Tribus, Tribalisme eT TransiTion(s) dans le monde arabo

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Tribus, Tribalisme eT TransiTion(s) dans le monde arabo
Maghreb-Machrek
N° 212 - Été 2012
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N° 212 - Été 2012
DOSSIER
tribus, tribalisme et transition(s) dans le
monde arabo-musulman
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ? Retour dans un Sud
communautarisé en pleine transition,
Vincent bisson
La Sahwa tribale irakienne : « réveil » de la tradition ou subversion ?
Myriam Benraad
La « politique tribale » des États-Unis en Irak (2003-2011) : le pari risqué d’une alliance
opportuniste,
Alexandra de hoop scheffer
Tribalisme, guerre civile et transition démocratique en Libye,
Moncef djaziri
Algérie : la tribu pour horizon politique,
Yazid ben hounet
Le réinvestissement de l’imaginaire tribal en Afghanistan : l’échec d’un modèle de
gouvernance
Marjane kamal
Tribus, tribalisme et transition(s)
Coordonné par Myriam Benraad
Le développement du programme nucléaire iranien : entre aspects techniques et
questions politiques,
Clément THERME, Reza Khazaneh
Protégées à court terme : prise en charge des femmes arabes en danger dans un
foyer d’accueil israélien,
Nisrin Abu Amara
Lectures
Prix : 20
Maghreb-Machrek
Varia
Tribus, tribalisme et
transition(s) dans le
monde arabo-musulman
revue
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des
solidarités tribales ? Retour dans un
Sud communautarisé en pleine transition
Vincent Bisson *
Introduction
Depuis la fuite du président Ben Ali, le 14 janvier 2011, les Tunisiens
se cherchent un destin commun. Le devoir d’allégeance au défunt partiÉtat, le RCD 1, le clientélisme et la répression avaient fait taire bien des
divisions et des revendications, souvent légitimes, jusqu’à ce que cellesci embrasent le pays au lendemain de l’immolation du jeune Mohamed
Bouazizi, le 17 décembre 2010. Maintenant que le régime benaliste est
tombé et que les forces de l’ordre, discréditées, ont déserté l’espace public,
les fractures sociales, politiques, économiques et régionales refont surface.
On se compte, on se jauge, on se défie, de mouvements de grèves et défilés
de l’UGTT 2 en opérations d’intimidation des salafistes. Et le résultat des
élections à l’Assemblée constituante, en octobre 2011, plaçant les islamistes
d’Ennahdha en première position, n’a fait qu’exacerber les antagonismes
et les rancœurs : islamistes contre gauchistes ; partisans de la charia contre
défenseurs d’un État « civil », pour ne pas dire laïc ; jeunes « révolutionnaires »
contre représentants de la classe politique ; déshérités de l’intérieur 3 contre
privilégiés du Sahel 4 ; « bédouins » contre beldis 5, etc.
Géographe et politologue, directeur de l'Arab Analysis (ARAN), Paris.
1. Le Rassemblement constitutionnel démocratique, dissout le 9 mars 2011.
2. L’Union générale tunisienne du travail, principal syndicat du pays, ancré à gauche.
3. Les régions de l’Ouest et du Sud, montagneuses, steppiques ou arides, par
opposition aux régions littorales.
4. La région de Sousse, bastion traditionnel des dirigeants du pays.
5. Terme qui désigne l’élite citadine, bourgeoise et intellectuelle du Maghreb.
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Maghreb-Machrek, N° 212, Été 2012
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Vincent Bisson
En cette période de transition politique et de débat institutionnel 6, de
questionnement identitaire, de faiblesse de l’État et de licence plus que de
liberté, quel rôle jouent les solidarités tribales ? Dans un État centraliste,
intégrationniste et, jusqu’en janvier 2011 au moins, autoritaire, ont-elles
contribué à la chute du régime de Ben Ali par leur mobilisation dans les
régions où elles restent prégnantes ? Les tribus ont-elles profité localement
de la vacance du pouvoir ? Peuvent-elles s’opposer à l’application des lois ?
Ont-elles, enfin, joué un rôle lors des premières élections libres, et saurontelles s’adapter aux nouvelles règles du jeu institutionnelles qui se dessinent ?
Telles sont les principales interrogations qui guideront notre réflexion.
L’État tunisien et ses tribus : une histoire de perception
Parler en 2012 de tribus en Tunisie ne va pas forcément de soi. Le
terme, qui déjà paraîtra archaïque aux non-spécialistes, semble encore
plus anachronique dans le cas tunisien, sans doute parce que le pays
renvoie l’image d’une certaine modernité et nous paraît si familier, par sa
proximité socioculturelle autant que géographique. Or, non seulement les
sociologues ont réhabilité la notion de tribu, ces deux dernières décennies,
en en montrant les manifestations les plus modernes et en revisitant celle
de ‘așabiya, ce sentiment d’appartenance à un groupe défendant des intérêts
communs 7 ; mais, dans le cas précis de la Tunisie, plusieurs études ont
également témoigné du rôle de la parenté et de l’influence de la ‘arûshiyya 8
dans les stratégies économiques ou politiques.
