Dioti La perception Berkeley Roselyne Dégremont

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Dioti La perception Berkeley Roselyne Dégremont
La p e rc ept ion
De la connaissance humaine
Etude des Trois Dialogues entre Hylas et Philonous
Roselyne Dégremont
Philopsis : Revue numérique
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«Mais après tout, Philonous, dit Hylas, quand je considère la substance de ce
que vous avancez contre le scepticisme, voici à quoi elle se réduit : nous
sommes sûrs que nous voyons, entendons, touchons ; en un mot que nous
sommes affectés d’impressions sensibles. - Et qu’avons-nous besoin d’autre
chose ? répond Philonous. »1
Est-il bien vrai que nous n’ayons pas besoin d’autre chose pour combattre le
scepticisme, autrement dit garantir une vraie connaissance ? Comment les
sensations peuvent-elles être le principe de la connaissance ? Et de quelle
connaissance ? 2
1. Berkeley avait conçu comme texte philosophique majeur les Principes de
la connaissance humaine, parus en 1710. Du titre, le lecteur pouvait espérer
un certain contenu, à savoir que lui soit montré non seulement d’où part la
connaissance humaine, mais aussi ce qui la rend possible et comment elle se
construit et devient légitime. Or, quand il repose le livre, le lecteur peut être
assez perplexe sur cette question. En effet, il peut avoir le sentiment que si
l’auteur consacre tous ses efforts à lutter contre ce qui à ses yeux serait un
obstacle majeur à la connaissance humaine, (tout spécialement la supposition
d’une matière inconnue, de qualités premières support de qualités secondes,
l’explication mécaniste des phénomènes, etc.), par ailleurs il ne s’inquiète
1
Trois Dialogues entre Hylas et Philonous, noté ultérieurement T.D.H.P., 3, 249.
Le thème est commun aux Principes de la connaissance humaine, noté ultérieurement P.H.K et aux T.D.H.P. Je centre mon étude sur les T.D.H.P., pour exploiter ses
ressources propres, avec peu de rappels d’autres œuvres.
2
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1
guère de démontrer positivement que, sur la base qu’il propose, à savoir les
sensations, une connaissance s’élabore, ni selon quelles voies. Berkeley nous
assure que le point de départ est bel et bon : percevoir un objet c’est être sûr
qu’il existe ; qu’il n’y a rien d’inconnu ou d’autre à chercher hors des sensations que nous en avons et que notre connaissance peut s’y appuyer. Mais un
embarras subsiste : car après tout peut-on dire qu’une sensation « sait », est
dans le vrai déjà ; ou faut-il reconnaître, selon la formule célèbre proposée
dans la Siris, qu’« à strictement parler le sens ne connaît rien » et que le savoir suppose des médiations ?
Berkeley, en 1713, publie les Trois dialogues, qui reviennent sur les mêmes
questions avec l’intention d’éclaircir, d’expliciter les points cruciaux, pour
mieux convaincre. Mais il reste vrai que dans cet texte aussi c’est la forme
du combat qui domine et qui nous empêche peut-être de bien saisir non ce
qu’est l’immatérialisme en lui-même, mais comment il procède dans le registre du connaître. La mise en scène antinomique, qui oppose matérialisme
à immatérialisme, fractionne les exposés en fonction des points débattus.
Aussi, même avec ce second traité, les incertitudes du lecteur en ce qui
concerne la suite donnée au « principe » de la connaissance humaine demeurent. Et comme Berkeley est très lucide, son Hylas lui-même le dit : la substance de ce qu’avance l’immatérialisme est bien réduite, s’il s’agit de compter, pour le savoir, sur les seules impressions sensibles. Car, depuis le Théétète de Platon, la philosophie a bien pris conscience qu’il est quasiment impossible de démontrer que « la science c’est la sensation ». C’est que, si telle
une chose m’apparaît, telle elle est pour moi ; alors toutes les propositions
qui énoncent un phénomène sont « vraies » ; mais « vrai » devient dépourvu
de sens, dès lors que tout énoncé est vrai ; donc la connaissance doit se fonder ailleurs. Et pourtant il ne faut pas démordre de la sensation, comme le
montre la fin du Théétète, car seule elle nous informe et nous donne le singulier, le particulier ; nul ne sait jamais que pour avoir vu ou senti ; et il faut
bien que ce soit de la sensation que sourde la connaissance. Nous soupçonnons que si Berkeley est assez discret sur la relation de la sensation à la
connaissance, c’est que c’est une question effectivement très délicate en ellemême.
Pour l’affronter, Berkeley recourt à l’opposition conceptuelle de l’immédiat
et du médiat. En effet, l’immédiateté est le signe caractéristique de tout senti.
« Les sens ne perçoivent rien qu’ils ne perçoivent immédiatement »3. Immédiatement, à savoir tout uniment et simplement, sans médiation, sans inférence. Et la proposition « les choses sensibles sont celles-là seules qui sont
immédiatement perçues par les sens » fait rengaine. Seulement que voit immédiatement celui qui regarde un tableau ? Du bleu ici, du vert là, des couleurs ici plus claires, ailleurs plus sombres. Autre chose est d’identifier un
plan lisse ou comportant des reliefs, de reconnaître que les couleurs composent ou non des figures, et éventuellement que telle figure est un portrait
d’homme, et que ce portrait-ci est précisément celui de Jules César. Il y a là
bien des degrés de « savoir », et l’on pourrait encore raffiner ; Berkeley
3
T.D.H.P, 1, 174
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avoue bien que la vue à elle toute seule, immédiate, qui n’est que ce champ
où coexistent des couleurs, ne « sait » ou rien, ou peu, ou guère, ou pas encore. N’est-ce pas tout ce qui est au-delà du champ coloré, qui appartient au
registre du « médiat », que l’on peut à proprement parler nommer connaissance ?
