UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL
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UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL
Chapitre II UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL ON CONNAÎT LE MARBRE CÉLÈBRE , sculpté par le Bernin, dans l’église Santa Maria della Vittoria, à Rome: Thérèse pâmée sous le dard du chérubin. Beaucoup de ceux qui connaissent peu notre sainte l’imaginent volontiers de cette manière, ignorant que ce n’est pas la Thérèse définitive. Et, du coup, ils sont portés à conclure que la vie chrétienne ordinaire – la leur en particulier – n’a plus grand’chose à voir avec une expérience spirituelle où l’on trouve tant de phénomènes Transverbération de Thérèse Le Bernin, Rome (XVIIIe) Photo D.R. extraordinaires. DES THÉOLOGIENS , des guides spirituels, ont été tentés de leur emboîter le pas. Ils préconisent alors de s’en tenir à la lecture du Chemin de Perfection, livre incomparable à coup sûr comme pédagogie de l’oraison et de la vie d’oraison, mais bien loin de contenir à lui seul tout le suc de l’enseignement thérésien. D’autres déclareront sans 45 ambages qu’ils préféreraient un profil spirituel plus dépouillé. Libre à eux: il y en a pour tous les goûts parmi les saints! À condition toutefois de ne pas rejeter comme inintéressant tout ce qui, dans la vie de notre sainte, sort quelque peu de l’ordinaire. On aurait alors envie de dire à ces interlocuteurs pointilleux: «Au fond, avouez-le, si vous aviez été Dieu le Père, vous auriez refait sainte Thérèse en élagant de sa vie tout ce qui ne relève pas de l’expérience chrétienne courante. Heureusement, vous n’êtes pas Dieu le Père!» Nous rejoindrions volontiers quant à nous la réflexion d’un maître des novices à propos de ses jeunes:«Tant qu’ils exaltent la desnudez de saint Jean de la Croix au détriment des descriptions de sainte Thérèse, c’est qu’ils n’ont pas encore pris la mesure intégrale de la vie spirituelle selon le Carmel.» CAR NOS DEUX MAÎTRES se complètent. Saint Jean de la Croix, avec sa science de théologien et son talent de grand poète, a donné une armature conceptuelle à l’expression de l’expérience mystique. Mais sainte Thérèse de Jésus, on l’a dit, a reçu grâce de décrire ce qui lui est arrivé. Et ceci, pour être exceptionnel, se situe cependant, à part quelques défaillances corporelles parmi lesquelles il faut ranger l’extase, dans le droit fil de ce qu’est la vie chrétienne. Son itinéraire spirituel – conduit par Dieu, on l’entend bien – ne fait rien d’autre que témoigner de ce qu’est le développement intégral de la grâce baptismale en une 46 personne humaine quand celle-ci se dispose de son mieux à laisser faire tout ce que Dieu veut faire en elle. RETENONS EN EFFET d’emblée comment se situe Thérèse de Jésus dans l’immense cortège de tous les saints. Certains de ceux-ci ont été choisis pour des missions hors du commun. Le cas de Jeanne d’Arc s’impose d’emblée à notre attention: il n’est pas ordinaire de confier à une fille de dix-sept ans une Thérèse, Mère des spirituels José de Mora (XVII e) mission politique et militaire. Chez Thérèse, rien de cela sans doute. Mais pas de voix non plus. Les paroles qu’elle entend sont tout intérieures. Elle n’est pas non plus une voyante comme Bernadette de Lourdes. Les visions dont elle parle sont, elles aussi, en images ou intellectuelles; elle ne voit rien des yeux du corps. Aucune révélation, aucun secret ne lui est confié, comme aux bergers de Fatima, sur le déroulement précis des événements à venir. Sans doute, il lui sera demandé de donner naissance à une nouvelle famille religieuse. Toutefois, il s’agira, non d’innover, mais seulement de revenir au charisme primitif du Carmel dans toute sa pureté. «Mère des spirituels», lisons-nous, au socle de sa statue dans la basilique SaintPierre de Rome. Tout spirituel en effet, tout être en recherche de Dieu peut se retrouver en elle comme on retrouve sa propre image en un miroir. Il y reconnaîtra ses luttes, ses faiblesses, ses erreurs, les grâces dont il a lui-même bénéficié. Et quand l’itinéraire de la Madre s’orientera dans un sens plus exceptionnel, il y retrouvera encore un miroir. Mais cette fois, 1. Dans un cours inédit. 47 comme nous le verrons, un miroir grossissant, selon l’expression du Père Tomás Alvarez 1. JUSQU ’AUX ENVIRONS DE LA QUARANTAINE, en effet, la vie de Thérèse ne se distingue en rien d’une vie chrétienne ordinaire. Elle connaît comme chacun des hauts et des bas, des relâchements et des reprises. Puis, à partir d’une date précise, Dieu va prendre en mains les rênes de cette vie, l’Esprit va l’empoigner en quelque sorte. L’itinéraire de Thérèse sera dès lors un itinéraire exceptionnel, sans toutefois cesser d’être autre chose que le développement plénier de l’état de grâce. De la sorte, ces étapes ultérieures seront encore autant de lumières sur la vie chrétienne. Refaisons avec elle ce parcours, tel qu’il ressort de ses écrits. LES PREMIERS CHAPITRES de la Vida sont consacrés à ces quarante premières années de sa vie, celles qui ont précédé sa conversion définitive. Elle les retrace brièvement comme le récit des miséricordes divines à son égard. Le Seigneur lui a, de fait, octroyé un certain nombre de grâces initiales précieuses, la nature étant en général la première forme que Dieu donne aux faveurs qu’il accorde. Mais déjà le milieu où elle a vu le jour constitue une grâce. Thérèse est née dans une