Finances, opinion publique et diplomatie :
Transcription
Finances, opinion publique et diplomatie :
‘L’ici et l’ailleurs’: Postcolonial Literatures of the Francophone Indian Ocean e-France : an on-line Journal of French Studies, vol. 2, 2008 ISSN 1756-0535 Qui entendra les Comoriens ? ou comment une littérature francophone peut sauver de l’isolement Dominique RANAIVOSON Université PAUL VERLAINE L’archipel des Comores ne bénéficie pas d’une présence éclatante dans les paysages politique, culturel, médiatique. C’est que géographiquement proche des îles de l’Océan Indien, cet archipel de quatre petites îles séparées politiquement par l’appartenance de l’une (Mayotte) à la France, ancienne colonie française dépendant de Madagascar, se rattache par son identité musulmane affirmée au monde arabe lointain tout en étant intimement liée par les migrations anciennes à l’Afrique centrale (la culture swahilie), à Madagascar, à Zanzibar et plus récemment à la France. Ces appartenances affirmées, rêvées, niées ou ignorées mais inscrites dans l’histoire, les langues, les types humains et la culture resurgissent dans la production littéraire francophone récente. Celle-ci, peu connue encore, tente de rendre compte de la complexité engendrée par cette situation de carrefour. Nous tenterons, après avoir brièvement rappelé le contexte dans lequel elle surgit, d’en préciser les contours puis d’en explorer les caractéristiques. Notre attention se portera principalement sur les questions de l’affirmation de soi dans une situation si ambiguë et sur les diverses stratégies adoptées par les auteurs contemporains. Nous citerons Nassur Attoumani et Dominique RANAIVOSON 170 Alain-Kamal Martial, mahorais, David Jaomanoro, malgache vivant à Mayotte, Salim Hatubou, fils de Comoriens installés à Marseille, et Patrice Ahmed Abdallah, originaire de la GrandeComore. La diversité des statuts et des trajectoires nous fait d’emblée réaliser la polysémie de l’adjectif « comorien ». Sans entrer dans une analyse historique fastidieuse, nous emploierons le terme et donc incluerons dans la littérature comorienne, celle écrite par des citoyens de la République des Comores (Mohéli, Grande-Comore et Anjouan), par des originaires ou résidents à Mayotte et par des membres de la diaspora. Il ne s’agira donc pas de chercher à brandir une littérature « nationale » 1 issue d’un pays mais d’un ensemble de textes issus d’un ensemble d’îles, qui parlent de celles-ci, en célèbrent la vigueur, en dénoncent les maux, afin, disait Salim Hatubou, de « conquérir une place littéraire sur le plan mondial ». 2 Le contexte d’éclosion d’une littérature jeune Nous prenons le temps d’un détour par le rappel des conditions si particulières et si méconnues dans lesquelles naît cette littérature comorienne de langue française car elles nous permettront de discerner où et comment celle-ci se dégage ou combat les idées reçues. Le contexte politique est aussi complexe qu’ignoré en Occident. Rappelons que trois des quatre îles, Mohéli, GrandeComore et Anjouan, forment la République Fédérale Islamique des Comores depuis 2001 après des déchirements qui prirent dès l’Indépendance en 1975, les formes de coups d’Etat, 3 d’assassinats de présidents, de scissions sanglantes, 4 d’embargo, ————— 1 Le Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique de Moroni, CNDRS, créé en 1979, se présente comme le promoteur de « la culture nationale ». 2 Entretien, ‘Quel rôle pour les écrivains comoriens ?’, site www.kashkazi.com (25 novembre 2003). 3 Le 6 juillet 1975, dans les premiers jours de l’indépendance, un coup d’Etat mené par les mercenaires de Bob Dénard renverse le Président Abdallah et installe au pouvoir Ali Soilih. Celui-ci sera à son tour renversé le 29 mai 1978, assassiné, et Abdallah ré-installé puis assassiné à son tour par les mercenaires le 26 novembre 1989. Il faut préciser que l’histoire plus ancienne des Comores est de la même façon jalonnée par des luttes mortelles entre les sultans des différentes îles. 4 Celle d’Anjouan en 1997 qui voulut proclamer son rattachement à la France. Elle fut ensuite frappée d’embargo et ses habitants durement réprimés. Qui entendra les Comoriens ? 171 tous heurts qui installèrent un climat permanent de quasi guerre civile. Le calme relatif actuel ne date que de décembre 2003 quand l’instabilité politique a pris fin avec la décision d’une présidence tournante entre les trois îles 5 qui développent chacune une histoire particulière. Les élections de 2006 viennent de donner le pouvoir à Ahmed Abdallah Mohamed Sambi surnommé « l’Ayatollah ». 