La connaissance compte sur l’immédiateté de la sensation, mais ne peut
manquer de n’être due elle-même qu’à certaines médiations, étant elle-même
secondaire ; à « certaines » médiations, disais-je, car aux bonnes médiations
qui constituent la connaissance doivent s’opposer les mauvaises, celles qui
nous laissent en réalité dans l’ignorance. Peut-être sur ce point-ci aussi le côté polémique de la démarche de Berkeley l’emporte-t-il encore. Si des sensations immédiates suggèrent à l’esprit quelque chose de médiat, il ne s’agit
pas, insiste-t-il, d’interpréter ce quelque chose comme une chose matérielle
dont la sensation serait un effet ou une copie ressemblante : « Vous voulez,
dit Philonous, que nos idées, qui seules sont immédiatement perçues, soient
des portraits des choses extérieures »4. Il ne faut pas chercher de ce côté-là,
car il nous fait quitter ce qui du moins existe et nous est donné (le senti) au
profit de quelque chose dont l’existence et la nature ne sont que supposées.
Le chemin de la connaissance est ailleurs.
Où passe-t-il exactement ?
2. Philonous parle de l’objet de la connaissance sous deux rapports, celui de
son existence et celui de sa nature. Mais le travail polémique déséquilibre les
exposés en faveur des questions d’existence : je ne suis pas sceptique, dit
Philonous, concernant l’existence des choses : « Qu’une chose puisse être
réellement perçue par les sens et en même temps ne pas exister réellement,
c’est pour moi une contradiction manifeste, puisque je ne peux séparer ou
abstraire, même en pensée, l’existence d’une chose de la perception qu’on en
a » 5. C’est de l’existence des choses senties, de leur réalité, qu’il est question, en particulier dans les lignes qui suivent et qui introduisent le verbe
connaître6 : « Le bois, les pierres, le feu, l’eau, la chair, le fer et autres choses semblables, que je nomme et dont je parle, sont des choses que je
connais. Et je ne les aurais pas connues si je ne les avais pas perçues par mes
sens ; les choses perçues par mes sens sont immédiatement perçues ; les choses immédiatement perçues sont des idées ; et les idées ne peuvent pas exister en dehors de l’esprit ; leur existence consiste donc à être perçues ; quand
donc elles sont effectivement perçues, il ne peut y avoir de doute sur leur
existence ». Connaître ici a un sens courant dans la langue : avoir senti ou
perçu, avoir rencontré dans son expérience quelque chose, donc savoir que
ce quelque chose existe, ou même en avoir entendu le nom. Quand nous demandons à une personne si elle connaît telle autre (dont nous citons le nom),
4
T.D.H.P., 1, 203
T.D.H.P., 3, 230
6
Philonous explique dans ce long discours qu’il n’est pas sceptique (1) concernant
la nature des choses (dont il a parlé en premier) puis (2) quant à leur existence : et
c’est le passage que nous examinons. (T.D.H.P., 3, 229 -230)
5
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elle sait qu’il lui suffit d’avoir entendu ce nom, ou d’avoir aperçu la personne en question une fois pour dire oui. Oui, je la connais, elle existe. Mais
elle peut, il est vrai, n’en rien savoir de plus. Il y a là le plus faible degré de
la connaissance.
Et connaître la nature de la chose ? « Je suis, dit Philonous, de la trempe ordinaire, assez simple pour croire mes sens et laisser les choses comme je les
trouve. A parler franc, je suis d’avis que les choses réelles sont les choses
mêmes que je vois et que je touche, celles que je perçois par mes sens. Ces
choses-là, je les connais, et, trouvant qu’elles répondent à toutes les nécessités et tous les desseins de la vie, je n’ai aucune raison de m’inquiéter
d’autres êtres inconnus. Un morceau de pain sensible, par exemple, me garnira l’estomac bien mieux que les mille morceaux de ce pain réel, insensible,
inintelligible dont vous parlez. De même je pense que les couleurs et les autres qualités sensibles sont sur les objets. Jamais de la vie je ne pourrais
m’empêcher de penser que la neige est blanche ou que le feu est chaud »7.
Bien sûr, Philonous dit : ces choses sensibles, je les connais. Mais en quel
sens de « connaître » ? Je sais qu’elles sont réelles, je sais que je peux parler
de mes perceptions (la neige est blanche, le feu brûle) parce que je crois mes
sens, et cela est de bon sens parce qu’utile dans la vie. Si tu vois la neige
blanche et crois qu’elle l’est, alors tu protégeras tes yeux pour n’être pas
ébloui ; si tu sens le feu chaud et crois qu’il l’est, alors tu t’en approcheras
avec précaution. C’est l’animal en nous qui croit ce qu’il voit ou sent et
oriente ses actions en conséquence. Cette seconde forme de connaissance est
tout à fait pratique, elle se constitue et sert au fil de l’expérience la plus quotidienne et modeste qui soit. C’est parce que vivre, c’est croire ce qu’on voit,
sent, entend, etc., et nous appelons cette croyance une connaissance. Ce second sens du mot connaissance est « pratique ».
Le premier sens du mot connaissance répond quasiment à la «connaissance
vague ou par ouï dire » de Spinoza, le second à la connaissance par expérience, valide au sein de l’expérience pratique, active.
3. Là encore, une personne exigeante pourrait dire à Berkeley : - « Oui, tu
vois la neige, tu sais qu’elle existe, tu la vois blanche, tu cours chercher tes
verres de soleil : mais que « connais-tu » vraiment de la neige, tant que tu
t’en tiens là ? Qu’est la neige ? Pourquoi est-elle blanche à tes yeux comme
aux nôtres ? » Berkeley va-t-il lui répondre : « - Je m’en tiens là ! Pas
d’observation de la neige, pas de recherche sur les cristaux de neige, pas
d’étude barométrique ; etc. Que la neige soit blanche me suffit ! Si je
m’armais d’un microscope8, si je cherchais la nature intime de la neige, et le
pourquoi de ses qualités sensibles, je m’engagerais dans la voie
qu’empruntent les matérialistes ! » Berkeley n’est-il pas en danger de dire
7
T.D.H.P., 3, 229-230
Notons au passage que pour Berkeley le microscope ne changerait pas fondamentalement les données : ce que le microscope permet de voir est un tout autre objet que
celui qui est vu à l’oeil nu, mais il reste du « visible » : la physique est une science
empirique.
