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Diderot, le génie débraillé
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Sophie Chauveau
Diderot,
le génie débraillé
Tome 1
Les années bohème
1728-1749
Suivi du Neveu de Rameau
adaptation pour le théâtre
A
vue
d’œil
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L’adaptation du Neveu de Rameau est publiée avec
l’aimable autorisation du théâtre Le Ranelagh et des
auteurs.
© Éditions SW Télémaque, 2009.
© À vue d'œil, 2011, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-629-9
www.avuedoeil.fr
À vue d'œil
27 Avenue de la Constellation
B.P. 78264 CERGY
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
Numéro Azur : 0810 00 04 58
(prix d’un appel local)
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À Liliane Kandel,
et cette amitié sans pareille.
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J’aime la vie à la folie,
cent vies ne me lasseraient pas.
Claude Lanzmann
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Chapitre 1
1728
Première fugue
… Tu recules à l’aspect de leurs cheveux
ébouriffés et de leurs vêtements déchirés.
C’est ainsi que j’étais quand j’étais jeune,
et c’est ainsi que je plaisais, même aux
femmes et aux filles de ma province. Elles
m’aimaient mieux débraillé, sans chapeau, quelques fois sans chaussure, en
veste et pieds nus, moi, fils d’un artisan
que ce petit monsieur bien vêtu, bien
poudré, bien frisé, tiré à quatre épingles, le
fils de madame la présidente du bailliage…
Correspondance
– Chut !
– Quoi ?
– Moins de bruit ! Arrête de bouger, tu vas
réveiller toute la maison.
– Et là ?… C’était combien, là ? Quelle heure
vient de sonner ?
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– Ah quand même. Cette fois tu as entendu. Un
coup après minuit, ça peut être le quart, la demie,
moins le quart, ou l’heure. Et dire que ça va
continuer comme ça jusqu’à deux heures…
– On n’a pas intérêt à rater le deuxième coup !
ajoutent-ils ensemble, à voix très basse, en éclatant de rire.
Un rire sous cape, un rire interdit, un rire clandestin, un rire d’enfance aussi, fait de répétition,
de connivence et d’habitude. Un rire qui ne veut
pas finir.
– Quand même, t’es fort, un fou rire dans un
moment pareil ! Alors que tu dois mourir de peur.
– Tu es folle ! Peur ? Au contraire, je suis terriblement excité, j’ai hâte…
La fluette petite Denise, toute gracile dans sa
grande chemise de nuit flottante, ses longs cheveux blonds lâchés sur ses épaules, à peine
éclairée par deux minuscules bougies, ressemble à
une trop jeune mariée. Ou à une fée bébé. Son
grand frère Denis, son aîné de deux ans, il aura
15 ans dans quelques semaines, est lui tout habillé. Prêt à affronter le froid, la nuit, l’aventure.
C’est un grand adolescent monté en graine,
maigre mais costaud, musclé et nerveux, assez
long et des épaules déjà charpentées. Ce qu’on
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remarque dès l’abord, ce sont ses yeux luisants
comme des aiguilles. Son regard perçant, incisif.
Et ses gestes, on les croirait indépendants, sinon
de sa volonté, du moins de lui-même. Ils soulignent et accentuent tout, son corps a l’air de les
suivre. Avant de parler, il a bougé ses mots. Ses
mots se sont exprimés par des mouvements, son
corps sait avant lui ce qu’il va dire et l’indique, le
précise. Comme il y a des sanguins ou des nerveux, lui c’est un musculaire. Son physique parle
pour lui et parle bien, il a de beaux gestes. Dans la
pénombre de sa chambre de jeune garçon, où la
petite est enfermée avec lui depuis un moment à
guetter, à attendre la bonne heure, il a la mine
d’un conspirateur amateur. Et elle, d’une comploteuse enfant.
Ils préparent le plus gros coup de leur enfance :
la petite aide l’aîné à prendre la fuite. À
s’échapper. Tout simplement. À fuir sa famille, sa
ville, son avenir ici tout tracé. Son destin, ajoute-til, pour se donner du courage. Il part cette nuit,
tout seul, pour la capitale, et Paris depuis Langres
en Champagne, ce n’est pas la porte à côté.
Ça fait si longtemps qu’il nourrit ce rêve secret,
au moins dix mois ! Seule sa petite sœur est dans
la confidence. Près d’une année qu’il l’abreuve de
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ses imaginations, de ses désirs, de ses espoirs, de
ses ambitions. Fuir Langres pour réussir à Paris.
Ni le frère ni la sœur n’ont besoin de préciser
davantage. Réussir signifie a minima devenir
Voltaire ou Montesquieu. Au pis, Marivaux.