6 Mayotte, la quatrième île, refusa lors de deux élections (en 1974 et en 1976) d’entrer dans cette Union et passa du statut de colonie acquis en 1841 à celui de territoire d’Outre-Mer et de département français. A ce titre, elle jouit de tous les services présents en France mais doit accepter la laïcité, la francophonie et toutes les règles républicaines peu en phase avec la culture locale. L’écart entre les modes de vie, les cultures officielles et les idéologies dominantes d’une île à l’autre est donc aussi problématique qu’apparaissent évidents les liens de langue, de race, de religion, de passé. Cette situation crée des sentiments ambigus, entre haine, jalousie et fascination, volonté de fuite ou de domination. L’immigration, particulièrement d’Anjouan vers Mayotte prend des proportions inquiétantes si bien que la minuscule île est au bord de l’étouffement. Alors que Madagascar était le pôle attractif en tant que lieu des études, du progrès, de l’exil économique, un certain renversement a eu lieu ces dernières décennies. Les Comoriens furent violemment chassés de Majunga 7 en 1976 si bien que s’il reste une communauté affaiblie sur la côte Ouest, l’immigration se réduit aux étudiants qui viennent encore dans les universités malgaches. 8 Malgré la proximité géographique, les liens culturels sont quasi inexistants entre les îles et ni les œuvres ni les auteurs ne circulent. David Jaomanoro, Malgache installé à Mayotte, figure comme un précurseur en faisant des deux îles la matière de son écriture. ————— 5 ‘Il va falloir jouer collectif !’ , entretien du Président Assoumani, Jeune Afrique, 2301 (13-19 février 2005), 40. 6 Jeune Afrique, 2363 (avril 2006), 18 ; et 2372 (juillet 2006), 36-37. 7 Port de Madagascar situé juste en face des Comores où vécut une importante communauté comorienne mais en marge de la société malgache. Elle fut chassée lors d’émeutes en 1976. 8 Mais ils demeurent aux franges de la société, se distinguant surtout par une identité musulmane très affirmée. Dominique RANAIVOSON 172 Le contexte culturel se caractérise aussi par des cloisonnements. La domination exclusive de la culture musulmane, imposée rappelons-le dans un deuxième temps à une société bantoue donc africaine, a entraîné la très nette domination du religieux sur le culturel non religieux. Le premier lycée de Moroni ne date que de 1963 et jusqu’en 1975 l’école coranique, avec 600 établissements, constituait l’élément fondamental, sinon exclusif, du système éducatif comorien. Mohamed Toihiri (né en 1955) témoigne qu’il aurait dû effectuer « comme tout bon Comorien, mes humanités islamiques ». 9 Langue arabe, mémorisation du Coran constituaient la culture savante, la mémorisation des contes et des proverbes la culture populaire. Aujourd’hui encore, le meilleur gage d’identité comorienne est de se déclarer musulman pratiquant. 10 Jamais l’appartenance à un ensemble indianocéanique ni l’arc swahili des chercheurs ne sont mentionnés alors que le rapprochement culturel avec les pays de culture arabe n’est pas non plus visible. La langue française, trace de la période coloniale, 11 est, avec l’arabe et le shikomor, une des trois langues officielles du pays. Elle est la langue des études supérieures, de la justice, des institutions administratives et politiques, et des médias écrits. Le shikomor (ou comorien), est la langue de la vie quotidienne. Le métissage des populations a entraîné naturellement un métissage des langues : cette langue dite « comorienne » que parle 96,8% de la population 12 est issue pour sa structure du bantou oriental et pour son lexique de l’arabe et du malgache sakalave. Les variantes dialectales d’une ————— 9 ‘Le premier roman comorien en français’, Entretien donné à Christine Vève, diffusé sur le site comores-online.com. 10 Comme le font les hommes politiques, le Président Azali Assoumani dans Jeune Afrique, 2301 (février 2005), 41. 11 La France acheta Mayotte en 1841, étendit le Protectorat sur les sultans à l’ensemble de l’archipel en 1886 avant de l’annexer en 1912. Dès 1845, la France encourage l’implantation de planteurs réunionnais auxquels on offre les terrains confisqués. Etudes de l’Océan Indien, Conflits dans l’Océan Indien (Paris : Inalco, 1983), pp. 196-99. 12 Nous empruntons ces données au site de l’université canadienne, www.tlfq.ulaval.ca Qui entendra les Comoriens ? 173 île à l’autre 13 n’empêchent pas l’intercompréhension mais sont des signes d’appartenance auxquels les uns et les autres tiennent. L’arabe, gage de l’identité musulmane, n’est indispensable que pour lire le Coran. Ce contexte, auquel s’ajoute la pauvreté généralisée, explique qu’aux Comores, Mayotte comprise, très peu de lecteurs s’intéressent à la littérature. Le premier lieu d’expression est la presse, les journaux locaux (qui publient surtout de la poésie) et maintenant l’Internet. Les lieux repérables et productifs d’ouvrages sont les Editions du Baobab à Mayotte, la maison d’édition KomEdit fondée à Moroni en 2000, les clubs d’écrivains ; 14 tous tentent de promouvoir une littérature écrite de langue française dont nous tenterons de cerner les caractéristiques et les ambitions. A ces tentatives locales, il faut ajouter les éditions en France, L’Harmattan pour beaucoup, à Marseille pour Salim Hatubou, qui vit dans cette ville où reste la principale communauté comorienne en France. Enfin, signalons le succès du théâtre, radiophonique ou en salle. La naissance de cette littérature francophone est toute récente puisque les premières œuvres n’ont pas un quart de siècle. Les Comores n’ayant pas bénéficié de la présence d’établissement supérieur jusque très récemment, tous les actuels diplômés ont vécu