On pense en particulier aux travaux de P. R. Baduel sur le Sud tunisien 9, à
ceux de N. Puig sur le Jérid 10, ou encore au remarquable article de synthèse
6. L’adoption de la nouvelle Constitution est envisagée d’ici la fin 2012. Les
élections législatives et municipales pourraient avoir lieu en mars ou avril 2013.
7. Sur la ‘așabiya tribale (pl. ‘açabiyyât), voir notamment : R. Bocco, « ‘Așabiya
tribales et États au Moyen-Orient : confrontations et connivences », Monde
arabe, Maghreb-Machrek, n° 147 : Tribus, tribalismes et États au Moyen-Orient, La
Documentation française, Paris, 1 995 ; O. Roy, « Groupes de solidarité au MoyenOrient et en Asie centrale. État, territoires et réseaux », Les Cahiers du CERI, n° 16,
FNSP, Paris, 1 996 ; P. Bonte et alii (dir.), Émirs et présidents. Figures de la parenté
et du politique dans le monde arabe, CNRS, Paris, 2 001.
8. Terme dérivé de ‘arsh (pl. ‘arûsh ; collectif, lignage), équivalent tunisien de la
‘așabiya tribale.
9. Voir notamment : P.R. Baduel, Le front de l'État. Études sur la construction
nationale dans le monde musulman…, Synthèse de travaux en vue de l’HDR en
sociologie, université de Provence, Aix-Marseille, 1995.
10. N. Puig, « Nouvelles sociabilités dans le Sud. Territoires et formes d’organisation
collective à Tozeur », Monde arabe, Maghreb-Machrek n° 157 : Tunisie : dix ans déjà,
La Documentation française, Paris, 1 997 ; N. Puig, Bédouins sédentarisés et société
citadine à Tozeur (Sud-Ouest tunisien), Karthala, Paris, 2003.
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ?
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que G. Bédoucha 11 a consacré aux rapports entre l’État tunisien et ses
anciens nomades. En 2001, la sociologue parlait ainsi « d’ordre étatique
face à l’ordre tribal » et écrivait : « L’État a enfin réussi dans sa politique
de sédentarisation. A-t-il obtenu pour autant une détribalisation réelle des
groupes ? À l’examen des matériaux dont nous disposons, nous pouvons
en douter. Et les actions de ces groupes, leurs agissements, montrent bien
qu’ils font fi de l’autorité et de réglementations qu’ils ne reconnaissent
toujours pas ».
Pour P. R. Baduel 12, on en revient à l’idée de confrontation : l’État ou la
tribu ; l’intérêt général, la modernité et l’ordre, face à l’intérêt particulier,
l’archaïsme et la division. Analysant les discours de Bourguiba, J.-P. Bras 13
parle d’une perception fondée sur une dualisation du pays, où les espaces
périphériques ne seraient que foyers de « soulèvements provoqués par
l’enthousiasme irréfléchi et l’impulsion », et où il n’était pas exclu que « les
criminels se recrutent parmi cette population flottante qui échappe au
contrôle des autorités responsables 14 ». Or, l’on sait à quel point la vision
bourguibienne a marqué la classe politique tunisienne.
Ces espaces périphériques, ce sont d’abord ceux du Sahara tunisien, qui
ont longtemps été des terres de parcours de tribus nomades. Sous l’effet
du volontarisme d’État, ces nomades ont été totalement sédentarisés, au
Jérid et au Nefzaoua 15, aux côtés d’anciennes communautés oasiennes,
elles aussi organisées sur un mode tribal. Au début des années 2000, nous
avions rendu compte de cette « confrontation » État-tribu dans le cadre
des petites villes du Nefzaoua 16. Nous en avions montré la complexité,
faite à la fois d’authentiques bras de fer, de concessions calculées et de
manipulations réciproques. Face à un individu, les autorités ne reculaient
devant aucun moyen pour s’imposer ; tandis que face aux ‘așabiya tribales,
il en était autrement.
Ainsi, pour ne pas contrarier les communautés locales, les autorités
admettaient-elles certaines pratiques coutumières, illégales au regard du
droit national. Des quotas de représentation tribale étaient appliqués au
sein des conseils municipaux ou à l’occasion de l’attribution d’emplois, dans
le tourisme ou l’agriculture. Et si les populations bénéficiaient d’un droit
11. G. Bédoucha, « L’État face au razzias de ses anciens nomades : sédentarisation
et détribalisation dans le Sahara tunisien », in P. Bonte et al (dir.), Émirs et
présidents…, op. cit.
12. P.R. Baduel, Le front de l'État…, op. cit.
13. J.-P. Bras, « L’autre Tunisie de Bourguiba. Les ombres du Sud », in M. Camau
et V. Geisser (dir.), Habib Bourguiba : la trace et l’héritage, Karthala, Paris, 2 004.
