Cuisine et identité macanaise

Transcription

Cuisine et identité macanaise
Louis AUGUSTIN-JEAN, Lusotopie 1998, p. 91-103
Cuisine et identité macanaise*
C
et article s’appuie sur deux postulats de base. Premièrement, que le
type d’aliments et ses modes de préparation sont utilisés par les
individus, à l’intérieur d’une société donnée, pour se démarquer
d’autres groupes qui la composent, mais aussi d’autres sociétés.
Deuxièmement, qu’au cours du temps, les emprunts à d’autres cultures et à
d’autres cuisines sont fréquents et donnent lieu à un processus
d’assimilation et de réinterprétation1. Ces deux constatations préliminaires
sont importantes dans le cas de Macao, où au moins deux cultures
totalement différentes (et donc aussi deux traditions culinaires totalement
distinctes) ont été amenées à se côtoyer. Ainsi, Macao offre le visage inédit
d’être à la fois une société à dominante chinoise (comme Hong Kong, où
plus de 95 % de la population est aujourd’hui chinoise) et un point de
contact où se sont rencontrées des influences portugaises et de divers pays
d’Asie (malaises ou indiennes, par exemple).
Du fait de cette prédominance chinoise, d’influences occidentales et
d’une expérience coloniale qui évoque immanquablement Hong Kong, il
paraissait intéressant à première vue de voir comment les populations
chinoises de Macao se différencient de celles de Hong Kong à travers les
emprunts culinaires que ces deux groupes ont pu faire à leur communauté
d’accueil (portugaise ou anglaise). En fait, le problème s’est rapidement
révélé beaucoup plus complexe en raison, d’une part, des influences
asiatiques qui viennent d’être signalées et, d’autre part, du fait que Hong
Kong sert souvent de modèle et de référent à Macao, y compris dans ses
pratiques alimentaires.
Une redéfinition du questionnement fut donc nécessaire – comment
différents groupes ethniques qui composent la société de ce territoire
utilisent la nourriture comme marqueur de leur identité par rapport aux
autres groupes et en vue de la réunification avec la Chine (1999). Trois
points seront successivement abordés. Premièrement sera dressé le
panorama culinaire du territoire, état des lieux intéressant pour cerner
certains problèmes auxquels on tentera ensemble de trouver des éléments de
*
1.
Cet article est issu d’une communication au colloque « Cuisine et politique », BordeauxTalence, 22-24 janvier 1998, organisée par l’Institut d’études politiques de Bordeaux et
l’Association française de sciences politiques.
Il est intéressant de remarquer à ce niveau que nombre de plats considérés comme
nationaux et servant de repères culturels vis-à-vis d’autres nations, doivent beaucoup aux
emprunts à d’autres types de régimes alimentaires. Par exemple, la pizza, identifiée comme
plat italien, doit son existence à l’adoption dans ce pays de la tomate d’origine américaine.
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réponses. Deuxièmement, sera détaillée la méthodologie de l’enquête qui a
été réalisée et, troisièmement, les principaux résultats en seront présentés.
Cependant, il est important de signaler dès maintenant que, du fait du faible
nombre d’entretiens réalisés, ce travail ne constitue qu’une phase de
recherche préliminaire et que les résultats obtenus doivent donc être
considérés avec prudence, même s’ils semblent crédibles et significatifs2.
Panorama culinaire de Macao : restaurants et styles alimentaires
Tout comme son voisin Hong Kong, Macao possède un réseau de
restaurants de première classe, de par le choix important que l’on peut y
trouver : variété des styles, large éventail de prix, possibilité d’ambiances,
etc. En plus de cette diversité, Macao a connu une mutation rapide de son
paysage culinaire qui, durant ces dernières années, s’est faite en suivant
deux lignes divergentes.
D’un côté, ce territoire – comme la plupart des villes du monde – a
expérimenté une tendance à la mondialisation et à « l’occidentalisation »,
tendance qui s’est souvent traduite par un phénomène de standardisation.
Macao a donc vu les fast food apparaître et se multiplier au cours de ces
dernières années : cinq MacDonald, plusieurs Kentucky Fried Chicken, un
restaurant Pizza Hut, etc. Cette vague de mondialisation se manifeste aussi
par la présence récente de restaurants qui s’affichent comme étant
occidentaux et où, à défaut d’y trouver une cuisine soignée, une place
importante a été accordée à la décoration. Cette tendance doit encore être
complétée par un élément original, dû à la proximité de Macao avec Hong
Kong qui exporte son « modèle ». Ainsi, les chaînes de restauration rapide
hongkongaises, telles que Maxim’s et Fairwood, ont été implantées, avec
succès, dans la colonie portugaise et proposent des plats chinois simples
mais aussi des sandwichs ou des hot-dogs. De même, les restaurants japonais
de sushi, où les clients, assis autour d’un tapis roulant peuvent choisir les
plats qui se présentent successivement à eux sont une adoption
hongkongaise, elle-même importée du Japon.