à l’étranger, à Madagascar, en Afrique, en France. Ces voyages les ont encouragés à chercher à apporter un souffle nouveau à la vie intellectuelle. Il semble que le premier recueil de textes en français date de 1983. Sous le titre Recueil de nouvelles, l’association des stagiaires et étudiants des Comores présentait ainsi des textes courts inspirés par les tourments politiques traversés par l’archipel. Le premier romancier comorien d’expression française est Mohamed Toihiri qui publie en 1985 La République des imberbes (Paris : L’Harmattan) suivi de ————— 13 Les quatre variétés linguistiques sont : le grand-comorien (shingazidja) à la Grande-Comore, le mahorais (shimwali) à Mohéli, l’anjouanais (shindzuani) à Anjouan, enfin le mahorais(shimaoré) et le kibushi, une variante de la langue malgache sakalava à Mayotte. 14 Club Kalam pour la promotion des écrivains comoriens et Cercle Pohori pour la poésie. Les deux sont à Moroni. Dominique RANAIVOSON 174 romans 15 et de pièces de théâtre. La même année, 1985, Nassur Attoumani, originaire de Mayotte, commence à faire du théâtre puis fonde en 1989 la troupe de théâtre M’Kakamba pour laquelle il écrit les premières pièces en français. La Fille du polygame, montée en 1990 à Mamoudzou, est jouée à La Réunion en 1991, publiée en 1992 et rééditée en 2005. Il publie d’autres pièces, des romans dans une veine caustique sur laquelle nous reviendrons. D’autres auteurs de théâtre se placent à sa suite, à la tête desquels Patrice Ahmed Abdallah, auteur depuis 1990 de plusieurs pièces dont Le Notable répudié 16 et le jeune Mahorais Alain-Kamal Martial, né en 1975 qui a créé en 2000 la compagnie Istambul, écrit neuf pièces, dont La Rupture de chair que nous citerons, et six mises en scène. Les poètes sont nombreux mais leurs œuvres dispersées dans la presse et quelques recueils personnels. Il faut signaler l’Anthologie d’introduction à la poésie comorienne d’expression française élaborée par la Sud-Africaine Carole Beckett qui présente cette littérature de circonstance suscitée par les menus événements du monde et de l’archipel conforme à des modèles très conventionnels. 17 Dans les années 1990, Abdou Salam Baco, de Mayotte, publie des romans et des nouvelles dont Dans un cri silencieux. 18 Les éditions KomEdit nous permettent de découvrir les auteurs vivant aux Comores qui souvent n’ont publié que quelques titres mais qui sont les acteurs de cette vie intellectuelle : Wadjih, 19 universitaire, Sambaouma Nassar, poète, 20 Nassuf Djailani, nouvelliste, 21 Salim Saïd, romancier, 22 Mohamed Chammousidine, essayiste, 23 Nacira Nahouza, seule femme que nous ayons repérée, née à Marseille, qui poursuit un doctorat d’études islamiques à Exeter, auteur du seul ouvrage ————— 15 Le Kafir du Karthala (Paris : L’Harmattan, 1992) ; Splendeurs et misères d’un bigame (Paris : Sens et Tonka, 2000) ; L’École de Bangano (Paris : Klanba, 2005). 16 Patrice Ahmed Abdallah, Le Notable répudié (Moroni : KomEdit, 2002). 17 En particulier dans les gages d’attachement et d’admiration du pays. 18 (Paris : L’Harmattan, 1993). 19 Djombo Djema et autres contes. 20 Poèmes parlés en marge du jour. 21 Une saison aux Comores. 22 Le Bal des mercenaires 23 Comores : L’enclos ou une existence en dérive Qui entendra les Comoriens ? 175 sur l’histoire récente des Comores. 24 Enfin, David Jaomanoro, originaire du Nord de Madagascar, est installé à Mayotte ; son dernier recueil de nouvelles, Pirogue sur le vide, s’inspire autant des côtes malgaches que des Mahorais et de la douloureuse question de l’immigration entre les îles. Tous ces auteurs ont en partage la langue française ; tous écrivent sur et pour les Comores ; aucune fiction ne s’écarte du pays, de ses questions identitaires, culturelles, sociales, politiques. La création littéraire leur permet d’inventer des formes diverses, de travailler la langue, de construire des personnages. Mohamed Toihiri appelle les écrivains comoriens des « promeneurs de miroir de la société et des aiguiseurs de conscience ». 25 Une littérature de l’identité à montrer Cette jeune littérature a une très forte dimension ethnologique. Claude Allibert, préfaçant La Fille du polygame, remarque que la pièce est « une mine pour l’ethnologue », 26 Patrice Abdallah, présentant sa propre pièce, Le notable répudié, explique que cette comédie dramatique « brosse quelques traits de la société comorienne » et Salim Hatubou, qui construit ses romans comme des veillées de contes, introduit A feu doux par ce dialogue : Une femme me tendit une marmite contenant trente-trois questions ; Elle me dit : – Epluche-les, lave-les, mélange-les et prépare un repas digne des Seigneurs bantous, tes ancêtres. Fais un bienmanger dont les palais et les langues diront encore et toujours ses saveurs à l’instar d’un griot repu. – Quelles saveurs ? demandai- je. – Les Saveurs de la Réalité, me répondit-elle avant de disparaître mystérieusement. 27 ————— 24 Indépendance et partition des Comores. ‘Quel rôle pour les écrivains comoriens ?’, op. cit. 26 La Fille du polygame, op. cit., p. 7. 27 Salim Hatubou, A feu doux, p. 9. 