8
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cela ? De couper court à la connaissance naturelle, ou à la physique, que
nous estimons souvent théorique ?
C’est parfois cette direction que prennent les propos de Philonous, en particulier quand il soutient qu’il nous suffit bien d’être affectés d’impressions
sensibles9 : « Et qu’avons-nous besoin d’autre chose ? Je vois cette cerise, je
la touche, je la goûte ; je suis sûr qu’un rien ne saurait être vu, ni touché, ni
goûté ; la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de mollesse,
d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous ôtez la cerise, puisqu’elle n’est
rien de distinct de ces sensations. La cerise, vous dis-je, n’est qu’un monceau d’impressions sensibles ou d’idées perçues par les différents sens ; lesquelles idées sont unies en une seule chose (ou reçoivent un seul nom) par
l’esprit ; parce qu’elles se montrent à l’observation s’accompagnant les unes
les autres ». La cerise est donc bien réelle, « sa réalité n’est rien d’abstrait de
ces sensations. Mais si par le mot cerise, vous voulez désigner une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, alors je l’avoue, ni vous ni
moi ni personne au monde ne pourrons être sûrs qu’elle existe »10. Ce passage montre encore que Berkeley insiste sans cesse sur la réalité et
l’existence de la chose sensible ; sur l’identification à faire entre une cerise
et un ensemble de sensations. Nous avons envie de dire qu’à ce niveau du
raisonnement, oui, nous pouvons dénommer une cerise, oui, nous pouvons
en reconnaître une, oui, elle est réelle.
Mais qu’en connaissons-nous ? Devrons-nous nous en tenir à une liste de
qualités, d’autant que c’est à chacun de les éprouver (le goût de la cerise
suppose un palais) ? La conception de Berkeley suppose qu’il n’est de
connaissance que celle où le sujet engage son corps, ses sens : connaissance
tout à fait empirique, de qualités très particulières, par rapport à laquelle les
« noms communs » représentent une prise de risque. Car s’agissant des cerises elles-mêmes, il y a tant de variétés que chacun peut avoir une expérience
locale, d’une ou deux espèces de cerises, dont les unes peuvent être jaunes et
les autres rouges, dont les unes peuvent être assez amères et les autres très
sucrées, les unes plutôt petites les autres plus grosses, etc. Même la constitution d’un genre comme « cerise » ne nous semble déjà plus exactement relever d’une évidence sensorielle stricto sensu11. Et si la neige dite blanche est
perçue rose à l’aube, ou bleue dans certaines de ses ombres portées, comment sais-je que la proposition de bon sens « la neige est blanche » est
9
Voir la toute première citation de cette étude.
T.D.H.P.,3, 213
11
Le début des P.H.K. suggère que, par rapport à un ensemble donné de sensations,
l’usage de la langue impose directement un nom de genre, comme « pomme » par
exemple. L’apprentissage d’une langue commence par la connaissance des noms de
genre ; et donc le moyen terme (entre le genre et l’individu) qu’est l’espèce
(comme : Golden, Grany, Canada, etc.) n’est directement pris en compte ni comme
ensemble de sensations, ni comme nom commun. (P.H.K., 1). Les noms d’espèces
font partie d’une langue apprise ultérieurement, plus savante à quoi doit correspondre une perception elle-même plus précise et attentive aux choses et ils engagent davantage une connaissance.
10
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vraie ? Pourquoi crois-je le savoir ? Est-il si sûr que ce soient nos sensations
seules qui nous donnent cette proposition générale ? Est-ce une affaire de
fréquence ? Est-ce un lieu commun que j’ai entendu si petit que je n’ai pas
pensé à vérifier quelles couleurs un paysage enneigé pourrait paraître avoir à
un peintre qui se donnerait la peine d’une observation précise ? Nous nous
surprenons si souvent à croire voir plutôt qu’à voir vraiment et simplement.
Berkeley confronte d’un côté un ensemble de sensations, d’un autre « un
nom commun ». Cela va-t-il de soi ? Les sensations elles-mêmes sont particulières, subjectives ; la chose sensible est d’abord un individu (cette cerise),
à la rigueur le représentant d’une espèce (c’est une Burlat) ; comment déjà
puis-je des sensations sauter au genre ? La prétention du nom commun,
« pomme » ou « cerise » à désigner une idée générale est un fait de langage
très simplificateur que Berkeley estime lui même plus pratique et utile que
porteur d’une connaissance de ce que sont les cerises.
En termes logiques : que j’aie dû voir, toucher, goûter, sentir des cerises est
sans doute nécessaire pour que je sois sûr qu’il existe des cerises, pour pouvoir les reconnaître et les connaître éventuellement. Mais l’inverse de cette
proposition ne peut pas être vrai : il est impossible que la connaissance se
réduise à la liste de ces sensations. Il doit s’agir aussi d’autre chose. Ainsi
même les noms de genre dans les espèces végétales, ainsi que la détermination des espèces supposent des critères moins grossiers qu’un ensemble de
sensations.
4. Berkeley sait pertinemment qu’un premier paramètre complique l’affaire,
car il prend le soin, surtout dans les Trois dialogues de l’expliciter. La sensation n’est pas une information pure sur la chose sensible, reçue tout uniment,
puisque justement elle est fait d’un sujet sentant et donc qui ressent ses sensations comme plaisir, comme peine, ou comme « neutre » sous ces deux
rapports. Ainsi, dit Philonous, la chaleur et la douleur sont toutes deux immédiatement perçues, en même temps ; et il n’y a là qu’une idée simple, autrement dit non-composée12, qui est « à la fois la chaleur intense immédiatement perçue, et la douleur. Par conséquent l’intense chaleur que vous percevez immédiatement ne diffère en rien d’une sorte particulière de douleur » 13.
Alors le contact sensoriel est indissociablement impression reçue et symptomatique de l’état de notre corps. Qu’est pour le sujet sentant un café trop
chaud ? Une brûlure. Une application de glace peut avoir le même effet.