Auteurs parvenus jusqu’à Langres mais sous le
manteau, sulfureux mais incontestables. Faire
connaître sa pensée, diffuser ses idées, peser sur le
cours des choses… Et pourquoi pas, changer le
monde à l’aide de ces auteurs que le jeune Denis
Diderot lit le soir à sa petite sœur, et qu’il renonce
à emporter dans sa fuite pour rester léger. Ces
auteurs qu’il lui lègue… Tout prend ce soir des
proportions au bord de l’abîme.
On ne s’habitue pas à pareille pénombre, surtout qu’ils ont choisi exprès une nuit sans lune.
Bien que ce soit une idée insistante de la petite,
c’est lui qui va se heurter à la nuit noire.
Il inspecte chaque recoin de sa chambre
d’enfant à l’aide d’une flamme vacillante comme
pour mesurer l’étendue du fouillis qu’il abandonne, ou faire l’inventaire de ce qu’il emporte :
outre deux besaces et un havresac trouvé au
grenier, entreposés derrière la porte, il tient ses
croquenots à la main, le reste est dans le noir. On
devine sur le lit étroit la toute jeune fille, assise en
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tailleur – les rideaux sont tirés sur la nuit, la pièce
déjà sent l’abandon. Denis embrasse les lieux
d’un coup d’œil prolongé, animé du sentiment
ambivalent de partir pour toujours, tout en promettant à sa sœur de revenir… Finalement en
dépit de sa peur, ça ne lui semble pas encore très
réel, peut-être même que sa fuite n’aura pas lieu…
Comme elle s’agite, la jeune fille qui joue à la
petite épouse, elle s’active, vérifie les sacs, remet
dans une poche de côté un énième gâteau, confectionné en cachette dans l’après-midi pendant que
son grand frère…
– Tu y es vraiment allé ?
– Mais oui ! Quand je dis une chose, je le fais.
– Alors raconte.
Le grand frère se tait. Elle insiste…
– Allez, raconte… Juste un peu.
– Écoute…
Il ne sait pas comment dire, par où commencer.
– Elle s’appelait Fanchon. Elle avait des cheveux blonds, plus blonds que les tiens, moins
longs, des yeux marron, des petits seins très haut
perchés, très mignons. Elle m’a laissé les embrasser parce qu’elle m’a trouvé gentil. Je lui ai dit
que je ne pouvais pas arriver puceau à Paris et ça
l’a fait rire. Elle a été adorable. Elle avait la peau
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des cuisses d’une douceur, tu n’as pas idée, incroyable.
– Toutes les filles ont les cuisses douces… Ensuite ? Tu n’as pas eu peur ?
– Si. Un peu. Avant. Mais je te dis, elle a été
tellement gentille. Et puis, tu avais raison, elle m’a
trouvé beaucoup plus propre que les paysans ou
les curés qu’elle voit d’habitude. Elle m’a même
dit que ça la changeait en bien. Alors je lui ai
expliqué plus en détail que pour rencontrer les
grands poètes, je ne pouvais pas être vierge. Elle
m’a promis que je ne le serais plus du tout et…
On n’a plus parlé.
– Alors donc, ça y est, tu es un homme ?
– Oui. Je peux partir.
– Tu es sûr que tu veux vraiment… Il vaut peutêtre mieux attendre le printemps. Ou la nuit
prochaine…
– Non, c’est maintenant, c’est aujourd’hui, c’est
décidé.
– Tu me laisses toute seule. Si tu me quittes
comme ça, c’est que tu ne m’aimes plus…
– Sœurette, arrête. Tu sais que je t’aime. Là
n’est pas la question.
– Alors pourquoi tu m’abandonnes ?
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– Pour vivre ma vie. Ma vie. La vraie. Et tu sais
bien que dès que je pourrai, je te ferai venir… Je
viendrai te chercher…
– Mais tu n’es pas triste de quitter maman, et
Père ?
– Je ne veux pas y penser, surtout à maman. Je
ne dois surtout pas penser à elle…
– Elle sera triste.
– Bien sûr, mais il lui reste toi et Catherine et
Angélique et le petit Didier…
– Oui, mais moi, je serai toute seule sans toi.
– Je te laisse mes livres.
– Tu sais, j’ai pensé voler un jambon…
Tous deux éclatent de rire.
– Ah non !
– Moins fort, tu vas tous les réveiller.
– Tu veux me faire rattraper par les chiens errants…
– Mais non, c’était pour rire, tu te souviens ?
– Comment veux-tu que j’oublie. J’en ai encore
les marques sur les mollets. Ah çà, ton jambon !
Tous ces chiens affamés qui nous suivaient en
hurlant qu’on avait volé le jambon. Non, vraiment, il a suffi d’une fois pour m’ôter le goût du
jambon en plein air…
– Et encore, cette fois-là, c’était de jour.
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