CHAPITRE II Approche socio-cognitive du groupe

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CHAPITRE II Approche socio-cognitive du groupe
CHAPITRE II
Approche socio-cognitive du groupe
Le chapitre qui va suivre se préoccupe des aspects socio-cognitifs de phénomènes
sociaux. Il peut paraître surprenant de rencontrer Piaget, et sa théorie de la structuration
de l’intelligence du sujet, dans un projet de compréhension des organisations de groupe.
Pourtant, le modèle de l’équilibration majorante des structures cognitives du sujet peut
éclairer parfois une structuration de groupe. Nous décrivons dans la première partie de
ce chapitre le système de construction de savoir selon le modèle piagétien, puis, après
avoir justifié du choix de ce modèle dans le domaine des organisations des groupes
restreints, nous présentons la position épistémologique piagétienne dans l’entre-deux de
la
sociologie et de la psychologie. Cette posture nous autorise à considérer les
phénomènes sociaux selon trois regards. La première perspective est ce que Piaget
nomme «la structure de la conduite », c’est-à-dire à dire les aspects cognitifs du
phénomène ; la
seconde concerne les aspects affectifs, que Piaget n’aborde que
rapidement, et enfin les aspects sémiotiques des phénomènes sociaux qui forment la
voie qu’il nous invite à poursuivre.
Le chapitre précédent a développé largement les perspectives théoriques qui abordent
les aspects affectifs de la structuration d’un groupe. Les chapitres VI et VII de notre
travail approchent le groupe dans ses aspects sémiotiques. Ce chapitre et le suivant sont
consacrés aux aspects cognitifs de la structuration du groupe. Loin d’épuiser les
éclairages possibles à propos des organisations de groupe, nous pensons ces approches
complémentaires. Elles viennent s’enrichir mutuellement. Le modèle piagétien qui place
le principe d’assimilation comme central, et par conséquent porte l’attention sur
l’autorégulation, ou ceux de Varela qui préfère centraliser l’accommodation et se
concentrer sur l’adaptation trouvent une cohérence dans le modèle de Lupasco lorsqu’il
s’agit de Potentialisation / actualisation. Nous y reviendrons, pour le moment, il nous
faut présenter les conceptions piagétiennes et notre choix d’aborder le groupe par les
aspects cognitifs.
66
I La perspective piagétienne de la structuration des connaissances
L’argument majeur de notre recherche se situe dans la perspective théorique du
constructivisme piagétien. Parmi les outils théoriques de Piaget, sur le plan cognitif,
nous retenons principalement la structuration de l’intelligence du sujet. Nous
développons notre point de vue sur l’interaction entre la structuration des connaissances
du sujet d’une part, et celle d’un groupe de sujets d’autre part. C’est en effet du point de
vue de la construction d’un savoir que nous interrogeons le groupe : quel est le
processus par lequel des personnes s’associent pour construire le monde ?
Nous supposons qu’en inventant le réel, les sujets développent une «action
autonome », qui constitue un savoir-faire. Partant de celui-ci, peuvent se construire
d’autres connaissances, plus élaborées. Par un travail individuel et collectif, régulier et
progressif, fait d’abstractions (à partir de l’expérience physique ou à partir de l’échange
des représentations qu’ont les personnes sur leurs actions), chaque partenaire construit
des connaissances de plus en plus complexes qui, partagées dans le cadre d’un groupe
de travail, forment un savoir commun. C’est seulement au travers de ce savoir partagé
qu’on peut parler de forme groupale ou de groupe au sens fort. Réciproquement, ces
connaissances collectives agissent sur l’individu et le font apparaître comme membre à
part entière du groupe. Avant d’en arriver à cela, développons en quelques pages la
conception piagétienne de la construction du savoir.
A / La construction du savoir selon Jean PIAGET.100
Il est difficile de référer au travail piagétien sans préciser les concepts fondamentaux
qui sous-tendent la théorie du développement des connaissances. Nous examinerons
donc la continuité de l’évolution des structures cognitives des systèmes vivants avec
celle des structures biologiques, pour développer plus largement le fonctionnement de
construction des connaissances.
101
Nous retiendrons, de la théorie piagétienne, l’aspect
des processus de construction des structures cognitives. Nous exposerons une
comparaison analogique entre d’une part, ce que nous retenons du constructivisme
100
L’oeuvre de Piaget est si considérable que nous avons choisi d’accompagner notre étude de quelques
spécialistes des théories piagétiennes.
101
Nous nous sommes inspirée du travail de Philippe Lestage pour poser ici les grandes lignes de ce que
nous retiendrons de l’oeuvre de Jean Piaget. Dans sa thèse de doctorat de psychopathologie clinique «La
psychologie génétique de Piaget et le paradigme d’auto-organisation de Prigogine » (juillet 1991 Tome 1
Université P. Valéry-Montpellier, des pages 97 à 145), Philippe Lestage explicite la thèse directrice de
l’autorégulation de Jean Piaget.
67
piagétien et d’autre part, ce que nous cherchons à comprendre de la construction d’un
groupe.
Il semble qu’une démarche conjointe vers la compréhension d’un modèle théorique
et d’une recherche empirique puisse nous éclairer. Nous n’envisageons pas
une
transposition. S’agissant d’une œuvre aussi colossale et élaborée que celle de Piaget,
nous nous contenterons ici, tout au plus, d’un parallèle entre deux perspectives de
structuration des connaissances, celle du sujet et celle d’un groupe. 102
Les théories de la connaissance posent la question du sujet face à l’objet. Dans sa
quête de savoir, le sujet possède-t-il a priori les catégories (c’est-à-dire les formes de
raisonnement, comme le temps, l’espace, les causes ) ? Kant propose cela dans sa
définition de libre choix du théoricien : l’univers n’aurait pas de propriété réelle, mais le
sujet connaissant lui appliquerait ses lois, sa théorisation. Cette dernière ne serait pas
nécessairement liée à un apriorisme de ses structures cognitives, mais serait plutôt due
au hasard de ses hypothèses de recherche.
Piaget ne veut pas dissocier le sujet de l’objet. Il ne veut pas penser les structures
cognitives comme statiques ni définitives. Les structures sur lesquelles vont s’accroître
les connaissances du sujet ne sont pas innées. Elles ne sont pas imposées non plus par
102
Piaget et son contexte scientifique.
Le XX siècle place enfin le problème de la genèse des structures cognitives sur le terrain de
l’expérience scientifique. Sorti du domaine philosophique, Lamarck et Darwin le situent dans celui de
l’évolution des espèces et principalement dans celui des sciences biologiques.
Partant également de la biologie, Piaget aura une position intermédiaire entre "l’empirisme" et
"l’innéisme", de là, apparaît notamment au travers de sa théorisation de l'équilibration cognitive, le
concept de "l’autorégulation". L’évolution de la vie avait jusque là deux explications possibles : l’une
visant à admettre la vie comme créée par une volonté divine. La structure étant prédéfinie, préexistante à
la vie . La deuxième explication considère la vie et son évolution comme contingentes au monde
physique, à l’environnement. Une espèce vivante n’atteint sa structure actuelle qu’après être passée par
des formes d’évolution d’espèces antérieures. Elle rejette l’idée d’une création ex-nihilo.
Piaget, également biologiste, place sa recherche d’un point de vue épistémologique. Ce qui intéresse sa
théorie de l’évolution des connaissances dépasse le niveau de l’individu et explore les processus de
construction des connaissances en général. Il ne s’agit pas d’une transposition ni d’une analogie entre les
sciences cognitives et la biologie. Piaget explique la coordination entre les apports extérieurs de
l’environnement et les structures (innées ou données par l’expérience).
Très succinctement, nous dirons que Darwin pose l’organisme vivant comme le siège de variations
aléatoires, et qu’une sélection naturelle assurerait un tri parmi ces variations. Piaget reproche à cette
théorie de l’évolution son parcellement des éléments et le renoncement à l’explication du fonctionnement.
Piaget ne peut admettre ce mode de pensée mécaniste, principalement pour ce qui touche à l’émergence
des structures cognitives. Il n’acceptera pas non plus l’idée de variations dues au hasard, ni celle de
sélection suite aux rencontres aléatoires dans le milieu. Il indique que les variations doivent être
assimilées pour éviter la mort de l’organisme. Un choix des éléments du milieu nécessaires à sa survie est
effectué.
68
les lois de composition du monde physique. Enfin Piaget n’admet pas le
conventionnalisme des lois arbitraires dans le travail des hypothèses scientifiques.
1.L’équilibration des structures cognitives
Si Piaget ne cherche pas la source des structures cognitives dans l’action du milieu,
ni dans celle d’un innéisme interne à l’individu, il situe sa recherche dans l’activité du
sujet. Le sujet n’emmagasine pas les connaissances d’une manière passive. Il existe une
activité de construction de ses connaissances. Les structures se construisent par
l’interaction du sujet avec l’objet. Ainsi l’interaction SUJET/ OBJET amène-t-elle à
l’accroissement toujours majorant de l’adaptation du sujet à son milieu. Grâce à ce qu’il
nomme «l’assimilation », Piaget répond à cette question de la source du développement
des structures cognitives.103
L’assimilation
Le processus par lequel le sujet construit ses connaissances est l’assimilation des
objets aux schèmes du sujet. C’est-à-dire que l’action possède une ou plusieurs
structures, quelque chose de généralisable à l’ensemble des situations, un point commun
entre les actions, transposable d’une situation à une autre. Le sujet possède dès sa
naissance des structures biologiques primaires (réflexes, perceptions) qui entrent en
liaison, se coordonnent. Plus le sujet fait d’expériences, plus il sera amené à
complexifier ce processus d’assimilation des éléments de l’environnement et à
coordonner les schèmes entre eux.
L’accommodation.
Un autre processus intimement lié à l’assimilation est celui d’accommodation. Si
l’incorporation aux structures du sujet, d’éléments ou de variations du milieu, a lieu par
assimilation, l’accommodation consiste à modifier les structures lorsque des
modifications apparaissent dans le milieu. Le sujet voit ses schèmes se modifier par la
réaction du milieu. Les structures sont " bousculées", il leur faut retrouver une fonction
et une nouvelle forme, pour continuer d’agir.
103
"Le structuralisme», 1968 Piaget (Jean), Que sais-je P.U.F., p 60 "Dans la construction proposée au
§12, la fonction essentielle (au sens biologique du terme) qui conduit à la formation des structures est
celle de l'assimilation"
69
L’adaptation au milieu
Ces deux processus, «assimilation» et «accommodation », sont indissociables l’un
de l’autre. Piaget note cependant que l’assimilation est «le moteur de l’acte cognitif »104.
A cette double activité, Piaget ajoute la fonction de «l’équilibration majorante ». Le jeu
incessant de l’assimilation / accommodation par équilibration permet l’adaptation de
l’individu à son milieu. Entre l’action105 du sujet et la réaction de l’objet, un équilibre
est trouvé. Celui-ci, toujours remis en cause, est en construction : c’est pourquoi Piaget
parle d’équilibration.
Sur le plan cognitif, celle-ci opère par paliers de plus en plus complexes106. Il ne peut
y avoir de retour en arrière. L’équilibration est majorante, le sujet est de mieux en
mieux adapté à l’environnement. 107
L’autorégulation
Piaget explique pourquoi l’équilibration est nécessairement majorante. Il fait reposer
les structures cognitives du sujet sur des racines biologiques.
