THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

Transcription

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME
UNIVERSITE PARIS XII VAL-DE-MARNE
Avenue du Général de Gaulle
94010 Créteil Cedex
UFR DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
Centre d’Etudes Francophones ( C.E.F.)
Option : Littérature comparée
THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME
TRAGIQUE ET NEO – REALISME DANS L’ECONOMIE
BALZACIENNE.
ESSAI D’HERMENEUTIQUE NIETZSCHEENNE AUTOUR
DU PERE GORIOT
Travaux présentés et soutenus par :
M. Max– Médard EYI OBIANG
Sous la direction de :
M. Le Professeur Papa SAMBA DIOP
1
Année Universitaire : 2004 - 2005
EYI OBIANG Max-Médard
Thèse : « Tragique et néo- réalisme dans l’économie balzacienne. Essai d’herméneutique
nietzschéenne autour du Père Goriot ».
SOMMAIRE
SOMMAIRE---------------------------------------------------------------------------------- 1
INTRODUCTION--------------------------------------------------------------------------- 2
1/ Autour du tragique et du néo-réalisme ---------------------------------------------- 5
2/ Intérêt scientifique du sujet et hypothèse de recherche -------------------------- 16
3/ Eléments de problématisation --------------------------------------------------------- 17
4/ Axe méthodologique --------------------------------------------------------------------- 18
5/ Annonce et justification du plan ------------------------------------------------------ 24
PREMIERE PARTIE : Le Dispositif du déclin de la morale comme inscription du
Tragique --------------------------------------------------------------------------------------- 26
Chapitre I : Le Tragique chez BALZAC : nihilisme et refiguration de l’existence
--------------------------------------------------------------------------------------------------- 27
1.1.1 : Formulation de la question balzacienne---------------------------------------- 27
1.1.2 : Romantisme et Finitude ----------------------------------------------------------- 40
Chapitre II : Douleurs du monde et maladie de l’Etat moderne ------------------ 53
1.2.1 : L’effondrement de l’homme tragique et l’origine du réalisme------------ 53
1.2.2 : De la vision pessimiste de l’existence-------------------------------------------- 76
DEUXIEME PARTIE : Vers une nouvelle Anthropologie, BALZAC et la création
de nouveaux possibles.---------------------------------------------------------------------- 90
Chapitre III : L’alternative fâcheuse---------------------------------------------------- 91
2.3.1 : GORIOT, héritier du mensonge christique ? --------------------------------- 91
2.3.2 : RASTIGNAC : tragique et absurde de l’existence -------------------------- 153
Chapitre IV : L’intuition dionysiaque -------------------------------------------------- 166
2.4.1 : Esquisse d’une lecture surréalo-nihiliste de VAUTRIN -------------------- 166
2.4.2 : Madame de BEAUSEANT : l’impossible appropriation de l’élément
féminin ----------------------------------------------------------------------------------------- 224
TROISIEME PARTIE : La Violence de l’Ecriture ---------------------------------- 244
Chapitre V : Extension sémantique du « Style – volonté » ------------------------- 245
3.5.1 : Philosophie de l’Ecriture ---------------------------------------------------------- 245
3.5.2 : La Poétique de l’extension -------------------------------------------------------- 256
3.5.3 : Description et distanciation ------------------------------------------------------- 265
POUR NE PAS CONCLURE------------------------------------------------------------- 290
INDEX ----------------------------------------------------------------------------------------- 306
INDEX DES AUTEURS CITES --------------------------------------------------------- 307
2
INDEX DES NOTIONS CITEES -------------------------------------------------------- 317
BIBLIOGRAPHIE -------------------------------------------------------------------------- 324
INTRODUCTION
3
Honoré de BALZAC a produit en une trentaine d’années, une œuvre gigantesque1