Cette nouvelle culture de la restauration rapide est donc extrêmement
dynamique et est composée d’un mélange de standardisation, d’« occidentalisation » et de « hongkonguisation », cette dernière correspondant à un
élément qui la différencie d’autres villes du monde. Cependant, ce qui fait
l’originalité réelle de Macao, c’est l’existence de la seconde tendance qui
marque avant tout le regard de l’observateur et modèle le paysage culinaire
du territoire. En effet, à côté de la domination quantitative (et logique) des
restaurants chinois, l’enclave se distingue par l’existence de restaurants
portugais ou macanais3 (ou encore, de restaurants mixtes portugais et
2 . À cet égard, je tiens à remercier plusieurs personnes qui ont rendu la réalisation de ce
travail possible. James Lee, grâce à sa connaissance ancienne de Macao et son intérêt pour la
question culinaire, m’a introduit auprès de plusieurs restaurateurs et m’a fait faire une visite
culinaire du territoire. Ensuite, des membres de l’Instituto cultural de Macau – notamment
avec Teresa Sena – m’ont communiqué la teneur de leurs recherches sur Macao. Enfin, les
questionnaires n’auraient pu être faits sans l’aide de trois personnes. Mlle Anthea Cheung, a
assuré la passation et la traduction de tous les questionnaires en cantonnais. Jean Berlie et
Isabel Morais ont distribué les questionnaires auto-administrés et ont été les garants de la
qualité de l’information obtenue.
3. Le sens de l’adjectif macanais sera précisé plus loin. Mais, le fait que ce terme soit inscrit sur
la pancarte ou la devanture de ces restaurants nous autorise à l’utiliser sans fournir de
définition préalable.
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macanais). Nombre de ces restaurants sont indiqués dans les guides
touristiques, ce qui a contribué à faire de l’activité culinaire l’un des
principaux éléments de promotion du tourisme (en dehors des casinos). Ils
sont aussi l’une des raisons de la venue de nombreux visiteurs hongkongais
durant le week-end, ce qui prouve bien que ce type de restaurants constitue
un élément d’originalité par rapport à l’ex-colonie britannique4. C’est dire
que l’intérêt sociologique que présente l’existence de restaurants portugais
et macanais, sans omettre, il va sans dire, l’intérêt économique puissant que
cette existence implique.
Cependant, il est important d’ajouter que ce n’est pas la présence en soi
de ces restaurants qui est intéressante (dans un territoire portugais depuis
plus de quatre cent cinquante ans, l’implantation de restaurants portugais
par exemple, ne semble, à première vue, nullement étonnante) mais, c’est
plutôt la date de la création de ces établissements. En effet, ce type de
restaurants n’est réellement apparu qu’à une date extrêmement récente, en
comparaison de la longue histoire de la colonie portugaise, puisque nombre
d’entre eux n’ont vu le jour que depuis la fin des années 1980 et le début des
années 19905. Ainsi, la première pâtisserie portugaise n’a ouvert ses portes
qu’en 19936, tandis que Riquexó, considéré comme le plus macanais des
restaurants macanais (et l’un des plus anciens) n’est apparu qu’en 19787.
D’autres restaurants, ont également été créés au début des années 1990 tels
que Litoral (portugais-macanais) en 1994.
***
Macao a bel et bien suivi et continue de suivre la tendance des autres
métropoles d’Asie et d’ailleurs, dans le sens d’une acceptation de la
restauration rapide de masse. Dans le même temps, l’influence de Hong
Kong se fait clairement sentir. Il faut encore signaler la présence évidente de
nombreux restaurants chinois. Bien que ces restaurants soient à peu près
identiques à ceux de Hong Kong, tant dans la cuisine proposée que dans les
habitudes de consommation, il est à noter certaines différences : une étude
plus poussée sur ce sujet montrerait qu’un certain nombre de ces restaurants
chinois ont subi l’influence portugaise et proposent dans leur menu de la
morue de même qu’une soupe typiquement portugaise accompagnée
d’huile d’olive8…
La spécificité portugaise et macanaise
Mais, à côté de ces éléments, ce qui fait la spécificité réelle de Macao,
c’est l’existence de restaurants portugais et macanais. De manière visuelle,
coexistent donc à Macao trois types différents de restaurants (à l’exception
de la restauration rapide) : chinois, portugais et macanais. La date récente de
la création des deux dernières catégories mentionnées pose évidemment une
énigme dont des éléments de réponse seront apportés en conclusion. De
plus, le terme macanais, en se distinguant de ceux de « chinois » et
de « portugais » démontre l’existence d’une catégorie spécifique qu’il s’agit
4.
5.
6.
7.
8.
Pour plus de détails sur ces restaurants, voir l’ouvrage d’A. DOLING, Macao on a Plate, a
Culinary Journey, Hong Kong, Roundhouse Publication (Asia), s.d.
Entretien, Instituto Cultural de Macao ; Annabel DOLING, op. cit.
A. DOLING, op. cit. : 107.
Ibid. : 62.
Je remercie Isabel Morais d’avoir attiré mon attention sur ce point.
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de définir et de mettre éventuellement en relation avec un groupe particulier
de population et son identité : les devantures des restaurants indiquent ainsi
clairement que l’adjectif « macanais » ne s’applique pas de façon uniforme à
tout ce qui se trouve dans l’enclave. Il renvoie, au-delà d’une simple définition, au problème de l’identité « macanaise », face à une identité « chinoise »
et à une identité « portugaise ». C’est donc sur ce terme de macanais et de sa
définition que l’enquête a été centrée, en rapport avec le thème alimentaire.
Méthodologie de l’enquête
L’enquête a cherché à cerner les habitudes de consommation alimentaire des habitants de Macao et leur perception des différentes catégories de
cuisines que l’on trouve dans le territoire. Comme cela va être montré, il n’a
pas été préjugé de l’appartenance ethnique des personnes interrogées dans
les questionnaires – ce qui aurait biaisé la réponse à la question de l’identité.
