nothing hurts - Falk Richter
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nothing hurts - Falk Richter
Falk Richter NOTHING HURTS traduction d’Anne Monfort Cette traduction a été réalisée avec le soutien de la Maison Antoine-Vitez. enregistré à la SACD sous le numéro 137154 Personnages : Sylvana K., réalisatrice, experte en art vivant, avant, après et au sommet de sa gloire. Bibiana B., journaliste, une femme traquée. Le DJ. Le jeune homme. La femme. Des jeunes gens et des filles dans l’atelier Les survivants d’une soirée. Un grand espace vide, un hall d’aéroport, un atelier, une salle d’expo, une clinique, un lieu pour des corps épuisés, incapables de se calmer. Les différents décors peuvent aussi être créés par des installations sonores, toutes les scènes peuvent se mêler lentement l’une à l’autre, sans rupture et sans changement de décor, aucune didascalie n’est obligatoire. 1. L’hiver L’atelier, de nuit. Dans une pièce qui pourrait être son atelier, Sylvana tape un texte sur son ordinateur, le récite en partie, les mots s’affichent sur un écran ; autour d’elle, des jeunes gens et des jeunes femmes, qui mettent des disques, sont couchés, boivent, font l’amour, filment les objets présents dans la pièce, se filment (le film apparaît sur l’écran), s’approchent d’elle, la touchent, s’éloignent d’elle, disent le texte en même temps qu’elle, dansent et retombent à terre. SYLVANA : Oui, c’était l’hiver. Très froid, à l’intérieur et à l’extérieur, sans mouvement et… comme si quelqu’un m’avait arraché mon âme et…. et maintenant je me regarde en face, j’ai peur, ou bien, que l’explosion… Soudain quelqu’un me désigne en riant : “ Tiens, une épave ” - et je me mets à courir, je demande angoissée : “ Qu’est-ce que tu dis ? de quoi j’ai l’air ? ”. “ Tu n’as pas l’air d’aller bien. Mais ça ne fait rien. Ça va passer…. ” Une gaieté comme ça combat la peur… Ou bien le désespoir et le plaisir extrême se mêlent, pour exploser quelque part Je ne sais pas Que je dois me bouger, danser, sans cesse, ai dansé désespérément vite et, et, et…. et quand j’ai enfin trouvé le repos, ma tête bruissait de toutes les couleurs, comme un choc, une explosion, comment dit-on ? mais très très lentement, exploser très lentement. Non, dans ma tête vraiment rien ne se heurtait à un mur ; le bleu, le rouge alternaient : la musique coule, coulait, comment dit-on, qui d’autre était là. (“ I’d rather be in a soft place now and melt with the bodies around me, warm and soft bodies and music ”) que personne ne s’intéresse à moi, qu’en quelque sorte je me colle au mur, seule, négligemment – cool et tragique ou que je me colle par terre ? Et que mes énergies traversent mon corps et l’espace sans la moindre concentration – comme si elles voulaient se précipiter hors de moi, à travers moi, puis se débarrasser de moi. Je sens qu’il neige en moi et là, ce n’est pas une métaphore, non, là, je ne parle pas de métaphores, de la neige tombe en moi, et c’est très agréable, elle prend la chaleur, prend l’ardeur de mon corps, refroidit les blessures, elle gèle mon désir d’un autre corps pour quelque temps. Puis je suis couchée sur une sorte de banc et tous les corps auprès de moi sont merveilleux et c’est une menace, et parfois un regard diffus passe sur moi, tout le monde semble avoir mis ses yeux en mode regard lointain et perdu que l’on ne peut jamais voir l’espace et les hommes que comme un ensemble, comme pour la musique, tout coule. Il n’y a pas de quoi réfléchir. Pas de pensée. Pas d’information. L’échange d’information reste largement sans intérêt, l’important c’est qu’on rassure les amis d’une phrase ou qu’on les mette au courant : “ Je suis encore là, n’aie pas peur. ” c’est ce qu’on dit vraiment? “ et - comment tu te sens ? ” “ pourquoi la terre tourne-t-elle aussi vite ? N’arrêtez pas. Mais c’est agréable. ” “ en ce moment je ne peux rien dire. ” Soudain une voiture me roule dedans. Et il y a un choc, et quelqu’un m’aide à me relever en disant : ce n’est pas grave, il ne s’est rien passé, je t’entends encore respirer. Oui, cette nuit encore il faut que je me batte avec mon propre corps, que j’explose, que je saigne, que je sois blessée, que je m’entaille Aujourd’hui il faut que je me jette de moi-même contre un mur, encore une fois, ooh, j’y suis déjà couchée, hmmmmmmm Hmmmmm, on s’effleure doucement, hmmmmm ce serait bien de faire l’amour maintenant ou , pour parler franchement, ce serait indispensable, j’ai besoin d’un autre corps, maintenant, tout de suite, qui se heurte au mien et le fasse craquer brièvement, un choc si beau, lent, doux, agréable, hmmm, est-ce que cela pourrait craquer brièvement, mais il n’y a personne ici… hmmm, en se touchant lentement s’assembler l’un et l’autre en se touchant lentement reconstruire quelque chose, comme quelqu’un, quelque chose qui peut à nouveau nommer les sentiments qui traversent, qui le traversent, lentement, oui oui, lentement, qui traversent à la nage, car la chose qui voit depuis deux heures cette masse floue d’hommes qui rayonnent, qui les voit d’un regard intensément vide, qui perçoit quelque chose sans le poursuivre, qui voit cette masse floue d’hommes qui rayonnent à cause d’une réaction chimique, une masse d’hommes, dont l’un s’avance, trébuche, se rejette en arrière, a peur des yeux vides grands ouverts qui le fixent, qui veulent quelque chose, qui recèlent un désir, un désir sans but concret, un simple désir vide, qui se jette comme un fou d’une tache à l’autre, comme un être désespéré, étouffé, mais qui n’est pas malheureux, vite, comme un être désespéré ou très très heureux, rassemblé en lui-même, ou bien dissous, flottant librement comme…. Ce n’est pas mon corps d’hier. Non, ce n’est pas mon corps d’hier. Ce n’est pas mon corps d’hier. Je sens qu’il neige en moi, et là, ce n’est pas une métaphore, de la neige tombe en moi, et c’est très agréable, elle prend la chaleur, prend l’ardeur de mon corps, refroidit les blessures, elle