dont la critique commence seulement à mettre en valeur les aspects méconnus. La
Comédie humaine qui constitue la désignation générique de son œuvre est un programme
immense. Car BALZAC veut peindre les deux ou trois mille visages saillants de son
époque et, pour ainsi dire, faire concurrence à l’état-civil : « Deux mille quatre cent
soixante-douze : pas un de moins certainement, et sans doute quelques-uns de plus, c’est
à ce chiffre que, sans ordinateur, Marcel BOUTERON est parvenu lorsqu’il a voulu
calculer le nombre de personnages peuplant La Comédie humaine. Nombre à la fois
énorme et dérisoire : dérisoire si l’on prend au pied de la lettre l’ambition balzacienne de
« faire concurrence à l’état civil », puisque par définition la prolifération démographique,
le coefficient de reproduction de l’espèce (même en la limitant à celle qui occupe le
territoire de la France pendant la première moitié du XIXe siècle) sont évidemment sans
commune mesure avec la population de papier accouchée par l’écriture ; énorme
néanmoins si l’on songe qu’il s’agit là, comme le Facteur Cheval l’a fièrement proclamé
sur son « palais idéal », du « travail d’un seul homme », animant un échantillonnage
caractéristique, un panel, comme on aime hélas à dire aujourd’hui, valant pour beaucoup
plus que lui-même, et que chaque individu-spécimen y représente toute une catégorie
sociale ou morale dont il est donné pour le type. »2
1
« N’oublions pas qu’en vingt ans BALZAC publiera 91 romans et nouvelles, 30 contes, 5 pièces de
théâtre, trouvera le moyen de fréquenter les salons, de voyager, sans compter tous les projets qui doivent le
conduire immanquablement à la fortune ! ». Cf. Encyclopédie des connaissances actuelles, Paris, Editions
Philippe Auzou, Paris, 1989, p 46
2
BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine de BALZAC, Paris, Hachette Littératures,
1998, p 13
4
Le « Napoléon des Lettres », surnom que BALZAC s’était lui-même donné,
« (…) convient aussi bien à la puissance créatrice de l’auteur qu’à la passion et aux excès
de sa vie privée. »3
En année de licence4, nos travaux de recherches portaient sur la lecture de la
question de l’angoisse dans Le Père Goriot5. Ici, au regard de l’effroyable tragédie
parisienne que BALZAC décrit dans son livre, nous avons été amené à saisir dans le
corpus, non une tendance à l’optimisme ou au pessimisme, mais un état d’abandon, de
déréliction où prévaut le sentiment absurde.
Pour ainsi dire, cette vision de l’angoisse existentielle instituait une lecture
concordante entre le récit balzacien et l’acte d’invention de soi chez Jean-Paul SARTRE.
En année de Maîtrise6, notre projet s’est prolongé, qui a visé un certain
approfondissement de la question examinée. Aussi avions-nous pointé l’herméneutique
nietzschéenne pour produire cette fois une lecture variabiliste de notre thème. C’est que
cette notion du tragique, que nous avons réactualisée en année de D.E.A. (Diplôme
d’Etudes Approfondies)7, constituait l’autre nom de la littérarité8 chez BALZAC.
3
BRUNEL (P.) et al, Introduction à la littérature française, Paris, Fernand Nathan, 1969, p 132
EYI OBIANG (M.-M.) « L’Angoisse existentielle dans Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC. Approche
sartrienne », rapport de Licence, département de Lettres Modernes, Université Nationale du Gabon
(abrégée U.N.G. tout au long de la dissertation), septembre 1998.
5
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de F. VAN ROSSUM-GUYON et M. BUTOR, commentaires
et notes de N. MOZET), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche classique », 1983 –
La plupart de nos citations renverront à cette édition. Néanmoins, nous convoquerons de temps à autre
d’autres éditions afin d’exemplifier notre lecture plurielle. Le choix de ce corpus n’est pas fortuit ici car,
dans la mosaïque balzacienne, Le Père Goriot surgit comme le centre, le carrefour, la matrice d’où rayonne
toute La Comédie humaine.
6
EYI OBIANG (M.-M.), « Lecture nietzschéenne du Tragique existentiel dans Le Père Goriot d’Honoré de
BALZAC », Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., sept. 1999.