Berkeley enracine la connaissance de la chose dans notre corps, dans le bien
ou le mal-être de celui-ci, dans les choix qu’il est amené à faire : éviter le
feu, les grands froids, ménager dans notre environnement une température
agréable à notre corps. De même sans doute le registre des goûts est-il traversé de ces trois possibilités : à un palais, à une langue, le sucré semblera
12
Que Berkeley parle dans ce passage d’une idée simple (à deux reprises) surprend
un peu son lecteur, parce que l’expression d’ « idée simple » est surtout employée
par Locke, ou en référence à Locke ; et si elle vient aisément sous la plume de Berkeley dans ses Notes philosophiques, il semble qu’ensuite il y renonce, ou quasiment, dans son souci d’éviter un jargon philosophique.
13
T.D.H.P., 1, 176
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doux, l’amer plaisant, l’acide rebutant. Là aussi ce que nous vivons est un
tout : autrement dit ce n’est qu’en pensée que nous distinguons l’acide du
désagrément violent que nous ressentons quand il touche la langue. Mais ces
connotations incessantes, par exemple de la température d’une chose (brûlante, chaude, tiède, froide) en termes de plaisir ou peine ou indolence (ce
qui signifie ici ce qui est neutre) constitue une grille elle-même assez généralisante, même si chacun a des goûts, et qui traverse les différents registres
sensoriels hétérogènes.
Une sensation dès lors, prise immédiatement, n’informe sur la chose sensible
(ou : ne dit la chose sensible) que par le biais d’un affect, d’un plaisir ou
d’une peine que le sujet prend à la sensation. Il n’y a pas de « pur » savoir
dans l’idée immédiate. « Nous sommes enchaînés à un corps, autrement dit
nos perceptions sont connectées à des mouvements corporels »14. Cela, Berkeley en fait lui-même tirer les conséquences à Philonous : une impression
sensible, une sensation ou idée, est peut-être une idée « simple », est sans
doute un tout concret, mais elle n’est pas « une » en tous cas : lorsque je déguste la cerise après l’avoir cueillie et mise en bouche, mes papilles m’en livrent le goût (idée reçue, qui me donne une qualité de la cerise) mais aussi
en même temps j’ai toute une autre suite d’idées, celle qui est liée aux mouvements de mes lèvres, à la conscience de la langue, à la mastication, à la
déglutition, à la texture et à l’humidité de la chair écrasée, etc. « Par la loi de
notre nature, nous sommes affectés lors de chaque altération qui advient
dans les parties nerveuses de notre corps sensible. Et ce corps sensible, à le
bien considérer, n’est pas autre chose qu’un assemblage de qualités ou
d’idées dont toute l’existence se réduit à être perçue par un esprit ». A une
suite d’idées qui énoncent les qualités sensibles de la cerise (qui peuvent relever des cinq sens) correspondent, comme parallèlement, une autre suite
d’idées qui concernent le corps propre, ses mouvements, ses activités, et que
Berkeley a l’habitude de mettre dans le registre du tangible. Et c’est cet ensemble de deux séries parallèles et connectées d’idées en somme qui sont
également ressentis sous un affect de douleur, ou de plaisir, ou d’une façon
assez indifférente. Peut-on dire que du plaisir et de la douleur il y a « idée »
ou « notion » ? Qu’importe en somme, mais l’affect de plaisir parfois se
donne dans une sensation vive, comme parfois le dégoût ou la douleur.
On peut légitimement dire qu’il y a trois choses connectées entre elles dans
la moindre sensation ou idée particulière « immédiate » : « le goût de la cerise » c’est une idée qui concerne la cerise, une idée d’une activité de ma
bouche ainsi qu’un vif plaisir. Jusque là nous n’avons toujours pas montré
que c’était vraiment une connaissance au sens fort du terme (ni de la cerise,
ni du corps propre, ni de nos affects). Mais ce vécu immédiat est une expérience complexe. Et l’on se demande si Berkeley ne devrait pas renoncer à
caractériser une sensation comme une « idée simple ».
En tous cas, cette analyse saisit toujours la sensation au sein du corps, de la
vie, de l’action.
14
T.D.H.P., 3, 241
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5. Comment Berkeley analyse-t-il la sensation en terme de connaissance ?
Deux choses sont notables 15 :
1/ Est avancée, comme explicative l’idée de Nature, qui englobe notre nature : la Nature se décrit comme instituant une « correspondance » réglée entre deux séries d’idées ou choses perceptibles immédiatement (comme le
goût de la cerise et les mouvements de la bouche). Cette correspondance entre séries d’idées, installée dans la succession et la simultanéité, tout entière
vitale, pratique, est une association analogue à celle d’un signifiant à un signifié au sein d’un signe. A chaque fois que l’idée de Nature apparaît chez
Berkeley, elle est précisée comme un langage. L’existence d’un langage est
indispensable à la constitution d’une connaissance.
2/ Berkeley établit une différence capitale entre la connaissance divine et la
connaissance humaine : « Dieu connaît, ou a des idées, mais ses idées ne lui
adviennent pas par les sens, comme font les nôtres. (...) Dans son esprit, nuls
mouvements corporels qui soient accompagnés de plaisir ou douleur ». Autrement dit, toute la description que nous venons de faire de notre sensation
« goût de la cerise » avec à la fois l’idée de ce goût même, ainsi que les idées
tangibles des mouvements musculaires de la langue et des mâchoires, plus le
sentiment de plaisir ne vaut pas pour comprendre ce qu’est l’idée de la cerise
que Dieu connaît. Seulement si l’on ôte le plaisir et les mouvements musculaires, le seul « goût de la cerise » restera-t-il à Dieu ? - Non. On peut se demander de même si Dieu « voit » ou « touche » la cerise, etc.- Non plus,
puisqu’Il n’a pas de corps. L’idée de la cerise qui est celle de Dieu est proprement pour nous inimaginable, puisque toutes nos idées sont des sensations données, et que Dieu n’a pas de sensations. En quel sens du mot
« idée » faut-il dire qu’il a des idées ?16 Or Berkeley tient dans ce passage
théologique des propos assez dangereux pour sa philosophie même. (Est-ce
parce qu’il concède trop en pensée aux adversaires de l’immatérialisme ?) Il
dit : « Dieu est un pur esprit (...) Connaître tout ce qui est connaissable est
certainement une perfection ; mais endurer, souffrir ou sentir quelque chose
par les sens est une imperfection. La première chose convient à Dieu mais
pas la seconde. » Il fait ici l’hypothèse d’une connaissance divine parfaite
sans aucune sensation ; et lui oppose l’imperfection de notre connaissance
toujours sensorielle. L’idée est banale. Or Berkeley avait pour originalité
d’avoir toujours lutté contre toute suspicion au sujet de notre incarnation,
contre les doutes au sujet des sensations, contre l’idée même d’un pur esprit
qui concevrait des idées indépendantes de toute origine sensorielle. Reconnaître l’imperfection de la connaissance humaine par rapport à la connaissance divine, n’est-ce pas pour le philosophe Berkeley pour partie déjuger
lui-même ses prémisses ? Dans l’Introduction aux Principes de la connaissance humaine (3), il plaidait pour l’idée que nous avons été bien dotés, que
c’est à nous d’employer correctement nos facultés, que la connaissance n’est
15
Nous restons dans le passage commenté de T.D.H.P., 3, 241.