25 Dominique RANAIVOSON 176 Dans presque toutes les œuvres, des scènes typiques de la société comorienne sont décrites par le menu : grand-mariage, veillée mortuaire, demande en mariage et obsession de la virginité, dispute conjugale, polygamie, réunion des notables sous l’arbre à palabres, école coranique, organisation du ramadan, veillées, rites de naissance avec l’enterrement du placenta, préparation et partage de plats typiques ou, dans le passé, luttes entre îles, domination des Blancs, arbitraire de l’administration. Les personnages paraissent des emblèmes d’une catégorie présentée avec la fausse naïveté des auteurs. Ainsi en est-il du médecin blanc « coiffé du casque de la terreur » du Calvaire des baobabs qui donne « un grand coup de pied à la marmite en argile où marinaient toute la civilisation et les croyances du peuple mahorais ». 28 Par le portrait de la mère, vieille femme bavarde, Nassur Attoumani rappelle la richesse de l’héritage oral : Koko Ertéf n’était ni un livre d’histoire, ni une encyclopédie. Elle était plus qu’une simple bibliothèque cantonale. Histoire drôles, contes, légendes, wano [en note : devinettes], souvenirs d’enfance, arbres généalogiques de toute la presqu’île, ragots les plus invraisemblables sur les villageois de la région, […] tout, absolument toute la vie des uns et des autres dégringolait de ses lèvres. Pêle-mêle. On ne lui connaissait aucune retenue. A cause peut-être de son âge avancé, cette vieille femme avait la bénédiction de tout un chacun. 29 Ces exposés inclus de manière plus ou moins légère au sein des récits sont les signes d’un projet partagé par tous les auteurs : faire connaître les particularités de la société comorienne à un lectorat non averti. Voici par exemple l’évocation par deux hommes des disputes entre femmes : ————— 28 Nassur Attoumani, Le Calvaire des baobabs (Paris : L’Harmattan, 2001), pp.146 et 129. Le texte précise qu’il s’agit de la « tisanière » de la grand-mère qui renferme les ingrédients tels que l’encens afin de préparer des décoctions. 29 Ibid., p. 87. Qui entendra les Comoriens ? 177 Le Mufti : – Qui veut la paix, s’éloigne du bangano. Aucun notable n’osera abolir ce redoutable sport des nerfs qu’exercent nos femmes et nos filles. Bedja Shay : – Et pourtant, elles n’y font que s’humilier et déshonorer leurs maris. Le Mufti : – Tel est le sens du bangano : c’est celle qui est la mieux renseignée sur la vie de sa rivale qui l’emporte. 30 Cet aspect documentaire et pédagogique induit que le texte est destiné à un lectorat (auditoire pour le théâtre) étranger à ces coutumes et que l’auteur se pose en médiateur interculturel, en porte-parole d’une société lointaine, marginalisée et donc ni connue ni reconnue. Nous pourrions poser provisoirement que cette littérature est celle de la reconnaissance de l’identité comorienne à travers ses traits culturels. Mais elle va au-delà de la composition en tableaux quoique Patrice Abdallah dise de sa pièce qu’elle « peint en quelques lignes et neufs tableaux la vie quotidienne d’un village côtier ». 31 Elle entend présenter les faits de société depuis l’intérieur en diversifiant les points de vues discursifs. Parmi ceux-ci, les traditions paraissent naturellement les plus importantes, envahissant presque l’espace du discours littéraire. Parmi celles-ci, la polygamie semble celle qui suscite le plus de débats. Nassur Attoumani, sur la quatrième de couverture de la réédition de La Fille du polygame, se présente comme « fils, petit-fils et arrière petit-fils d’illustres polygames », autant dire qu’il a connu de l’intérieur une tradition solidement installée. Il met en scène des personnages qui défendent chacun un point de vue : les parents liés par leur parole d’honneur, la mère dominatrice, la fille ayant des livres occidentaux et voulant s’émanciper mais tombant dans des pièges, les vieux s’honorant d’un nouveau mariage, le matriarcat, la loi française, les intérêts économiques. Le lecteur comorien reconnaît l’arrière-plan social ————— 30 31 Le Notable répudié, op. cit., p. 89. Ibid., p. 10. Dominique RANAIVOSON 178 et apprécie le comique de scène mais le lecteur occidental prend conscience de la complexité d’une question hâtivement jugée dans sa société égalitaire. David Jaomanoro choisit de donner la parole aux toutes jeunes filles mariées à un vieux ou offertes au maître coranique par leur mère et se répand en descriptions des femmes mûres ordonnatrices de ces unions. 32 Les traditions religieuses apparaissent aussi sous différents angles donc complexifiées par rapport aux schémas élaborés par les étrangers ou la littérature coloniale. Bien que l’identité officielle et proclamée par tous les personnages soit une identité musulmane monolithique, la revendication d’adjoindre des traditions héritées d’autres sources est récurrente. Ainsi les djinns logeant dans le tronc des baobabs, 33 la divination, 34 les rites de possession 35 traversent ces textes dans des scènes qui n’expliquent ni ne dénoncent mais prennent acte de l’attachement à ces pratiques. Enfin, la tradition de la parole imagée, ritualisée, si importante dans les sociétés orales apparaît maintes fois. Le conteur qu’est Hatubou orchestre ses récits en veillées, reprenant les proverbes et les images. Il scénarise ainsi la société, lui rend un ordre qui est son ordre poétique à l’intérieur duquel il se permet remarques et dénonciations sur la situation contemporaine. Il assure ainsi un fort ancrage identitaire, un attachement à cette société qui lui donnerait en quelque sorte le droit de la critiquer. Une littérature de la contestation Mohamed Toihiri présentait dans un article de Notre Librairie l’île de Mayotte ainsi : « Il était une fois une île entourée de quatre lagons réputés inexpugnables : le lagon de la nature, le lagon de la politique, le lagon de la religion et le lagon de la coutume ». 