Quatre séries de questionnaires ont été élaborées, avec des objectifs
précis. Le faible nombre d’entretiens réalisés par série ne permet cependant
de ne dégager que des tendances en vue d’une prochaine étude, d’autant
que la fluidité du sujet et l’évolution rapide des pratiques alimentaires
incitent à réaliser ce type de recherches dans la continuité. Tous les
questionnaires ont été présentés entre les mois d’avril et d’août 1997.
Le premier type de questionnaire – ouvert – ciblait les restaurateurs et le
personnel travaillant dans les restaurants (cuisiniers, serveurs…). Il
constituait le seul qui s’adressait directement à des professionnels de la
nourriture. Sept questionnaires seulement ont pu être réalisés : quatre dans
la péninsule de Macao, deux dans l’île de Taipa et un dans celle de Coloane.
Cinq de ces restaurants étaient macanais, portugais ou portugais-macanais ;
le sixième (qui constitue d’ailleurs une exception) pourrait être défini
comme macanais-chinois tandis que le dernier était un petit restaurant
chinois de la péninsule.
Les questions portaient essentiellement sur la clientèle – locaux ou
touristes, groupes ethniques, etc. ; sur le genre de nourriture proposée par le
restaurant et sur des éléments de définition de chaque style alimentaire
présent à Macao (chinois, portugais, macanais) par opposition avec les
autres styles. En d’autres termes, il a été demandé de façon systématique la
différence entre les cuisines portugaise, macanaise et chinoise, et chaque
personne enquêtée devait justifier ses réponses en s’appuyant sur des
exemples précis de plats et de méthodes de préparation. Enfin, afin de
clarifier le concept de « macanais », il a également été demandé aux
personnes interrogées d’expliquer ce terme en dehors du contexte culinaire
et de nous dire si elles-mêmes se considéraient comme telles et pourquoi. Ce
questionnaire était supposé fournir l’avis de spécialistes face à celui
de « monsieur-tout-le monde », mais les propos recueillis n’ont pas révélé de
différences profondes par rapport à ceux de personnes averties, en tout cas
sur les thématiques de cette enquête.
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Les deuxièmes et troisièmes séries de questionnaires ont été adressées
au « consommateur moyen », d’origine, d’âge, de sexe et de profession
variés. La seconde série a été réalisée dans les restaurants9, tandis que la
troisième a été faite directement dans la rue, dans diverses localités. Les
entretiens, ouverts, ont été menés en Anglais ou en Chinois (Cantonais). Au
total, une cinquantaine de ces questionnaires ont été réalisés, l’absence de
budget ne permettant pas d’aller au-delà de ce nombre. Ce chiffre limité
explique pourquoi il n’a pas été fait d’échantillonnage. Cependant, une
condition préliminaire, qui avait été fixée avant les entretiens, imposait que
toutes les personnes interrogées devaient résider à Macao depuis au moins
un an. Ceci excluait donc les touristes (dont les Hongkongais) et les
personnes tout juste arrivées dans le territoire (telles que les Chinois de
Chine populaire, arrivés à Macao de fraîche date et qui pouvaient être
considérés comme n’étant pas encore réellement adaptés au contexte local),
mais autorisait des entretiens avec la plupart des Portugais arrivés moins
récemment pour travailler pour le gouvernement.
Malgré ces constatations, il n’a volontairement pas été tenu compte de
critères ethniques dans l’élaboration ou dans la réalisation des questionnaires, afin de ne pas induire de jugements subjectifs sur la qualité des
personnes, notamment par rapport à la signification du mot macanais. Par
contre, il a été introduit des paramètres plus objectifs pouvant fournir une
information sur la qualité des personnes : le lieu de naissance – Macao,
Portugal, Chine ou autre – ; la date d’arrivée à Macao ; la nationalité et la
date d’obtention de cette nationalité – portugaise ou non : le Portugal ayant
accordé la nationalité à la plupart des résidents de la colonie – ; le niveau de
connaissances linguistiques – langue maternelle, connaissance du chinois
(cantonais) et du portugais, au niveau parlé et écrit ; etc. Il était également
demandé ce qu’était, pour eux, un Macanais et si eux-mêmes avaient le
sentiment d’être Macanais (et pourquoi). Pour l’un et l’autre de ces
questionnaires, les personnes étaient interrogées sur leurs pratiques
alimentaires ainsi que sur leur perception et leur définition des cuisines
portugaises, macanaises et chinoises. La différenciation des lieux d’enquête
(restaurants – portugais, macanais ou chinois – ou, de façon plus neutre,
l’espace public) avait été considérée au départ comme un paramètre
susceptible de faire varier tant le genre de personnes interrogées (distinction
entre les personnes qui fréquentent les restaurants et celles qui n’y vont
jamais) que la nature des réponses, mais peu de différences ont été
constatées dans l’analyse.
Enfin, le dernier questionnaire était auto-administré. Chaque personne
était chargée d’écrire le type de plat (ou de snack10) et de boissons
consommés pour chaque repas et entre les repas, de même que le nom des
plats et ce, durant une période d’une semaine. Tous les deux jours au
maximum, un enquêteur venait contrôler la qualité des réponses fournies et
09. Il est à signaler qu’en 1981-82, plus de 44 % des dépenses de nourriture étaient réalisées
pour des repas pris à l’extérieur du ménage (FAO, Compendium of Food Consumption Statistics
From Household Survey in Developping Countries, I, Asia, FAO, 1993 : 88, (« Economic and
social development papers », 116/1).