L’équivocité du mot idée quand il concerne une créature et quand il concerne
Dieu serait radicale, un peu comme celle dont Spinoza donnait l’image en opposant
le chien, constellation céleste et le chien, animal aboyant.
16
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surtout pas hors de notre atteinte. Il plaidait en somme pour que nous ne
nous pensions pas sous l’idée d’imperfection. C’est cette concession à la
thèse convenue d’un abîme entre Dieu et l’homme, entre les idées de l’un et
celle de l’autre, la connaissance de l’un et celle de l’autre, qui a rendu dans
les Trois dialogues sa philosophie plus fragile et a précipité les questions
concernant les archétypes en Dieu 17. De fait, si Dieu, pur esprit, ne sent pas,
mais connaît parfaitement, est-ce l’archétype des choses qu’il pense ?
La question d’apprécier exactement ce que Berkeley met sous la notion de
connaissance humaine nous est une fois de plus renvoyée, non seulement
dans sa possibilité, et dans sa nature, mais même dans ses capacités et limites propres.
6. Il faut alors reprendre l’analyse là où nous l’avions laissée, à la sensation
ou idée ; ou aux assemblages de sensations auxquels nous attribuons un
nom.
Admettons que le Principe est « Exister c’est ou être perçu, ou percevoir » ;
et que nous devons nous fier à nos sens. Devons-nous en conclure quelque
chose comme : l’énoncé d’une sensation est toujours vrai ; c’est la première
connaissance, principielle, dont toutes les autres vont dériver ? Supposons
qu’il fasse jour, que je me tienne dans un pré et que j’ouvre les yeux. Je vais
dire : je vois l’herbe, le cerisier, une tour ronde au loin, le ciel et la Lune. Si
je dis ces choses si simples, est-ce que j’énonce ma sensation visuelle immédiate ? En fait, Berkeley ayant examiné la question dans la Nouvelle théorie
de la vision, a déjà expliqué que non : la sensation visuelle immédiate, ce
que je vois à proprement parler, n’est que « lumière et couleurs »18. Tout le
reste est interprétation de cette « peinture visuelle » grâce à l’expérience tangible qui lui a été corrélée depuis les débuts de la vie. Ainsi : ni la distance,
ni la grandeur des objets, ni leur situation ne sont proprement et immédiatement perçues par la vue. C’est seulement parce que les lumières et couleurs
sont constituées en signifiants d’un signifié tangible (appris par ailleurs dans
l’expérience) que nous pensons voir le sol, le ciel, un arbre, de l’herbe, etc.,
que nous leur attribuons des grandeurs relatives, une distance respective, une
situation dans l’espace. La vue comme sensation immédiate n’est ni vraie ni
fausse : elle est ; mais surtout elle ne sait rien d’elle même19. C’est seulement parce que nous avons, grâce à Dieu, établi une liaison significative entre des peintures visuelles et des images tangibles que notre vue nous donne
à voir et à savoir certaines choses : avec évidemment une marge d’erreur. Il
existe une langue visuelle.
Nous pouvons dire que la vision immédiate ne sait rien, mais que, une fois la
langue visualo-tactile constituée, elle croit savoir et nous permet de prévoir.
Autrement dit, j’ouvre les yeux. Et je vois que l’herbe est bien grasse, que le
17
Ce dont témoigne la correspondance que Johnson entretient avec Berkeley à la
suite de la lecture des T.D.H.P. (Cette correspondance est traduite par Geneviève
Brykman dans Berkeley : Oeuvres, t 2. )
18
Ce que je vois est seulement une diversité de lumière et de couleurs. (N.T.V., 103)
19
« L’esprit, par la médiation des idées visibles, perçoit ou appréhende la distance,
la grandeur et la situation des objets tangibles. » (N.T.V., 121)
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cerisier a telle hauteur et est à telle distance de moi, que la tour au loin est
ronde, que la Lune, quoi qu’il y paraisse, est très éloignée de la Terre : tant
que je ne bouge pas, tout ce que je vois est vrai pour moi de là où je suis. Par
ailleurs, tous ces jugements se montreront par la suite les uns vrais, les autres
faux, toujours à mes propres yeux. Parce que la tour est loin, je la voyais
ronde ; mais à mon approche, il devient manifeste qu’elle est carrée20. Il est
vrai par contre que l’herbe est grasse, que le cerisier est haut d’environ trois
mètres, etc. Répondant sur la question de l’erreur à Hylas, Philonous dit :
« Un homme ne se trompe pas en ce qui regarde les idées qu’il perçoit effectivement, mais dans les inférences qu’il tire de ses perceptions présentes. (...)
Si, à partir de ce qu’il perçoit en un endroit, il en vient à conclure que, en se
rapprochant de la Lune ou de la tour, il serait encore affecté des mêmes
idées, il se trompe. Mais son erreur n’est pas dans ce qu’il perçoit immédiatement et au moment présent (car il y aurait une contradiction manifeste à
supposer qu’il puisse se tromper à cet égard) mais bien dans le jugement erroné qu’il porte sur les idées qu’il appréhende comme associées à celles qu’il
a immédiatement perçues ; ou encore sur les idées que, d’après ce qu’il perçoit effectivement, il imagine qu’il percevrait en d’autres circonstances »21.