36 C’est dire combien ce sont ces domaines qui sont ————— 32 Dans les nouvelles ‘Le Rêve d’Assiata’ et ‘Tamou’, in Pirogue sur le vide. Hamouro. 34 La Fille du polygame, p. 25. 35 La Rupture de chair, p. 19, et Le Calvaire des baobabs, pp. 81-85. 36 Mohamed Toihiri, ‘Nassur Attoumani : le violeur de tabous’, in Notre Librairie, 158 (mai-juin 2005), 102-03. 33 Qui entendra les Comoriens ? 179 désignés comme les responsables de l’étouffement de ces îles et qui fournissent aux écrivains leurs sujets de contestation, exceptée la nature qui curieusement est quasiment absente. Les textes semblent soucieux de présenter la société et ses acteurs dans ce qui pourrait sembler une galerie de portraits composant ce que nous pourrions appeler en référence à Balzac, leur « comédie comorienne ». Au premier rang de celle-ci, trônent les notables. La société traditionnelle comorienne est toujours très fortement hiérarchisée. L’autorité et la sagesse appartiennent aux hommes des grandes familles ou ayant célébré le « grand mariage » (en Grande-Comore). Ils sont dits « notables » et se prévalent de nombreuses prérogatives. Ce terme revient dans tous les textes, martelant ainsi le poids social de cette classe et le souci des auteurs de coller au plus près de la réalité sociologique. Néanmoins, les textes vont au-delà de la simple description, ils rendent compte avec liberté voire impertinence de cette place centrale. Nous retrouvons les notables sous la forme de personnages tantôt ridicules tantôt effrayants. Dans A feu doux, ils attendent l’éruption du volcan Karthala en parlant de nourriture et en écoutant des contes, incapables de protéger d’une réalité menaçante la population qu’ils dirigent mais qui ne leur prête « pas plus d’attention qu’à une mangue mûre entamée par un rat des champs ». 37 Dans Le notable répudié, nommés « race de rapaces » 38 ils sont accusés de tous les maux, gloutonnerie, cupidité, hypocrisie, détournement de biens destinés à la mosquée. Jaomanoro fait le portrait d’un foundi, maître coranique vénéré, tyrannique et intouchable, marquant au fer rouge de son brasero ses élèves qualifiés de « suppliciés » et violant la jeune sans-papiers anjouanaise tout en se faisant nourrir par sa famille. 39 La femme est également un personnage récurrent. Nassur Attoumani, que Mohamed Toihiri surnomme « le violeur de tabous », fait dire à l’une d’elles « depuis des lustres, nos us et coutumes nous bâillonnent. [….] Enlisées, envasées, ensevelies vivantes, nous les femmes de ce pays continuons, malgré le bon ————— 37 A feu doux, p. 112. Le Notable répudié, p. 62. 39 ‘Tamou’, in Pirogue sur la vide, pp. 151-73. 38 Dominique RANAIVOSON 180 sens, à avaler notre amertume dans l’espoir que seul le ciel nous viendra en aide, un jour prochain. » 40 Alain-Kamal Martial cite sans aucun commentaire la sourate du Coran qui préconise de battre les femmes désobéissantes 41 tandis que Jaomanoro décrit sans commentaire mais avec un luxe de détails l’humiliation, la réification de la femme en même temps que la candeur des jeunes filles piégées entre les beaux-pères, les belles-mères et les matrones. Assiata raconte sa nuit de noces, assaillie par ces « ogresses venues se délecter de mon sang virginal. » 42 Les écrivains comoriens vont plus loin qu’une juxtaposition de personnages emblématiques d’une société traditionnelle ; ils analysent dans leurs fictions les rouages qui aboutissent à cette modélisation, s’attaquant du même coup au fonctionnement d’une société marquée par la domination de la religion, l’immobilisme de la politique et une volontaire amnésie. Dans une république qui se définit comme « islamique » sur le plan politique, national, religieux et culturel, écrire sur la religion, construire des schémas narratifs qui jouent sur les diverses facettes de ce domaine relève d’une audace qui fait osciller le texte entre fiction et pamphlet, parabole et peinture de mœurs. Nassur Attoumani choisit toujours l’ironie pour confondre la superstition qui côtoie les milieux les plus musulmans. Dans Le Calvaire des baobabs, il décrit les efforts de l’entourage du père, maître coranique, pour soigner le blessé tout en refusant la science rationnelle. Celle-ci est apportée par un Blanc dénoncé comme incongru dans cet univers par le casque colonial qui le représente. Le texte ébranle l’identité musulmane revendiquée en dénonçant la constante collusion entre trois univers, l’occidental craint et marginalisé, le musulman adopté officiellement, et les rites adoptés de Madagascar ou de l’Afrique, assimilés et pratiqués avec la même sincérité : ————— 40 ‘Mon mari est plus qu’un fou, c’est un homme’, extrait inédit, Notre Librairie, 158 (mai-juin 2005), p. 107. 