La peinture et la miniature persane : la place de la nature

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La peinture et la miniature persane : la place de la nature
La peinture et la miniature persane : la place de la nature Séminaire Territoires Esthétiques / mardi 04 février 2014 Chapitre 1 : HUMANISME / 1.1 la Nature / 1.1.1 la Peinture et la Miniature Maryam Mansouri / [email protected] Mon projet de thèse porte sur les espaces publics de sociabilité, et vise à définir ce qu’est un espace public humaniste sur la ville contemporaine de Téhéran. La question de l’humanisation des espaces publics à Téhéran forme aujourd’hui un enjeu national et culturel surtout chez les jeunes. La thèse qui est intitulée « l’humanisme, le caractère perdu de l’espace public iranien », semble cacher une nostalgie en prononçant l’humanisme comme un caractère perdu. Une tendance progressive émerge chez la population jeune à « adorer » les lieux / espaces traditionnels (architecturaux, urbains, paysagers, religieux, cultuels, etc.) plutôt que les espaces modernes. La peinture iranienne depuis les tous premiers siècles de cette civilisation, s’est inspirée des croyances mythiques et cultuelles, avant, et religieuses, après l’arrivée de l’Islam. Le « paysagisme naturel1 » étant fréquemment présent dans les représentations (peinture, miniature), fait partie indispensable du jugement esthétique des artistes et découle des croyances du peuple iranien. Le naturalisme et le rapprochement de l’homme à la nature ont émergé depuis la période antique dans les arts et l’architecture de l’Iran. La cours des maisons et les jardins, souvent représentés avec des ruisseaux, des oiseaux et des variétés végétales, reflètent à l’avis de nombreux experts, les « jardins d’Eden », le Paradis. Ce modèle de design de jardin est tout aussi présent dans les arts préislamiques d’Iran : des constructions à proximité des sources d’eaux et des espaces jardinés, telles Pasargades (tombe de Cyrus le Grand) et les quelques palais-­‐jardins sassanides2. Fig. 30 : Takht-­‐é-­‐Soleymân, Takâb – Iran. Constructions sassanides (IV-­‐Ve s.) comprenant une zone royale (palais, halles) le temple du feu Âzar-­‐Gôshnasb (zoroastrien) et des parties résidentielles. Le site étant un site religieux, a été aménagé au bord du lac naturel et au pied d’une montagne (d’où le panorama a été photographié) ; photo de l’auteur. Les iraniens prêtaient attention aussi bien à l’embellissement de l’intérieur qu’aux espaces extérieurs. Cette habitude est également reprise dans la peinture : les images représentant une scène d’intérieur, incluent souvent une ouverture (un fenêtre, une porte) vers l’extérieur qui permette de dessiner quelques éléments de la nature tel le ciel, un arbre ou une montagne dans l’arrière plan… (Fig. 27 et 28) Ainsi est-­‐ce la pensée iranienne, inséparable de la nature, qui embellit son milieu de vie avec les beautés naturelles3. 1
JAVADI Shohreh, « Le paysagisme dans la peinture de l’Iran », in la revue scientifique Bâgh-­‐Î-­‐Nazar, vol. 1, n° 1, printemps 2004, Centre de recherche Nazar, Téhéran, p. 25. 2 Op. cit. p. 29. 3 Op. cit. p. 30.