famille profondément chrétienne. La foi, elle l’a reçue sur les genoux de sa mère. Il est remarquable qu’elle ne connaîtra jamais de tentation ou d’épreuve du côté de cette vertu. Bien plus, le monde invisible, les anges, les saints, mais 48 aussi les démons, ont pour sa psychologie autant de consistance que ce qu’elle voit et touche. Le surnaturel fait partie de son univers au même titre que son environnement géographique ou humain. D’ AUTRE PART, elle est dotée d’emblée de qualités naturelles qui s’épanouiront tout au long de son existence et dont elle fera preuve à un degré hors du commun, génial peuton-dire. Tout d’abord, elle possède un sens aigu de l’absolu, Ange adorateur attribué à Arthur Legoust (XVIIe) Photo D.R. qui remet toute chose à sa place. «Todo es nada.» Tout n’est rien: en comparaison de l’Infini, les valeurs finies, en bonne mathématique, comptent pour zéro. Ceci vaut en particulier lorsqu’il s’agit du temps. «Para siempre, siempre», pour toujours, toujours, aimait-elle à répéter, petite, avec son frère Rodrigo, en évoquant la vie éternelle. Si l’on en est convaincu, que peut avoir comme prix le temps qui passe?… «Todo se pasa, Dios no se muda.» Tout passe, Dieu ne change pas. CES RÉFLEXIONS peuvent apparaître clairement à la cervelle d’une petite fille de sept ou huit ans. Elles peuvent même suggérer que le plus juste prix pour acheter cette félicité éternelle, c’est d’aller au plus vite se faire couper la tête chez les Maures. Encore faut-il avoir le courage de mettre le projet à exécution. Combien de velléitaires voient clair sans passer à l’acte! Tel n’est pas le cas de Thérèse. L’un des traits les plus marquants de sa nature est un courage exceptionnel. Toute sa vie elle en témoignera. Lors de la fondation du Carmel de Salamanque, un mur en construction s’était effondré. On se 49 remit à l’œuvre, le mur fut remonté et… il croula une seconde fois. Maître d’œuvre, maçons, religieuses étaient d’avis qu’il fallait abandonner la partie, les uns pour des raisons techniques, les autres persuadés que le démon avait part à l’affaire, ou que, du moins, telle n’était pas la volonté de Dieu. La Madre survint, ordonna de reprendre la tâche une troisième fois et… le mur tint bon. Toute la nature de Thérèse est dans cette persévérance, cette ténacité qui vient à bout de tous les obstacles. «La paciencia todo lo alcanza.» La patience obtient tout. AJOUTONS QU ’AU COURAGE et à la patience s’adjoignaient Thérèse rencontre Jean de la Croix à Duruelo Gravure du Couvent de l’Incarnation, Avila chez elle un don peu commun de persuasion. Elle a été – à tort – jugée sévèrement, injustement condamnée, calomniée, vilipendée: par des gens qui ne l’avaient pas approchée. Car on ne résistait pas à son contact. Le bon évêque d’Avila, don Alvaro de Mendoza, ne voulait pas entendre parler de moniales sans revenus. Une heure de conversation avec Teresa suffit à le retourner et à en faire un allié inconditionnel pour toute sa vie. Jean de Yepès, le futur Jean de la Croix, dont la personnalité ne se laissait pourtant pas manœuvrer facilement, était-il décidé à entrer à la Chartreuse, Teresa le convainquit que le Seigneur serait mieux servi si lui, Jean, restait au sein de son Ordre. Et ainsi de suite. Elle est douée d’un tel capital de séduction, dont elle jouera parfois consciemment pour la gloire de son 50 Époux divin, qu’on la suit, de confiance. Rien d’étonnant dès lors qu’elle conçoive l’oraison – on le verra – comme un temps où l’on fait la conversation, où l’on tient compagnie à Celui dont on se sait aimé. Les choses, pour elle, sont simples: il lui suffit de transposer a lo divino ce qu’elle sait si bien faire au naturel. C’EST QU’EN MÊME TEMPS, elle est riche de tous les dons du cœur. «On me subornerait avec une sardine», écrira-t-elle dans une lettre 2. «Avais-je le droit d’être ingrate? 3 » demandera-t-elle à un de ses confesseurs qui lui enjoignait de prendre ses distances par rapport à une amitié. De fait, sa correspondance fera souvent état des dettes de reconnaissance contractées à l’égard de tel ou tel. «Vous ne saurez jamais tout ce que nous lui devons 4 », écrit-elle à Maria de San José, prieure de Séville, à propos du Père Garcia de Toledo. TOUTE CETTE RICHESSE de dons naturels n’allait pas sans dangers. Elle pouvait devenir un piège, une occasion de tentations. Des tentations, elle en a eues aussi, comme tout le monde. Et c’est par là aussi que nous pouvons nous retrouver en elle. VERS L’ ÂGE DE QUINZE ANS , elle commence à découvrir 2. Lettre 248. Septembre 1578. 3. Vida 24, 5. 4. Lettre 385. 8 Novembre 1581. 51 qu’elle est belle et qu’autour d’elle on le reconnaît. Elle en est heureuse, ce qui, après tout, est indice de santé. Mais elle se reprochera plus tard d’avoir fait de ce pouvoir d’attraction le pôle de ses préoccupations d’alors. Stimulée par une parente à qui elle emboîte le pas, elle se met à soigner ses mains, ses cheveux, à accorder beaucoup d’importance à son paraître. Une idylle s’amorce avec l’un de ses cousins. Les lectures de roman de chevalerie n’étaient peut-être pas étrangers à la naissance de cette amourette. Tout ceci inquiète son père, qui se décide à mettre la demoiselle en cage, c’est-à-dire au couvent des Augustines de Nuestra Señora de Gracias, proche des remparts de la ville. On y accueillait des jeunes filles de sa condition pour y parfaire leur éducation. La grande faculté d’adaptation de Thérèse fera