Le web art - Site Web à vocation éducationnel de l`UQO

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Le web art - Site Web à vocation éducationnel de l`UQO
Le web art Hervé Fischer Avec l’émergence du numérique, nous sommes en présence d’un nouveau média artistique. Ainsi, le webart ou art en ligne qu’on a parfois comparé à l’art de la rue, en raison de sa flexibilité, du tagage et de l’économie de ses moyens, nous propose des formes narratives non linéaires et multimédias, qui ouvrent la voie à des créations d’un autre ordre que les arts visuels ou la littérature. La littérature, même si elle a été d’abord de transmission orale, celle des conteurs d’histoires, a connu, dans la continuité, un essor certain avec l’invention de l’imprimerie. Cependant, la BD, qui est demeurée fidèle au livre et à une certaine linéarité du récit, ne revendique pas d’être une branche inédite de la littérature. Elle se présente plutôt comme un huitième art à part entière, même si elle doit admettre que la littérature a largement contribué à son élargissement multisensoriel, depuis les voyelles de Rimbaud, les calligrammes d’Apollinaire, les poèmes bruitistes dadaïstes, etc. Ce n’est pas le cas du webart, dont les artistes pensent s’éloigner inexorablement des beaux-­‐arts et du cinéma tout autant que de la littérature. Contrairement à ce qu’on dit, la littérature électronique n’existe pas. Les livres de littérature peuvent certes être reproduits, diffusés et promus efficacement par l’internet. Mais lorsqu’un écrivain quitte son territoire textuel pour s’approprier les sons, les images, le mouvement, voire l’interactivité, il ne fait plus œuvre de littérature, mais d’art numérique, et éventuellement de webart. Le webart a déjà une vingtaine d’années d’existence. Il a ses créateurs, un début d’histoire et même son musée en ligne : le Museum of Webart. Les pionniers sont déjà innombrables. Ils viennent soit de la littérature, soit de l’art vidéo (1). Le web prend manifestement sa place pleine et entière comme média artistique. Il est d’autant plus justifié de parler de webart, que ces nouvelles formes artistiques et narratives numériques seront de plus en plus exclusivement présentées en ligne, et non plus sur cédéroms ou DVD, des supports qui sont appelés à disparaître prochainement. Comme beaucoup d’autres, j’ai une bibliothèque imposante de cédéroms et de DVD, comptant des œuvres maîtresses, des classiques et des incontournables. Mais j’ai perdu l’habitude de les chercher sur l’étagère, et de les charger dans mon ordinateur. L’internet m’offre une rapidité, une flexibilité, un moindre effort et une valeur ajoutée (les hyperliens arborescents infinis), qui seuls peuvent prétendre rivaliser dans ce domaine avec l’ergonomie parfaite du livre papier. Même les encyclopédies universelles sur disque vont disparaître, si elles ne sont pas accessibles en ligne, sans bouger de ma chaise, avec l’avantage d’être régulièrement actualisées. Les disques vieillissent trop vite. Ceux d’il y a dix ans ne sont déjà plus accessibles avec les programmes informatiques actuels. La stabilité de la technologie du livre a fait merveille au cours des siècles. Inversement, le progrès informatique tue le webart. Le numérique se cannibalise gloutonnement. Le webart vieillit très vite. Comme il revendique les performances du progrès technologique et s’y identifie pour se faire valoir face à la concurrence du livre ou de la toile à peindre, et qu’artiste numérique met son point d’honneur à utiliser toujours la nouvelle génération d’outils – cette pression fait partie de l’idéologie du numérique -­‐ il vieillit même très mal. Le webart naît et meurt tous les jours. Faudra-­‐t-­‐il s’y résigner? À moins que l’auteur ne soit disponible, vivant et prêt à constamment l’actualiser avec les derniers plugs in, et à assurer sa compatibilité avec les différentes plateformes. Il se conserve difficilement, même sur le web, qui offre une plus grande pérennité que les disques. Mais rien de comparable avec un vieux codex, ou même avec un film sur support argentique! Les gouvernements actuels ne devraient-­‐ils pas créer des bibliothèques numériques de conservation, comme jadis les pharaons ou les rois instituaient des grandes bibliothèques publiques? Mais le problème est pire. Il ne suffit pas, comme jadis, de conserver sur des étagères des volumes : il faut constamment les actualiser. Certes, les bibliothèques numérisent de plus en plus les livres. Tant mieux pour l’accès à distance. Mais c’est une grande illusion d’espérer ainsi mieux les conserver. Le progrès technologique accéléré rend le numérique fragile et éphémère. Ne devrait-­‐on pas prioritairement investir dans la conservation du webart contemporain, peut-­‐être même sur des supports traditionnels, pour qu’il ne soit pas totalement perdu avant même d’être vraiment connu? Je