41 La Rupture de chair, p. 43. 42 ‘Assiata’, in Pirogue sur le vide, p. 16. Qui entendra les Comoriens ? 181 Le soir venu, des féticheurs, des sorciers, des exorcistes, des danseurs de cimetière, et des possesseurs de djinns de tous bords défilaient dans la case de Koko Ertéf. Chacun proposait ses services et ses tarifs. La mère de Foundi Ali croyait dur comme pierre en leur puissance. […] – Nous sommes musulmans certes. Mais en cas de nécessité les djinns peuvent intercéder en notre faveur. Ce sont des créatures divines comme toi et moi. 43 Salim Hatubou profite d’une simple incise pour dénoncer la caractère artificiel de l’enseignement coranique : « La voix de ces chérubins aux cheveux crépus récitant des versets en arabe, dont ils ne comprenaient rien, s’évadait et remuait tendrement le cœur de Hamouro. » 44 La politique est traitée de manière différente selon que les auteurs viennent des Comores ou de Mayotte mais tous ont le souci d’introduire de façon plus ou moins encodée les questions douloureuses et perturbantes pour la société. Par exemple, le problème de l’immigration clandestine à Mayotte et la réaction des Mahorais est au centre de plusieurs nouvelles de Jaomanoro et du dernier roman de Salim Hatubou. Dans ‘L’Esprit du lagon’, le premier dénonce la condition des Malgaches qui fuient de nuit dans des embarcations de passeurs surchargées, affrontent la noyade, la peur, le viol, la dénonciation, l’importance des liaisons avec des gens qui ont des papiers : une semaine après son arrivée sur l’île, Echati, profitant de l’immunité diplomatique temporaire que lui procurait sa liaison, tout aussi éphémère, avec le brig, finit de visiter pratiquement tous les membres connus de sa famille. 45 Il met en scène des enfants anjouanais clandestins livrés à euxmêmes dans le port mahorais de Mamoudzou qui s’entredéchirent entre gangs avec une violence inouïe 46 sans ————— 43 Nassur Attoumani, Le Calvaire des baobabs, op. cit., p. 80. Hamouro, p. 158. 45 ‘L’Esprit du lagon’, in Pirogue sur le vide, p. 115. 46 ‘Nadzaka Lapiné’, pp. 177-205 44 Dominique RANAIVOSON 182 commentaire ni recul, créant ainsi une écriture de la violence qui choque et bouscule le lecteur en attente d’exotisme tropical. Hamouro, le village mahorais éponyme de Salim Hatubou où se réfugient les immigrés d’Anjouan après qu’ils aient été évacués paraît dans un premier temps leur offrir un havre utopique pour une nouvelle société à construire dans la paix.. Le récit en emboîtements permet à chaque rescapé de raconter la tragédie qui l’a fait échouer dans ce provisoire refuge. L’auteur peut ainsi dévoiler le chaos et la violence qui sévissent à Anjouan et les représailles dont souffrent les populations de la part des GrandsComoriens : « le rocher était à feu et à sang. Guerre de clans. Epuration. » 47 Il va loin dans la description à peine voilée par les périphrases de l’état actuel de l’archipel. Au détour des récits de vie de ses personnages, il parle d’ « un pays scindé en quatre et étouffé », d’ »une Nation et d’une République inexistantes », des « vautours de son archipel qui, abreuvés de pouvoir, divisèrent les rochers » ; une réfugiée anjouanaise s’écrie : « Pourquoi cet archipel ne connaîtra-t-il jamais la paix ? » 48 Enfin, cette littérature ose traiter de la difficile et silencieuse question de la place de l’histoire et de la relation de ces îles à un passé tumultueux, complexe, souvent vécu comme dérangeant. Disons rapidement que les premiers habitants étaient des Noirs de culture swahilie orale. Au quatorzième siècle, des Arabes dits Arabo-shiraziens s’installent, apportent l’écrit, s’emparent des pouvoirs et islamisent la société. Ils reléguent les autochtones à un rang subalterne et tentent d’imposer un modèle de société nouveau en faisant oublier tout ce qui rappelle la précédante. Le pouvoir est le sultanat qui fait largement appel au commerce d’esclaves africains. Les historiens précisent que ces dominateurs restèrent très largement minoritaires en nombre par rapport aux populations malgaches et africaines. 49 Saïndoune Ben Ali résume ainsi : ————— 47 Hamouro, p. 30. Ibid., pp. 129, 143 et 57. 49 Jusque vers 1890, l’aristocratie d’origine arabe et son organisation sociale particulière demauraient extrêmement minoritaires, même si, par hostilité politique à l’égard des Sakalaves, détenteurs du pouvoir jusqu’en 1841, l’administration coloniale française s’était appuyée de façon privilégiée sur cette caste aristocratique. Selon les sources déjà citées, il apparaît que la religion musulmane, le droit coranique et, 48 Qui entendra les Comoriens ? 