1 Fig. 27 à gauche : Monzar apprend à jouer aux échecs en présence de Anoushiravân, artiste inconnu, Shâhnâmeh de Baysonqori, 1429, Palais du Golestân. Fig. 28 à droite : Festivités en l'honneur du retour de Tamerlan à Samarkand, Zafar nâmeh-­‐ye Teymouri, 1528, Palais du Golestân. La miniature persane Diverses invasions des mongoles traversèrent la Perse aux XIIIe et XIVe siècles en laissant derrière elles une longue trainée de sang. Paradoxalement, les nouveaux maîtres mongols, se révélèrent tout de même d’authentiques protecteurs des arts. La dynastie des Timourides (1369-­‐1507) se caractérise par le mécénat de ses souverains dans l’architecture et les arts ; la période est si riche du point de vue culturel que l’on l’appelle la Renaissance Timouride. Nous connaissons un état semblable à celui-­‐ci en Europe : la Renaissance. C’est une période pendant laquelle le paysage émerge dans la peinture. Le paysage et la nature, d’abord « perçus » au travers des cadres de fenêtres des tableaux représentant des scènes intérieures, vont prendre une place de plus en plus importante jusqu’à occuper toute la surface de la toile. Voici pour donner un exemple, la cél !bre Tempête de Giorgione. Fig. 31 : La Tempesta (La tempête) Giorgio Barbarelli dit GIORGIONE. 1507 – 1508. Huile sur toile (H. 0.820 ; L. 0.73), Gallerie dell'Accademia, Venise. 2 C’est effectivement pendant cette période que le plus bel ouvrage jamais produit en Perse, « l’Anthologie » est créé : la peinture des scènes des manuscrits persans. Les travaux de cette époque contribuent pour une bonne part au charme du paysage naturel persan classique : comme l’aspect automnal du platane aux feuilles multicolores ou le mariage de la masse sombre du cyprès de Provence avec des arbres en fleurs roses ou blanches4. La miniature persane est un art de l’enluminure qui cherche l’illumination au sens soufi de terme. Ni pur décor, ni description littéraire, ni sec traité d’arithmétique, elle agit à la façon d’un répons poétique. Souren Malikian-­‐Chirvani, historien de l'art de l'Iran et actuellement directeur de recherche émérite au Département des sciences de l’homme et de société du CNRS est d’avis que « Pour l’Iran, le monde que l’Occident appelle « réel », n’est que la métaphore de la réalité supérieure du monde spirituel. Son art est un art du symbole qui ne décrit pas le monde matériel. Il transcrit visuellement les métaphores, dont l’énoncé en clair est livré par la littérature, qu’il suffit d’évoquer pour en saisir le sens5. » Profondément iraniens donc, les codes de cette esthétique de la splendeur renvoient à un temps millénaire d’avant le Coran. L’art de la miniature est intimement lié avec la littérature et la religion (les croyances, voire les cultes) puisqu’elle illustre toujours des livres, et tout spécialement ceux qui mettent en scène le glorieux passé de la Perse, devenu mythique. La peinture de manuscrit persan procède de la poésie qui la nourrit entièrement. Je cite par ordre chronologique les textes dont les instants les plus intenses ont été peints, miniaturisés ; et par là, ont contribués à cette « esthétique de la splendeur ». Autour dz l’an 1000, le Châh-­‐nâmeh (Le livre des rois), l’épopée cosmogonique fondatrice composée par le poète Ferdowsi, relate l’histoire des rois d’Iran depuis la création du monde jusqu’au dernier prince sassanide vaincu par les arabes en 637. Au XIIe s. le soufi Nezami, dans un livre de Cinq Poèmes d’amour, ensuite Saadi de Chiraz au XIIIe dans son Boustan (le Verger), ensemble de poèmes anecdotiques pour mieux méditer sur l’amour physique et mystique. Ce sont ces poèmes qui, pendant près de 500 ans, vont faire le lit de la peinture et inspirer les artistes miniaturistes. Nul artiste na jamais été aussi vénéré que « Behzad » dans le monde musulman. Avec lui, la miniature persane sort de son étincelante préhistoire pour inaugurer un âge d’or triomphant. Le XVe s. voit en effet un tournant de cet art qui va en faire un modèle indépassable pour toutes les écoles de peinture du monde arabe. Peut-­‐être serai-­‐il pertinent ici d’ajouter que pour les historiens du tapis d'orient, les miniatures sont une source de renseignements très intéressante : contrairement aux tapis, les manuscrits illustrés sont presque toujours datés sinon peut-­‐on déterminer leur