, pillés, les bâtiments
construits sur l’îlot sont un non-lieu de la mémoire où la rencontre avec le passé ne peut qu’être imaginé.
George Perec et Robert Bober filment un endroit délaissé qui ne livre rien des espoirs et des désillusions
de millions d’immigrants et qui « pourrait être n’importe quel hangar, n’importe quelle usine désaffectée,
n’importe quel entrepôt déserté ». (1995, p. 46)
L’absence de traces à Ellis Island
12
est symptomatique de la projection matérielle de l’identité
qu’est le lieu. Si l’identité d’un être est produite par un lieu, elle produit aussi ce dernier comme lieu. Pour
concrétiser les appartenances, l’individu a besoin de donner des formes aux origines, de produire des
12
Depuis, avec la création d’un musée de l’immigration, même l’absence de traces n’est pas prise en compte et rend paradoxalement
encore plus difficile la quête identitaire. De ce point de vue, le « non-lieu » était un lieu ; c’est la muséification qui en a fait un nonlieu.
150
repères. De les produire ou de les imaginer ; dans sa quête, Georges Perec s’attache à de nombreuses
reprises aux objets d’un quotidien fantasmé pour en révéler la fonction identitaire :
Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table après le dîner. Sur la table, il y
aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une
suspension avec un abat-jour presque en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle
émaillée, et un système de poulie avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé
chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier en bois, je les aurais
posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de
classe. (1975, p. 99)
Ces objets participent des interrogations de Perec sur l’habitabilité des lieux :
Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’estce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? Est-ce quand
on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine en matière plastique rose ?
Est-ce quand on s’est fait réchauffer des spaghettis au-dessus d’un camping-gaz ? Est-ce quand
on a utilisé tous les cintres dépareillés de l’armoire-penderie ? Est-ce quand on a punaisé au mur
une vieille carte postale représentant le songe de sainte Ursule de Carpaccio ? Est-ce quand on y a
éprouvé les affres de l’attente, ou les exaltations de la passion, ou les tourments de la rage de
dents ? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de rideaux à sa convenance, et posé les papiers
peints, et poncé les parquets ? (1975, p. 36)
Dans l’ultime typologie de ses Espèces d’espaces (1974), Georges Perec range du côté de «
l’inhabitable », avec les casernes, les prisons ou les cours d’école,
l’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes
garçonnières, les coquets studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples
réceptions, les vastes séjours en plein ciel … (p. 120)
Ces espaces sont des logements, mais selon la géographicité particulière de l’écrivain, on ne
saurait y vivre ou, dit autrement, les habiter.
À travers les histoires de vies de Perec, on mesure à quel point les lieux sont constitutifs des
identités individuelles et collectives. Un lieu, un lieu natal, un lieu d’enfance construit par les souvenirs ou
une possible réminiscence, c’est la possibilité pour un individu de lire et de relier ses origines et ses
appartenances. Ses dessins d’enfance et d’adolescence témoignent de cette « déliaison » et de l’absence de
repères qui caractérise alors sa vie :
entre, disons, ma onzième et ma quinzième année, je couvris des cahiers entiers :
personnages que rien ne rattachait au sol qui était censé les supporter, navires dont les voilures ne
tenaient pas aux mâts, ni les mâts à la coque, machines de guerre, engins de mort, aéroplanes et
véhicules aux mécanismes improbables, avec leurs tuyères déconnectées, leurs filins interrompus,
les roues tournant dans le vide ; les ailes des avions se détachaient du fuselage, les jambes des
athlètes étaient séparées des troncs, les bras séparées des torses, les mains n’assuraient aucune
prise. (1975, p. 97)
Même si elle pose un principe fondateur des relations entre l’identité et le lieu, cette histoire
particulière n’est qu’un éclairage possible. La dimension pathologique de l’absence d’enracinement que
151
révèlent certains écrits de Perec 13 ne doit pas faire oublier la vitalité culturelle et la créativité engendrées
par ces situations. Dans Pensons ailleurs (2004), Nicole Lapierre s’intéresse aux pensées qui ne sont pas à
« leur » place : celles des intellectuels exilés, déplacés au sens propre, celles de ceux qui sont sur les
marges des champs scientifiques balisés ou à la rencontre de deux champs, celles de ceux qui rompent
avec leur condition sociale. Par de multiples exemples – et Perec pourrait aussi en faire partie -, elle
montre tout l’intérêt des décalages, des décentrages, des questionnements inhérents à ces pensées
déplacées. Elle y repère le mouvement des idées, les travaux innovants, les audaces intellectuelles. Ce
n’est pas sa condition qui a fait de Perec un écrivain ; mais son histoire et ses souffrances ont participé
d’une œuvre littéraire qui est aussi une réflexion profonde et sensible sur la condition humaine.
Son histoire ne saurait non plus épuiser le thème des identités spatiales. Le lieu comme élément
identitaire spatial n’est pas exclusif. Il renvoie à « l’identité-racine » que quête Perec et que Christine
Chivallon repère dans Texaco, une identité de l’ancrage, de la continuité générationnelle et de la mémoire,
une présence au monde pour laquelle le temps compte plus que l’espace. Dans le monde contemporain, les
identités sont souvent plus labiles. On se satisfait de lieux pluriels et emboîtés, de lieux provisoires que
l’on investit à la mesure de cet ancrage identitaire. Les déplacements multiplient les référents et la
dimension proprement spatiale du rapport au monde l’emporte au sein d’identités plus réticulaires.
Ces perspectives relatives aux « identités fluides » (Chivallon, 1996, p. 113) subsument le lieu
identitaire au sein d’espaces plus vastes. Les lieux sont alors considérés comme des marqueurs spatiaux,
des « géosymboles » (Bonnemaison, 2000, p. 93) 14 qui ponctuent l’espace, concrétisent l’ancrage par leur
matérialité et participent de sa construction comme territoire 15.
3. Un espace de vie.
Le lieu peut également être appréhendé en tant qu’espace de vie. Les géographes s’accordent à
définir cet espace comme celui d’une pratique quotidienne. Cette pratique permet l’ « expérience concrète
des lieux » (Di Méo, 2000, p. 39) et détermine une échelle de référence à sa mesure, à la mesure du corps
humain et de ses possibilités, donc, en général, locale. L’espace de vie fait lieu parce qu’il est expérimenté
de manière physique ; il est parcouru, on en connaît tous ses aspects, les odeurs, les sons sont familiers. Il
n’y a pas d’aventure dans ce type de lieu ; on est chez soi. Plus la familiarité est grande, plus les limites du
lieu prennent de l’importance. La métaphore de la « coquille » (Moles, 1992, Moles et Rohmer, 1998)
permet d’examiner l’importance des limites qui ceignent les lieux.
Le lieu comme espace de vie produit donc des limites tout en étant rendu possible par celles-ci.
Certaines de ces limites ne sont que dans les têtes ; en hiérarchisant son environnement selon l’intensité de
13
Il connut plusieurs phases de profondes dépressions liées notamment à la disparition de sa mère et aux sens de cette disparition.
Vers l’âge de 12 ans, il suit une première psychothérapie (avec Françoise Dolto) ; d’autres suivront.
14
Dans un article paru en 1992 dans la revue Géographie et Cultures, n°3, p. 71-88. « Le territoire enchanté. Croyances et
territorialité en Mélanésie » il en donne la définition suivante : « l’empreinte dans un lieu d’une écriture chargée de mémoire.
Peuvent être considérés comme des géosymboles tout lieu, site, espace, itinéraire, accident naturel, source ou construction humaine
qui donne sens au paysage et par là exprime ou conforte l’identité des peuples ou des ethnies. »
15
Cette approche est aussi celle de Bernard Debarbieux pour qui le territoire est « une combinaison complexe de lieux rares et de
lieux communs » (1996).
152
sa fréquentation, l’individu définit ce qui est à l’extérieur de son lieu. Lorsqu’elle prend des formes
matérielles, la limite devient clôture. Elle protège ; elle garantit l’intimité et la privatisation d’une partie de
la vie. Elle se traduit par les murs des appartements, les barrières autour des pavillons ou les portes.
On se protège, on se barricade. Les portes arrêtent et séparent.
La porte casse l’espace, le scinde, interdit l’osmose, impose le cloisonnement : d’un côté,
il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique (l’espace surchargé de mes propriétés : mon
lit, ma moquette, ma table, ma machine à écrire, mes livres, mes numéros dépareillés de La
Nouvelle Revue Française… ) de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public, le politique.
(Perec, 1974, p. 52)
En se protégeant, en posant les bornes de son espace de vie, on choisit le moment et les modalités
de sa relation avec l’extérieur. On peut couper les ponts et ainsi se retirer du monde. C’est une mise en
marge heureuse que produit et ressent le lieutenant Grange sur le plateau forestier qui entoure la maison
forte du Balcon en forêt :
on se sentait dans ce désert d’arbres haut juché au-dessus de la Meuse comme sur un toit
dont on eut retiré l’échelle. (p. 29)
Un sentiment bizarre l’envahissait chaque fois qu’il allumait sa cigarette dans ce sous-bois
perdu : il lui semblait qu’il larguait ses attaches ; il entrait dans un monde racheté, lavé de
l’homme, collé à son ciel d’étoiles de ce même soulèvement pâmé qu’ont les océans vides. “Il n’y
a que moi au monde” se disait-il avec une allégresse qui l’emportait. (p. 97)
Jamais encore, il n’avait, autant que dans cet hiver du Toit, senti sa vie battante et tiède,
délivrée de ses attaches, isolée de son passé et de son avenir comme par les failles profondes qui
séparent les pages d’un livre. (p. 110)
Cet isolement favorise une symbiose entre le lieu et celui qui l’habite, une « imprégnation
réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve » (Berque, 2000, p. 20). Une forme d’empathie, parfois
physique, constitue l’espace en lieu. Cette empathie, Grange l’éprouve à son arrivée à la maison forte, dès
le premier matin. Il est chez lui :
Derrière sa porte, le remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille ajoutait à son
bonheur : il l’engrenait dans une longue habitude ; Grange pour la première fois songea avec un
frisson de plaisir incrédule qu’il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes.
Les branches de la forêt venaient toucher ses vitres. Un ferraillement lourd ébranlait l’escalier ;
Grange sauta de son lit et vit par la fenêtre le soldat Hervouët et le soldat Gourcuff qui
s’éloignaient entre les arbres en redressant leur fusil d’un coup d’épaule, le col de la capote relevé
contre le froid piquant. Derrière la cloison, quelqu’un tisonnait le poêle ; des chocs de ferblanterie
parlaient plaisamment de café chaud. (p. 23)
Les sensations de Grange, isolés avec ses hommes sur le plateau, indiquent comme un
rassemblement de l’être, une forme spécifique d’identité, qui contraste avec les dessins fragmentés du
jeune Perec. Par le lieu, Grange sent « sa vie battante et tiède » et lors de ses ex-cursions, pour les repas
dominicaux du capitaine Varin à Moriarmé ou pendant son unique permission, il n’a d’autre perspective
que son retour au Toit. Les aléas climatiques, la neige en particulier qui rompt les communications et le
coupe de l’extérieur, sont une bénédiction. A contrario, l’établissement d’une ligne téléphonique qui
permet au capitaine de le joindre à tout instant lui pèse tant qu’il se met à fuir la maison forte.
153
Le plateau forestier des Falizes, le chez-moi de Perec s’opposent en tous points aux «
appartements-vitrines » (Ede et Goudet, 2002, p. 124) de Playtime. Ces appartements apparaissent dans la
première partie du film, celle des relations impossibles, celle des non-lieux et de l’architecture
déshumanisée marquée par le style dit « international ». On les découvre à l’occasion d’une visite rendue
par Monsieur Hulot à Schneider, un ancien camarade de régiment. Par les immenses baies vitrées de ces
appartements, tout se passe au vu et au su des passants ; la sphère privée est publicisée. Comme la maison
du couple Arpel dans Mon oncle16, les « appartements-vitrines » se visitent, mais ne peuvent être des lieux
de vie – on peut s’y loger mais pas les habiter – parce que l’intimité n’y existe pas. On n’y est pas chez
soi. C’est en ce sens que l’on pourra dire qu’un lieu est habité ou non. L’image des « demeures-musées »
que Gracq propose dans Le roi Cophetua17 est à ce titre saisissante.
Pendant que j’inclinais du bout du doigt, pour en lire les titres, les partitions
soigneusement classées, que je laissais mon doigt glisser sur le couvercle du piano que ne
ternissait aucun grain de poussière, l’image qui s’incrustait dans mon esprit devenait froide et
même glaciale : c’était celle de ces demeures-musées où, dans l’angle d’une des pièces que le
visiteur traverse, une chaîne tendue et un écriteau isolent la table, la chaise, l’encrier, les plumes
encore taillées qu’a consacrées autrefois une main illustre, et où non le tremblement de la vie,
mais plutôt une rigidité mortuaire saisit ce désordre épousseté. (…) Je parvenais mal à croire que
quelqu’un, à cette heure, pût rentrer ici chez lui. (p. 200-202)
La limite est configurante ; elle permet de distinguer l’intérieur de l’extérieur, le familier du
simplement connu, le « je », ou le « nous », de l’Autre. Le lieu est l’endroit où se déploie un type de
rapport au monde de l’intérieur. On ne peut porter sur lui de regard. À l’inverse, l’extérieur est ce que l’on
observe. Lorsque ses pérégrinations l’entraînent au bord du Toit, Grange devient spectateur. La vallée de
la Meuse, la Belgique que l’on devine au loin, ont une valeur paysagère. On le retrouve alors « face au
monde » (Besse, 2003) dans une position familière aux géographes et médiatisée par les cartes, les globes,
les photographies.
Si l’extérieur peut être paysagé, l’intérieur du lieu est vécu au travers de sensations. Pour Grange,
elles sont nombreuses : « le tintement fêlé de la cloche des petites vaches noires » (p. 32), « l’air (…) tiède
et mou, chargé des senteurs de plantes » (p. 39), « une route sonore et crissante » (p. 39) sur laquelle il fait
bon marcher, « un bruit de respirations sonores et saines qui lui plissaient les joues malgré lui dans le noir
» (p. 41), « la fraîcheur des gouttes » (p. 51) lors d’une averse, « une odeur de mousse et d’eau stagnante »
(p. 97) ; « une vie presque presque paysanne » (p. 26) nous dit Gracq pour traduire cet attachement
physique au lieu ; une vie animale qui par le « bien-être nous rend à la primitivité du refuge » écrit
Bachelard (1957, p. 93). C’est tout le sens de l’expérience géographique du monde (Dardel, 1952) que les
hommes vivent physiquement au contact de l’eau, de la terre et de l’air.
Le lieu comme espace de vie se caractérise également par une connaissance intime ; il est sans
surprises. En raison d’une fréquentation régulière, Grange sait où sont les limites du Toit, se repère à la
forme de tel bouquet d’arbres, sait les itinéraires que dessinent les laies et les layons. La forêt semble
inscrite en lui à l’instar de la maison natale : celle-ci
16
17
Un autre film de Jacques Tati (1958).
Cette nouvelle est parue dans un recueil intitulé La presqu’île (1970).
154
est un groupe d’habitudes organiques. À vingt ans d’intervalle, malgré tous les escaliers
anonymes, nous retrouverions les réflexes du “premier escalier” , nous ne buterions pas sur telle
marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait fidèle à notre être. Nous pousserions
la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. La moindre
des clenchettes est restée en nos mains. (Bachelard, édition de 1992, p. 32)
Le lieu est sans dé-paysement ; on ne s’y perd jamais. Cette familiarité se retrouve dans les
relations au sein de la communauté qui vit dans la maison forte, avec une forte intimité, atypique dans un
contexte militaire généralement dominé par des relations hiérarchiques : Grange est avec ses hommes.
Dans ses présentations des coquilles de l’homme, Moles distingue huit enveloppes emboîtées, du
corps au vaste monde. Dans la perspective phénoménologique qui est celle de Tuan, toutes peuvent faire
lieu : une coquille et une identité sont activées dans un contexte donné. Lorsque Tuan analyse ce qu’il
nomme le « we-they syndrome » (1974, p. 244), il multiplie les échelles de définition du lieu identitaire
(l’intérieur) et de l’altérité (l’extérieur). Le lieu peut être le proche : la chambre, la maison ou le quartier,
mais d’un autre point de vue, le « we » c’est aussi la nation face au « they » des autres nations.
La conception graduelle de Moles et celle relativiste de Tuan permettent conjointement
d’envisager la pluralité des lieux, des lieux comme espaces de vie en particulier18. Si l’échelle locale est
dans ce contexte privilégiée, cela ne saurait se traduire pour autant par un référent spatial unique. Selon le
contexte, selon le moment, selon sa sensibilité aux autres et au monde, chaque individu se rassemble dans
un type d’espace de vie : plus ou moins vaste, plus ou moins partagé.
Si le plus grand lieu du lieutenant Grange pendant la « drôle de guerre » est le plateau des Hautes
Falizes, il en est pour lui trois autres : son lit, sa chambre et la maison forte. Son lit, Grange l’adopte dès la
première nuit. Il s’y éveille souvent tôt, mais reste généralement couché quelque moment à écouter les
bruits familiers qui montent du dehors ou viennent de la pièce commune. Si le lit est, immédiatement après
l’enveloppe corporelle, la première « coquille » de l’homme19, c’est en tant que premier abri, que coin «
où l’on aime à se blottir, à se ramasser sur soi-même » (Bachelard, 1957, p. 131) ; c’est également parce
que l’on y dort, parce que le sommeil est un abandon où l’on confie l’oubli de soi à un environnement
(Dardel, 1952, p. 55). La chambre est pour Grange un autre refuge où il se retire de la petite communauté
de la maison forte. Il s’y consacre à des activités personnelles comme la lecture et l’écriture. C’est la
limite de son espace privé ; ses hommes n’y entrent pas. La maison forte est un troisième lieu de vie ; c’est
le lieu commun, celui de la vie sociale, celui du partage.
Un emboîtement similaire est envisagé par Perec dans Espèces d’espaces. D’abord, le lit. «
J’aime mon lit » dit Perec (p. 26) et l’on comprend vite que c’est pour lui un lieu de prédilection ; lieu de
lecture, lieu de rêverie, lieu de méditation par l’observation du plafond, de ses moulures et rosaces qui lui
« tiennent souvent lieu de muse » (p. 26). Puis la chambre, plus précisément les chambres, toutes celles
dans lesquelles il a dormi et dont il dit avoir un souvenir précis (parmi ses nombreux projets, figurait celui,
inabouti, d’une description des quelque deux cents chambres dans lesquelles il avait passé au moins une
nuit), ensuite l’appartement et ses portes, enfin le quartier c’est-à-dire « la portion de la ville dans laquelle
18
19
La même analyse pourrait être faite avec les lieux identitaires.
Abraham Moles n’y fait cependant pas référence : il passe directement du corps à la pièce d’appartement ou de maison.
155
on se déplace facilement à pied ou (…) la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre
puisque précisément on y est » (p. 79) ; ce qui pourrait être aussi la définition des Hautes Falizes pour le
lieutenant Grange.
4. Des relations humaines.
Marc Augé (1992) définit les lieux comme identitaires, historiques et relationnels. Ce dernier
élément lie l’existence d’un lieu à l’établissement de relations fortes entre des individus, pouvant
déboucher sur un sentiment de bien-être. Les relations sont ici envisagées dans le lieu plus qu’avec le lieu.
On pourrait, dans une perspective anthropologique, en rester à un niveau d’analyse centré sur les individus
et les modalités de l’être ensemble, en excluant éventuellement toute causalité relative à l’endroit où ces
relations ont lieu. L’approche géographique, par contre, privilégie les conditions spatiales des relations ou
de l’absence de relations. Est-ce que, comme le suggère Marc Augé (1992), les qualités propres d’un
emplacement participent de la possibilité ou l’impossibilité de la relation sociale ? Ou, est-ce que les
relations sociales priment et font le lieu quels que soient les traits spatiaux du « quelque part » ? Pour
apporter des éléments de réponse à ces questions, le film de Tati présente un grand intérêt : ce sont pour
l’essentiel, les mêmes personnages que l’on retrouve d’un bout à l’autre du film. On peut donc estimer
possible d’analyser, en considérant toutes choses égales par ailleurs, les conditions spatiales des relations
sociales d’un point de vue urbanistique et architectural.
Toute la première partie du film décline le thème de l’impossible rencontre. Les personnages se
croisent – sans pouvoir se rencontrer – sur des itinéraires qui semblent déjà donnés. Les regards fugaces,
les sourires brièvement échangés et les signes muets sont les témoins d’un mouvement inhumain, le plus
souvent subi. Domine alors une « contractualité solitaire » (Augé, 1992, p. 119) propre aux non-lieux. En
l’absence d’interlocuteur, « la médiation qui établit le lien des individus à leur entourage dans l’espace du
non-lieu passe par des mots, voire par des textes. » (Augé p. 119) Des messages, énoncés par des voix de
synthèse ou affichés sur des écrans et tableaux lumineux, informent, prescrivent ou interdisent. Les
interactions, codifiées, prédéfinies, se fondent sur les informations fournies à une machine dans laquelle
on introduit une carte de crédit, un ticket de péage ou de parking. Ces interactions homme-machine sont
prétextes à de nombreux gags dans Playtime, comme la confrontation entre un portier et un large tableau
lumineux et sonore.
Hulot cherche à rencontrer (pour solliciter un emploi ?) Monsieur Giffard dans les locaux de
l’entreprise dont ce dernier est apparemment un des responsables. Plusieurs séquences du film narrent ces
rendez-vous manqués. Lorsque Hulot, attendant Giffard, entre dans un ascenseur parce qu’il y voit une
pancarte qui l’intrigue, l’ascenseur se referme et l’emmène vers les étages (plan 57) ; lorsque, d’une
mezzanine, il repère Giffard dans le réseau des « bureaux-boîtes » du rez-de-chaussée (plan 68), c’est pour
le perdre aussitôt de vue en descendant par l’escalier mécanique (plan 69) ; parvenu enfin au niveau des
bureaux, Hulot se perd dans un labyrinthe de couloirs orthogonaux, aperçoit Giffard, le perd de vue de
nouveau et se perd lui-même dans un espace où tout se ressemble (plans 70 à 72). La succession de gags
156
de cette séquence tient à la fois à Hulot (toujours perdu et inadapté à cette architecture), à Giffard (un
homme important, toujours pressé mais qui maîtrise cet espace) et à la configuration de l’espace même.
Dans la première partie du film, deux groupes de touristes se croisent dans des escaliers
mécaniques : ceux qui descendent commencent leur visite de la ville, les autres la terminent. Les premiers
sont souriants et plein d’énergie, les autres épuisés. Le principe même de l’escalier mécanique interdit tout
échange alors même que les uns pourraient insuffler un peu de dynamisme aux autres qui, en retour, leur
feraient profiter de leur expérience. Comme celles des rencontres manquées de Hulot, cette séquence est
symptomatique d’une impossibilité de faire lieu par la relation humaine. Le mouvement – et par analogie
avec le monde contemporain, la mobilité généralisée – semble être un déterminant essentiel de cette
impossibilité. En réalité, ce constat appelle quelque nuance. Plus que le mouvement, qui au contraire est
un impératif pour la rencontre, ce sont les conditions de la circulation qui génère l’impossible rencontre.
La métaphore de l’échangeur et du carrefour, proposée par Augé (p. 135), est éclairante : dans l’espace de
l’échangeur, bien mal nommé, on ne se croise pas alors que le carrefour engendre la rencontre. Les nonlieux fonctionnent à la manière d’un échangeur. Les itinéraires y sont déjà donnés sans arrêt possible et
sans rencontre possible. Lorsque Monsieur Hulot retrouve une ancienne connaissance, la rencontre tourne
court. Séparés par la chaussée, rendus muets par les bruits de la circulation, l’un poussé par le flot
ininterrompu des véhicules, l’autre dans sa situation de piéton, ils ne peuvent se retrouver. Ce thème est
récurrent chez Tati : on le retrouve dans Mon oncle où le cheminement piéton est canalisé par des chemins
dallés dans le jardin d’une villa.
Ces situations absurdes permettent d’aborder la question de la maîtrise de l’espace. Dans un lieu,
les individus choisissent leurs déplacements et contrôlent leurs rencontres. La familiarité et la
connaissance qu’ils ont du lieu, liées à l’existence de repères et à une pratique régulière, leur donnent la
possibilité de cette maîtrise. Dans Playtime, cela semble être l’inverse : les hommes sont dominés par un
environnement qui leur est étranger. Si l’on précise l’analyse, on peut y voir un facteur de hiérarchie.
Hulot est socialement et spatialement dominé. Il ne maîtrise pas les codes spatiaux de la ville et de ses
bâtiments : il se perd, ne contrôle pas les messages de la contractualité solitaire, sa curiosité et sa volonté
de comprendre ce monde étrange ne cessent de lui jouer des tours. À l’inverse, pour Giffard, l’espace est
un pouvoir. Il est un moyen de contrôler et de choisir ses interlocuteurs. L’entreprise est pour lui un lieu de
vie20.
Selon François Ede et Stéphane Goudet (2002), « l’idée du film est sans doute née au cours des
séjours de Tati aux États-Unis entre novembre 58 et avril 59. Le succès de Mon oncle outre-atlantique
l’encourageait à entreprendre une vaste fresque dont il commençait à entrevoir le motif. » (p. 35) Cette
fresque aurait comme personnage central une forme urbaine et un style d’architecture que Tati repère, non
seulement aux États-Unis, mais encore en divers endroits qu’Augé qualifierait de « non-lieux » et que Tati
retrouve de manière récurrente dans les pays que la présentation de Mon oncle l’amène à traverser. Ces
endroits sont des aéroports, des drugstores, des supermarchés. Pour compléter ce regard, Tati et ses
collaborateurs multiplient les déplacements en Europe (Allemagne, Suède, Suisse) et constituent une
documentation photographique sur les décors les plus modernes des grandes villes européennes. Lorsque
20
Le contraste avec son statut en un autre lieu, son appartement, est intéressant. Dans celui-ci, c’est Madame Giffard qui commande ;
elle est la maîtresse des lieux. Giffard y retrouve une certaine humanité.
157
le projet de Playtime se précise, ils se lancent à la recherche des décors pour les extérieurs. Outre les
difficultés relatives à l’obtention des autorisations, Tati se rend rapidement compte que les formes
architecturales qu’il recherche ne constituent pas encore en France d’ensembles urbanistiques complets.
Plutôt que de multiplier les lieux de tournage, il entreprend la construction d’un décor à Joinville qui
concentrera les caractéristiques des bâtiments repérés lors de ses voyages. Ce sera « Tativille », un gouffre
financier, et une anticipation géniale de certaines formes architecturales contemporaines.
Tati n’aime pas le « style international » et s’interroge sur les façons de vivre et la nature des
relations humaines qui en découlent :
Que signifie la réussite, le confort, le progrès, si personne ne connaît plus personne, si l’on
enlève les immeubles faits à la main pour les remplacer par du béton, si l’on déjeune dans des
vitrines au lieu de se retrouver dans des petits restaurants où l’on a envie de parler, si l’épicerie
ressemble à la pharmacie ?21
Tati identifie et met en scène ce qui dans les formes urbaines naissantes interdit ou limite les
relations humaines. Ces conditions spatiales reposent sur trois éléments. 1) Les circulations séparées (un
des principes de l’urbanisme de dalle), les itinéraires obligatoires – signifiés souvent par des flèches au
sol, très présentes dans Playtime – et l’impossibilité de s’arrêter comme on l’entend (sur un escalier
mécanique ou dans un ascenseur dont l’arrêt a été programmé) engendrent des mouvements non maîtrisés.
2) L’absence de repères est patente. Ceux qui ne maîtrisent pas l’espace se perdent dans Playtime, comme
Monsieur Hulot qui tourne en « carré » dans les bureaux ou ouvre malencontreusement la porte d’un
conseil d’administration car toutes les portes se ressemblent. 3) Des éléments de séparation fixes
interdisent les échanges. Ce sont des cloisons, des baies vitrées, des voies de circulations. L’ensemble de
ces conditions spatiales donne la mesure d’un espace qui échappe à ceux qui y vivent. Un non-lieu est
aussi une résistance spatiale à la vie sociale.
Ces constats pessimistes sont démentis par la seconde partie du film qui relativise l’impact de ces
conditions spatiales sur les relations humaines et dément le déterminisme dont fait preuve Marc Augé dans
son analyse des non-lieux. Lorsque la longue séquence qui se déroule au cabaret-restaurant le Royal
Garden débute, le film semble poursuivre son inventaire des modalités du social dans la ville moderne. Le
décor, gris et froid, est celui d’un palace international. La disposition orthogonale des tables rappelle celle
des « bureaux-boîtes » de l’entreprise où travaille Giffard. Tout et chacun y sont à leur place. Itinéraires,
passages, et cloisons organisent l’espace. Lorsqu’un musicien arrive, il est aiguillé pour ne pas être en
contact avec les clients. Les cuisines sont séparées de la salle de restaurant par un sas. À l’entrée, un
gardien garantit ces « entre soi » ; un cerbère le supplée en cas de défaillance.
Les subversions de la « contractualité solitaire » et de l’isolement qui en découle, discrètes et
jamais abouties dans la première partie du film, vont alors enfler, dépasser les bornes et faire du Royal
Garden un lieu. La séquence débute avec l’arrivée des premiers clients. C’est la soirée d’ouverture et, au
grand dam du gérant, ceux-ci sont amenés à côtoyer, au risque de s’y mêler, des ouvriers qui règlent
encore quelques détails. Les relations sont d’abord contenues et codifiées en fonction du statut de chacun,
21
Dans un entretien réalisé par Yvonne Baby dans Le Monde du 24 avril 1958 (cité par Ede et Goudet, 2002).