Les sens ne font pas d’inférences 22. Mais les hommes en font.
En fait nous ne sommes pratiquement jamais dans la situation d’un aveugle
opéré qui d’un coup, recouvrant la vue, vivrait pour la première fois ce
qu’est voir, juste voir ; immédiatement voir ; ou d’un homme qui accéderait
d’un coup à un monde d’odeurs, ou de goûts, etc. Seules ces personnes-là,
qui ont un jour l’expérience nouvelle d’un sens, auraient le pur vécu d’une
sensation « immédiate », et rien d’autre. En réalité, nous percevons tout en
être de langage, non seulement au sein de la langue visualo-tactile, mais aussi s’agissant des autres sens. A une idée d’un sens nous joignons comme sa
signification l’idée d’un autre. Nous ne connaissons plus la sensation immédiate. Nous sentons en êtres éduqués. Et donc nos perceptions sont pétries de
suggestions, d’inférences et de médiations. Ces termes dénotent la présence
des signes, l’intervention de la raison, de la réflexion et de l’expérience.
7. En somme une idée immédiate est ce qu’elle est, elle est vraie si l’on veut,
en un sens faible, subjectif, en tant qu’elle s’impose clairement à l’esprit qui
la reçoit (et qu’elle est effet de Dieu). Mais le travail de la connaissance
commence avec la confrontation des jugements de perception les uns aux autres : certains s’avéreront encore vrais (toujours pour un sujet qui perçoit) ;
d’autres seront infirmés. Tout cela est un processus lié à l’activité du sujet, à
ses déplacements, souvent aux instruments qu’il met en œuvre ; et en somme
il n’y a pas là de vérité définitive. Les jugements se succédant selon les positions du sujet, le savoir ne se stabilise que provisoirement, et au sein d’une
expérience finie, qui ne peut être exhaustive.
20
T.D.H.P., 3, 238.
T.D.H.P., 3, 192
22
« En vérité les sens ne perçoivent rien qu’ils ne perçoivent immédiatement, car ils
ne font pas d’inférences. » (T.D.H.P., 1, 174.)
21
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© CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses, 1999.
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Nous prenons l’idée immédiate pour un médium pour une autre idée (qu’on
peut dès lors appeler médiate). Il est rare en effet que nous y terminions notre attention. Par exemple, il est rare de regarder un tableau « juste » comme
une surface colorée : nous cherchons toujours à y reconnaître une nature
morte, ou un paysage, ou un portrait, etc. Notre perception est en quête de
sens. La sensation visuelle, dit Berkeley, « oriente nos pensées vers quelque
autre chose ». Ce quelque chose, dans le cas d’un langage uniquement sensible, peut être une idée d’un autre sens : j’entends un bruit, je dis qu’une voiture s’approche ; là où, sur le tableau, le bleu pastel s’estompe vers le blanc,
je dis que je vois le ciel rejoindre l’horizon. Ou alors ce peut être quelque
chose d’affectif, d’intime, de mental que je saisis : Je vois le pourpre monter
aux joues d’une jeune fille, j’y lis la honte. Je remarque un certain regard
appuyé et rêveur, et j’y déchiffre un désir amoureux.
Pour Berkeley, l’immédiat suggère le médiat d’abord grâce à l’expérience
(et donc à la mémoire qui est en nous d’associations semblables d’idées) ou
« grâce à la raison et à la réflexion » 23. Du premier registre relève la langue
visualo-tactile ; les autres signes sensoriels, mais aussi les signes naturels (la
fumée est le signe du feu). Il faut bien constater que l’expérience présentant
des répétitions dans les suites et associations d’idées, nous en cherchons la
grammaire ; de là viennent les règles, ou les lois de la nature. Par exemple
l’expérience m’apprend qu’au printemps, par un temps où à la fois le soleil
brille et il se produit des averses, il est probable qu’un arc-en ciel va apparaître. Nous pouvons anticiper à peu près où, la forme qu’il prendra, et nous savons quelles couleurs nous y verrons. Cet exemple montre une liaison ou
connexion stable d’idées. Nous constatons une « marche constante et uniforme de nos sensations »24. La connaissance par observation et expérience
devient science de la Nature quand nous savons lire et interpréter le pourquoi
et le comment de cette liaison d’idées. La connaissance physique au sens fort
est une lecture du « volume de la Nature » ; et l’établissement d’une
« grammaire » 25.
Nous pouvons alors parler d’une connaissance qui n’est plus seulement vague, ou qui n’est plus seulement pratique, mais qui, sous l’idée de langage26,
est une connaissance théorique, savante. Ce serait la troisième forme prise
par la connaissance27. Car autre chose est de reconnaître un arc-en-ciel, autre
chose d’en avoir vu fréquemment et d’en attendre l’apparition, autre chose
enfin d’avoir cherché et trouvé les bonnes hypothèses pour comprendre ce
phénomène.
23
T.D.H.P., 1, 204 - 205.
P.H.K., 72.
25
Expressions des sections 109 et 110 des P.H.K.
26
D’un côté nous qui sommes des esprits constituons des signes et des langues ; de
l’autre, la Nature elle-même est, comme ensemble de phénomènes, effet d’un Agent
divin qui est lui-même un esprit. D’esprit à esprit, la compréhension est possible.
Aussi la Nature est-elle comme un volume qu’un autre esprit aurait écrit, et que nous
pouvons déchiffrer.
27
Voir le milieu de notre §2 : la première est la connaissance vague ou par ouï-dire ;
la seconde la connaissance par expérience, ordonnée à la pratique, à l’action..