183 On ne doit pas oublier que les Comores ont connu deux formes de colonisation : en premier une colonisation arabe, suivie largement de l’islamisation – le fait que nous sommes aujourd’hui musulmans n’a pas à occulter cela – et une colonisation occidentale. Les Arabes chiraziens/yéménites, en effet, en s’installant dans les îles ont imposé leur langue, leur religion et enfin leur système politique. En substituant au système de chefferies – celui des Fari et des Béja – sur place un système de sultanat, les Arabes réduirent par la même occasion une part de la population au servage, à l’esclavage. 50 Cette société chirazienne fut détruite par les raids malgaches betsimisaraka 51 à la fin du dix-huitième siècle. Ce fait établi par les historiens n’apparaît jamais dans le discours comorien car bien qu’il s’agisse d’un discours scientifique sur des faits établis, il n’est pas encore admis dans la société comorienne. L’imaginaire collectif toujours entretenu et actif qui entraîne le mépris des Noirs et l’occultation des héritages non arabes est directement l’héritier de cette domination, comme le montre Soibahadine Ibrahim : Au fond, on prend prétexte de la couleur de la peau pour perpétuer la supériorité du modèle arabo-shirazien dans l’imaginaire collectif. Ceci se passe au moment où ils détiennent réellement le pouvoir, mais nous verrons que, —————————— partant, le système d’identification qui leur est propre, ne concernaient alors que 10 à 15% de la population mahoraise ». Jean-François Hory, « L’introduction à Mayotte du système patronymique », in Regards sur Mayotte, Etudes Océan Indien, no. 33-34 (2002), 259. 50 Saïndoune Ben Ali, ‘Topologie et Typologie : l’espace comme élément de la structuration d’une mentalité marquée… ‘, in Esclavage, razzias et déportations : aspect d’une histoire de Mayotte, Archives orales, 4 et 5 (Mayotte : Editions du Baobab, 1998), 128. 51 Les Malgaches de la côte Est. Dominique RANAIVOSON 184 quand ils perdent le pouvoir, le schéma de domination psychologique de départ subsistera malgré tout. 52 Jean-Claude Hébert, lors de la célébration du 150è anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, introduisait sa communication sur l’histoire de Mayotte par cette mise au point sur le récit historique qu’il qualifie de « toujours fluctuant, imprécis, et parfois souvent mythique » : Il faut se garder des traditions locales qui, pour magnifier leurs origines, privilégient le plus souvent les lignées dynastiques au pouvoir, tant religieux que temporel, en falsifiant parfois leurs arbres généalogiques sans se soucier au surplus de l’histoire événementielle authentique. […] pour les Comores, aucun écrit local concernant la période antérieure à 1800 n’a été conservé sur place. 53 Si les chercheurs réussissent à rétablir des faits derrière les mythes, il semble que la mise au jour de ceux-ci requiert de l’audace voire de l’impertinence. C’est dans le corps des textes littéraires donc de l’ordre du fictif, dans des discours rapportés de personnages, lors de remarques annexes, que les auteurs peuvent glisser ce genre de révélations. Alors que le discours officiel tente de gommer tout héritage africain, Alain-Kamal Martial parle d’« invasion arabe», de « l’esclavage des Arabes » infligé aux Bantous 54 dans sa pièce historique La Rupture de chair qui présente les luttes intestines et l’arrivée au pouvoir de Andrian Souli, prince malgache devenu sultan de Mayotte avant de livrer l’île aux Français en 1841. Nassur Attoumani et Salim Hatubou mettent malicieusement dans la bouche de leurs narrateurs comoriens les expressions « les Noirs » 55 ou même « Petit Chef Nègre » 56 pour dénoncer la collusion entre certains ————— 52 Soibahadine Ibrahim, ‘La condition d’esclaves à Mayotte’, in Esclavage, razzias et déportations, p. 120. 53 Esclavage, razzias et déportations, p. 14. 54 La Rupture de chair, pp.73 et 92. 55 Dans Nerf de bœuf (Paris : L’Harmattan, 2001) ; Hamouro (Paris : L’Harmattan, 2005), p. 79. 56 Hamouro, p. 15. Qui entendra les Comoriens ? 185 Mahorais et le pouvoir français. Abdou Salam Baco dénonce aussi la funeste domination responsable de la réécriture de l’histoire et fait dire à un de ses personnages: Et pour couronner le tout, les « savants » de l’histoire de son île – individus plus carriéristes qu’autre chose – ont souvent fait comme si l’histoire de son peuple commençait avec l’arrivée dans les parages de ces indésirables du Chiraz. Et grâce ou plutôt à cause de ces « savants », il existe là-bas un mythe chirazien, qui a une place de choix dans la mémoire collective du peuple comorien. Les premiers habitants de l’île, les Nègres, on en parle bien sûr, mais ils sont tellement marginalisés, contrefaits, caricaturés, que l’on ne peut vraiment pas – à priori – se sentir fier d’avoir comme ancêtres de pareils énergumènes. 57 Salim Hatubou, défendant le nationalisme comorien qui réclame la réunification « naturelle » de toutes les îles, qualifie Mayotte d’ « un des derniers confettis coloniaux du Grand Empire », 58 fait dire à une femme qu’ « elle savait que l’Histoire de ce rocher avait été écrite, réécrite, falsifiée et confisquée». 