158
notamment parce que le maître d’hôtel veille. C’est ainsi qu’un serveur, dont la tenue n’est rapidement
plus compatible avec sa présence en salle, est exclu de l’espace commun.
Le film bascule au prétexte, notamment, des incidents matériels liés à cette ouverture précipitée
du restaurant. Des brèches s’ouvrent au sein de modes de fonctionnement réglés. Les incidents, minimes
d’abord, s’enchaînent, génèrent des discussions et des échanges ; la chaleur monte, la boisson délie les
langues et les corps, les inhibitions tombent et, bientôt, les clients, le personnel et des fêtards de passage
réinventent le Royal Garden et en font le lieu de tous les possibles.
Tout se déglingue dans le restaurant flambant neuf. Le désordre, l’improvisation
l’emportent. C’est sur les décombres du plafond effondré qu’un troquet s’improvise. Après
abdication de l’École hôtelière guindée, c’est la griserie, les rires, la bamboula22 .
Tous s’emparent du lieu et le réorganisent selon des modalités nouvelles. Ils créent de nouvelles
conditions spatiales pour les relations humaines : les circulations ne sont plus déjà dictées et les éléments
de séparation supprimés ou modifiés. Il faut y ajouter la proximité engendrée par la densité, un des
leitmotiv des défenseurs de la ville dense et de la coprésence23.
Lorsque le Royal Garden se « déglingue », ce sont également des barrières sociales qui tombent.
Clients, ouvriers, musiciens, serveurs, cuisiniers et badauds, que le cerbère dépassé ne peut plus guère
contenir, subvertissent ensemble le non-lieu. Les catégories ne sont plus étanches : Hulot fait le service et
une jeune touriste américaine s’installe au piano.
Comme l’écrivent Ede et Goudet, « les hommes ont donc repris la main. Ils imposent de nouveau
la loi à leur environnement architectural, décident de leurs fréquentations et de leur rythme d’existence. »
(p. 158) L’espace est recomposé par ceux qui le vivent.
La définition du lieu comme chôra repose sur une double polarité, à la fois ontologique et sociale.
L’analyse des récits littéraires et cinématographique proposée ici permet d’en exhausser quelques traits.
Le pôle ontologique renvoie prioritairement à une approche différenciée de l’espace relative à
chaque être social. Chacun construit son environnement en fonction d’une part de la position qu’il y
occupe, cela selon une logique proxémique qui renvoie aux différentes coquilles de l’homme, d’autre part
en fonction d’un système de valeurs. Les lieux d’un être humain, ce sont les « quelque part » qui sont
investis des valeurs les plus fortes, ceux avec lesquels il entretient des liens essentiels.
Le pôle social permet d’appréhender l’espace d’une autre manière, en tant que support ou
condition des relations humaines plus que comme constituant de l’être. Pour cette raison, le lieu
relationnel est parfois investi de manière plus sporadique que le lieu ontologique. La dimension identitaire
de l’individu se situe à la fois dans ces deux pôles ; elle est ontologique parce que l’identité individuelle
constitue l’être, elle est sociale parce que les identités sont aussi collectives et que les lieux sont les «
quelque part » des collectivités.
Les manières d’habiter les lieux, de faire lieu diffèrent chez Gracq, Perec et Tati. Elles peuvent
paraître contradictoires. En effet, on opposera la familiarité et la connaissance intime des lieux de vie au
22
23
Macha Makeïeff dans l’avant-propos de l’ouvrage de François Ede et Stéphane Goudet.
Voir par exemple Jacques Lévy (1999) Le tournant géographique. Paris : Belin.
159
monde, possiblement considéré comme un lieu, bien que sa pratique globale soit impensable ; ou encore le
rapport quasi physique à un sol nourricier aux constructions identitaires de certains lieux ; on opposera
également la fugacité de certains lieux à l’impératif de durée nécessaire aux constructions identitaires, le
lieu individuel au lieu collectif, le lieu urbain au lieu de la campagne, le lit au Monde, les sensations
presque animales aux constructions culturelles... Tous ces traits concernent des lieux. Ces apparentes
contradictions sont dévoilées par le corpus des récits analysés. Georges Perec, le lieutenant Grange,
Monsieur Hulot pratiquent, investissent, reconnaissent des lieux chacun à leur manière ; parce que les
lieux n’existent pas, plus précisément parce qu’ils n’existent pas a priori. Il n’y a pas de conditions
absolues pour définir l’existence de lieux. Dans un essai sur les motels, Bruce Bégout (2003) montre
combien ces logements de passage – a priori des non-lieux – s’intègrent dans une mythologie des grands
espaces et des marges urbaines des États-Unis et, par le truchement de la littérature et du cinéma,
deviennent des « lieux génériques » (Debarbieux, 1995). Cette construction a un impact sur la façon
d’habiter les chambres des motels qui peuvent alors, d’un point de vue culturel, faire lieu. La relativité est
aussi temporelle. Un emplacement peut faire lieu de manière fugace par la densité des relations entre les
individus qui s’y trouvent ; le temps d’une soirée, le temps d’une fête de quartier ou d’un marché, un
bistrot ou une rue seront habités (Tuan, 1974).
C’est cette relativité qui fait la pertinence du détour par le récit. Il permet de se tourner vers l’être
humain comme être géographique, c’est-à-dire dans son rapport au monde ou, comme l’écrit Jean-Marc
Besse, dans son « intelligence quotidienne du monde » (2003, p. 8). Parce que ce sont les individus et les
sociétés qui font et défont les lieux en permanence.
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ENJEUX DE LA MANIPULATION DE
Dominique
CROZAT
Maître de conférences,
L’IMAGE D’UN BIDONVILLE (Pedreira dos
Université de Montpellier 3
& UMR 5185 ADES
Húngaros à Oeiras-Lisbonne)
(CNRS-Universités
Bordeaux 2 et 3)
Mots-clés : Portugal – Lisbonne – représentations – performativité - icône socio-spatiale –
bidonville - habitat social - lien social.
Résumé - Ce texte présente une exploration des facteurs immatériels de qualité résidentielle vue à
travers la notoriété négative d’un important bidonville de la périphérie de Lisbonne, Pedreira dos Húngaros. La
manipulation de cette image due à des violences ethniques anciennes contraste avec la réalité d’une vie sociale
assez dense jusqu’aux années 1990. L’étude met en valeur la production extérieure au bidonville d’un discours
négatif décalé afin d’accélérer le processus de relogement et implanter à la place des résidences de luxe quitte à
déstabiliser durablement la vie sociale et aggraver les problèmes sociaux jusque dans les nouveaux quartiers où
réside sa population. Le concept de performativité s’applique bien à ce cas de manipulation de ces images
effrayantes, parties prenantes des stratégies des acteurs publics. Elles doivent donc être questionnées en même
temps qu’on évalue l’efficacité de la construction de contre-images plus sécurisantes.
Keywords: Portugal – Lisbon – representations – performativity - socio-spatial icon – slum social environment - social link.
Abstract - This paper intends to investigate the immaterial factors on residential quality through the
images produced about a major Lisboan slum, Pedreira dos Húngaros. Some ethnic violence had given to this
district a thirty years frightening image: icon of Lisbon urban problems, yet stabilized in the lack of unemployment
and calmed down by ethnic homogenization, this neighbourhood has developed until the 90’s a quite full-blown
social life that hardly contrasts with the discourse held about it. The study focuses on the process of production of
an external depreciating discourse contrasting with the reality of places, intending to accelerate the re-housing and
location of luxury residences on the site. But this discourse perverts the re-housing process: social life appears as
weaker and serious problems (poverty, prostitution, drug…) occur. The concept of performativity well applies to
the manipulation of these awful images actively involved in public actor strategies. Thus, we must question these
mediated images and assess the efficiency of the production of more reassuring images to value new residences.
Stichworte: Portugal – Lissabon – Repräsentation – Performativität - Sozialräumliche Ikone –
Slum - Soziales Umfeld - Soziale Bindung.
Zusammenfassung - Dieser Aufsatz untersucht die immateriellen Faktoren der Wohnqualität anhand
der negativen Bekanntheitsgrad eines grossen Slums an der Peripherie von Lissabon, Pedreira dos Húngaros. Die
Handhabung dieses Bildes durch ethnisch strukturierte Gewalt kontrastiert mit der Wirklichkeit eines dichten
sozialen Lebens bis in die neunziger Jahre. Die Studie bringt die Produktion eines außerhalb des Slums
produzierten negativen Diskurses, zum Ausdruck, der zum Ziel hat, den Prozess des Umsiedelns zu beschleunigen
und Luxuswohnungen zu errichten. Dies um den Preis einer Destabilisierung des sozialen Lebens und einer
Verschlimmerung der sozialen Probleme, welche bis zu den neuen Wohngebieten hineinreichen. Das Konzept der
Performativität kann in diesem Fall auf die Handhabung von erschreckenden Bildern angewandt werden, welche
in die Strategie der öffentlichen Akteuren eingehen. Sie müssen deshalb gleichzeitig mit der Evaluierung der
Effizienz der Konstruktion von Gegenbildern hinterfragt werden.
164
Cet article présente la synthèse de l’étude d’un bidonville de la périphérie de Lisbonne menée de
1995 à 2003 avec l’objectif de démonter le processus de production d’un système d’images destiné à
permettre la réappropriation d’un espace convoité en amplifiant les problèmes sociaux de ce quartier. En
créant un bidonville dangereux sur la base d’un événement survenu vingt ans auparavant, cette opération
de requalification a pour but de justifier la mise à l’écart de sa population et la désarticulation de la vie
sociale du bidonville, jugée gênante. Elle permet la réalisation d’un projet immobilier destiné aux classes
moyennes. La maîtrise de la production de l’image des lieux occulte ainsi les enjeux réels (Agier, 1999) et
devient déterminante dans la perception tant extérieure qu’intérieure des qualités de l’habitat.
L’ensemble de l’étude présentée ici s’est appuyé sur un positionnement théorique qui insiste sur
la notion de performativité. S’il ne s’agit pas ici de présenter en détail sa mise en œuvre, il est cependant
possible de poser avant toute chose les grandes lignes de cette approche. En effet, initiant les processus de
production des espaces, le rôle performatif1 des images (Lussault, 2000), leur manipulation
(l’instrumentalisation de la peur en particulier) soulignent l’importance des représentations dans le
domaine de l’aménagement. L’identité des lieux attribuée de l’extérieur en vient à être assimilée et même
assumée par les habitants comme identité individuelle, ce qui permet d’enclencher un phénomène de
prophétie auto-réalisatrice. L’expliquer demande de dépasser les représentations pour aborder le vaste
champ des processus performatifs. On verra ensuite comment on passe de l’ignorance volontaire d’un
quartier littéralement oublié (fig. 3) à une surabondance d’études et rapports (voir la liste des sources
utilisées), même si elle n’est pas toujours très visible par ailleurs dans l’exemplification qui suit car le
format limité de cet article impose d’être succinct. Ainsi la presse n’est presque jamais citée qui au-delà
d’une débauche soudaine d’articles change de ton : on passe de l’indifférence (1992 ; 2 mentions du
bidonville 2) à la compassion (1993-94 ; 17 mentions) puis à la dénonciation de la dangerosité (1997-98 ;
31 mentions) avant de revenir à une quasi indifférence (2001-2003 ; 5 mentions). Ce travail accompagne
le processus de mutation du quartier en amplifiant les problèmes bien réels qui surviennent et contribue à
façonner les identités : fin 2002, les dernières cabanes assument le changement en affichant déjà le
nouveau nom du quartier, Miraflorès (fig. 6). Ce changement d’identité est complet : on est loin des fières
associations de résidents qui, une décennie auparavant, bataillaient avec la municipalité afin d’obtenir le
goudronnage des rues ; dans les quartiers de relégation où sont logées les populations, il n’y a plus
d’association et un quart des adultes sont alors au chômage.
1-La construction discursive des identités.
1.1. L’approche transactionnelle.
La construction des identités sociales est depuis longtemps étudiée, ce qui permet de disposer
d’un riche appareil théorique. Classique, l’approche transactionnelle est un modèle général de
1
Performativité : « propriété de la parole d’agir sur le monde et de le transformer » (LEVY – LUSSAULT, Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés, p 704)
2
Recension non exhaustive mais représentative effectuée à partir de 6 journaux et hebdomadaires (1992-2000) puis deux journaux
(2001-2003).
165
compréhension de l’identité qui suppose que la relation aux autres permet à l’individu de se définir.
Synthétisant Goffman, Habermas et Becker, Erikson propose (1972) de considérer que le processus de
socialisation est fondamentalement identitaire : l’identité devient alors « le résultat à la fois stable et
provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de
socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions » (Becker, 1963).
A la suite de Goffman (1979), les actes d’attribution (désignation externe) sont distingués des actes
d’appartenance (expression personnelle). Ils se définissent par rapport à des catégories disponibles
socialement : ethniques, institutionnelles, professionnelles, mais aussi plus personnelles, liées au caractère
ou tout autre critère générique, etc. L’individu accepte ou refuse les identifications qu’il reçoit des autres
dans un processus permanent d’articulation avec ce qu’il reconnaît.
L’attribution par autrui d’une identité induit la création d’une image perverse car susceptible de
modifier la construction des identités des populations désignées : pour Becker (1963) l’identité déviante
est le produit d’une transaction entre l’identification imposée par autrui et la sous-culture du groupe
déviant. Par l’intériorisation de cet étiquetage (labelling), l’individu déviant se définit par son acte, « cause
de son statut principal, c’est-à-dire celui par lequel le déviant lui-même se définit et auquel il s’identifie
activement (commitment). » (Dubar, 1995). La ségrégation devient alors interaction.
Le terme n’est pas anodin : c’est Goffman qui développe l’idée de stigmate pour mettre en
situation la question de l’aliénation dans son sens le plus complet, de la honte nécessairement sociale, de
l’intériorisation du regard d’autrui ; Bourdieu parlera plus tard de violence symbolique avec un contenu
proche. Mais la logique répressive adoptée par Foucault (1975) va masquer cette approche en insistant
exclusivement sur l’idée d’intériorisation du pouvoir. Pourtant, il semble difficile de comprendre la notion
de closet (Brown, 2000), le réduit, si on ne tient pas compte de ce double regard et de l’importance de
cette intériorisation, de la dégradation du regard de l’individu sur lui-même sous l’influence de ce même
jeu de pouvoir que démonte Foucault. Car c’est cette intériorisation qui rend la performativité possible.
Dans un second temps, cette transaction permet en effet de rendre réellement opérationnel le
modèle assez flou de la prophétie auto-réalisatrice (self-fulling prophecy) de Merton (1965) selon lequel
l’image de l’individu, du lieu, du groupe finit par modeler son identité et induit des comportements qui
vont dans le sens de cette désignation. On fait par ailleurs l’hypothèse de l’importance de ces processus
dans la production de lieux stigmatisés (Staszak, 1999).
On peut ainsi relire Chignier-Riboullon (2000) et retrouver l’ensemble de ces processus. Il met en
valeur trois populations productrices de discours sur la banlieue française :
-Les populations extérieures au site le connaissent mal, mais se montrent particulièrement
catégoriques tout en produisant les stéréotypes. Il s’agit de la population des autres quartiers de la ville et
des acteurs publics bénéficiant d’importants moyens de diffusion de ce discours (élus, journalistes,
promoteurs immobiliers). Ainsi, très médiatisées par les pouvoirs publics car elles permettent de pallier
une intervention sociale insuffisante, les spectaculaires bien que souvent inefficaces grandes opérations
policières participent à la construction de ces images négatives.
-Les populations résidant sur le site qui souhaiteraient le quitter, mais ne le peuvent pas,
bénéficient d’une information de première main, pourtant leur discours évolue dans le temps et se
166
radicalise sous l’influence des stéréotypes diffusés par le premier groupe. On assiste donc à une
dégradation de la qualité des représentations proposées.
-Les populations dites "à risque" visées par les deux discours négatifs précédents : il s’agit
généralement de jeunes garçons issus de l’immigration mais nés en France. Ils se sentent rejetés et veulent
en même temps développer une valorisation d’eux-mêmes propre aux adolescents : ils adoptent donc et
amplifient par défi des comportements qui correspondent à la caricature que l’on fait d’eux. En France, ils
s’affirment comme la Caïera (verlan pour racaille) : la performation fonctionne totalement 3
Il importe donc de s’intéresser à la performativité, outil qui systématise la lecture discursive de
ces processus.
1.2. La performativité.
Classiquement envisagée comme « la propriété de la parole d’agir sur le monde et de le
transformer » (Mondada, 2003), le propos est élargi à une « économie sémiotique [qui] rassemble sous une
même bannière tous les signes émis ou diffusés par les acteurs d’un ensemble pratique ou/et d’une
situation dans le cours de son fonctionnement » (Lussault, 2000) : il est nécessaire de prendre en compte
l’ensemble des pratiques spatialisées (Crozat, 2004), un domaine que « la recherche géographique a sans
doute encore trop peu investi » (Lussault, 2000). Dans le monde anglo-saxon, ce concept a été adopté plus
rapidement qu’en France et, par sa fécondité, contribue à un renouvellement majeur de la discipline (Nash,
2000 ; Lorimer, 2005).
De fait, à partir des travaux pionniers d’Austin (1991 [1961]) et Derrida (1972), c’est Judith
Butler qui introduit la notion à travers les études de genres en montrant comment les relations de pouvoir
hommes-femmes sont construites par le discours. Pour Butler (1990) le concept de performativité est une
entrée vers une compréhension des positionnements et des identités incorporées (à tous les sens du terme)
en repensant les relations entre les structures sociales et l’action individuelle. En mettant en valeur le
caractère social de la construction des genres, cela ruine définitivement les discours essentialistes simplets
qui les posent comme des catégories a priori (Butler, 1997). Son analyse permet en effet à l’action sociale
d’échapper au déterminisme des superstructures, le patriarcat par exemple (Walby, 1990). Elle insiste
plutôt sur une « interpellation éthérée » (Brown, 2000), référence rémanente du genre et de la sexualité,
plus que sur l’action d’agents dans des contextes et performances spécifiques.
Ce mouvement permet à Judith Butler de relier l’être et l’agir : la structure socio-spatiale et
l’action humaine sont mutuellement constituées. Elle montre que les hommes et les femmes apprennent à
performer les différentes formes de pratiques sociales sexuées qui ainsi deviennent des actions de routine
au point d’apparaître comme naturelles. En effet, la réitération d’actes sexués en apparence anodins et
limités hors de leur contexte contribue à les naturaliser au moyen de la performation.
On peut comprendre ainsi les phénomènes de stigmatisation des ensembles d’habitat social
lisboètes analysés par Costa Pinto et Gonçalves (2000 et 2001). En effet, dès l’origine, les opérations de
relogements depuis les bidonvilles renforcent l’affichage de la différence de ces populations ; seuls les
moins pauvres parviennent à quitter ces ensembles à fort pouvoir stigmatisant. Les autres, dont une très
3
Le phénomène n’est pas nouveau : Michelle Perrot (1991) met ainsi en valeur l’importance des mêmes deux premiers discours dans
l’invention de la banlieue Parisienne au moment où Haussmann rénove le centre de la ville et s’efforce d’en expulser une population
ouvrière peu valorisante. Dubois (1989) retrouve les trois niveaux de discours dans la création des différents voyous, des apaches aux
blousons noirs, qui peuplent l’imaginaire parisien pendant l’essentiel du XXème siècle.
167
nette majorité d’étrangers d’origine PALOP4, de retraités du Portugal continental nantis d’une faible
pension ou de retornados5 , restent dans les relogements. C’est une nouvelle façon de ségréguer (Barata
Salgueiro, 1997), finalement aussi efficace que les cadres anciens du bidonville...
Surtout, s’y concentre un certain nombre de problèmes qui prennent de l’ampleur dans
l’ensemble des villes du pays : jusqu’aux années 1990, le commerce de la drogue est relativement rare
dans les bidonvilles comme partout dans le pays. Il s’est répandu dans des quartiers en situation de
transition, certains bidonvilles en particulier. Mais ils sont alors rasés ; fort logiquement, on voit donc ces
trafics, en particulier celui du crack, s’installer surtout dans d’autres quartiers, y compris ces nouveaux
ensembles d’habitat social fragilisés au même moment par l’extension rapide du chômage.
Jointes au développement du racisme auquel sont particulièrement sensibles les enfants de
l’immigration nés au Portugal, ces évolutions rendent souvent ces quartiers socialement explosifs alors
qu’ils sont à peine terminés : délinquance, drogue, soupçon de séropositivité, prostitution n’y sont pas
rares, même si, d’un site à l’autre, les situations sont très contrastées (Barata Salgueiro, 1997 ; Costa Pinto
et Gonçalves, 2000 et 2001).
La réalité de ces nouveaux ensembles résidentiels est souvent plus proche de celle que l’on a
instrumentalisée au sujet des bidonvilles. Dans le cas, assez fréquent 6, de Pedreira dos Húngaros, on se
retrouve dans une situation de permanente inversion : on effraie avec une description noire, qui finit par se
réaliser surtout lorsque la destruction incomplète déstabilise les systèmes spatiaux existants et qui se
perpétue pour des raisons externes dans une partie des relogements. Ainsi, le traitement social de l’habitat
a paradoxalement pour résultat d’accélérer la déstabilisation des relations sociales (fig. 1).
Ce rôle des images identitaires impose de les définir pour étudier les modalités de leur action.
Figure n° 1 - Articulation entre images négatives, conflictualité et insécurité ; leurs conséquences
sur les dynamiques sociales locales.
IMAGE
NÉGATIVE
CONFLICTUALITÉ
DYNAMIQUES
SOCIALES LOCALES
drogue
composition
sociale
vandalisme
conflits liés aux
consommateurs
et trafiquants
conflictualité
de voisinage
conflictualité impliquant
les minorités ethniques
destructuration/fragilisation
des relations sociales locales
climat d'insécurité
et de mal-être
processus de perte d'identit é
isolement social
QUARTIER: ESPACE STIGMATISE ET STIGMATISANT
d’après Costa Pinto et Gonçalves, 2000
4
PALOP : immigrés venus des anciennes colonies lusophones d’Afrique (majoritairement le Cap-Vert) ou Timor.
Rapatriés (1974-76) des anciennes colonies : plus de la moitié des 500 000 retornados se sont installés dans l’agglomération de
Lisbonne où ils représentent près de 10% de la population.
6
A proximité, sur les rives du Tage, Pedrouços, par exemple, est dans une situation similaire.
5
168
2. L’absolue réalité de l’icône.
2.1. De l’image à l’icône.
Ces éléments conduisent à s’intéresser à la question de l’image. On considère classiquement que
la représentation génère de l’image, produit visuel ou mental qui figure l’objet mais ne le copie jamais.
Son autonomie constitue le point d’entrée des auteurs attentifs à la lecture de ce décalage entre réel et
image, voire la remise en cause de l’idée même de réel, saisi par son image : derrière l’idée d’un « système
de signes non verbal qui représente quelque chose » (Lussault, 2003), il faut envisager une relation plus
complexe entre le monde et sa représentation, la capacité de l’image à instituer, inventer le monde. Elle
possède un pouvoir sur le monde par sa capacité à configurer l’action, par exemple le pouvoir inducteur
des SIG. Au-delà de sa dimension visuelle, il faut cependant pousser plus loin et s’efforcer d’aborder dans
un même élan image, imaginaire (Debarbieux, 1992 ; Lussault, 1998) et pouvoir pour considérer l’image
comme un « système de signes qui médiatise le rapport de l’individu au monde » (Lussault, 2003).
L’image devient alors récit de l’expérience de l’individu ; elle est un élément du discours.
Intéressant par son caractère peu normatif, le relativisme narratif introduit par Derrida permet de
relire tout produit de l’activité humaine7 comme un récit enchâssé dans une vaste structure narrative. Cela
permet de reconsidérer avec circonspection et méthode8 l’ensemble des activités humaines. Pour Derrida,
derrière le signe ou impossible adéquation du mot à la chose, se profile un monde de la métaphore : la
vérité est nécessairement métaphore. Toute désignation est donc intégrée dans cette structure de la
différence, aussi ce rôle métaphorique la rend automatiquement performative. L’image est nécessairement
action dès qu’elle figure.
Mais le terme le plus approprié serait alors icône. De fait, à l’usage, celui-ci peut aussi bien être
utilisé pour désigner un référent visuel codifié et standardisé (le panneau routier par exemple) que
l’autonomie acquise par une image qui ainsi devient capable de performer en toute indépendance du réel
dont elle provient : à un premier niveau, sur mon ordinateur, c’est la Vénus qui signale, mais aussi
connecte à Adobe Illustrator complètement déconnectée par contre de l’original de Botticelli... Au-delà,
c’est l’accès à l’hyper-réel, production très concrète mais virtualisée, car elle ne réfère plus qu’à des
représentations, voire des représentations de représentations.
Cette confusion dans l’emploi des deux termes les rend souvent interchangeables dans le discours
commun mais aussi scientifique. Nous les retenons donc comme équivalents en restant conscients d’une
nuance : même si l’image correspond parfaitement à ces éléments, l’icône réfère explicitement à l’idée
d’une autonomie par rapport au réel qui la fonde plus ou moins directement mais aussi induit
nécessairement l’idée d’une action sur le monde puisqu’elle le médiatise. A ce titre, le processus de
transformation en icône ne s’achève qu’après la disparition du bidonville avec le changement de nom du
7
Derrière cette expression on doit donc entendre aussi bien le discours scientifique ou philosophique visé à l’origine que le discours
commun des acteurs et individus jusqu’à leurs pratiques dans le sens où elles sont considérées comme situées, ce qui impose de
questionner le rôle majeur du contexte. L’intérêt et la plasticité de cette approche est son refus de distinguer casuistiquement théorie,
méthode et matériel : « La théorie est elle-même une pratique, autant que son objet. Elle n’est pas plus abstraite que son objet. »
(Deleuze, Parnet, 1996)
8
C’est finalement le sens de la déconstruction.
169
quartier. Sa nécessité est bien la preuve que l’image ainsi construite et qui est associée à Pedreira dos
Húngaros a une action trop efficace.
Mais ce rapport permanent à l’action n’est pas nécessairement toujours revendiqué : la mise au
repos suivi d’activations fait passer d’un statut à l’autre sans changement de nature. Pour qui suit Derrida,
la question ne se pose même pas ; il faut les supposer toujours équivalents : la forme (carte, photo, article
de journal ou slogan publicitaire) importe peu ; seule compte la capacité performative qui les sous-tend :
tout devient icône.
On mesure l’intérêt de cette approche alors que la réflexion sur les relations entre acteurs et
aménagements demande à être enrichie à partir de rares prémisses (Lussault, 1993 ; Söderström, 2000).
On peut donc envisager une re-lecture stimulante des processus de construction des savoirs sur le monde
pour sortir de l’impasse des rapports entre l’action et la représentation et diversifier les objets recouverts
par le terme générique de représentation.
2.2. Dépasser la représentation.
Inspiré par Benjamin, de Certeau, Foucault, Deleuze et Guattari, Thrift (1996) propose de lier
performativité et pratiques individuelles, jusqu’aux plus intimes (Pile et Thrift, 1995), dans une «
nonrepresentational theory » ou « theory of practices ». Parler de dépassement de la représentation peut
sembler préférable (Lorimer, 2005). Les pratiques sont des présentations performatives, des mises en
spectacles, des manifestations d’une identité du quotidien. Nous ne cessons d’évoluer dans des situations
de décentrement, nous jouons nos propres sujets au travers de situations qui sont toujours relationnelles,
référées aux codes spécifiques des lieux ; la réinterprétation infinie de ces codes permet de se situer avec
précision et actualité dans un monde en mouvement permanent.
Cette capacité d’actualisation tient à la compréhension tacite, une intelligence pratique du monde
que soulignent Deleuze et Guattari (1981). Cette ruse (De Certeau, 1980 ; Di Méo, 1996), cet art
diabolique (Doel, 2000) est l’expérience du monde construite et mise en œuvre par les pratiques. « Ce
dépassement des seules approches textuelles, des images, des discours part de la déconstruction des
représentations afin d’y explorer le non représentationnel » (Thrift, 1999). Ainsi, le jeu des discours et
pratiques est susceptible de changer le sens d’un lieu. C’est notre sens du réel car il convient de le
comprendre comme une pensée en action, « une présentation plutôt qu’une représentation » (Thrift, 1999,
96) ; être devient ainsi une manière d’être, les pratiques racontent l’être profond des individus : habitus de
Bourdieu ; Erlebnis, substrat de l’expérience vécue, de Wittgenstein (Chauviré, 2004). « Tout dire est un
faire social » (Lussault, 2000).
C’est ainsi qu’il est possible de comprendre, à partir d’un cas très classique d’expropriation de
populations pauvres pour installer à leur place des familles des classes moyennes comment les modalités
d’évolution de l’action publique passent de la négation de ces populations pauvres à la stigmatisation,
puisqu’il faut en reconnaître l’existence. L’efficacité de la manipulation de ces images permet de réussir à
apparaître moralement irréprochable alors qu’il s’agit de favoriser une opération immobilière. Au final, la
mise en œuvre d’une politique d’habitat social de grande ampleur se révèle ségrégative.