qu’au bout d’une semaine, elle s’y trouvera mieux que dans la maison paternelle. Elle y subira l’influence bénéfique de la maîtresse des jeunes pensionnaires, Maria de Briceño, et reviendra, selon son propre témoignage, à la «verdad de cuando niña», la vérité de son enfance; elle y percevra de nouveau que «tout n’est rien» et que, pour elle, le meilleur moyen d’éviter la perdition sera d’embrasser la vie religieuse. LA TENTATION DE DISSIPATION ne sera pas terminée pour autant. Devenue religieuse, Thérèse demeure tout aussi séduisante; et même si ce pouvoir lui sert à enseigner les voies de l’oraison et à entraîner au bien, il est beaucoup de personnes qui préfèrent apprendre à prier près d’une jeune 52 maîtresse si aimable, plutôt que sous la direction d’un vieux sage à l’aspect rébarbatif, fût-il un maître. Et elle, elle prend plaisir à ce magistère, qu’elle envisage comme un ministère. Ce sont alors de longues et fréquentes séances de parloir, honnêtes sans aucun doute, mais où son cœur risque de s’affadir en oubliant l’unique Ami. Plusieurs avertissements lui sont donnés qui demeurent sans effet. Il faudra la mort de son père et sa confession au Père Vicente Barron pour que les choses changent. Encore connaîtra-t-elle, même après sa conversion définitive, des amitiés qui, tout honnêtes qu’elle soient, n’en tiennent pas moins encore trop de place. THÉRÈSE JUGERA Thérèse entre à l’Incarnation Photo D.R. plus tard très sévèrement son attitude d’alors. Y a-t-il lieu de partager sa sévérité? Aux yeux du moraliste il n’y a sans doute rien dans tout cela qui mérite d’être taxé de péché grave. Si toutefois elle se juge sévèrement, c’est qu’elle perçoit dans une vive lumière l’existence en elle d’une dynamique du mal, dont la croissance, non freinée ou, pire encore, cultivée, l’eût conduite à sa perte. La vision de l’enfer lui permettra d’apprécier à sa juste grandeur le danger qu’elle a couru et dont elle a été sauvée. PLUS SUBTILE et, de ce fait, plus insidieuse, sera la tentation sous l’apparence du bien, dont elle parle en divers passages et notamment au chapitre VIII de la Vida. Au couvent de l’Incarnation, l’oraison n’était pas de règle. 53 Entendons l’oraison au sens d’une prière silencieuse, durant un temps déterminé et selon des règles précises, bref comme un exercice spirituel spécifique. Toutefois certaines sœurs s’y adonnaient. Thérèse pratiquait l’oraison depuis sa jeunesse religieuse. Lors de sa maladie, la lecture du Troisième Abécédaire de Francisco de Osuna lui avait fourni une méthode qui lui convenait. Elle faisait donc oraison, mais succombait toujours à la tentation du parloir. Et elle se sentait tiraillée, écartelée entre le désir d’un plus qu’elle éprouvait très fort à l’oraison et le poids de ce qu’elle appellera ses «misérables habitudes». Profitant de ce malaise, le tentateur se fera insinuant: «Allons! un peu d’humilité. L’oraison est le lot de ceux et celles qui sont appelés à de grandes choses. Quant à toi, contente-toi d’observer les pratiques de règle et ne t’engage pas dans le surérogatoire.» Et c’est ainsi que, sous couvert d’humilité, elle en vint pendant un an ou dix-huit mois à cesser de faire oraison; tout en continuant, au parloir, d’en prôner les avantages! À la mort de son père, la confession qu’elle fit au Père Vicente Barron, directeur spirituel du défunt, la remit sur le chemin de l’oraison que, désormais, elle n’abandonnera plus. N OUS N’AVONS PAS DE PEINE à nous retrouver dans les tentations de Thérèse. Nous pouvons aussi nous reconnaître dans les tâtonnements qu’elle a éprouvés, les fausses routes sur lesquelles elle s’est engagée, faute de 54 conseiller spirituel à la hauteur. Elle a connu des gens trop peu exigeants. Ils lui disaient que telle infidélité était broutille, qu’elle n’avait pas à s’en préoccuper; alors qu’elle sentait bien, elle, qu’il s’agissait d’une pente savonneuse. Plus tard, elle connaîtra l’inverse: un directeur trop zélé voudra obtenir d’elle tout et tout de suite en matière de perfection, ce qui aura pour effet de la décourager. Quand elle recommandera les directeurs spirituels savants et expérimentés, elle parlera… d’expérience! D’ AUTRE PART, toutes les manières de prier, toutes les pratiques de dévotion ne conviennent pas à toutes les âmes. Au début de sa vie religieuse, Thérèse a été soumise à des méthodes d’oraison très contraignantes, qui lui faisaient l’effet d’un carcan. Francisco de Osuna, on l’a vu, l’en libéra. Plus tard, elle sera tentée par les tenants du no pensar nada, ces maîtres qui préconisaient l’élimination de toute représentation particulière, de toute image intérieure, pour arriver à mimer en quelque sorte cette suspension de l’activité mentale que Dieu peut donner dans certaines formes d’oraison surnaturelle. Ces tenants du vide mental l’auront égarée au point de lui suggérer le rejet de tout regard sur l’Humanité du Seigneur, en s’appuyant sur la parole de Jésus: «Il vous est bon que je m’en aille.» «Je ne puis souffrir cela», dira Thérèse à deux reprises. Et la vivacité de sa réaction témoigne de la conscience du danger auquel elle a été exposée. AINSI DONC, JUSQUE VERS L’ÂGE DE QUARANTE ANS, Thérèse a 55 connu les combats et les problèmes qui sont ceux du chrétien ordinaire. Une progression en dents de scie, pourrait-on dire. Notons cependant qu’arrivée au seuil de sa conversion définitive, elle est une religieuse exemplaire, déjà affermie dans la vertu. Plaise