24
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C’est dans un passage de la Siris que Berkeley s’exprime le plus clairement
sur cette forme de connaissance : « Nous connaissons une chose quand nous
la comprenons ; et nous la comprenons quand nous pouvons l’interpréter,
dire ce qu’elle signifie. A strictement parler, le sens ne connaît rien. Certes,
nous percevons des sons par l’ouïe et les lettres par la vue : mais nous ne
pouvons pas pour cela être dits les comprendre. De même, les phénomènes
de la nature sont pareillement visibles pour tous ; mais tous n’ont pas pareillement appris la connexion des choses naturelles, ni compris ce qu’elles signifient, ni su comment prédire par leur moyen » 28.
Attention toutefois : Berkeley ne parle pourtant qu’avec certaines réserves
du savoir de la physique. Quand il dit « grammaire », il entend par là que les
lois de la nature sont comme les règles de grammaire, généralement valables, mais avec une liste d’exceptions. Berkeley pense que la Nature n’obéit
pas à des lois universelles, mais seulement générales, autrement dit dépendantes du domaine d’expérience qu’elles visent à expliquer.
La troisième forme de connaissance n’est pas une science « forte », mais
reste soumise à des limites. Pourquoi ? Nous devons faire un détour par le
savoir que nous avons des esprits pour en rendre compte.
8. La compréhension met en jeu les esprits. Aussi forte que l’immédiateté
des sensations ou idées en un esprit est l’évidence immédiate qu’un esprit a
de lui-même : L’esprit existe, il est actif.
Un autre savoir vrai, inébranlable, se constitue là : « Je sais (...) que moi, qui
suis un esprit ou substance pensante, j’existe, aussi certainement que je sais
que mes idées existent. De plus, je sais ce que je veux dire par les mots Je et
moi ; et je sais cela immédiatement ou intuitivement (...) » 29. Je sais que
j’existe et je comprends les mots « je » et « moi », ce qui ne veut pas dire
que je « me connais » (car un esprit qui dit « je » n’a pas de nature, ou n’a
pas d’idée perçue de soi, puisqu’il a conscience du fait qu’il n’est que dans
ses actions, perceptions ou passions). Nous sommes donc dans ce cas de figure en face d’évidences premières, qui entraînent une certitude absolue,
mais qui pourtant ne sont pas sources d’une science30 car en somme, s'agissant du « je », il n’y a pas de chose ou idée à connaître.
A rigoureusement parler, Berkeley estime que chacun a de son esprit une
« notion », et non une « idée ». Tandis que les idées ou choses sont passives,
inertes, les notions sont activités de l’esprit dont l’esprit ne manque pas de
s’apercevoir : percevoir, ou imaginer, ou se souvenir, ou raisonner, etc. Il
faudrait définir la quatrième forme que prend ici la connaissance comme une
« conscience certaine ». Le mot conscience n’est pas trop employé par Berkeley, mais dans ce contexte il lui vient sous la plume : « Combien de fois
me faudra-t-il répéter que je connais ou suis conscient de ma propre existence ; et que moi-même je ne suis pas mes idées, mais quelque chose
28
Siris, 253
T.D.H.P., 3, 231
30
J’appelle ici science la troisième forme de connaissance dégagée au § 7 : par
exemple la philosophie naturelle ou physique.
29
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d’autre, un principe pensant et actif qui perçoit, connaît, veut et opère sur les
idées. » (Trois dialogues, 3, 233) Cette conscience certaine comprend sans
connaître stricto sensu. Elle peut donc s’exprimer en un discours, mais non
se constituer en science. En somme si une physique est possible, une psychologie comme science ne l’est pas. Pourquoi ? Est-ce parce que cette conscience-là est sans cesse dans la présence à soi, le particulier, les changements
successifs, et n’est pas à même de constituer, du côté des notions,
l’équivalent de séries répétées d’idées ? Est-ce parce que chaque « je » va
manquer de justesse dans sa réflexion sur la conscience de ses propres actes ? Ou est-ce parce que cette conscience certaine reste privée, intime, et
non confrontable à celle d’autres sujets, de sorte qu’une expérience générale
ne se constitue pas ?
Une certaine appréhension des autres sujets ou esprits est pourtant effective :
« De mon propre esprit et de mes idées j’ai une connaissance immédiate ; et
grâce à eux, j’appréhende médiatement la possibilité de l’existence d’autres
esprits et idées. » (Trois dialogues, 3, 232) La médiation revient en
l’occurrence à une transposition par analogie de mon expérience à d’autres
êtres, dont les mouvements, actes, comportements, ou paroles me semblent
forcément être les effets d’un esprit qui comme le mien agit, reçoit, pense,
etc. Autrement dit la médiation fait intervenir une relation de causalité : je
sais que si je le veux, mon bras se lève ainsi ; et si je vois le bras d’une autre
personne se lever de façon analogue (non réflexe) j’en infère qu’elle l’a voulu : qu’en elle un « je » a été cause du geste que j’ai perçu. Si l’analogie
fonctionne dans ce sens, alors cette connaissance médiate des esprits reste
une projection ou une image de ce que je sais de moi-même ; et donc elle
n’est pas une façon de sortir de soi ou de sa sphère psychique.
Cela vaut pour ce qui concerne la conscience que j’ai d’autres esprits humains, et a fortiori pour celle d’autres vivants, ou pour celle de Dieu. « En
prenant le mot idée en un sens large, on peut dire que mon âme me fournit
une idée, c’est-à-dire une image ou ressemblance de Dieu, bien que, au vrai,
extrêmement inadéquate. Car toute la notion que j’ai de Dieu est obtenue par
réflexion sur mon âme, en exaltant ses puissances et en retranchant ses imperfections. (...J’ai) en moi une espèce d’image pensante et active de la divinité. Et bien que je ne le perçoive pas par les sens, j’ai cependant de Dieu
une notion, ou je Le connais par réflexion et raisonnement »31. Si nous appelions cinquième genre de connaissance la connaissance médiate des autres
esprits et en particulier de celui de Dieu, on peut dire que, même si elle peut,
elle aussi, se rendre certaine de l’existence d’autres esprits (car je ne doute
pas que d’autres vivants que moi pensent à voir ce qu’ils font) par contre,
elle est inférieure et dépendante du quatrième genre de connaissance et n’en
est en quelque sorte que la poursuite et le prolongement réfléchi mais aussi
très imaginaire.