14. Les citations sont extraites des discours de Bourguiba.
15. Régions situées dans les gouvernorats de Tozeur et de Kébili. Le Nefzaoua est connu
pour avoir été l’un des points de départ des « Émeutes du pain » en 1983-1984.
16. V. Bisson, Douz, la ville des Mérazig, Commune de Douz (imprimé à Tunis),
2 000 ; V. Bisson, « Défi à Kébili. Enjeux fonciers et appropriation urbaine au Sahara
tunisien », Annales de Géographie n° 644, A. Colin, Paris, 2 005.
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Vincent Bisson
exclusif à disposer de « leurs » terres collectives, héritage des territoires de
tribus, les conseils qui en assuraient la gestion avaient vu leurs membres
cooptés par les autorités, afin de mieux les contrôler. Au fond, dans ce Sahara
tunisien, l’État rusait ou négociait, plus qu’il n’imposait.
Mais les espaces périphériques de l’État tunisien, ce sont aussi, au sud,
la plaine de la Jeffara, frontalière de la Libye, dont le contrôle échappe en
partie au pouvoir central au profit de réseaux de contrebande tenus par
les tribus locales 17 ; à l’ouest, le bassin minier de Gafsa-Métlaoui, foyer de
tensions permanentes depuis plus de trois décennies à propos du partage
des bénéfices et des emplois procurés par l’exploitation des phosphates 18 ;
ou encore, au centre-ouest, les régions des steppes, qui sont dépourvues de
ressources et ont été tenues à l’écart du « miracle tunisien ». Dans toutes
ces régions, la ‘arûshiyya est restée prégnante et continue à jouer un rôle
structurant.
Le réveil brutal des ‘açabiyyât tribales
Du déclenchement de la révolte, en décembre 2010, à la chute du régime
de Ben Ali, les médias n’ont guère fait état de la mobilisation des solidarités
tribales. Si les habitants de quartiers ou de villages entiers se sont mobilisés
pour dénoncer les injustices et revendiquer leurs droits, ils l’ont fait au nom
d’une cause ou d’enjeux qui, très vite, ont dépassé les seuls intérêts de leurs
communautés respectives. Il faudra attendre plusieurs semaines, parfois
plusieurs mois, pour que la presse parle de revendications ou d’événements
à caractère tribal, du reste sous des formes très variées.
À l’ouest, entre Kasserine et Sidi Bouzid, région dont les populations ont
été à la pointe de la contestation et restent très mobilisées, on a ainsi vu, près
d’un an après les faits, des ‘așabiya riveraines se disputer la paternité de la
révolution. À Métlaoui, dans le bassin minier de Gafsa, les affrontements se
sont succédé en 2011 entre groupes locaux. Ainsi, début juin, des membres
de la tribu locale des Aouled Bou Yahia s’en sont-ils pris violemment aux
familles originaires du Jérid – 12 morts et une centaine de blessés –, venues
jadis profiter des emplois offerts par la Compagnie des phosphates de Gafsa
(CPG). La remise en cause présumée des quotes-parts réservées à chacun, sur
fond de réduction drastique des postes, en serait la raison. Si la dimension
tribale de cette crise devait être confirmée, elle marquerait un tournant chez
des populations qui, jusque-là, avaient tendance à se mobiliser unitairement
17. Cf. R. Tabib, Effets de la frontière tuniso-libyenne sur les recompositions
économiques et sociales des Werghemmas, de la possession à la réappropriation des
territoires, Thèse de doctorat en géographie, université de Tours, 2 011.
18. Voir notamment : L. Chouikha et V. Geisser, « Retour sur la révolte du bassin
minier. Les cinq leçons politiques d’un conflit social inédit », L'Année du Maghreb,
VI-2010, CNRS, Paris.
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ?
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au nom de revendications catégorielles 19. Plus récemment, dans la plaine
de la Jeffara, les accrochages entre tribus se sont multipliés pour le contrôle
des trafics transfrontaliers, dans un contexte de guerre civile libyenne et
d’impuissance de l’État tunisien. Et la décision du nouveau gouvernement
d’Hamadi Jebali, début 2012, de reprendre pied dans la région, ne semble
pas avoir calmé le jeu 20.
En marge de ces théâtres de crise, qui restent trop instables pour qu’y
soient menées des enquêtes, notre attention s’est portée sur le gouvernorat de
Kébili, au Sahara tunisien 21, afin de tenter d’analyser plus finement la nature
des revendications et des mobilisations. Or, si pendant la révolte et tout au
long de la transition, la région a peu fait parler d’elle, elle n’a pourtant pas
été exempte d’incidents. Non seulement, comme ailleurs dans le pays, on y
a vu de jeunes casseurs se livrer à des pillages et au saccage des bâtiments
publics, symboles du régime, mais l’on a également cru déceler des formes de
« raidissement communautaire » : formation de comités de défense épousant
les lignes de clivage entre ‘așabiya concurrentes ; mobilisation des solidarités
tribales contre la nomination de hauts fonctionnaires ou pour influencer le
cours de la justice ; multiplication des règlements de comptes entre tribus
ou fractions de tribus. En voici un exemple représentatif de ceux qui sont
survenus dans la région.