170
Avant d’en aborder la présentation, répétons l’avertissement liminaire : dans les lignes qui
suivent, il n’est pas envisagé d’entrer dans le détail de l’exemplification, la mise en contexte est
privilégiée.
3. Pedreira dos Húngaros.
3.1. L’invention de la carrière des Hongrois.
Situé sur la freguesia de Linda-a-Velha dans le concelho (ou commune) d’Oeiras, en périphérie
Ouest de Lisbonne (fig. 2), ce quartier de barraques installé à partir de 1953 dans une ancienne carrière
appartenait alors à une immigrée d’origine hongroise. Le terme de barraca est utilisé au Portugal pour
désigner une habitation précaire illégale, construite « à partir de matériaux vieux et usagés, généralement
en bois, avec un caractère précaire, sur des terrains publics ou loués à des particuliers, constituant ce que
familièrement on nomme les quartiers de planches (bairros de latas)» (de Matos, 1990). La précision
médiocre de leurs recensements par l’INE (Instituto Nacional Estatístico) traduit alors la volonté de nier le
problème (Crozat, 1998). Leur mise en spectacle dans les données du PER (Plano Especial de
Realojamento,1993) a induit une amélioration des données de l’INE en 2001. Employé au pluriel, le terme
désigne un bidonville : même sous-estimés, en 1985 ils couvraient «près de 150 km2 et hébergeaient près
de 300 000 personnes dans l'Aire Métropolitaine de Lisbonne » (Daveau, 1989). Les plus grands (dont
Pedreira dos Húngaros) se repèrent aisément (fig. 4) mais la majorité des bairros de latas est de taille
réduite, insérée sur de petites friches, des terres-pleins routiers, parfois même à l’intérieur de propriétés
closes de murs.
Figure n° 2 - Un bidonville de la première couronne périurbaine de Lisbonne.
Typologie des freguesias de la zone centrale
de l'Aire Métropolitaine de Lisbonne (AML)
"Areas Predominantemente Urbanas" (APU)
"Areas Mediamente Urbanas" (AMU)
Tage
"Areas Predominantemente Rurais" (APR)
Oeiras
Lisbonne
Linda-a-Velha
Limite de concelho
Source : Indicatores Urbanos do Continente, INE,1999
Cartographie M. Péronnet, TEMIBER
171
D’abord peuplé de migrants venus des campagnes de l’Alentejo, le bidonville devient important
lorsqu’au début des années 1960 des gitans y installent un grand campement sous tente. Vers la fin de la
décennie, les capverdiens commencent à l’investir. Jusqu’en 1975, ils deviennent majoritaires, rachètent
tentes et emplacements aux gitans qui développent un marché immobilier prospère. Ces mutations et
l’accroissement des enjeux fonciers engendrent alors une guerre ethnique pour le contrôle du quartier ; elle
culmine avec l’assassinat d’un capverdien par un gitan suivi en représailles de l’incendie de baraques de
gitans ; apeurés, la plupart de ces derniers quittent le quartier.
Ces conflits fonciers à expression ethnique consacrent le contrôle des capverdiens en même
temps qu’ils contribuent à créer une image de quartier repoussoir. Avec trois ou quatre bidonvilles
considérés comme représentatifs des problèmes urbanistiques de la métropole, il est cité dans la plupart
des études. Au début des années 1990, il apparaît dans le discours négatif des autorités et suscite la visite
régulière des journalistes alors que la presse nationale et les télévisions s’installent à proximité dans le
nord-est d’Oeiras.
Figure n° 3 - La négation officielle du bidonville.
1971
1993
Source : Services de cartographie de l’armée portugaise. Réduction à 85% de la carte au 1/50 000e
Cette négation du quartier est permanente : près de vingt ans après sa fondation, il n’apparaît pas
sur la carte topographique de 1971 (fig. 3). En 1993, à son apogée, il n’existe que par son nom, étalé sur
un espace beaucoup plus vaste ; la zone où s’étend le bidonville est laissée en blanc malgré plusieurs
172
bâtiments en dur (fig. 4 et 5) et la consolidation en brique et béton d’une petite moitié des cabanes. Cette
négation s’étend aussi à la vie sociale du quartier, déconnectée des clichés qui circulent à son sujet.
3.2.Un quartier de barraques fortement structuré.
En 1993, Pedreira dos Húngaros atteint sa plus grande extension (fig. 4) avec 2362 habitants
(55 % de capverdiens, 38 % de portugais). Leurs 578 baraques représentent 18,3 % de celles de
l’ensemble du concelho d’Oeiras.
Figure n° 4 - Pedreira dos Húngaros à son extension maximale.
Source : Camara Municipal de Oeiras, 1998, Ortho-photo plan (<en ligne> http://www.cmoeiras.pt/Fototeca/Ortos/FotoOrtos_43.htm, consulté le 25 juin 2004). Les noms sont insérés par mes soins.
Le quartier apparaît stabilisé dans la précarité avec une durée moyenne de séjour de près de 13
ans soit le double d’autres bidonvilles étudiés à Amadora ou Almada. Cette longue durée est typique des
bidonvilles en cours de consolidation (De Matos, 1990 ; Le Guédard 1996). L’apaisement par
l’uniformisation ethnique est trompeur : bien que le quartier soit considéré comme capverdien, un tiers de
sa population a une autre origine, essentiellement portugaise du continent (alentejanos) et retornados. La
référence à l’immigré est la plus courante et, en faisant appel au racisme latent, constitue un élément de la
construction de l’icône. Par contre, en présentant ses réalisations (Justino et De Castro, 1997), la Câmara
Municipal insiste sur les portugais dans les photos utilisées ; c’est logique puisque l’attribution de
logements dans les programmes de relogement antérieurs au PER les a nettement favorisés.
Dans les années 1980 et 1990, une vie sociale dense contraste avec le discours qui est tenu hors
du quartier. Ainsi alors qu’on insiste à souhait sur le délabrement (bien réel) de l’habitat, le démarrage du
mouvement de consolidation des cabanes y suscite un débat : faut-il laisser l’initiative individuelle
continuer cette amélioration, avec les inégalités que cela suppose selon les trajectoires de vie, ou au
173
contraire concentrer les énergies afin de faire pression sur les pouvoirs publics, essentiellement la
municipalité, afin d’obtenir une réhabilitation complète du quartier ? En 1990, celle-ci accepte de bitumer
les deux principales voies qui traversent le bidonville.
Surtout, plus riche et volontaire dans un domaine qui suscite depuis longtemps une indifférence
généralisée (Ferreira, 1988), Oeiras se distingue des autres concelhos par une action précoce et efficace en
faveur du logement précaire : entre 1985 et 1993, la moitié des 5000 barraques de la commune est
remplacée par des appartements sociaux. Mais Pedreira dos Húngaros effraie et reste à l’écart : l’action de
la municipalité se limite à empêcher toute tentative de consolider l’habitat par des constructions en dur :
certains racontent avoir dû reconstruire leur baraque à trois reprises (Machado, 2000).
La vie à la Pedreira n’est pas facile : les habitants parlent surtout de l’humidité hivernale et des
rats. Régulièrement, des battues sont organisées par les habitants. L’approvisionnement en eau posa
problème jusqu’à l’installation d’une dizaine de points d’alimentation à la fin des années 1980 qui
deviennent alors un des lieux de sociabilité du quartier.
La vie du quartier est dominée par les associations capverdiennes, en particulier l’association
d’habitants à l’origine du Centre Social (avec une halte-garderie et des locaux associatifs installés dans
d’anciens baraquements de chantier) et la puissante Associação Cultural e Desportiva de Pedreira dos
Húngaros qui compte
jusqu’à six équipes de hand-ball et football, des groupes musicaux (funana,
batuque) ou de danse. Elle organise aussi des voyages au Cap-Vert pour les jeunes nés au Portugal et se
positionne comme représentante des immigrés capverdiens dans diverses manifestations d’envergure
nationale mais également auprès du HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés).
Les Portugais ont leurs associations, plus petites, qui regroupent les habitants selon leur origine :
les Alentejanos sont les plus nombreux, mais les Luandeses ou Os do Limpopo regroupent les retornados
selon leurs anciennes colonies de départ. A vocation festive après la phase d’auto-construction, l’influence
des associations de portugais se révèle également déterminante pour obtenir la nomination des assistantes
sociales et institutrices du quartier.
Il semble que, de manière discrète et difficile à appréhender, ces associations aient aussi à
l’occasion joué un rôle de police dans la régulation de la vie du quartier : des témoignages concordants
laissent supposer qu’elles ont à plusieurs reprises vivement incité au départ des résidents jugés
indésirables du fait de leurs activités (recel d’objet volés et, après le développement de ce marché au
Portugal, vente de drogue).
La vie sociale est aussi structurée par deux types de liens moins visibles mais très forts. Les plus
importants sont les liens familiaux ; rares sont les ménages esseulés surtout si on tient compte chez les
capverdiens de la définition lignagère de la famille : cousines et belles-sœurs sont considérées comme
sœurs. Chez les aletejanos, la (fausse) légende du quartier raconte que deux familles seulement sont à
l’origine du bidonville. Beaucoup d’auteurs insistent sur l’entraide dans ces quartiers (De Matos, 1990 ;
Ferrand-Bechmann, 1992 ; White, 2002). Celle-ci passe surtout par les liens territorialisés qui structurent
des quartiers d’origine géographique homogène : la plupart des habitants viennent de l’île de São
Sebastião au Cap-Vert et la région de Serpa en Alentejo.
Ces liens sont relayés par un réseau de commerces installés dans le bidonville, en particulier des
cafés. Lieux de palabres repérables dans les ruelles à leurs entrées couvertes pour s’y rencontrer toute
174
l’année, ils sont complétés par les trois places qui jouèrent un rôle majeur de rassemblement jusqu’à la
destruction définitive du bidonville. A la fin de l’année 2002, alors qu’il ne reste qu’une vingtaine de
baraques, la dernière place (fig. 6) est présentée comme « centro da cidade » par un des ultimes habitants.
Les Eglises sont aussi très présentes : le développement des Eglises nord-américaines (en
particulier les témoins de Jéhovah) a amené les ordres religieux d’obédience romaine à s’implanter dans le
quartier dès les années 1970. L’ordre du Sacré-Cœur fut le plus actif et a soutenu la mise en place d’une
fête de quartier autour de la procession en l’honneur de Notre-Dame de la Paix, chaque premier dimanche
d’octobre. Elle rassemble l’ensemble de la population et permet le développement d’une identité propre
aux différents quartiers, y compris celui des alentejanos aux maisons blanchies à la chaux. Elle est suivie
de festivités plus profanes (repas et bals) qui durent tout le week-end à l’époque où la procession connaît
sa plus grande affluence, au milieu des années 1990, bien que l’ambiance dans le bidonville soit déjà à la
crise après l’annonce de sa démolition.
3.3. L’éradication d’une icône.
Avec le PER (Programa Especial de Realojamento), ce quartier devient un des objectifs
prioritaires des pouvoirs publics. Longtemps, la seule étude universitaire sérieuse sur l’habitat précaire est
demeurée celle de Teresa Barata Salgueiro (1971 mais publiée en 1977). A la même époque, l’émotion
publique provoquée par la catastrophe de la Brandoa9 retombe vite : acteurs publics et journalistes
l’ignorent. Il faut un événement de même type (Lar Formosa) vingt ans plus tard pour que la situation de
l’habitat apparaisse scandaleusement grave alors qu’on l’avait toujours niée. Cela suscite une compétition
d’initiatives publiques qui aboutit au lancement du PER : politiques comme journalistes insistent sur la
dangerosité de ces quartiers, les risques sanitaires, la déliquescence sociale et morale de leurs populations
avec des envolées lyriques dignes de Zola ou Dickens. On joue beaucoup sur les images spectaculaires
comme celle diffusée de multiples fois, du linge des habitants de Sacavem séchant sur les rails de sécurité
de l’autoroute A1. Les cas les plus dramatiques sont systématiquement mis en exergue. En 1995, les
journaux télévisés montrent le visage décomposé du commissaire européen Martin Brangemann qui vient
de visiter Casal Ventoso (Lisbonne) où les cabanes abandonnées par les premiers relogés ont été
colonisées par les dealers et leurs clients assidus. A ses côtés le maire de Lisbonne, aujourd’hui Président
de la République, semble plutôt satisfait d’avoir ainsi assuré les financements européens qu’il réclamait...
L’explosion du commerce de la drogue dans l’ensemble de l’agglomération est, à cette époque,
particulièrement étudiée dans les bidonvilles sans que le même intérêt se porte sur d’autres espaces
sensibles. Il est certain qu’à la fin des années 1990, la déstabilisation des systèmes spatiaux provoquée par
les premières opérations de relogement concentre les populations à problème dans les derniers bidonvilles.
Les immigrants illégaux en particulier ne peuvent accéder au relogement.
Surtout, s’emmêlent des préoccupations hétéroclites : on parle d’éradication, terme fort et
ambigu, mais le souci du bien-être de la population apparaît comme un prétexte alors qu’on veut dégager
9
Alors à Oeiras, concelho d’Amadora depuis 1979. Effondrement d’un immeuble collectif construit sans autorisation ni respect des
normes légales.
175
des terrains destinés aux nouveaux axes de communication (bidonville de Fontainhas à Amadora pour
compléter le second périphérique, le CRIL), récupérer des terrains bien placés pour la construction
d’immeubles de luxe (Pedreira dos Húngaros, orienté au sud avec vue dominante sur le Tage), ou la
revalorisation du prestige de la commune (à Cascais et surtout Oeiras).
Le PER doit supprimer toutes les barracas des aires métropolitaines de Lisbonne et Porto d'ici
2005. Entre 30 et 40 000 logements, soit plus de 3 % du nombre total, et 110 000 personnes sont
concernés : 4,75 % des logements (plus de 11 000) à Lisbonne voire 5,8 % à Amadora et 6,4 % à Oeiras.
Les Câmaras Municipais contrôlent la réalisation du plan : elles ont la responsabilité de la planification, de
la démolition des barracas, de la construction des nouveaux logements et de leur gestion jusqu’à
l’accession des relogés à la pleine propriété ou, plus souvent, la location.
Evitons de croire naïvement tous les problèmes résolus (Crozat, 2005) : la réalité sociale des
populations concernées reste difficile. Les délais initiaux n’ont pas été tenus, seuls 70% des logements
promis ont été construits et le programme PER est abandonné10. Le plus préoccupant tient à la permanence
des implantations, certes moins nombreuses et plus diffuses, sur d’anciens bidonvilles ou de nouveaux
sites. Rares à Oeiras, il est impossible de les évaluer.
Par ailleurs, privilégier l’habitat collectif renforce la ceinture de grands ensembles à population
pauvre sur la première couronne de Lisbonne. Moindre que le ne laissent supposer certaines études
(Malheiros, 98), puisqu’à Oeiras plus de la moitié des relogés du PER sont portugais, l’ethnicisation de ces
quartiers est néanmoins une réalité très marquée qui s’accroît puisque les premières réalisations (19851996, avant le PER) comportaient 60 à 80% de portugais. Enfin, après l'enthousiasme des débuts, le sujet
intéresse moins médias et politiques, bien que les élus persévérants en aient retiré un prestige propre à
favoriser leur carrière11 Pourtant, dès le lancement du projet, certains (Guerra, 1994; 1997; Barata
Salgueiro, 1997) dénonçaient un traitement technique des problèmes loin des préoccupations concernant
l’environnement social.
Malgré un cadre réglementaire souple, rares sont les innovations : l’encadrement et le
financement de l’auto-reconstruction de leur cabane par les populations sont souvent évoqués mais rares.
D’un coût moindre que la rénovation et susceptible de susciter des projets collectifs intéressants (Le
Guédard, 1996), ce type de solution est fréquent au Portugal jusqu’aux années 1980, sous l’impulsion des
nombreuses coopératives immobilières (Barreiros Mateus, 2001).
10
Le PER est doublé d’un programme plus ancien (Accordos de Collaborações) qui se perpétue mais est modifié depuis 2004 sur des
bases individuelles (aide au ménage plutôt qu’au quartier) et vise surtout la réhabilitation des centres villes dégradés. De plus, ce
programme est un partenariat où l’Etat appuie les projets d’un montant équivalent à celui apporté par les concelhos ; ce qui suppose
de ces derniers une volonté d’action publique et des moyens.
11
De 2001 à 2005, Isaltino Morais, Presidente da Camâra municipal (maire) de Oeiras est Ministre de la ville, de l’aménagement du
territoire et de l’environnement. David Justino, vereador de habitação d’Oeiras à l’origine de la politique de rénovation des 5000
barracas de la ville entre 1985 et 2002, est Ministre de l'Education.
176
Figure n° 5 - Le plan de relogement de la Camâra Municipal d’Oeiras :
tardif et moins rapide que prévu.
Source: Câmara Municipal d’Oeiras
Mais l’heure n’est plus à l’exaltation des projets collectifs d’habitants même lorsque un projet
alternatif existe comme à Pedreira dos Húngaros (Machado, 2000) : lors de sa présentation, le responsable
municipal de l’urbanisme a expliqué que le quartier n’est pas réhabilitable car “il est devenu une icône”.
En réalité, durant la phase de concertation (1997), une partie des habitants y était également hostile. Mais
les conditions de cette concertation sont discutables puisque celle-ci est engagée alors que les zones A, B
et C visibles sur la figure 5 sont déjà détruites afin d’y construire des voiries (A et B) et un ensemble de
logements sociaux (C). En 1999, au début des travaux, 60% de la population de Pedreira dos Húngaros
avaient déjà été relogés.
Surtout, la mairie n’a jamais eu l’intention de privilégier deux des trois solutions proposées :
l’auto-reconstruction et la réhabilitation. Le terrain appartenait depuis vingt ans à une importante
entreprise immobilière. Avant le lancement du plan et la concertation en question, sa valorisation
importante suscita un procès suivi d’un accord avec la mairie d’Oeiras : cette dernière s’engageait à
reloger les habitants, à réaliser un plan d’urbanisation du quartier (le projet Almarjão) contre le versement
par le promoteur d’une partie des plus-values réalisées, destinées à compléter le financement du
programme de relogement.
Démarré officiellement en août 1999 le plan de relogement se heurta à des délais de livraison des
nouvelles réalisations (en majorité situées dans un rayon de 5 km autour du bidonville) et surtout au
maintien d’une population encore résidente non recensée car, pour l’essentiel immigrante illégale. Il
semble également que de nouveaux habitants se soient installés après les premiers départs afin de
bénéficier des meilleures cabanes. Ce qui devait être un projet rapide et efficace traîne en longueur : il faut
attendre l’hiver 2002-2003 pour que le site soit complètement évacué.
177
4. Conclusion : ségréguer de manière rationnelle et efficace.
La population de Pedreira dos Húngaros est éparpillée dans sept ensembles neufs de la commune.
Demeure une nostalgie du quartier : en 2000, la procession de Notre-Dame a rassemblé près de 5000
personnes quand la population résidente était tombée à moins d’un millier d’habitants. Mais la fête,
comme les associations du quartier ont disparu avec les dernières baraques. Elles ne se sont pas adaptées
aux nouveaux quartiers et à la diversité de leur population : les habitants de chaque nouvel ensemble de
relogement d’Oeiras viennent d’une dizaine de quartiers, dont trois ou quatre dominent.
Cette politique de brassage des populations des anciens bidonvilles est systématisée à Oeiras. La
municipalité la justifie par le souci de favoriser la mixité sociale et ethnique. Mais l’argument ne tient pas :
tous les habitants de ces nouveaux quartiers sont pauvres, la plupart viennent de bidonvilles : comment
parler de mixité sociale ? Enfin, la diversification ethnique est difficile à invoquer. A Oeiras, portugais et
caps-verdiens représentent plus de 90% de l’ensemble des populations relogées. On tient donc bien à
casser les solidarités créées dans les bidonvilles les plus cohérents, souvent renforcées durant la phase qui
précède le relogement (Barata Salgueiro, 1997 ; Firmino da Costa, 1999).
Ainsi ce quartier qui avait surmonté une partie de ses fragilités en initiant un processus de
territorialisation est déstabilisé par la production d’un discours performatif extérieur : l’éradication
annoncée est celle du groupe territorial plus que celle des baraques. Bien sûr, le niveau d’efficacité de ce
processus de performation est en rapport avec le « statut de l’énonciateur, sa légitimité à faire et à dire »
(Lussault, 2000). En général, les producteurs du discours performatif stigmatisant bénéficient d’un accès
privilégié et/ou contrôlent les médias de diffusion influents : politiques locaux, grands groupes
immobiliers. Ici, les acteurs publics ont d’abord déstabilisé les systèmes sociaux existants (reprise du
discours rappelant l’assassinat du cap verdien, effet d’annonce du PER puis dispersion des populations).
Ensuite, ils ont contribué à renforcer la désignation et l’identification de la population en multipliant les
éclairages négatifs sur elle (drogue en particulier). Cette action suscite une réflexion autour de
l’importance de l’image associée à ce type de quartiers. La peur joue un rôle majeur dans les stratégies
d’action publique au détriment d’une prise en compte de la situation réelle (Jacquemin, 2005). Le
traitement social accélère paradoxalement la déstabilisation des relations sociales (fig. 1). Les bidonvilles
de Pedreira dos Húngaros n’étaient pas dans une situation pire que d’autres bidonvilles. S’ils étaient moins
dangereux c’est parce que les médias parlaient moins d’eux. Zeneidi (2002) montre aussi que ce sont les
médias qui fabriquent le prototype du SDF, décident du mode d’assistance approprié (l’urgence) et,
empêchant toute politique à long terme, finissent par créer les conditions de sa misère, les lieux de son
enfermement : la rue, et encore, pas n’importe quelle rue.
Costa Pinto (2000) voit cependant émerger de nouvelles structurations prometteuses dans les
quartiers de relogement. Il est logique qu’une majorité d’habitants s’y sente bien après tant d’années
passées dans des baraques souvent insalubres. Mais cette fierté d’habiter dans des quartiers encore neufs
va-t-elle perdurer ? On a vu en France que des sentiments très positifs évoluent avec le temps et la
diversification des trajectoires socio-spatiales.
178
Cette instrumentalisation de la peur a des motivations commerciales. En conséquence, il faut
produire une contre-icône après la démolition du bidonville : les publicités pour les premières réalisations
pour classes moyennes à l’entrée nord-est du site présentent un monde complètement différent (fig. 6) : le
coucher de soleil sur le Tage est valorisé, le lieu est renommé Miraflores. Le succès commercial de ce
toponyme antérieur à l’urbanisation (fig. 3) explique sa diffusion : depuis le vallon de la Ribeira de Algés,
il gagne les pentes de la colline en direction de Linda-a-Velha (années 1970 et 1980). Il y remplace les
toponymes moins valorisants de Quinta da Formiga12 et Cabanas dos Barronhos. Il s’étend maintenant
vers le Sud en recouvrant Pedreira dos Húngaros. Sur la carte de la figure 6, le sigle de l’opération est
positionné sur le site de l’ancien bidonville : après avoir créé la peur, il s’agit bien de l’effacer. Mais on
reste dans la construction ethnique : les enfants sont blonds.
Figure n° 6 - De Pedreira dos Húngaros à Miraflores : une icône chasse l’autre.
Sources : D. Crozat (2002) ; Expresso (2002)
Les processus de construction de ces images effrayantes comme l’évaluation de l’efficacité
d’images plus sécurisantes doivent donc être questionnés. On substitue la stigmatisation par la peur à
l’ignorance volontaire (politique des années 1960-1990). Dès l’origine, des experts (Guerra, 1994 ; 1997)
dénonçaient sans succès ces modes de fonctionnement en contradiction avec une des missions majeures de
la puissance publique : assurer la cohésion sociale. Pour réussir une action qu’on voulait limiter à ses
aspects techniques, il fallait discréditer toute idée de débat. Cette manipulation des images est caricaturale
: instrumentaliser la peur est assez rudimentaire. Mais les considérations commerciales priment sur la
cohésion sociale au point de ne pas hésiter à susciter des mécanismes au contrôle incertain si ce n’est par
un confinement dans des quartiers mal desservis. « En se conformant à des modèles éprouvés ailleurs (et
souvent en échec), on invente de nouvelles ségrégations alors que le bidonville, sans être considéré comme
un idéal, organisait une forme de mixité et engendrait aussi de la densité et de l’urbanité dans des espaces
certes marginaux mais finalement en continuité morphologique avec la ville elle-même. » (Tesson, 2005).
12
Ferme de la fourmi mais analogie possible avec formigar, démanger et grouiller, ou formigão, béton.
179
Lisbonne n’est pas une exception (Madoré, 2004) mais cette ville se distingue par la rapidité et la brutalité
de la mutation des mécanismes de ségrégation.
Enfin, évitons de limiter l’analyse à la mise en valeur de la performation, même si c’est un des
objectifs majeurs de ce texte. Ce serait s’aveugler derrière la construction d’un monument théorique sans
intérêt, de l’art pour l’art, une solution technique supplémentaire qui laisserait de côté les enjeux majeurs.
Cette synthèse rapide d’une étude plus vaste ne montre pas le détail de l’investigation et, en particulier,
illustre mal le propos théorique. Mais l’adoption d’une analyse discursive ne signifie pas l’abandon de
toute préoccupation sociale ou politique. En effet, il faut bien comprendre que l’appropriation d’espaces
convoités qui motive le processus rend indispensable la création d’espaces de relégation pour loger ces
populations expulsées mais surtout pour valoriser par contraste les lieux dont on a réussi la reconquête et
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MISES EN SCENES DU « CHEZ-SOI »
CONTEMPORAIN
Marc DUMONT
Laboratoire Chôros, Ecole
Polytechnique Fédérale de
Lausanne (EPFL)
Anna.MADOEUF
Les univers spatiaux du catalogue de vente
par correspondanceAM.-PM. Vivre la maison.
Maître de conférences,
Université F. Rabelais de
Tours, UMR CITERES,
Meubles & Déco.
équipe EMAM
Mots-clés : Habiter - Espace intérieurs – Catalogue – Société - Géographie sociale - Individu.
Résumé - Quelle contribution une lecture de catalogues de vente par correspondance peut-elle apporter
à une géographie de l'habiter ? La réponse paraîtrait bien improbable tant ce support semble plus à même de
renseigner sur le contenu et les modalités de stratégies publicitaires, sa fonction première, que sur l'espace des
sociétés et son organisation. Pourtant, pour peu qu'on la prenne au sérieux, la mise en scène des espaces intérieurs
fait bien plus que ce qu'elle annonce elle-même : par les modèles et les références qu'elle actualise, par les manière
d'organiser et de disposer les objets et les personnes qu'elle propose (voire impose), elle constitue un indice
éclairant sur les logiques sociales à l’œuvre dans la production de l'habiter. Partant de ce postulat et après avoir
clarifié le lien entre espace, imaginaire et pratique spatiale, cet article identifie différentes formes et figures
spatiales dont la circulation peut être plus particulièrement saisie à travers deux corpus (AM-PM) et qui entrent
dans la composition des univers spatiaux du "chez-soi contemporain". Il s'attache notamment à montrer comment,
à travers chacune d'entre elles, c'est en fait un rapport au monde et aux autres, à la société comme à soi-même qui
se joue, une pratique spatiale qui participe dès lors pleinement à la production des territoires de l'habiter.
Key-words : Dwell - Interior spaces – Catalogues – Society - Social geography – Individual.
Abstract - How to make a geography of dwelling starting from a mail-order selling catalogue ? The
answer appears quite difficult since this support seems more capable to inform about the contents and the
advertising strategies, its first function, than about the space of societies and its organization. However, the staging
of interior spaces makes much more than what it announces itself: by the models and the references which it
brings up to date, by the ways of organizing and of spacing the objects and the people it proposes, it constitutes an
index on social logics at work in the production of dwelling. From this postulate and after having clarified the
connection between space, imaginary and practical space, this article identifies various spatial forms and figures
whose circulation can be more particularly seized through two supports (AM-PM) and that enter the composition
of the space universes of the "contemporary home". It in particular it underlines how in fact a relationship to the
world and the others, to the society and to oneself is constructed, a spatial practice that consequently takes part
fully in the production of the territories of dwelling.
Stichworte : Wohnen – Innenraum – Katalog – Gesellschaft – Sozialgeographie - Individuum.
Zusammenfassung - Was kann die Lektüre eines Versandkatalogs zu einer Geographie des Wohnens
beitragen ? Eine erste Reaktion ließe vermuten, dieses Material erlaube es Inhalt und Werbestrategien zu
hinterfragen, und weniger « Raum » der Gesellschaft und dessen Organisation. Jedoch konstituiert die
Inszenierung der Innenräume durch Modelle und Zuschreibungen, durch Art und Weise der Objektorganisation
und –anordnung und durch die dargestellten Personen ein Indiz der sozialen Prozesse, welche bei der Produktion
des Wohnens ablaufen. Auf diesem Postulat aufbauend und die Verbindung zwischen Raum, Vorstellung und
Praxis eruierend, werden in diesem Aufsatz verschiedene räumlichen Formen und Figuren identifiziert, deren
Zirkulation anhand zweier Materlalien (AM-PM) angegangen werden können. Diese spielen in die Komposition
von räumlichen Welten des „zeitgenössischen Heims“ mit hinein. Es geht vor allem darum zu zeigen, wie ein
Verhältnis zur Welt und zu den anderen, zur Gesellschaft und zu sich selber konstituiert wird, und zwar als Praxis,
die voll und ganz bei der Produktion der Territorien des Wohnens mitwirkt.
184
Introduction : espace, langage, habiter.