7
EYI OBIANG (M.-M.), « La Déréliction dans l’univers balzacien. Lecture nietzschéo-heideggerienne du
Père Goriot et de La Peau de chagrin », Mémoire de D.E.A., département de Lettres Modernes, Université
Paris XII, juin 2000
8
Dans la mouvance des formalistes russes, la « littérarité » désigne la spécificité voir l’essence de la
littérature qu’on décèle dans les « procédés » langagiers et formels de l’écriture. Cf. Textes des Formalistes
4
5
Sans doute, de tous les travaux de la galaxie balzacienne, n’est-il pas sûr que la
question du tragique ait été examinée pour elle-même. On se devait alors, parvenu en
thèse, de refaire le projet de notre travail, et de montrer que le roman de BALZAC
s’inscrit, et se déchiffre sur fond nihiliste. Si le nihilisme est la dévalorisation des
suprêmes valeurs, le lent surgissement de la non-valeur ou de l’anti-valeur dans le
monde, il semble bien que l’univers balzacien comporte avec lui une homologie
structurale.
Dès lors, qu’est-ce donc que le tragique balzacien ? Si l’on devait établir une
filiation, cette notion du tragique déjà grecque, ne reçoit-elle pas avec le nihilisme
nietzschéen une formulation radicale ? En fait, nous voudrions pouvoir établir que cette
conception du tragique qui encore débouche sur le nihilisme, le procès de l’Etat moderne
et la transvaluation des valeurs, constitue la rupture inaugurale insoupçonnée chez le père
de la Comédie humaine. L’intérêt consisterait alors à affilier, en terme généalogique,
tragique balzacien et nihilisme nietzschéen, en montrant que BALZAC commet un
parricide dans les lettres au moins égal à celui de NIETZSCHE dans l’histoire de la
philosophie.
1/ AUTOUR DU TRAGIQUE ET DU NÉO – RÉALISME
Le mot tragique est grammaticalement un adjectif substantivé qui a pour origine
grecque « tragikos », c’est-à-dire ce qui a trait à la tragédie. Or, par la racine « tragôdia »,
on désigne le chant rituel du bouc, animal sacrifié en l’honneur de Dionysos, le Dieu
mythique grec démembré par les titans. Dionysos symboliserait ainsi l’énigme de la vie,
russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan TODOROV−Préface de Roman JAKOBSON, Théorie de la
6
puissante et discontinue. Voici résumé l’éclairage que nous en donne Claude PUZIN :
« Etymologiquement, en grec, le mot signifie « chant du bouc ». L’hypothèse la plus
répandue rapproche ce « bouc » des satyres, divinités rustiques, aux pieds de bouc,
associées au culte du dieu Dionysos, ou bien de la victime animale offerte en sacrifice à
ce même dieu lors de la cérémonie d’ouverture des représentations tragiques, ou bien
encore de la récompense – un bouc – attribuée au meilleur dramaturge, vainqueur du
concours auquel donnaient lieu les spectacles dramatiques ; « chant » parce qu’on
chantait en chœur des hymnes en l’honneur de Dionysos. »9
Jules HUMBERT et Henri BERGUIN10 rapportent de la sorte qu’il est à l’origine
de l’art tragique. Celui-ci a pour essence la transformation du dithyrambe, ensemble de
chanteurs et danseurs déguisés en satyres, compagnons de Dionysos ; en chœur tragique à
partir de l’extension des chants religieux au culte des héros. Le chœur tragique module le
drame sur fond musical. Par cela, il transfigure le Pathos de la vérité, c’est-à-dire la
condition humaine articulée comme le jeu de l’apparence de l’être.
La question du tragique trouve son premier modèle de formulation, l’une de ses
plus heureuses expressions chez ESCHYLE11 à qui l’on attribue la paternité du genre.
Clairement formulée, la question du tragique analyse le problème du « mal d’exister »
littérature, Paris, Seuil, collection (abrégée par la suite coll.) « Tel Quel », 1965.