En fin d’année scolaire 2011, une rixe éclate entre lycéens de Douz et
d’El-Golaa, deux villes voisines du Nefzaoua. La photographie d’une fille
d’El-Golaa aurait circulé sur les portables des élèves de Douz. Or, une vieille
rivalité oppose les habitants des deux localités : Douz est le fief de la tribu des
Mérazig, anciens éleveurs nomades sédentarisés depuis quelques décennies,
tandis qu’El-Golaa est un bastion historique de cultivateurs sédentaires.
S’y ajoute la réputation de conservatisme (i. e. islamisme) des habitants
d’El-Golaa et l’affaire s’emballe. Les affrontements deviennent quotidiens
entre jeunes d’El-Golaa et du quartier nord de Douz, où se situe le lycée
qui scolarise les élèves d’El-Golaa. Les adultes s’en mêlent. Les accès au
quartier sont bouclés, empêchant les lycéens d’El-Golaa d’aller en classe.
Avec la fin de l’année scolaire et le ramadan, l’affaire se calme. Elle redémarre
violemment le 1er septembre avec des affrontements qui font une trentaine
de blessés. Un couvre-feu est décrété. Mais, face à l’inquiétude des élèves
d’El-Golaa, à l’approche de la rentrée scolaire et au blocage persistant de la
situation, les habitants de la localité érigent un barrage sur l’unique route
qui relie directement Douz à Kébili, la capitale du gouvernorat. Pour les
Mérazig, ç’en est trop. Les principaux commerces de la ville appartenant à
19. À propos des événements survenus en 2008 dans la région, A. Amroussia (cité par
L. Chouikha et V. Geisser, op. cit.) affirmait : « Les divisions tribales, restées présentes
dans la région et continuellement instrumentalisées par le pouvoir, ont disparu dans
ce mouvement pour céder la place à l’appartenance sociale, de classe ».
20. L’arrestation de quatre Libyens à Zarzis, le 14 avril 2012, pour trafic de drogue
et d’armes, a conduit à l’enlèvement, le 16 avril en Libye, de travailleurs tunisiens.
21. Les enquêtes ont été menées en mars 2012.
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Vincent Bisson
des ressortissants d’El-Golaa sont saccagés. Puis les Mérazig en viennent
aux armes pour tenter de faire sauter le barrage routier, avant que l’armée
n’intervienne et qu’une médiation soit engagée entre notables des deux
communautés. En mars 2012, la situation restait néanmoins tendue.
Y a-t-il eu volonté d’instrumentaliser les rivalités locales, ici tribales, par
d’anciens soutiens du régime déchu, lesquels auraient multiplié les tentatives
de déstabilisation un peu partout dans le pays ? 22 D’aucuns le pensent, à
Douz, mais aussi dans d’autres localités, comme Souk Lahad, la troisième
ville de la région, où des rumeurs ont circulé à plusieurs reprises, entre
quartiers, annonçant l’arrivée imminente des ressortissants de la ‘așabiya
voisine, venue régler ses comptes, suscitant émoi et réflexes défensifs.
Certes, le régime de Ben Ali n’a cessé d’exploiter ces divisions tribales pour
contrôler les populations locales. Mais, comme le soulignent M. B. Ayari
et V. Geisser 23, la théorie conspirationniste a beaucoup de succès dans
cette partie du monde. Seule certitude : au Sahara tunisien, les rivalités
entre communautés sont nombreuses et elles sont d’autant plus facilement
mobilisables que les solidarités tribales restent fortes, que les ‘açabiyyât se
mélangent peu, occupant des quartiers, des villages ou des villes entières,
et que la mise hors-jeu des forces de l’ordre a libéré des pulsions jusque-là
contenues par la crainte d’un régime toujours prompt à réprimer dès qu’un
conflit éclatait.
L’éviction des nantis et la réappropriation des territoires
La révolution a également permis aux ‘açabiyyât tribales de remettre en
question des projets qui leur avaient été imposés et de reprendre possession
de terres collectives dont elles estimaient avoir été spoliées. Ainsi, en limite
sud de la commune de Douz, a-t-on vu, dès la fuite de Ben Ali, le campement
touristique d’un Mérazig (fraction dite de « Douz Gharbi ») brûlé par des
jeunes de la tribu rivale des Adhara, parce que ce projet avait été créé en
2002 contre l’avis des Adhara sur des terres collectives revendiquées par
les deux tribus 24. L’affaire n’a pas eu de suite, sans doute parce qu’elle est
apparue aux yeux des Mérazig comme la remise en cause d’un privilège.
Elle est actuellement entre les mains de la justice, laquelle ne semble pas
pressée de se prononcer, de peur de réveiller de vieilles rivalités.
Mais le cas le plus édifiant concerne les anciens périmètres agricoles
de la Société tunisienne d’industrie laitière (STIL) et leur réappropriation
22. Au même moment, des affrontements similaires avaient lieu à Sbeïtla (hautes
steppes ; un mort) et à Métlaoui (un mort).