au ciel qu’il n’y eût jamais dans les couvents que des Teresa de Ahumada arrivées à ce stade. Néammoins, nous nous retrouvons tout à fait dans ce miroir que nous offre sa vie en cette première étape. Il nous renvoie notre propre image. Mais ce même miroir ne va pas tarder à devenir un miroir grossissant. Ecce Homo qui convertit définitivement Thérèse Incarnation, Avila NOUS SOMMES EN 1554 OU 1555. Voici bientôt vingt ans que Thérèse est moniale à l’Incarnation. Son âme, nous ditelle, est déjà lasse de sa médiocrité. Mais ses mauvaises habitudes ne la laissent pas en repos. Elle va recevoir la grâce d’une conversion définitive devant un Ecce Homo tout sanglant comme les aiment les Espagnols. Elle mesure d’un coup combien elle a été aimée, par Celui qui a versé son sang pour elle. Et elle ressent intérieurement que son désir de contenter le Maître en tout se trouve cette fois exaucé. LE CONTENTER EN TOUT. C’est-à-dire ne plus rien lui refuser de propos délibéré, à froid en quelque sorte. Fût-ce dans le domaine d’une simple imperfection. Sans doute Thérèse continuera-t-elle à se confesser et elle aura des choses à dire. Mais il s’agira de fragilités, de mouvements qui lui échappent, témoignant de sa condition pécheresse, mais désavoués sitôt que posés. Ce que Thérèse de Lisieux dit avoir vécu depuis l’âge de quatre ans («Je n’ai jamais rien 56 refusé au Bon Dieu»), Thérèse d’Avila aura mis quarante ans à y atteindre! ENCORE CELA NE S ’EST- IL PAS FAIT EN UN INSTANT par un coup de baguette magique. Le chapitre IX et comme de la Vida, où elle rapporte l’événement, relate aussi la lecture qu’elle fit, à l’époque, des Confessions de saint Augustin et y voit un facteur déterminant. La jeunesse désordonnée du grand docteur est un miroir de sa propre vie, et dans l’amour miséricordieux qui le convertit Thérèse reconnaît la miséricorde divine à son propre égard. À PARTIR DE LÀ CEPENDANT, les choses vont se précipiter. «Ce que j’ai raconté jusqu’à présent, dit-elle, c’est, me semble-t-il, ma vie. Ce que je vais dire maintenant, c’est la vie de Dieu en moi 5.» Le Seigneur va prendre en quelque sorte les rênes de son existence. Il va lui accorder de nombreuses faveurs dites surnaturelles. Entendons par là que ces grâces sont hors de portée de l’effort humain, même avec le concours ordinaire de la grâce. Dieu les donne quand il veut, comme il veut. Elles ne sont pas essentielles à la sainteté. GARDONS - NOUS POUR AUTANT de les mépriser. Ou de penser qu’elles n’ont aucun intérêt pour nous. Ce sont des grâces 5. Vida 23, 1. 57 prophétiques, ce qu’on appelle des charismes destinés à l’utilité du peuple fidèle. Et elles jouent par rapport à la vie chrétienne ordinaire le rôle de miroir grossissant. Qu’est-ce à dire? Simplement ceci que Dieu fait éprouver de manière quasi-expérimentale et avec une intensité extraordinaire les réalités de la foi que le commun des fidèles vit à l’obscur ou sur un mode psychologiquement mineur. Autrement dit, le bénéficiaire de ces grâces devient le témoin brûlé et brûlant qui nous dit: «Ces réalités ne sont pas un leurre. Je les ai touchées du doigt.» Dans la même ligne, André Frossard pouvait écrire après sa conversion: «Dieu existe, je l’ai rencontré.» THÉRÈSE SAIT DEPUIS LONGTEMPS que Dieu existe et son désir le plus ardent est de vivre en état d’union constante avec lui. Or voici que maintenant elle s’éprouve dans l’oraison comme saisie, captée. Jeune religieuse, elle avait déjà connu parfois des formes d’oraison surnaturelle. Maintenant ces grâces deviennent pour elle, si l’on peut dire, monnaie courante. Elle constate que le recueillement n’est pas le produit de son effort, mais lui est donné. Sa volonté est fixée en Dieu sans rien désirer d’autre que cette présence. Parfois aussi son intelligence s’arrête de discourir et parfois même son imagination de trotter. Tout ceci cependant n’empêche pas qu’elle garde conscience d’elle-même, du temps, de l’environnement. Ce sont là les formes diverses de ce que les 58 spécialistes appellent oraison de quiétude ou de recueillement surnaturel. Elle en perçoit encore mal les modalités dans le récit de sa Vie. Elle y verra plus clair au moment de la rédaction du Château. MAIS IL ARRIVE en outre qu’elle s’éprouve comme saisie par le tréfonds de son être au point que l’activité psychique soit totalement suspendue. Et, dès lors, elle perd conscience de son moi et de tout ce qui l’environne. Ceci relève de l’oraison dite d’union, laquelle suspendant l’activité psychique, est, par nature, extatique. Passe encore si ces choses se passent lentement, progressivement. Elle pourra mettre ses états sur le compte d’une quelconque défaillance physique – ce qui, du reste, ne trompe personne. Mais il arrive que cette saisie se produise à l’improviste, n’importe où, pour sa plus grande confusion. Le ravissement – c’est ainsi qu’il faut l’appeler – lui fait l’impression d’être emportée dans les bras d’un géant, tirée hors d’elle-même, sans savoir ce qui va se passer, si même elle ne va pas mourir. BIEN ENTENDU, autour d’elle on jase. Elle ne tarde pas à défrayer la chronique du petit monde d’Avila. Ses confesseurs, perplexes, sont dépassés par les événements ou, par prudence, la mènent durement. Mais voici que les choses se corsent. Dans ces moments d’oraison, ou dans la vie courante, 6. Vida 19, 9. 7. Jean 21, 22. 