« Qu’est-ce qu’un lieu habité ? À quoi savons-nous qu’un lieu est plus habité qu’un autre, ou
différemment ? S’interroger sur l’habitat suppose de ne pas se contenter de projeter sur une étendue vide et
inerte une série d’actes extérieurs mais implique de placer au centre de sa réflexion la relation
homme/espace, chacun des termes constituant une manière d’approcher l’autoproduction de la société ».
(Jacques LEVY, « Les logiques de la liberté spatiale », in Echelles de l’habiter, rapport de
recherche du programme « Habitat et Vie Urbaine », PUCA, 2004, p. 12).
En reformulant l’idée plus générale selon laquelle l’espace n’a plus vraiment de substance si on le
vide des relations et des pratiques qui lui donnent sens et forme 1, cette proposition théorique et
géographique a de quoi laisser perplexe. On peut en effet se demander dans quelle mesure l’exploration
des logiques de l’habitat serait à même d’éclairer des mécaniques plus profondes du social. Que peut donc
bien nous apprendre de plus une géographie de l’habitat sur la relation des sociétés à leurs espaces ?
Pour la prendre au mot et expérimenter sa pertinence, un catalogue de vente par correspondance
de meubles et d’objets décoratifs servira à la fois d’entrée-prétexte et de trame exploratoire, à travers la
mise en scène d’un type d’espace intérieur qui s’y trouve exhibé, suggéré, proposé mais aussi imposé :
celui du « chez-soi » contemporain.
En prenant appui sur son analyse fine, notre souci sera de souligner comment l’activité consistant
à habiter l’habitat engrange des dimensions normatives (rapports de genre…), actualise des modèles de
référence tantôt sociaux tantôt spatiaux, bref, révèle à travers son principal registre de fonctionnement l’imaginaire - un champ d’expression mais peut-être aussi de reproduction du social. Ce n’est donc pas le
catalogue en lui-même et pour lui-même, sa sémiographie ou son iconographie qu’il s’agit de décrire voire
même de déconstruire, mais bien la spatialité qui s’y déploie dont nous posons l’hypothèse du caractère
indiciaire. Beaucoup plus qu’à orienter vers une exploration bien improbable de l’efficacité du catalogue
sur des pratiques concrètes, cela signifie que nous considérons que cette spatialité dont quelques-unes des
figures seront dégagées, constitue un indice parmi d’autres - mais tout à fait pertinent - des logiques à
l’œuvre dans la production de l’habiter, cette activité consistant pour chacun d’entre nous à agencer et
donner du sens à un lieu, à son environnement, bref, à faire nôtres « les espaces et les temps dans lesquels,
et à partir desquels, se manifeste notre présence-au-monde » (PAQUOT, 2005).
Comment donc engager une démarche de cet ordre ? S’il n’est donc pas véritablement question
de s’emparer d’instruments disciplinaires stabilisés d’analyse de discours, de texte ou d’iconographie dans
le sens où cette mécanique sémantique est davantage le propre des sciences du langage, de la
communication, plusieurs perspectives ouvertes par la linguistique urbaine se révèlent toutefois
1
On considère ici comme acquis que la relation homme/espace s’analyse de manière privilégiée par les langages, discours, pratiques
à travers se construit – et du même coup peut se saisir – le sens que ceux-ci confèrent à des lieux, notamment.
185
stimulantes. Ce sont moins ses grilles d’analyse très systématiques que les différentes opérations de
spatialisation qu’elles lui permettent de dégager qui nous intéressent. Les travaux de Lorenza Mondada,
par exemple, montrent comment à travers des activités de description d’espaces se réalisent aussi des
opérations de spatialisation qui peuvent être totales (panorama, vision d’ensemble) ou bien séquentielles
(linéarisation, cheminement)
2
Nous en retiendrons essentiellement l’idée d’une possible analytique de
l’espace intérieur, c’est-à-dire d’une identification de leurs différents modes d’agencement, de
composition (thématiques, univers magistraux etc.). Notre propos vise alors résolument à conserver un
statut expérimental, ne serait-ce qu’à cause du statut encore très incertain d’une géographie de l’habiter au
sein de la discipline et cela se traduit au niveau des méthodes et des corpus ici privilégiés. Sur le plan
théorique, on sait que l’expérimentation n’a pas bonne presse, comme le souligne Chalmers
(CHALMERS, 1991) : elle se voit reprochée notamment son absence de méthode, son caractère incertain
et trop « terre-à-terre ». Prendre ici cette voie, risquée, ce n’est en aucune manière ignorer ou délégitimer
toutes les approches théoriques et méthodologique, mais tenter de les recouper et de les renouveler, a
posteriori, par d’autres chemins.
Sur le plan des corpus, l’expérimentation se traduit par le choix de privilégier plutôt l’exemplarité
que la représentativité, le fait de favoriser deux livraisons davantage qu’un corpus constitué de plusieurs
années, saisies en tant que révélatrices de logiques plus que comme expressions significatives de «
tendances », par exemple. Ces objets exemplaires, ce sont deux catalogues (67 pages, format 22,5 cm x
27,5 cm) de vente par correspondance d’objets décoratifs et de meubles, présentant une large gamme de
produits, vendus de 6 € (un coussin d’intérieur) à 899 € (un fauteuil club)
3
Les deux livraisons
correspondent à autant de saisons : automne-hiver 2003-2004 et printemps-été 2004, les produits étant
également présentés et vendus sur un site Internet, celui de la société La Redoute dont AM.-PM. est une
émanation.
L’expérimentation se traduit également au niveau de l’approche méthodologique des univers
spatiaux du catalogue de vente par correspondance. Ce n’est pas l’analyse en tant que telle que nous
privilégions, mais une expérience singulière, celle-là même des chercheurs, qui correspond exactement à
ce que Bruce Bégout a appelé le Cruising BEGOUT, 2004, pp. 105-113) 4, qu’il importe d’objectiver à
travers les réponses à deux grands types de questions.
Tout d’abord, comment, et dans quels objectifs, est-il envisageable de saisir les multiples
registres imaginaires qui se trouvent à l’œuvre dans ces catalogues ? Quels statuts leur conférer ? La
lecture du catalogue n’est-elle alors pas d’abord celle qu’en réalisent des chercheurs-lecteurs ? De quelle
manière, et sous quels traits, une congruence est-elle envisageable entre le « monde du lecteur-récepteur »
et celui des « auteurs-lecteurs » ?
2
Lorenza Mondada (2000 et 2003) analyse ainsi, via leur mise en langage, l’agencement des espaces intérieurs comme produit de
catégorisations négociées le plus souvent de manière « interactionnelle », dans des échanges entre des individus.
3
Schématiquement, les meubles proposés se situeraient, en termes de prix et de standing, entre l’offre d’Ikea et celle d’Habitat.
4
En l’occurrence, le cruising consiste pour Bruce Bégout, en une sorte de déambulation urbaine sans agrément (« ni une croisière »)
et sans but (« ni une croisade »), une activité d’observation flottante dans laquelle le chercheur se livre à une expérience de l’urbain
ultra-réflexive. Sur cette question, cf. DUMONT Marc, « Le savant et l'artiste. Du statut scientifique des pratiques esthétiques »,
EspacesTemps.net, 06.04.2004, http://espacestemps.net/document568.html
186
Par ailleurs, cette analyse d’un espace intérieur se clôture-t-elle sur le monde de l’individu, et son
« intérieur », ou offre-t-elle la possibilité de le considérer comme un « objet social total », de souligner
plus largement certaines porosités entre espaces publics et privés ?
Ces deux lignes problématiques situées à l’intersection de l’imaginaire et du concret, du social et
de l’individuel, de l’expérience pure et de la géographie scientifique, traverseront dans un second temps
une déambulation qui, oscillant entre cadrage et décalage, plan et contre-plan, présence et absence, tantôt
se fixant sur des formes singulières, tantôt privilégiant leur agencement, vise à souligner ce que les unes
comme les autres nous révèlent sur certaines logiques à la fois sociales et spatiales de l’habiter.
1. De l’imaginaire à l’habiter, une logique de la pratique spatiale.
D’emblée, si l’univers du catalogue apparaît saturé d’onirisme et d’une sublimation tapie prête à
se déployer avec profusion à travers l’activation produite du regard d’un destinataire-lecteur, il permet
d’interroger la relation entre l’imaginaire et la pratique spatiale. Notre idée, à travers cet exemple du
catalogue, est de dépasser la scission communément établie entre ces deux ordres.
Pour cela, nous définissons l’imaginaire comme un registre de la pratique spatiale et non comme
un matériau extérieur et dissociable de celle-ci. Imaginer c’est agir : il n’y a donc pas à notre sens d’un
côté un « stock » qui viendrait nourrir de l’autre une pratique spatiale, mais une seule et même pratique
qui parfois prend une forme imaginaire parfois une forme plus concrète. Tracer une continuité entre
l’imaginaire et la pratique, et réciproquement évite en particulier certains problèmes insolubles tels que
celui de savoir dans quelle mesure l’imaginaire « informe » la pratique ou l’inverse, formulation d’un
problème très liée à la structure de pensée dialectique et oppositionnelle du monde occidental, héritage de
la modernité, comme le souligne Jean-François Lyotard5
À partir de là, nous considérons que toute pratique spatiale, quelle qu’elle soit, actualise des
manières d’être, postures, attitudes, hexis, comportements-types ou normes qui ne lui sont pas extérieurs,
mais «consubstantiels », qu’elle se réalise sur une forme plus concrète ou plus abstraite.
S’intéresser à l’imaginaire spatial en tant que géographes ce n’est donc pas, si l’on s’en tient à
cette position, l’analyser en lui-même et pour lui-même, en le substantialisant, mais s’intéresser à un
certain type de pratique spatiale et à ses logiques.
Cette précision est importante : en mettant l’accent sur les jeux apparemment anodins et
déréalisés du catalogue, il ne s’agit ni de se livrer à une divagation libre de lecteurs, de commentateur de
presse ou d’analyste de marketing, ni de soulever la question des « effets » du catalogue sur les pratiques
ordinaires. Il s’agit, à l’inverse, d’en faire un révélateur de celles-ci à partir d’une petite échelle, et de
contribuer du même coup à une analyse géographique plus générale des pratiques spatiales à l’intérieur
desquelles prennent place celles qui donnent sens et corps à l’habiter. Nous posons en effet que l’habiter
5
Cf. LYOTARD Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit, 1979, p. 24-29.
187
hybride les deux registres de pratiques, et que les projections et les spatialisations abstraites contribuent
autant que les activités pratiques à agencer les espaces intérieurs, c’est-à-dire à leur donner forme et sens.
Ainsi, l’univers du catalogue est donc d’abord celui d’une situation spatiale dans laquelle un
registre de pratique spatiale se trouve activé à travers l’expérience qu’en produit sa lecture, en
l’occurrence celle-là même réalisée par les chercheurs. Cette expérience prend parfois principalement un
caractère iconographique parfois davantage textuel : ces matériaux ne révèlent donc aucun imaginaire,
c’est leur usage, la production de l’activité de lecture qui s’articule autour d’eux qui se caractérise alors
comme imaginaire, puisqu’il ne s’agit pas d’une déambulation que nous aurions réalisé in situ.
2. Ce que l’expérience (à distance) donne à penser : le statut
d’une description.
Il convient toutefois d’objectiver clairement les traits de cette situation singulière où chercheurs et
lecteurs se voient conviés à réaliser cette expérience commune, à distance, que représente la lecture du
catalogue et plus largement d’interroger la relation particulière qui s’instaure ici entre l’expérience —
celle d’une lecture spatialisée — et l’objet de science, produite par une approche géographique, en
l’occurrence propre à une analytique spatiale.
L’enjeu est bien de s’emparer de cet objet en tant qu’il s’offre à notre lecture, à la fois comme
objet d’expérience et comme concret de pensée. Il convient donc d’assumer ici la subjectivité de l’acte
descriptif, de cette situation de lecture à l’intérieur de laquelle le catalogue se révèle comme un objet
d’expériences à la fois sensorielles, esthétiques et mémorielles, celles qui sont propres au chercheur. Ce
niveau descriptif n’a dans le cas présent aucune prétention à constituer une saisie surplombante, positiviste
du «contenu » intrinsèque de cette structure visuelle et textuelle : il considère que rien n’est caché et que
tout est là. Qu’est-ce à dire ? Qu’il ne s’agit pas à travers l’analyse qui suit de prétendre révéler les
intentions sciemment mises en œuvre de manière machiavélique et manipulatrice par les réalisateurs de
ces catalogues, ni d’ignorer, non plus, leur évidente inscription dans une stratégie à caractère commercial,
qui ne leurre ni ne dupe personne. Cette démarche serait le propre d’une analyse sémiologique, de la
communication et de ses formes de persuasion, qui n’est pas ici notre objet. Toutefois, ce refus d’un déni
de l’expérience visant à lui conférer un statut à part entière, ne dispense en aucune manière de pointer un
autre risque : celui de l’insuffisance du niveau esthétique de l’univers virtuel perçu du catalogue.
L’expérience sans bords ou frontières précises ne peut être prise au sérieux qu’en tant qu’elle conduit à
identifier, déceler, distinguer, élucider. On rencontre alors le second régime d’existence de «l’objet
catalogue » en tant que concret de pensée, soit d’objet inséré dans une pratique scientifique et dans un
objectif d’appréhension de logiques spatiales de l’habiter. Si la démarche présente un caractère spéculaire,
elle vise néanmoins à ne pas achopper sur les vertiges d’une mise en abyme : l’expérience de lecture est
simultanément l’objet d’une pratique réflexive, de l’analytique d’une expérience qui est celle-là même du
chercheur : l’ambition est alors de parvenir à engager de manière concomitante les deux types de regards.
3. Espaces thématiques.
Entrons donc maintenant en matière, ouvrons et parcourons le matériau ici exploité. Si le
parcours du catalogue suit un mode relativement simple et unique, le « feuilletage », la gamme des
188
possibilités offertes par la version numérique permet une expérience un peu différente : celle d’une
navigation entre les thèmes, la possibilité de « zoomer » sur des objets situés dans un décor, ou encore de
choisir un deux-pages précis (chacune des doubles pages offrant une vision panoramique ou rapprochée
d’une situation).
Qu’y voit-on ? Les produits exposés et mis en vente sont essentiellement des meubles, des
éléments de mobilier et des objets décoratifs ou pratiques (vaisselle, tapis, boîtes, vases, poubelles, stores,
luminaires, plateaux, linge de maison) mais aussi quelques vêtements et accessoires de ce qui constitue en
quelque sorte des panoplies (robes, bracelets, tuniques, babouches, paréos et même… un soutien-gorge
rose6).
L’univers d’un catalogue de vente par correspondance est virtuel, c’est un espace de
consommation, en l’occurrence l’offre proposée passe par la médiation de l’image, fondée sur la mise en
scène des objets agencés selon des modèles, des références, dans un contexte qui est ici celui de l’habitat,
de l’espace intérieur. Si le catalogue est une « liste, souvent illustrée, de marchandises, d’objets à vendre »
(Petit Robert) il peut être envisagé en tant que tel comme une expérience, une déambulation. C’est un
inventaire raisonné, classé où l’on propose, parmi les possibilités multiples de classer les objets du réel,
des manières de présenter les choses en fonction de codes et de convenances. Ici ce sont des objets
d’ameublement et de décoration qui sont exposés dans des espaces de vie. Comment dans ce contexte
crée-t-on par agencements des espaces cohérents ? Les possibilités sont en général plurielles : par
catégories pratiques ou selon les fonctionnalités des objets (lits, fauteuils, tables, etc.), par présentation
successive ou simultanée de pièces relatives à des usages (chambre, cuisine, séjour), par harmonies de
couleurs, ou encore par types d’inspiration et références stylistiques (goût oriental, tonalité nordique,
genre contemporain).
Ici, les objets d’ameublement et de décoration sont délibérément situés dans des espaces de vie.
Comment dans ce contexte crée-t-on par agencements des espaces cohérents et à priori conformément
attractifs ? Les produits proposés ne sont pas affichés selon des types mais sont tous affiliés en premier
lieu à des thèmes, des cadres de référence qui composent l’architecture d’ensemble du catalogue : chaque
saison décline cinq entrées qui sont autant de lieux et d’univers :
6
Dont on peut imaginer qu’il est plus présent en tant qu’objet intime donnant un caractère habité à la pièce dans laquelle il se trouve
que pour ses éventuelles ventes.
189
Automne-hiver :
-« Un art de vivre comme en Angleterre : une maison toute blanche ouverte sur le jardin, emplie d’herbes
et de fleurs… ».
-« Un appartement contemporain : où meubles de famille et mobilier d’aujourd’hui se mélangent dans un
style sobre et actuel… ».
« Une maison de famille en Normandie : rien que du bonheur… et la saveur d’un vrai noël à la lumière des
bougies ».
« Un loft aux couleurs vitaminées : des formes rondes et modulables, un lieu fonctionnel et convivial ».
« Une ambiance glamour au cœur de Paris : magie des lumières rouges, reflets des miroirs, un univers très
féminin… ».
Printemps-Eté :
-« Une bâtisse au pays de la Garonne : L’amour des belles choses, des tomettes décapées, passées à l’huile
de lin, des parquets poncés puis cirés… Cette demeure fin XVIIIe a retrouvé tout son charme d’antan. Elle
a son propre potager. On y fait la sieste sous le figuier ».
« Un loft ouvert sur la nature : Ambiance sophistiquée riche de verdure, de métal et de bois, un univers à
vivre contemporain, graphique et dépouillé. Des volumes lumineux étudiés pour qu’on s’y sente bien. Et si
le luxe c’était la lumière et l’espace… ».
-« Une cabane de bord de mer : Esprit nomade vu en technicolor. Des couleurs vives, des rayures berlingot
multicolores… et des meubles à plier, à rouler, que l’on balade partout. On aime voyager et on choisit
d’emporter sa maison avec soi ».
-« Une bastide en Provence : Envie de savoir-faire, de finition crochet, de monogrammes… de confiture à
la rose, de tout ce qui enlève de la raideur aux choses et donne du charme aux maisons de famille. On s’y
retrouve pour les grandes fêtes de l’été… ».
-« Une maison toute végétale : Au cœur de la verdure… habiter une maison en bois, s’entourer de meubles
aux essences exotiques qui résistent et passent joliment au soleil, c’est déjà une invitation au voyage ».
4. Des univers complets, des objets magistraux.
La couverture du catalogue montre un espace habité (« vivre la maison »), dans les deux cas une
femme (génie du lieu ?) est vue de dos, avec auprès d’elle des boissons ou mets disposés comme des
offrandes (assiette de figues et groseilles en été, thermos en hiver) dans un cadre qui est celui d’un
extérieur aéré en été, puis d’un intérieur chaleureux en hiver.
Les dix univers-types bien que très contrastés (loft, bastide, maison, etc.) sont tous agencés de la
même manière, distribués de manière successive. Chaque type a un début/entrée et une fin/sortie, et se
décline comme un monde de suites, Chaque habitat est autonome, constitué comme un espace à la fois
circulaire (global) et linéaire (distribution successive des lieux). Chaque type a un début/entrée et une
fin/sortie, et se décline comme un monde de suites, scandé par un rythme répétitif : on découvre en
premier lieu un plan général extérieur (entrée ou abords) puis on accède au séjour (toujours déployé en
double page), élément central du dispositif, qui donne la tonalité générale des lieux. De fait, on est bien là
dans « la pièce essentielle de l’appartement moderne : la salle de séjour ou living ou encore le vivoir. À la
limite, l’appartement rêvé n’est plus qu’un vaste et confortable living. En effet les hommes préfèrent
maintenant séjourner qu’habiter ». (SANSOT Pierre, 1973, p. 363). Ensuite viennent les chambres, qui
sont comme des extensions, des prolongements de l’espace essentiel. Ainsi est opérée une reformulation
des diverses pièces qui composent un logement, lesquelles ne sont pas toujours nommées, définies, ou
qualifiées mais qui sont des « espaces » suscitant et intégrant d’autres espaces (« de détente », «
personnalisé », etc.). Il s’agit donc d’une exposition apparentée au travelling, un code de présentation
emprunté au cinéma, mais plus largement à une culture du visuel. C’est ainsi qu’est traitée l’accessibilité
190
des espaces suggérés, et c’est aussi de cette façon que le corps habitant est sollicité (il s’agit bien de
découvrir et de consommer des objets de mobilier qui se définissent par l’usage qui peut ou doit en être
fait par le corps humain). De fait, dans le catalogue, évoluent des personnages-figurants qui participent de
la mise en scène des décors par leurs postures et façons d’être et leurs relations aux objets et aux lieux.
Quant au produit, il est sciemment placé en situation, il n’est pas mis en concurrence, confronté à
d’autres objets de même type : par exemple, le canapé Ludmilla est unique puisqu’il tient le rôle magistral
du canapé dans la scène du séjour de la « bastide en Provence ». De la même manière, c’est autour de la
table Agape que s’organise le « vrai noël » dans la « maison de famille en Normandie ». L’objet par luimême n’a pas de monopole de sens, il est élément d’un contexte, d’un espace défini par sa complétude.
5. Formes, lieux et types.
Le catalogue AM.-PM. n’est pas la ville, certes, mais il donne cependant à voir — où plus
exactement il suggère — l’univers l’urbain dans sa représentation, par évidence, par abstraction, par
soustraction et par l’utilisation qui est faite de la nature, mise en scène obligée, véritable rituel
d’accompagnement. Une avidité bien citadine que celle d’une nature récurrente et déclinée sous des
formes ornementales, une nature sophistiquée dite « herbes », « fleurs », « jardin », « essences exotiques »,
« verdure ». La nature est ici un enrobage, une garniture qui a pour objet de faire de chaque type
d’intérieur un lieu unique et isolé. La nature est non pas un décor mais un des éléments du décor, que l’on
agence et que l’on assortit à l’habitat de référence de façon métaphorique, esthétique et symbolique. La
nature est l’autour, dans une représentation du monde qui est une véritable cosmogonie, chaque type
d’habitat étant conçu comme une globalité fermée, l’habitat comme une île dont la mer serait la nature.
Ainsi, apparaissent des formes hybrides et décalées, fantasmées, par exemple le loft, habitat éminemment
urbain, archétype du genre, est présenté en a-spatialité, « ouvert sur la nature ». À contrario, lorsque la
ville est explicite, elle est Paris, l’appartement mis en scène « au cœur de Paris » est un classique du type
haussmannien. Des stéréotypes forts (ne le sont-ils pas toujours ?) caricaturaux, extrêmes, et de ce fait très
cohérents et logiques : la bastide, la cabane, le loft, la bâtisse, l’appartement contemporain, la maison de
famille. À un type, qui est aussi un lieu, peut alors correspondre un élément naturel (la mer, la nature, la
campagne, le jardin) ou une région de référence (Provence, Normandie, Pays de Garonne) ; lorsque rien
n’est mis en correspondance c’est que le type ou lieu est conçu comme une totalité parfaite et
autosuffisante (cas de Paris).
6. Le cinéma du home.
Il semble par ailleurs que ces catalogues soient une illustration de la capacité que les êtres des
sociétés contemporaines ont de se voir « dézoomés », c’est-à-dire de se voir, de se représenter dans
l’espace, en situation, et en superposition par rapport à un cadre (réel ou imaginaire) de s’intercaler entre
une proposition et la réalité. Aujourd’hui, cette faculté s’apprend, un apprentissage qui passe par l’accès
191
généralisé aux miroirs, et par une culture globale de l’image. De fait, chacun a conscience de sa propre
image, en trois dimensions et en pied, et par là de la façon dont chacun se découpe se superpose ou
s’inscrit dans un espace devenu un fond7 Le regard sur soi a changé ou s’est même tout simplement fait,
un regard sur soi composite associant visage et corps8, une silhouette et une entité en trois dimensions
intégrant des accessoires et décors. Une perception aujourd’hui intégrale et même débordante puisqu’elle
inclut la portion d’espace ou le lieu (l’environnement ?) dans lequel le corps est ou fait référence. Cette
construction d’une image totale de l’être humain est datée, du miroir dans lequel on mire son visage,
ancien face-à-main en acier poli, jusqu’au miroir en pied de la psyché ou de l’armoire dite à glace qui se
banalise au XIXème siècle dans un lieu invariable, la chambre à coucher, lieu où l’on s’habille9, l’image
individuelle de l’être humain s’est ajustée sur ses deux dimensions (corps et visage) et s’est façonnée. Le
corps global est devenu une entité sociale, vécue, pensée, utilisée et représentée comme telle.
Ici, on prend de la distance avec un corps qui est spatialisé, projeté, qui entre dans des pièces, qui
teste des objets. Aux côtés du home cinema, c’est le cinéma du home, avec l’acteur soi-même dans des
scénarios de simulation. On entre dans un décor mais la possibilité offerte est aussi celle de disposer
autour de soi un décor. Les propositions du catalogue fonctionnent comme un contrat tacite car elles font
appel au sens de la représentation de chacun, et à la capacité à s’extraire de soi et à s’imaginer ici ou là et
de telle ou telle façon, à décomposer et recomposer les champs. C’est une scénographie de l’espace
domestique devenu espace ouvert dans le sens où il se donne à voir, en premier lieu via le catalogue, mais
aussi de manière délibérée dans la déconstruction des séparations, disparition de certaines parois et
opacités (abondance de voilages, transparences des matériaux, décloisonnements, etc.). L’espace habité est
aussi ouvert à un public virtuel (amis, parents, visiteurs), mais est aussi un espace d’apparat pour soi, soi
avec ses déclinaisons : seul, en couple, en famille, ou par rapport à des visiteurs-voyeurs.
L’espace est comme ce qui est autour de moi, bien évidemment, mais aussi comme ce qui permet
à moi et à mon corps de se produire sur une scène, laquelle a été composée selon une logique de type
étalagiste. Stimulation de l’imagination qui fait que le lecteur est placé dans une situation sans action dont
seule l’ambiance est donnée. Quant aux agencements, ils constituent autant de décors présentés sans
aucune dérision, ils en sont ridicules, non au sens péjoratif du terme mais dans une acception
déraisonnable, qui incite à une lecture burlesque à l’instar de celle proposée par le cinéaste Jacques Tati (la
Maison de mon oncle) à partir d’une maison parfaite et parfaitement contraignante.
7. Semblant d’ordre et désordre de semblant.
L’espace est ici délibérément vécu, il s’agit bien de « vivre la maison » ; il est habité, et cet
habiter reste très normatif. S’il fallait autrefois présenter des intérieurs bien rangés, il faut aujourd’hui du
7
Chacun aujourd’hui affirme par exemple que telle ou telle couleur « me va » ou « ne me va pas », et même les plus basiques des
cabines de photos d’identités déclinent en général trois fonds possibles (bleu, orange ou sans rideau, blanc-neutre).
8
Un ajustement évident mais qui est historiquement daté. Dans la mythologie ou le fantastique des contes, le reflet a mauvaise presse
et est dangereux : fragmentaire, il est image d’un visage et porte toujours un risque : ceux qui s’observent dans un miroir comme la
marâtre de Blanche-Neige ou Narcisse peuvent s’éprendre d’eux-mêmes.
9
À noter dans ce cadre l’invention en 1875 du miroir trois faces, par la maison Brot de Paris, un des plus grands succès du
commerce de la miroiterie.
192
désordre ; ce n’est plus le semblant d’ordre mais un désordre de semblant. Ainsi, le désordre est
systématique, permanent et diffus : les lits sont tous défaits, les draps froissés, les magazines étalés, des
reliefs de repas et de la vaisselle sur les tables, des choses diverses sont éparpillées ça et là, les tiroirs sont
entrouverts, etc. L’asymétrie et le non alignement des meubles sont généralisés et, partout, des effets à
caractère personnel traînent négligemment (sacs à main, livres ouverts, babouches, maillots de bain,
écharpes, jouets, lunettes de soleil, etc.). De fait, le désordre de l’espace habité, dont François De Singly
(2000) montre, en situation, qu’il « reflète la complexité des usages », ici généralisé et à caractère de
figure imposée, par définition n’en est plus.
8. L’espace habité ou la maison de Boucle d’or.
Dans ces catalogues, le corps humain n’est pas concrètement toujours présent (27 évocations de
personnes seules ou en groupe dans le catalogue été sur 67 pages) mais ce corps manquant est néanmoins
obsédant ; de page en page, mécaniquement chacun est incité à s’asseoir, s’allonger, marcher, se coucher,
se mettre à table, ou encore à se saisir de quelque accessoire ou à se vêtir d’une tenue qui permette d’être
encore plus symbiotique.
Comme dans la maison des ours du conte de Boucle d’or, le rappel de l’intrusion d’une présence
habitante est permanent, avec des récurrences dans la manifestation ou le témoignage de cette présence :
celle de chaussures laissées entre autres devant un fauteuil ou au pied d’un lit et celle de l’empreinte
laissée sur un couvre-lit, un coussin, ou encore un canapé, par un corps qui n’est plus là depuis peu. Ces
souliers ou ces formes en creux semblent donc insinuer ou suggérer qu’« il y a quelqu’un », et ce
quelqu’un invisible, mais intensément présent, par conséquent, ce peut être moi. Cette fuite du corps est
accentuée par la fluidité des espaces montrés qui s’agencent à la manière de fondus enchaînés, et qui tous
(à de rares exceptions près) sont ouverts : ouvertures vers l’extérieur ou vers d’autres pièces et, dans tous
les cas, portes et fenêtres sont toujours ouvertes ou entrebâillées.