23. M. B. Ayari et V. Geisser, Renaissances arabes. 7 questions clés sur des révolutions
en marche, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2 011.
24. Ces jeunes voulaient également s’en prendre aux grands hôtels voisins, dont
deux d’entre eux, le Mouradi et le Sahara Douz, appartiennent à des proches de
Ben Ali : Neji Mhïri et Aziz Miled. Le projet a été abandonné sous la pression des
notables Adhara.
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ?
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manu militari par les tribus locales. À l’indépendance, les terres coloniales
ont été transférées au domaine de l’État. Au Sahara tunisien, territoire de
tribus, seuls quelques périmètres agricoles avaient été concernés, les terres
de parcours restantes relevant de conseils de gestion (majlis at-taçarruf),
structures communautaires censées défendre les intérêts fonciers de chaque
‘așabiya, mais en réalité créées par les autorités pour qu’elles puissent assurer
en douceur le transfert des terres collectives à l’État ou à des personnes.
En 1972, les autorités, soucieuses de développer la culture des dattes, ont
donc créé au Nefzaoua de nouveaux périmètres, mis en valeur par la STIL,
société semi-étatique créée en 1961, via sa filiale dattière, la STIL-Dattes :
à Msaïd, village situé au sud-ouest de Kébili ; à Jemna (en deux endroits),
ville située entre Kébili et Douz ; enfin, à Tarfaya, à l’ouest de Douz. Comme
le veut la procédure officielle, les autorités ont sollicité les conseils de
gestion des terres concernées et obtenu d’eux des PV de cession de terres.
L’État a alors conclu avec la STIL un bail de 30 ans pour qu’elle les exploite.
Seule exception : à Msaïd, il n’y a pas eu de cession de terres à l’État, car
la localité venait d’être créée à la croisée des territoires des communautés
voisines. Ses habitants n’avaient donc pas de titres de propriété collective
à faire valoir.
Or, en 2002, à l’expiration des baux, la STIL s’est retrouvée en liquidation.
À Msaïd, les habitants ont alors demandé de récupérer les terres louées et
ont créé une société en vue de les exploiter par eux-mêmes 25. Quant aux
trois autres périmètres, l’État a décidé de les confier à des acteurs privés.
Si les ouvriers agricoles de la STIL ont ainsi pu en louer une partie 26 en
renonçant à leurs indemnités de licenciement, trois hommes d’affaires se
sont partagé le reste : Hédi Charfedine (74 ha à Jemna), qui est le frère
du n° 2 de la Garde nationale sous Ben Ali, l’un des piliers sécuritaires du
régime, actuellement en prison ; Amor Ben Ameur (111 ha à Jemna) et son
frère Abdallah (123 ha à Tarfaya), entrepreneurs de travaux publics établis
à Kébili. Compte tenu de l’opacité qui a entouré la passation du marché
et du coût de location, dérisoire par rapport aux revenus procurés 27, mais
aussi du fait que les bénéficiaires ne soient pas originaires des communautés
auxquelles, jadis, ces terres appartenaient, ces attributions ont été vécues
localement comme des injustices. En février 2011, après la chute du régime,
25. Le périmètre de 33 ha est désormais géré par la SOMAPROD, une société
agricole qui compte 360 associés : uniquement des hommes de plus de 20 ans, dont
le père est originaire de Msaïd. Chaque année, la récolte est vendue aux enchères,
en un lot, devant huissier. En 2010, elle a ainsi rapporté près de 260 000 euros.
26. 134 lots ne dépassant pas 1 ha chacun, pour un total de 77,18 ha et 33,77 ha
prélevés sur les deux périmètres de Jemna ; et 25,74 ha loués à Lhasay, un périmètre
STIL récent situé au sud de Douz. Le périmètre de Tarfaya n’a pas été affecté.
27. Environ 90 DT/ha/an pour un revenu annuel tiré de la vente des dattes de
quelque 15 000 DT/ha au début des années 2000 ; soit près de 800 000 euros pour
la parcelle d’Amor Ben Ameur. Le prix de location a été aligné sur celui des terres
domaniales à vocation céréalière, fixé en conseil des ministres en 1997. Or, le cours
des céréales est autrement plus faible que celui des dattes.
22
Vincent Bisson
les ressortissants des ‘açabiyyât locales se sont emparés des périmètres
agricoles dont ils estimaient avoir été spoliés. Ils y sont encore.
En raison de la forte mobilisation des populations locales, la justice a
préféré battre en retraite 28. Le gouverneur s’est alors retrouvé en première
ligne. Or, depuis la chute du régime, le rapport de forces a changé de camp.
Les autorités, qui ont été renouvelées sous la pression des populations et
restent sous observation permanente 29, ont vu leur marge de manœuvre
considérablement réduite. Désormais, elles s’efforcent, par le dialogue, de
faire prévaloir le droit et l’intérêt national, en rupture avec le passé, tout en
essayant de satisfaire des populations qui ont leurs propres règles et restent
très remontées contre les représentants de l’État.