59 elle entend des paroles. Intérieurement, notons-le bien. La première fois que cela lui arrive – elle en parle au chapitre XIX de la Vida – elle se demande pourquoi le Seigneur lui accorde toutes ces faveurs, alors que d’autres le mériteraient bien plus. La voix intérieure lui dit: «Ne t’occupe pas de cela, sers-moi! 6 » Ce qui est, à peine démarquée, la réponse de Jésus à Pierre à propos de Jean 7. Ces paroles arrivent au moment où elle s’y attend le moins, elles ne sont donc pas, selon toute vraisemblance, une réponse qu’elle se ferait à elle-même. Du reste, la plupart du temps, elles sont des paroles de l’Écriture et, on le verra, singulièrement de saint Paul. Enfin, elles opèrent d’emblée ce qu’elles signifient. Quand Thérèse entend: «Ne crains pas…», fût-elle dans une période d’angoisse ou d’extrême tourment, la voici de nouveau apaisée, confiante, capable de tout affronter. Ces divers critères lui permettent de reconnaître qu’elle n’est pas le jouet de son imagination, mais que ces faveurs lui sont données. Toutefois, données par qui? Pour elle, pas de doute, c’est le Seigneur qui agit. Mais son entourage pense encore aux Maddalena de la Cruz, ou autres nonnes illuminées, ou simulatrices, et n’écarte pas l’hypothèse d’une illusion démoniaque. D’autant qu’à cette époque, l’Inquisition ne badine pas! Elle va, durant cette période, souffrir mille morts de ces incertitudes et des doutes de son entourage, malgré les assurances que lui donneront la rencontre avec saint François de Borgia et un peu plus tard les relations avec saint Pierre d’Alcantara. 60 LES DOUTES VONT ÊTRE TRANCHÉS lorsque, en 1560, l’Humanité sainte de Jésus se manifeste à elle. C’est d’abord la perception d’une présence, «à son côté droit», sans rien voir ni des yeux du corps, ni de ceux de l’âme. Mais très vite, le Seigneur va se montrer par ce qu’elle appellera les visions en images: ses mains, sa silhouette, son visage, comme s’il voulait l’apprivoiser, l’accoutumer à cette présence si gratifiante, mais aussi terrifiante dans sa majesté. Pendant une douzaine d’années, Jésus va se faire ainsi son compagnon de route. Il va lui prodiguer fréquemment ces visions tout intérieures – il ne faut pas les confondre avec des apparitions – par lesquelles il lui fera percevoir les mystères de sa vie et de sa passion. Ce sont des images très furtives, mais d’un éclat incomparable, qui s’impriment fortement en elle et éveillent en son âme ferveur, action de grâce, confusion pour ses péchés, et surtout courage. Elle pénètre ainsi, à une profondeur insoupçonnable jusque là pour elle, le sens des mystères de la vie du Seigneur et, finalement, de tout ce qu’enseigne l’Église de son temps: «de la Trinité à la puissance de l’eau bénite», comme le dira plaisamment l’un de ses meilleurs commentateurs. SANS DOUTE, POUR LA GRATIFIER DE CES VISIONS, le Seigneur se sert-il de l’arsenal d’images, de représentations, de conceptions qu’elle porte en elle. Ainsi, par exemple, fera-telle peindre un Christ à la colonne conforme à ce qu’elle a 61 perçu intérieurement. Ce Christ ressemble comme un frère à tous les Christ espagnols qu’elle pouvait avoir sous les yeux. Ces visions sont suscités à partir du terreau de la culture et du tempérament qui sont les siens. Rien d’étonnant à cela. IL EN VA DE MÊME de ce qu’elle appelle les visions intellectuelles. Il ne s’agit plus ici de représentations internes d’ordre visuel, mais plutôt de compréhension, de pénétration par l’intelligence. Lorsqu’on est aux prises avec une question difficile, il arrive qu’on en aperçoive la solution par une illumination interne qui fait qu’on s’exclame:«Vu!» Cette expérience courante nous permet de nous faire une idée de ce que Thérèse vit lorsque, par exemple, elle relate qu’il lui fut donné de voir intellectuellement comment toutes les choses ont leur consistance en Dieu; comment les Trois Personnes divines sont trois personnes distinctes communiant en une seule Nature; comment le tréfonds de l’âme, le mas hondon est le lieu où la Trinité sainte fait sa demeure. Visions qu’elle relate dans la Vida ou dans les notes prises sur le chaud, jour après jour, et qui constitueront les Mercedes. EN QUOI POUVONS -NOUS nous sentir concernés? Ces grâces d’oraison et ces visions ne sont pas phénomènes courants. Ils ne sont pas non plus la sainteté. Nous aurions donc tort d’envier ceux et celles qui en sont les bénéficiaires. D’autant plus que ces personnes connaissent généralement épreuves 62 et défis à proportion même des faveurs dont elles sont gratifiées. On connaît l’anecdote, probablement inauthentique, de Jésus s’adressant à Thérèse: «Thérèse, c’est ainsi que je traite mes amis. – Oui, Seigneur, et c’est pourquoi vous en avez si peu!» Le mot traduit bien la réalité. Toutefois, si ces grâces ne sont pas la sainteté, elles ont souvent chez le sujet un effet de stimulation. «Boisson enivrante pour mission impossible» a-t-on pu dire. Mais surtout, leur but essentiel est d’instruire et d’édifier le peuple de Dieu. Grâces charismatiques, disent les théologiens, prophétiques disent d’autres, en ce sens que le prophète du Nouveau Testament, maintenant que la Révélation est close, a pour mission de mettre en relief pour telle époque, ou telle portion du peuple fidèle, un aspect particulier de ce que Dieu nous a dit en son Fils. REGARDONS-Y D’UN PEU PLUS PRÈS. Thérèse se sent captée, saisie dans l’oraison. Il ne nous est peut-être pas arrivé de sentir cette saisie. Mais la foi nous enseigne et nous fait croire que, dans l’oraison, lorsque