108
nécessité à son hypothèse directrice de «l’autorégulation ».
Il en explique la
Le moteur de
l’équilibration est l’assimilation (l’accommodation lui est liée) et la régulation ou
autorégulation (une régulation de régulation) lui impose d’être majorante.
C’est pour ne pas employer le mot d’association que Piaget parle d’assimilation. Il
s’oppose en cela à ceux qu’il nomme les «atomistiques »109 dans «Le structuralisme ».
Contrairement à l’association, l’assimilation consiste à travailler sur des schèmes et
donc à construire une structure (c’est ce qui permet la permanence, la constance de la
forme de l’organisme). L’assimilation n’est pas elle-même une structure, elle est «un
104
" Biologie et connaissance", Jean Piaget, 1967, Gallimard. p154. Piaget insiste sur le rôle moteur de
l’assimilation dans la conclusion de «Psychogénèse et histoire des sciences », page 297, lorsqu’il décrit
les instruments d’acquisition du savoir, il écrit ceci : « La source des instruments d’acquisition, sur
laquelle nous n’avons insisté que par places mais qui se retrouve toujours et partout, est l’assimilation
des objets ou événements à des schèmes ou structures antérieures du sujet. »
105
Nous portons une importance essentielle à l’action. C’est pourquoi nous adoptons la position
constructiviste. Comme Piaget, notre conception introduit un tiers entre les positions innéiste et empiriste.
Avec Rollando Garcia, «Psychogénèse et histoire des sciences », édité après sa mort en 1983, Piaget
centre son attention sur «les éléments qui constituent la référence objective de la connaissance », p 274.
C’est-à-dire qu’il introduit «un intermédiaire entre les objets et les événements d’une part, et les
instruments cognitifs de l’autre, (qui) est en fait (...), l’action. »
106
" La prise de conscience» Jean Piaget, 1974, P.U.F, p 275, IV "l'évolution des actions et les trois
paliers de la connaissance".
107
" L'équilibration des structures cognitives", Jean Piaget, 1975, P.U.F p 177-182.
108
" Biologie et connaissance", Jean Piaget, 1967, Gallimard. P48. « Hypothèse directrice sur les
relations entre les fonctions cognitives et l’organisation vitale »
109
"Le structuralisme", Piaget (Jean), 1968, Que sais-je P.U.F., p 61
70
aspect fonctionnel des constructions structurales ».110 Dans l’action, le sujet agit soit
par « assimilation reproductrice »,quand les actions se répètent. Soit le schème intègre
des objets nouveaux à ceux déjà connus. Piaget parle alors de «l’assimilation
recognitive et généralisatrice ».111
D’une façon générale, l’assimilation est «l’activité continue de mise en relation et de
correspondance ». Elle débouche sur ce que Piaget nomme des «assimilations
réciproques ». Ce qui signifie que, sur le plan conceptuel, l’assimilation aboutit à des
structures, c’est-à-dire à des schèmes généraux. Voici ce qu’en écrit Piaget en 1968 : «
au plan de la représentation conceptuelle, elle aboutit à ces schèmes généraux qui sont
des structures. Mais l’assimilation n’est pas une structure : elle n’est qu’un aspect
fonctionnel des constructions structurales, intervenant à chaque cas particulier mais
conduisant tôt ou tard aux assimilations réciproques, c’est-à-dire aux liens toujours
plus intimes qui relient les structures les unes aux autres. »112
2.Le rôle des abstractions dans l’équilibration
L’équilibration, cet ajustement incessant entre assimilation et accommodation,
amène une adaptation toujours plus grande du système à son environnement. Attention :
il ne s’agit pas de rééquilibrer mécaniquement un déséquilibre par une action
contrebalançant la perturbation. Il s’agit bien de modifier la structure pour qu’elle
intègre et régule ce déséquilibre. Piaget voit trois formes d’équilibration du système :
- Equilibration entre le sujet et l’objet.
Nous l’avons déjà décrite, elle permet l’adaptation du sujet à l’objet.
- Equilibration entre les sous-systèmes d’une totalité.
Des structurations internes au système général peuvent être indépendantes dans leur
construction, il peut y avoir émergence de conflit (par le jeu des accommodations
réciproques) mais l’assimilation des sous-systèmes réussit toujours à terme.
- Equilibration entre les sous-systèmes et le système qui les englobe.
Elle procède de deux fonctions, celle de différentiation des sous-systèmes et celle
d’intégration à un ensemble hiérarchiquement plus élevé en complexité. Cette forme est
110
ibid., p 61
ibid., p 61
112
ibid., p 61
111
71
plus tardive et difficile à construire.113 Piaget explique le passage entre le biologique et
le cognitif par l’adaptation :
3. L’adaptation » et son mécanisme de développement
Comment passer de l’organisme vivant dans son milieu, au sujet face à l’objet. Piaget
conserve, de l’un à l’autre des champs, l’adaptation (ce mécanisme d’équilibration entre
assimilation et accommodation). Il précise que :
a)l’assimilation est l’action du sujet sur l’objet.
b)l’accommodation est l’action de l’objet sur le sujet.
Gardons l'adaptation comme dénominateur commun et faisons correspondre pour
notre étude
a)l’assimilation, à l’action du système sur son milieu.114
b) l’accommodation, à l’action du milieu sur le système.
Ajoutons que la construction des connaissances chez
Piaget part de deux
expériences du sujet. C’est là un point essentiel de sa théorie : tout passe par l’action
du sujet, ou par l’action de l’objet. Il distingue
l’expérience
physique
de
l’expérience logico-mathématique.
a ) L’expérience physique est la découverte de propriétés particulières propres aux
objets, issues des perceptions du sujet. Elle correspond à ce que Piaget appelle
«l’abstraction empirique ».115
b) L’expérience logico-mathématique consiste à effectuer des opérations sur ces
abstractions. Le sujet tirera des informations, non plus des objets, mais des actions qu’il
a menées sur eux. Lorsque le sujet donne de l’ordre aux objets (rangement, classement,
ensemble), il
prête à cette
action une logique mathématique. Il forme ainsi ses
connaissances par «abstraction réfléchissante ».116Les opérations, simples au départ,
sont la base d’une construction ordonnée, palier par palier, de plus en plus complexe. Ce
sont les prémices de toute logique mathématique, nous rappelle Piaget. Dans son
activité, le système fait jouer l’opposition des négations / affirmations, elles-mêmes
113
Référence faite à la thèse de doctorat de Philippe Lestage «La psychologie génétique de Piaget et le
paradigme d’auto-organisation de Prigogine » Université Paul Valéry - Montpellier III, 1991.p 133, il y
fait référence à «l’équilibration des structures cognitives - problème central du développement », Piaget,
P.U.F, 1975.
114
Nous utiliserons le terme de « milieu » dans le sens de l’environnement pour la clarté de l’exposé ici.
Nous dirons simplement ce qui est extérieur au système.
115
« La prise de conscience », Piaget Jean, 1974, P.U.F., p 274.
116
ibid. p 275.
72
créatrices du processus de structuration. Son autorégulation et son fonctionnement par
équilibration (assimilation et accommodation) permettent l’adaptation du dispositif à
son environnement.
Les fonctions de conservation et anticipation
En second plan, Piaget présente les deux fonctions de mémorisation et d’anticipation.
La mémoire est une fonction de conservation des schèmes. L’anticipation est issue de
l’adaptation de l’organisme à son milieu et principalement de la fonction
d’accommodation. L’intelligence est liée à la possibilité de déduction offerte à
l’organisme pour agir sur son milieu. S’appuyant sur la mémoire (conservation des
informations antérieures), l’anticipation repose sur des généralisations, des transferts,
des déductions à partir d’informations déjà acquises. L’anticipation chez Piaget n’est
pas liée à un projet ou à une finalisation, elle dérive uniquement des informations
initialement "stockées".
117
Par décentration, l’enfant, selon Piaget, accédera à la possibilité d’annuler par la
pensée une action effective ou une transformation du monde physique, en se servant
d’une action orientée négativement ou de sa réciproque. Ces deux opérations (négation
et réciproque) faisant appel à la conservation d’un invariant, elles participent à la
construction du schème de conservation. Le processus de décentration est essentiel,
pour comprendre l’interrelation entre la construction des connaissances du sujet et celle
d’un groupe de sujets. En se décentrant, l’enfant sort de sa position égocentrique : plus
il ouvrira son regard sur l’environnement, plus il sortira de cette disposition d’esprit qui
veut qu’il construise le monde selon son propre monde intérieur. Plus il sera capable de
117
Selon l’âge de l’enfant, Piaget discerne 5 stades d’évolution, il en
structuration de l’intelligence. Il traduit cela en 3 types de structures.
retiendra 3 grandes périodes de
1) Structures ou groupes sensori-moteurs.
2) Structures ou groupements d’opérations concrètes.
3) Structures formelles correspondant au groupe et aux réseaux. C’est l’association des deux structures
précédentes. Dans sa période sensori-motrice, l'action porte sur des actions imitatives, l'objet est
directement saisi par la perception.
La période de l'intelligence symbolique procède d'imitations intériorisées. L'enfant est capable de
remplacer l'objet par son substitut : l'image. Il peut agir sur elle comme sur les objets. Les opérations
mentales portent sur des "figures".
Ce sera seulement au moment où l’enfant pourra atteindre la pensée logique, qu’il aura accès à
l’intelligence opératoire concrète. Et cela grâce à l’acquisition de la double réversibilité. La période
prélogique évoquée par Piaget est largement développée chez Vygotski dans «Pensée et langage ». Nous
pensons qu’elle a une importance considérable dans le développement de l’intelligence du sujet. Nous y
reviendrons dans la description de la «pensée par complexes » de Vygotski.
73
décentration, plus il s’ouvrira aux autres individus. Mais inversement, plus ses
interactions avec les autres individus seront nombreuses et plus il sera capable de se
décentrer. En partageant les points de vue divers des autres sujets sur le monde, sa
capacité à différencier les diverses possibilités de l’envisager augmentera. Par
différenciation, l’enfant pourra ainsi se construire une vision du monde enrichie. En la
confrontant à celles des sujets qui l’entourent, il continuera à l’élaborer après 12 ans. Si
la coopération est réelle, il trouvera son autonomie à l’âge adulte.118
4. Autorégulation, outil principal d’équilibration
Précisons l’outil principal de la construction des formes et des échanges selon Piaget:
la régulation ou l’autorégulation. Piaget entend par «régulation », les régulations
simples, et par «autorégulation » une régulation des régulations. Il hiérarchise en
niveaux de complexité les régulations et l’autorégulation. Les différentes fonctions
comme l’organisation, l’adaptation, la conservation et l’anticipation sont en lien très
étroit avec ce qu’il appelle «l’hypothèse directrice » : l’autorégulation. 119
Toutes ces fonctions participent à la construction de la totalité du système
(organisme ou sujet ). Tout se passe comme si toutes ces fonctions étaient incluses dans
un principe unique, coordonnateur. Il correspond, dans notre transposition au groupe, au
principe de maintien du système. La construction des structures est, par nature, un
processus de régulation. L’autorégulation permet de maintenir toutes les fonctions entre
elles, dans un équilibre toujours renouvelé. Par l’équilibration et l’autorégulation,
mécanismes conjoints, tout état du système qui subit un déplacement d’équilibre est
nécessairement rééquilibré, régulé pour maintenir sa structure et son fonctionnement. 120
La régulation selon Piaget est un «contrôle rétroactif qui maintient l’équilibre d’une
structure organisée ou d’une organisation en
voie de construction... ou bien la
régulation porte sur le résultat d’un processus et revient à accepter la marche normale
ou réussite ou à compenser la dérivation et corriger l’erreur ; ou bien le mécanisme
118
Piaget insiste sur les deux modalités d’apprentissage qui engendrent soit l’autonomie, soit la
conservation de la mentalité égocentrique (sans évolution de l’intelligence). Il différentie contrainte
sociale et coopération. « Etudes sociologiques», p 225-233. Dans « Le jugement moral chez l’enfant ».