À Kébili, le gouverneur a décidé de régler en priorité le cas du périmètre
d’Amor Ben Ameur, à Jemna, le plus sensible à ses yeux. Dans un premier
temps, il a envisagé de s’inspirer du cas de Msaïd. Mais très vite, il s’est
avéré que la méthode retenue n’y était pas reproductible : d’une part, parce
que les habitants de Jemna sont beaucoup plus nombreux qu’à Msaïd, que
les rivalités internes ne manquent pas et que la société de mise en valeur
deviendrait rapidement ingérable ; d’autre part, parce que les terres de
Jemna ont été cédées à l’État par la ‘așabiya locale, et que leur restitution
créerait un précédent qui ne manquerait pas de remettre en question un
nombre considérable de projets réalisés depuis 50 ans sur toutes les terres
de tribus de la région.
Le gouverneur a donc proposé que le conseil régional, personne morale
censée représenter toutes les collectivités de la région, loue les terres
domaniales concernées au ministère de tutelle, puis en confie la mise en
valeur aux ressortissants des ‘açabiyyât intéressées. Mais cette proposition
a été rejetée par les populations des trois périmètres, qui considèrent que
leur réappropriation foncière n’est pas négociable. Si les autorités semblent
acquises au principe de mettre fin aux contrats des entrepreneurs, moyennant
dédommagement (les baux couraient jusqu’en 2017), elles n’entendent pas
céder le patrimoine de l’État. L’affaire est désormais entre les mains du
28. Amor Ben Ameur étant décédé, ses descendants ont porté plainte. Ne pouvant
le faire contre toute la communauté de Jemna, ils ont ciblé quatre personnes,
accusées d’avoir brûlé du matériel agricole. Face à la mobilisation sans précédent
de la ‘așabiya de Jemna, le tribunal de Kébili a déclaré la plainte non recevable.
29. Sous le gouvernement de Béji Caïd Essebsi (de février à décembre 2011), les
responsables administratifs les plus critiqués et les agents des forces de l’ordre ont
été renvoyés dans leurs régions d’origine, à la fois pour y être protégés parmi les
leurs et pour retrouver une capacité d’action. À Kébili, la nomination du gouverneur
a nécessité de s’y reprendre à trois reprises. En mars 2012, le titulaire était un
militaire originaire d’El Hamma (ville de tribus située entre Kébili et Gabès), qui
a dirigé le projet agricole de Régim Maatoug, au sud-ouest du Nefzaoua. Ce bon
connaisseur des populations locales sera pourtant poussé à la démission quelques
semaines plus tard.
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ?
23
ministère, qui ne paraît pas avoir l’autorité suffisante pour imposer quoi
que ce soit.
La ‘arûshiyya à l’épreuve du changement
Dans un article consacré aux conséquences du « Printemps arabe »,
P. Harling rappelait récemment 30 que les pouvoirs renversés avaient
tous, sans exception, « justifié l’autoritarisme comme le seul ciment de
sociétés fragiles, menacées de régression et d’éclatement par des forces
obscurantistes, de l’islamisme au tribalisme en passant par les clivages
communautaires ». Les exemples que nous venons d’exposer tendraient
à conforter cette thèse, comme si l’on assistait en Tunisie au réveil d’un
tribalisme structurel, belliqueux et anti-étatique, contenu jadis par la
dictature, mais qui, au fond, n’aurait jamais vraiment disparu. Or, cette
vision est en partie erronée.
Si les analyses post-révolution ont relevé le fait que le soulèvement avait
été conduit sans la mobilisation des organisations islamistes, insistant au
contraire sur celle d’une jeunesse apparue jusque-là peu politisée, nul n’a
souligné le faible rôle des solidarités tribales dans la chute du régime.
Au Sahara tunisien, la notabilité « traditionnelle » a semblé totalement
dépassée par l’ampleur, la rapidité et la nature des événements. Elle qui
semblait jusqu’à présent détenir des positions de pouvoir et être en mesure
de mobiliser la ‘așabiya, s’est subitement retrouvée confrontée à de jeunes
désoeuvrés sans vision politique claire et qui échappaient totalement à son
contrôle. Puis est entrée en scène une seconde catégorie de « jeunes », un
peu plus âgés, beaucoup plus instruits et surtout responsables, qui ont été les
véritables porteurs des idéaux de la révolution. Ces jeunes-là – instituteurs,
techniciens, ouvriers syndiqués – ont ébranlé les pouvoirs établis, y compris
tribaux.