10. La différence entre le « snack » et un repas régulier réside dans le fait que le repas est
constitué d’une suite structurée de mets pris à des instants particuliers, tandis que le snack
se consomme sans ordre ni moment précis (cf. A. RAULIN, Commerce, consommation ethnique
et relations intercommunautaires, Ministère de la Communication, 1988, et L. AUGUSTIN-JEAN,
L’alimentation de rue pour la population asiatique de Paris, Centre international de l’enfance,
Paris, 1991 : 17).
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demander des précisions si nécessaire. Les mêmes renseignements
signalétiques que précédemment ont été demandés (âge, sexe, profession,
nationalité, niveau de connaissances linguistiques, etc.). Ce questionnaire
était destiné à comparer les pratiques réelles des personnes au discours
général tel qu’il a pu être dégagé des séries de questionnaires précédentes.
Au total, douze personnes ont été interrogées de cette manière.
L’alimentation des populations à Macao
La méthodologie, telle qu’elle a été présentée, cherchait à répondre à
plusieurs types de questions. Premièrement, elle devait servir à montrer ce
qu’était la cuisine macanaise et comment elle pouvait être appréhendée par
rapport aux cuisines chinoise et portugaise11. Ceci impliquait aussi de cerner
quelle place cette cuisine occupait, tant dans les habitudes de consommation
que dans l’univers symbolique et mental des personnes interrogées. Puis se
posait la question de savoir si tel groupe de personnes (défini en fonction
des critères retenus du lieu de naissance, des connaissances linguistiques et
de la date d’arrivée à Macao) avait des perceptions différentes de ces
cuisines par rapport à d’autres groupes et si, de façon plus spécifique, il y
avait identification de la cuisine macanaise par l’un de ces groupes. Une
réponse positive à cette double question devait apporter des éléments
permettant de cerner ce groupe de population.
Comme on le voit maintenant nettement, la méthodologie adoptée dans
cet article – partir des habitudes de consommation dans le but de délimiter
un groupe de population – est à l’opposée de celle pratiquée habituellement
par les chercheurs travaillant sur le sujet. Ainsi, exemple caractéristique,
Ana Maria Amaro fabrique-t-elle une définition de toutes pièces de la
communauté macanaise avant d’analyser certains de ses comportements
sociaux (mariage, religion, etc.…) :
« Nous suggérons comme hypothèse le résultat d’une enquête auprès de deux
à trois mille personnes, dont les parents étaient, soit tous deux euroasiatiques, soit l’un euro-asiatique et l’autre chinois, l’un euro-asiatique et
l’autre portugais ou l’un portugais et l’autre chinois. Tel était le large éventail
des possibilités de notre définition du Macanais en tant que personne née à
Macao de culture portugaise originelle et d’ascendance locale »12.
Les dépenses alimentaires des familles de Macao
Il est clair que partir de l’alimentation pour cerner un groupe de
population peut paraître arbitraire. Cependant, deux raisons peuvent
11. La forme ouverte des questionnaires permettait de prendre en compte d’autres cuisines
(japonaises, occidentales ou d’Asie du Sud-Est par exemple), mais n’ayant été que très
rarement mentionnées par nos interlocuteurs, il n’en a pas été tenu compte dans les analyses
suivantes.
12. A.M. AMARO, « The Macanese : A Changing Society (Preliminary Results of An Inquiry) »,
Review of Culture, Macao, 20 (2e série, édition anglaise), juil-sept. 1994 : 218. Il est à noter que
cette définition demeure relativement imprécise, dans la mesure où un « Euro-Asiatique »,
même à Macao, n’est pas obligatoirement d’origine portugaise. D’autres définitions incluent
encore comme Macanais des personnes totalement portugaises mais nées à Macao : J. de
Pina CABRAL écrit ainsi, à partir d’un entretien qu’il a réalisé : « Fundamentally, being
Macanese is to be a native of Macao, but in order to interpret this community, the word includes
everyone who is born in Macao and has a Portuguese culture […]. What is certain is that, to find a
clear definition, we know that someone is Macanese or not through certain signs, certain ways of
being, a way of speaking, of thinking which fully identify him as a Macanese […] » (J. de
P. CABRAL, « The "ethnic" composition of Macao », Review of Culture, 20 (2e série, édition
anglaise), juil.-sept. 1994 : 232).
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justifier ce choix. Premièrement, l’alimentation est, à Macao, un marqueur
visible, comme on a pu le voir à travers le panorama des restaurants du
territoire. Deuxièmement, partir des pratiques alimentaires paraissait
significatif dans la mesure où la nourriture constitue le poste budgétaire le
plus important pour une famille moyenne. Selon des estimations fournies
par le gouvernement de Macao, les dépenses alimentaires représentaient
31,2 % du budget des familles pour la période 1993-94. Ce chiffre était
toutefois en baisse par rapport à la période 1987-88, où 38,4 % des dépenses
des ménages étaient dévolues à l’alimentation. Cette baisse ne semble
cependant pas significative dans la mesure où elle reflète plutôt
l’augmentation des dépenses dédiées au logement qu’une baisse en terme
réel de la consommation alimentaire : dans le même temps, la part dédiée au
logement est passée de 19,7 % (1987-88) à 26,4 % (1993-94)13. Au total, le fait
que près d’un tiers du budget des ménages soit consacré à l’alimentation
montre bien que la façon dont les populations se nourrissent est significative
de la façon dont elles vivent : la part importante que dépensent les ménages
pour se nourrir renforce donc l’intérêt de l’étude.