âge par leur style. Ainsi, il est aisé de dater les tapis que les miniatures représentent. On prétend aussi que le motif actuel des tapis à médaillon aurait été dessiné au XVIIe siècle par les miniaturistes6. Afin de concrétiser ces dits, nous approfondirons sur quelques images assez caractéristiques parmi les miniatures iraniennes. À la moitié du XVe s. apparaît la Découverte de la Fontaine de Vie (fig. 29), une composition sobre, harmonieuse et savant qui marque peut-­‐être l’apogée de l’art persan7. Le sombre vert du gazon est émaillé de fleurs rouges et roses tandis que les rochers et le grand cactus de fond se détachent sur un ciel lapis. Le cours d’eau qui reprend sa source aux pied des rochers, disparaît plusieurs fois pour réapparaître. Excepté le groupe central, tout y est disposé asymétriquement. Nous retrouverons souvent cette combinaison célèbre dans les miniatures. Avec un paysage conceptuel, la Perse manifeste son amour de la symétrie et de la décoration qu’elle ne perdra jamais. On s’en rend tout particulièrement compte dans cette image (un Khawar-­‐Nâmeh, de Ibn-­‐Houssam richement illustré). Les nuages sont aussi peu réalistes, par les 4 SAKISIAN Arménag, « Le paysage dans la miniature persane », in Syria, Tome 19 fascicule 3, 1938, p. 282. MALIKIAN-­‐CHIRVANI Souren, cité dans : DAYDE Emmanuel, « Le paradis aux yeux crevés », in Art Absolument, n° 23, hiver, 2007/08, p16-­‐25. 6 GANS Jacques, « La miniature persane », in Torba, La revue du Tapis, 5éme année, 1/97, p. 4-­‐5. 7 SAKISIAN Arménag, « Le paysage dans la miniature persane », in Syria, Tome 19 fascicule 3, 1938, p. 282-­‐283.
5 3 couleurs, or et bleu dans un ciel d’ardoise par exemple, que par la forme ; la surface picturale est fermée, comme dans une tapisserie. Dans la scène du jardin, l’arrangement des masses est purement décoratif. Le cours d’eau a été superposé aux arbres et les personnages devancent le tout8. Les fleurs rouges et les deux canards ne passent pas inaperçus. (Fig. 18) Fig. 18 : Khawar-­‐Nâmeh de ibn-­‐Houssam : L’ange Gabriel annonce l’apothéose d’Ali (page détachée). Chiraz, vers 1480 -­‐ (H. 0,185 ; L. 0,22). Cambridge (Mass.), collection privée. Fig. 29 : La fontaine de vie. Herat, fin XVe s. – Ancienne collection d’A. SAKISIAN. L’image intitulée « Le rat sur l’arbre » est une miniature du XVIe s. Elle met en relation la partie intérieure d’une maison avec l’extérieur –le jardin ; par la fenêtre et la porte. Les cyprès ce Provence, l’arbre et les nuages sont visibles. Le mur de la maison est également couvert de motifs de plantes et d’oiseau imaginaire. Les habitants contemplent le paysage naturel. (Fig. 14) Je continue avec une autre catégorie des miniatures de la toute fin du XIVe s. Dans une Anthologie de sept poètes, copiés en 1398 par un scribe de Behbahān dans le Fârs, aujourd’hui au musée d’Art turc et islamique d’Istanbul (N° 190), ce sont douze miniatures figurent dont onze, sont des paysages sans figure humaine ; toutes possèdent les mêmes alignements de collines arrondies aux couleurs non figuratives (du pourpre, du jaune, du saumon et de l’orange) ; le même cours d’eau décrit son méandre au centre d’une composition très symétrique. […] Aucun autre manuscrit ne comporte que de purs paysages ; on retrouve néanmoins le souci de la nature dans les décorations de deux anthologistes réalisées en 1410-­‐1411, à Chiraz sans doute pour le gouverneur de Fârs9. (Fig. 12) Deux tiers de la peinture représentent des éléments naturels (une montagne, une rivière, un lac, des plantes, des oiseaux) dans une scène de coucher du soleil. Le paysage est peint d’une façon irréelle, poussant le lecteur à imaginer « le milieu idéal10 », peut-­‐être un paradis. La première double page de l’Anthologie Gulbenkian oppose le roi Khosrow, sur son trône, entouré de ses courtisans, aux prisonniers qui sur l’autre page, attendent d’être exécutés. L’image suivante est l’un des premiers exemples d’un fond d’or associé à un ciel bleu, l’une des inventions les plus personnelles et les plus grandes de la peinture persane. Les déserts couvrent une grande partie de l’Iran ; n’y-­‐a-­‐t-­‐il donc pas ici la marque d’un souci naturaliste, le souvenir du soleil qui brûle la terre dénudée où ne s’épanouissent que pour un court printemps des fleurs 8 9 Op. cit. p. 106-­‐109.