9
PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, Paris, Nathan, coll. « Genres et Mouvements », 2000, p 17
10
HUMBERT (Jules) et al, Histoire illustrée de la littérature grecque, ch. XI, p. 125.
11
ESCHYLE : fondateur de la tragédie grecque (V. 525-426 avant JÉSUS-CHRIST). D’après Claude
PUZIN dans La Tragédie et le tragique, « ESCHYLE incarne au mieux l’esprit civique et religieux qui
conduit à porter à la scène les grands drames de l’histoire, de la guerre, de la justice et de l’injustice.
Rempli d’une horreur sacrée, son théâtre est encore statique, propre à susciter, avec ses amples récits, ses
longues déplorations, terreur et pitié. », op. cit., p 6
7
dans ses plus obscures profondeurs comme dans ses linéaments les moins suspects. Son
invariant est la mort. Le héros tragique sait qu’il doit mourir, il affronte la mort en cela.
Depuis ANAXIMANDRE en effet, l’ontologie, dans sa quête de l’Un, n’a cessé
d’identifier « le Mal »12 au devenir. Par ailleurs, les morales chrétienne et ascétique
vouent l’existence à un châtiment lorsqu’elles placent l’être dans une éternité qui se
déploie hors du temps. Enfin, la science, véritable produit de la décadence, elle consacre
la perte du fondement originel du sacré, du sens, et du rationnel. La notion du tragique
augure le vertige de la pensée questionnante au lendemain de ce déchirement : c’est donc
la perte du sacré et du sens qui conduirait au péril tragique ici.
Le sentiment tragique est présent chez ESCHYLE et SOPHOCLE13. Il connaît
son acmé avec HÉRACLITE d’ÉPHÈSE14, et s’éteint dans le pessimisme
12
Le Mal peut se ramasser ici en trois directions cardinales selon l’acception qu’en donne Grégoire
BIYOGO dans sa thèse de Doctorat Nouveau Régime : « L’Ecriture et le mal. Théorie du désenchantement.
Contribution aux recherches sur la théorie littéraire », Paris−Sorbonne, 1990 : « …L’analyse s’organise
autour de trois directions cardinales de recherche :
−La racine historique du problème du mal (telle qu’elle apparaît à travers l’histoire calcinée du XXe siècle,
l’histoire littéraire et artistique ; l’histoire des idées ; la philosophie).
−La perspective nietzschéenne et bataillienne (mutation de la question du mal).
−La racine judéo−chrétienne du problème du mal »., p 106
13
« SOPHOCLE reprend les mêmes légendes qu’ESCHYLE, mais son théâtre, plus dynamique, plus
optimiste, exalte de nobles figures héroïques, aux prises avec le destin, et dont les éclatantes vertus forcent
l’admiration ». Cf. PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, op. cit., p 6
14
De façon générale, la pensée d’HÉRACLITE peut se résumer en ces termes : « Panta rheï », « tout
s’écoule » ou « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». L’écoulement du fleuve suggère
l’idée de la permanence et du changement. Il exprime le même qui est toujours déjà changeant, autre. Le
monde est en devenir ; il obéit à la loi du mouvement. Cela implique qu’il y a une force, un logos dans la
nature qui fait que les choses évoluent vers leur contraire de telle sorte que les choses meurent et se
régénèrent afin que la vie soit possible. La philosophie héraclitéenne fait du feu le fondement du monde, le
devenir total et infini. Par une baisse de tension interne il y a l’air qui, par la continuation de cette baisse,
donne l’eau qui finit par engendrer la terre. Au terme du cycle, le feu reprend ses droits. Dans un incendie,
il détruit l’air, l’eau, la terre et ramène le cosmos au point de départ, et le cycle recommence du feu initial
au feu final. C’est l’éternel retour du même, de la vie auquel s’est inspiré NIETZSCHE. Finalement
l’opposition des contraires est une loi universelle dans la nature. Elle est la condition du devenir des choses.