gèle mon désir d’un autre corps pour quelque temps. Proches L’appartement, de nuit, entièrement rangé. Sylvana et Bibiana dans l’appartement de Bibiana, en arrière-plan un léger bruit d’ explosions et d’accidents, il s’agit des sons du film qu’elles commenteront par la suite. Un homme (l’un des DJs), couché sur un canapé, à moitié endormi, intervient parfois dans l’action. SYLVANA : j’aimerais bien qu’on soit proches BIBIANA : mais on est proches SYLVANA : je veux dire d’accord on est proches mais je veux dire mon dieu je veux dire proches proches vraiment proches proches d’une autre façon oui on est proches mais pas proches BIBIANA : mais on est proches SYLVANA : oui je sais mais je veux dire je ne sais pas je veux dire quelque chose d’autre proches autrement autrement bon dieu BIBIANA : tu veux dire qu’on devrait coucher ensemble ? SYLVANA : non je ne sais pas BIBIANA : mais ça, c’est déjà fait je veux dire je ne comprends pas ce que tu veux dire proches proches qu’est-ce que tu entends par “ proches ” ? SYLVANA : hé bien, “ proches ”, justement BIBIANA : “ proches ” comment ? SYLVANA : proches BIBIANA : proches SYLVANA : proches BIBIANA : proches ? SYLVANA : oui, mais proches autrement, proches, justement, pas “ proches ”, mais proches BIBIANA : pour moi c’est trop abstrait SYLVANA : proches BIBIANA : “ proche ” - désolée, pour moi c’est trop abstrait SYLVANA : c’est abstrait ? BIBIANA : oui, c’est abstrait SYLVANA : proche, c’est abstrait ? BIBIANA : ben, c’est abstrait, oui LE JEUNE HOMME : qu’est-ce qui est “ abstrait ” ? BIBIANA : ben, abstrait, justement LE JEUNE HOMME : comment, abstrait ? BIBIANA : ben, abstrait SYLVANA : proche, abstrait BIBIANA : être proches ? SYLVANA : proches BIBIANA : pour moi c’est trop abstrait SYLVANA : être proches ? c’est abstrait ? BIBIANA : ben oui, cette forme de proximité SYLVANA : laquelle ? LE JEUNE HOMME : mais explique concrètement BIBIANA mais elle n’y arrive pas LE JEUNE HOMME : mais explique simplement, concrètement BIBIANA : mais elle n’y arrive pas SYLVANA : proches proches proches BIBIANA : c’est complètement abstrait SYLVANA : bon BIBIA NA : d’accord SYLVANA : je t’aime BIBIANA : mais c’est complètement abstrait SYLVANA : j’aimerais tellement être proche de toi BIBIANA : oui SYLVANA : proche BIBIANA : oui, proche Sylvana hurle. Silence quoi ? SYLVANA : sais pas BIBIANA : quoi ? SYLVANA : sais pas BIBIANA fait un geste : tu veux dire, ça ? SYLVANA : sais pas BIBIANA : c’est ce que je dis, c’est complètement abstrait SYLVANA : proche BIBIANA : hmm. Long Distance Relationship Un aéroport, de nuit Des salles d’attente vides, des sonneries de téléphone portable, des bribes de conversation, sur un écran en arrière-plan, des images et des sons du film de Sylvana. BIBIANA : allô je il est quelle heure chez toi ? je pensais que peut-être maintenant et peut-être que c’est difficile tout simplement allô ? tu es là et tu ne décroches pas ? tu as peur ? peut-être que c’est tout simplement difficile de ne devenir qu’un ? on peut dire ça comme ça ? Allô, je pensais, euh…, tu es là ? mais tu avais, allô… Il y a un truc qui s’est cassé, et on nous a tous débarqués ailleurs Toutes mes affaires sont quelque part, Ailleurs, allô ? qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Mais tu avais dit que tu allais appeler, mais tu voulais appeler en tout cas, ou attendre au moins que je…tu as peur ? mais tu avais dit, à la même heure que d’habitude, qu’il fallait qu’on essaie tous les deux, tu voulais au moins me laisser un message, me dire où je peux te joindre ou à quel moment tu allais essayer de me joindre, pour qu’on puisse au moins se reparler avant que l’un de nous deux soit obligé de repartir, allô, mais qu’est-ce qui se passe ? oui, maintenant, je ne sais pas, évidemment, je ne peux pas non plus attendre toute la soirée, il faut que je reparte tout de suite, mais tu voulais, ils ne nous ont pas laissé sortir avant, tu as peur ? tout à coup on ne pouvait plus passer, ça criait, il y en a une qui a disjoncté, elle n’arrivait plus à retrouver ni son mari ni sa valise, tout avait disparu d’un coup, allô ? tu ne décroches pas ? elle s’est jetée sur la vitre en verre, c’était horrible, merde, je n’entends plus rien, là qu’est-ce qui se passe je n’entends plus rien allô, tu m’entends qu’est-ce que c’est que ça putain, merde , qu’est ce qui se passe tout à coup tout est mort ou quoi ? allô ? Mais décroche, bon Dieu, attends, je suis là, maintenant, et il faut que je reparte tout de suite, moi aussi, d’un coup c’est tellement silencieux, personne, absolument personne, absolument personne, ma peau se défait, putain, elle est pleine de fissures, de taches, il y a de minuscules blessures partout, comme si j’étais déjà morte ou presque, c’est atroce, cette chose là, ce corps bizarre, est-ce que tu pourras le retoucher un jour, sinon il va tomber en lambeaux, il est déjà en train de se détacher, il ne se reconnaît même plus, il se cache face à moi, c’est effrayant, où es-tu, bon Dieu, tu voulais pourtant me laisser un message pour dire où et quand on peut te joindre, oui, merde, maintenant je ne capte plus, et ensuite il n’y aura plus rien, allô, tu as peur ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit, tout d’un coup mais qui est à l’appareil ? 