J’en conclus qu’il n’y a aucune chance que puisse se constituer une psychologie scientifique (si elle supposait une expérience commune humaine des
psychismes) ni une théologie (au sens d’une connaissance de l’esprit de
31
T.D.H.P., 3, 232
Diot La perception Berkeley Roselyne Dégremont.doc
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Dieu). Ma notion d’un Dieu esprit n’est que trop l’image (rectifiée, bricolée
par moi) de la notion que j’ai du mien.
9. Or la difficulté de constituer une « psychologie » ou science des esprits rejaillit sur la connaissance scientifique et explique les limites que Berkeley
assigne à la physique.
En effet, nous ne constituerions pas une science de la Nature si les phénomènes ne se présentaient pas selon des suites répétées et répétables, donc si
nous n’avions pas la certitude que l’expérience existe, et que les connexions
ou liaisons d’idées obéissent à des règles. Mais ces régularités au sein de
l’expérience, qui nous permettent à nous vivants de nous repérer, de savoir et
prévoir, et donc d’agir, sont l’indice d’une Providence divine (tout autant
que le fait que nous soyons dotés d’une capacité langagière). Seule une intelligence a pu disposer ainsi un cours de la Nature, seule une bonté vraie a pu
avoir comme dessein notre vie, notre salut. Donc Dieu est un Esprit Agent,
seule vraie Cause du cours global de la Nature. Dieu est « l’Auteur unique et
immédiat de tous ces effets que les anciens païens et certains philosophes
sont portés à attribuer à la Nature... »32.
Mais cet Esprit de Dieu, pas plus le physicien que moi n’en pouvons prendre
connaissance. La physique serait vraie si elle était déduite d’une théologie
mais la théologie est impossible. Et de ce fait, nous ne sommes confrontés
qu’aux phénomènes (effets de cette Cause) et nous avons tendance à croire
que là où il y a « discours cohérent et grammaticalement correct de Dieu », il
existe des causalités mécaniques, jouant d’une idée à une autre. Il n’y a pas
de physique ou science de la Nature au sens où un Newton le croit parce que
la Nature n’est pas telle qu’on puisse la prendre pour objet et comprendre
seule : tout ce qu’on attribue à la Nature, causes, forces, lois du mouvement,
etc. ne peut se comprendre seul, ni à l’aide d’une langue mathématisée ; car
ce n’est que série d’effets de l’entendement et de la volonté de Dieu, qui
demeurent pour les hommes objets passivement reçus.
D’un autre côté, il faut aussi se souvenir que sont « garanties » les idées qui
se forment en un esprit humain : quand je vois la forme d’une cerise, quand
j’en touche la peau lisse, quand en la croquant j’en sens sur ma langue le jus
savoureux et le goût, je reçois passivement toutes ces sensations puisque je
n’y puis rien changer, j’éprouve du plaisir : elles sont le discours que Dieu a
voulu que ses idées tiennent à mes sens. Elles dénotent qu’en Dieu nous vivons et avons notre être. Les choses ou idées sont ses effets qui s’impriment
en mon esprit. Il ne saurait y avoir là de tromperie. Si un sens (seul) ne
connaît pas à strictement parler, il est pourtant le Principe d’où toute
connaissance part pour un esprit lui-même actif, doté d’entendement et de
volonté, incarné et sentant. C’est sur ce terrain que Berkeley trouve une raison d’être absolument confiant dans la connaissance humaine telle qu’elle
est, avec les caractéristiques que nous avons progressivement établies en distinguant au fur et à mesure de notre enquête cinq formes prises par la
connaissance. Certes nous sommes finis, mais nous pouvons compter sur les
32
T.D.H.P., 3, 236
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facultés dont nous sommes dotés pour progresser modestement dans la
chaîne des savoirs, avec beaucoup de prudence et de vigilance méthodique,
en particulier si nous nous gardons de laisser dériver notre langage vers les
abstractions, vers les signes qui ne désignent plus rien, si nous ne feignons
que des hypothèses qui peuvent prendre sens pour un corps sentant. Les
conséquences épistémologiques de ce que Berkeley a établi à grands traits
dans les Principes de la connaissance humaine et les Trois dialogues sont
examinées de plus près dans les dernières pages de la Siris.
Le lecteur attentif des Trois dialogues sera sans doute conscient, quand il
fermera le livre, qu’Hylas et Philonous n’ont pas parlé des mathématiques. Il
sera alors tenté de penser que le prix que paie l’immatérialisme pour son
sensualisme, pour son empirisme et son pragmatisme, c’est la mise à l’écart
des mathématiques et de tout ce que l’analyse des modernes apportait à la
physique. Cette impression, il lui faudra pour partie la corriger. D’un côté,
Berkeley fait cas des mathématiques : il attire l’attention de ses contemporains sur des problèmes de logique et de rigueur que pose l’analyse des modernes ; et il propose de comprendre les mathématiques comme sensibles et
pratiques. D’un autre côté, même s’il résiste à la mathématisation de la langue de la physique, Berkeley a été d’une lucidité prémonitoire en critiquant
très tôt les entités superflues ou fantômes dont la physique newtonienne ne
faisait pas l’économie : l’espace, le temps, le mouvement absolus, l’éther.
Mais tout le travail critique de Berkeley apparaît ailleurs que dans les Trois
dialogues : dans les Notes philosophiques, dans les Principes de la connaissance humaine, dans l’Analyste et le Du mouvement, enfin dans la Siris.
Et pour ce qui est de l’examen du Principe de la connaissance humaine, à
savoir qu’exister c’est ou percevoir, ou bien être perçu, Berkeley maintient
jusqu’au bout qu’il est fondateur de la connaissance :
« Mais après tout, Philonous, dit Hylas, quand je considère la substance de
ce que vous avancez contre le scepticisme, voici à quoi elle se réduit : nous
sommes sûrs que nous voyons, entendons, touchons : en un mot que nous
sommes affectés d’impressions sensibles. - Et qu’avons-nous besoin d’autre
chose ? répond Philonous. »33.
Roselyne Dégremont
Professeur de Première supérieure à Lyon
33
T.D.H.P. 3, 249
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