Lorsque des personnages sont présents, eux-mêmes concourent à cette normativité du désordre, à
ces transgressions obligées en ce sens qu’ils adoptent des postures conventionnellement non
conventionnelles (personne assise par terre, enfant debout sur une chaise pour attraper un bocal sur une
étagère, etc.) et qu’ils utilisent les meubles non pas à contre-emploi mais à contre posture ordinaire, là
aussi de manière systématique. Aujourd’hui l’individu se veut et se pense libre — surtout chez lui — et
l’expression de cette liberté se manifeste par un détournement des façons usuelles de faire. Mon corps
chez moi, on atteint là le paroxysme de la liberté individuelle… Ainsi, on prend des libertés avec le
mobilier, et l’on n’adapte plus son corps à la forme de l’objet-support mais on peut (on doit ?) s’asseoir en
biais sur un fauteuil, à califourchon sur une chaise, mettre ses jambes sur les accoudoirs, s’allonger en
travers du lit, la tête au pied. Ce corps libéré doit être souple, non raide, et les postures sont décontractées,
voire alanguies. Le corps est roi et l’objet soumis, on prend possession de ce dernier pleinement, de
manière parfois irrévérencieuse, en fonction d’usages fabriqués dans des cadres d’habitats aux références
diverses mais tous affiliés à ce mode d’être. Dans le même registre, l’espace domestique n’est pas soumis
193
à des contraintes (même implicites), ne semble pas être celui de la gestion d’un quotidien pratique10 ou
influencé par des références à des tâches ménagères, mais sont mises en exergue des ambiances de
détente, de repos, d’abandon, de « farniente », « d’incitation à la sieste »11, et de nonchalance.
9. Histoires sans paroles et personnages mitigés : femmes en
présence et hommes en suggestion.
Enfin, les catalogues AM-PM déclinent également des personnages-types qui évoluent dans les
univers proposés et prennent place et sens dans l’agencement des espaces. Les êtres en présence sont
« normaux », conventionnels : ni trop jeunes, ni trop vieux, ni trop beaux, ni trop riches ; lorsqu’un couple
est suggéré il est composé d’un homme et d’une femme, d’âge similaire ; quand il y a des enfants, ils sont
au nombre de deux. À un type d’habitat correspond également un type d’habitants, défini par des
caractéristiques liées à l’âge et à une situation sociale suggérée, renvoyant à des profils généraux (couple
installé, étudiants, etc.) ; la maison est celle d’une famille, l’appartement est celui d’un jeune ménage ou
d’une célibataire.
Cependant, les êtres mis en scène sont très majoritairement des femmes, lesquelles tiennent les
rôles majeurs dans ces dispositifs puisqu’elles seules semblent exercer (par leurs gestes, positions et
attitudes) un pouvoir sur les lieux et les choses et apparaissent comme les maîtresses de maison. Les
femmes « meublent »-elles mieux l’espace ou sont-elles les cibles commerciales privilégiées des
catalogues ? Quoi qu’il en soit, les hommes (amis, maris, amants ?) semblent être davantage des figurants
: placés de façon presque accessoire, ils sont en général en retrait (localisés sur les côtés des images,
parfois un peu flous), souvent occupés à des activités récréatives (traditionnel « homme qui lit un
journal », jeune homme qui joue au baby-foot, etc.). De fait, la présence masculine, plus suggestive que
centrale, est cantonnée à certains espaces, exclue des lieux les plus intimes (chambres, salles de bain et
même, cuisines) et peu impliquée dans le registre de l’action sur l’espace. Les femmes par contre sont
explicitement chez-elles : elles apparaissent souvent en tenues d’intérieur et se livrent à des occupations
personnelles (elles se coiffent ou se mettent du vernis à ongles) ; elles manipulent et disposent des objets,
investissent et utilisent tous les lieux, leur gamme d’attitudes est relativement diversifiée. Paradoxalement,
les femmes ont aussi la possibilité de ne rien faire, d’être simplement là, leur présence est légitime. Par
contre, les hommes sont toujours impliqués dans des actions, même si celles-ci sont décalées ou minimes.
Hommes actifs et femmes passives ? Au delà du stéréotype, c’est plutôt le cadre de référence, l’espace
habité, qui semble générer ces attitudes, comme si, dans ce contexte domestique, la présence inerte ou
passive d’un homme avait un caractère absurde, cette présence doit donc être référée à un sens, à un
temps.
Dans deux des univers de référence, les mises en scène de l’apparition et de la disparition des
personnages masculins sont, en ce sens, manifestes. Dans l’appartement « glamour au cœur de Paris », la
première image montre le séjour où une femme accueille un homme qui tient une bouteille (de
10
Comme cela est plus la règle dans le cas du catalogue Ikea par exemple, où l’aspect pratique et fonctionnel des produits est
toujours souligné (de même que leurs prix supposés attractifs).
11
Notamment à une « sieste sous le figuier » qui est aussi l’appellation d’une gamme de senteurs pour la maison de la chaîne de
magasins Nature et Découverte.
194
champagne ?) ; sur une autre photographie de la même page, elle dispose des fleurs dans un vase. Les
clichés qui suivent indiquent que la bouteille a été consommée, de même qu’un dîner. La page d’après (le
lendemain ?) est centrée sur la chambre : sur le lit, une nuisette et une théière ; une vignette en regard
montre un plateau petit-déjeuner au nom de « domenica » (dimanche). Page suivante, la femme range des
objets dans une armoire. Quant à l’homme au champagne et au bouquet (l’amant du samedi ?), il a
disparu.
De même, dans le « loft aux couleurs vitaminées », c’est un jeune couple qui est d’emblée installé
dans le séjour, présenté comme un univers partagé. On peut imaginer qu’il s’agit d’étudiants au vu de
l’abondance de livres et de la présence d’un bureau avec des dossiers et des classeurs. C’est l’anniversaire
de la jeune fille, et le jeune homme a, semble-t-il, fait les courses. Pourtant, plus loin (plus tard), la jeune
fille est seule dans la cuisine et seule aussi dans le lit double où elle lit un livre, avec près d’elle, un seul
bol de thé...
Ainsi, dans ces scénarios sans paroles, les hommes semblent négocier leur présence et leur accès
à ces univers et par là, leurs relations aux femmes, par des manifestations d’allégeance et des convenances
qui semblent être davantage celles d’invités ou de personnages tolérés que celles de véritables partenaires
de lieux. Ces exemples semblent suggérer que, in fine, ce sont les femmes qui décident du rôle et du temps
de présence des hommes dans l’espace habité. Les hommes sont des intrus consentis dans des limites
spatiales, temporelles, et de sens, explicitement posées. Ce sont les femmes qui gèrent les modalités, les
temps et les ruptures de ce qui peut apparaître comme la représentation d’une certaine fracture spatiale, ou
d’une solitude de genre dans l’espace habité.
Conclusion : objets de société, objets de subjectivisation.
L’expérience de la déambulation dans le catalogue vérifie le fait que « l’espace est devenu une
idée complexe qu’on essaie de triturer dans tous les sens », qui « se prête à la combinatoire des registres, à
l’expérimentation, au programme » (Alain GAUTHIER, 2002, p. 61).
En ce sens, toutes les séquences expriment, à leur manière, cette plasticité de l’habitat, appelant à
une sorte d’hybridation du corps et des objets, rendue possible par le jeu des normes. De l’ensemble de ce
parcours, il ressort en effet toute l’intensité et la diversité des systèmes normatifs à l’œuvre dans l’habitat
et dans les pratiques spatiales, qui peuvent s’articuler autour de lui, et dont ces catalogues constituent des
archétypes. Cette saturation normative permet de réinterroger via l’habitat, la partition entre le social et
l’individuel, le privé et le public, l’intérieur et l’extérieur. En fait d’être privé, clos, au lieu de
correspondre à l’espace d’un ou de quelques individus, qui en seraient détenteurs en propre, affranchis et
protégés des menaces extérieures, de l’intrusion de l’autre, bref d’être un espace bien « à soi » dont ils
seraient libres d’agencer (et de s’agencer dans) les composants à leur guise, il s’agit d’un objet que le
social traverse de part en part, dans lequel il s’immisce dans le moindre fragment de chambre ou de séjour.
195
Chaque micro-situation, on a pu le voir, constitue certainement à elle seule un objet de société à
part entière, révélé à travers des codes convenus, des couleurs, des postures, des agencements formatés, à
travers l’illusion plus ou moins poussée qu’il procure de disposer d’une forme de contrôle sur les
positions, les places des choses et de chacun. De ce fait, la présente analyse s’est construite subrepticement
comme une réplique symétrique d’une géographie de l’habiter, soucieuse de travailler sur les extensions
de l’individu, qui ne cantonne pas l’habiter aux espaces intérieurs mais lui inclue tous les lieux et espaces
qu’il pratique à travers ses mobilités.
Ici, c’est donc plutôt l’inverse : l’espace intérieur apparaît davantage comme une extension du
social, une de ses innombrables déclinaisons, actualisée par des êtres singuliers.
Qu’en conclure quant aux apports à l’étude de l’habiter ? Sans doute que « la société habite chez
moi plus que je n’habite dans la société », pourrait-on dire : habiter c’est aussi (et peut-être surtout) être
habité par le social…
Les apports du catalogue à la question de l’habiter se situent donc étonnamment à un tout autre
niveau que celui d’une phénoménologie ou d’une philosophie de l’être-au-monde, le petit objet « habitat »,
saisi géographiquement à une échelle micro, constitue bien un révélateur efficace des logiques du social
qui entrent dans la production de l’habiter, un aspect que l’on met sans aucun doute un peu en retrait
aujourd’hui dans des sociétés où l’on considère que l’individu est au cœur du monde12
Cette présence vive du social se situe déjà au niveau des précadrages en apparence anodins, qui
font passer par une sorte de rite d’imposition (qui ne s’impose certes que par l’acte de réception)
symbolique d’éléments et de contextes dans lesquels chacun doit, ou peut, s’inscrire sous l’apparence
d’une grande liberté de mouvement et d’imagination. Ces précadrages correspondent à des moments
situés, à des systèmes sociaux de valeurs en cours ; c’est d’ailleurs le propre des catalogues que de
simultanément donner à voir et tenter de définir ces matrices dans lesquelles tous les individus reçoivent
l’injonction de s’inscrire et qui leur font dire ou suggérer que « c’est comme ça que ça se fait / se met / se
porte / se dispose en ce moment ».
Toutefois, pour aussi préformaté qu’il soit, le catalogue reste bien sûr aussi un objet de projection
de soi et de production du moi, donc de subjectivisation, en particulier à travers le tourbillon abyssal des
jeux de regards qu’il rend possible, spécifique à un régime scopique dominant, voire exclusif : on y
regarde, on s’y regarde, on se regarde, on s’y regarde regardé. Le regard joue à la fois le rôle d’un
opérateur de spatialisation qui place, classe, déplace et reclasse, range et dérange, et celui de construction
d’un soi qui (se) jauge, (se) tâte, (s’)inspecte, (s’)interpose et (se) retire, circule, entre et ressort, bref, agit
spatialement. À ce statut de lieu de congruence (ou d’enchevêtrement) du social et de l’individuel, se
juxtapose celui d’une zone de frottement entre l’intérieur et l’extérieur ou le dedans et le dehors. On a en
12
Comme l’avancent par exemple Olivier Chadouin ou Alain Bourdin. Cf. CHADOUIN Olivier, La ville des individus, Paris,
Editions de l’Harmattan, 2004, et BOURDIN Alain, La métropole des individus, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2005.
196
effet pu souligner comment les visions proposées ne sont jamais exclusivement calfeutrées, ni
complètement celles d’open space, mais de situations d’entre-deux voire d’entre eux deux, cultivant du
même coup cette incertitude sur les limites et leurs franchissements. Peut-être est-ce là une traduction de la
forme des rapports sociaux contemporains et de leurs recompositions, plus souples, plus labiles et moins
contraints, de l’achèvement de cette situation sociale où les frontières de l’habitat pouvaient souvent se
calquer sur celles des formes sociales ?
C’est à travers tous ces jeux d’aller-retour entre différents niveaux et différents ordres, que
l’espace de l’habiter n’apparaît plus comme un simple support ou accessoire, mais qu’il se configure
comme composant à part entière d’un rapport au monde et aux autres.
Références bibliographiques.
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dans le texte, Paris, Economica.
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SINGLY François de, 2000, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan
197
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 197-211
HABITER PAR LES NOMS La médiation
FrancineADAM
Doctorante, Laboratoire
Espace et culture,
toponymique au Québec
Université de ParisSorbonne (Paris IV)
Mots-clés : Habiter - L’habiter – Lieu - Médiation toponymique – Nom - Toponyme.
Résumé - Les noms de lieux exercent une médiation essentielle dans l’établissement de l’habiter
humain sur Terre : l’écoumène. On examine ici la question sous divers angles, touchant les sens, les sentiments,
les mouvements du corps et de l’esprit dans la variété des expériences vécues par les habitants du Québec, des
premiers campements à la consécration rétrospective d’un patrimoine.
Keywords : Habitation - To inhabit – Name - Place – Placename - Toponymic mediation.
Abstract : Place names act as essential mediations in the establishment of the ecumene : the human
habitation of the Earth. The question is here examined from diverse angles, through the senses, the feelings, the
movements of the body and the mind, in the wide variety of experiences which were those of the inhabitants of
Quebec, from the settling of the first camps to the retrospective consecration of a cultural heritage.
Stichworte : Name, Ort, Ortsname, Toponymisches Medium, Wohnen, das Wohnen.
Zusammenfassung - Ortsnamen agieren als wesentliche Medien in der Konstitution des menschlichen
Wohnens auf der Terre, der Ökumene. Wir examinieren hier die Frage von mehreren Standpunkten aus, welche
den Sinn, die Gefühle, die Körperbewegungen und den Geist in ihrer Vielfalt des Erlebens durch die Bewohner
Quebecs, von der Besiedlung durch die ersten Camps bis zur retrospektiven Bestimmung als Kulturdenkmal.
198
J’HABITE un long cri laurentique qui me pénètre
terre et sang qui me recrée me dit les heures
d’attente d’une première naissance d’infinis labeurs
comme batture soustraite à la mer tôt le matin levé et
de brume qui monte légère jusqu’en tes yeux
lointains
Camille Laverdière, Tel un arbre à marée 1
En ces lieux qui composent aujourd’hui le territoire du Québec, il y eut succession de mondes :
ceux des différentes nations autochtones qui allaient de canot en portage, de campement d’été en
campement d’hiver, ceux des Européens, les uns créant et bâtissant la Nouvelle-France, les autres y
mettant fin par la Conquête de 1760. L’histoire, bien sûr, est gardienne de tous les événements, de toutes
les nuances qui aident à la compréhension des cultures et sociétés d’aujourd’hui ; mais cette évocation
laconique suffira pour introduire notre propos, car elle met en jeu les trois principales souches
linguistiques de la toponymie : l’autochtone, la française et l’anglaise. Trois mondes, que nous allons ciaprès entrevoir par quelques fenêtres choisies (la prise en compte de la totalité des aspects de l’existence
mis en jeu par la toponymie dépassant l’envergure d’un simple article).
Au long du processus historique de la colonisation du Québec, il y eut succession mais aussi
contact et enchevêtrement de ces trois mondes. Les batailles de noms ont amené la disparition des uns, la
substitution, la traduction, la transformation des autres. Dans cette mêlée des langues, le français s’est
imposé2 De l’île d’Orléans au pic de l’Aurore, de l’Abitibi à la Gaspésie, plus de 100 000 toponymes
officiels3 témoignent de ce que le pays est habité. Mais comment l’est-il ?
1. Corps, cœur, esprit, nous habitons.
L’humain est ainsi fait qu’il habite. Corps, cœur, esprit se tiennent ici et ailleurs, en temps et
lieux, en mouvement comme au repos. L’ontologie de Heidegger a insisté sur ce lien entre être et habiter :
Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas
sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes. (…) Si nous tous en ce moment
nous pensons d’ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu’à ce
lieu n’est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au
contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l’être de cette pensée qu’en
elle-même elle se tienne dans tout l’éloignement qui nous sépare de ce lieu. (…) « Les mortels
1
LAVERDIÈRE, Camille, 1983, p. 11.
C’est pourquoi notre propos est centré sur la toponymie de langue française. La langue des toponymes officiels se présente ainsi :
74 % française, 12 % anglaise, 10 % autochtone, 4 % autre et indéterminée (Commission de toponymie du Québec, 2003, 18).
3
La Commission de toponymie du Québec est l’organisme responsable de la gestion des noms de lieux. Créée en 1977 par la Charte
de la langue française, elle remplace alors la Commission de géographie. Notons que le 15 novembre 1976, le Parti Québécois –
prônant la souveraineté du Québec – est élu au gouvernement pour la première fois de son histoire.
2
199
sont », cela veut dire : habitant, ils se tiennent d’un bout à l’autre des espaces, du fait qu’ils
séjournent parmi les choses et les lieux. (…) Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j’y suis
déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n’étais ainsi fait que j’y suis déjà (Heidegger, 1958,
186-187).
Le vieux pont est nommé, spécifié comme celui de Heidelberg ; le nom de lieu illumine la
coïncidence de l’être et de l’habiter4
En se dénommant eux-mêmes du lieu, les gens expriment leur identité, celle aussi de leur habitat.
En effet, symboliquement, la terre engendre (geno, gigno) l'habitant, le « gentil » (gentilis : celui qui est de
la famille, du même nom, de la nation). Tel est le sens de gentilé5: le nom des habitants d'un lieu. Les
Amossois portent le nom de la ville qu’ils habitent ensemble : Amos, les Anticostiens l’île d’Anticosti, et
ainsi de suite. Le gentilé est partagé : il rassure en donnant l’assurance que l’on n’est pas seul au monde.
Le gentilé distingue l’habitant du voyageur. Être du lieu, c’est l’habiter : s’y habituer, en prendre
l’habitude, en avoir eu l’habitude, vouloir en prendre dorénavant l’habitude. L’on est du lieu à différentes
échelles : je suis Québécoise, je suis Abitibienne, je suis Amossoise. L’on est aussi du lieu parce que l’on
en vient, comme le chante Raôul Duguay : « Moi, j'viens d'l'Abitibi…». Venir de, c’est advenir au monde.
On peut aussi venir d'un lieu là-bas et habiter ici, c'est-à-dire ailleurs ; on peut être d’un lieu d’adoption ou
de cœur. Tous ces « je suis », « je suis de », « je viens de » qui accompagnent le dire gentiléen et
toponymique font les gens du pays.
Les noms de lieux et les gentilés, partagés jour après jour, forment les petits mondes ; ils
permettent de les / de se distinguer des autres. Le Survenant, un personnage qui vagabonde dans l’œuvre
de fiction de Germaine Guèvremont, arrive un beau matin au Chenal du Moine et s’installe chez les
Beauchemin. Le « grand-dieu-des-routes », comme on le surnomme, a l'esprit constamment ouvert sur le «
vaste monde ». Quant au monde du Chenal du Moine, peu de toponymes suffisent à le délimiter :
Curieux d'entendre ce que le Survenant pouvait raconter du vaste monde, les gens du
Chenal accouraient chez les Beauchemin. Pour eux, sauf quelques navigateurs, le pays tenait tout
entier entre Sorel, les deux villages du nord, Yamachiche et Maskinongé, puis le lac Saint-Pierre
et la baie de Lavallière et Yamaska, à la limite de leurs terres (Guèvremont, 1945/1990, 51).
La répétition, l’usage de ces quelques noms de lieux partagés, disent l’habiter en propre, la
possession. Ce verbe « habiter » appelle donc à la fois l’être et l’avoir :
S’il existe en allemand une proximité entre l’habiter et l’être [si l’on s’en réfère à
Heidegger] il existe en français une proximité entre habiter et avoir. On a remarqué depuis
4
C’est la théorie de l’écoumène d’Augustin Berque qui m’a fait découvrir cette citation de Heidegger. J’utilise celle-ci
essentiellement pour exemplifier l’apport heideggerien à la pensée géographique : « Il revient à Heidegger d’avoir montré que la
conception de l’espace du paradigme scientifique moderne classique est radicalement étrangère à la réalité de l’existence », A.
Berque (2000), Écoumène, Paris, Belin, p. 76 et développements suivants, en particulier p. 77 : « Heidegger illustre cette idée par
l’exemple du pont ».
5
L’usage de ce vieux mot, gentilé, sa revivification en quelque sorte, nous le devons à Jean-Yves Dugas qui fut pendant de
nombreuses années responsable de la recherche à la Commission de toponymie du Québec.
200
longtemps que le verbe latin habitare est issu de la forme fréquentative de habere. Habitare
signifie donc posséder, avoir dans la durée (Sivignon, 1988, 224).
Avoir rime avec appropriation et propriété. Nommer les lieux, c’est spécifier, distinguer et
prendre. Vivre les noms de lieux, c’est se les approprier ; c’est aussi vouloir en changer lorsque l’on
considère qu’ils ne sont plus appropriés…
Déjà en Nouvelle-France, le terme habitant signifiait paysan, cultivateur. Une ordonnance
du Conseil souverain de 1675 utilise l’expression « se faire habitans » qui veut dire prendre
possession de terres pour les défricher et les cultiver. Les premiers recensements du Canada
considéraient, strictement, que les habitants de la colonie étaient ceux qui avaient fait acte de
séjour par prise du sol, ce qui les distinguait des militaires et des administrateurs qui conservaient
généralement leurs attaches en France (CTQdi6, 1994, 265).
Être ou ne pas être là, être ou ne pas être habitant, mais toujours habiter :
Contrairement à l'animal qui ne peut occuper un lieu qu'en y adhérant physiquement,
l'homme, par la seule vertu du nom, possède le don de l'ubiquité. Il peut à son gré se multiplier et
se trouver en même temps, d'esprit sinon de corps, en autant de lieux qu'il lui plaît. La seule
évocation d'un nom dessine sur notre écran intérieur des configurations souvent plus fécondes que
celles que nous réserve la perception directe et rigide des choses (Bureau, 1991, 236-237).
Tous ces liens font l’écoumène, « la relation de l'humanité à l'étendue terrestre » (Berque, 1999,
320), qui est étymologiquement, géographiquement, ontologiquement « l’habitée (oikoumenê) » :
(…) à la fois de la terre et de l’humanité : ce en quoi la terre est humaine, et terrestre
l’humanité.
L’écoumène, c’est l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont
proprement d’humain, mais non moins d’écologique et de physique. C’est cela, l’écoumène, qui
est pleinement la demeure (oikos) de l’être de l’humain (Berque, 2000a, 13-14).
L’étendue indifférente entre de manière privilégiée dans l’écoumène par le langage toponymique;
lequel, pratiquement et symboliquement,
institue ainsi les lieux7 La médiation toponymique8 est
l’ensemble relationnel qu’engendrent les noms de lieux (liens entre le nommant et le lieu, liens entre le
nommant et les usagers – contemporains ou héritiers –, liens entre les usagers eux-mêmes). Dans cette
perspective, le nom de lieu est un écosymbole, ici au sens de symbole de l’habiter (oikein), en prise avec
l’histoire et l’évolution de la société.
Habiter – en particulier par les noms – se fait dans la mouvance, c’est-à-dire « (…) à la fois
[dans] l’appartenance et la mobilité » (Berque, 2000a, 89). Cette mouvance est histoire et continuité : les
noms de lieux représentent bien un patrimoine, nous sommes des usagers-héritiers de la toponymie, mais
celle-ci porte aussi les élans, les regards et les rêves vers le futur. Elle est espoir et transmission : en
6
Dans ce sigle, CTQdi, les majuscules désignent la Commission de toponymie du Québec et les minuscules, le dictionnaire illustré
publié par cet organisme.
7
Bien que la relation écouménale puisse exister sans que les lieux aient été nommés. C’est en tout cas ce que Béatrice Collignon a pu
observer chez les Inuit du Canada.
8
De l’ensemble des médiations qui composent un milieu humain – et plus spécifiquement ce que Berque (2000b) nomme la
médiance –, nous analysons la médiation toponymique dans notre thèse en cours d’achèvement (voir bibliographie).
201
traitant de « (…) l'approche culturelle comme fondement du renouveau de l'ensemble de la géographie »
(Claval, 2003, 31), Paul Claval insiste sur la nécessité d’examiner la dimension temporelle de tous les
côtés :
Le monde dans lequel vivent les groupes sociaux ne résulte pas seulement de l'impact de
causes antérieures ou simultanées. Il reflète le jeu des anticipations et la manière dont les êtres
humains se projettent dans le futur : les au-delàs qui fournissent aux hommes les valeurs qu'ils
investissent dans leurs projets, et les horizons d'attente dont ils se dotent pour orienter le cours de
leur existence, doivent donc être explorés (ibid., 32).
La toponymie dessine des rivages à la mémoire, et des « horizons d’attente »9 Telle est l’emprise,
l’efficace des noms : prendre et, à la longue, s’éprendre. Cette emprise est aussi un faire : elle est pratique,
expérience, action. Elle inscrit dans la terre l’origine et le motif de l’attribution d’un nom à un lieu
(intentions, perceptions, sensations, émotions) : « (…) la topogenèse est l’histoire de la fixation d’une
nomenclature des lieux conduisant à identifier davantage les acteurs de la dénomination que les lieux euxmêmes, qui ne prennent leur sens que par leurs inventeurs » (Retaillé, 2003, 926).
2. L’humain se fait toponyme.
C’est en parcourant le territoire – et parce qu’ils le parcouraient – que les peuples autochtones ont
nommé les lieux. Des noms que la tradition orale nous permet de croire millénaires, mais que leur
inscription sur des cartes ramène à l’âge de leur découverte. En 1534, Jacques Cartier découvre le Canada,
mais aussi ce nom même. Les autochtones – premiers habitants – vivent toujours dans ce toponyme, dans
leur toponymie. Mais celle-ci est
(…) pratiquement dépourvue de traces anthroponymiques (…) car la notion tout
occidentale de propriété, individuelle ou collective, qui est à la base des transferts entre
anthroponymie et toponymie, a été et demeure encore largement étrangère à la conception qu’ont
les autochtones des rapports entre l’être humain et le territoire (Dorion, 1993, [1]).
Pour leur part, les nouveaux arrivants européens et leurs descendants ont semé allègrement les
noms de personnes, de tout temps et en tout lieu.
Dans ce qui était devenu la Nouvelle-France, au temps des seigneuries, les pratiques
dénominatives des lieux pouvaient partager l’identité en deux : l’on habitait par un même nom des deux
côtés de l’Atlantique. Les toponymes de Lauzon et Charny illustrent ainsi les liens de propriété des
seigneurs, ici de père en fils :
Charny doit son nom à Charles de Lauson, sieur de Charny, fils cadet de Jean de Lauson
de Charny (vers 1584-1666) qui a été gouverneur de la Nouvelle-France de 1651 à 1656. Ce
dernier, avant même de quitter la France, s’était fait concéder de vastes propriétés dans la vallée
du Saint-Laurent, dont la seigneurie de Lauzon juste en face de Québec, sur la rive opposée. Un
9
Paul Claval développe ce concept dans une perspective limitée au temps d’une vie humaine, mais le trouvant particulièrement
porteur, nous l’adoptons pour l’étude de la toponymie.
202
lot de huit arpents de cette seigneurie, localisé le long des rives de la Chaudière, fut cédé à son
fils Charles, sieur de Charny. Ce surnom de Charny, qui désigne aujourd’hui la ville, était un titre
que Charles tenait de sa grand-mère, dont le père était le seigneur de Charny, aujourd’hui une
commune de 1600 habitants de l’Yonne, en Bourgogne (CTQ / CNTF10, 1999, 66).
Les nobles, mais les saints aussi ont envahi les lieux : Sainte-Geneviève, Saint-Cléophas, SainteÉmélie-de-l’Énergie, Saint-Ambroise-de-Kildare, Saint-Alexis-des-Monts… Par l’exercice d’un pouvoir
religieux, par les valeurs catholiques de la société, le rôle de l’Église fut immense ; il a conduit
littéralement à sanctifier le territoire.
En fait, la toponymie de la propriété et de l’hommage concerne des milliers de toponymes. Et en
ces domaines, la langue est un indicateur du pouvoir et de la sensibilité politique. Ainsi, l’affirmation
d’une culture franco-québécoise par rapport au conquérant anglophone est parfaitement illustrée par
l’histoire toponymique de la ville d’Iberville (Le Haut-Richelieu )11:
En 1846, le territoire identifié jusque-là sous le nom de Mille-Roches et situé sur le
Richelieu, dont le lit est couvert de roches à cet endroit, en face de la ville de Saint-Jean-surRichelieu, était érigé en municipalité de village sous le nom de Christieville par détachement de
Saint-Athanase, municipalité de paroisse créée en 1845. Cette dénomination avait été attribuée,
dès 1815, à une portion du territoire, sous la forme de Christieville, par le procureur du seigneur
des lieux, Edme Henry, qui voulait ainsi souligner le geste de Napier Christie Burton, mort en
1835, qui avait fait don du terrain où l’église et le presbytère ont été bâtis. Toutefois, on a voulu
mettre fin à la présence d’un nom véhiculant l’image de la Conquête, puisque Gabriel Christie
(1722-1799), père de Napier Christie Burton, avait pris part au siège de Québec en 1759, en lui
substituant celui de Pierre Le Moyne d’Iberville lors de l’octroi du statut de ville, en 1859.
Premier véritable héros canadien, d'Iberville (1661-1706) s'est notamment illustré en reprenant
aux Anglais, en 1694, tous les établissements français dont ils s'étaient emparés à la baie
d'Hudson (CTQdi, 1994, 287).