L’état de concorde, de paix et de stabilité est une confusion des choses dans l’embrasement général. La
nature vit dans un contexte agonal. Les lois de la nature sont en perpétuel combat car c’est de
l’affrontement que naît la vie ; le conflit est le socle de celle-ci. C’est le principe d’harmonie qui rend
possible tout équilibre. Et il n’y a d’équilibre que de tension entre des forces contraires qui se compensent
dans la nature, d’où ce propos d’HÉRACLITE, rapporté par Jean VOILQUIN: « Ce qui est contraire est
utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. », in Penseurs
grecs avant SOCRATE, de THALÈS de MILLET à PRODICOS, Paris, GF Flammarion, 1964, p 81
8
épistémologique de SCHOPENHAUER15 et dans le drame romantique de Richard
WAGNER16, où il est sublimé, transfiguré. Quant à l’esprit tragique, il manifeste la
volonté hellénique dans sa plénitude. Cette volonté se caractérise par l’orgueil et la
lucidité par lesquels les Hellènes avaient réussi là où les modernes échouent : concilier
ces deux entités antagonistes que sont l’instinct de vie et l’instinct de connaissance,
l’optimisme et le pessimisme. Chez les grecs, le tragique c’est le combat contre la
finitude, contre la mort, contre les dieux, la fatalité, le fatum, l’anankè…
Par conséquent, la philosophie tragique nous amène à nous poser la question du
rapport entre la vie et la mort. Elle procède de l’interprétation du mythe dionysiaque et de
la symbolique du chœur tragique. Elle pose dans son contenu le problème de l’existence.
Il s’agit du scandale de l’existence, notamment la présence de la contradiction, de la
souffrance et de la mort en son sein même.
15
« Mais qui est donc SCHOPENHAUER, cet oiseau de mauvais augure, ce prophète de malheur qui, après
avoir comparé l’humanité, d’un point de vue intellectuel, à un asile d’aliénés, d’un point de vue moral à un
repaire de brigands, et d’un point de vue esthétique à une taverne d’ivrognes, nous invite au carnaval de
notre existence, ce bal masqué (…) La balance de l’existence est lestée de trop de tourments pour trop peu
de bien. Ce monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu plein de bonté, il est entre les mains d’un tortionnaire
convulsif qui n’a créé ses victimes que pour le plaisir de les estropier… A qui voulait l’entendre,
SCHOPENHAUER enseignait qu’un homme, en abordant un autre, ne devrait pas lui dire « Monsieur »,
mais le saluer comme un « compagnon de souffrance » (…) Car, si une partie de l’humanité geint, l’autre
ne se trémousse que pour tromper le mal qui le ronge : l’ennui. L’ennui qui, disait-il, a sa représentation
sociale dans le dimanche anglais (…) Avec SCHOPENHAUER, nous entrons dans l’ère du soupçon, de la
désillusion, de la raison comme ruse, du progrès comme imposture. Avec SCHOPENHAUER, le tumulte
des passions et l’aspiration au néant se conjuguent pour notre plus vif plaisir. Il sut faire de la philosophie
un art, de la cruauté un exercice quotidien, de l’indifférence un principe de vie, de la procréation un crime,
de la paranoïa universelle un éclat de rire cosmique et de la compassion une morale. » Cf. JACCARD (R.),
La Tentation nihiliste, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, pp 79,83, 84, 86, 87
16
« WAGNER (1813-1883) rêve de ressusciter dans l’époque moderne la ferveur qui entourait les
représentations du Théâtre grec. Rassembler tout un peuple dans la célébration d’un mythe, voilà le but du
Drame. A cette fin, WAGNER fait construire le théâtre de Bayreuth, où sont toujours représentées ses
immenses œuvres lyriques inspirées des mythologies nordiques et des récits de chevalerie : L’Anneau des
Nibelungen, Tristan et Isolde, Parsifal… L’opéra wagnérien réalise l’alliance des arts (poésie, musique,
peinture…) et invente un nouveau langage musical fondé sur le leitmotiv, retour obsédant de thèmes
musicaux symboliques (par exemple, dans Tristan, le thème du désir). En 1861, les représentations de
Tannhäuser à Paris soulèvent un tollé dans le public. Seul, ou presque, BAUDELAIRE s’enthousiasme
pour cette musique qui suscite en lui, par le jeu des correspondances, des visions splendides. Il proclame la
grandeur spirituelle du drame wagnérien. » Cf. ECHELARD (M.), Histoire de la littérature en France au
XIXe siècle – Romantisme, Réalisme, Symbolisme, Paris, Hatier, coll. « Profil Formation », 1984, p 164
9
La question du tragique pose le problème à la fois philosophique et métaphysique
de la présence du mal dans l’existence. Elle nous invite à méditer sur nos limites et sur
nos rapports souvent conflictuels et au destin multiple qui tissent notre existence, et sur le
mystère de la condition humaine.