Piaget insiste particulièrement sur le rapport de contrainte (aliénant) de l’enfant à l’adulte, et du rapport
d’égalité de l’enfant face aux autres enfants.
119
« Biologie et connaissance », L’hypothèse deJean Piaget, 1967, Gallimard. p48. 49. « La vie est
essentiellement autorégulation. L’explication des mécanismes évolutifs, longtemps enfermés dans
l’alternative sans issue du lamarckisme et du néodarwinisme classique, semble trouver sa voie dans la
direction d’un tertium qui est cybernétique et s’oriente effectivement vers la théorie de l’autorégulation. »
120
La formation de l’autorégulation s’explique aussi par l’action de l’abstraction réfléchissante ; nous
l’exposerons plus avant.
74
régulateur porte sur le processus en cours ou sur l’action elle-même par opposition à
son résultat, et comporte ainsi une dimension anticipatrice qui revient aussi à confirmer
ou compenser les directions erronées. »121
La force de cohésion du tout (principe de totalité qui veut que le tout ne se réduise
pas à la somme des parties122) est la priorité d’auto-conservation de ses parties. C’est la
totalité qui régule le système. Toutes les régulations sont soumises à la conservation du
tout : « c’est donc le pouvoir conservateur du tout qui constitue le régulateur orientant
à chaque instant les régulations sous la forme d’une exigence impérative ». Piaget
insiste sur cette soumission du système à la règle de conservation du tout : « La totalité
du système joue le rôle de régulateur à l’égard des régulations partielles, car elle leur
impose une norme extrêmement contraignante : se soumettre à la conservation du tout. »
123
Sur le plan social, Piaget conçoit que le tout, sans être équivalent à la somme des
individus, soit «identique à celle des relations entre les individus ».124 Relativisant
toujours les points de vue, Piaget regarde les interactions : « chaque relation constitue
alors, à son échelle, un «tout » (au sens de Durkeim ) : à partir de deux individus déjà,
une interaction entraînant des modifications durables peut être considérée comme un
fait social, et la société serait l’expression de l’ensemble de ces interactions entre n
individus, n pouvant s’étendre indéfiniment. » 125
Le rôle des négations
Comment comprendre pourquoi l’équilibration ajoute une structuration d’un niveau
plus élevé ? Dans l’acte de régulation par compensation, c’est le rôle des négations qui
assure une majoration des structures. L’esprit a spontanément tendance à prêter aux
objets, aux actions, aux opérations, des caractères positifs. 126Aux stades des perceptions
immédiates, les caractères négatifs sont souvent ignorés, il faut passer par un effort de
construction pour les faire apparaître. Or, pour faire naître les limites des affirmations,
il est nécessaire de prendre en compte les négations. C’est de ce jeu incessant entre ces
deux aspects indissociables «négation/ affirmation » que va naître le déséquilibre entre
121
Biologie et connaissance » Piaget, 1967, Gallimard p 288.
« Etudes sociologiques », Piaget, édition 1977, p 29 «. : le tout social n’est ni une réunion d’éléments
antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport
même, une transformation des termes qu’il relie. »
123
« L’équilibration des structures cognitives », 1975, P.U.F. p 181
124
« Etudes sociologiques » p 145.
125
Ibid. p 145.
126
Nous retrouvons ici le moment d’immédiateté du monde premier chez Peirce. La qualité de l’être n’a
pas de négation.. cf p 242 à propos de la priméité.
122
75
d’une part, la première forme d’équilibration, c’est-à-dire entre le sujet et l’objet ; il sera
toujours nécessaire de rééquilibrer pour survivre. D’autre part et c’est la deuxième
forme d’équilibration, on rencontre un déséquilibre entre les sous systèmes, ce sont les
schèmes construits par abstraction réfléchissante. Par ailleurs le déséquilibre va naître
aussi entre les sous systèmes et le système global ; il s’agit de la troisième forme
d’équilibration, celle qui se joue entre les parties et la totalité.
La régulation procède par rétroactions ou feed-back. Ils sont soit positifs : ce sont
alors des compensations par actions positives sur des négations, soit négatifs : ce sont
des recompositions des entrées du système.
Il est à remarquer que la régulation est, par nature, créatrice de négations, car d’une
part elle annule l’action pour compenser le déséquilibre (action négative), d’autre part
elle agit sur les manques du système, elle annule alors des négations.
Nous venons d’exposer comment se construisent, selon Piaget, les structures
cognitives de la pensée. Les structures sensori-motrices qui se re-élaborent à un niveau
supérieur, réalisant des paliers successifs d’équilibres majorants,
se conservent
néanmoins malgré leur dépassement et leur élargissement à ces niveaux plus élaborés.
L’aspect opératif de cette structuration de la pensée logique ne doit pas cacher l’aspect
figuratif. Piaget établit «l’image comme remplissant une fonction essentielle pour les
actes de connaissance ou comme jouant un rôle surtout symbolique ».127
Nous évoquons l’aspect figuratif en lien avec le travail sur les représentations, nous
tentons de comprendre les relations entre représentations et abstractions. Cependant
avant de développer notre application des mécanismes de construction des
connaissances selon Piaget au groupe que nous étudions, il nous faut faire un détour
pour situer précisément notre étude.
B / Posture épistémologique de la recherche
Le choix piagétien
Piaget épistémologue s’est intéressé à la construction des connaissances et a
recherché quel serait ce processus généralisable par lequel toute forme de connaissance
pourrait évoluer. Il s’est appliqué à décrire le mécanisme de construction du savoir à
127
« L’image mentale chez l’enfant », Jean Piaget, 1966, 2nd 1991, P.U.F., p 1.
76
l’échelle de l’histoire des sociétés au travers de l’évolution des sciences. 128Nous venons
d’exposer les idées directrices de l’évolution des structures cognitives chez Piaget. Il ne
nous semble pas trahir sa pensée en tentant de retrouver, nous aussi, ces processus de
fonctionnement dans l’évolution d’un groupe en action.
Nous sommes confortée dans notre approche par cette phrase écrite par Piaget en
1968 et qui énonce que des niveaux d’application de son champ théorique étaient
envisageables sur le terrain du social :
129
« (Le) processus formateur général qui
conduit des formes aux structures et qui assure l’autoréglage inhérent à celles-ci : c’est
le processus de l’équilibration, qui, sur le terrain physique déjà, situe un système dans
l’ensemble de ses travaux virtuels, qui sur le terrain organique, assure à l’être vivant
ses homéostasies de tous les niveaux, qui sur le terrain psychologique, rend compte du
développement de l’intelligence, et qui dans le domaine social, pourrait rendre des
services analogues ».
Il nous apparaît pertinent de penser que l’acquisition des
compétences d’un groupe dans son milieu de travail peut être liée à des phénomènes,
certes sociaux ou psychosociologiques nous le relevons aux points sur l’approche
psychosociologique de notre étude mais que nous pourrions aussi y reconnaître
quelques
principes de fonctionnement analogues à ceux que Piaget met à notre
disposition, et que nous avons exposés ci-dessus. N’écrit-il pas lui-même, dans un
chapitre consacré à «la connaissance et société » : « Or malgré Tarde il n’y a pas deux
logiques, l’une à l’intention du groupe et l’autre à l’intention de l’individu : il n’y a
qu’une manière de coordonner des actions A et B selon des relations d’emboîtement
ou d’ordre etc., que ces actions soient celles d’individus distincts, l’un ou les uns pour
A et l’autre ou les autres pour B ou qu’elles soient celles du même individu (qui ne les
a d’ailleurs pas inventées seul, puisqu’il participe de la société entière). C’est en ce
sens que
les régulations cognitives ou opérations sont les mêmes dans un seul
cerveau ou dans un système de co-opération (ce qui en français est le sens du mot
«coopération ») ». 130
128
« Etudes sociologiques », Piaget, 1965, p 30. « En plus des facteurs organiques, qui conditionnent de
l’intérieur les mécanismes de l’action, toute conduite suppose deux sortes d’interaction qui la modifient
du dehors et sont indissociables l’une de l’autre : L’interaction entre le sujet et les objets et l’interaction
entre le sujet et les autres sujets. C’est ainsi que le rapport entre le sujet et l’objet matériel modifie le
sujet et l’objet à la fois par assimilation de celui-ci à celui-là et accommodation de celui-là à celui-ci. Il
en est de même de tout travail collectif de l’homme sur la nature»
129
"Le structuralisme", Piaget (Jean), 1968, Que sais-je P.U.F., p 97.
130
« Biologie et connaissance » Piaget, 1967, Gallimard p 509.
77
Nous supposons que tout travail collectif de l’homme sur son environnement naturel
ou social, procède des mêmes processus d’assimilation des individus composant le
groupe, au groupe ; et d’accommodation du groupe, aux individus le constituant. Tout
cela dans une logique double, certes, mais identique.
Pertinence de nos observables
Quel est le niveau suffisant de signification que nous pourrions obtenir des faits
particuliers que nous étudions ? Nous avons estimé qu’une suite «d’approximations »
par aller retour entre l’acteur et le groupe (à travers l’énonciation individuelle d’une
formule associative) pouvait contribuer à la compréhension de l’articulation entre le tout
et les parties. C’est-à-dire à n’observer que l’aspect structural du groupe, nous pouvons
vérifier la double interaction entre sujet/objet et sujet/sujet. Nous portons notre attention
sur les aspects interactifs procédant de l’action du groupe.131
Nous avons été confortée en cela par ce qu’écrit Lucien Goldmann132, ce proche
collaborateur de Piaget qui l’a assisté dans sa recherche épistémologique de la
connaissance: « La structure, (se définit) par contre, par la description interne de ses
états d’équilibre et l’analyse génétique de sa fonctionnalité. Pour y arriver, la
recherche peut partir de plusieurs points différents du processus de structuration(...) et
surtout ne saurait avancer que par approximations successives obtenues grâce à un va
et vient permanent entre le tout et les parties...). Nous avons donc recherché au niveau
de l’individu, comment sa construction de sens (savoir gnose) entraînait un savoir plus
généralement partagé (savoir, connaissances, compétences), à partir duquel un
processus de structuration de groupe pouvait s’élaborer. Notre étude, très limitée à
certains aspects du fonctionnement des équipes de travail, porte donc sur les processus
permettant à ses membres d’acquérir des connaissances (ou plutôt des compétences) et
de se structurer, autour de ces capacités, par équilibration.
Cohérence du cadre épistémologique de recherche
Comment se structurent réciproquement le sujet et le groupe ? On peut distinguer
trois champs :
A / - Le champ du cognitif.