Le nom du premier habitant fut aussi essentiel ; il a enchâssé dans le milieu et dans l’histoire le
courage des avancées pionnières. La toponymie est en effet, mieux que tous les registres, la gardienne des
noms des laïques (Mont-Carrier, Libbytown…) et des religieux (Hébertville, Saint-Adrien…) qui furent
les premiers à s’établir, à ouvrir un coin de pays12. À Saint-Sauveur (Les Pays-d’en-Haut), le mont
Habitant honore un homme mais il nous fait songer à l’ensemble des pionniers :
D’une altitude de 366 m, il est voisin du mont Saint-Sauveur et domine le Grand Ruisseau,
affluent de la rivière du Nord. Le centre de ski Mont-Habitant, aménagé depuis les années 1950
sur un versant de cette élévation, a donné son nom au sommet jusqu’alors innommé. Ce
toponyme évoque le souvenir du premier habitant de l’endroit, Paul Filion, qui, en 1843, venait
défricher le vallon adjacent (CTQdi, 1994, 265).
Ceux qui, vivants, ont bâti le pays et marqué son histoire, survivent de cette façon privilégiée
dans la relation écouménale. Certains, morts en ces lieux qui ont pris leur vie, sont aussi immortalisés :
près de l'anse des Morts (Manicouagan), « (…) reposent les corps de 14 marins ayant péri lors du naufrage
10
Commission de toponymie du Québec et Commission nationale de toponymie de France.
Entre parenthèses, la municipalité régionale de comté (ou le territoire équivalent) dans laquelle est situé le toponyme. Il en sera
ainsi pour la suite du texte.
12
Voir mon article « La primeur du nom dans la Terre québécoise », Géographie et cultures, numéro spécial Québec, no 17,
printemps 1996, p. 45-54.
11
203
de l'Argo en 1872 » (T1)13. Et la chute des Noyés (Maria-Chapdelaine) garde le souvenir d'un drame
familial associé au périlleux métier de draveur :
La chute des Noyés est située dans un passage particulièrement difficile de la Petite rivière
Péribonka, affluent de la Péribonka. Elle se trouve dans la municipalité du village de SainteJeanne-d’Arc, au Lac-Saint-Jean (…) Vers 1920, trois membres d’une même famille, des
Tremblay surnommés Souris, ont été pris dans les remous de la rivière, à environ 1 km en aval de
la chute, alors qu’ils faisaient la drave pour le compte de la compagnie d’exploitation forestière
fondée par William Price. Deux d’entre eux y ont laissé leur vie : le père a pu s’en tirer indemne,
alors que ses deux fils se sont noyés (CTQdi, 1994, 492).
3. Le corps, le bois et le feu.
Le corps en mouvement, le corps en action laisse aussi sa marque dans la médiation
toponymique. D’abord il fait son chemin, il suit ce chemin, comme le suggèrent les nombreuses entités
spécifiées « Portage » et « Canot ». À son échelle, le sentier est un couloir fait par et pour le corps. La
fosse du Sentier (La Côte-de-Gaspé), qui est une fosse à saumon, nécessite de « (…) marcher 25 minutes
dans le bois pour s'y rendre » (T2). « Le lac Marche Serrée [La Haute-Côte-Nord], toponyme relevé en
1982 sur les cartes d’anciens clubs de pêche, s’étend sur une longueur de 1,5 km. (…) La présence d’un
sentier très étroit qui permet l’accès au lac explique [ce nom de lieu] » (CTQdi, 1994, 415).
Le corps fait aussi l’habiter en maniant le feu et le bois. Dans la ville de Varennes, coule le
ruisseau du Pays Brûlé (Lajemmerais), rappel des feux du commencement :
Le toponyme Pays Brûlé est inscrit dès 1707 dans des actes de concession. Vers 1770, il
désigne la neuvième concession de la seigneurie de Varennes, qui se subdivise en deux secteurs
de dimensions différentes : le Grand-Pays-Brûlé et le Petit-Pays-Brûlé. Par la suite, le spécifique
Pays Brûlé a également servi à désigner le ruisseau drainant la concession. Il évoquerait la
méthode utilisée jadis par les colons pour défricher la parcelle de terre concédée. Ceux-ci
abattaient des arbres, y mettaient le feu, utilisant les cendres comme engrais. D’immenses amas
de bois se consumaient ainsi pendant plusieurs semaines ; à la fin, une épaisse couche de débris
mêlés au sol venait l’enrichir. Un autre ruisseau à quelques kilomètres à l’est, celui-là appelé
Grand fossé du Pays Brûlé, arrose la même municipalité (CTQdi, 1994, 519).
Les lieux brûlés et défrichés font à la fois disparaître et émerger : les bois n'existent plus mais
l'espace libre rend possible la culture de la terre, l’espace dégagé est espace à habiter. Pour ce faire, l’on a
aussi « déserté » le pays, comme en témoigne le hameau des Grands-Déserts (Québec) :
S’il identifie officiellement aujourd’hui un hameau linéaire probablement trop dense pour
cette catégorie d’habitat il désignait, à l’origine de la colonie, un espace défriché prévu pour
l’implantation d’un rang. L’attestation cartographique la plus lointaine de ce toponyme est
signalée par Robert de Villeneuve sur sa Carte des environs de Québec (1686), où apparaissent
les indications « Dezert du Grand Saint Paul » et « Dezert du Petit Saint Paul ». En 1733, l’aveu
et dénombrement de la seigneurie de Saint-Gabriel sera plus explicite et, après avoir énuméré les
habitants du Premier Rang, dit route Saint-Paul, puis ceux de la route Lorette, il poursuit en
précisant que « joignant [le fief de]14 Gaudarville sont 2 routes appelées les Grands Déserts, dont
13
La lettre T renvoie à TOPOS, le système informatisé de gestion des toponymes de la Commission de toponymie du Québec. Le
chiffre indique le rang dans la bibliographie ci-après. Il en sera ainsi pour la suite du texte.
14
Ces crochets figurent dans le texte.
204
le front des habitations de la première (route) est sur la ligne de séparation de Saint-Gabriel et de
Gaudarville », la seconde à partir de la terre de Charles Drolet, du côté nord-ouest. Désert, en ce
sens, est un mot dérivé de essert ou essart, signifiant défrichement, clairière en vue d’y établir la
culture. En français régional, on retrouvait aussi le verbe déserter, dans le sens d’essarter
(CTQdi, 1994, 376-377).
Les corps ont travaillé le bois pour la construction d’ouvrages et de bâtiments. Ainsi à la coulée
du Bois d'Église (La Côte-de-Gaspé) : « Le bois utilisé pour construire l’église, en 1908, a été bûché dans
la coulée du Bois de l’Église » (T3). Tel encore le Quai de Bois (Matane), autre fosse à saumon :
Bien qu’il soit aujourd’hui disparu, il existait à cet endroit un quai de bois construit par les
compagnies qui utilisaient la rivière pour faire de la « drave ». Il protégeait les terres de l’érosion
lors de la crue des eaux du printemps, tout en retenant les billots dans le courant de la rivière lors
du flottage du bois, ou « drave du printemps » (Bastien, 1995, [24] ; cité dans T4).
Le bois et le feu ont été d’indispensables sources d’énergie, de survie pour les habitants. Aux îles
de la Madeleine, le hameau de Boisville sur l'île du Cap aux Meules rappelle l'importance du bois pour se
chauffer : « Depuis l’établissement d’une mission religieuse à L’Étang-du-Nord, vers 1830, jusqu’à
l’arrivée du charbon un siècle plus tard, les habitants de l’île se sont approvisionnés en bois aux alentours
de l’actuel hameau de Boisville, d’où l’origine du nom » (CTQdi, 1994, 73). En sont témoins aussi les lacs
de la Réserve de Bois de Chauffage (Manicouagan) : « Anciennement, on coupait et entreposait le bois de
chauffage près de ces deux lacs » (T5).
4. La maison, le chalet et le camp.
À la symbolique d’ordre immatériel, comme celle du gentilé, se combine, concrètement, la
symbolique matérielle et charnelle de l’habitat. Avoir un toit est essentiel à l’habitant : protection, refuge
et repos, là où l’on peut dormir, où l’on peut vivre les yeux ouverts et les yeux fermés. Le spécifique «
Maison », habitat-type qui évoque mieux que tout autre les images de la stabilité et de la permanence, ne
compte pourtant que quelques dizaines d’occurrences toponymiques. Il en va de même du chalet…
« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver… », chante le poète Gilles Vigneault. Si donc
l’hiver est le pays, c’est que l’on habite l’hiver. Le chalet et le lac libre de glace entrent dans les horizons
d’attente des journées hivernales. Le chalet, au Québec, c'est le petit refuge au bord d'un des innombrables
lacs qui couvrent le territoire. La simplicité de l'habitation est de rigueur, la fréquentation saisonnière. Les
chalets s'égrènent sur les pourtours des lacs, formant des groupes. Mais bien qu'il en existe des milliers,
l'on ne compte qu'une toute petite dizaine d’entités qui portent ce nom spécifique dans la nomenclature
québécoise.
En revanche, s’affiche la popularité de l’habitat temporaire et saisonnier, puisque des centaines de
noms de lieux ont été spécifiés « Tente », « Cabane » et « Camp ». Ce dernier est particulièrement
révélateur de l’expérience des lieux comme partie prenante de l’habiter humain.
205
Le campement fait partie du mode de vie traditionnel des autochtones. Mais la toponymie en
garde peu de traces. C’est le propriétaire d’une pourvoirie15 qui a, par exemple, fourni le nom de ce lieudit : Le Camp-Indien (Le Fjord-du-Saguenay). « À cet endroit, se trouvait un camp indien, il y a plus de
100 ans. Un Montagnais de Betsiamites affirme que sa mère est née à cet endroit » (T6). C’est la forme
qui nous met sur la piste à la coulée du Camp Pointu (Avignon) : « Il y avait là un wigwam indien » (T7).
Le camp forestier a bien pénétré la toponymie. Parfois, un chiffre l’annonce, comme Le CampTrente-Six, un lieu-dit (Le Rocher-Percé) : « Ancien camp forestier, n'est plus utilisé depuis près de dix
ans, endroit bien connu des chasseurs, pêcheurs et voyageurs de la région » (T8). En certains cas, le
propriétaire est clairement identifié, tel le lac du Camp de la C.I.P16 (Vallée-de-l'Or) : « Le dépôt Choiseul
étant situé là, la compagnie C.I.P. construisit, sur les bords de ce lac, son camp principal en 1979-1980. Le
camp portatif est inexistant depuis un an, ayant été déménagé » (T9). Tel encore le lieu-dit La Cabane-duTeuil (Lac-Matapédia) : « (…) ancien camp forestier flottant sur les eaux du lac Matapédia » (T10).
On peut penser que les habitants des camps forestiers s’en appropriaient les alentours en
nommant les lieux : il existera toujours de ces noms à jamais enfouis dans les imaginaires individuels.
Heureusement, on peut retrouver des sensations simples dans la toponymie officielle, comme le ruisseau
Froid et le lac Fret17 (Le Fjord-du-Saguenay). Le premier a été « [r]elevé sur la carte forestière d’AbitibiPrice. Selon [une personne] de la compagnie, il s’agit du lieu où les bûcherons puisaient leur eau qui était
très froide » (T11). L’autre a été « (…) désigné ainsi par d’anciens bûcherons » ; c’est un « [l]ac profond
dont les eaux sont toujours froides » (T12).
Les activités de la chasse, de la trappe et de la pêche ont fait fleurir quantité de spécifiques «
Camp » et « Cabane ». Le camp ou la cabane sont le plus souvent des constructions rudimentaires.
Propriété particulière, mais aussi « collective » : le camp est ouvert aux autres de même confrérie, à ceux
qui passent par là, pour s’abriter ou se réchauffer. Souvent, le camp n’est pas fermé à clé. Dans la
municipalité régionale de comté de Bonaventure, des fosses à saumon ont la même origine, soit la
présence d'un camp de pêche : fosse Camp (T13), fosse Big Camp (T14), fosse Middle Camp (T15). Le
lac des Camps (Le Fjord-du-Saguenay) est un « [n]om proposé par la zec18 parce qu'il y a des camps de
chasseurs près de ce lac » (T16). Quant au lac à la Cabane d'Automne (Portneuf) dans la zec BatiscanNeilson, c’est « [u]n refuge utilisé par les chasseurs et les trappeurs [qui] a justifié [son nom.] (…) [Il]
paraît sur des documents cartographiques au moins depuis 1915 » (CTQdi, 1994, 97). L’automne venu est
effectivement pour le chasseur la saison par excellence. Et au cours de l’année, le « temps de la chasse »
peut être vécu comme un horizon d’attente. Cette habitude saisonnière du lieu se retrouve dans l’origine
15
Une pourvoirie est un « [é]tablissement qui loue aux chasseurs et aux pêcheurs des installations et des services (logement,
transport, équipement) ; [c’est aussi] le territoire environnant où se pratiquent la chasse et la pêche » (Le Petit Larousse illustré
2002).
16
Canadian International Paper.
17
Signifie « froid » en franco-québécois.
18
La zec (zone d’exploitation contrôlée) est un « territoire établi par l’État, destiné principalement au contrôle du niveau
d’exploitation des ressources fauniques, et dont la gestion peut être déléguée à un organisme agréé » (CTQ, 1990, 93).
206
du lac du Visou Croche19 en Mauricie : « (…) un chasseur a manqué un orignal quelques années de suite à
cet endroit » (T17).
5. Consécration de l’ancien.
Ce monde jadis nouveau est vieux dorénavant. Nous aussi, nous sommes – et habitons – un vieux
pays. Vieillir le pays, par exemple en honorant les métiers héroïques d’antan, c’est considérer qu’il est
aujourd’hui bel et bien habité. Ces dernières décennies, des résolutions municipales ont fait fleurir ce type
de toponymes, dont celle-ci adoptée en 1989 qui a donné naissance au pont des Draveurs à Mont-Lebel
(Bas-Saint-Laurent). Le nom de ce « [p]ont construit en 1930 (…) rappelle le flottage de bois qui se faisait
sur la rivière Neigette » (T18). La Commission de toponymie du Québec est également à l’origine d’un
rappel honorifique de la vie de chantier dans la réserve faunique de Port-Cartier–Sept-Îles. L’ouvrage
Forestiers et voyageurs, de Joseph-Charles Taché, a constitué la source de toponymes, tels les lacs des
Cageux, des Claireurs, des Bûcheurs et de la Montée aux Chantiers. Le premier désigne « (…) un groupe
de billots ainsi rassemblés pour franchir, au cours de la descente, un grand espace sans ou avec très peu de
courant » (T19). Claireurs et bûcheurs sont des travailleurs de chantier (T20). Le lac de la Montée aux
Chantiers renvoie au titre de l’un des chapitres de l’ouvrage (T21). C’est dans une pourvoirie que se situe
le lac des Coureurs de Bois (Pontiac), « [e]n usage (…) depuis 1978 relativement à l'accès difficile à ce lac
» (T22). Endossant leurs qualités légendaires, les hommes d’aujourd’hui jouent aux héros d’antan…
Le cœur historique des villes est fièrement qualifié de vieux : Vieux-Québec, Vieux-Limoilou,
Vieux-Montréal, Vieux-Lachine… Et la patine de l’ancienneté ne cesse de s’étendre : l’anse du Vieux
Moulin, le district électoral des Vieilles-Forges, la réserve écologique des Vieux-Arbres… Ailleurs,
d’autres noms de lieux annoncent le temps passé, le temps habité, en exhibant un chiffre commémoratif.
Ainsi la passerelle du Centenaire (Lac-Saint-Jean-Est) : « Passerelle piétonnière qui enjambe la Petite
Décharge, nommée ainsi compte tenu que sa construction a été réalisée dans le cadre de l'année
commémorant le centenaire de la ville d'Alma » (T23). Le cap de la Croix du Centenaire (Le Fjord-duSaguenay) « (…) identifie le site où se retrouve la croix du centenaire laquelle fut érigée en 1938 pour
commémorer le centenaire de l'ouverture de la région à la colonisation » (T24).
Les plus anciens toponymes ne sont pas seulement patrimoine, ils attirent le touriste, comme
Bernard Assiniwi sait l’exprimer à l’endos de son Lexique des noms indiens du Canada. Les noms
géographiques :
Les toponymes amérindiens fascinent les voyageurs qui parcourent le Québec et le
Canada. Ils s'interrogent sur le sens parfois énigmatique de ces noms de rivières et de villes, de
lacs et de communautés qui jalonnent le territoire : Maskinongé, Winnipeg, Amqui, Manitoba,
Ottawa, Pontiac, Rimouski, Tadoussac… Ce lexique répondra à leurs questions, proposant, en
plus de sept cents définitions, une excursion dans le premier espace culturel du Nouveau Monde.
19
Le québécisme « visou » signifie : faculté d’ajuster son tir.
207
Certains apprendront ainsi que Gaspé et Québec signifient respectivement, en micmac, « la fin de
notre territoire » et « au rétrécissement de l'escarpement », et d'autres découvriront qu'Anticosti
veut dire, en montagnais, « là où l'on prend l'ours » (Assiniwi, 1996).
Ainsi même les touristes-voyageurs habitent les lieux à leur manière, qui diffère dans le temps de
celle des habitants, et vient par vagues successives…
6. Ce qui repousse, mais qui attire aussi : le non-habitable.
Dans « j’habite », le singulier est aussi le pluriel : nous habitons socialement, dans la concrétude
et le partage. La nuance s’installe et l’expérience se fait personnelle lorsque le lieu m’habite, et me prend
malgré moi – me hante20. Ainsi le dieu des morts hante ces collines du Nord-du-Québec, baptisées par une
exploratrice :
C’est Mina Benson Hubbard qui les a dénommées Hades Hills, alors qu’elle descendait la
rivière George, en 1905. (…) Au moment où [elle] les aperçut, les collines se dressaient comme
une barrière droit devant elle, sombres, devant un ciel enténébré. L’immobilité apparente de la
rivière, dans le lac Slanting, et sa couleur d’encre à ce moment suggéraient la gravité du séjour
des morts. La Commission de géographie a accepté le nom Collines Hadès en 1945 (CTQdi,
1994, 265).
Si en effet l’habiter concerne l’avoir et l’être, certains noms de lieux ne s’en éloignent-ils pas ?
Quels lieux a-t-on spécifiés comme obstacles, comme menaces à l’habiter ? Ou encore, comme ce que l’on
rejette hors de son monde, et qui le nie : l’im-monde, tel ce lac des Déchets (Le Haut-Saint-Maurice) : « Le
dépotoir municipal se situe non loin du lac. Selon [un informateur] les bords sont très pollués et lui doivent
son nom » (T25). Comme ce qui met l’être en danger, aussi… Nommer de tels lieux, c’est à l’inverse
permettre d’habiter et de travailler… ailleurs ; car c’est avertir les autres du danger qui rôde ici. Telles les
cascades Malignes (La Vallée-de-la-Gatineau) : « Les draveurs qui descendaient cette rivière l’avaient
surnommée La Maline (pour maligne) parce que son parcours cachait plusieurs obstacles. On désigne
également les cascades Malignes sous le nom de Rapide Malin » (CTQdi, 1994, 409). Tel aussi le hameau
saguenéen de Terres-Rompues qui annonce la menace du glissement de terrain, le lieu d’une possible
catastrophe :
Les « terres rompues » sont le résultat de glissements de terrain qui se produisent assez
fréquemment dans des régions où d’épaisses couches de sol argileux, imprégnées par les eaux
d’infiltration, reposent sur une roche en place imperméable dont la pente favorise le déplacement
des matériaux superficiels. Une topographie anarchique a valu aux lieux le nom de Terres
Rompues, passé dans la toponymie. Sur les bords du Saguenay, le phénomène est observé par le
père jésuite François de Crespieul, dès 1673, et Bellin l’indique sur sa carte de 1744 sous la forme
de Pointe des Terres Rompues juste en face du site actuel des Terres-Rompues. Le 4 mai 1971, un
spectaculaire glissement déplaçait plus de 2 ha de terrain à Saint-Jean-Vianney, village situé à 5
km plus à l’ouest (CTQdi, 1994, 772).
20
Hanter dérive de la même racine germanique que l’anglais home et l’allemand Heim, par l’ancien scandinave et le parler normand
(Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, 1998).
208
Mais si la terre glisse, et si la montagne tremble, les temps changent aussi. À l'origine, le mont
Tremblant était agité par les mauvais esprits autochtones ; aujourd'hui en revanche, c’est un centre de ski
renommé des Laurentides, importante région touristique au nord de Montréal. Et de la montagne, le
vocable « Mont-Tremblant » s'est étendu progressivement à d’autres entités géographiques :
(…) cette éminence constitue l’élément topographique marquant du paysage du parc de
récréation du Mont-Tremblant, créé en 1894 sous le nom de Parc de la Montagne-Tremblante.
(…) L’origine du nom est évoquée par sir William Edmond Logan qui, en 1859, signale que les
Algonquins appellent cette montagne Manitonga Soutana qui se traduit par montagne du Diable
ou des esprits. Ces Amérindiens prétendaient qu’il sortait de cette élévation des bruits sourds,
comme des grondements, et que ceux qui la gravissaient la sentaient osciller sous leurs pieds. Le
toponyme a évolué de la forme Montagne Tremblante à la forme actuelle qu’on relève dès 1936
et qui se confirmera avec la création de la municipalité de Mont-Tremblant (1940) et la
modification du nom du parc de récréation, en 1962 (CTQdi, 1994, 782).
Dans le parc de récréation du Mont-Tremblant, coule la rivière du Diable qui « (…) perpétue sans
doute par son nom cette légende » (CTQdi, 1994, 460). Mais nous, pourtant, nous n’y tremblons plus de
peur… Voire ! On n’en dira pas autant du lac de l’Abîme, des passes Dangereuses, de la rivière
Mauvaise…
Ces noms sont autant de témoignages du versant non-habitable de l’habiter humain, auquel on a
pu répondre par la crainte, l’évitement, par l’apprivoisement aussi. En ces lieux habités par des êtres
surnaturels, comme l’île du Diable, le lac du Fantôme, le lac Matchi-Manitou et la rivière Windigo, peuton désirer vivre au quotidien ? La cohabitation est-elle possible, souhaitable même ? Ainsi à La Palette du
Diable, un abrupt situé dans la région de Lanaudière et qui
(…) demeure encore difficile d’accès. (…) Le choix de la désignation découle d’abord
d’une forme de terrain étonnante. Le mot Palette désigne la bande de terre formant replat qui
s’avance au-dessus de ce versant rocheux dont la paroi, presque verticale, mesure plus de 50 m.
De là-haut, on ne peut manquer d’éprouver d’abord une sensation de grand vide alors que tout en
bas on aperçoit un large trou béant que les gens qualifiaient autrefois de Trou du Diable. Rempli
d’eau et parsemé de barrages de castor, on craignait d’y tomber et même de s’en approcher. Par
association d’images, l’endroit s’est finalement appelé La Palette du Diable (CTQdi, 1994, 513).
Difficulté de l'accès, donc, et quand on est au bout de ses peines, un grand trou qui menace…
7. Ce qui advient : l’avenir, et le poème du monde.
Espoir…
Le parc de l'Espoir (Montréal) met le cap sur une cause, car ce toponyme « (…) est associé à la
lutte que l'on doit mener contre le SIDA » (T26). Autre espoir, en son temps, cette municipalité nommée
L'Avenir (Drummond) :
(…) en 1847, Jean-Baptiste-Éric Dorion (1826 1866), surnommé « l’enfant terrible » en
raison de ses positions musclées, fondait un journal au titre plein d’espoir de L’Avenir. Véhicule
des esprits forts de l’époque, il cessait de paraître en 1852. Né à Sainte-Anne-de-la-Pérade,
Dorion s’établit bientôt à Montréal et fonde le journal qui devient l’arme privilégiée de sa bataille
209
contre l’intransigeance du clergé et de sa lutte pour l’annexion du Canada aux États-Unis. (…)
C’est à la demande de ce journaliste que le nom de L’Avenirville a été attribué au bureau de
poste, lorsqu’il s’établit dans les Bois-Francs en 1853. L’appellation s’est imposée tout
naturellement lors de l’érection de la municipalité, d’autant que Dorion prévoyait une grande
prospérité pour ce site et pour les L’Avenirois (CTQdi, 1994, 360).
Baptiser ainsi les lieux, n’est-ce pas en effet aspirer à la continuité et espérer y habiter heureux et
prospères ? Mais la prospérité rêvée n'est pas toujours au rendez-vous… et plutôt qu'en une ville
splendide, l’histoire peut se terminer en simple lieu-dit. Ci-gît Saint-Octave-de-l'Avenir, paroisse
gaspésienne éphémère (1935-1971) :
Dans le but de contrer les effets néfastes du marasme général occasionné par la crise
économique des années 1930 en Gaspésie, les autorités civiles et religieuses se sont entendues
pour encourager l’établissement de colons à l’intérieur des terres. C’est ainsi qu’est née la
paroisse de Saint-Octave-de-l’Avenir, (…) fermée en 1971, à la suite de la publication du rapport
du Bureau de l’aménagement de l’Est du Québec qui la désignait comme paroisse marginale. (…)
Aujourd’hui, le toponyme désigne un lieu-dit et, tout comme à l’origine, il rend hommage au curé
fondateur Louis-Octave Caron (1879 1942), né à Saint-Octave-de-Métis. Le premier terme
s’explique par l’ajout du qualificatif Saint à son prénom. Quant au second, il traduit l’espoir que
les fondateurs mettaient dans la fondation de la paroisse (CTQdi, 1994, 709).
8. Dire le poème de l’habiter humain.
Le sens de l’habiter humain, à travers les noms de lieux du territoire québécois, il a fallu parfois
un regard neuf, un regard d’étranger pour s’en rendre compte. Tel Henry David Thoreau, qui excelle en
chantre de la poésie des noms de lieux, inspiré qu'il fut par sa découverte du Canada français en 1850 :
Vers six heures, nous partîmes pour Québec, à 180 milles en aval, passant par Longueuil
et Boucherville à droite, et Pointe-aux-Trembles « ainsi appelée parce qu'elle était à l'origine
couverte de trembles » et le Bout de l'Ile, à gauche. Je répète ces noms, non parce qu'il n'y a rien
de plus important à mentionner, mais parce que leur consonnance [sic] m'a semblé des plus
poétiques. (…) Il y a toute la poésie du monde dans un nom. C'est un poème que la foule entend
et lit. (…) Le fait que l'homme reconnaisse le phénomène le plus simple de la nature et y allie sa
vie, semble incroyablement beau. Que la foule aille répétant cette simple vérité que des trembles
autrefois poussèrent ici, nous en concluons que des hommes étaient là pour les voir (Thoreau,
1866/1962, 47-48).
N’était-ce pas là déceler, dans les noms de lieux, le principe même de ce « poème du monde »
(carmen mundi) qu’écoutaient les Anciens, et qui pourrait être celui de la terre habitée, oikoumenê gê :
(…) les lettres du « chant d’un ineffable compositeur » [,] carmen cujusdam ineffabilis
modulatoris, dont parlait saint Augustin. Dans ce poème du monde, qui n’est autre que l’écoumène, le
déploiement des choses est celui-là même de notre existence (…) (Berque 1999, 325).
210
comme d’un trait fulgurant, le ramassent les vers fameux de Hölderlin :
Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Der Mensch auf dieser Erde.
Sur terre habite l’homme21.
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Nouveau-Brunswick (thèse en cours d’achèvement sous la direction de Paul Claval, Université ParisSorbonne (Paris IV).
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COLLIGNON Béatrice, 1996, Les Inuit. Ce qu’ils savent du territoire. Paris, L’Harmattan, 254 p.
21
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211
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Publications du Québec avec la collaboration de l’Association française pour l’Information Géographique
(AFIGÉO), 249 p.
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Québec, coll. Études et recherches toponymiques, no 15, XI, 58 p.
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HEIDEGGER Martin, 1958, « Bâtir Habiter Penser », in Essais et conférences, coll. tel, Paris, Gallimard,
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l’américain par Adrien Thério, 143 p., publié originellement en 1866 sous le titre A Yankee in Canada.
212
Sources.
TOPOS : système informatisé de gestion des toponymes de la Commission de toponymie du Québec,
Québec. (Entre parenthèses : numéro de la fiche TOPOS ; auteur de la fiche ; référence inscrite sur la fiche
et utilisée dans cet article) :
T1 (195734 ; Enquête de Pierre LÉVESQUE, 1987-06).
T2 (305614 ; Denis TREMBLAY, 1995-02).
T3 (120588 ; Enquête de Marie-Claire BELZILE et de Catherine Ann DILLON, 1993-06).
T4 (71223 ; Carole MARQUIS, 1996-04).
T5 (195527 ; Enquête de Pierre LÉVESQUE, 1987-06).
T6 (335777 ; Claude RHEAULT, 1997-05).
T7 (109150 ; Enquête de Christian BONNELLY et Jean-Yves DUGAS, 1980-06).
T8 (166228 ; Enquête de Michel DANCAUSE, 1990-07).
T9 (284470 ; Claude RHEAULT, 1993-02).
T10 (313028 ; Enquête de Marie-Claire BELZILE et Christina MacISACC, 1995-06).
T11 (238652 ; Shaheen MOHAMED 1989-05).
T12 (118157 ; Louise GÉLINAS, 1983-05).
T13 (266321 ; Enquête de Martin ROBITAILLE, 1990-09).
T14 (266170 ; Enquête de Martin ROBITAILLE, 1990-09).
T15 (266171 ; Enquête de Martin ROBITAILLE, 1990-09).