viens évidemment de commettre un blasphème contre la magie numérique, qui sera retenu contre moi lors du jugement dernier… Malheureusement, le webart vieillit très mal aussi du point de vue esthétique. Ce qui prouve que ses créateurs ne sont pas encore à la hauteur de leur ambition et se contentent de la performance des techniques qui trahit vite le manque de contenu. Et de faut, j’ai regardé beaucoup d’œuvres de web art et n’y ai trouvé le plus souvent que des exercices d’écriture de haute performance – mais vieillots, sans invention graphique notable – ou des expériences participatives, si possible à distance, prétendant exploiter la géolocalisation, les sons urbains et si possible les nanotechnologies ou des relevés d’ADN de l’artiste, mais dont le contenu final est le plus souvent aussi fumeux du point de vue esthétique que des contenus. C’est l’annonce manifestive qu’il faut acheter – et dont il faut se contenter avant de l’oublier définitivement. En attendant le neuvième art, le rêve de l'œuvre totale Le grand défi de la culture numérique d'aujourd'hui semble se situer dans l'invention de nouveaux langages, de nouvelles esthétiques sous le signe du temporel, de l'éphémérité, de l'événementiel, de l'interactivité. Certes, le plus souvent, nous ne voyons encore que des écrivains qui écrivent sur des écrans cathodiques, des peintres et des photographes qui reproduisent leurs œuvres sur ces écrans, des cinéastes qui se confinent à la petitesse de ces écrans, comme on vit autrefois des photographes faire des peintures, des cinéastes du théâtre, des producteurs de télévision filmer des studios de radio. L'artiste canadien Michael Snow, explorateur de tous les médias, a déjà tenté dans les années 60 de mêler les techniques et les styles : « mes peintures sont faites par un cinéaste, mes sculptures par un musicien, mes films par un peintre, ma musique par un cinéaste, mes peintures par un sculpteur, mes sculptures par un cinéaste, mes films par un musicien, ma musique par un sculpteur... qui parfois travaillent ensemble. En outre, mes peintures ont été en grand nombre faites par un peintre, mes sculptures par un sculpteur, mes films par un cinéaste, et ma musique, elle, par un musicien ». Mais même alors, comme Marshall McLuhan l'a souligné, on commence toujours par mettre les contenus des vieux médias dans les nouveaux. Bien sûr, nous connaissons les réussites remarquables de créateurs qui lient le théâtre et le multimédia, comme Robert Lepage, notamment dans La trilogie des dragons, ou la danse, la musique, les dialogues et les effets spéciaux, comme les spectacles du Cirque du Soleil. Mais ces œuvres n’ont pas encore remplacé les acteurs, les acrobates ou les chevaux par des simulacres virtuels en 3D ou des robots. Le numérique y demeure accessoire, même s’il s’agit d’un accessoire aussi important que la musique ou la lumière. L’utopie de l’œuvre numérique totale, qui hante les arts numériques et tout particulièrement le web art, parce qu’il a aussi la vertu d’être en ligne virtuellement dans le monde entier, place sa légitimité le signe de la convergence technologique, qui est certes fascinante a priori, mais souvent décevante dans ses effets. Cette transversalité multimédia en art est encore loin de l'ambition d'œuvres véritablement multisensorielles. Et si elle existe un jour, en quoi consistera-­‐t-­‐elle du point de vue esthétique ? Imitera-­‐t-­‐elle excellemment la vie ? La belle affaire dans le domaine de l’art ! L’esthétique totalisante des arts numériques est encore loin de son aboutissement et les arts trouvent généralement leur perfection dans leur spécificité extrême plutôt que dans une mixité. On peut certes préférer la salade de fruits au goût d’une seule belle pomme. Mais s’il était vrai que l’art multimédia aurait ruiné la peinture et la sculpture, pourquoi ne serait-­‐ce pas le cas aussi pour la musique ou pour la littérature ? L’arte povera peut avoir beaucoup plus de force expressive qu’une œuvre multimédia. Ce n'est pas le nombre de technologies utilisées, ni leur complexité ni leur puissance technologique qui font l'artiste, ni le crayon, ni l'ordinateur; ce n'est pas davantage la matière -­‐ terre, marbre, pigments ou pixels. C’est son image du monde, sa Weltanschauung, qui implique des choix technologiques. Une photo en couleurs n'est pas plus artistique qu'une photo en noir et blanc, bien au contraire, souvent. La question centrale de l'art ne se situe ni dans la pauvreté, ni dans l'agrégation de tous les médias disponibles, mais dans la nécessité et la puissance d'une vision du monde que saura explorer et construire le cinéaste, le musicien, le peintre, ou le créateur numérique, évidemment selon des exigences techniques différentes. Nous nous en tenons trop souvent à cette idée fausse de l’accumulation des moyens, selon laquelle le multimédia impliquerait implicitement la somme des beaux-­‐arts. Mais qui sera ce grand artiste multimédia, cet écrivain qui fera excellemment de la musique, de la photo, de la peinture, de la danse, du cinéma et qui maîtrisera toutes ces technologies numériques et leur évolution constante? Certes nous disposons de matériel plus puissant et de logiciels plus sophistiqués, mais nous attendons encore le Léonard de Vinci, le Dante et le Chaplin de l'âge du numérique, ou plutôt ce génie multimédia qui concevrait enfin cette œuvre totale dont rêvait Wagner et qui s'appellerait sans doute Charlie-­‐ Léonard-­‐Dante-­‐Vinci-­‐Wagner-­‐