nous mettons en œuvre les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, un lien de connaissance et d’amour s’établit entre les Personnes divines et nous-mêmes. Ce lien, Thérèse l’éprouve comme une étreinte. Nous ne le ressentons pas, mais la réalité que nous tenons dans la foi est bien là. Thérèse en témoigne auprès de nous comme d’une réalité vécue et ressentie. Ceux qui lisent son texte et sont eux-mêmes assoiffés de Dieu s’y retrouvent à coup sûr. 63 DE MÊME, nous savons par la foi que l’Écriture est parole de Dieu pour nous. Quand nous l’écoutons en Église ou tout au moins en communion avec l’Église dans la lectio divina nous savons que les paroles inspirées nous sont adressées. Cette lecture ou cette écoute se font souvent sans doute dans un climat marqué d’une certaine aridité. La foi nue et elle seule nous fait reconnaître le Dieu désireux de communiquer avec nous. Les paroles intérieures perçues par Thérèse et le retentissement qu’elles provoquent en elle viennent témoigner que l’Écriture est plus précisément pour nous «Dieu qui nous parle». Notre foi s’en trouve confortée. EN OUTRE, auquel d’entre nous n’est-il pas arrivé que tel verset, lu des dizaines de fois et connu par cœur, se révèle un jour à nous comme chargé d’une signification très riche, très personnelle, comme faite sur mesure pour nous, éclairant notre vie ou tel aspect de la situation dans laquelle présentement, nous nous trouvons? Et ce qui se dit d’un verset de l’Écriture peut s’appliquer tout autant à tel détail d’une scène évangélique que l’on voit avec des yeux nouveaux. Nous ne prétendons pas qu’il y ait là l’équivalent des paroles intérieures de Thérèse ou de ce qu’elle appelle vision en images. Mais nous pensons qu’il s’agit de grâces que Dieu nous donne dans la même ligne et pour lesquelles 8. Vida 29, 13. 64 les paroles et les visions de Thérèse jouent le rôle de révélateur ou, si l’on préfère, de miroir grossissant. GARDONS- NOUS DONC DE DEMEURER INDIFFÉRENTS à ces grâces données à Thérèse, sous prétexte qu’elles ne sont pas – ce qui est vrai – la sainteté. Mais nous aurions également tort de jeter sur elles un regard d’envie. Car ces grâces sont significatives d’une mission que Dieu accorde à ceux et à celles qu’il choisit pour cela. AVANT DE POURSUIVRE NOTRE PARCOURS avec Thérèse, arrêtons-nous à deux d’entre elles qui sont chargées de signification particulière: la transverbération et la vision de l’enfer. C’EST AU CHAPITRE XXIX du récit de sa Vie 8 que Thérèse nous parle de la première. Elle nous dit du reste que cette grâce lui fut accordée plusieurs fois. Nous sommes vraisemblablement en 1562. Les faveurs dont la sainte est comblée, oraisons surnaturelles puis visions, ont, comme il est aisé de le comprendre, un profond retentissement affectif en elle. Si elle est ravie , c’est à tous les sens du terme, et les visions intérieures de Jésus et de sa tendresse éveillent en elle de véritables transports d’amour. Un amour qui est à la fois jouissance intense et douleur non moins intense, avec 9. Faveurs de Dieu. Salamanque 1571. M.A. p. 543. 10. Vida 29, 13. 65 prédominance tantôt d’un aspect, tantôt de l’autre. La vision du chérubin plongeant en son cœur un dard enflammé constitue l’expérience paroxystique de cet amour à la fois délectable et torturant. Délectable, parce qu’il naît de la présence et de l’amour du Bien-Aimé. Douloureux aussi, car son amour à elle aspire à une union totale et surtout plus durable, qui s’avère impossible tant que l’on se trouve ici-bas. Thérèse décrira cette souffrance quand elle relatera l’extase de douleur qu’elle a éprouvée à Salamanque, le soir de Pâques 1571, en écoutant la novice Isabel de Jésus chanter: «Que mes yeux Te voient, ô bon Jésus! 9 » De même, pour ce qui est de la joie, elle retrouvera tout son sens de l’humour pour supplier le Seigneur «d’en donner un avant-goût à ceux qui supposeraient que je mens! 10 » L’AMOUR ÉPROUVÉ AVEC UNE TELLE INTENSITÉ envahit tout l’être et retentit jusque dans la chair elle-même. Au point qu’on s’est demandé si cette blessure d’amour n’avait pas laissé de traces physiologiques. Des études savantes ont été entreprises sur le cœur de Thérèse pour savoir si elle n’avait pas fait, à cette occasion, un infarctus du myocarde. Quoi qu’il en soit, retenons la blessure d’amour comme le point culminant, au moins pour le retentissement éprouvé, des grâces reçues par elle. 11. Vive Flamme Strophe 2, nos 6, 7. 12. Vida 32, 1-4. 66 IL EST À REMARQUER QUE THÉRÈSE DE L ISIEUX, si peu coutumière qu’elle ait été de manifestations extraordinaires, a connu, elle aussi, dans le chœur du carmel en juin 1895, quelques jours après son acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux, une blessure d’amour qui présente des analogies avec la transverbération de la Madre. Jean de la Croix, dans la Vive Flamme a fait, lui aussi, la description de cette grâce 11. Parlait-il d’expérience personnelle? Nous ne le savons pas. En tous cas, il y apporte un éclairage utile en enseignant qu’il s’agit là d’une faveur exceptionnelle, que Dieu accorde en particulier à ceux qui ont dans l’Église un rôle de fondateur ou de docteur. «Boisson enivrante, disionsnous, pour mission impossible.» C’EST À PEU PRÈS à la même époque, 1562, que se situe la célèbre vision de l’enfer, longuement décrite au chapitre XXXII de la Vida 12. Vision d’épouvante? Oui et non. Suivons plutôt le texte. «LONGTEMPS APRÈS QUE