GRAY Basil, La peinture Persane, SKIRA Flammarion, coll. Les trésors de l’Asie, trad. Yves Rivière, Genève, 1977, 1ère éd. 1961, p. 69.
10 Javadi, p. 32. 4 éphémères autant qu’éclatantes11 ? Peut-­‐être s’agit-­‐il d’un deuxième aspect de l’importance de la nature chez les iraniens ; le premier étant les croyances cultuelles et religieuses. (Fig. 16) Fig. 14 : Livre des Merveilles du Monde (Aja’ib al-­‐Makhluqat) de Qazwini : Mangouste dans un arbre (folio 147 verso). Herat, 1613 – (H. 0,24 ; L. 0,16). Baltimore, Walters Art Gallery, w. 652. Fig. 12 : Anthologie : paysage avec collines (folio 26 recto) Behbahān (Fars), 1398 – (H. 0,217 ; L. 0,136). Istanbul ; Musée d’Art turc et islamique, N° 1950. Fig. 16 : Anthologie d’Iskandar : Prisonniers devant Khosrow (p. 47) – moitié d’une double page Chiraz, 1410. (H. 0,232 ; L. 0,146). Lisbonne, Fondation Gulbenkian. Les images qui viennent à la suite sont des scènes représentant des moments de la vie royale. En voici d’ailleurs les plus célèbres, nommées Festin Royal. Celle de gauche est une des dix-­‐sept miniatures du Châh-­‐Nâmeh copié par Mohammad al-­‐Sultani. Les couleurs sont d’une richesse et d’une intensité merveilleuses. Le dessin des personnages, les nuages, la végétation, les rattache à l’école de Chiraz. […] Le sujet est un festin royal dans un jardin ; ces pages semblent déborder d’énergie ; elles le doivent aux silhouettes inclinées des figurants et à l’attitude animée sinon violente d’un personnage de chaque feuille. La végétation luxuriante, les textiles aux ors et aux argents somptueux, composent un arrière-­‐plan qui rappelle la tapisserie12. (Fig. 1 et 13) L’image de droite représente le prince et la princesse installés dans une scène de prairie verte, avec des arbres fleuris, des nuages et beaucoup de fleurs. Il semble que le peintre a donné autant d’importance aux éléments de la nature qu’aux personnages peints13. Le ciel est peint d’un doré étrange, peut-­‐être est-­‐ce le moment du coucher du soleil, qui donne une ambiance romantique à la scène, étant donné que les miniatures persanes sont souvent accompagnés de la poésie (surtout romantique et mythologique). Voici un point très concret que nous remarquons tout de suite : les festins royaux en Perse avaient lieu dans les jardins et non dans les salles luxes des palais royaux. 11 Gray, p. 72.
12 Op. cit. p. 98-­‐99.
13 JAVADI Shohreh, « Le paysagisme dans la peinture de l’Iran », in la revue scientifique Bâgh-­‐Î-­‐Nazar, vol. 1, n° 1, printemps 2004, Centre de recherche Nazar, Téhéran, p. 32.