La notabilité locale est en effet apparue beaucoup trop compromise avec
le régime. Car, sous le couvert du maintien d’institutions représentatives
des ‘açabiyyât tribales, cela faisait longtemps que cette notabilité avait
été neutralisée, cooptée et souvent corrompue par les autorités. Ainsi,
au lendemain de la chute du régime, a-t-elle été « dégagée » des postes à
responsabilité qu’elle occupait. On l’a vu notamment au sein des conseils
de gestion des terres collectives. Dans le gouvernorat de Kébili, le rejet
a été tel que le gouverneur a procédé à la dissolution des 27 conseils en
mars 2011. Les insurgés n’ont pas exigé la suppression de l’institution ; ils
ont contesté la légitimité de ceux qui y siégeaient, appelant à l’application
de la loi, c’est-à-dire à leur élection par leurs communautés respectives 31. Le
30. P. Harling, « Le monde arabe est-il vraiment en « hiver » ? », Le Monde,
2 février 2012.
31. La loi n° 28-64 du 4 juin 1964 et le décret n° 327-65 du 2 juillet 1965 relatifs
au statut des terres collectives prévoient en effet que les conseils de gestion soient
élus pour cinq ans. Sous les régimes précédents, tous étaient désignés en accord
avec le parti-État.
24
Vincent Bisson
30 juin 2011, le gouverneur a alors fixé au 8 septembre 2011 la date limite
d’organisation de ces élections. Mais, à ce jour, seuls une dizaine de conseils
les ont tenues, tant la notabilité tribale rechigne à appliquer les nouvelles
règles du jeu. Le bras de fer entre générations n’est donc pas terminé, dans
toutes les régions concernées par les terres collectives.
Par ailleurs, le « dégagement », partout dans le pays, des anciens députés
et conseillers municipaux et l’exigence d’élections démocratiques ont
conduit, dans le Sud, à la remise en question des quotas tribaux. Ainsi,
dans l’ancien système, les « grandes familles » de Kébili et les Mérazig de
Douz bénéficiaient-ils automatiquement d’un siège de député. À Kébili,
la composition du conseil municipal répondait à un subtil dosage entre
communautés locales, tout en consacrant la domination des « grandes
familles » auxquelles revenait systématiquement la fonction de maire 32.
Tandis qu’à Douz, chacune des trois fractions Mérazig était représentée
à parts égales au sein du conseil, le maire étant alternativement issu de
l’une d’elles, d’un mandat à l’autre. Ce système, qui ne tenait que grâce au
trucage des élections, est en train de voler en éclats.
L’exigence de transparence des scrutins et l’irruption d’un multipartisme
véritable modifient radicalement les règles d’accès à la représentation, et
sans doute demain la nature des prérogatives qui seront conférées aux
collectivités locales 33. Désormais, les ‘açabiyyât tribales ne sont plus
certaines d’être représentées dans les institutions locales. L’élection à
l’Assemblée constituante, le 23 octobre 2011, a d’ailleurs permis d’évaluer,
pour la première fois dans le cadre d’un scrutin libre, le poids des solidarités
tribales. Le cas était d’autant plus intéressant à observer au Nefzaoua que
l’actuel président de la République, Moncef Marzouki, alors candidat et
président du Congrès pour la République (CPR), est un ressortissant de la
tribu des Mérazig 34.
Or, là encore, les ‘açabiyyât tribales ne semblent pas avoir joué de rôle
significatif, même s’il faut noter que l’existence d’une circonscription unique
pour l’ensemble du gouvernorat a certainement contribué à éviter une
communautarisation du vote 35. Tout juste aura-t-on relevé une mobilisation
en faveur du parti de Marzouki plus forte qu’à l’échelle nationale 36, ce qui
n’est guère surprenant, compte tenu de l’envergure de cette personnalité.
32. V. Bisson, « Défi à Kébili… », op. cit.
33. Dans le cadre de la réforme des institutions, il est prévu de renforcer la
décentralisation. La gestion foncière pourrait ainsi être confiée aux communes et
le conseil régional serait réformé.
34. Marzouki (avec un K) est la forme bourgeoise et citadine de Marzougui
(pl. Mérazig). Natif de Grombalia (entre Tunis et Nabeul), il était candidat dans le
Nord, et non à Douz.
35. Sur les cinq élus, deux sont de Kébili (Ennahdha et CPR), un de Douz (CPR),
un de Souk Lahad (Ennahdha) et un de la petite localité de Negga (Al-Aridha).
36. CPR : 26,7 % des voix, contre 8,7 % à l’échelle nationale. En comparaison,
Ennahdha : 40,5 % des voix, contre 37 % à l’échelle nationale.
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ?
25
Verra-t-on réapparaître, demain, des « quotas communautaires » au sein
de chacune des listes qui concourront ? Assistera-t-on à la multiplication
des circonscriptions électorales pour garantir une représentation aux
principales communautés de la région ? Les prochains scrutins en diront
davantage, mais il semble bien qu’une page du tribalisme local soit en train
de se tourner.
Car, au fond, les revendications et les mobilisations locales ne diffèrent
guère de celles que l’on a pu observer ailleurs dans le pays. La remise
en cause, parfois brutale, de projets jadis imposés traduit avant tout le
rejet des injustices et une demande de respect des droits, tandis que la
réappropriation des territoires « spoliés » répond d’abord au souci de
pouvoir vivre dans la dignité à partir des ressources dont les populations
disposent. Or, le Nefzaoua fournit 70 % de la production nationale de dattes.