59 Toujours dans cette perspective de redire un aspect occulté de l’histoire et, par là, de rappeler la complexité des échanges de cette zone qui justifie la présence de chacun, Nassur Attoumani fait parler un esclave des plantations à Mayotte dans les années 1840 dans Nerf de boeuf. Capturé en Afrique, il s’enfuit de la plantation avec d’autres : Je regardais mes compagnons de fuite. L’un était Malgache, l’autre Indien et moi africain. Nous étions étrangers les uns aux autres. Nous étions étrangers dans un pays hostile à notre liberté. Nous étions étrangers au dialecte local. Et d’un Malgache, il dit : « S’il n’était ce qu’il était, il serait presque devenu un enfant du pays aujourd’hui, d’autant plus ————— 57 Baco, Dans un cri silencieux, op. cit., p. 178. Hamouro, p. 181. 59 Ibid., p. 144. 58 Dominique RANAIVOSON 186 qu’à Mayotte, le tiers des villages parle sakalave, un dialecte de la côte Ouest de Madagascar ». 60 Ces textes écrits en français semblent, dans le respect de la culture et de la mémoire insulaire comorienne, vouloir faire affleurer tout ce qui, pour les raisons que nous avons tenté d’entr’apercevoir, ne peut être affiché. Alain-Kamal Martial, qui représente cette jeune génération, donne la parole au fils du roi, qu’il nomme ironiquement Chakka en ces termes vigoureux qui pourraient bien, outrancièrement, résumer la posture de plusieurs : Arrêtons là le bien parler, la pseudo-politesse, l’hypocrisie séculaire et appelons les choses par leur nom. Cette histoire me révolte jusqu’à la bite, elle me donne mal aux couilles. Et voici que je deviens la bouche de toute une génération, la bouche d’une jeunesse élevée dans le mensonge et la peur. Je vous dirai notre vérité, je vous dirai que vous nous faites chier, gerber avec vos valeurs hypocrites, vos refuges tombaux, coraniques et autres. 61 Nous ne sommes ici plus du tout dans une littérature de reportage ou d’ethnologie qui décrirait ou expliquerait une société dont serait fier l’auteur mais dans une écriture de la révolte, du mouvement, toutes réactions que permettrait l’usage de la langue française. Le langage outrancié, les personnages historiques issus des franges méprisées (l’Afrique de l’héroïque Chakka, Madagascar), les incohérences des piliers de la construction sociale, fournissent autant de domaines à l’intérieur desquels peut se construire une écriture autonome du dévoilement, de l’individuation par rapport à la société et de la relation en direction du reste du monde francophone. Conclusion La littérature comorienne de langue française n’est issue ni d’un lieu ni d’une école ; elle nous est donnée par les auteurs attachés ————— 60 61 Nerf de bœuf, pp. 90 et 100. La Rupture de chair, p. 30. Qui entendra les Comoriens ? 187 à cet archipel qui tente de maintenir une culture monolithique sous le sceau unique de l’Islam. Cette production francophone cherche à pénétrer les discours officiels afin de faire remonter au grand jour la complexité des situations. Conscients de la marginalisation de cette société, les auteurs veulent la faire émerger aux yeux de tous. D’où un versant ethnologique qui montre, informe, démonte, sans justifier ni combattre. Mais cette démarche s’accompagne chez tous d’une interrogation sur ce qui semble figé par le sacré, la tradition, le nationalisme, les séquelles d’un passé raciste et conflictuel. Les questions du pouvoir, des équilibres matrimoniaux, de la religion sont abordées de biais, par l’ironie, la fausse candeur, la métaphore du conte. Mais il nous faut poser la question des limites de cette remise en cause, quand bien d’autres silences sont maintenus sur les liens entre les divers lieux de cette zone marquée au long des siècles par les circulations et les influences. La littérature francophone, encore neuve bien que déjà mordante et créatrice en matière de langue, nous paraît être le premier lieu de liberté, premier espoir aussi de faire exister les Comores par d’autres bruits que ceux des faillites politiques ou économiques. Dans un espace éclaté, une géographie étroite, un océan lointain, la littérature comorienne offre au monde francophone une parole à entendre et à relier, dans un archipel qui sera bientôt à l’échelle planétaire. Bibliographie Abdallah, Patrice Ahmed, Le Notable répudié (Moroni : KomEdit, 2002) Attoumani, Nassur, La Fille du polygame (Paris : L’Harmattan, 1992) _____, Nerf de bœuf (Paris : L’Harmattan, 2000) _____, Le Calvaire des baobabs (Paris : L’Harmattan, 2001) _____, Entre les mailles du diable (Paris : L’Harmattan, 2006) Beckett, Carole, Anthologie d’introduction à la poésie comorienne d’expression française (Paris : L’Harmattan, 1995) 188 Dominique RANAIVOSON Collectif, Esclavage, razzias et déportations : aspect d’une histoire de Mayotte, Archives orales, 4 et 5 (Mayotte : Editions du Baobab, 1998) Hatubou, Salim, A feu doux (Marseille : François Truffaut, 2004) _____, Hamouro (Paris : L’Harmattan, 2005) Jaomanoro, David, Pirogue sur le vide (La Tour d’Aigues : L’Aube, 2006) Martial, Alain-Kamal, La Rupture de chair (Paris : L’Harmattan, 2004) Voir aussi la revue Etudes Océan Indien de l’Inalco et particulièrement : ‘Conflits dans l’Océan Indien’, 3 (1983). ‘Contes et mythes de Madagascar et des Comores’, 8 (1986) ‘Anjouan dans l’histoire’, 29 (2000) ‘Littérature orale à Madagascar et aux Comores’, 32 (2001) ‘Regards sur Mayotte’, 33-34 (2002)