5 Fig. 1 à gauche : Châh-­‐
Nâmeh : Festin royal (page droite du frontispice) – Chiraz, vers 1444 – (H. 0,375 ; L. 0,275). Cleveland, Museum of Art, N° 45.169. Fig. 13 à droite : Châh-­‐Nâmeh : Festin royal (page gauche du frontispice) –Chiraz, vers 1444 – (H. 0,375 ; L. 0,275). Cleveland, Museum of Art, N° 56.10. Je continue avec deux autres peintures de scènes royales. Celle de gauche montre Barbad le musicien, s’arrange pour se cacher dans les branches d’un arbre au pied duquel le châh roi Khosrow Parviz s’est installé pour faire honneur à un savoureux déjeuner sur l’herbe14. Voici une fois de plus une scène royale au cœur de la nature. La scène représente une habitude royale : pique-­‐niquer. Le dessin s’est appliqué aussi bien à la nature environnante qu’aux personnages constituant l’histoire. Le paysage ne fait pas seulement l’objet d’arrière plan ; bien au contraire, en terme de nombre d’éléments, de qualité, de variété et de détails, elle attire l’attention et laisse remarquer des points : le musicien Barbad (rôle principal de la scène) est caché dans un cyprès de Provence – arbre symbolique dans les représentations persanes ; qui dépasse le cadre de l’image, un ruisseau serpente depuis le pied du cyprès jusqu’au premier plan de la miniature, la chaine de collines (montagnes) qui marque l’horizon du dessin descend jusqu’au premier plan, deux platanes (à gauche et à droite) ont poussés les racines dans le ruisseau. (Fig. 23) La miniature suivante est une scène de cour et représente Noushaba qui reconnaît Alexandre le Grand d’après son portrait15. Comme les exemples précédents, la scène est illustrée par un environnement naturel : montagnes à l’arrière, cyprès de Provence, arbres fleuris et fontaine et ruisseau d’eau à l’avant. Nous constatons que plusieurs activités sont en cours, un jardinier, les servantes de Noushaba, des sages assis aux pieds du siège, des courtisans qui transportent des choses, etc. Il s’agit d’un moment très ordinaire d’une vie royale qui a lieu en lien étroit avec la nature. (Fig. 24) La contemplation de ces images, toutes au cœur de la nature –naturelle ou jardinée ; très fleuries, colorées, illuminées et dans deux bonnes conditions climatiques, nous laissent penser que tous ces évènements ont eu lieu à un même moment de l’année, voire du jour. Nous sommes au printemps et peut-­‐être au moment du coucher du soleil. Le nouvel an iranien, calendrier solaire ; est un fact d’approbation de ces dits, ayant lieu au moment du passage de l’hiver au printemps et étant nommé Nowrouz : nouveau jour. 14 15 Op. cit. p. 53.
Op. cit. p. 80.
6 Fig. 23 : Barbad, le musicien caché : Planche 10 du manuscrit original du Châh-­‐Nâmeh, feuillet 731, recto, (H. 0,437 ; L. 0,017), Metropolitan Museum of Art, New York. . Fig. 24 : Noushaba reconnaissant Iskandar d’après son portrait : Planche 24 du Khamsa de Nizami, feuillet 48, verso, attribué à Mirza Ali. The British Museum, Londres. . Nous continuons et de nouveau, l’artiste nous introduit dans le monde privé de son protecteur princier. Ici, le cadre est jardin splendide : des fleurs, un p latane, une plateforme polygonale à carreaux, un étang, une fontaine, des canards qui jouent. Une foule de courtisans et de serviteurs profitent du décor. Il y a des amateurs d’échecs, de musique et de lecture ; les plus lestes montent aux arbres. Au milieu de tout cela, il serait facile d’oublier le sujet de la peinture : une conversation entre un père et son fils impatient qui demande et obtient un discours sur l’amour16. (Fig. 25) Nous résumons donc que les moments ordinaires et les habitudes royales ont fort souvent lieu dans la nature. Dans l’image de gauche un citadin va se promener dans la campagne pour ne plus penser à ses soucis. Lorsqu’il voit un jardin merveilleux, véritable paradis d’arbres fruitiers et des fleurs, il se précipite à l’intérieur, écrase sous ses pieds fleurs et rameaux pour cueillir avidement des pommes et des grenades17. Le jardin n’est pas familier aux citadins –gens qui ne sont pas de familles nobles, royales ; il s’agit d’un espace « sacré », pourrais-­‐je dire ; car l’image est intitulée « un citadin “profane” un jardin » en y pénétrant. Le jardin peint ici comme dans la plupart des autres miniatures comprend des cyprès de Provence plantés aux deux côtés du kiosque, un ruisseau serpentant, des platanes et des arbustes fleuris, ainsi qu’une colline sur la droite du cadre de l’image. Nous constatons au premier plan que ce jardin est clos par un mur de brique laissant un portail pour y entrer. Le portail est protégé par un gardien qui essaie d’éloigner un mendiant. Toute cette composition laisse penser plus profondément que le jardin n’est pas un espace accessible à la population est qu’il reste un espace consacré à la famille royale. (Fig. 26) Je retire des deux dernières images les locutions de « jardin splendide » et « jardin merveilleux », qui tissent tout de suite un lien vers « l’esthétique de la splendeur » décrite comme caractère de la miniature persane. 16 17 Op. cit. p. 103.