T16 (136694 ; Enquête de Guy LAMARRE, 1984-06).
T17 (273111 ; Lise LECLERC 1991-07).
T18 (238793 ; Jacques FORTIN, 1989-06).
T19 (245137 ; Marc RICHARD, 1989-08 ; D’après TACHÉ Joseph-Charles (1964) Forestiers et
voyageurs, chapitre « Ajournement », Montréal, Fides, coll. du nénuphar, 190 p.).
T20 (245192 ; 245242 ; Marc RICHARD, 1989-08 ; D’après TACHÉ Joseph-Charles (1964) Forestiers et
voyageurs, chapitre « Le camp d’un chantier », Montréal, Fides, coll. du nénuphar, 190 p.).
T21 (245184 ; Marc RICHARD, 1989-08 ; D’après TACHÉ Joseph-Charles (1964) Forestiers et
voyageurs, Montréal, Fides, coll. du nénuphar, 190 p.).
T22 (264495 ; Lise LECLERC, 1990-06-12).
T23 (143657 ; Carole MARQUIS, 2001-02).
T24 (298524 ; Jacques FORTIN, 1994-09).
T25 (245368 ; Céline DESCHÊNES, 1989-07).
T26 (300615 ; Marcel FOURCAUDOT, 1994-11).
213
Travaux de l’Institut de Géographie
de Reims, n° 115-118, 2003-2004, pp. 213-229
PRATIQUES DES LIEUX, MODES
D’HABITER, REGIMES D’HABITER :
Pour une analyse trialogique des dimensions
spatiales des sociétés humaines
Mathis STOCK
EA HABITER (Université
de Reims ChampagneArdenne) & EA MIT
(Université de Paris 7) &
Laboratoire Chôros, Ecole
Polytechnique Fédérale de
Lausanne
Mots-clés : Habiter - Individu - Mobilité géographique - Mode d'habiter - Pratiques - Modèles Théorie - Régime d'habiter.
Résumé - On a récemment ouvert un nouveau projet de questionnement géographique visant à explorer
des manières dont les individus habitent les lieux géographiques du Monde (Stock, 2001 ; 2004). Le présent article
propose trois notions interdépendantes qui pourraient nous aider à intégrer l’habiter des individus dans un contexte
sociétal et spatial. Les termes de pratiques des lieux, modes/styles d’habiter et régimes d’habiter seront explorés
quant à leur capacité heuristique à rendre compte des manières, changeantes, des sociétés à créer des référents
géographiques pour et par leurs pratiques.
Keywords : Dwelling - Geographical mobility - Individual - models - mode of dwelling - Practice regime of dwelling - theory..
Abstract - We recently proposed a new project for the geographical research based on the ways
individuals inhabit the geographical places of the World (Stock, 2001; 2004). We now propose three
interdependent concepts that could help us to embed the dwelling of the individuals into a societal and spatial
context. The notions of “practice of places”, “modes or styles of dwelling” and “regimes of dwelling” will be
explored on behalf their heuristic capacity of grasping the changing manners, by societies, of creating
geographical referents for and by practice.
Stichwörter : Individuum - Geographische Mobilität - Modelle - Modus des Wohnens - Praxis Regime des Wohnens - Theorie - Wohnen.
Zusammenfassung - Wir haben kürzlich ein neues Projekt für die geographischen Fragestellung
vorgeschlagen, nämlich der Art und Weise, in der die Individuen die geographischen Orte der Welt bewohnen
(Stock, 2001; 2004). Wir schlagen nun drei interdependente Konzepte vor, welche uns helfen könnten, die
Individuen in einen sozietalen und räumlichen Kontext einzubeziehen. Die Begriffe der “ Praxis der Orte ”, der “
Arten oder Style des Wohnens ” und der “ Regime des Wohnens ” sollen hier auf ihre heuristische Fähigkeit, die
sich wandelnden Arten und Weisen der Gesellschaften, geographische Fixierungen für und durch Praxis zu
schaffen, erkundet werden.
214
Note de recherche
Introduction.
L’enjeu de la géographie réside, aujourd’hui plus que jamais, dans la construction d’une approche
pertinente des dimensions spatiales des sociétés humaines contemporaines. Prendre en compte le contexte
sociétal, travailler sur la société par de l’espace et par les spatialités, exige une recherche d’adéquation
maximale des instruments cognitifs avec les caractéristiques des sociétés contemporaines1. Notamment,
d’autres manières de faire avec les lieux géographiques y émergent, différentes d’autres types de sociétés.
Ce point est fondamental : l’habiter change selon les sociétés, et la manière d’être et de faire avec les lieux
géographiques ne sont pas les mêmes selon les civilisations et degrés de développement.
Celles-ci sont aujourd’hui fortement informées par la mobilité géographique et une
« individualisation géographique » : d’où l’appellation « sociétés à individus mobiles » que l’on peut leur
assigner d’un point de vue géographique (Stock, 2001). On peut penser que l’accroissement de la mobilité
ainsi que la différenciation des rythmes de déplacements ont pour conséquence un changement de
signification des différents lieux géographiques que les individus pratiquent.
On assiste ainsi à une recomposition des valeurs assignées aux lieux qui change radicalement la
manière dont les individus habitent les lieux. C’est en ces termes que se pose dorénavant la question de la
géographicité des hommes/femmes vivant dans les sociétés à individus mobiles. Comment les individus
habitent-ils les lieux géographiques du Monde ? Voilà la question fondamentale qui exprime la dimension
géographique de l’être humain (Mensch) et dont les qualités changeantes au cours du temps requièrent de
prendre une distance critique par rapport aux manières habituelles de faire/penser/écrire la géographie.
En ce sens, nous posons que cette mobilité géographique accrue – donc la multiplication des lieux
pratiqués par les individus ainsi que les circulations effectuées à travers des itinéraires – définit et exprime
de nouvelles pratiques des lieux, de nouveaux modes d’habiter et un nouveau régime d’habiter. Le fait de
pratiquer une multiplicité de lieux aurait pour conséquence, - c’est l’hypothèse -, l’émergence d’un
nouveau rapport aux lieux géographiques, aux agencements spatiaux, à la distance et au mouvement, mais
aussi, par ricochet, à Soi et à l’Autre. Ainsi, habiter, défini uniquement à l’échelle des pratiques des lieux
des individus (Stock, 2001 ; 2004) ou comme spatialité individuelle (Lévy & Lussault, 2003), néglige
1
Je tente ici d’éviter l’article “ le ” ou “ un ” lorsque j’utilise le terme “ espace ”. Cette tentative s’inscrit dans la voie ouverte par
Benno Werlen (1995 ; 1997) qui indique que “ espace ” peut être utilisé comme concept classificatoire, mais ne devant pas devenir
lui-même une partie de la classe “ espace ”. Ainsi, les expressions “ l’espace ” ou “ un espace ” sont remplacées par les expressions “
de l’espace ” et “ d’espace ” (production ou constitution d’espace par exemple). On trouve dans le texte Khôra de Jacques Derrida
(1993) le même problème concernant l’interprétation du texte Timaios de Platon où la question de « chôra », donc du lieu ou de
l’espace est posée. Pour ce problème de sens et de traduction du terme « chôra » par rapport à « topos », Berque (2005) a proposé la
solution suivante : « milieu existentiel » par rapport à « lieu ». On pourrait également proposer « lieu » (Ort) par rapport à « endroit »
(Stelle). Cf. Bollnow (1963) pour une analyse approfondie du sens des termes Ort, Raum, Platz, Stelle.
215
deux dimensions fondamentales : l’interdépendance des pratiques et la socialisation ainsi que, plus
généralement, l’inscription de l’individu dans une société et un Monde qui le dépasse, mais l’inclut. Afin
de prendre en compte ces deux dimensions, je propose les notions de mode d’habiter et de régime
d’habiter qui sont articulées aux pratiques des lieux.
Dans cet article, quatre aspects sont travaillés : d’abord, la pertinence de la question de l’habiter
éloigne la problématique de la Terre pour se centrer sur celle des lieux géographiques. Ensuite, la question
des pratiques constitue la perspective centrale, du point de vue des individus, de la démarche. Le troisième
point concerne les modes d’habiter ou styles d’habiter qui délaissent les pratiques prises isolément pour
une vue d’ensemble. Enfin, la notion de régime d’habiter synthétise, au niveau sociétal, un ordre et un
ordonnancement des rapports à de l’espace.
1. Le questionnement des sociétés par l’habiter.
La question de l’habiter permet d’interroger d’une nouvelle façon, c’est-à-dire en mettant au
centre les pratiques des individus, les dimensions spatiales des sociétés contemporaines. L’habiter est un
terme qui a surtout été utilisé dans la géographie phénoménologique du rapport entre l’homme et la Terre,
notamment d’inspiration heideggerienne (cf. Seamon & Mugerauer, 1989). Pour Heidegger ([1952],
2004a), habiter signifie un « trait fondamental de l’être-là humain « (p. 181) : « Être humain signifie : être
sur la Terre en tant que mortel, c’est-à-dire : habiter » ([1952], 2004b, p. 141)2. Cet être-sur-la-Terre, cet
habiter, y a deux expressions : 1) habiter au sens d’avoir des habitudes dans le quotidien, 2) bâtir qui
signifie une autre modalité d’être en rapport avec la Terre : « enclore «, « soigner «, « cultiver «3. Hoyaux
(2000 ; 2001 ; 2002 ; 2003) utilise cette conception heideggerienne et définit l’habiter comme la
constitution de l’individu par les lieux géographiques. Cette perspective n’est pas adoptée ici, et ce pour
différentes raisons : le survalorisation du Sujet au détriment du social, la perspective rurale où la proximité
et le local ont une valeur positive, toujours postulée, jamais démontrée, le rejet du lointain et de l’ailleurs
dans la sphère du dangereux etc4. Pour résumer, « habiter » n’est pas non plus utilisé dans le sens d’une
pratique « habituelle » ou « familière » de l’espace, une utilisation du lieu de résidence comme c’est
encore trop souvent le cas (cf. Mayol, 1990 ; Chalas, 2000) ni comme un certain rapport à la Terre.
La perspective adoptée est celle des pratiques des lieux des individus (Stock, 2001), permettant
ainsi d’intégrer des pratiques et des lieux non-habituels, du « hors-quotidien «, de l’éphémère. Selon Lévy
2
Cependant, la géographie scientifique à partir du 19ème siècle propose de considérer la Terre comme la « demeure » de l’homme,
position prolongée dans la géographie française par la notion d’« homme-habitant » de Maurice Le Lannou (1949) : “ Habiter, c’est
vivre sur un morceau de la planète, en (sic) tirer de quoi satisfaire les besoins élémentaires (sic) de l’existence, et dans une mesure
variable, un certain nombre de besoins (sic) acquis et de commodités superflues (sic) ”. Ainsi, “ la géographie humaine est la science
de l’homme-habitant ” (1949). Ces formulations sont aujourd’hui dépassées et ne méritent leur mention qu’au titre d’exhaustivité
historique : 1) vision sédentaire et agraire ; 2) vision comportementale (les “ besoins élémentaires ” définies une fois pour toutes ; 3)
“ commodités superflues ” qui ne sont justement superflues que dans une vision de survie physique alors même qu’elles assurent le
maintien de Soi et l’acceptation dans un communauté ou un groupe.
3
Il y ajoute une troisième idée : c’est cet habiter qui, à travers le bâtir, mène à la création de lieu (Ort) et d’espace (Raum) sur une
Terre pourvue d’emplacements (Stelle). C’est ce que Henri Lefebvre prolonge : “ L’habiter s’exprime objectivement dans un
ensemble d’œuvres, de produits, de choses qui constituent un système partiel : la maison, la ville ou l’agglomération ” (Lefebvre,
1999, p. 166). Ainsi se trouve exprimée la distinction que font Lévy & Lussault (2003) de l’habitat comme organisation matérielle et
de l’habiter comme spatialité de l’acteur.
4
Il conviendrait de développer ici une critique rigoureuse de la conception de l’habiter et de l’espace de Heidegger, centrée sur le
proche comme assurant la « sécurité ontologique ». Cf. Stock (2004) pour la justification d’une autre perspective de l’habiter.
216
& Lussault (2003), habiter désigne « la spatialité des acteurs individuels » (p. 440). Il permet de se situer
du côté de la spatialité et non pas de l’espace, deux catégories distinctes selon Lussault (2003), c’est-à-dire
de ce qui relève des actions spatiales des individus à travers différentes technologies et instruments ainsi
que leurs langages et imaginaires. On peut synthétiser ces propositions en affirmant que l’habiter est défini
comme étant le rapport à de l’espace tel qu’il est exprimé par les pratiques humaines, ce qui est proche de
la « Praxis der Weltbindung «, conceptualisée par Werlen (1996 ; 1997).
Il s’agit d’un projet cognitif qui prend au sérieux l’individu comme acteur géographique et
comme question centrale pour la géographie. Travailler sur l’individu d’un point de vue géographique est
l’une des avancées scientifiques récentes ; aborder l’habiter comme étant centré sur les pratiques des lieux
des individus tente de donner une cohérence à ce projet scientifique qui reste théoriquement à concrétiser5.
Ce programme scientifique peut être compris, épistémologiquement, comme étant un positionnement qui
permet une reconnaissance de la plus grande complexité des objets humains, notamment en raison de la
capacité symbolique des membres des sociétés humaines, par rapport aux objets des sciences physicochimiques qui sont les moins complexes, et les objets des sciences du vivant, moyennement complexes
(Elias, 1970). De ce point de vue, le projet de l’habiter n’est pas réductible au courant dit de l’analyse
spatiale qui correspond à une tentative de « physique sociale » – c’est-à-dire qui fait comme si les objets
humains avaient le même degré de complexité que les objets des sciences physico-chimiques – ni au
courant de la géographie sociale comportementale (cf. Golledge & Stimson, 1997) – où les objets humains
sont réduits aux entités physiologiques qui réagissent aux stimuli de l’environnement à travers les
perceptions. Ces approches pèchent par un réductionnisme dans leurs tentatives d’explication : elles
simplifient excessivement, voire évacuent les intentionnalités et stratégies humaines6.
Dans le même temps, il convient de ne pas isoler l’individu, ne pas faire comme si l’individu était
un « homo clausus «, comme l’appelle Norbert Elias (1970), mais relié, en interdépendance avec d’autres
individus ainsi qu’avec les normes et valeurs sociales et inséré dans différents contextes d’action. De ce
point de vue, il convient d’aller plus loin que les analyses centrées sur le sujet en géographie depuis les
années 1970. Ainsi, « l’habiter » ne peut se ramener seulement à l’individu, mais demande à être analysé
d’un triple point de vue articulé : les pratiques des individus, l’ensemble des pratiques des individus, et des
éléments ordonnés qui dépassent l’individu mais qui font partie de son habiter. D’où l’exploration de trois
notions interdépendantes : pratiques des lieux, modes/style d’habiter et régime d’habiter qui correspondent
à trois niveaux d’analyse de l’habiter.
5
On peut faire remonter l’attention aux acteurs en géographie aux années 1980 (cf. Werlen, 1987), au Sujet aux années 1970 (Relph,
1971 ; Tuan, 1971 ; Frémont, 1972).
Cela étant dit, il est nécessaire de travailler sérieusement sur les articulations entre ces trois différents styles épistémologiques, d’en
souligner les apports et les limites d’un point de vue cognitif. Peut-on les articuler les uns aux autres ou bien forment-elles des points
de vue incommensurables ? Ce sont ces questions qu’il convient de poser et auxquelles il sera nécessaire de répondre. D’ores et déjà,
on peut oser l’hypothèse que les procédures de types « analyse spatiale » arrivent à une certaine mise en ordre descriptive et une
qualification du monde des sociétés humaines, mais que l’enchaînement explicatif digne des standards scientifiques en vigueur dans
les sciences humaines et sociales résiste à ces modèles.
6
217
2. Les pratiques des lieux font partie de l’habiter.
Appréhender l’habiter par les pratiques des individus ne va pas de soi, mais semble un parti pris
indispensable pour connaître, avec plus de précision que ne le font les modèles classiques, les rapports à
de l’espace. On peut énoncer les arguments suivants pour ce choix :
• les lieux et l’habiter ne font sens qu’en situation, en acte (Lussault, 2000), dans des «
situations problématiques « (Foucault, 1984, Popper, 1998, Werlen, 1997) ; selon les situations,
les sens assignés aux lieux géographiques varient (Stock, 2001).
• on observe une dissociation de plus en plus forte entre emplacement des pratiques
humaines et lieu de résidence, processus que la recherche en géographie a du mal à saisir :
l’approche par les pratiques conduit à analyser plus finement les associations pratiques/lieux des
individus.
• les représentations des lieux géographiques et de l’agencement spatial s’établissent en
fonction des pratiques, en fonction d’un projet de l’individu ; notamment, la mobilité
géographique contribue à former des compétences spatiales qui constituent l’imaginaire
géographique.
• la « pluralité « des ressorts de l’action (Lahire, 1998) font qu’il existe une « variation
intra-individuelle « – en fonction de différentes situations – et non seulement une « variation
inter-société « ou « inter-individuelle « (Lahire, 2004) : il s’agit donc d’une précision par rapport
à d’autres approches. Le sens accordé aux lieux géographiques varie notamment, pour un même
individu, selon le projet pratique à travers lequel il est abordé (Stock, 2001).
Comment définir les pratiques des lieux ? Pour Lefebvre (1999), la pratique spatiale « englobe
production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale, qui
assure la continuité dans une certaine cohésion. Cette cohésion implique pour ce qui concerne l’espace
social et le rapport à son espace de chaque membre de telle société, à la fois une compétence certaine et
une performance « (p. 42, souligné dans l’original). Lefebvre (1999 : 70) défend la thèse selon laquelle
l’espace est « posé avant la venue de l’acteur « ; les pratiques s’effectuent ainsi dans de l’espace toujoursdéjà-là, ce qui est à la fois vrai et pose en même temps un problème. Étant donné que l’acteur contribue
également à constituer de l’espace, voire à le créer, à le faire advenir – par exemple la venue des touristes
pendant la « saison » transforme un lieu à infrastructures touristiques en un « véritable » lieu touristique
par la présence des touristes –, la formulation induit en erreur et interdit d’appréhender les lieux et
agencements comme étant de l’espace habité.
Pour effectuer ce tournant, on peut s’appuyer sur les travaux de Michel de Certeau (1990) et
définir les pratiques spatiales comme étant des manières de faire avec de l’espace. Plus précisément,
Michel de Certeau (1990) nomme « pratique du lieu « le fait de déployer les pratiques pour que le lieu
devienne espace :
« Est un lieu l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des
rapports de coexistence. S’y trouve donc exclue la possibilité, pour deux choses, d’être à la même
place. La loi du ‘propre’ y règne : les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun
situé en un endroit ‘propre’ et distinct qu’il définit. Un lieu est donc une configuration instantanée
de positions. Il implique une indication de stabilité. Il y a espace dès qu’on prend en
considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps. L’espace
est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui
218
s’y déploient. Est espace l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le
temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de
proximités contractuelles. L’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c’est-àdire quand il est saisi dans l’ambiguïté d’une effectuation, mué en un terme relevant de multiples
conventions, posé comme l’acte d’un présent (ou d’un temps), et modifié par les transformations
dues à des voisinages successifs. À la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité ni la stabilité
d’un ‘propre’. En somme l’espace est un lieu pratiqué « (p.173, souligné dans l’original).
Issue de cette réflexion, la notion « pratiques des lieux « sert à exprimer que ce n’est pas une
pratique qui s’oppose à l’espace mais qui fait avec de l’espace. En fait, elle fait plus avec les lieux, car,
comme le dit Michel de Certeau, c’est à travers la pratique que le lieu est transformé en espace. L’espace
ne préexiste donc pas à la pratique, mais n’émerge qu’à la faveur des pratiques. L’idée est que chaque
pratique exprime un certain habiter à l’échelle de l’individu, un certain rapport à l’ici et l’ailleurs, au
quotidien et au hors-quotidien, aux lieux familiers, associée à un déplacement ou non, à la qualité du lieu
et aux accessibilités, à la mobilité et aux métriques. C’est cette idée qui sous-tend, par exemple, l’analyse
des pratiques touristiques comme une manière d’habiter les lieux touristiques par les touristes : par un
déplacement pour une pratique de recréation temporaire in situ, de façon distanciée, ce qui implique une
certaine altérité à gérer7.
Dans les sociétés à individus mobiles, les associations pratiques/lieux géographiques se posent
avec de plus en plus d’acuité – deviennent « problématiques » au sens de Foucault (1984) : il faut décider
de règles énonciatives –, dans le sens où les individus doivent faire avec des lieux de plus en plus
nombreux. Ceci est dû à la mobilité géographique accrue qui exprime le fait que les lieux géographiques
associés aux pratiques sont de plus en plus nombreux et de plus en plus éloignés les uns par rapport aux
autres, relativement à d’autres « régimes d’habiter ». Tentons de lister quelques pratiques qui aujourd’hui
sont associées à des lieux plus ou moins éloignés du ou des lieux de domicile, et ce sans souci
d’exhaustivité8 : mouvements « pendulaires «, voyages d’affaires, séminaire d’intégration, incentive,
travailler comme VRP, aller à un congrès9 ; aller au cinéma, partir en vacances, visiter une ville, se rendre
dans une « base régionale de loisir «, aller dans sa maison de campagne ou celle d’amis, faire un « spring
break « en tant qu’étudiant états-unien ou canadien ou prendre le Loveboat pour les étudiants finlandais
entre Turku et Stockholm ; apprendre l’anglais à Malte ou à Brighton, apprendre le français à Paris, en fait
des pratiques qui associent un lieu autre à une pratique relativement plus contraignante que les loisirs ;
faire le plein d’essence en Autriche ou au Luxembourg pour les Allemands, acheter des cigarettes au
Luxembourg pour les Lorrains, exploitant ainsi un différentiel de prix ; faire des achats pendant son
voyage de vacances ; se faire soigner dans un hôpital français ou espagnol pour les Anglais, se faire
avorter en Belgique ou en Espagne ; faire du shopping – les soldes de Londres pour les Européens et
7
Cf. Urry (1990), Rémy (1996), Hennig (1997), Knafou et al. (1997), Stock (2001 ; 2005), Équipe MIT (2002), Ceriani et al. (2004 ;
2005) pour la mise en place de cette idée.
8
Il s’agit de pratiques collectées non pas à travers une enquête scientifique, mais à travers de lectures de différents médias, surtout
des journaux.
9
Il s’agit de pratiques qui s’effectuent dans la sphère du travail où un quart des déplacements se passe en dehors du lieu de travail
habituel (Crague, 2003). Par ailleurs, l’enquête “ Transports ” de l’INSEE connaît les “ motifs ” de déplacements suivants : motif “
lieu de travail fixe et habituel ”, motif “ lieu de travail non fixe : chantier, contacts ou réunions, visites à des clients, fournisseurs,
sous-traitants, tournée professionnelle, VRP, repas d'affaires ” ; motif “ stage, conférence, congrès, formations, exposition
professionnelle (dans un lieu différent du lieu de travail habituel) ” ; “ autres motifs professionnels non désignés par ailleurs ”
(Crague, 2003, p. 195).
219
Israéliens –, faire les courses dans les usines center, dans un centre commercial, en centre-ville, mais
aussi, pour les frontaliers, dans un autre pays : les Anglais dans le Nord-Pas-de-Calais, les Suisses dans le
Jura et en Savoie, les Allemands à Strasbourg, les Strasbourgeois à Kehl, etc ; aller voir ses amis et sa
famille afin de garder un lien d’amitié etc10 .
Il s’agit là de pratiques des lieux in situ, avec un déplacement à la clé, plus précisément une
circulation (cf. Stock & Duhamel, 2005)11. Toutefois, toutes les pratiques se ne valent pas, mais se
différencient notamment en fonction de l’accessibilité et du sens, de l’intentionnalité de la pratique :
certaines se déroulent dans le quotidien, d’autres dans le hors-quotidien12. Ainsi, chaque pratique exprime
l’habiter par un certain « rapport à de l’espace « : qualités des lieux associées à la pratique, sens accordés
aux lieux, propre à chaque pratique. Par exemple, les pratiques touristiques se caractérisent par un habiter
temporaire où les pratiques de recréation, c’est-à-dire le relâchement de l’auto-contention par rapport au
quotidien par les trois modalités découvrir, jouer, se reposer, sont associées à un lieu autre, investi par
l’individu comme étant relativement plus distancié que le lieu du quotidien (Knafou et al., 1997 ; Stock,
2001, Sacareau & Stock, 2003 ; Stock, 2005).
Fondamentalement, nous faisons l’hypothèse que les pratiques intègrent chacune une certaine
qualité intrinsèque, avec une autonomie et des degrés de liberté plus ou moins grands quant au problème
d’espace. Ainsi, les dimensions spatiales de l’individu ont radicalement changé. Il s’agit d’individus dont
les référents géographiques de l’identité, des valeurs, des pratiques sont relativement plus autonomes, avec
davantage de choix, de ce qu’ils étaient dans une société « industrielle «.
3. Modes d’habiter, styles d’habiter.
L’analyse des pratiques des lieux ne peut être conduite de façon isolée, elle doit prendre en
compte virtuellement toutes les pratiques des individus. Là réside, intrinsèquement, la faiblesse des études
sur les pratiques urbaines et les choix résidentiels, dont la focalisation sur une seule pratique fait perdre de
vue les liens avec d’autres pratiques13. Il convient donc de commencer à les articuler les unes aux autres.
La notion de « système de mobilité « (Bassand et al., 1985 ; Kaufmann et al., 1997 ; Knafou, 1998) peut
être utilisée afin d’y parvenir, en la transposant du niveau sociétal au niveau individuel par la conception
de « systèmes individuels de mobilité » (Stock, 2001) dans lesquels sont agencées, au cours du temps,
circulations et migrations. Ainsi, ce sont les manières spécifiques des individus d’articuler les pratiques
10
Toutes ces pratiques nécessiteraient une analyse scientifique approfondie quant à la valeur assignée aux lieux par les individus, les
manières de les pratiquer ainsi que les compétences spatiales mobilisées pour les effectuer. Ce programme ne pourra être réalisé ici.
Dans le même temps, les circulations sont liées aux télé-communications : téléphone, courrier électronique ou lettre nous dispense
certes d’une rencontre face-à-face, mais prépare souvent une circulation. Des exemples abondent : se faire livrer une pizza, préparer
un voyage ou un rendez-vous professionnel etc.
12
Cf. Knafou et al. (1997), Stock (2001), Sacareau & Stock (2003), Stock & Duhamel (2005), Stock (2005) pour la distinction
quotidien/hors-quotidien qui se fonde précisément sur des critères géographiques d’accessibilité et d’altérité/étrangeté des lieux. Une
difficulté réside toutefois dans le fait que tantôt on décrit une pratique, tantôt la manière dont on se déplace. La notion “ pratique des
lieux ” tente d’englober les deux aspects.
13
Traditionnellement, les choix résidentiels sont analysés en fonction du lieu de travail bien que Lefebvre (1999) entrevoit aussi la
détermination du lieu de résidence par les lieux de loisir.
11
220
des lieux qui définissent les « modes d’habiter ». Par hypothèse, ces modes d’habiter existent dans un
continuum entre « mono-topique « et « poly-topique « (cf. fig. 1).
La notion de mode d’habiter est classiquement utilisée afin de mettre en avant la manière dont les
individus résident et le rapport à l’espace que ce mode résidentiel (HLM, pavillon, appartement bourgeois,
péri-urbain etc.) exprime. Cette optique résidentielle a conduit à des études approfondies sur le
pavillonnaire ou les grands ensembles (cf. Haumont et al., 1999). La question de l’habiter a également
incité Mayol (1990) à proposer une étude sur la vie des individus dans le quartier lyonnais de la CroixRousse. Toutefois, restreindre l’habiter à la seule sphère résidentielle conduit à sous-estimer les autres
lieux pratiqués. Comme l’avait déjà souligné Piolle (1990 ; 1991), on assiste à une territorialisation
multiple des individus, ce que la notion « société d’archipels » de Viard (1994) rend moins adéquatement,
car il désigne les lieux, mais non les liens entre les lieux. Ceci permet d’envisager une extension de ce
qu’on appelle « l’espace de vie «, c’est-à-dire l’ensemble des lieux pratiqués, non seulement ceux du
quotidien14.
Les modes d’habiter peuvent donc être définis comme étant l’ensemble des pratiques des lieux
des individus. C’est d’ailleurs de cette façon que l’on peut articuler la dimension spatiale et la dimension
sociale : les modes d’habiter, par hypothèse, expriment des styles de vie15. On dispose de deux
contributions à cette problématique : celle de l’Erlebnisgesellschaft (Schulze, 1997) qui produit des styles
de vie fondés sur le ludique, l’expressif et l’esthétique, incluant ce qui permet de faire l’expérience de
sensations fortes16 ; celle d’ancrages à des niveaux d’échelle différents selon une maîtrise différentielle des
métriques (Lévy & Haegel, 1997).