2. Crash to somebody, to myself, to the bloods, to the bones, and to count the bones Bibiana et Sylvana sont dans un studio d’enregistrement, devant un écran vide. Bibiana interviewe Sylvana. Le son du film commence par être léger, en bruit de fond, et s’amplifie jusqu’à intervenir dans l’action. Bibiana décrit et observe de moins en moins, elle finit par devenir partie intégrante du film. Peu à peu le film apparaît sur l’écran. BIBIANA : Dans votre nouveau film vous commencez par montrer, dans les dix premières minutes qui précèdent le générique, un jeune homme très beau avec une capuche et le visage, comment dire, assez intéressant, piétiné, et il ne cesse de taper ce visage contre la vitre d’une station-service, la nuit, et de demander au pompiste : SYLVANA : Euh, quoi ? BIBIANA : Oui, humm, enfin, il l’invite, en quelque sorte à SYLVANA : Ah ? BIBIANA : Exactement SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Oui, le film est assez émouvant, et aussi assez troublant, parce que vous montrez pendant des minutes entières ce jeune homme qui tombe et qui continue à essayer de monter le long d’une pompe à essence, qui glisse en bas, et on le voit alors qui essaie de remonter, pour se cogner la tête contre la vitre, avec un accompagnement musical indéfini, flottant, enfin, pas de la musique-musique SYLVANA : Oui, il désire un autre corps BIBIANA : Ah oui, et en même temps SYLVANA : derrière lui une voiture fonce au ralenti dans les pompes à essence Et des morceaux de gens volent en l’air BIBIANA : Oui SYLVANA : Oui BIBIANA : Oui, un buste de femme en feu, lancé contre la vitre de la caisse, a brutalement arraché le cerveau du pompiste et a projeté d’innombrables éclats dans son front et cela fait déjà un certain temps que le cerveau se répand sur la pompe toute entière quand le jeune homme glisse, toujours très lentement, très concentré, presque comme un insecte en sang, dont la carcasse intérieure SYLVANA : Les insectes ne saignent pas BIBIANA : explose, quoi ? SYLVANA : Les insectes ne saignent pas. BIBIANA : Ah oui, et qui se décompose lentement, encore à l’agonie, toujours en remontant le long de la pompe à essence SYLVANA : Alors il ne reste qu’une sorte de bave. BIBIANA : tombe, remonte, ah oui, c’est ça, il tombe, lutte pour remonter, en s’efforçant d’être plus concentré et de prononcer les choses correctement, pour demander : SYLVANA : “ S’il te plaît embrasse-moi, baise-moi BIBIANA : retombe SYLVANA : Prends moi dans tes bras, mais fais quelque chose de moi, je m’en fous, ce que tu veux, je m’en fous, mais s’il te plaît, prends moi dans tes bras. ” BIBIANA : mais il remonte lentement, il tombe, du sang coule de sa tête, derrière lui il y a les endroits les plus atrocement dévastés qui soient SYLVANA : Oui, ça, on l’a tourné en Yougoslavie. BIBIANA : et là, en gros plan, il chuchote très très lentement, je crois que le plan dure encore presque cinq minutes, comme si le temps était presque suspendu : SYLVANA : “ Prends-moi dans tes bras, cette nuit j’ai encore besoin d’un corps pour me cogner contre lui, j’ai encore besoin de quelques blessures, je cherche un partenaire d’accident ” BIBIANA : Oui, et c’est vous-même qui jouez ce jeune homme. SYLVANA : Oui BIBIANA : C’est d’ailleurs la première fois depuis longtemps que vous jouez vous-même dans un de vos films, SYLVANA : Oui BIBIANA : vous glissez en sang contre une pompe, en vous agrippant en vain, derrière vous il y a des accidents, des gens se cognent contre les murs, ils brûlent, leurs cris se mêlent jusqu’à devenir un fleuve de musique, puis reviennent de très nombreux gros plans du jeune homme, donc de vous-même, devenu incapable de parler SYLVANA : Oui BIBIANA : Oui, et ensuite on vous voit pendant une durée totale de quinze minutes vous mutiler en glissant et en remontant le long de cette pompe SYLVANA : Oui BIBIANA : et demander à des passants de vous frapper SYLVANA : Oui BIBIANA : et aussi, je crois, de vous violer SYLVANA : Oui, enfin BIBIANA : puis vous montez et glissez, vous vous blessez à force de frotter votre corps contre cette pompe à essence, vous vous mutilez ? les blessures qu’on se fait soi-même, c’est le sujet du film ? c’est possible de dire ça , c’est possible ? et tandis que vous mêlez des morceaux de corps éparpillés autour de vous avec les articles en vente SYLVANA : Oui BIBIANA : dans la station-service et euh oui SYLVANA : Oui, quoi ? BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Oui, quoi ? BIBIANA : Mais je pose juste une question. SYLVANA : C’est quoi ta question ? BIBIANA : Rien. SYLVANA : “ Rien. ” BIBIANA : Ça a l’air plutôt réaliste, ce qui se passe sur l’écran. SYLVANA : Oui. BIBIANA : C’était qui, ces passants ? SYLVANA : Ben, des passants. BIBIANA : Oui SYLVANA : Oui BIBIANA : Oui, ensuite il y a un flash-back. SYLVANA : Oui BIBIANA : Une télévision explose, face au poste il y a un homme d’un certain âge, assis sur une sorte de canapé en cuir, son visage est emporté par des éclats de verre, et se confond avec l’écran , en arrière-plan une jeune femme arrive, et elle frappe avec une batte de base-ball sur ce qui reste de ce corps masculin qui tressaute devant elle, une femme d’un certain âge hurle, elle est sous le choc parce qu’elle a reconnu la jeune femme, sa fille, vous donc, elle tente de fuir, est rattrapée par la jeune femme, par vous donc, son cri est étouffé par les coups de batte de base-ball, sa cervelle se répand sur le canapé, la jeune femme se penche sur elle et, euh, comment dire, elle commence une sorte d’acte sexuel avec le cadavre sanguinolent, SYLVANA : Non, elle est toujours en vie. BIBIANA : elle l’embrasse très doucement en la pénétrant, donc, euh, la fille dans la mère et, euh, elle frappe la tête de la morte contre le sol jusqu’à ce que la mère ne bouge plus, se laisse faire, et vous chantez tout doucement : “ Good bye to a perfect world ” SYLVANA : “ See you in a perfect world ” BIBIANA : Oui SYLVANA : Oui BIBIANA : Alors, tout explose autour de vous SYLVANA : Ben oui BIBIANA : La mère est “ jouée ” par votre propre mère et la caméra revient une dernière fois sur son regard vide, à la fin du film SYLVANA : Oui, le viol de la mère qui perd son sang et la recherche d’un autre corps près de la station service se déroulent quasiment en même temps BIBIANA : C’est un ensemble cohérent, l’un est la suite logique de l’autre ? SYLVANA : J’en sais rien. BIBIANA : Quelle sensation éprouve-t-on, dans un film, en arrachant la cervelle de la tête de ses parents à coups de batte de base-ball puis en les violant ? SYLVANA : Oui, enfin, elle ne viole pas le père, seulement la mère. BIBIANA : Oui. SYLVANA : Ben, c’est une sensation très particulière. BIBIANA : Oui. SYLVANA : Des deux côtés. BIBIANA : Oui. SYLVANA : Cela donne une nouvelle dimension à la relation qu’on a avec ses parents. BIBIANA : Oui. SYLVANA : Oui, enfin, c’était une tentative de travailler avec mes parents. BIBIANA : Oui. SYLVANA : D’autres questions ? BIBIANA : Oui, est-il possible de dire que, euh, qu’il s’agit d’expériences au cours desquelles les gens et leurs sentiments frôlent la limite de l’explicable, dans un domaine en quelque sorte où nul ne peut les suivre, enfin, où, où il leur arrive quelque chose, enfin, on peut dire ça ? S’agit-il, je ne sais pas, s’agit-il, peut-on dire que, s’agit-il aussi de chocs qui libèrent des énergies, et permettent aux hommes de sortir des structures, non ? Peut-on dire qu’ils se mettent eux-mêmes dans des schémas préétablis, grâce auxquels ils s’auto-détruisent – en quelque sorte, ils jouent leur propre rôle – ce sont des cobayes, ils s’auto-détruisent, ils se libèrent de structures qu’ils sont encore incapables de décrire, se libèrent de, que, enfin, on peut dire ça, non ? SYLVANA : Je crois qu’on peut dire tout ça. Tout. BIBIANA : Please, I love you, I want you, I need you, I am thinking about you all the time, kiss me, touch me, sleep with me, fuck me, don’t let me go, I love you I love you I love you I love you, don’t let me go, please, don’t let me go, I have been thinking about you all the time, every day, every minute, every second, even if I have sex with someone else I only have you on my mind, you are so beautiful and strong and free and sensitive and sexy and cool and intelligent and talented…I need you. Sur la bande-son on entend des accidents, des ambulances, des cris, des sirènes, des bruits d’hôpital, peu à peu des images apparaissent sur l’écran, encore floues. SYLVANA : Je rêve de chocs les uns contre les autres, je veux te retrouver dans un moment d’explosion, je veux partager avec toi l’ambulance qui nous mène à l’hôpital, un jour d’été brûlant à cinq heures de l’après-midi j’attends les voitures à un carrefour isolé en bordure de la forêt, et je bondis hors des fourrés pour me jeter devant une voiture, ta voiture, je me cogne à la vitre, traverse l’air pour me retrouver sur ta voiture vingt mètres plus loin, je heurte ton corps, je suis propulsée en arrière, je freine, je traverse la rue en dérapant jusqu’à m’arrêter complètement, ta voiture est dans un fossé entre deux sapins, BIBIANA : le garçon qui se trouvait être de permanence était inexpérimenté, anxieux, il pleurait pendant qu’on nous menait à l’hôpital, nous tenait la main, j’ai demandé : quelle distance mes os ont à parcourir pour sortir de mon corps, pourquoi est-ce que le sang ne coule pas de ma tête, où vont tous ces boyaux qui sortent de nos blessures, est-ce que quelqu’un va m’aider, est-ce que je vais passer le reste de ma vie comme ça, tous les sens en état d’alerte, en état de choc, où tout, le moindre bruit, est net et précis, et où ma vie coule hors de moi, SYLVANA : les roues continuent à tourner dans le vide, tout continue à tourner dans le vide, jusqu’à ce qu’une équipe de deux jeunes médecins nous emmène à la clinique, on nous a accrochées sous la même perfusion dans l’ambulance unique du village, dans une pièce pleine de machines du petit hôpital, tout était froid, bleu et vert, et on tremblait, le médecin-chef s’est approché rapidement, suivi de trois infirmières, le visage plein d’angoisse et de gravité :“ Toujours les mêmes ! ” BIBIANA : encore et toujours et encore et toujours différemment, à chaque fois c’est un point de vue différent, un nouveau rythme, en couleur, et avec de nouveaux personnages qui apparaissent et disparaissent. SYLVANA : Et pourquoi ces draps sont rouges ? BIBIANA : Oui, pourquoi ces draps sont rouges ? SYLVANA : Il tremblait, pleurait et nous serrait la main plus fort. Bibiana apparaît sur l’écran, c’est maintenant un personnage du film. Autour d’elle, il y a des accidents, des gens qui perdent leur sang, elle cherche désespérément quelque chose. BIBIANA : Mais où est ma carte bleue, où est ma barrette, s’il vous plaît, où est mon rouge à lèvres, tout était là il y a deux minutes, j’avais tout dans la poche de mon pantalon, à moins que ? à moins que non ? hé ho, hé ho, vous êtes qui, là ? qui êtes-vous ? vous n’avez pas le droit de raconter ça à ma mère, s’il vous plaît, ne lui racontez pas, elle va me tuer si elle apprend ça, mais où est ma carte d’étudiant et ma carte orange, ma carte orange, ma carte bleue, ma carte bleue, ma carte de vidéothèque, mon code secret, hé ho ? pourquoi personne ne m’écoute, là ? j’ai oublié mon code secret, mais où est ma carte de train, hé ho, ma VISA, la carte du club de gym, où est ma carte de membre, je suis une habituée, alors vous me reconnaissez, vous vous rappelez qui je suis, hé ho ? mais où est mon rouge à lèvres, hé ho, mon portable, où il est ? qui est-ce qui l’a maintenant ? mais où est mon peigne, ma barrette, ma mère va me tuer, quand elle va s’en apercevoir, s’il vous plaît, ne lui racontez pas. Et mon mec ? Où est mon mec, il était là, j’avait tout là, dans la poche de mon pantalon, dans mon sac à dos, mon mec il était là, quelque part au fond de mon sac à dos, dans mon porte-monnaie, ou bien dans la poche de mon pantalon ? où il est ? et où est mon code secret, merde, où c’est tout ça, où est ma carte de vidéothèque, ma carte de membre, où c’est tout ça, là ? j’avais tout là, dans la poche de mon pantalon, où est mon porte-monnaie, mon argent, tout était dans la poche de mon porte-monnaie, est-ce que vous pourriez me donner mon rouge à lèvres, s’il vous plaît. Sylvana apparaît aussi à l’écran, et s’y voit de plus en plus calme, malgré ses blessures visibles. SYLVANA : Mes yeux ne bougent plus, et je crois, oui, je crois, c’est agréable, très très agréable, très agréable, un tel, un tel calme c’est très très agréable, un tel calme, si rapide, une telle chute, si rapide, si calme, si rapide, hmmmmm. Mes yeux ne bougent plus, et je crois, oui, je crois, c’est agréable, très très agréable, très agréable, un tel, un tel calme c’est très très agréable, un tel calme, si rapide, une telle chute, si rapide, si calme, si rapide, hmmmmm. 