LE SEIGNEUR m’eût déjà accordé nombre des faveurs dont j’ai parlé…» Voici huit ans que Thérèse a connu sa conversion définitive devant le Christ aux plaies; six ans qu’elle entend des paroles intérieures; deux ans que Jésus s’est manifesté à elle. Thérèse se sent donc, malgré son indignité, en amitié avec le Seigneur. La vision de l’enfer n’a donc rien d’un: «Gare à toi! Voilà ce qui t’attend si tu ne changes pas.» 67 «J E COMPRIS QUE LE SEIGNEUR voulait me montrer la place que les démons m’avaient préparée en enfer.» On notera que ce sont les démons qui cherchent à attirer en enfer. Le Seigneur, lui, n’est pas celui qui damne, mais celui qui sauve. SUIT UNE DESCRIPTION très colorée de cette place qui l’attendait. Cette mise en scène, elle l’a vue en conformité avec l’imagerie courante dans la prédication de son temps, mais aussi en rapport avec son tempérament personnel. Pour elle, qui était d’une exigence minutieuse en matière de propreté, tout est ici sale, malodorant, repoussant. Et pour cette femme indépendante par nature et toute éprise de liberté, l’enfer consiste à être «enfermée dans une sorte de four ou de placard, très à l’étroit». MAIS CECI N’EST QUE L’EXTÉRIEUR. Plus théologique est la vision des peines intérieures auxquelles elle est soumise. «C’est peu de dire qu’on vous arrache l’âme… alors qu’ici l’âme se déchire elle-même.» L’essentiel de la peine du dam consiste en effet en ce que le maudit se voit et se sent fait pour Dieu alors qu’il ne veut pas de ce Dieu qu’il hait. Écartèlement indicible. THÉRÈSE RAPPORTE ENSUITE qu’elle a vu le châtiment d’un certain nombre de vices. Mais comme elle voyait sans éprouver, c’était moins terrible. L’essentiel de cette expérience, en effet, a consisté pour elle à vivre sa place en enfer. 68 EST- CE À DIRE qu’il y aurait quelque part, pour elle comme pour chacun de nous, un placard avec une étiquette à notre nom, qui nous attendrait pour le cas où nous refuserions le don de Dieu? Le sens théologique de cette grâce est, nous semblet-il, plus profond. Nous dirions volontiers que Thérèse a vécu ce qu’eût été l’aboutissement de cette dynamique du mal qu’elle portait en elle, comme chacun d’entre nous, si par grâce elle n’en avait été délivrée. Ceci nous paraît d’une grande importance. Nous avons chacun notre manière très personnelle de dire non comme de dire oui. Notre propension au refus de Dieu se trouve inscrite en nous au point de faire corps avec nous. Elle dépend quelquefois de notre physiologie. Si l’on est hypotendu, par exemple, on ne pourra pas fournir une grosse somme de travail. Ceci n’est pas coupable. Mais sur cette donnée physiologique peuvent venir se greffer des habitudes de paresse par exemple. Ou bien une frustration dans la petite enfance peut être génératrice d’angoisse, de peur que tout nous manque et induire des comportements, plus ou moins coupables, eux, d’un égoïsme féroce, etc. Les mal-aimés dans leur petite enfance auront peut-être du mal à se libérer d’attitudes hargneuses, revanchardes; à moins qu’ils n’aient perdu toute confiance en eux-mêmes et sombrent dans la pusillanimité… etc. Nous portons tous ainsi un mélange inextricable de misères et de blessures et des connivences plus ou moins coupables avec elles. Or cette dynamique, si on la laisse se développer ou, 69 pire encore, si on la cultive, peut nous conduire au refus endurci de ce qu’est le Dieu-Amour. Ce qui est proprement l’enfer. MAIS POURSUIVONS notre lecture. Ce sont les fruits de cette vision qui nous en donneront le sens. Thérèse en note deux dans le texte cité. Et tout d’abord la conviction que les peines de ce monde ne sont rien; «que la plupart du temps nous nous plaignons pour des riens.» La voilà donc affermie dans son courage. En second lieu, elle ressent une immense Couvent de l’Incarnation Photo D.R. reconnaissance pour ce Dieu qui, «me semble-t-il à présent, m’a délivrée de si terribles et si perpétuels tourments». RIEN DONC D’UNE PEUR paralysante ou d’une mise en garde angoissante. Mais la joie et la reconnaissance d’être délivrée d’un si grand péril; la découverte aussi du caractère précieux d’un salut qui nous arrache à un tel mal; la mesure exacte 70 jusqu’alors insoupçonnée, de l’étendue du salut. CE TEXTE SEMBLE DONC particulièrement éclairant malgré l’aspect terrifiant qu’il présente au premier abord. Car l’expérience tend à prouver que quiconque se met sérieusement en quête de Dieu, se trouve un jour ou l’autre confronté à son propre enfer. N’est-ce pas ce qu’enseigne saint Jean de la Croix dans la nuit passive de l’esprit? L’amour de Dieu infusé dans l’âme met dans une lumière crue, insupportable, toute la misère et le péché de l’homme, tout ce qui en lui est opposition à Dieu, refus de son amour. Cette grâce, pour exceptionnelle qu’elle ait été chez Thérèse, demeure dans la ligne de sa vocation de prophète et de docteur, chargée d’éclairer par son témoignage, la vie ordinaire du chrétien. MAIS LA VISION DE L’ENFER va produire chez notre sainte un fruit qui n’est pas mentionné dans le passage cité. Le désir d’arracher les âmes à cette perte qui les menace, et dont elle perçoit maintenant toute l’horreur, l’amène à se demander ce qu’elle pourrait faire dans ce but. Le grand couvent de l’Incarnation dans lequel elle vit est un bon couvent sans doute. Il souffre pourtant de deux carences que Thérèse perçoit nettement. La clôture tout d’abord n’y est pas stricte. Ceci, parce que le monastère