A cette question du tragique, nous adjoignons son corollaire immédiat : la
« difficulté d’être ». Ces questions traduisent toutes deux la représentation du malaise
existentiel ; le drame de l’existence manifestant la nécessité de l’urgence éthique dans un
monde en faillite de valeurs.
Il convient de circonscrire le rapport du tragique et du néo-réalisme. Le tragique,
en configurant le malaise de la civilisation (creuset de l’insignifiance), convoque un art
qui, témoignant de l’atrocité du monde, postule un autre monde, une autre manière
d’assumer son quotidien par un usage différent de celui de la convention. Le néoréalisme renouvelle le réalisme en présentant un abcès dans la société, mais il en
constitue également l’opération chirurgicale. Le devenir de la vision tragique relie
l’homme à ce nouveau réel qu’est le néo-réalisme : « C’est pourquoi, l’arbre peut croître
et fleurir en dépit du chaos qui l’entoure. Cet arbre, c’est avant tout, le retour au sens des
valeurs, à l’éthique et à la vie. »17
Le réalisme littéraire ( vers 1850 ) est une doctrine qui prône le choix d’histoires
vécues, alimentées d’une documentation précise, présentant des personnages ordinaires,
vraisemblables, dans des milieux minutieusement peints, et offrant un style objectif. « Au
sens strict, le réalisme est une tendance artistique que l’on peut situer au XIXe siècle de
1845 à 1860 environ, et qui se définit dans son désir de saisir une réalité brute. Il est
préparé en littérature par BALZAC, même si son écriture est empreinte de romantisme.
17
RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Editions Dervy, 1996, p 45
10
Dès 1831, dans sa préface de La Peau de chagrin, puis dans son Avant-propos de La
Comédie humaine en 1842 (année où il donne à son œuvre romanesque déjà partiellement
écrite un titre d’ensemble), il s’affirme comme un grand théoricien du roman. Il désire
rendre compte de tous les aspects de la société de son temps, notamment des milieux
populaires et de la vie provinciale qu’il est un des premiers à dépeindre. Pour ce faire, il
assigne à la description un rôle essentiel. Minutieuse, elle doit rendre compte du réel, de
façon exhaustive. La description des lieux est particulièrement importante pour BALZAC
qui veut démontrer l’influence du milieu sur l’individu (…) Le réalisme proprement dit
naît de l’échec de la révolution de 1848 qui met fin aux rêves romantiques. Le terme est
utilisé pour la première fois en peinture en 1859 à propos des deux toiles de COURBET,
« Un après-midi à Ornans » et « Un enterrement à Ornans ». Il y brosse un portrait
véridique des villageois, ce qui scandalise l’opinion, les classes défavorisées n’ayant
jamais été considérées antérieurement comme un objet d’esthétique. »18 Francis
CLAUDON précise dans son essai sur les mouvements littéraires que le réalisme est
aussi un mouvement européen : « Il est très bien illustré en Italie par I. NIEVO dont les
Confessions d’un octogénaire (1867) retracent avec nostalgie la vie quotidienne dans le
Frioul, au début du siècle. Il est illustré encore en Allemagne, principalement par l’école
du Jung Deutschland, avec les fictions du Berlinois FONTANES dont Effi Briest semble
transposer le « bovarysme » en terre nordique. L’apport russe est particulièrement notable
avec TOURGUENIEV, TOLSTOÏ, dans une moindre mesure avec DOSTOÏEVSKІ
(Crime et châtiment). Il y aurait encore l’école anglaise avec les sœurs BRONTË,
Georges ELIOT, DICKENS (David COPPERFIELD). Mais on doit indiquer aussi la
18
GARDES-TAMINE (J.), HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, deuxième édition revue et
augmentée, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1996, p 172
11
Pologne (SINKIEWICZ), l’Amérique (MELVILLE, HAWTHORNE), l’Espagne (Fernan
CABALLERO). »19
Cela implique que le réalisme littéraire correspond à une parfaite transparence du
discours, à une tranche de vie scripturale qui nomme le vécu brut. Cette approche conduit
à considérer la littérature réaliste comme « (…) un discours sans règle qui se contente de
transmettre le réel ou son fonctionnement effectif… »20.