La domination de la nourriture chinoise
Les questionnaires laissent apparaître que, quel que soit le repas
considéré (petit-déjeuner, déjeuner ou dîner), les habitants de Macao
mangent beaucoup à l’extérieur de leur domicile. Cette tendance est
particulièrement marquée pour le déjeuner, mais de nombreuses personnes
interrogées prennent leur petit-déjeuner dans des fast food, dans des petits
restaurants chinois qu’elles appellent « cantines » ou sur leur lieu de travail
(la nourriture a alors pu être préparée à la maison ou achetée à l’extérieur)14.
Le repas du soir est davantage pris à la maison ou en famille, mais là encore,
les exceptions sont courantes. L’enquête du gouvernement de Macao, citée
précédemment, confirme cette tendance et signale que pour la période 197980, plus de 44 % des dépenses alimentaires des ménages étaient réalisées
dans des repas pris à l’extérieur du domicile15. Bien que des chiffres plus
récents ne soient pas disponibles, la tendance n’a vraisemblablement pas
changé depuis cette époque.
Dans leur grande majorité, les habitants de Macao mangent
essentiellement de la cuisine chinoise et ce, quelle que soit leur origine. On
fréquente les restaurants chinois à proximité de son lieu de travail à l’heure
du déjeuner. Les Portugais arrivés de fraîche date suivent généralement
cette tendance, comme l’illustre très bien l’exemple de Madame Martins16.
Arrivée de Lisbonne en 1995, Madame Martins travaille pour le gouvernement de Macao, et son mari est ingénieur au nouvel aéroport
international. De façon générale, elle déjeune dans les restaurants situés à
proximité de son lieu de travail avec une collègue et déclare que le choix de
ce restaurant dépend essentiellement de l’humeur du moment. Pourtant, en
approfondissant la réponse, il apparaît que le restaurant choisi est, de façon
13. DIRECÇÃO DE SERVIÇOS DE STATÍSTICA E CENSOS, Inquérito as despesas familiares 93/94, II,
Resultados, Macao, 1994 : 14.
14. Il est à noter que les populations chinoises, en même temps qu’elles mangent un bol de
nouille ou de riz peuvent consommer aussi du pain, de façon relativement courante. Ceci
dénote de façon claire une influence occidentale dans le mode d’alimentation des
populations chinoises de Macao.
15. FAO, op. cit. : 51.
16. Les noms des personnes sont fictifs.
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quasi systématique, chinois – c’est-à-dire que Madame Martins mange
chinois pratiquement tous les midis de la semaine, à la grande différence de
ce qu’elle faisait à Lisbonne. Les raisons de ce choix ne sont pas apparues
clairement, mais il est tout de même possible de fournir les éléments de
réponse suivants. Ainsi, il semblait a priori raisonnable de penser que ce
choix était en fait dicté par sa collègue, peut-être chinoise. L’argument n’est
cependant pas valable dans la mesure où cette collègue est décrite comme
étant macanaise (c’est-à-dire, dans le langage de cette informante, de père
portugais et de mère chinoise) et surtout parce que cette pratique semble
suivie par l’ensemble des Portugais interrogés – à l’exception d’un homme
habitant à proximité de son lieu de travail et dont le repas du midi est
préparé par sa bonne. En fait, une raison avancée fait apparaître que les
nourritures portugaise ou macanaise (cette dernière étant ici toujours définie
par rapport à la terminologie utilisée par les restaurants, sans référence au
contenu réel des plats) sont jugées trop riches et copieuses pour un repas du
midi. Un second argument, qui a été cependant moins développé, est
d’ordre économique – les restaurants portugais et macanais étant substantiellement plus onéreux que les restaurants chinois.
De façon claire, il y a donc une tendance au consensus autour de la
cuisine chinoise pour le repas de midi dans toutes les catégories de la
population présentes à Macao. Du fait de la portée limitée de cette enquête,
il est difficile de dire avec précision si tous les groupes de la population
mangent le même type de nourriture chinoise et vont dans le même genre
d’établissement ou s’il existe des différences sensibles. Notre sentiment va
vers la première hypothèse.
Ainsi, le menu est élaboré autour d’un bol de riz ou un plat de nouilles et
comprend généralement un plat de poisson (ou de fruits de mer). La
consommation de poulet et de porc est également extrêmement fréquente.
La pratique de manger des dim sum (petits plats souvent préparés à la
vapeur et servis dans des paniers en bambou) le midi n’a été que rarement
évoquée par nos interlocuteurs ou dans les questionnaires auto-administrés.
Cependant, la foule qui se presse quotidiennement dans les restaurants pour
consommer ce genre de nourriture donne à penser qu’elle est aussi
populaire à Macao qu’à Hong Kong ou dans la province du Guangdong. De
plus, la pratique traditionnelle du salon de thé – où les dim sum sont
consommés depuis le début de la matinée – renforce l’impression que les
populations de Macao – et avant tout les Chinois – sont demandeurs de ce
genre de nourriture. Même si les salons de thé sont actuellement en voie de
disparition, ceux qui existent encore affichent généralement « complet » – ce
qui indique que ce phénomène n’est pas lié aux goûts des consommateurs.