Steve Jobs. Il n'est pas encore né. Si ce nouvel artiste, ce prodige apparaît un jour, nous proposerons de le reconnaître sans hésiter comme un génie universel. Mais ce démiurge chimérique n'existera jamais. Ce rêve même de l'œuvre totale, que sous-­‐tendent les idées des technologies multimédias, de la convergence et finalement de l'artiste total, cet opera mundi de l'Homo numericus n'est-­‐il pas plutôt une expression nouvelle de nos vieux mythes de l'unité du monde et de la puissance créatrice de l’homme ? Il ne faut pas confondre Prométhée et Protée. Le modèle même de l'œuvre totale, interactive, créatrice, évolutive et toujours capable de nous surprendre chaque matin, chaque nuit, à chaque génération, et dans tous les lieux d'où nous puissions la contempler ou la scruter, n'est-­‐ce pas l'univers lui-­‐même? Que l'homme aspire à prendre la relève des dieux, que CyberProméthée s'éveille impatiemment en nous à l'âge du numérique, voilà sans doute le ressort même de ce désir d'œuvre totale. Nous aspirons à l'unité de la connaissance, à l'unité de la création. Et à l'exemple de la création naturelle ou divine comme chacun voudra l'interpréter, nous tentons aujourd'hui à notre tour de nous rendre maître et possesseur de l'univers, du génome et du futur. Nous rêvons d'intelligence collective et partagée, de cerveau planétaire, de noosphère et d'une posthistoire où l'humanité, dotée de pouvoirs techniques extraordinairement puissants, accomplirait enfin son destin démiurgique en achevant l'œuvre de la nature ou de Dieu: l'œuvre humaine totale, sa propre perfection algorithmique, au sens métaphysique du mot. Mais les arts ont divergé. Ils se sont constitués en se séparant, comme les langues, comme les cultures et comme les êtres humains eux-­‐mêmes. Ils n'ont pas échappé à la grande vague de cette diversité multipolaire que symbolise le mythe de Babel. Et je me plais à cette diversité des arts. J'aime que la peinture ne soit pas de la photographie, que le cinéma ne soit pas du théâtre, que la radio ne soit pas de la télévision sans images, que les arts numériques ne soient pas de l'opéra. Cette multiplicité qui naît de la séparation des arts est une richesse à laquelle nous ne devrions pas rêver de renoncer. Plutôt que d'arts multimédias, parlons donc désormais d'arts numériques, qui vont construire aussi leur esthétique et leurs vertus spécifiques, sans s'asservir au rêve inaccessible de l'œuvre totale. Les arts numériques constitueront un neuvième art, non pas la somme des huit premiers, qui ont quant à eux encore beaucoup à dire, y compris sur le monde numérique qui constitue pour les artistes d'aujourd'hui, qu'ils soient écrivains, cinéastes, peintres ou musiciens, avec ou sans ordinateur, un thème d’exploration nouveau et fascinant. Une fois de plus, comme chaque fois, pour chaque grand artiste, l’art est à réinventer. Le web art est à inventer. Et sa prétention d’exploiter à la fois la présence en ligne, le temps réel, la géolocalisation satellitaire, le format du téléphone mobile, l’interactivité participative et ludique, l’intelligence artificielle, des nanorobots, le génome et la convergence : voilà le secret si bien gardé du sourire prémonitoire de La Joconde. Il faudrait que dans le web art comme dans l’art numérique en général, les artistes ne soient pas seulement obnubilés par la nouveauté et la performance technologiques – ce qui fait d’eux seulement des artisans -­‐, mais aussi qu’ils aient quelque chose d’actuel et important à dire. Faute de quoi le web art ne sera qu’un exercice d’école et un dérivatif. -­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐ (1). On les trouvera sur le site du Laboratoire NT2 de recherche sur les œuvres hypermédiatiques dirigé par Bertrand Gervais à l'Université du Québec à Montréal, dans un remarquable répertoire de plus de 3000 œuvres, ainsi que dans la revue de littérature hypermédiatique en ligne Bleuorange Signalons aussi une revue créée par Anick Bergeron, Bertrand Gervais et Alis van der Klei . Visiter : www.mowa.org/ Voir aussi : Navigations Technologiques, sous la direction d’Olivier Dyens (éditions vlb, 2004), L’emportement, suivi de Plaisirs, le film, de Yannick B. Gélinas, aux éditions Planète rebelle (2006).