131
« Etudes sociologiques», Piaget, 1965, p 30 : « ... toute conduite suppose deux sortes d’interactions
qui la modifient du dehors et sont indissociables l’une de l’autre : l’interaction entre le sujet et les objets
et l’interaction entre le sujet et les autres sujets. »
132
« Logique et connaissance scientifique », sous la direction de Jean Piaget, N.R.F., encyclopédie de la
Pléiade, au chapitre sur «Epistémologie de la sociologie, Gallimard, Goldmann Lucien, p 1010, 1011.
78
B / - Le champ affectif.
C / - Le champ psychosociologique.
A / Interstructuration dans le champ cognitif
Avec le problème central de l'épistémologie génétique : « Comment se développent
les connaissances ? », le positionnement des scientifiques à cette question varie entre
deux pôles extrêmes :
1) Perspective épistémologique de base
I
II
* Le sujet élabore l’objet (le
milieu)
* L’objet (le milieu) élabore le
sujet
III
* L’empirisme
* L’innéisme
* Darwinisme
POSITION MEDIANE
DE
* Lamarckisme
PIAGET
Les connaissances du sujet se développent par constructivisme :
par interaction sujet/objet
par autorégulation, équilibration.
Prenons le cas où l’objet, le milieu n’est qu’une partie du milieu général et ne
concerne que le milieu social. Cela modifie la première schématisation, nous posons la
suivante :
2) Perspective épistémologique de Piaget
79
I
II
III
Le SUJET crée les
LE MILIEU SOCIAL
POSITION MEDIANE
connaissances du MILIEU
DE
crée les connaissances du
SOCIAL
PIAGET
SUJET
Les connaissances du sujet se développent
par constructivisme : en complémentarité:
développement intellectuel
(activité opératoire interne)
/
/
socialisation
(coopération extérieure)
par équilibration cognitive du sujet.
Nous prenons résolument le point de vue constructiviste. Nous pouvons l’envisager
dans le champ cognitif avec Piaget, Le Moigne ou Lerbet. Le constructivisme se
rapporte aux relations de connaissances entretenues entre un sujet ou un groupe de
sujets, avec le monde, le réel. Centrons notre attention sur l’action des sujets dans un
groupe, afin de suivre le développement de leurs connaissances.
Ainsi, notre étude pousse-t-elle la problématique plus loin et nous
posons
la
question de la structuration individuelle, et de la structuration d’un groupe de sujets, vis
à vis respectivement de leur construction de connaissances, et de compétences. Pouvons
nous avancer le schéma suivant ?
3 Perspective épistémologique de notre recherche
80
I
II
III
Le SUJET influence le
LE GROUPE influence le
GROUPE dans le
processus de construction
POSITION MEDIANE
processus de construction
des connaissances du
de ses connaissances
SUJET
Les connaissances du sujet
et
les connaissances du groupe
se développent par constructivisme:
Structuration du groupe et du sujet à partir des connaissances.
Nous avons trouvé quelques éléments de réponse.
a)
Quelques traces de cette position nous sont apparues dans certains ouvrages
piagétiens : « Le structuralisme », «La psychologie de l’intelligence », «Biologie et
connaissance ». Cette interprétation approfondie du constructivisme ne paraît donc pas
impossible.
b) D’autant que dans «Psychogénèse et histoire des sciences », Piaget et Rollando
Garcia rappellent bien que le problème central de l’épistémologie génétique («comment
s’accroissent les connaissances ? ») est le même :
1/- pour le sujet individuel
2/- et pour les groupes sociaux. (dont
par exemple, le développement des
connaissances de la société occidentale)
Leur hypothèse épistémologique fondamentale est que tout développement des
connaissances, quel qu’il soit et dans quelque système humain que ce soit (aussi bien le
sujet individuel que les sociétés), se réalise selon les mêmes processus.
Ces
mécanismes relèvent du constructivisme piagétien : interaction sujet/objet avec
équilibration majorante par autorégulation.
81
En fonction des réponses apportées ci-dessus, nous posons bien l’hypothèse que dans
les interactions entre les sujets et le groupe qu’ils constituent : à la fois, les
connaissances, compétences et savoirs de chaque sujet se développent, et à la fois les
connaissances, compétences et savoir du groupe se développent. Les deux ordres de
connaissance (individuelles et groupales) se développent donc en complémentarité.
II Piaget et la sociologie
Piaget a rassemblé un certain nombre d’écrits datant de 1941 à 1950. La Maison
Droz les a publiés de 1965 à 1977. Mal connus, les écrits sociologiques de Piaget
doivent être présentés ici. Les quelques lignes consacrées à cette synthèse des concepts
sociologiques ne portent que sur les domaines qui intéressent notre recherche. Nous
respectons le déroulement de la pensée de l’auteur, nous aidant pour cela du plan de
l’ouvrage «Etudes sociologiques ».133 Nous rendons compte de la position
épistémologique de l’auteur. Nous interrogeons les aspects de la structure. Nous
développons la notion de «totalité ». Nous regardons comment est exposée l’articulation
entre les faits sociaux et la logique. Nous reprenons les types de structures individuelles
-rythmes, régulation et groupements-, pour comprendre leurs correspondances avec les
structures sociales. Notre recherche est élaborée à partir de ce schéma de comparaison :
les correspondances entre le développement individuel et l’évolution d’un groupe
d’individus. Mais avant de transposer ce modèle à notre propre objet d’étude, nous
devons, nécessairement, rendre compte
de la position piagétienne. Sur le plan
conceptuel, nous délimitons notre recherche à l’articulation du niveau individuel et du
niveau collectif, dans l’acte d’apprendre. Nous recherchons comment établir un
parallèle entre ce qui est de l’ordre de l’intra-psychique, c’est-à-dire ce qui est de l’ordre
de la structuration intellectuelle de l’individu d’une part, et ce qui intervient dans
l’échange interindividuel (coopération) d’autre part. Pour bien exposer notre
problématique, citons l’auteur lui-même : « Le passage des régulations aux
«opérations » en leurs «groupements » pourrait être justifié aujourd’hui par des
considérations cybernétiques qui emporteraient mieux la conviction. L’identité
profonde des opérations propres au travail intellectuel des individus et celles qui
133
« Etudes sociologiques », 1977, Piaget Jean, Librairie Droz, collection dirigée par Busino, 356p.
Les chapitres non remaniés sont édités :en 1951 pour «l’explication en sociologie », introduction à
l’épistémologie t III, Paris, P.U.F. En 1941 pour «essai sur la théorie des valeurs qualitatives en
sociologie statique («synchronique »), in «publications de la faculté des sciences économiques et sociales
de l’Université de Genève ». En 1945 pour « les opérations logiques et la vie sociale », ibidem. En 1944
pour «les relations entre la morale et le droit », ibidem..
82
interviennent dans un échange interindividuel (ou «coopération ») se fonde, dans ma
perspective actuelle, sur les lois de la coordination générale des actions (qui est aussi
bien collective que liée aux coordinations nerveuses. »134 Dans notre projet de
modélisation, et à la lumière de cette citation, nous ne nous priverons pas de considérer
tout échange interindividuel groupal sous l’angle de l’approche systémique. Nous
maintiendrons le choix qui consiste à donner une place privilégiée à un acte qu’il soit
individuel ou celui d’un ensemble d’individus. 135
A. La complémentarité des sciences de l’homme
L’essentiel, pour Piaget, à terme, est de considérer toutes les disciplines des sciences
de l’homme, comme la psychologie, la linguistique, l’économie, la neurologie,
principalement la logique qui se préoccupe des règles et la cybernétique qui apporte la
théorie des régulations, comme complémentaires pour une conception «des niveaux
hiérarchiques dans les structures de l’esprit, individuel ou collectif. » 136 Notre étude
qui se veut pluriréférentielle montre notre plein accord avec la nécessité d’une
dynamique d’ouverture des sciences entre elles, et pour une complémentarité des
disciplines scientifiques.
Il faut sans doute rappeler ici la position épistémologique de l’auteur qui pose sa
pensée entre deux grandes tendances philosophiques : la phénoménologie et la
dialectique. Il critique la première qui, pense-t-il, conçoit un programme préétabli du
fait social et le voit comme un résultat, et la seconde, qui, lui reproche-t-il, n’y voit
qu’une
succession
aléatoire
d’événements.
Piaget
prend
la
position
d’un
«constructivisme génétique ». Ne nous y trompons pas : Piaget conserve de l’une et de
l’autre les conceptions essentielles qui lui permettent de construire sa propre avancée.
Ainsi, notre recherche prend-t-elle modèle sur ce type de posture intellectuelle. Piaget
trouve intéressant de distinguer, comme le fait la phénoménologie, l’explication causale
et la compréhension des «liaisons implicatrices ». Il reste prudent quant à l’exclusion de
l’expérience vécue, pensant qu’on peut dire quelque chose d’intelligent sur le
fonctionnement du cerveau, même si on ne peut le connaître en entier. Nous le pensons
134
« Etudes sociologiques », Piaget, Préface p 7.
Lerbet 1986, «De la structure au système », contextualise la pensée piagétienne : Piaget dénonce,
nous précise-t-il, les carences de la psychologie philosophique, il construit une psychologie scientifique
qui redonne au sujet sa place dans l’action. Piaget ne tombera pas cependant dans l’excès inverse du «tout
matériel et comportemental » de la pensée béhavioriste.
136
Ibid, p 11.
135
83
également. Personne n’a jamais vu un «nous » ; pourtant nous ne saurions nier son
existence tant les indices de cette forme sociale nous permettent de la conjecturer.
L’intérêt de la dialectique est d’ajouter une dynamique dans l’interaction sujet/objet,
qui n’est pas perçue chez les phénoménologues. La «solidarité sujet / objet » est posée
comme interaction dans les deux champs de pensée, mais la dialectique sort de la
causalité linéaire pour construire à partir des dépassements continuels. Nous verrons
qu’avec la conception de l’énaction chez Varela, nous pouvons aussi dépasser cette
dialectique. Ainsi, ce que nous recherchons avec Piaget n’est-il pas tant d’adhérer à
l’une ou l’autre des écoles de pensée, mais bien plutôt d’interroger le «rapport
dialectique du sujet et de l’objet »
lorsqu’il s’agit, pour les préoccupations
piagétiennes, de «l’intelligence de l’enfant dans sa conquête des objets extérieurs et des
structures logicomathématiques ou dans le passage social des techniques aux
sciences. ». En ce qui nous concerne, dans le rapport entre le sujet et le groupe.
B / La socialisation, articulation entre deux développements
Piaget interroge le rapport entre le Sujet et l’objet extérieur, puis entre le sujet et sa
structuration logico-mathématique, puis enfin entre les techniques et l’esprit
scientifique. Il spécifie que la relation entre les techniques et les sciences est marquée
par un passage social. La socialisation est un processus marquant à la fois pour le
développement de l’enfant et pour le développement de la pensée scientifique. Ce que
nous nommons «l’être-social » peut ainsi être traité par ce que Piaget nomme les trois
types de faits sociaux. Nous y reviendrons plus avant.
Voilà bien posée l’hypothèse directrice piagétienne d’une hiérarchie des structures de
l’intelligence individuelle ou collective. L’expression «intelligence collective » est
abusive sans aucun doute, et c’est aller vite en besogne que d’associer ces deux termes.
