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Vies consacrées, 76 (2004-1), 51-57
A propos d’un livre récent :
Harry Potter et
l’Ordre du Phénix
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Nous sommes heureux de pouvoir publier, à l’usage de
nos lecteurs, quelques pages de l’étude que les Editions Fidélité ont eu l’audace de proposer sur un sujet que certains
pourraient trouver déplacé 2. Mais comment parler de Dieu à
nos contemporains, si nous ne savons rien des ferveurs qui
les habitent ?
Avec le cinquième tome qui vient de paraître en français,
la saga inachevée de Harry Potter a pivoté sur son axe, le quatrième volume, qui laissait le lecteur en suspens : l’horizon
s’assombrissait, de livre en livre, et on semblait avoir touché
le fond dans la Coupe de Feu. Il semble avéré désormais que
ce « conte de fées » d’un genre particulier ne devrait pas finir,
malgré quelques cataclysmes, moins bien que l’Apocalypse à
laquelle on peut le comparer pour la sédimentation originale
de traditions antérieures. Effrayés par ce qu’ils croyaient y
voir de vraie sorcellerie ou de supposé satanisme, certains,
dans le monde chrétien, ont jeté l’anathème sur l’œuvre
entière, au nom de la Bible ou encore, de la moralité. Devant
l’événement culturel que représente le succès international
de cette série, des théologiens doivent cependant s’interroger
sur la chance qu’elle peut représenter pour la foi.
« Commencement »
Harry Potter et l’Ordre du Phénix nous introduit dans une
longue période de latence qui au premier abord pourra sur-
1. J.K. ROWLING, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Gallimard, 2003.
2. Harry Potter, coll. « Que penser de…? » 56, Namur, Editions Fidélité, 2003, 48 p.
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Benoît Carniaux, o.praem.
prendre après l’atmosphère de veillée d’armes qui imprégnait la fin du quatrième volume.
Le dernier chapitre du tome IV, intitulé « Commencement », et qui laissait présager un lourd changement dans le
cours de l’histoire, semble évoquer de façon particulière l’atmosphère qui régnait en 1938, face aux menaces de guerre
avec l’Allemagne nazie. L’horrible Voldemort tient ici le rôle
de Hitler. L’attitude du ministre Fudge, qui refuse de voir la
réalité en face, rappelle la personnalité de Chamberlain. Les
« Détraqueurs » et les « Mangemorts » présentent quant à eux
certaines similitudes avec les corps militaires et paramilitaires qui ont favorisé l’ascension de Hitler.
Le titre « commencement » renvoie peut-être à la parole
subséquente de Winston Churchill désignant les premiers débarquements alliés en Sicile à la fin de 1942 : « Ce n’est pas le
commencement de la fin, mais la fin du commencement. »
On peut voir enfin une allusion au comportement de la Russie face à l’Allemagne nazie, à travers la figure du sybillin
Karkarov. Ces évocations de l’histoire mondiale, assez précises, veulent peut-être aider de façon programmatique au
discernement des signes de résurgence d’une idéologie totalitaire.
Au plan de l’évocation historique, si la fin du quatrième
volume s’inspirait de l’attitude hésitante ou même inconsciente des puissances occidentales face à l’avènement d’Hitler, l’Ordre du Phénix correspond plutôt à cette période de
latence que l’on a appelée la « drôle de guerre » : durant la fin
de l’année 1939 et jusqu’en mai 1940, alors que les hostilités
sont déclarées, les troupes alliées restent inactives devant la
défaite polonaise et les communistes sont l’objet de toutes
les vindictes. La longue absence de Hagrid et son épopée
parmi les géants n’est pas étrangère non plus à cet arrièrefond. Allant au-delà de Minsk, il rencontre des géants dont la
race est décadente, car ils s’entre-tuent dans une lutte sans
fin pour le pouvoir. Cette parabole des guerres civiles russes
et des purges staliniennes est assez claire. Le dernier chapitre
du livre s’intitule par ailleurs de façon obvie « La seconde
guerre commence ».
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A propos d’un livre récent
Harry apparaît, dans le tome V, comme un adolescent
révolté et égocentrique frustré par l’ignorance dans laquelle il
est laissé par le monde sorcier. Une attaque de détraqueurs
près de chez les Dursley l’oblige à utiliser la magie pour se
défendre, lui et son cousin. Sa frustration d’être laissé à
l’écart ne fera que croître, lorsqu’il découvrira qu’il était protégé sans être au courant et que son infraction aux règles de
la magie lui promet un jugement où il risque le renvoi du Collège de Poudlard. On crie beaucoup dans ce volume, surtout
Harry. Plus que jamais, il se sent seul, différent, incompris.