Une plus grande diversification pour le repas du soir
La différenciation dans la façon de se nourrir apparaît donc surtout pour
le repas du soir. En effet, quoique les populations de Macao dînent
fréquemment à l’extérieur, le repas du soir est d’avantage pris dans le
domicile familial et à la maison. Au niveau des populations chinoises, à
Macao comme à Hong Kong, la soupe est un élément important dans la
composition du repas, même si elle n’est pas consommée tous les jours :
comme le montrent les questionnaires auto-administrés, près de deux dîners
sur trois comprennent une soupe et la tendance est nettement accentuée
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lorsque l’ensemble de la famille est réuni. Cela rejoint d’ailleurs les
constatations faites par Cheng Sea-Ling sur Hong Kong17.
Au niveau des autres groupes de la population, les habitudes de consommation alimentaire apparaissent plus variées. Les Portugais, par exemple,
tendent à consommer davantage de la nourriture portugaise au sein de leur
domicile, généralement préparée par la bonne. Le mode d’alimentation
des « Macanais » a donné lieu à un développement particulier dans la suite
de cet article et sera mis en perspective avec la nourriture macanaise et avec
son mode de consommation.
La nourriture macanaise vue par les habitants de Macao : la question de l’identité
Les questionnaires ont montré que la totalité des personnes interrogées
était capable, sinon de définir la nourriture chinoise, du moins de citer un
certain nombre de plats chinois que l’on peut trouver à Macao : poisson à la
vapeur, dim sum, etc. De façon pratiquement similaire, la cuisine portugaise
est relativement bien identifiée, même si elle apparaît plus difficile à définir
pour les populations chinoises, qui ont parfois des difficultés à donner des
noms de plats. Par contre, la reconnaissance de la cuisine macanaise a donné
lieu à des commentaires variés qui demandent à être explicités. Il va être
montré comment le niveau de (re) connaissance de cette cuisine peut être
mis en relation avec la question de l’identité. Ceci permettra alors de mieux
cerner les termes de « Chinois », « Portugais » et « Macanais » qui, jusqu’à
présent, ont été employés sans donner de définition précise, en se basant soit
sur ce qui était écrit sur la devanture des restaurants, soit sur les
commentaires que les personnes en ont faits.
Ainsi, la première constatation que nous pouvons faire, c’est que de
nombreuses personnes ne connaissent, ou ne reconnaissent pas la cuisine
macanaise. À la question « qu’est pour vous la cuisine macanaise ? »18, elles
ont répondu selon deux directions qui se rejoignent. Dans le premier cas,
l’existence même d’une cuisine macanaise a été niée, ces personnes
répondant simplement qu’une cuisine n’existait pas à Macao. Dans le
second cas, la cuisine macanaise a été assimilée avec tous les types de
cuisines que l’on peut trouver dans le territoire, sans distinction particulière.
Les réponses ont été alors de ce type : « à Macao, il est possible de manger
des nourritures très différentes : chinoises, portugaises, indiennes, malaises,
japonaises, etc. La cuisine macanaise, c’est l’ensemble de ce qu’on peut
trouver dans le territoire ». Quel que soit le type de réponse fourni, il est
clair que l’existence même de la cuisine macanaise n’est pas reconnue par
ces personnes, qui peuvent être définies comme étant de langue maternelle
cantonaise, portant un patronyme chinois et ne parlant pas le portugais.
Même si la majorité d’entre elles sont de nationalité portugaise, ces
personnes peuvent être classées, sans doute possible comme chinoises. Cela
ne signifie bien évidemment pas que tous les Chinois se montrent incapables
17. Cf. CHENG Sea-Ling, Food and Distinction in Hong Kong Families, Hong Kong, The University
of Hong Kong, 1996, multigr. : chap. 3 (Master dissertation).
18. L’adjectif macanais pose une ambiguïté, dans la mesure où il n’est pas remplaçable par
l’expression « de Macao », mais introduit une autre dimension (qui est l’objet de cet article).
Cette ambiguïté le rend difficile à traduire en chinois. Ainsi, « cuisine macanaise » en
chinois a été traduit par « cuisine de Macao » ou « cuisine de style macanais ». La forme des
questions ouvertes permettait d’employer simultanément les deux expressions et aussi
d’utiliser le terme anglais « Macanese ». Aucune des trois expressions employées n’a montré
de différences dans les réponses.
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de définir la nourriture macanaise, et la présence de nombreux Chinois dans
ce genre d’établissement vient facilement le démentir. Cependant, cela
implique que la proportion de personnes qui ignore ce style de nourriture
est beaucoup plus importante dans ce groupe de population. Les réponses
apportées sont, de fait, assez surprenantes dans la mesure où de nombreux
restaurants macanais existent à travers tout le territoire et y sont
extrêmement visibles (il est vrai que le terme « restaurant macanais » n’est
jamais traduit en caractères chinois sur la devanture). Cette constatation est
encore plus surprenante si l’on considère que le temps que ces Chinois ont
passé à Macao ne semble pas améliorer un tant soit peu leur connaissance
dans ce domaine19. Il y aurait donc là comme une volonté, consciente ou
inconsciente, de la part des populations chinoises de s’identifier avec le
territoire en niant l’existence d’une identité autre que la leur. Ainsi, ces
personnes se sentent (légitimement) macanaises puisqu’elles habitent le
territoire et, pour certaines d’entre elles, y sont nées.