3. Chill-out Une grande pièce rouge où des gens sont couchés, bougent très très lentement, s’effleurent, ils s’interrompent à chaque mouvement, se lèvent, dansent, tombent, se parlent, restent allongés, cherchent quelque chose, s’agrippent et se collent les uns aux autres. Il est environ huit heures du matin, les derniers survivants de la soirée sont allongés dans la pièce, deux DJs (le jeune homme et le DJ) mettent leurs disques les plus rares, chacun tente d’obtenir un meilleur son que l’autre avec ses platines, une femme danse seule sur la piste. En arrière-plan, un poste de télé diffuse une interview de Sylvana. SYLVANA/ POSTE DE TELE : Je crois que pendant toute l’année, on était tous allongés sur une sorte de banc ou un genre de canapé ? on se levait un peu, on courait un peu, on se disait quelques mots, on se regardait, on retombait par terre, on écoutait, on n’écoutait pas, oui, je crois qu’on pensait beaucoup, et, oui, on arrivait quelque part, oui, quelque part, c’était différent…ou bien est-ce qu’il n’y avait que moi ? est-ce que j’étais toute seule et que je ne pouvais plus bouger ? Maybe it’s just difficult to become one La femme qui danse avance vers l’un des DJs, il veut la toucher, mais la tentative de contact échoue, soudain la musique s’arrête. LA FEMME : I’m so sorry The DJ laughs. Silence for a long time, we hear them breathing, waiting for the other one to talk. LE DJ : Maybe it’s just very very difficult to…to become one. Silence. LA FEMME : I’m so sorry, that’s all I can say LE DJ : Well, that’s not very much LA FEMME : I know, I’m sorry LE DJ : Yeah, you’re always sorry, wow, yeah, always sorry LA FEMME : I am, really I am really really sorry, désolée LE DJ : Yeah, just be sorry LA FEMME : I’m sorry. And I don’t know what you are talking about LE DJ : Oui LA FEMME : Yeah, sorry. Tu as remarqué Le jeune homme s’approche de Bibiana, qui est couchée, épuisée. LE JEUNE HOMME : Tu as remarqué ? BIBIANA : Oui. LE JEUNE HOMME : Oui ? BIBIANA : Oui. Silence. LE JEUNE HOMME : Je t’aime. BIBIANA : Chut. LE JEUNE HOMME : Je t’aime BIBIANA : Je sais LE JEUNE HOMME : Tu sais ? BIBIANA : Oui. LE JEUNE HOMME : Et alors ? BIBIANA : Et alors quoi ? Je t’aime Le DJ s’approche de Sylvana, qui est allongée dans un coin de la pièce et écoute les rythmes heurtés de la musique. Ils se taisent. LE DJ : Alors SYLVANA : Non, laisse-moi laisse-moi tranquille Ils se taisent à nouveau. LE DJ : Alors, que je SYLVANA : Non, pas ça ! Mais laisse-moi tranquille, une seconde, merde LE DJ : Mais… SYLVANA : Quoi ? quoi quoi quoi ? Silence. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Silence. Qu’est-ce que tu voulais ? LE DJ : Je t’aime Silence. SYLVANA : C’est complètement idiot, mec. Tu ne ressens absolument rien de ce genre. Silence. Enfin d’un certain côté c’est agréable. LE DJ : Alors, je , euh SYLVANA : Non, tais-toi, chut… Silence. …chut..chut I CAN’T BE CRUEL AND I DON’T KNOW WHY Le DJ et le jeune homme retournent derrière leurs platines et commencent à tourner leurs manettes, ils créent différents effets, puis un son harmonieux. Le jeune homme prend un micro et commence à jouer le texte suivant. Les autres sont allongés dans la chill-out-room et prononcent parfois des bribes du texte, le DJ confie sa console au jeune homme et se dirige vers la piste de danse. Il y est seul, commence à bouger très lentement, très doucement, plonge dans la musique. Sylvana et Bibiana l’observent, très enthousiastes. Puis Sylvana s’approche de lui, suivie de près par Bibiana. I CAN BE CRUEL, AND I DON’T KNOW WHY THE DAY I TRIED TO NUMB MYSELF AND WANTED TO LISTEN TO MY BLOOD STREAM HMMM FELL TO THE FLOOR HEARD THE SOUND AND AHHH DID NOT FEEL THE PAIN The day I watched the chemicals work my body and watched a chemically colored sun-rise in an orange sky…everything just happened and I was the coolest insect around, nobody could harm me, and if I harmed myself, I did it just to experiment on the facts of life, hmmm, stop breathing, hmm, fall to the ground, kiss that spider, kiss that lion, kiss that dead body on the floor ; hmm, tell them how much I love them, I have this uhm strange ticking in my head and it’s getting faster and faster and I’m forcing my body to move faster and faster, move on and slam my head against the wall, hmm, and float with the sound of my blood stream : I WAS MY OWN TEST TUBE INSECT WATCHING MYSELF CRAWL THROUGH A NIGHT MAZE, rooms, and videoscreens and people talking, telling their stories, hmmmmm, and me in between it all, all these arms holding me, I felt these people breathing, they were close to me, I heard them breathing, hmm, touching me and, yeah hmmm, falling, hmmmm, falling, hmmm, hold me, hold me, falling hmmm, crawling, hmmm, like an insect, darkness, early morning noise, sound of engine, sound of seagulls, cats screaming, hmmm, crawling, fast, and curling, hmmm, five in the morning, hold me, cold and ugly my blood going faster, falling, catch me, imagine all these colors in my blood, all these chemicals and how they mix and how they move around inside of me and how the move me around and what they do to my head, and my body, and what they do to all these different people inside of me, hmmm, and everybody wants to drink from me, swallow my blood, hmmm, follow my trace, hmmm, touch my skin, hmmm, I need this, my blood going crazy, make my head explode, and all these pictures inside of me, and all these funny little pills and drinks and powders, how they love and have hate each other inside of me, hmmm, and make me run and fall and catch myself, hmmm, and I am moving in all different directions at the same time and it feels kinda nice, kinda shaky, kinda hmmmm, can I feel