Et le Nobel de littérature 2000, Gao XINGJIAN, tient en haleine ce discours en
l’installant de plus en plus comme l’un des domaines les plus féconds du travail de
création de tout écrivain : « L’écrivain doit être, avant toute chose, le témoin de la nature
humaine. Sa responsabilité est d’obéir à l’impératif du réel, en dehors de tout jugement de
valeur. Cette observation et cette quête deviennent l’éthique suprême de l’écrivain.
L’homme est homme en dehors de tout « isme », tandis que l’établissement des principes
ne sert qu’à le faire entrer dans la norme. Mieux vaut que l’écrivain revienne à un statut
d’observateur, qu’il considère les mille aspects de la vie humaine d’un regard froid et si,
de la même manière, il peut se livrer à l’introspection, il en retirera une certaine liberté,
quant à l’observation, il y prendra goût et ne cherchera pas à transformer le monde. »21
On s’en voudrait de faire équivaloir ce refus de transformer le monde avec la
longue lignée de réfractaires et des mouvements de désobéissance et de révolte qui ont, à
l’échelle des siècles, « (…) secoué le Céleste Empire. Il explique aussi le succès des
19
CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, Créteil, Editions Association de Liaison UniversitaireLettres Modernes, 2003-2004, p 147
20
Sous la direction de TODOROV (T.) et GENETTE (G.), Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p 9
21
XINGJIAN (G.), propos recueillis par Jean-Michel DJIAN, in Magazine littéraire n°429 « La Chine de
CONFUCIUS à Gao XINGJIAN », mars 2004, p 55
12
idées anarchistes dans l’intelligentsia chinoise du XIX e siècle et au début du XX e siècle
(…) »22.
Cette opinion mérite qu’on s’y arrête un moment, car elle reflète l’attitude du «
non agir » qui caractérisait la sensibilité libertaire chinoise. Afin de montrer, sur le plan
de l’action pratique, la marginalité du radicalisme contestataire de la pensée politique
chinoise, Jean LEVY s’appuie sur le cas du poète Hsi K’ANG (223-263), membre
éminent des « sept sages de la forêt de bambous »23.