De la part des autres groupes de population, la connaissance de la
nourriture macanaise est beaucoup plus marquée. Dans ce cas, il faut donc
considérer maintenant, non pas la connaissance de la cuisine macanaise en
tant que telle, mais à la fois le degré de connaissance apportée sur cette
cuisine par les personnes interrogées et leur niveau d’identification par
rapport à cette cuisine. Avant d’entrer dans les détails, disons tout de suite
que si cette méthode ne permet pas de délimiter précisément la
communauté macanaise, elle fournit cependant des éléments pour en cerner
les contours : comme on va le voir, il demeure des incertitudes importantes
sur les marges.
Ainsi, il est possible de déterminer des niveaux différents dans la
connaissance de la cuisine macanaise. Le premier niveau correspond à une
connaissance générale, mais peu profonde ; les personnes ont alors des
difficultés à entrer dans les détails ou à fournir des noms de plats.
Lorsqu’elles le peuvent, elles citent généralement les noms que l’on trouve
dans les restaurants (le poulet africain – galinha africana – par exemple), mais
sont souvent dans l’impossibilité de décrire les modes de préparation et les
ingrédients20. La question de la différence entre la cuisine portugaise et la
cuisine macanaise, de la même façon, reste assez floue, mais il y a
néanmoins une insistance marquée sur le fait que la cuisine macanaise est
plus riche et plus « lourde » que la cuisine portugaise.
Par contre, à l’autre bout de la chaîne, certaines personnes sont capables
de fournir les noms de plats, les modes de préparation, les ingrédients et
même les moments dans l’année où tel plat doit être consommé. Par
exemple, monsieur Lopes nous a fourni la recette du diabo (littéralement, le
diable), préparé après une fête, où sont rassemblés puis frits avec de la
19. Cette conclusion, qui ressort de nos entretiens est peut être biaisée par le faible nombre de
questionnaires réalisés, et dans la mesure où les Chinois arrivés de fraîche date dans le
territoire sont beaucoup plus nombreux que les autres. Il est possible de penser que les
Chinois nés dans la colonie ont eu plus d’occasions de côtoyer les autres groupes de
population du territoire et donc d’entrer en contact avec d’autres types de cuisine. Ceci bien
entendu, n’est que conjoncture, et rien ne vient étayer cette hypothèse. Une autre hypothèse
consisterait à mettre en relation le niveau de connaissance de la cuisine macanaise avec le
niveau d’éducation ou la position sociale. Ainsi, Cheng Sea-ling, dans son étude sur Hong
Kong, note que l’ouverture vers d’autres types de cuisine augmente sensiblement avec le
niveau d’éducation ou la fréquence des contacts avec des populations non-chinoises (cf.
CHENG Sea-ling, op. cit).
20. Pour la recette du poulet africain, cf. A. DOLING, op. cit. : 118. Les ingrédients comprennent
notamment de l’oignon, de l’ail, du piment, du vin blanc et du paprika.
Cuisine et identité macanaise
101
moutarde tous les restes de viande de la fête. Généralement, les personnes
comme monsieur Lopes s’identifient avec la cuisine macanaise qui fait partie
de leur tradition, et ils conservent la mémoire de plats préparés par leur
mère ou leur grand-mère. De nos jours, cette cuisine n’est plus guère
préparée à la maison, à cause du temps très long de préparation qu’elle
demande, mais, elle a pourtant été complètement intégrée à la tradition.
Ainsi, renforçant son caractère spécifique et identitaire, une mythologie s’est
créée autour de la naissance de cette cuisine. À la question « Qu’est-ce, pour
vous, que la cuisine macanaise ? », l’une des personnes a donc répondu :
« Les Portugais qui sont arrivés les premiers à Macao étaient surtout des
hommes. Ils ont donc souvent pris des femmes asiatiques, malaises puis
chinoises et leur ont appris à faire de la cuisine portugaise. Le premier jour, ils
ont cuisiné eux-mêmes et ont montré les ingrédients, la cuisson, etc., à leurs
femmes. Le jour suivant, elles ont essayé de refaire le plat, mais comme il leur
était difficile de trouver certains ingrédients, elles ont innové et adapté par
rapport à la cuisine qu’elles savaient faire. C’est comme cela qu’est née la
cuisine macanaise ».
Que cette histoire corresponde à un fond de réalité ou non, elle est
significative de la manière dont ce groupe de population se perçoit, fier à la
fois de ses origines portugaises et de ses origines asiatiques diverses. Mais il
reste encore à voir si ce groupe possède une certaine unité. Sans ambiguïté,
la réponse est positive. Ainsi, ces personnes ont généralement un patronyme
portugais. Elles sont souvent nées à Macao, parlent le portugais et sont de
nationalité portugaise. De façon courante, elles parlent également le
cantonais mais sont souvent incapables d’écrire le chinois ; l’apprentissage
de cette langue s’est généralement fait par le contact quotidien avec les
populations chinoises du territoire (« j’ai appris le chinois dans la rue »,
nous ont affirmé plusieurs personnes). Enfin, il est important de signaler
qu’elles ont souvent un fort sentiment d’être macanaises, même si elles ont
parfois des difficultés à définir ce terme : pour être macanais, on doit en tout
premier lieu avoir le sentiment d’appartenir à cette communauté restreinte,
comme l’a affirmé un jeune étudiant macanais éduqué au Portugal, même si,
pour lui, le terme est non définissable par des mots.