Il s’agit donc de structuration hiérarchisée de l’esprit, dont nous pourrons faire
l’hypothèse, dans un premier temps, de retrouver des processus communs sur le plan
individuel et collectif. Dans un second temps, nous tenterons de penser la structuration
du groupe en dehors même d’une hiérarchie de niveaux. Plutôt que de définir les termes
de la relation sociale, nous considérerons la relation elle-même. C’est-à-dire que seules
les unités de sens construites par l’activité même des hommes sera au centre de nos
préoccupations. Nous supposerons que cette activité particulière qui est celle de
84
«conversation » comporte en elle-même sa propre logique et fait advenir une réalité
propre au groupe qui échappe à l’individu. L’expression «un esprit collectif » qu’on
retrouve chez Piaget ne peut être qu’une hypothèse de recherche. Il nous semble qu’un
état neuronal ne peut exister en dehors d’un cerveau individuel. Il est vrai que cette
expression est dense, et sans doute ressemble-t-elle plus à un raccourci utile à la
rédaction de l’ouvrage. Elle a néanmoins l’avantage de nous proposer une piste de
travail concernant les représentations dominantes dans un groupe. Nous ferons appel au
travail de Sallaberry qui repère trois types de représentation dominante 137Nous pensons
repérer une représentation dominante dans les moments d’action menée en commun par
le groupe. Nous pourrons repérer les trois niveaux de représentation dominante lors des
moments où le premier groupe est en production de sens.
Nous repérerons également les moments où cette production est, non seulement le
support d’une construction de sens, mais où la prise en compte de la situation concrète
de cette production peut amener le groupe à un niveau d’élaboration de sens encore plus
coordonné entre les acteurs. C’est le moment que nous interprétons comme celui d’une
forme supérieure de structuration. L’intériorisation toujours accrue de l’environnement
travaille à la constitution du groupe. (Lerbet dirait à la fermeture du système, à
l’augmentation de la variété de réponses et donc à sa fermeté,
138
.) Nous reconnaissons
que la structuration du groupe n’est pas toujours évolutive. Nous ne pouvons pas
toujours voir une majoration au processus d’équilibration. Pourtant, lors de certains
moments de la «vie » des deux groupes, nous avons pu reconnaître des renforcements
de la structuration des groupes. Avec la prise en compte du contexte de l’énonciation et
du vécu du groupe, principalement avec le passage à l’écriture qui objective cette
expérience collective, la cohésion du groupe s’en trouve renforcée.
C. / Passage du biologique au sociologique
Pour exposer le lien entre le niveau intra-psychique (étudié par la psychologie) et le
niveau inter-psychique (étudié par la sociologie), Piaget compare leur rapport à celui
qu’entretiennent la sociologie et la biologie. Il expose cette idée en trois points:
137
« Dynamique des représentations dans la formation », Sallaberry,1996, l’harmattan. p 119.
Sans le domaine éducatif, Philippe Meirieu oppose les partisans de l’exclusion d’un groupe social de la
différence d’une part à ceux qui revendiquent l’intégration sans la nier de la différence d’autre part, c’est
cette dernière qui renforcera la stabilité du système social ou éducatif. « Emile revient vite, ils sont
devenus fous », 1992, p 193.
138
85
1) En biologie, les fonctions de certains êtres primaires ne peuvent être dissociées,
car distinguer la colonie de l’individu est difficile. Aussi est-il nécessaire de recourir à
l’analyse du fait social, qui s’éloigne déjà du fait organique. Si l’animal affiche des
comportements innés, instinctifs, liés aux structures organiques, le biologiste distinguera
néanmoins un certain nombre de comportements liés aux événements extérieurs à
l’individu et de comportements de groupe (loups, abeilles...).
2) La branche anthropologique de la biologie étudie, elle aussi, des comportements
liés aux critères physiques dus au génotype humain. Tout en restant vigilant quant à
certaines dérives politiques ou idéologiques de cette science, il n’est pas sans intérêt de
vouloir connaître les «relations entre les génotypes humains et les mentalités collectives,
même si les sociétés les plus actives sont celles qui correspondent au brassage le plus
complet des gènes. »139 La différence entre l’explication démographique (la
démographie prolonge l’anthropologie, elle s’occupe des facteurs biologiques humains)
et l’explication sociologique est que la première porte sur les facteurs internes - les
caractères seront déterminés par ces facteurs - tandis que la seconde porte sur des
facteurs liés à des phénomènes de transmissions externes, et agissent sur les interactions
externes entre les individus. «C’est ainsi qu’elle (la sociologie) expliquera pourquoi la
mentalité d’un peuple dépend beaucoup moins de sa race que de son histoire
économique, du développement historique de ses techniques et de ses représentations
collectives, cette «histoire » n’étant plus celle d’un patrimoine héréditaire, mais bien
d’un patrimoine culturel, c’est-à-dire d’un ensemble de conduites se transmettant de
génération en génération du dehors et avec modifications dépendant de l’ensemble du
groupe social. »
3) Le troisième lien entre biologie et sociologie est «le rapport entre la maturation
nerveuse et les pressions de l’éducation dans la socialisation de l’individu ». La
capacité à acquérir de nouvelles connaissances est, à la fois, dépendante du niveau du
développement du système nerveux, et de l’apprentissage éducatif que l’individu va être
amené à recevoir. Il s’agit de prendre en compte la «maturation organique » et
l’interaction collective. Piaget ne pense pas, pour autant, à une préformation cérébrale
qui permettrait de recevoir les références sociales attendues, ni à la complète formation
de l’esprit par les données éducatives. Il introduit donc une troisième dimension
explicative qui est celle de la psychologie : « entre le biologique et le social, il y a donc
139
Ibid. p 16.
86
le mental ». Elle passe d’une dimension individuelle à une dimension collective et
s’intéresse non plus au «moi » mais au «nous ».140 « Il est vrai que cette apparition du
«nous » constitue un problème épistémologique nouveau : tandis qu’en psychologie
l’observateur étudie simplement la conduite des autres sans être nécessairement affecté
lui-même, en sociologie, l’observateur fait en général partie de la totalité qu’il étudie
ou d’une totalité analogue ou adverse. »141 Piaget a toujours eu le souci de sa position
épistémologique. Le positionnement du chercheur est là très particulier lorsqu’il s’agit
d’études sociologiques. La modélisation ne peut exclure le modélisateur lui-même, le
«nous » social prend en compte l’ensemble des interactions y compris celles qui ont lieu
avec le chercheur. 142
Pourtant, nous voyons, dans ce qui vient d’être dit, combien Piaget appréhende toute
science selon le point de vue structuraliste. Il écrira en 1968 un remarquable exposé sur
cette approche. Il y distinguera quatre dimensions au domaine scientifique : matériel,
conceptuel, épistémologique interne à une discipline, épistémologie externe et
interdisciplinaire. Son discours relativiste essaie de redonner de la complexité dans les
faits psychologiques. Il prend en compte les points de vue du sujet, du chercheur, et du
paradigme scientifique dans lequel ils évoluent. Cependant, Lerbet donne une limite
importante à cette position en rappelant qu’il «manque à cette démarche quelque chose
qui, à nos yeux, constitue l’assomption d’un deuil nécessaire : celui de l’irréductibilité
de l’autre. Ce deuil, le systémisme le rend possible en recourant à l’intégration de
l’énergétique à la démarche. »
143
Toujours dans le souci de rendre compte de
l’approche sociologique de Piaget, poursuivons notre lecture de ses écrits par une
précision importante concernant la notion de «totalité ».
140
Toujours soucieux de la position épistémologique du chercheur, Piaget pense, qu’en sociologie, il n’est
pas toujours facile de conserver la décentration indispensable à l’objectivité.
141
Ibid. p 18.
Arrêtons-nous un instant sur le rôle de la psychologie dans la relation du biologique au social. Ce
«mental », qui articule les deux dimensions humaines, nous ouvre la piste des représentations. Ce qui
manque à la plante, à l’animal (jusqu’à ce jour), est la capacité à se représenter le monde. Nous pouvons
comprendre, là, l’étroite implication entre la socialisation dans l’acquisition des savoirs et la dynamique
du processus d’apprentissage, c’est-à-dire le système de représentations. Nous pourrions concevoir une
double articulation : entre le biologique et le social qui serait le système représentationnel. Et entre le
psychologique et le biologique, l’acte social, c’est-à-dire l’action concrète, le mouvement vers les autres.
142
Concernant notre démarche, nous avons tenu compte de cela. Après avoir reconnu quelques aspects
psychoaffectifs et cognitifs, nous avons élaboré une pragmatique d’une pratique sociale. Il nous a fallu
prendre en compte notre propre interprétation des contextes de l’énonciation de cet indice de cohésion
qu’est le «nous ». Notre implication était non seulement nécessaire à la compréhension des interlocutions,
mais indispensable. La compréhension des significations ne peut venir que de l’intérieur du phénomène
social.
143
Lerbet, «De la structure au système », 1986.p 77.
87
D / L’histoire du concept de «totalité »
Même si des différences majeures peuvent être trouvées entre les deux disciplines,
sociologie et psychologie, une notion essentielle leur est commune : « la totalité ». Elle
n’est plus tout à fait pensée comme dans le champ de la psychologie sociale.
« Une société est un tout irréductible à la somme de ses parties » nous rappelle
l’auteur en citant Durkheim
144
, mais de même, «les représentations collectives sont
irréductibles aux représentations individuelles dont elles constituent la synthèse. » 145
Nous pouvons rencontrer diverses significations du concept de «totalité ». Au XVII°
et XVIII° siècles, les deux postulats, basés sur des hypothèses ontologique et
déterministe, fondent une nature humaine. Rousseau pensait qu’elle préexistait à
l’interaction sociale. La nature humaine dirigerait, on dirait aujourd’hui programmerait,
les phénomènes sociaux qui ne seraient alors considérés que comme résultats d’une
volonté supérieure, tenant à cette nature même. La totalité serait alors ce «contrat
social » liant l’être naturel aux autres êtres de son rang. S’ils font confiance à leur
potentiel de socialisation, potentiel inné, les hommes pourraient alors vivre dans «le
meilleur des mondes possibles». Sachant que les possibilités sont limitées à l’essence
même de l’être humain naturel. Puis les XIX° et XX° siècles virent naître la pensée dans
ses aspects sociologiques et psychologiques. Le postulat est différent, puisqu’il s’agit de
concevoir tous les actes sociaux, comportementaux ou mentaux, comme des fonctions
de cette «totalité ». Après Auguste Comte, le paradigme du positivisme se développe et
«les représentations collectives » de Durkheim débouchent sur une conception inverse
qui veut que la pratique sociale détermine la conscience de l’homme.
Comme toujours, la position piagétienne se situe entre les deux postulats. On voit se
dégager une pensée intermédiaire, relativiste et constructiviste : « L’individu constituant
l’élément et la société le tout, comment concevoir une totalité qui modifie les éléments
dont elle est formée sans pour autant utiliser autre chose que les matériaux empruntés à
ces éléments eux-mêmes ? »
146
Remarquons au passage que, selon Varela, dans les
144
Durkheim, 1898, «Représentations individuelles et représentations collectives » in «revue de
métaphysique et de morale » in «etudes sociologiques » p 20.