L’entrée dans les arcanes du « ministère de la magie » lui
ouvre un horizon nouveau, à la fois inquiétant et attirant. Les
soupçons dont il est l’objet, les calomnies qui circulent sur
son compte et celui du directeur Dumbledore lui font ressentir plus que jamais l’ambivalence de la vie en société, les
risques qu’elle comporte, les choix difficiles qu’elle impose.
Lui qui a combattu le génie du mal Voldemort, le voilà assis
sur le siège où ont été jadis condamnés les plus infâmes
« Mangemorts » !
Ce n’est pas la raison qui mène le monde, mais les passions qui souvent déguisent la vérité. Fudge et l’administration du ministère de la magie en fournissent une démonstration éloquente : leur aveuglement face au retour de Voldemort les pousse de façon obsessionnelle au déni. L’audition
de Harry était l’occasion de faire un exemple, mais il sera
sauvé in extremis par Dumbledore qui, par ailleurs, ne semblera lui prêter plus aucune attention avant la fin de l’histoire. Après avoir découvert l’Ordre du Phénix, jadis fondé
par Dumbledore pour lutter contre le premier avènement de
Voldemort et réactivé suite aux événements récents, Harry,
qui partage le même sentiment d’isolement et d’impuissance
que son parrain cloîtré dans sa maison familiale, va faire l’expérience de l’angoisse adolescente et de l’impuissance qui en
est l’objet.
La trame de l’histoire est fortement marquée par la personnalité du professeur Umbridge, une sorcière du ministère qui
va peu à peu envahir l’école de son autorité. Au départ professeur de défense contre les forces du mal, elle va devenir grand
inquisiteur de l’école puis directrice faisant fonction, suite à la
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disparition de Dumbledore qui était menacé d’arrestation. Le
professeur Umbridge est le modèle du fonctionnarisme borné.
Sa pédagogie est doublement nulle quant à la méthode et à la
méthodologie. Elle se contente de faire lire en silence les chapitres d’un livre purement théorique et s’oppose à tout exercice pratique, ce qui obligera les élèves à lancer un atelier clandestin de duel dirigé par Harry. Ces carences volontairement
entretenues sont motivées par une paranoïa qui comme toujours se traduit par un déni et un transfert : déni du retour de
Voldemort imposant de repousser toute amorce de discussion
à son sujet. Transfert du délire paranoïde qui consiste précisément à accuser de paranoïa ceux qui affirment le retour du
« Seigneur des ténèbres ».
Harry va subir un nombre incalculable de vexations auxquelles s’ajouteront les contraintes liées à la perspective d’examens déterminants pour son avenir en fin d’année. C’est aussi
le temps des premiers véritables émois amoureux. Ceux-ci se
révèlent peu probants. Sa gaucherie typiquement masculine
qui frise la goujaterie éloigne Harry au moins provisoirement
de la jolie Cho Chang, tandis que son amie Hermione suscite la
jalousie de Ron son compère avec une feinte innocence, en
entretenant une relation épistolaire avec le ténébreux Viktor
Krum. Peut-être bien que cette pudique évocation de la vie
affective naissante est comme le résumé de tout l’ouvrage : les
hésitations et les questionnements des débuts de la vie amoureuse se diffractent dans les multiples régressions et progressions de l’intrigue. Chacun des personnages, de Harry à Dumbledore, se trouve confronté à l’incertitude. Comme on peut
s’y attendre, les rêves servent d’interface entre le réel, le possible et le phantasme. Harry est victime d’une manipulation
onirique : Voldemort lui fait voir en rêve son désir et va même
jusqu’à lui faire croire qu’il détient son parrain. Contre de
telles agressions psychiques il devra s’entraîner à l’occlumancie (la fermeture de son esprit aux agressions externes) avec le
professeur Rogue.
A cette occasion, lors d’une intrusion dans la mémoire de
celui-ci, il découvrira les raisons de la haine nourrie par Rogue
à l’égard de son père dont l’image, idéalisée jusque-là, prend
un sérieux coup. Mais cet entraînement n’atteint pas son but,
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A propos d’un livre récent
essentiellement à cause de l’animosité qui règne entre le
maître et son élève. Obsédé par les images que lui infuse Voldemort, il tombera dans le piège tendu par celui-ci et conduira
involontairement à la mort de son parrain Sirius Black venu le
secourir. Hermione avait pourtant mis en garde Harry contre
sa tendance « à vouloir sauver le monde ». Son parrain lui avait
donné un moyen sûr de communication auquel il n’a pas
recouru, entraînant la catastrophe. Bref ce livre nous montre
un adolescent à la fois trop et peu sûr de lui, dont les angoisses
provoquent l’action ou la rébellion irréfléchies. Cette incertitude qui est au cœur de la croissance pubertaire peut parfois
déboucher sur des sentiments dépressifs très profonds et se
traduire par une grande agressivité ou une sorte de jeu avec la
mort. Les détraqueurs qui attaquent Dudley et la possession
de Harry par Voldemort qui demande par son intermédiaire à
Dumbledore de « tuer le garçon » en sont peut-être une discrète évocation.