est trop pauvre. Les sœurs y manquent parfois du nécessaire et les responsables sont trop heureuses de voir l’une ou l’autre s’en aller momentanément, appelée hors couvent par sa famille ou ses amis: à des fins 71 d’édification sans doute mais auxquelles il n’est pas défendu d’ajouter des raisons d’ordre… économique. Et puis le grand nombre de moniales nuit à une vie vraiment fraternelle. Lorsqu’elle se demande, donc, ce qu’elle pourrait faire pour sauver les âmes, Thérèse ne voit spontanément d’autre moyen que de revenir, elle et quelques compagnes, à l’observance stricte de la Règle primitive du Mont-Carmel: en rétablissant une étroite clôture, l’abstinence complète et les austérités du début dans une petite communauté. CETTE RÈGLE AVAIT ÉTÉ DONNÉE en 1209 ou aux environs par saint Albert, patriarche latin de Jérusalem – résidant à Saint-Jean d’Acre depuis la défaite de Tibériade en 1187 – Thérèse fondatrice aux ermites réunis sur le mont Carmel dans le culte de la Vierge Marie et selon l’idéal exprimé par la figure du prophète Élie. Modifiée par le pape Innocent IV qui, lors de leur passage en Occident, avait imposé à ces religieux le statut de Mendiants, les assimilant aux Franciscains et aux Dominicains, elle avait été mitigée au siècle suivant sur l’abstinence et la clôture, en raison du malheur des temps: guerre de Cent Ans, peste noire. Cette règle était destinée à des hommes. Mais sous le généralat du bienheureux Jean Soreth et avec le concours, entre autres, de la bienheureuse Françoise d’Amboise, duchesse de Bretagne avant de devenir Carmélite, couvents de femmes avaient fait leur apparition à la fin du les XV e siècle. L’Incarnation, où vivait Thérèse, avait été fondée le 72 jour même de son baptème, le 4 avril 1515. On y observait cette règle mitigée. Le dessein de Thérèse était de revenir à l’observance primitive. ET C ’ EST AINSI que les grâces mystiques les plus spectaculaires vont aboutir à faire de notre contemplative une femme d’action. En novembre 1562, au plus fort de son compagnonnage avec Jésus, elle fonde le premier couvent de la réforme, Saint-Joseph d’Avila. Elle y reste cinq ans: «les cinq années les plus tranquilles de ma vie», écrira-t-elle. Puis, après la visite du Père Général JeanBaptiste Rossi et sur son invitation, elle entreprend l’œuvre des fondations: Medina del Campo, Malagon, Valladolid, Tolède, Pastrana, Salamanque, Alba de Tormès vont se Carte des fondations 73 succéder de 1567 à 1571. Sans compter les couvents d’hommes dont elle sera l’instigatrice. Elle parcourt les routes, négocie, connaît mille aventures et devient, selon son expression, une femme d’affaires. Ceci ne va pas sans problèmes pour une personne qui continue de recevoir à profusion des grâces d’oraison accompagnées de visions, en images ou intellectuelles. Car ces grâces ont non seulement pour effet de l’instruire, mais en outre ont sur elle un impact affectif très fort. Gratifiantes ou douloureuses, elles avivent en elle le désir de l’au-delà jusqu’à un degré de tension parfois insoutenable. Pendant plusieurs années notre sainte va se trouver écartelée d’une part entre le désir de rejoindre le Bien-Aimé par delà la mort et, d’autre part, la nécessité de gérer les affaires auxquelles elle est confrontée pour le service de ce même Bien-Aimé. Les choses iront pourtant en s’unifiant, comme on le verra ultérieurement, Thérèse comprenant que le fin mot de l’union consiste à travailler de concert avec le Seigneur, instant après instant. Mais ceci sera le fruit de la grâce suprême du mariage spirituel. Cette grâce, elle la recevra pendant son priorat à l’Incarnation, de 1571 à 1574. Elle y est nommée d’autorité par le Provincial, au mépris du droit des sœurs d’élire leur prieure et, en conséquence, très mal accueillie. Très vite cependant, elle arrivera à se concilier les bonnes grâces de tout le monde. Avec l’aide 13. Fondations 5, 2. 74 de Jean de la Croix, qu’elle a fait venir comme confesseur, e l l e parvient à mettre dans la maison de meilleures conditions d’existence, une atmosphère de paix et une observance plus stricte. Puis, son priorat terminé, l’aventure des fondations va reprendre. Jésus et Thérèse travaillent cette fois de concert, sans tension intérieure pour celle-ci, mais dans la plénitude de ses moyens, de son génie doit-on dire, totalement mis à la disposition de son Époux divin. Ségovie, Beas de Segura, Caravaca, Séville sont les jalons de ce parcours, avant la grande tourmente qui secouera son œuvre, de 1576 à 1580. Puis, la paix revenue, ce seront les fondations de Palencia, Villanueva de la Xara, Soria, Burgos. Tout ceci sera conté, avec une verve étonnante dans le récit des Fondations. THÉRÈSE AURA FAIT, comme elle le dit, «le petit peu qui dépend d’elle». Et là encore nous pouvons nous retrouver dans son itinéraire. Sans doute, ce petit peu est celui d’une femme exceptionnellement douée. Alors, miroir grossissant encore? À coup sûr. Mais ce récit des Fondations que nous citions à l’instant nous livre un enseignement précieux. Au chapitre V, notre auteur répète une fois encore un principe qu’elle a souvent proclamé: «Il ne s’agit pas de beaucoup Mort de Thérèse Peinture madrilène ( XVIIe) Photo D.R. penser, mais de beaucoup aimer 13 ». Beaucoup aimer, qu’est-ce à dire sinon faire ce que le Seigneur commande, dût-on pour cela renoncer au bien qui paraît le plus précieux, 75 Coiffe de Thérèse Docteur de l’Église Salamanque