145
Pour Durkheim, l’explication ne peut être que causale, il est nécessaire de remonter à la conduite
sociale, à l’action, pour comprendre l’émergence de cette forme de pensée collective.
146
Yves Barel dans «Le paradoxe et le système », 1989, p 191, pointe l’idée de «co-émergence élément
forme » Nous retrouvons ici l’amorce de l’idée de Castoriadis développée en 1993, mais dont déjà en
1989, Barel pouvait deviner l’importance. Nous disons l’amorce car Piaget a le talent de poser les bonnes
questions. Il n’y répondra pas à l’aide de la conception de l’énaction ou de la co-émergence, mais il
pointe ici la nécessité de s’interroger et de rechercher une conception nouvelle de l’articulation entre les
88
systèmes vivants, il ne s’agit pas d’utiliser une chose déjà contenue dans les éléments
eux-mêmes de cette totalité. Là encore, les systèmes vivants offrent cette particularité de
créer de la nouveauté sans qu’elle soit déjà là. Seul l’état global du système couplé avec
son environnement offre des possibilités indécidables, imprévisibles et non
programmables. « L’être-social » que nous désirons comprendre est bien de l’ordre de
ce tout. L’organisation groupale se nourrit des actes de parole de chacun de ses
membres, émergent alors, les lois du groupe qui s’auto-organise. Cette autoorganisation est interne au groupe mais échappe à chacun. Poser les trois propositions
exige un travail de distinction entre les divers aspects du fait social. Cette distinction est
celle que nous avons désiré établir dans notre propre démarche de recherche. En effet,
nous avons tenté de comprendre un fait social particulier qui est celui d’une situation
communicative entre les membres d’équipes socioprofessionnelles. Nous en avons
étudié certains moments en éclairant soit les aspects affectifs, soit les aspects cognitifs,
soit les aspects sémiotiques.
E / Une définition utile des trois types de faits sociaux selon Piaget147
Piaget met en parallèle les faits sociaux et les faits mentaux. Au moi, il fait
correspondre le «nous », aux opérations simples, il fait correspondre la coopération. Il
distingue trois aspects des faits mentaux :
1 - La structure de la conduite - à savoir, les aspects cognitifs-;
2 - L’énergétique ou l’économique- ce sont les aspects affectifs ou les valeurs- ;
3 - Et les systèmes d’indices, c’est-à-dire les symboles qui servent d’outils signifiants
à la pensée opératoire.
A ces trois points, Piaget fait correspondre les trois types d’interactions qui en
découlent
1 - La structure, les règles du groupe ;
2 - Les valeurs collectives véhiculées dans l’échange interindividuel ;
3 - Et les signifiants conventionnels rattachés aux interactions collectives. 148
éléments et le tout. Piaget reste dans la perspective structuraliste de sa construction génétique et ne peut
imaginer qu’un parallélisme de structuration entre le niveau individuel et le niveau collectif.
147
Nous la croyons utile car elle a structuré notre démarche en l’ouvrant à ces trois aspects.
148
Nous avons fait appel respectivement au linguiste et logicien, Benveniste et Peirce, pour travailler les
aspects sémiotiques du fait social. Cf Chapitres VI p 211 et VII p 239.
89
Il reconnaît que ce travail n’est pas simple, car tout cela fonctionne en système
149
dont les processus sont étroitement liés :
« Les règles, les valeurs et les signes que nous considérons en cet ouvrage comme
l’essentiel des faits sociaux supposent précisément de tels mécanismes, opératoires,
régulatoires et sémiotiques, selon qu’il s’agit des unes ou des autres de ces catégories
ou de leurs réunions et intersections. »150
Piaget distingue trois grands types de structures réduits aux notions de rythmes, de
régulations et de groupements. Sans doute pouvons-nous nous interroger sur cette
conception mécaniste, et somme toute réductrice, du fait social : un fonctionnement par
opérations, régulations et circulation de signes. Cela réduit en effet à trois grandes
caractéristiques les faits sociaux - règles, valeurs et signes - Reconnaissons tout de
même que cela a l’avantage de distinguer trois domaines de recherche auxquels
s’intéressent les sciences de l’homme. Le «nous » est une notion propre à la sociologie,
mais aussi à la psychologie puisque «l’homme est un et que toutes ses fonctions
mentalisées sont également socialisées ». La sociologie est intéressante aussi car
« l’objet même de la recherche sociologique englobe le développement des
connaissances
collectives ».
Nous
reconnaissons
une
grande
puissance
de
conceptualisation à la pensée piagétienne. Cependant, il nous semble que l’auteur n’ose
pas aller au centre de la complexité. Il ne pense pas en pensée dialogique. Il ne conçoit
pas qu’une même entité puisse comporter les deux dimensions du même et de l’autre.
Piaget distingue bien deux dimensions simultanées dans l’action. Il distingue aussi une
relation entre la dimension psychologique et la dimension sociale. Mais en posant la
relation, il introduit alors inévitablement une rupture, une distance entre la pensée et
l’action.
Piaget est le premier à concevoir l’action comme intelligente. Pourtant il lui préfère
la pensée logico-mathématique qu’il situe hiérarchiquement au-dessus, comme une
intelligence supérieure. Nous approchons la limite de ce modèle. Il ne nous apparaît pas
aussi clair que l’intelligence sensible ne soit pas plus performante que la pensée
abstraite. De plus, nous regrettons que l’aspect paradoxal ne soit pas abordé à propos de
la construction de savoir. Piaget touche sans cesse aux questions essentielles de la
149
Lerbet, 1986, p 76 note que plus tardivement, en 1970, Piaget réinterrogera le rapport cognitif/affectif.
Il est manifeste, ici, de voir que Piaget soupçonne une « énergétique du domaine affectif», mais le laisse
de côté, pour se recentrer sur la structure du système.
150
« Etudes sociologiques » opus cité p 11.
90
construction de connaissance, sans se résoudre pour autant à entrer dans une conception
complexe. Il soulève souvent lui-même les points de limite de sa pensée et réinterroge
inépuisablement son esprit. Le grand intérêt de ce travail est la puissance de distinction
des divers aspects, des diverses dimensions, des divers domaines de l’esprit humain.
Cela est d’une grande efficacité pour éviter de tomber dans la confusion. Piaget n’en
reste pas là, il sait qu’il faut ensuite interroger les liens entre les choses. C’est ce qu’il
fait en se positionnant toujours dans un tertium. Il crée une troisième dimension entre
les objets. Nous avons la chance aujourd’hui de bénéficier du dépassement de son
travail avec Georges Lerbet151. Nous avons quelques nouvelles pistes ouvertes par des
sciences connexes aux sciences humaines avec des auteurs comme Lupascos, Varela ou
Prigogine. Nous envisageons notre objet de recherche comme un «objet paradoxal » et
tentons d’ouvrir des perspectives plus complexes.
Le concept de totalité sera pour nous l’expression d’une émergence d’un «êtresocial » porteur des deux dimensions contradictoires qui entremêle l’acte et le regard sur
l’acte, le premier niveau et son méta-niveau. Toute la dynamique de l’apprentissage est
contenue dans cet aspect paradoxal de l’acte d’apprendre. Nous pensons, comme Barel,
que la réalité peut être conçue comme dialogique et qu’elle comporte en elle-même son
contraire. C’est-à-dire ce qu’elle n’est pas. « L’être-social » est donc individuel et
collectif ; lorsqu’un «nous » s’énonce, il exprime cette totalité. Notre position
constructiviste, plus que structuraliste, ouvrira notre champ conceptuel vers un travail
pluriréférencé, redonnant une place au sujet vital, au-delà du sujet épistémique. Notre
terrain d’étude porte sur des adultes, et de fait, nous ne pouvons que nous tourner vers
une exploration des champs de la complexité. Avec Lerbet, nous pensons que l’adulte
dépasse un niveau strict de structuration cognitive. Il prend en compte des variations du
contexte. Il met en jeu des actions autoréférentes. L’adulte finalise ses actions et
procède par auto-contrôle et auto-évaluation dans un environnement changeant. Cela
n’est cependant pas contradictoire avec notre démarche de retrouver, dans le groupe
restreint que nous étudions, quelques aspects d’une structuration au sens strict des
processus cognitifs piagétiens.
151
Georges Lerbet, 1998, dans «L’autonomie masquée » nous rend compte de sa manière de s’appuyer
sur les travaux piagétiens pour mieux s’en éloigner. Lorsqu’il s’agit de la question du sens vital, Piaget
reconnaît qu’il ne s’en préoccupe pas dans ses travaux, cela ne l’empêche pas de penser un «ordre vital »
dans lequel nous vivons au quotidien.
91
1 L’action et la pensée
Une autre question importante est posée par l’épistémologie génétique piagétienne :
quel est le rôle d’une société dans l’élaboration de la représentation historique d’ellemême ? Comment élabore-t-elle ses concepts philosophiques ou comment envisage-telle ses propres connaissances scientifiques ? Là encore, Piaget estime que la sociologie
peut répondre à ce besoin d’analyse critique. Sa spécificité est de relier la pensée à
l’action. : « En reliant de la façon la plus étroite la pensée à l ’action, à la manière de
la psychologie et à cette différence près qu’il s’agit alors des relations entre
représentations collectives et conduites exécutées en commun, la sociologie introduit tôt
ou tard dans les modes de pensées communs ou différenciés qu’elle cherche à expliquer,
une distinction analogue à celle que l’on peut faire, dans le domaine individuel, entre la
pensée égocentrique ou subjective et la pensée décentrée ou objective : elle reconnaîtra
en certaines formes de pensée le reflet des préoccupations du groupe restreint auquel
appartient l’individu, qu’il s’agisse de sociomorphisme décrit dans les représentations
collectives des sociétés primitives ou de ce sociocentrisme national ou de classe, de plus
en plus raffiné et déguisé, que l’on retrouve dans les idéologies et les métaphysiques ;
elle discernera, par contre, en d’autres formes de pensées, la possibilité
d’universalisation vraie des opérations en jeu, comme c’est le cas de la pensée
scientifique. »152
Lors de notre approche pragmatique, nous avons pris soin de différencier deux types
de logique. La logique des objets et celle des sujets. Cette description, reprise aussi par
Jean-Blaise Grize, rejoint ces deux processus évoqués là par Piaget. Pourtant, nous ne
hiérarchisons pas les deux approches, elles nous semblent intimement et
inextricablement liées selon le principe dialogique du développement d’un système.
Penser la possibilité «d’universalisation vraie des opérations » nous paraît proche d’une
pensée déterministe qui fait contenir dans son principe même d’autorégulation, un état
externe, supérieur et préétabli, au nom duquel le système fonctionne.
153
L’universalité
se tiendrait-elle par delà la vie concrète ? Nous ne pensons pas ainsi, au contraire, nous
pensons que l’universalité est une expression de l’activité des hommes. Cependant,
distinguer un sociocentrisme ou sociomorphisme d’une pensée plus objective nous
invite à distinguer les deux processus
152
« Etudes sociologiques » opus cité. p 26.
Philippe Lestage, 1991, «La psychologie génétique de Piaget et le paradigme d’auto-organisation de
Prigogine » Thèse de Doctorat, montre le déterminisme du constructivisme piagétien.
153
92
2 Les règles collectives de la pensée
Piaget établit une différence entre les règles internes et externes. Rien n’oblige
l’individu à se fixer des règles si ce n’est l’interaction avec au moins un autre individu.