Op. cit. p. 116.
7 Fig. 25 : Discours d’un père sur l’amour : Planche 36 du Haft Awrang de Jami, feuillet 52, recto, Attribuable à Mirza Ali -­‐ (H. 0,342 ; L. 0,232). Freer Gallery of Art, Washington D.C. (46.12). . Fig. 26 : Un citadin profane un jardin : Planche 43 du Haft Awrang de Jami, feuillet 179, recto -­‐ (H. 0,342 ; L. 0,232). Freer Gallery of Art, Washington D.C. (46.12). . Ensuite, nous passons à toute une autre catégorie de miniatures : cette image la miniature du folio 16 verso du Kalila wa Dimna de Téhéran (fables d’origine indiennes traduits en persan au VIe s.) offre l’une des représentations animales qui font la gloire dulivre. C’est avant tout la qualité du dessin qui place cet ouvrage au-­‐dessus de tous les livres du début du XVe s. La scène délicieuse est rendue avec un soin amoureux du détail naturaliste : le singe gagne sans vouloir l’amitié de la tortue, car celle-­‐ci s’empare des figues qu’il laisse tomber dans l’eau, heureux du bruit de leur chute. L’eau, comme partout dans ce manuscrit, est traitée en ondulations aux crêtes frangées d’écumes. […] Le folio 61 verso est de toutes les illustrations celui dont le naturalisme est le plus poussé ; la composition est déjà dominée et contrôlée par le rythme répété de la découpe dentelée du rivage et des touffes vertes s’inclinant toutes vers la gauche18. (Fig. 17) Fig. 17 : Kalila wa Dimna : La fable du singe et de la tortue (folio 61 verso) – école timouride, 1410-­‐1420. (H. 0,118 ; L. 0,15). Téhéran, Bibliothèque de Goulistân. 18 Op. cit. p. 79-­‐80.
8 Voici les deux dernières images à ambiance surréelle : une scène de l’histoire d’amour impossible de Leila et Mejnoun (le fou). Dans la version du Nizamî (en 1494) de la miniature illustrant Leïla et Mejnoûn, la scène décrit la visite de Salim à Mejnoûn dans le désert où il vit en bonne entente avec les animaux sauvages : voici une histoire au delà du réel, B. W. Robinson suggère que l’auteur de cette miniature a dû avoir devant lui la version antérieure (à la John Rylands Library à Manchester) car il en a emprunté l’idée de la courbe du fleuve enserrant les figures assises 19. Une importance particulière est adressée à la nature dans cette représentation : il s’agit de l’espace, des détails et de la variété accordés aux éléments naturels (végétations, fleuve, collines, animaux, ciel) par rapport aux personnages, malgré leur rôle principal dans le déroulement de la scène de l’histoire. (Fig. 19) Fig. 19 : Khamseh de Nizamî : Mejnoûn parmi les animaux visité par Salim (folio 128 verso). Peint par un élève de Behzad, Herat, 1494 -­‐ (H. 0,17 ; L. 0,148). Londres, British Museum, Or. 6810. L’image suivante et d’ailleurs la dernière, décrit une scène de mythe. Zâl, fils de Sâm est élevé par l’oiseau mythique, le Simurgh (phénix) dans une aire de montagne20. Zâl sera lui-­‐même père de Rostam, héro légendaire du Livre des Rois. Son père Sam, qui à cause de son apparence inhabituelle (Zâl a les cheuveux blancs dès sa naissance) ne l’accepte pas dans la famille, l’emporte à la montagne. L’image transmet une sensation d’ambiance mystérieuse, un paysage enchanté et enchanteur d’après Souren Malikian, plantée au sein d’un milieu naturel : cascade de rochers roses, bleus et violacés qui s’abîme sur une prairie turquoise : couleurs surréelles. Une montagne qui héberge l’oiseau mythique, un pré avec des arbres et des fleurs colorées au pied de la montagne. (Fig. 22) Nous ressentons ici que quelque chose de surréaliste est réalisé dans une ambiance de nature. C’est peut-­‐être d’ailleurs l’inverse : la nature donne lieu à la réalisation d’événements et de créatures mythiques (tel le Simurgh). 19 Op. cit. p. 121.