Au total, ces personnes peuvent être considérées comme macanaises. À
travers le thème culinaire, il est donc possible d’identifier l’existence d’un
groupe de population particulier. Mais, il n’est pas possible d’en fixer les
limites avec précision. Cela tient au fait qu’il existe de nombreux cas
particuliers. Par exemple, certaines personnes qui possèdent les caractéristiques que nous avons définies ci-dessus ne se définissent pas – en tout cas
pas ouvertement – comme macanaises mais comme portugaises – alors qu’il
y a quelques années, ces mêmes personnes auraient dit sans hésitation
qu’elles étaient macanaises21. Cela ne veut pas forcément dire que la
perception qu’elles ont de leur identité a changé, mais signifie en tout cas
que l’image qu’elles cherchent à transmettre aux autres s’est modifiée22.
Autres cas particuliers, celui de Portugais de père et de mère, nés à Macao,
parlant le chinois et connaissant parfaitement les pratiques culturelles des
Macanais, notamment ce qui concerne la cuisine. Les questionnaires
montrent que certains d’entre eux se considèrent comme macanais, tandis
que d’autres revendiquent une identité portugaise. Le fait est qu’il est
21. Je remercie Jean Berlie d’avoir attiré mon attention sur ce point.
22. L’enquête n’a pas permis de connaître les raisons de ce comportement.
102
Louis AUGUSTIN-JEAN
difficile de les classer, et la simple connaissance qu’ils ont – dans ce cas, de
l’intérieur – de la culture macanaise ne suffit pas à les considérer comme
macanais (mais comme certains s’affirment macanais, on hésite à leur dénier
cette identité).
On le voit, la réponse à ces questions n’est pas exempte d’ambiguïté et il
n’est guère possible de trancher de façon définitive. Ce qui a néanmoins été
démontré, c’est que la nourriture sert de référent culturel et prouve
l’existence d’une communauté spécifiquement macanaise, à la jonction des
communautés chinoise et portugaise. Ainsi, l’adjectif « macanais », qu’il
serve à qualifier une cuisine ou une population, ne peut être appliqué sans
distinction à l’ensemble des nourritures ou des personnes qui se trouvent
dans la colonie portugaise. Il est en effet caractéristique que l’assimilation
du terme « macanais » à tout ce qui se trouve sur le territoire ne soit faite
que par des Chinois : tandis qu’ils se montrent souvent incapables de
reconnaître la nourriture macanaise, ils affirment eux-mêmes être macanais
et le justifient par le fait qu’ils habitent le territoire.
La visibilité tendancielle de l’identité macanaise
Avec cet arrière-plan, est-il possible d’expliquer l’apparition récente des
restaurants macanais et portugais dans la péninsule ? Cette question, on le
rappelle, a été posée au début, mais aucune réponse n’avait alors été
apportée.
La communauté macanaise, depuis le début, a toujours été placée entre
les Chinois et les Portugais. Ces dernières années, le pouvoir économique a
été majoritairement contrôlé par les Chinois, tandis que les Portugais
détenaient toujours le pouvoir politique. Pour la communauté macanaise, il
était donc possible de défendre ses intérêts en jouant de cette condition
tampon. Cependant, dans l’optique de 1999, le pouvoir politique doit
revenir une fois pour toutes à la Chine. Par ailleurs, la majorité chinoise se
considère comme macanaise, mais refuse de reconnaître l’existence de
populations macanaises « indigènes » – le fait qu’ils ne connaissent pas la
nourriture macanaise, visuellement marquée et facilement identifiable en est
une preuve. Il est donc plausible que les Macanais se soient sentis menacés
en tant que groupe spécifique et aient perçu le risque d’être absorbés. La
création récente de nombreux restaurants macanais serait une manière de
montrer, à l’extérieur, l’existence et l’identité de cette communauté (estimée
à environ 10 000 personnes dans l’enclave et à peut-être 60 000 personnes à
travers le monde). Sur le plan intérieur, la création de restaurants portugaismacanais serait un moyen de montrer l’attachement de cette communauté à
ses origines portugaises. En ce qui concerne les restaurants portugais, il est
aussi possible – mais cela reste une supposition – qu’il s’agisse pour certains
Portugais de manifester leur volonté de rester à Macao après le retour de
l’enclave à la mère-patrie, et à y jouer un rôle.
***
Le fait que le succès économique ait suivi ces créations de restaurants – et
notamment que le gouvernement de Macao utilise l’aspect culinaire pour sa
promotion touristique – montre que le pari pourrait bien être gagné par les
Macanais et que la communauté, en développant une visibilité, devienne
Cuisine et identité macanaise
103
finalement incontournable, bien qu’elle ne puisse plus compter sur l’arrivée
de nouveaux Portugais pour assurer son renouvellement partiel. Le thème
alimentaire est donc l’une des manières de montrer comment une
communauté affirme son identité et, au-delà, les enjeux auxquels elle est
confrontée – ici le défi de la rétrocession à la Chine populaire en 1999.
Bordeaux/Hong-Kong, 22-24 janvier 1998
Louis AUGUSTIN-JEAN
Université de Hong-Kong
<augustin@hkusua. hku. hk >
[Les sous-titres sont de la rédaction]

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