« Les dattes, c’est notre phosphate ! », nous disait un habitant de Jemna
en référence aux revendications des ouvriers du bassin minier de Gafsa.
Comment les populations pourraient-elles en effet accepter de voir cette
manne leur échapper au profit de quelques privilégiés venus d’ailleurs ? Dans
ces conditions, il n’est pas étonnant qu’elles recourent à la solidarité tribale
si celle-ci leur permet d’affronter plus efficacement les puissants.
Quant à l’adéquation constatée entre les « comités de défense de la
révolution » et les ‘açabiyyât tribales, elle n’est nullement le signe d’un
raidissement communautaire. Certes, on a effectivement assisté, lors du
soulèvement, à un repli protecteur sur le village ou le quartier, à l’instar de
ce qui s’est passé ailleurs dans le pays, pour se prémunir des actions des
partisans du régime de Ben Ali. Mais ce n’est finalement que parce que,
dans les contrées du sud, l’héritage des terres collectives a cantonné les
communautés dans des espaces distincts, que ce repli a donné l’illusion de
se faire sur une base tribale.
Conclusion : l’autre transition
Si la chute du régime de Ben Ali et son corollaire, l’effacement des forces
de l’ordre et l’affaiblissement temporaire de l’État, ont ouvert la porte à des
règlements de comptes – spontanés ou manipulés – entre communautés,
on aurait tort de surestimer la dimension tribale des revendications et des
mobilisations locales. Il y a dix ans, nous avions montré que le maintien
de pratiques coutumières ne traduisait plus tant un déficit d’intégration
qu’une instrumentalisation de la tradition à des fins modernes. La ‘așabiya
tribale faisait lentement sa « révolution », mais semblait encore résister, au
nom de la défense d’un héritage et en raison des nombreux verrouillages,
politiques ou institutionnels.
En faisant sauter ces verrous, en permettant enfin aux lois existantes d’être
appliquées et aux nouvelles générations d’accéder aux responsabilités 37, la
37. 47 % des Tunisiens ont moins de 25 ans.
26
Vincent Bisson
révolution semble avoir précipité les mutations en cours. Les événements
de l’année 2011 ont ainsi confirmé non la disparition, mais l’effacement
progressif du rôle de la parenté au profit de nouvelles formes de solidarités
et d’actions, fondées sur des oppositions générationnelles, l’adhésion à
des idéologies et des partis politiques enfin libres de s’exprimer, ou encore
le sentiment d’appartenir à des régions ou à des catégories sociales
différemment traitées. Ils ont également confirmé la dimension désormais
avant tout pécuniaire de la défense d’un espace collectif.
On pensait que l’État tunisien moderne, centraliste et intégrationniste,
contribuait efficacement à l’effacement des particularismes et au gommage
des identités locales, tout en garantissant par la force l’unité nationale. On
savait qu’au nom de cette unité, il avait fini par verrouiller la quasi-totalité
du champ politique. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il était aussi devenu un
frein aux changements sociaux et, dans le Sud, le premier responsable du
maintien de pratiques tribales et d’un espace communautarisé, dans le seul
but de contrôler les populations ; en somme, un tribalisme d’État, figé dans
ses structures et entretenu par le pouvoir central pour mieux s’en prémunir
ou justifier l’autoritarisme.
Le tribalisme « réel », et non pas « relique », n’était-il pas finalement là où
on ne l’attendait pas, au sommet de l’État ? Le sociologue M. Seurat ne disaitil pas que l’État arabe moderne, lorsqu’il existe vraiment, est une ‘așabiya qui
a réussi ? 38 L’arrivée à la tête de l’État tunisien d’une personnalité comme
Moncef Marzouki et, au-delà, d’un personnel politique d’un nouveau genre,
plus légitime et davantage soucieux de l’intérêt commun, inaugure à coup
sûr une nouvelle ère dans la relation que le pouvoir central entretient avec
ses tribus ; des tribus qui semblent plus que jamais sur le point d’achever
leur propre transition.
38. M. Seurat, « Le quartier de Bâb Tebbâné à Tripoli (Liban) : étude d’une ‘așabiya
urbaine », Mouvements communautaires et Espaces urbains au Machreq, CERMOC,
Beyrouth, 1985.
Maghreb-Machrek
N° 212 - Été 2012
212
N° 212 - Été 2012
DOSSIER
tribus, tribalisme et transition(s) dans le
monde arabo-musulman
Tunisie post-Ben Ali : le réveil des solidarités tribales ? Retour dans un Sud
communautarisé en pleine transition,
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La « politique tribale » des États-Unis en Irak (2003-2011) : le pari risqué d’une alliance
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Tribus, tribalisme et transition(s)
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Le développement du programme nucléaire iranien : entre aspects techniques et
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Prix : 20
Maghreb-Machrek
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Tribus, tribalisme et
transition(s) dans le
monde arabo-musulman
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