Afin de comprendre le changement des modes d’habiter, on peut tenter une modélisation de
l’ensemble des pratiques des lieux, en distinguant deux modes d’habiter à l’aide de lieux plus ou moins
familiers pour les individus (cf. figure 1). Les points foncés indiquent les lieux familiers, les points en clair
les lieux non familiers : ce modèle graphique signifie que, contrairement à ce qui se passe pour d’autres
sociétés ou à d’autres époques, les lieux proches ne sont plus nécessairement ceux qui sont les mieux
connus et les plus familiers. On voit notamment dans ce modèle que les lieux familiers peuvent être situés
à des distances plus grandes que le rayon marquant la limite de l’espace de proximité. La variable
discriminante pour déterminer la familiarité d’avec les lieux n’est plus la distance, mais la fréquence de la
pratique. Le second cercle symbolise l’accroissement de l’accessibilité à partir d’un lieu – supposé en
forme de cercles concentriques conformément aux modèles spatiaux présupposant l’isotropie – mais dont
14
Cette notion, définie comme étant l’espace habituellement pratiqué (cf. Frémont et al., 1984), est appelée à être dépassée ou
amendée : en effet, on élude les lieux pratiqués en dehors des habitudes, mais pour quelle raison ? Les pratiques touristiques
constituent un exemple frappant : elles sont entrées dans les mœurs, mais ne s’effectuent pas (toujours) dans les mêmes lieux bien
qu’il y ait des pratiques de recréation dont la récurrence du choix des lieux soit constitutive de leur spécificité. Cet exemple sert à
montrer les limites de la notion et une possibilité d’aller au-delà : il suffit de définir comme espace de vie, l’ensemble des lieux
pratiqués au quotidien et dans le hors-quotidien, peu importe la durée ou la récursivité des pratiques des lieux. Cf. Stock (2001) pour
une analyse détaillée de la notion “ espace de vie ”.
15
D’où la possibilité, peut-être, de les nommer “ styles d’habiter ”.
16
Le terme allemand “ erleben ” est difficile à traduire en français, car il comporte d’autres connotations que “ vivre ”, notamment «
faire l’épreuve », « faire l’expérience » (Cassin, 2004). En phénoménologie, on fait la distinction entre “ erleben ” et gestalten ”,
entre “ vivre ” et “ concevoir ”, sans doute exploité par Lefebvre (1974) pour la distinction entre “ espace vécu ” et “ espace conçu ”.
Dans le cas de Schulze (1997), cela signifie plutôt une manière particulière d’appréhender le vécu, c’est-à-dire par l’attention donnée
à l’expressivité des pratiques. Plus précisément, une attention plus grande à la composante du plaisir, de l’esthétique et du ludique
dans les pratiques et la production des biens de consommation et des services.
221
la conceptualisation ne rend pas compte des accessibilités différentielles ; il pourrait donc être élaboré
avec plus de précision par un modèle centré sur les accessibilités localement meilleures.
Il s’agit là d’un modèle grossier qui est invalidé par les pratiques de double résidence car il fait
comme s’il n’y avait qu’un seul lieu de résidence. Il pose également problème parce que la conception
d’espace isotrope – distances égales dans toutes les directions – n’est pas la meilleure approximation à la
réalité. Enfin, des modèles plus précis existent, allouant un certain budget de temps à chacun des lieux
pratiqués (cf. Lévy, 2004). L’unique objectif de ce modèle réside dans la contribution à la résolution d’un
problème : faire comprendre que ce ne sont pas les distances en cercles concentriques qui régissent
l’espace de vie et la familiarité des lieux – comme cela est stipulé par le modèle des « coquilles du moi »
de Moles (1995) –, mais la mobilité géographique17. On aboutit ainsi, en travaillant empiriquement, au
classement de lieux plus ou moins familiers qui permettent de distinguer différents modes ou styles
d’habiter.
4. Régimes d’habiter.
Pratiques des lieux et mode d’habiter comme manières individuelles d’habiter le Monde
constituent un « regard «/ «théorie» - theoreia signifie contemplation - qui laisse de côté le jeu des
institutions, normes, infrastructures, valeurs sociales etc. dans lequel les premiers s’insèrent. La notion de
« régime d’habiter « tente de les y intégrer, en utilisant l’idée d’assemblage ordonné et ordonnant de
plusieurs éléments en interaction – que rend également de terme de système : on pourrait aussi parler de
systèmes d’habiter.
17
Il conviendrait ici de développer une critique serrée de ce qu’on pourrait appeler le « modèle Heidegger-Moles » de l’espace où la
prévalence est donnée au proche et à l’ici, où le lointain et l’ailleurs ont une valeur négative d’insécurité et où l’homme est vu
comme étant isolé et nu. Cela irait trop loin ici et sera entrepris ultérieurement.
222
On peut retracer, entre autres, les utilisations suivantes du terme « régime ». Il est utilisé par le
courant économique de l’école de la régulation afin de décrire et expliquer les changements du
capitalisme. Ils définissent comme « régime d’accumulation « un ensemble de pratiques et de normes de
production et de consommation. Puis, la notion d’« urban regime » de la théorie urbaine nord-américaine
tente, dans une perspective institutionnelle, de rendre compte du développement urbain depuis 1970 (Soja,
2001). Un régime urbain est défini comme un « agencement de personnes de pouvoir en un groupe « qui
vise à gérer l’espace urbain (Soja, 2001). Enfin, François Hartog (2003) définit des « régimes d’historicité
« comme une mise en ordre du temps ou, mieux, des temporalités18. Cette notion est destinée à décrire et
expliquer les rapports différents que les hommes construisent avec trois moments de l’existence : le passé,
le présent et le futur. Plus précisément, Hartog définit le concept de régime d’historicité de la manière
suivante : d’une part comme manière dont une société traite son passé et en traite ; d’autre part comme
modalité de conscience de soi d’une communauté humaine. Il sert à comparer des types différents
d’écriture de l’histoire et de mode de rapports au temps, que Hartog appelle des « manières d’être au
temps « (p. 30), des « façons d’articuler passé, présent, futur » (p. 35)19.
Ici, la notion de régime d’habiter vise à définir les rapports dominants, d’une civilisation – d’une
« unité de survie « comme Elias (1970) appelle la société de référence –, aux lieux géographiques et à de
l’espace dans leurs multiples dimensions :
I. Les spatialités, définies comme étant des manières de faire avec les agencements spatiaux et les
lieux géographiques, sont devenues plus différenciées et multiples. Elles incluent les valeurs des lieux
(esthétique, patrimonial, économique, résidentiel etc.) et s’incarnent dans les représentations, conceptions,
images, discours d’espace (urbanisme, architecture, utopies. médias), se définissent comme étant
l’imagination à l’aide de symboles de réalités qui recherchent soit la plus grande adéquation possible, soit
la plus grande liberté possible avec la réalité d’espace. Elles définissent aussi, à un niveau individuel et
collectif, la familiarité/étrangeté des lieux, les référents géographiques de l’identité. Les « disciplines »
d’espace (Foucault, 1984 ; Harley, 1995) concernent plus particulièrement les manières dont on peut
contrôler de l’espace ; les normes – entendues à la fois comme étant les règles juridiques et sociales –
contribuent également à définir le régime d’habiter contemporain du point de vue de la spatialité.
II. Les pratiques des lieux et modes d’habiter – comme exposés ci-dessus – font partie du régime
d’habiter. La différenciation des modes d’habiter s’entend comme étant une création de différences et de
distinctions opérées par des groupes d’individus par rapport à d’autres, et ce par les systèmes cohérents de
mobilité et de résidence. L’individu, c’est-à-dire le processus de développement d’un « Je » (Elias,
18
Les “ ordres du temps ” (Pomian), les “ Zeitschichten ” (Koselleck, 2000) et les “ degrés d’historicité ” (Lévi-Strauss) sont ses
sources d’inspiration.
19
Hartog décrit trois régimes d’historicité : le passé éclairant le présent, exemplifié par l’historia magistra ; le futur éclairant le passé
avec Chateaubriand et où la notion de progrès est centrale ; enfin, la période contemporaine, depuis les années 1970, marquée par le “
présentisme ”, c’est-à-dire par le fait de considérer le passé en ayant en vue le présent. A sa suite, Christian Grataloup (2003) définit
le “ régime de géographicité ” comme étant le rapport entre l’ici et l’ailleurs. Initialement, Christian Grataloup a présenté cette notion
à un séminaire de l’équipe MIT portant sur la notion de “ moment de lieu ” (cf. Equipe MIT, 2005). Géraldine Djament (2004) rend
compte d’un autre séminaire où Patrick Garcia intervenait sur l’analyse historique de l’espace.
223
1970)20, inséré dans une « figuration « ou une « configuration » sociétale y acquiert des qualités
spécifiques selon le régime d’habiter et les pratiques et modes d’habiter. Ses dimensions spatiales
s’expriment sous formes de compétences et les référents géographiques de l’identité, souvent multiples, en
font un « individu géographiquement pluriel « ou bien un habitant géographiquement pluriel et temporaire
des lieux géographiques.
III. Les agencements spatiaux - définis comme étant les manières dont les lieux géographiques
sont en interdépendance et se différencient les uns des autres ainsi que la différenciation spatiale des
multiples phénomènes soci(ét)aux21 -, les accessibilités et les qualités des lieux géographiques. La qualité
des lieux se définit ici comme étant les éléments présents en un lieu en vue d’un certain usage (Brunet,
1993). Les agencements, créés dans l’action, peuvent être appréhendés dans leur organisation spatiale. Il
s’agit d’espace habité en ce sens que les pratiques co-constituent les lieux géographiques et conduit à
l’hypothèse de la différenciation accrue de l’espace urbain (centre-ville, mégalopole, station touristique,
péri-urbain, banlieue, ville moyenne, campagne, gated community, global city pour n’en mentionner que
quelques uns).
IV. Les technologies spatiales, c’est-à-dire un ensemble de machines et d’équipements soustendus par un discours problématisant22 constituent ainsi un « machinic complex » : « developing bundle of
institutions and technologies, understood as non-exclusive and diverse organisations of knowledgediscipline-perception circulating in a constantly shifting ‘parliament of things’ (Haraway, 1992b) :
embodied subjects, machines, texts and metaphors « (Thrift, 1996 : 263)23. Parmi ceux-ci, les modes de
communication, technologies du déplacement, les technologies de résidence – les moyens et discours
attachés à la pratique de « l’abriter «, ainsi que les technologies de logistique, c’est-à-dire de la
coordination spatio-temporelle des flux de biens et d’informations sont au cœur du fonctionnement
mobilitaire du régime d’habiter.
V. Les situations se définissent dans/avec/par quoi les pratiques ont lieu, à la fois un moment et
un site, dans leur immédiateté spatiale et temporelle (Schütz, 1932). Elles appréhendent un ensemble
d’éléments permettant de situer les pratiques en question en un contexte (Fornel & Quéré, 1999). Elles se
20
“ Obgleich es zunächst den herkömmlichen Sprach- und Denkgewohnheiten zuwiderläuft, ist es viel sachgerechter, wenn man
sagt, der Mensch ist ständig in Bewegung ; er durchläuft nicht nur einen Prozeß, er ist ein Prozeß. Er entwickelt sich. Und wenn wir
von einer Entwicklung sprechen, dann meinen wir die immanente Ordnung der kontinuierlichen Abfolge, in der jeweils eine spätere
Gestalt aus früheren, in der etwa Jugend aus der Kindheit, Erwachsensein aus der Jugend ohne Unterbrechung hervorgeht. Der
Mensch ist ein Prozeß ” (Elias, 1970, 127). C’est traduit en français de façon suivante : « Bien que ceci heurte les habitudes
linguistiques et mentales, il est pertinent de dire que l’homme est constamment en mutation. Il n’est pas soumis à un processus : il est
un processus, car il se développe continûment . Et lorsque nous parlons d’évolution, nous voulons signifier l’ordre immanent à
l’enchaînement continu qui fait naître une forme de celle qui la précède, comme la jeunesse naît de l’enfance et l’âge adulte de la
jeunesse, et cela interruption. L’homme est un processus. » (Elias, 1991, 141). Sans pouvoir en traiter en détail, la traduction de «
Bewegung » par « mutation » et non par « mouvement », et celle de « Entwicklung » par « évolution », non par « développement »
pose problème en ce qu’elles sont proches du vocabulaire des sciences bio-physiques, ce qui est rejeté par Elias dans ses textes.
21
Cf. la définition de Lussault (2003b) : “ Assemblage spatial de réalités sociétales qui exprime l’action d’un acteur ” (p. 45).
22
“ Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui
n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux
et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de
l’analyse politique etc.) ” (Foucault, 1984, p. 670) ou encore “ un effort pour rendre problématiques et douteuses des évidences, des
pratiques, des règles, des institutions et des habitudes qui s’étaient sédimentées depuis des décennies et des décennies ” (ibid., p.
688).
23
On note l’accent latourien de la théorie de l’acteur-réseau avec des « circulations » de sens et la discursivité dans un « parlement
des choses » (cf. Latour, 1991 ; 1993).
224
composent de la qualité d’espace, des règles et normes sociales et des acteurs en présence. Dans le régime
d’habiter actuel, elles se différencient de plus en plus, modulant le sens que les individus assignent aux
lieux géographiques et obligeant à une capacité de gestion plus fine d’espace et des interactions sociales.
L’un des éléments de variation des situations est constitué par les changements de lieux : passer ses
vacances dans son lieu de résidence ou dans un lieu autre constitue une différence fondamentale. Un autre
est la variation de l’intentionnalité : pratiquer Brighton & Hove en tant que résident, touriste, retraité, lors
d’un colloque etc. créent des situations différentes et fait varier le rapport au lieu24.
Fondamentalement, les régimes expriment un certain ordre dans lequel s’insèrent les pratiques
des lieux et les individus. « Régime d’habiter » est ainsi défini comme étant le modèle dominant des
manières d’être et des manières de faire avec de l’espace d’une « unité de survie », unité de référence
sociétale. L’un des aspects essentiels, - il s’agit d’une hypothèse -, est que le régime d’habiter
contemporain est informé par la mobilité géographique. C’est ainsi que la notion de « régime d’habiter »
peut être rapprochée de l’idée de Thrift (1996) d’une « structure of feeling called mobility « des sociétés
contemporaines25. Pour Thrift, le régime actuel est informé par la mobilité, car il articule trois « machinic
complexes » - électricité, lumière, vitesse - d’une façon nouvelle depuis les années 1960, orientée vers la
mobilité géographique.
Conclusion.
Ce texte a ouvert des questionnements dans plusieurs directions : d’abord, la question de l’habiter
qui n’est plus conceptualisé comme rapport à la nature ou à la Terre, mais qui devient un concept
permettant de saisir théoriquement le rapport à de l’espace tel qu’il s’exprime à travers les pratiques des
individus. Ensuite, que l’individu soit au centre ne signifie pas pour autant de négliger des éléments qui
dépassent l’individu. Ainsi, des modèles de styles d’habiter permettent de comparer différentes manières
de faire avec de l’espace et ouvrent sur la question de l’être-ensemble et la socialisation. La notion de
régime d’habiter permet enfin de placer les pratiques dans un ensemble ordonnant, en leur conférant une
spécificité historique. Le fil conducteur pour toutes ces analyses était la mobilité géographique : c’est à
travers ce prisme que les manières de faire contemporaines avec de l’espace ont été conçues. En arrièreplan de toutes ces analyses se posait la question de la conceptualisation de l’espace : loin d’être mené à
son terme, on peut retenir deux aspects. Primo, « espace « est un concept de haut niveau de synthèse qui
englobe plusieurs problèmes, dont la distance, la qualité des lieux, le paysage, la localisation,
l’agencement, l’orientation, l’accessibilité etc. Secundo, il s’agit toujours de l’espace habité, c’est-à-dire
co-constitué par les pratiques et remplace ainsi l’idée d’un espace préexistant aux pratiques.
24
Cf. Stock (2001) pour un traitement approfondi de cette question.
Thrift prend la notion de “ structure of feeling ” à Raymond Williams (1954) qui la définit comme étant une “ culture of a period ”
ou “ the living result of all the elements in the general organisation ” (1979), cité d’après Thrift (1996 : 258). Ceci est également
proche de la notion d’épistémè de Michel Foucault (1966) qui définit un même paradigme, un modèle dominant de poser des
questions à une époque donnée, ce que l’on pourrait appeler un régime paradigmatique.
25
225
Le cadre théorique ainsi esquissé permet non seulement d’insérer les faits contemporains dans un
système de classement, mais aussi de comprendre qu’il existe différents niveaux dans l’approche de
l’habiter, et notamment dans les pratiques de mobilité : un niveau individuel et un niveau sociétal qui se
soutiennent mutuellement, dialogiquement, voire « trialogiquement «, car il y a trois éléments (pratique
des lieux, modes d’habiter, régime d’habiter)26. Les pratiques des lieux et les modes d’habiter s’insèrent
obligatoirement dans un certain régime d’habiter et ce dernier est, entre autres, produit par les premiers.
Toutefois, les pratiques des lieux insérées dans un régime d’habiter sont plus ou moins conformes par
rapport au modèle dominant. Dans un régime d’habiter fondé sur la mobilité, tous les individus ne
développent pas un mode d’habiter fondé sur la mobilité et des associations pratiques/lieux complexes.
L’immobilité n’a pas perdu toute valeur : elle peut être instituée en ressource localement, mais restreint
l’accès à d’autres lieux géographiques du Monde. Habiter temporairement les lieux géographiques semble
en faire de ces derniers de plus en plus des « lieux de projet « pour lesquels l’ancrage et l’appropriation
symbolique de la part des individus sont temporaires, toujours sujets à négociation en fonction des
situations et du moment dans la vie des individus.
Cette perspective des régimes d’habiter ouvre des pistes pour des études empiriques dans
différentes directions : l’étude de la constitution d’espace dans différentes situations, des façons dont la
coordination spatio-temporelle s’effectue entre individus, de la composante spatiale des différentes
pratiques (sous l’hypothèse de l’adéquation de plus en plus recherchée dans l’association pratiques/lieu),
des styles d’habiter (plus ou moins informés par la mobilité), de la différenciation accrue de l’urbain
comme « espace habité « (centre-ville, station touristique, mégalopole, péri-urbain, campagne etc.), les
référents géographiques de l’identité, etc. De surcroît, dans une perspective processuelle d’un
développement des sociétés – vision promue par Norbert Elias (1970 ; 1994) où le passé n’est pas
simplement le passé du présent, mais une étape vers un présent et un futur – il est possible d’observer
différents régimes d’habiter, ayant chacun sa spécificité. Ce projet rejoint ainsi, en le complexifiant, celui
d’Henri Lefebvre (1974) pour qui différentes sociétés produisaient de l’espace avec des caractéristiques
spécifiques et typiques, distinguant différentes civilisations par de l’espace. Ici, ce n’est pas la production
d’espace qui est au centre, mais des régimes d’habiter, centrés autour des différentes manières d’habiter
des individus. Ainsi, l’Europe au Moyen-Âge, la Rome antique, Venise au 17ème siècle, l’Europe au
19ème siècle etc. peuvent être analysés comme étant différents régimes d’habiter dans lesquels les
pratiques de mobilités ne sont pas absentes où mais la valeur sociale de la mobilité, les technologies et la
qualité et l’agencement des lieux géographiques ainsi que les situations étaient autres.
Au-delà de ces études empiriques possibles, le débat sur les concepts et théories afin de contrôler,
réfuter, d’amender peut être engagé.
26
Après la “ trialectics of space ” (Soja, 1996), cette « trialogique de l’habiter » a-t-elle un sens ?
226
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230
231
NOTES ET COMPTES-RENDUS
Herbert SIMON, 2004, Les sciences de l’artificiels, Paris : Gallimard, 461 p. (coll. Folio, 1ère Èd.
américaine, 1969).
Le livre de Herbert Simon vient d’être réédité en français. Superbe occasion pour revenir sur les
points forts. La thèse centrale de ce classique est la suivante : la division entre sciences sociale, sciences
naturelles et sciences de l’ingénierie n’est pas adéquate afin de penser un grand nombre d’objets fabriqués
par les humains : les artefacts. D’où la nécessité de développer une science des artefacts, qui prendrait en
compte le caractère éminemment humain des objets – le savoir incorporé, les décisions prises etc. – et en
même temps reconnaître qu’il s’agit d’objets pour lesquels les lois de la Nature s’applique aussi. Bref, des
objets conçus par l’homme, dont la compréhension nécessite une « théorie de la conception ». Ces
chemins ont été poursuivis par de nombreux scientifiques, au nombre desquels par exemple Edgar Morin
et Bruno Latour.
Le premier chapitre traite de la façon dont nous pouvons connaître, rendre intelligible, les mondes
naturels et artificiels. C’est là que se situe le plaidoyer pour les sciences de l’artificiel qui doivent prendre
en compte, aussi, le monde des symboles. Le deuxième chapitre traite de la rationalité économique comme
adaptation à un monde où règne l’incertitude. Le troisième chapitre cherche à mettre en évidence nos
manières de penser, poursuivi dans le quatrième chapitre par un questionnement sur les modes
d’apprentissage, et donc de mémorisation. Le cinquième chapitre traite des « sciences de la conception »
qui doivent traiter des différents processus de création des mondes artificiels, poursuivi dans le chapitre 6
sur la planification des systèmes sociaux. Les chapitres 7 et 8 traitent de la question de la complexité et de
la façon dont on peut concevoir les systèmes complexes.
Ces développements soulèvent en géographie les questions suivantes :
- est-ce que la géographie est une science de l’artificiel ? Traditionnellement, la notion de
paysage, aujourd’hui remplacé davantage par celle d’écosystème traitent précisément de cette imbrication
entre humain et monde bio-physique. La notion de Nature comme concept qui exprime la construction
sociale du monde bio-physique en est peut-être un indicateur.
- peut-on interpréter les procédures d’aménagement et d’urbanisme comme étant une pratique
spatiale « artificielle » au sens de Simon où les décisions humaines ont pour visée la conception d’un
nouvel ordre spatial, informé par une normativité ?
- peut-on amender les modèles spatiaux qui reposent sur des fondements économiques néoclassiques par des modèles qui prennent en compte la « bounded rationality », la « rationalité limitée » de
232
Simon qui aboutit à un remplacement de la notion d’optimisation par celle de satisfaction (satisficer) des
actions ou décisions économiques ?
- peut-on conduire, en géographie, des expériences à l’aide de « cobayes humains », à l’instar de
la behavioral economy qui éprouveraient et/ou établiraient des modèles spatiaux ? La géographie fait
appel quasi exclusivement – excepté certains travaux de Reginald Golledge –aux techniques d’enquête
traditionnelles (questionnaire, entretiens), mais on pourrait élargir aux techniques d’expérimentation issues
de la psychologie.
Mathis Stock
Francine BARTHE-DELOIZY, 2003, Géographie de la nudité, éd. Bréal, coll. Autre part, 239 p., 14
euros 50.
Deux nouvelles en géographie ; une bonne et une mauvaise. La bonne d’abord : la nudité est un
phénomène géographique. Dorénavant, n’importe quel phénomène peut devenir un objet géographique si
tant est qu’on en en fasse un. La mauvaise ensuite : le traitement géographique de la nudité ne tient pas ses
promesses.
Francine Barthe-Deloizy, par son livre Géographie de la nudité. Etre nu quelque part (Rosny,
Bréal) participe du renouveau de la géographie en illustrant que les objets géographiques sont constitués
par l’ensemble des faits sociaux. De l’art jusqu’aux individus en passant par les OGM et l'amour, tout cela
peut être traités d’un point de vue géographique. Penser géographiquement, ce n’est plus seulement traiter
des lieux, territoires, paysages, organisations spatiales, mais aussi de la spatialité des faits sociaux. Donc
de la nudité.
Malheureusement, « être nu quelque part ” est réduit à une partie congrue de l’ouvrage. Après
avoir longuement rendu compte de l’émergence du mouvement naturiste, on engage lentement le
traitement géographique du naturisme. D’une part, il est situé sur des plages, dans des centres naturistes,
d’autre part, il s’exprime comme jeu (mouvement homosexuel) ou protestation dans la ville (les streaker),
mais de plus en plus lors de manifestations (pour illustrer le manque de moyens, des étudiants berlinois se
sont montrés nus en 2003, des infirmières parisiennes en 2003 également). Dans toutes ces analyses, la
dimension géographique n’est pas assez développée. Au-delà des effets de limites des centres de naturistes
– à l’écart – et des plages naturistes – où la limite spatiale joue moins ou différemment – on aurait aimé
une réflexion plus approfondie des effets géographiques sur la nudité. Qu’est-ce que cela fait d’être dans
un lieu confiné où tout le monde est nu ? Comment l’espace public est-il utilisé pour faire fonctionner la
nudité ? L’histoire des mouvements naturistes est-elle exempte de lieux emblématiques ? C'est là en effet
où le bât blesse: c’est par le traitement de la spatialité du phénomène que les géographes se distinguent
d’autres traitements, historiques, sociologiques, anthropologiques, sur la nudité. La spatialité ne se résume
pas à une simple localisation des phénomènes, mais doit, si elle veut avoir un sens, contribuer à une vision
originale du phénomène, inexistante ailleurs. La question est: comment la nudité est-elle constituée par de
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l'espace? Comment les corps (nu en l'occurrence) sont-ils constitutifs des acteurs en tant qu’ils agissent
géographiquement ? Si ces questions ne sont pas traitées, le risque est grand de voir la géographie
importer des visions d’ailleurs - les transposant "dans" l'espace -, sans pouvoir se doter d’outils lui
permettant de les critiquer, de les amender ou de développer des analyses originales et novatrices par
rapport aux analyses historiques, sociologiques ou anthropologiques de la nudité.
N'est-il pas temps de prendre acte du changement du contexte scientifique qui voit un
affaiblissement des disciplines traditionnelles au profit de nouvelles "displines thématiques" afin de
positionner les outils conceptuels originaux des géographes au lieu de prendre comme étant "premier" le
phénomène, l'espace "ensuite"? La nudité est constituée spatialement, non? Encourageons donc Francine
Barthe-Deloizy – et d’autres – à poursuivre ses/leurs efforts dans l’intelligibilté de la nudité d’un point de
vue géographique.
Mathis Stock
Benno WERLEN, 2000, Sozialgeographie. Eine Einführung. Bern : Haupt, 400 p. (coll. UTB 1911).
Géographie sociale
Ce livre est le fruit d’années de recherche et d’enseignement. Avec une grande maîtrise du sujet,
Benno Werlen nous propose un cheminement à travers l’ensemble de la géographie sociale, notamment
avec la présentation des « écoles » anglo-saxonne, germanophone, scandinave, hollandaise et française. Il
s’agit d’une introduction à la géographie sociale, mais d’une introduction ambitieuse et d’un très haut
niveau.
Organisé en douze chapitres, cet ouvrage présente successivement la visée de la géographie
sociale, les problèmes actuels des « sociétés modernes tardives », l’émergence de la problématique de la
géographie sociale à la fin du 19ème siècle et ses développements, avant d’étudier plus en détail les
différentes approches : les approches du paysage par Bobek, la première tentative d’instaurer une approche
géographique de la société par Hartke, la géographie sociale fonctionnaliste de l’école de Munich qui a
fortement inspirée la géographie sociale française, la recherche de lois spatiales de la société, l’écologie
sociale de l’école de Chicago et la perception de l’environnement. Dans un dernier chapitre, Werlen
présente sa propre conception de la géographie sociale, à travers trois mots-clés, société, action, espace. Il
s’agit d’une approche novatrice qui se concentre sur le « faire » de la géographie par les individus au
quotidien à l’aide des théories de l’action. Ces seules cinquante dernières pages vaudraient déjà le détour :
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on y trouve une des conceptions les plus cohérentes de la géographie qui communique avec les problèmes
actuels de la société, énoncés au chapitre 2.
Ce livre impressionne par l’enchevêtrement d’un grand nombre de fils conducteurs : chaque
approche est insérée dans l’histoire de la discipline, dans une théorie de la connaissance, dans une théorie
sociale ; les apports et les limites et les implications méthodologiques sont clairement identifiés, et des
exemples tirés d’études empiriques permettent d’étayer cette vision globale. D’un point de vue didactique,
chaque chapitre se termine par le résumé des principaux aspects à retenir ainsi que par la littérature
permettant d’approfondir le sujet. Cette multi-dimensionnalité de l’écriture est le signe distinctif de cet
ouvrage.
Pour le lecteur français, il n’est pas toujours facile de cerner les enjeux car les traditions
nationales sont quelque peu différentes et le livre s’appuie sur la tradition germanophone. On présente
ainsi des géographes largement inconnus en France comme Alfred Hettner, Hans Bobek, Wolfgang Hartke
ou Dietrich Bartels. Moins facile à saisir, Werlen fait de l’analyse spatiale une manière parmi d’autres
d’aborder la géographie sociale tandis que la géographie sociale s’oppose à l’analyse spatiale dans la
géographie francophone.
On pourrait ainsi soulever un point de discussion majeur : Werlen appelle « géographie sociale »
la branche de la géographie qui s’occupe du « rapport entre société et espace » (p. 19). Cette formulation
ne reste-t-elle pas par trop inspirée d’une conception de l’espace et de la société comme étant deux blocs
qui s’opposent, de l’espace en tant que face matérialisée de la société ? Ne court-on pas le risque de
confondre ainsi les concepts d’espace, de nature, d’environnement, de paysage voire de sol, tous ayant
trouvé usage à un moment ou un autre dans la géographie ? Ceci est d’autant plus surprenant que Werlen,
dans le dernier chapitre, présente une approche novatrice où il tente précisément de s’affranchir des
conceptions habituelles de l’espace pour en présenter une autre. Mais, peut-on alors encore parler de «
rapport » entre espace et société ? L’expression « dimension spatiale de la société » n’est-elle pas plus
adéquate ? Cette discussion ne concerne toutefois pas seulement l’ouvrage Sozialgeographie, mais
mériterait d’être menée dans l’ensemble de la géographie.
Mathis Stock

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