Deux faits apparaissent alors, un qui oblige, l’autre qui est obligé, ou l’un et l’autre
s’obligent. Evidemment, les règles s’appliquent aussi au mode de communication entre
les individus. Les signes de grammaire et d’écriture en sont des exemples forts. Les
règles s’appliquent donc aux individus, aux signes, mais aussi aux concepts et aux
représentations collectives. Il existe donc obligatoirement des règles de logique
appliquées à ce que Piaget nomme la «pensée collective ».
Selon Piaget, il semble alors que les règles de la pensée s’appliquent à l’action
collective. Pour que l’action soit cohérente, l’individu lui applique une logique de
pensée. La pensée logique n’est appliquée individuellement que de façon hypothétique.
Un sujet peut «faire le fou ». Cependant s’il désire rendre efficaces ses actions, il devra
appliquer des règles. Il devient impératif d’appliquer une logique collective à des
actions de collaboration. Les niveaux, individuel et collectif, ne sont donc pas régis par
le même impératif de l’application des règles logiques. Même s’il ne l’écrit pas
explicitement, pour Piaget, la collaboration n’est possible que si les règles appliquées
dans le groupe, sont des règles issues de la pensée rationnelle.154 Nous pensons qu’il est
bon d’ouvrir cette représentation des règles de groupe à une logique que nous
nommerons avec Grize : une logique naturelle. Elle n’est pas abstraite, ni liée à une
prise de conscience individuelle, ou à plusieurs. Cette logique ne peut se décrire qu’au
travers des sujets qui la construisent. Sa valeur d’universalisation n’est pas à rechercher
en dehors du fait même d’advenir au sein de groupes particuliers.
3 Les valeurs d’échange
Sur quelles valeurs se construit l’individu ? Sur le plan individuel, le principe du
moindre effort semble s’appliquer, cherchant à réaliser un travail minimum pour en
retirer un résultat maximum. Le sujet a ses propres désirs, ses propres intérêts, ses
plaisirs et il cherche à les réguler selon ce principe. Pour Piaget il existe une
«quantification » des valeurs qui est alors régie par l’énergie dépensée au travail (au
sens large). La rareté des objets de désir oblige à faire des choix. Naturellement si ces
valeurs restent individuelles, elles peuvent fluctuer très variablement en fonction des
154
Reymond-Rivier, Spitz ont travaillé sur les règles instaurées dans les groupes d’enfants, cf p 122.
93
personnes. Seul l’échange peut apporter une stabilité relative à ces valeurs. Ainsi une
double relation s’établit-elle, entre les individus eux-mêmes, et entre eux et les objets. Il
faut entendre par objet, autant les objets concrets que les représentations, les concepts,
les valeurs affectives...
Rapport règles /valeurs
« Le rapport entre les règles et les valeurs est complexe. » Les valeurs individuelles
sont mises en systèmes internes raccrochés aux systèmes de «régulation affective », et
au système d’échanges économiques. « La fonction essentielle de la règle est de
conserver les valeurs. Le seul moyen social est de les rendre obligées ou obligatoires. »
155
4 Les signes
Ils sont le moyen d’expression des règles et des valeurs. Ils sont leurs éléments de
transmission. Cependant Piaget distingue le symbole et le signe :
-Sur le plan individuel, le symbole circule dans la tête de chacun, il s’articule sur la
ressemblance entre signifiant et signifié (image mentale, rêve), il serait plutôt régi par
les lois de l’analogie. 156
-Sur le plan collectif, le signe seul permet la circulation interindividuelle de la
pensée, son système conventionnel peut être très explicite, tacite ou obligatoire. Il est
arbitraire. Le signe aussi peut être porteur de symbolisme lorsqu’il s’agit des mythes et
légendes par exemple. Or «les mythes religieux se prolongent eux-mêmes en mythes
politiques : toute idéologie sociale, y compris les métaphysiques, participe à cet égard
du système des signes, plus que des représentations collectives, et constitue de ce point
de vue une sorte de pensée symbolique dont la signification inconsciente dépasse
largement les concepts rationalisés qui lui servent de signifiés. » 157
155
Piaget n’approfondit pas cet aspect de mise en système interne des règles et des valeurs approchant de
celui de régulations affectives. Nous pouvons approcher les limites du structuralisme là encore. Il semble
que l’interconnexion des processus dynamiques repérables et identifiables comme des systèmes de
valeurs d’une part et des systèmes autorégulés d’affectivités d’autre part, tiendrait grâce à un tiers, qui
serait la règle. Cela ressemble à ce troisième caractère de la structure, l’autoréglage, qui vient donner une
cohérence totale à l’ensemble du système. Mais ce caractère ne dit rien à propos de ce sur quoi portent
les transformations du système. Il manque l’énergie. La notion de système chez Piaget s’arrête à celle de
structure. Cela peut expliquer la limitation imposée ici à l’explication.
156
Lorsque nous travaillerons cet aspect sémiotique du fait social, nous ne retiendrons pas cette
distinction piagétienne entre symbole et signe. Il nous semble que Piaget confond, le travail de l’icône et
celui du symbole.
157
« Etudes sociologiques » opus cité p 35. Dans cette citation, il semble que Piaget ne fasse pas la
distinction entre référent et signifié. Nous préférerons, pour notre démarche, utiliser ces notions de signes
94
- Le travail du symbole explore des champs qui vont au-delà des représentations
individuelles ou collectives. C’est dans le champ sémiotique que le travail de la fonction
symbolique prend sa puissance. Grâce à cela, nous avons voulu montrer que la
construction des symboles est constitutive de la réalité du groupe.
F / Le concept d’équilibration en sociologie
La question épistémologique se pose de savoir si «les signes, les valeurs et les règles
sont réductibles à des compositions logiques ». Ainsi, posant la question de la structure,
la sociologie s’intéresse-t-elle à la «totalité ». Piaget retrouve le principe d’équilibration
dans le domaine sociologique. Il parle de la norme, des règles, et pense qu’elles aussi
oscillent entre les deux aspects du principe de «totalité » (composition et mélange). Il
les place dans une position médiane. Il conclut le chapitre sur l’explication en
sociologie, en faisant le lien entre sa conception de la structuration de la pensée
individuelle d’une part, et son point de vue sur la «totalité sociale » d’autre part. Il
positionne cette dernière entre les deux propositions. « En conclusion, les totalités
sociales oscillent entre deux types. (...) (Elles) constituent des systèmes composables
dont on pressent l’analogie avec les groupements opératoires au cas où ceux-ci
s’appliqueraient aux échanges et aux actions hiérarchisées interindividuelles comme
aux
opérations
intraindividuelles. La
totalité
sociale
constitue
un
mélange
d’interactions interférant entre elles et dont les modes de composition rappellent les
régulations ou les rythmes de l’action individuelle (...) La «société », au sens courant
du terme, est un compromis entre deux sortes de totalités. Pour expliquer les faits
sociaux relatifs à de telles totalités, la sociologie se trouve alors en présence de deux
sortes de problèmes, dont l’intérêt épistémologique tient en particulier à leur
correspondance avec les deux questions centrales de l’explication psychologique : le
problème des rapports entre l’histoire et l’équilibre (entre les points de vue
et de symboles non selon Piaget mais en référence à Gilbert Durant 1964. Il définit le symbole comme
«appartenant à la catégorie du signe. Mais la plupart des signes sont des subterfuges d’économie, qui
renvoient à un signifié qui pourrait être présent ou vérifié. (...) L’on peut donc, en théorie du moins,
distinguer deux sortes de signes : les signes arbitraires purement indicatifs qui renvoient à une réalité
signifiée sinon présente du moins présentable, et les signes allégoriques qui renvoient à une réalité
signifiée difficilement présentable. Ces derniers signes sont obligés de figurer concrètement une partie de
la réalité qu’ils signifient. Et nous aboutissons enfin à la pensée symbolique proprement dite lorsque le
signifié n’est plus du tout présentable et que le signe ne peut se référer qu’un un sens non à une chose
sensible. ».
G. Durant cite A. Lalande dans «Vocabulaire critique et technique de la philosophie », pour définir le
symbole comme : « Tout signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d’absent ou
d’impossible à percevoir. » p 11 Gilbert Durant, 1964, «L’imagination symbolique » P.U.F.
95
diachronique et synchronique) et celui des mécanismes mêmes de l’équilibre (rythmes,
régulations et groupements).158
Cette conclusion a l’avantage de poser clairement la « totalité sociale » comme
instituant aussi le parallèle entre le niveau logique individuel et le niveau collectif. Le
développement d’une société est étudié d’un double point de vue : a) celui des rapports
entre son histoire et ses états d’équilibre b) les mécanismes mêmes de cet équilibre.
G / L’aspect sémiotique du fait social
Piaget examine la question du rapport entre l’histoire des faits sociaux et l’équilibre
présent d’une société. Il prend les points de vue des règles, des valeurs et des signes.
Cette question du rapport entre histoire et équilibre au présent de la société, se posait
déjà dans les domaines biologiques et psychologiques.159 S’agissant des règles et des
valeurs, nous avons traité ces deux aspects du fait social par des approches à la fois
psychosociale et socio-cognitive. Le troisième aspect n’est qu’évoqué par Piaget. Peu
d’éléments dans son travail peuvent donc être utiles à cette troisième description. Il nous
a fallu aborder le phénomène social en faisant appel aux linguistes et particulièrement
l’approcher par le biais d’une étude sémantique.
La question de la continuité est posée : existerait-il des stades qui se succéderaient de
la naissance à la mort (métaphorique, pour la mort sociale160), en passant par un état
d’apogée ? Pouvons-nous parler des mêmes modes d’explication ? Piaget donne deux
formes d’explication. La sociologie permet de répondre de deux façons à cette question.
L’explication génétique ou historique et l’explication fonctionnelle relative aux formes
d’équilibre. Nous retrouvons la position intermédiaire de Piaget qui site Durkheim, dont
les travaux sont basés sur la méthode historique, et Pareto, qui ne parle plus de
développement mais d’équilibre.
Pour notre étude, nous pouvons envisager d’utiliser le groupe comme l’articulation
entre le niveau individuel et le niveau sociétal, car pour Piaget entre l’individu et la
société, il existe une articulation qui peut être conçue comme le présent d’une histoire
sociale. Le groupe restreint pourrait être l’échelle idéale de ce présent sociétal qui
s’actualise. « L’être-social » que nous tentons d’observer se situerait dans la position
intermédiaire entre la construction d’une société et son actualisation, voire son
158
« Etudes sociologiques » opus cité p 37.
« Etudes sociologiques » P 39
160
Anzieu et Pagès développent ce point de vue à propos du travail sur les T-group. confère p 19.
159
96
incarnation dans les petits groupes.
Lewin décrit cet être-social comme des «être
ensemble » en 1964 et Maffesoli reprend cette idée dans les phénomènes modernes de
tribalisation161.
Dans les sciences sociales, le point de vue structuraliste retrouve le même type de
questionnement que dans les sciences biologiques ou psychologiques. Après avoir pris
le temps d’expliquer les pensées divergentes de Durkheim et de Pareto, après avoir
décrit les deux modes explicatifs de la pensée sociale, (une sociologie dynamique
s’opposant à la statique ou théorie de l’ordre), Piaget s’appuie sur les travaux des
linguistes pour prendre distinctement les points de vue diachronique et synchronique. Il
pense que ces points de vue ne se correspondent pas. Un mot ne peut pas trouver sa
fonction dans le langage uniquement parce qu’il est déterminé par son étymologie. Il
doit avoir aussi une fonction actualisée, liée aux besoins de communication du moment.