On ne s’étonnera pas que dans une telle atmosphère d’indécision, la divination occupe une place importante, d’autant
plus que l’objet caché qui est le pivot de l’histoire consiste en
une prophétie sur Harry et Voldemort. Mais de nouveau, la
prétention à connaître l’avenir est ici tournée en ridicule : ni le
professeur Trelawney, ni les centaures ne semblent être d’une
grande utilité. Et la prophétie qui est l’objet secret de la quête
ne révèle rien de l’avenir : d’allure très scripturaire, pour ne pas
dire christologique, elle se contente de dévoiler les identités :
« Celui qui a le pouvoir de vaincre le Seigneur ténébreux le
marquera comme son égal, l’un d’eux doit mourir des mains
de l’autre, car aucun des deux ne peut vivre tant que l’autre
survit. » Cette révélation interroge évidemment la pertinence
de s’en tenir à la seule légitime défense contre Voldemort. Lors
de l’affrontement avec la Mangemort Bellatrix Lestrange qui
vient de tuer son parrain Sirius, Harry, furieux et désespéré,
lance contre elle le sortilège Endoloris. Mais comme son opposante le lui fait remarquer, il ne suffit pas de le dire, mais il faut
vouloir le dire, désirer faire mal et jouir de la peine ainsi causée. Une juste colère ne suffit pas pour y arriver. L’interdit qui
frappe les sortilèges impardonnables reste ainsi de mise toujours et partout.
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C’est ce qui semble ressortir de l’affrontement suivant,
entre Voldemort et Dumbledore, cette fois. En effet Dumbledore, contrairement à son adversaire, ne veut pas employer le
sortilège de meurtre : il se contente de défenses passives et
actives. Mais le symbolisme d’une fontaine aux statues d’or
qui occupe le centre du champ de bataille et évoque une harmonie sociale fictive est détruit lors du combat, comme si la
victoire sur le mal semblait devoir passer par la mise à
l’épreuve des grands idéaux généreux mais trop théoriques.
La mort de Sirius fournit l’occasion de se pencher d’une
façon moins liminaire sur la question de la mort. Déjà lors de
l’affrontement entre Dumbledore et Voldemort, le premier
faisait remarquer au second que son incapacité à comprendre qu’il y a des choses pires que la mort a toujours été sa
grande faiblesse. Le questionnement révolté de Harry le
conduit à interroger le fantôme Nick-quasi-sans-tête : pourquoi certains morts deviennent-ils des fantômes, alors que
d’autres semblent avoir définitivement disparu ? Dans une
réponse qui présente certaines adhérences avec la doctrine
catholique du purgatoire, l’interrogé confessera que la mort
est un passage et que l’état fantomatique correspond à une
vie terrestre diminuée, sciemment choisie par ceux qu’effraie
le voyage vers l’inconnu. Cette relativisation de la mort
comme passage, conjuguée à sa subordination aux valeurs
précédemment affirmées par Dumbledore, n’est pas sans
nous conduire vers le cœur du mystère chrétien.
Ce dernier-né de la série Harry Potter nous relate donc le
mal-être du héros dans sa croissance vers la vie adulte.
Désappointé et même dégoûté par la complexité de la vie, il
est préservé de la fuite par son mentor, dont l’émouvante
confession-révélation finale mérite un dernier commentaire.
Harry s’est vu triplement mis à distance : de son père, dont
l’image idéale commence à se morceler, de son parrain qui
meurt et de Dumbledore qui le tient à l’écart. Ce vide affectif
qui se crée doit permettre à Harry d’y construire sa propre
personnalité. Mais pour y arriver, la figure paternelle, d’idéale
qu’elle était, doit se muer en une instance de déculpabilisation destinée à amortir le choc du réel. C’est ce que fait Dumbledore lorsque, subissant les invectives passionnées de
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A propos d’un livre récent
Harry sans broncher, il confesse l’erreur de s’être tu au long
des dernières années, préférant tenir Harry dans l’ignorance
d’une vérité trop lourde à porter et le rendant ainsi souséquipé pour affronter les attaques de Voldemort. C’est là une
magnifique évocation d’un père prenant sur lui les faiblesses
de son fils pour lui permettre de grandir ou encore peut-être,
d’un Dieu qui veut assumer les défaillances de sa créature
pour la rendre digne de lui.
✍ Benoît CARNIAUX, O.PRAEM.
Abbaye Notre-Dame de Leffe
BE-5500 Dinant, BELGIQUE
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