20 CARY WELCH Stuart, Peinture iranienne, cinq manuscrits royaux séfévides du XVIe siècle, Chêne, trad. Robert Latour, Paris, 1976, p. 48.
9 Fig. 22 : Une caravane aperçoit Zal que le Simorgh nourrit dans son aire : Planche 8 du manuscrit original du Châh-­‐Nâmeh, verso, (H. 0,437 ; L. 0,017), Metropolitan Museum of Art, New York. Conclusion Après cet approfondissement sur ces quelques exemples de miniatures, nous constatons que les sujets en plein air et d’ailleurs même les scènes d’intérieur, traités par les miniaturistes persans ont souvent comme fond la nature. Dans un premier regard, semble-­‐t-­‐il que la nature n'est pas étudiée pour elle-­‐même, que les paysages ne sont jamais un art en soi ; qu’ils sont esquissés en arrière-­‐plan d'une scène, qu’ils servent de décor. Cependant, la répétition de quelques éléments laisse dépasser un rôle strictement décoratif pour transmettre une pensée symbolique puisqu’elle demeure répétitive : le cyprès de Provence, le platane, la montagne, l’eau dans ses diverses formes (ruisseau, rivière, lac, fontaine), les fleurs saisonnières, les animaux et les oiseaux. D’autre part, le déroulement des scènes événements en nature dans des conditions similaires – comme nous l’avons déjà évoque : toujours au printemps et souvent au coucher du soleil ; laisse remarquer une importance de la question des temporalités dans la relations des perses à la natures. Il s’agit d’un moment bien précis : le meilleur moment, le plus pittoresques des paysages, « le plus splendide de la nature ». Cette recherche pour détecter les traces de l’espace humaniste dans la miniature persane, aboutit à l’hypothèse que la nature accompagne les personnages principaux des scènes de poésies ou de contes dessinées afin de transmettre d’un côté un sentiment de réalité et de familiarité, et de l’autre, une ambiance surréelle, merveilleuse et mythique. Peut-­‐être d’ailleurs la juxtaposition du réel et du plus-­‐que-­‐réel démontre un désir d’atteindre l’inatteignable. Je cite ici que les persans manifestent un goût marqué pour le merveilleux, le monde magique : chez eux, le merveilleux crée un plaisir esthétique, les fait partir d’une histoire qui dépasse le réel, voire les croyances. Finalement, tout espace ayant le désir de démontrer une ambiance humaniste, laisse donc émerger la nature en lui. Il s’agit d’une « esthétique de la splendeur », que j’attribuerai comme un des caractères identitaires à l’espace humaniste iranien. Elle se présente elle-­‐même pour moi par cinq caractéristiques : 1.
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l’importance de l’espace fréquenté (jardin, désert, cours) ; le temps (saison, moment du jour) ; les motifs décoratifs (végétaux, animaux, oiseaux) ; l’activité des gens (amusements, pique-­‐niques, jeux, musiques) ; l’architecture (kiosques, pavillons, maisons à jardin). 10 Bibliographie CARY WELCH Stuart, Peinture iranienne, cinq manuscrits royaux séfévides du XVIe siècle, Chêne, trad. Robert Latour, Paris, 1976, p. 127. GANS Jacques, « La miniature persane », in Torba, La revue du Tapis, 5éme année, 1/97, p. 4-­‐5. GRAY Basil, La peinture persane, Art Albert Skira, Genève, 1995, p. 68/102/103/107/164/165. JAVADI Shohreh, « Le paysagisme dans la peinture de l’Iran », in la revue scientifique Bâgh-­‐Î-­‐Nazar, vol. 1, n° 1, printemps 2004, Centre de recherche Nazar, Téhéran, p. 25-­‐37. MALIKIAN-­‐CHIRVANI Souren, cité dans : DAYDE Emmanuel, « Le paradis aux yeux crevés », in Art Absolument, n° 23, hiver, 2007/08, p16-­‐25. SAKISIAN Arménag, « Le paysage dans la miniature persane », in Syria, Tome 19 fascicule 3, 1938, p. 279-­‐286.
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