Piaget reprend le parallèle entre le biologique et le sociologique : de même, nous
indique-t-il, qu’en biologie un organe peut changer de fonction, ou une fonction être
remplie par divers organes. En psychologie, le système de valeurs individuel peut être
modifié par les échanges interindividuels. En sociologie, on retrouve des systèmes de
signes ou de symboles qui évoluent et se transforment, non seulement sur le plan des
règles de composition, mais aussi sur le plan des significations.
La valeur d’un concept dépend de sa position fonctionnelle dans un contexte, au
moment où il est étudié. Piaget envisage l’histoire comme une succession orientée
d’états d’équilibre croissants (équilibration majorante). La genèse détermine la valeur
actuelle des concepts, ajoute-t-il. L’hypothèse piagétienne nous intéresse en cela qu’elle
pose l’événement en terme de «signification fonctionnelle ». L’événement prendrait du
sens au présent parce qu’il trouve une place dans la totalité. Il pourrait être un facteur de
constance d’équilibre. L’équilibre majorant des forces en interaction est une hypothèse
forte chez Piaget. Elle pourrait être contredite. Pourquoi ne pas envisager une
équilibration issue de crises, de moments de chaos ? Notre étude porte sur ces moments
de crise qui sont justement liés aux moments forts de restructuration du groupe. Chez
Lerbet 1996, les équilibres existent mais ne se limitent pas à un équilibre structurel
nécessairement amené par l’autorégulation.
161
Ce que Maffesoli (1993, «La contemplation du monde ») nomme le tribalisme est un nouvel ordre
social qu’il reconnaît comme apparaissant dans nos sociétés. Il ne s’agit pas de rechercher l’autonomie du
sujet pour lequel «l’identité se fissure de toute part » (p107) mais des identifications de l’individu qui
n’existe que par et grâce à autrui.
97
Comme toujours Piaget pose une dimension intermédiaire : le système social ne
consiste ni en une composition déterminée par son histoire dans une logique immuable
d’assemblement, ni dans un mélange aléatoire dû aux rencontres fortuites. Il est toujours
entre les deux : « l’ensemble des faits sociaux (sont) soumis aux lois d’une évolution
dirigée, c’est-à-dire qu’ils consistent en une équilibration graduelle comme dans la
succession des stades du développement individuel. »
Le constructivisme piagétien renvoie parfois à des moments de pensée déterministe.
Les faits sociaux seraient soumis à «une évolution dirigée », est-il écrit. Mais nous
sommes tentée de demander : Dirigée par qui ? On voit que les règles conservent le
système, dans le temps, et même en cas de transformation. C’est un réglage de réglage.
L’autorégulation traite donc de règles causales et implicatives lorsqu’il y a prise de
conscience de l’application de la règle. Ainsi donc une règle advient dans le groupe à un
premier niveau de régulation simple. C’est un ajustement dans l’équilibre du système.
Puis en cas de contraintes plus fortes de l’environnement, et lorsque le système est loin
d’un état d’équilibre, les régulations simples ne suffisent plus. Il faut introduire la prise
en compte de la situation d’autoréglage. Cela conduit alors à une prise de conscience de
l’ensemble de la situation : « régulation, plus contexte de la régulation ». L’adaptation
du système est liée au degré d’auto-référenciation qu’il pourra développer en situation
de déséquilibre. Piaget parle d’équilibration majorante (niveau supérieur de régulation),
J. Louis Le Moigne, d’auto-organisation. Varela, d’autonomie du système.
Nous
reviendrons sur ces points de vue dans le chapitre sur la complexité ; chez Piaget, la
finalisation du système n’entre pas en jeu dans les processus de régulation.
Quant aux valeurs, il en va tout autrement. Selon Piaget, elles dépendent des
échanges et des fluctuations. Le principe même de la valeur est d’être fluctuante, elle ne
dépend donc pas de son histoire, mais du moment d’échange. Les signes sont porteurs à
la fois des aspects historiques et synchroniques. Dans la perspective piagétienne,
l’intérêt d’une science sociale tient à la force explicative des deux niveaux abordés : le
premier niveau concerne les connexions causales. Le second porte sur les systèmes
d’implications. Elle est en capacité de lier ces deux niveaux en travaillant sur a) la
totalité, b) l’individu, et c) les interactions.
Notre démarche est largement inspirée de l’idée qu’il est nécessaire de porter
l’attention sur ces trois instances d’une forme sociale. Elles déterminent des champs
théoriques différents. C’est pourquoi notre approche ne pouvait être que
98
pluriréférentielle. Lerbet (1986) perçoit une relativité des approches lorsqu’il s’agit de
développement. Il préfère parler d’étudier «la chronique des états de fonctionnement
des personnes au fil du temps. » afin d’en faire ressortir l’imparfaite organisation. De
son environnement, le vivant retire, tantôt un gain de complexification, tantôt il ne fait
que lutter pour éviter son anéantissement sans en retirer un gain organisationnel. Cela
nous paraît en effet pertinent.
H / La structure sociale
Dans la société, Piaget retrouve les trois types de structure réservés jusqu’alors à
l’individu : le rythme, la régulation et le groupement. Il existe un lien évolutif entre les
trois. Dès lors «qu’on sort des zones de jonction entre la nature physique ou biologique
et le fait social pour suivre les processus propres à ce dernier, le rythme fait place à
des régulations multiples nées de l’interférence de diverses sortes de rythmes et par
conséquent de leur transformation en structures plus complexes.162 De même lorsqu’on
dépasse le niveau des simples régulations, et qu’est atteint le niveau de réversibilité.
Piaget parle alors de «groupements opératoires ». Nous rendons compte, ici,
rapidement, de ce qu’il entend par rythmes et régulations puis nous résumons ce qu’il
décrit comme le «groupement opératoire ».
Les rythmes.
Les rythmes naturels - la succession des saisons, l’alternance jour / nuit- donnent des
repères psychologiques et sociaux élémentaires. Sous ses formes primaires, les rythmes
naturels régissent bon nombre d’actes sociaux. Le travail sur la nature agit directement
sur les rythmes sociaux. Correspondant à un rythme biologique naturel, la succession
des générations est à la fois un facteur de renouvellement des structures anciennes et de
transmission des règles sociales. Par ce rythme, on retrouve des correspondances entre
les sociétés primitives et les sociétés actuelles.
Les régulations
Elles agissent, en fonction du passé, sur le présent. Elles interviennent sur les
moments d’échange. Ces moments d’échanges de valeurs sont fortuits (évaluations
intuitives, générales, non basées sur la conservation obligée par des règles morales ou
juridiques ). « Le principe général des régulations, (...) est d’aboutir à des
162
« Etudes sociologiques » opus cité p 51.
99
compensations partielles, mais sans réversibilité entière et avec déplacements lents ou
brusques d’équilibre. »
Les groupements
S’il arrive que les valeurs deviennent des normes, elles-mêmes régies par le système
de règles, on peut parler de régulations complexes, avec une réversibilité complète,
l’équilibre est de nouveau atteint. Piaget parle alors de «groupements opératoires ».
Attention, il précise que tout système de normes n’atteint pas automatiquement le
niveau de réversibilité, il existe des étapes intermédiaires de structuration, entre les
régulations et les groupements opératoires.
Un système de normes, liées aux contraintes politiques, aux pressions publiques, aux
contraintes des sous-collectivités (famille, religion, école, classes sociales), reste au
niveau de la régulation. La commande arrive de l’extérieur, il s’agit d’obéissance, de
respect unilatéral à un système d’autorité. La norme de subordination cherche une
légitimation de norme rationnelle, mais demeure «une norme incomplète, de nature
régulatrice et non pas opératoire. »
163
En cela Piaget distingue bien les «groupements
opératoires » qui sont issus de l’action, et les opérations qui sont de l’ordre d’une
régulation sans réorganisation de la structure opérationnelle.
C’est d’ailleurs cette différence qui marque l’opposition entre l’aliénation et le
développement de l’intelligence selon Piaget164. Il semble qu’il puisse y avoir confusion
entre forme et contenu, aussi est-il indispensable de distinguer le système de règles
logiques et le système de règles morales, pour voir apparaître les raisonnements
logiques, c’est-à-dire une structuration de l’intelligence et non pas une aliénation de
l’esprit. « La condition d’équilibre des règles rationnelles est qu’elles expriment le
mécanisme autonome d’une pure coopération, c’est-à-dire d’un système d’opérations
exécutées en commun ou par réciprocité entre celles des partenaires : au lieu de
traduire un système de traditions obligatoires, la coopération qui est source des
groupements d’opérations rationnelles, prolonge donc sans plus le système des actions
elles-mêmes et des techniques. »165 Ainsi Piaget construit son système d’équilibre des
163
« Etudes sociologiques » opus cité. p 55.
Nous revenons sur ce point avec Reymond-Rivier p 122-123.
165
Ibid. p 56. Nous emploierions le terme de processus et non de «mécanisme » comme le fait Piaget.
Mais remarquons surtout qu’il envisage la «coopération » comme une action autonome. Il fait un parallèle
entre action individuelle et action collective. La première travaille au développement d’une intelligence ;
la seconde est donc supposée participer à l’élaboration d’une intelligence collective.
164
100
règles sociales en le distinguant, comme il le fait pour son système cognitif d’ailleurs,
de tout autre système affectif. Il établit «une pure coopération ».
Dans le champ épistémique, on peut parler de «pure coopération ». Mais nous
verrons, lors de notre travail sur le corpus, que, pragmatiquement, les opérations
cognitives ne se distinguent jamais des relations psychoaffectives. Cependant,
l’hypothèse d’un processus cognitif basé sur des opérations logiques est intéressante par
son
originalité
conceptuelle.
Existe-t-il
des
processus
d’adaptation
d’un
«système groupe » qui puissent être repérés comme des opérations logiques de formes
supérieures, des opérations abstraites par exemple, et dont nous pourrions dire qu’elles
assurent la fermeté du système ? Autrement dit, pourrions-nous repérer des moments
d’intériorisations suffisamment partagées par tous les membres du groupe et basées sur
des règles logiques, pour qu’ils assurent une meilleure adaptabilité du groupe à son
environnement ? Les opérations abstraites seraient source d’affermissement de la
structure cognitive du sujet, elles travailleraient à l’intériorisation du milieu166. Or, pour
le groupe, est-il pertinent de rechercher des opérations similaires ? Une partie de notre
travail sur le corpus est consacrée à ce type d’interrogation. Si parfois l’observation
semble répondre à cette perspective, nous restons prudente quant à sa généralisation
abusive. Notre travail n’est pas une construction « épistémologique pure » ; s’il nous est
parfois difficile de décider du modèle le plus approprié à comprendre un phénomène de
groupe, il nous paraît intéressant de travailler la superposition des référents théoriques
afin d’aider à la construction complexe de notre objet. En le faisant se détacher de
plusieurs fonds, ses formes apparaîtront dans leur diversité.
166
« Piaget », Lerbet, 1970, Editions universitaires, p 96.
101

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