your tongue on my, on my, on my, uhm, uuh, uhm, take me or leave me, but lick my body with your tongue, whoever you are, I don’t care, I enjoy, falling, crawling, catch me as I catch you, hah, did you hear that : my skull : did it break ? uhm, the music sounds like trains passing by, crashing into each other and people flying all over mixing with glass, free fall, bodies mixed with plastic, the music sounds like people crashing into each other ; bodies collide, moving around, kinda fast, kinda weird, hmmm, I am amidst the flying body parts in the second of the explosion, hmm, feels kinda interesting, blood, faster, seeing clearer, hmmm, yes, please, faster, weirder, straighter ; I’m seeing clearer now, much clearer, hmmm. Sylvana tente en vain de créer un contact avec le DJ ; il danse et ne la voit pas, sans être blessant. Soudain, Bibiana s’élance et se jette au cou du DJ, la musique s’arrête. BIBIANA : Pardon, mais en fait je suis désolée. LE DJ répond avant même qu’elle n’ait fini sa phrase : I know. BIBIANA : Non, mais je suis vraiment désolée. SYLVANA : Tu dis toujours ça. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Tu dis toujours ça. BIBIANA, à nouveau au DJ : Je voulais juste te dire ça, enfin, ça. SYLVANA : Tu dis toujours ça. Tu es toujours désolée de quelque chose. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Tu es toujours désolée de quelque chose. BIBIANA, au DJ : I’m sorry. SYLVANA : Qu’est-ce que tu ressens, en fait, puisque tu es désolée tout le temps ? BIBIANA, au DJ : I’m sorry. SYLVANA : Mais fous-lui la paix. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Fous-lui la paix. LE DJ : Non, non, pas de problème. No big deal. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Fous-lui la paix, bon Dieu. BIBIANA, au DJ, comme si Sylvana voulait dire autre chose : Je suis désolée, tu sais, sincèrement. Léger silence. SYLVANA : Et arrête de t’accrocher tout le temps comme ça. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA :T’accroche pas à lui tout le temps comme ça, ça veut dire quoi ? Tu ne peux pas rester debout ou quoi ? BIBIANA : Mais fous-moi la paix. SYLVANA : Non. BIBIANA : Quoi ? SYLVANA : Non BIBIANA : Laisse-moi tranquille. SYLVANA : Qu’est-ce que tu as, à t’accrocher tout le temps, tu ne peux pas tenir debout ou quoi ? BIBIANA, au DJ : Enfin, je voulais seulement te dire que je suis désolée SYLVANA : Mais laisse-le tranquille. BIBIANA : Je suis désolée. LE DJ : Oui, pas de problème. BIBIANA : Non, je veux dire LE DJ : Oui, pas de problème. BIBIANA : Non mais vraiment. SYLVANA : Mais fous lui la paix, bon Dieu. BIBIANA : Fous moi la paix. SYLVANA :Et t’accroche pas tout le temps à lui. BIBIANA, au DJ : Tu comprends. Quelque chose a changé. Quelque chose a changé, en moi. Et je t’en remercie. SYLVANA : Mon Dieu, c’est horrible BIBIANA : Et je suis désolée. SYLVANA : Laisse-le tranquille, maintenant. BIBIANA : Non. SYLVANA : Tu le laisses tranquille, maintenant. BIBIANA : Non. SYLVANA : Ne l’embrasse pas BIBIANA : Si, je vais l’embrasser SYLVANA : Non. BIBIANA : Je vais l’embrasser. Silence. BIBIANA : Là, regarde, je l’embrasse. Elle l’embrasse, s’accroche à lui. SYLVANA : Mon Dieu, c’est dégoûtant. Silence. Un autre corps Une pièce vide, très éclairée, silence total. BIBIANA : Qu’est-ce qu’il y a ? SYLVANA : rien BIBIANA : mais si, tu as quelque chose SYLVANA : quoi, alors ? BIBIANA : mais tu ne vas pas bien SYLVANA : je ne vais pas bien ? BIBIANA : oui, il y a quelque chose SYLVANA : moi je vais bien BIBIANA : non SYLVANA : quoi ? BIBIANA : non SYLVANA : quoi ? BIBIANA : non SYLVANA : comment non BIBIANA : non, tu ne vas absolument pas bien SYLVANA : quoi ? BIBIANA : ça se voit Silence. à tes yeux, à ton corps, quelque chose a changé SYLVANA : et qu’est-ce qui a changé ? BIBIANA : quelque chose a changé SYLVANA : et quoi ? BIBIANA : quelque chose a changé SYLVANA : quoi ? BIBIANA : en fait ce n’est pas le même corps, en fait c’est devenu un autre corps SYLVANA : quoi ? BIBIANA : tu as perdu l’équilibre ? mais je t’ai entendue tomber, non ? SYLVANA : non BIBIANA : mais tu portais un chapeau bizarre, tu étais nue par terre, mais je t’ai entendue tomber, non ? SYLVANA : non BIBIANA : mais tu as quelque chose SYLVANA : non BIBIANA : quelque chose a changé SYLVANA : non BIBIANA : mais quelque chose a vraiment changé SYLVANA : non BIBIANA : c’est un corps complètement différent SYLVANA : non BIBIANA : ce n’est pas le même corps SYLVANA : celui-là, là ? BIBIANA : oui, celui-là, là, ce n’est pas ton corps SYLVANA : mais si c’est mon corps, si, je crois, enfin, quoi ? bien sûr. BIBIANA : Mais il y a quelque chose qui ne va pas dans ton corps, quelque chose ne va pas. Je t’ai entendue tomber, éclater, comment ça s’appelle déjà ? SYLVANA : Non BIBIANA : alors, rien n’a changé ? SYLVANA : non BIBIANA : alors, il n’y a rien SYLVANA : non BIBIANA : mais SYLVANA : non BIBIANA : je SYLVANA : non. Caipirinha Le matin, très tard, environ onze heures du matin dans la chill-out-room, des corps épuisés, complètement shootés. Sylvana se met au bar, Bibiana est seule sur la piste de danse, on dirait une soap-opera qui représenterait les deux femmes. Sur un ordinateur on voit le film de Sylvana : des images de chocs violents, Bibiana étonnée en plein milieu, la voix de Sylvana sur la bande-son, on entend doucement des bribes de la scène suivante dites d’une voix médicale. Sylvana donne une interview et on diffuse des extraits de son film. Les deux DJs, et d’autres filles qui sont restées, sont les uns à côté des autres. SYLVANA : Dis-moi, ici, vous avez toujours ce cocktail hyper trippant, caipirinha, un truc du genre. LE JEUNE HOMME : Non, on ne sert pas ça. SYLVANA : Ce n’était pas ici, ce cocktail hyper trippant : Red Bull, Black Russian, un truc hyper déjanté. LE DJ : I don’t know. BIBIANA : Pardon SYLVANA : Oui ? BIBIANA : On ne dit pas hyper. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Ici, on ne dit pas hyper. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : On n’entre pas ici pour dire : “ hyper ”. SYLVANA : Mais je peux quand même entrer ici et dire “ hyper ”. BIBIANA : On n’entre pas ici pour commander une caipirinha et dire “ hyper ”. LE JEUNE HOMME : Mais laisse-la. LA FILLE : Laisse-la dire “ hyper ”. BIBIANA : Non. SYLVANA : Je peux tout de même entrer ici et dire “ hyper ”. BIBIANA : Tu ne peux pas entrer ici et dire “ hyper ”. LA FILLE : Laisse-la dire “ hyper ”. BIBIANA : Non. LE JEUNE HOMME : Laisse-la dire “ hyper ”, si elle a envie de dire “ hyper ” BIBIANA : Non. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : On ne peut pas tout simplement entrer ici et dire “ hyper ”. LE DJ : Evidemment que tout le monde a le droit d’entrer ici et de dire “ hyper ”. BIBIANA : Non. LA FILLE : Evidemment que tout le monde a le droit d’entrer ici et de dire “ hyper ”. BIBIANA : Oh, non, c’est faux. SYLVANA : Mais je peux tout de même dire “ hyper ”. BIBIANA : Tu ne peux absolument pas dire “ hyper ”. LA FEMME : Elle peut quand même dire “ hyper ”, enfin. BIBIANA : Non. LE JEUNE HOMME : Tout le monde a bien le droit d’entrer n’importe où. BIBIANA : Mais pas dire “ hyper ”. LA FILLE : Quoi ? BIBIANA : On ne peut pas entrer ici, comme ça, et dire “ hyper ” : une caipirinha “ hyper ” trippante. Non. LE JEUNE HOMME : Mais elle peut tout de même commander une caipirinha, bon Dieu. LA FILLE : Laisse-la donc commander sa caipirinha. BIBIANA : Mais elle a commandé une caipirinha hyper trippante SYLVANA : Enfin, sinon je peux commander une caipirinha. BIBIANA : Mais pas une caipirinha hyper trippante. LA FILLE : Quoi ? BIBIANA : Ici il n’y a pas de caipirinha hyper trippante. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Il n’y a plus de caipirinhas hyper trippantes. Il y a peut-être des caipirinhas hyper trippantes à la station service juste à côté. Ici les caipirinhas hyper trippantes sont malheureusement en rupture de stock. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Et maintenant, dégage, allez, casse-toi. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Va te faire foutre, salope. LE JEUNE HOMME : Quoi ? BIBIANA : Qu’elle aille se faire foutre. LE JEUNE HOMME : Mais elle n’a rien fait. BIBIANA : Qu’elle boive sa caipirinha ailleurs, qu’elle boive sa caipirnha hyper trippante dehors, allez, va te faire foutre, salope. LA FILLE : Mais elle n’a rien fait. BIBIANA : Elle a fait quelque chose. LE DJ : Mais elle n’a rien fait. BIBIANA : Elle a fait quelque chose. SYLVANA : Mais je n’ai rien fait. BIBIANA : Salope, connasse, tu as fait quelque chose. SYLVANA : Quoi ? BIBIANA : Ta gueule ! Tu as fait quelque chose. LE JEUNE HOMME : Mais quoi, alors ? LE DJ : It’s a free country. BIBIANA : Ce n’est absolument pas un free country, et maintenant, va te faire foutre, salope, et vite, s’il te plaît. SYLVANA : Alors, dis-moi ce que j’ai fait. LE JEUNE HOMME : Oui, vraiment, dis-le. LE DJ : Allez, vraiment. LA FILLE : Vraiment, exactement. BIBIANA : Non ! Vous êtes tous débiles, ou quoi ? Ici, on ne dit plus rien, ici, on se tait. SYLVANA : Dis-le. BIBIANA : Tu la fermes, maintenant, ici, on ne dit pas “ hyper ”, il n’y a pas de “ hyper ” ici, et maintenant va te faire foutre. Elle la jette dehors, va au bar, tous la regardent. Bon, c’est fait. Tous la regardent. Qu’est-ce qu’il y a ? Comme si n’importe qui pouvait échouer ici, comme ça, se mettre au bar et dire “ hyper ”, bon Dieu, vous êtes tous barges ou quoi ? Une bière maintenant, s’il vous plaît. Et de la musique. 4.Hôpital Tout, aussi Sylvana, seule. Une pièce vide traversée par une ligne argentée large comme une voie d’autoroute, une rivière gelée, une route, une piste d’atterrissage, ou un couloir d’entreprise. Sylvana est surveillée par des caméras ; elle apparaît par bribes sur des écrans : son visage, des parties de son corps. Avec une immense prudence, elle avance sur la ligne, en direction des spectateurs. Des bribes d’interviews précédentes résonnent en elle. On entend des bruits d’hôpital, les bips d’une respiration artificielle, on entend des avions qui décollent et qui atterrissent, d’effrayants bruits d’accident, des crashs de voiture, de temps à autre surgit brusquement un silence complet. Tout à la fin, on reconnaît Bibiana, nue, attachée à une sorte de banc, elle savoure les bruits de crashs. SYLVANA : Est-ce qu’on peut ? oui, peut-être, je ne sais pas, non, euh, oui ? non, le fait que, enfin …que ce pour ainsi dire, est-ce qu’on peut ? oui ? le fait que, que, euh, enfin, que, je sais, euh, pas non plus, là, maintenant, euh, oui, enfin, que, que, euh… que, enfin enfin on peut peut-être tout dire comme ça, non ? on peut ? je ne sais pas, est-ce qu’on peut ? Je ne sais pas, on peut ? oui ? Oui ? Peut-être que oui ? Oui, peut-être qu’on peut Peut-être qu’on peut On peut tout dire tout dire comme ça Oui ? Je ne sais pas, je pense que oui Je pense que oui, oui, bien sûr, évidemment, ça AUSSI Oui, on peut, on peut, bien sûr, peut-être, oui, peut-être qu’on peut tout dire comme ça, TOUT AUSSI, oui, tout, je pense, AUSSI Oui aussi, oui, ça va aussi, je pense à, euh, à énormément, on va dire, peut-être à différents, euh ? oui mais là, je ne sais pas, mais, bon, je pense aussi à l’année dernière, bien sûr évidemment, AUSSI, oui, AUSSI, à ce moment-là j’étais très seule, enfin, AUSSI, donc, comme toujours en fait, mais cette fois tout le monde autour de moi a disparu, tout le monde, j’ai eu tout à coup CE SENTIMENT oui, je ne peux pas en dire plus enfin, euh, désolée, hein ? je ne sais pas, oui, peut-être ? non ? je ne sais pas, hein ? oui enfin, à moins que ? c’est ça ? que ce, que ça, enfin, à moins que? non ? que donc que ça que ça aussi ? je ne sais pas, hein, à moins que? est-ce qu’on peut ? enfin, ils sont comme ça, mais peut-être que, peut-être qu’on peut évidemment, je pense que oui, on peut, à moins que? hein ? je ne sais pas, pas maintenant, maintenant j’ai l’impression que …non ? je crois que j’ai passé toute l’année sur une sorte de banc, à moins que ce ne soit une route gelée, dans la campagne ? ou bien un sentier le long de la mer, ou une sorte d’hôpital, j’avais ma jambe, pourtant, ma jambe, ou bien est-ce qu’elle était dans le plâtre ? je ne me rappelle plus, des calmants ? ça aussi ? non, ou bien, est-ce que j’étais, est-ce que j’étais ? est-ce que c’était, c’était ça, que, que enfin, non ? si ? c’est possible ? à moins que? hein ? à moins que, euh, mes parents étaient morts, pourtant, ça je m’en souviens encore, mon père, oui, il était mort soudainement, il ne disait plus rien, les yeux rouges, oui, le visage bleu, d’une certaine manière c’était intéressant, pendant des semaines il est resté couché à côté de moi dans le lit, je crois, il ne bougeait plus, il n’y avait plus que ma mère qui était encore assise là, elle était encore là, suspendue, couchée, d’abord devant les escaliers, puis en-dessous du lit, elle regardait droit devant elle, sans expression, sans expression, vide, sans volonté, sans rien du tout d’autre, hein ? à moins que ? volonté ? à moins qu’elle soit déjà morte ? c’était moi qui l’avais couchée là ? ou tuée à force de la piétiner ? après cette dispute sur…hé bien, je ne sais plus rien de tout ça, ma petite sœur avait disparu aussi tout d’un coup, ou bien c’était ? est-ce que c’était ? ils étaient tous accrochés à des sortes de tuyaux, à moins que ? le son, le son de cette machine à maintenir en vie la nuit dans le couloir des fins de vie, c’était agréable, s’en débarrasser, juste s’en débarrasser, on m’a ensuite apporté son cerveau, ses ongles, ses tripes dans un sac en plastique, plus rien ne restait après cette chute, cette chute d’où, hein ? elle avait effleuré au vol un train de marchandises qui passait et on l’avait retrouvée déchiquetée entre les rails, des kilomètres plus long, il a ensuite fallu que j’examine ces restes pour dire : “ Oui, je reconnais, je reconnais ” ou bien est-ce que j’avais juste débranché l’appareil? les bips faiblissaient, ou bien est-ce que c’était moi qui était couchée là ?, est-ce que je m’étais débranchée toute seule par hasard ? non ? si ? ou quelqu’un d’autre, est-ce qu’on peut, est-ce qu’on peut, que peut-être, à moins que oui ? je ne sais pas, est-ce que, oui ? on peut ? on peut ? Tout meurt autour de moi, c’est un sentiment étrange, mon appartement aussi s’écroule, ma télé a peur de moi, c’est surtout la nuit qu’elle a peur, elle n’arrête pas de courir pour m’échapper, ma machine à laver aussi, elle n’arrête pas de courir pour m’échapper, ma voiture aussi, le matin elle part toujours sans moi au boulot, enfin, au boulot, oui, est-ce qu’on peut ? est-ce qu’on peut ? est-ce qu’on peut dire que c’est de ça aussi qu’on parle, de corps en quelque sorte épuisés, shootés ? non, je crois que, non oui non non bien sûr on peut faire ça aussi, mais alors seulement ça AUSSI, oui, je crois peut-être, oui, tous ces gens, je n’en aime aucun, je travaille avec eux, oui, mais mon corps ne bouge pas, mon corps ne peut qu’exploser et alors je vois des images, et je ne couche plus avec les femmes, avec les hommes encore moins, mais je ne couche plus même avec les femmes, je ne peux plus supporter cette odeur, ça non plus, je ne peux plus supporter d’être complètement bourrée, les pilules non plus, non, je reste seule, oui, je ne prends plus rien, non, j’ai des abcès à cause de la nourriture, de vraies blessures de bouffe, c’est l’horreur, je ne crois pas que j’ai peur, peur ? de quoi ? non, il ne m’arrive rien, il ne m’arrive absolument rien, mais je crois savoir, oui, ils ont tous peur de moi, que je les embarque peut-être, non ? c’est possible, est-ce que c’est possible que, est-ce qu’on peut ? non ? est-ce qu’on peut éventuellement dire ça comme ça, que, enfin, que, oui ? on peut ? ils ont peur que je les embarque, ils ne veulent pas qu’on les embarque, ils veulent tous rester à la maison, de toute façon, ils sont tous restés à la maison, à moins que, oui ? non, oui ? c’est possible ? est-ce que c’est possible que peut-être ? non ?, est-ce que c’est possible que peut-être, non ? Je voudrais être proche de toi dans la seconde où nous allons nous percuter, être proche ? ben, être proche ? quoi ? C’est mon corps, là, non ? Quoi ? Non ? Quoi ? on peut ? on peut ? Tout d’un coup je descends et je vois un paysage très très tranquille, quelque part, dans une autre ville, gelé, de la glace, de la neige, je n’arrête pas de foncer vers ce mur, mais je ne sens aucune blessure, tous mes mouvements sont ralentis, il n’y a plus de sang, le bâtiment n’arrêtait pas de se rapprocher, la route était gelée, tout d’un coup, il y a eu cette explosion, partout la mort partout, la radio passait : “ Good-bye to a perfect world ” , est-ce que c’était dans, dans, euh, est-ce que je dois, oui, je crois, parler de chocs, peut-être, non ? justement non, euh, oui, je pense que, oui, tout, euh, enfin, aussi, afin d’être soi-même dans différents, non, non, ça aussi bien sûr, mais, non, je ne sais pas, enfin, est-ce qu’on peut ? oui, je pense que oui, on peut, euh, oui, finalement on peut tout faire… Pour la première fois de ma vie je constate cette, cette, euh, comment dire, proximité de la mort, que l’on peut partir comme ça, que tout part comme ça, et que l’on peut tout emporter, comme ça, oui, c’est possible, ça brise la solitude, tout simplement, et c’est les autres qui sentent les blessures, pas moi, hmmm. Silence. Pour la première fois de ma vie je constate cette, cette, euh, comment dire, proximité de la mort, et qu’on doit se décider…et que mon énergie disparaît tout d’un coup, que tout d’un coup je n’ai plus d’énergie, je suis vide, je me vois vide, je me vois me répéter, ne rien faire d’autre, ne plus bouger, toujours répéter : oui, je pense que, oh mon Dieu oui, tous ces gens, je n’en aime aucun, je travaille avec eux, je pense, oui, je pense que j’ai déjà éprouvé très souvent tous ces sentiments.