Pour signifier sa rupture à un ami qui avait eu le front de le proposer à un poste de
haut fonctionnaire dans l’administration, il confie : « Chez moi l’étude des classiques a
été totalement négligée. Je me vautrais dans la paresse tant et si bien que j’avais les
tendons mous et la chair flasque. Je pouvais rester un mois ou plus sans me laver la tête ;
et ce n’est que lorsque les démangeaisons devenaient insupportables que je me résolvais à
prendre une douche. Il fallait que ma vessie soit sur le point d’éclater pour que je me lève
et décide d’aller pisser. Ayant contracté ces habitudes de relâchement depuis mon plus
jeune âge, je n’aime en faire qu’à ma tête. »24
A cette conception restrictive du rôle de l’« écrivain réaliste » qui se contente de
prendre « (…) ses modèles dans la réalité donnée, qui s’attache à les suivre et à les
reproduire avec la plus scrupuleuse exactitude, au point que le triomphe du romancier
réaliste, par exemple, sera de faire croire que c’est arrivé (…) »25, BALZAC oppose une
22
LEVY (J.), « Régime contre régime », in Magazine littéraire n°436 « La pensée libertaire. De DIOGÈNE
aux Altermondialistes », novembre 2004, p 37
23
« Cénacle d’excentriques qui défrayèrent en leur temps la chronique, en proclamant haut et fort que les
honneurs déshonorent, la fonction abrutit, le pouvoir corrompt. » Cf. LEVY (J.), in Magazine littéraire
n°436, op. cit., p 38
24
K’ANG (Hsi), cité par Jean LEVY, in Magazine littéraire n°436, op. cit., p 39
25
CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, Grenoble, B. Arthaud Editeur, seconde édition, 1940, p 134
13
autre forme de réalisme qui rompt avec son interprétation classique, et se décline mieux
au creuset d’une nouvelle fusion où les choses réelles et symboliques réapparaissent sous
un nouvel état. Le réduire à un romancier réaliste et objectif serait donc, d’après Jean
d’ORMESSON, une funeste erreur dans le temps où la clé de la compréhension de
BALZAC serait non dans l’observation, mais dans l’imagination : il est moins témoin
qu’un poète26 : « Comment voulez-vous, disait-il lui-même, que j’aie le temps
d’observer ? J’ai à peine celui d’écrire. »27
Dans la compréhension du néo-réalisme balzacien (à distinguer cependant de cette
« forme moderne du réalisme dans la philosophie anglo-saxonne (RUSSEL, 1872-1970 ;
ALEXANDER, 1859-1938, et l’école d’Oxford) selon laquelle la connaissance comme
telle ne modifie pas l’objet connu… »28), de son « nouveau réalisme »29 ou de son
« hyperréalité »30, il faut envisager son lien implicite avec le nihilisme qui sous-tend
« l’esprit romantique du XIX e siècle » : « Il faut noter que le romantisme, tournant le dos
à l’art d’apparat de la royauté, fut sans doute l’art véritablement issu de la Révolution
française ; il n’est pas moins significatif de constater parallèlement que les romantiques
eurent la prescience de ce qu’avait été la grande enquête gothique. Sans doute y
trouvèrent-ils davantage un motif d’évasion qu’une poésie épique d’essence populaire.
Cependant, cette influence fut féconde car elle détruisit les poncifs hérités de la Rome
décadente. »31
26
ORMESSON (J.d’), Une Autre histoire de la littérature française Tome I, Paris, Nil Editions, 1997, p 196
BALZAC (H.de), cité par ORMESSON (J.d’), in Une Autre histoire de la littérature française Tome I,
op. cit., p 196
28
MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin,
1980 ; rééd. 1999, p 237
29
FAUCHEREAU (S.), dans Présentation de La Querelle du Réalisme, (Sous la direction de Serge
FAUCHEREAU), Paris, Editions Cercle d’Art, coll. « Diagonales », 1987, p 38
30
idem, p 38
31
GROMAIRE (M.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 65
27
14
En un mot, le nihilisme est partout. Il touche et l’homme et son environnement.
Cela nous plonge dans une étrangeté sans pareil d’où découlera la vision d’un monde
tragique. La littérature, face à la désillusion de la réalité sociale et politique, devient une
révolte positive et un mécontentement face aux médiocrités humaines : « Le réalisme, ici,
consiste à considérer comme dignes enfin d’être regardés et représentés ceux qui ont été
négligés, tenus à l’écart, ceux de la grande masse, du grand fond humain, de la grande
fraternité humaine d’où sont sortis, qu’ils le veuillent ou non, à des dates plus ou moins
récentes, tous ceux qui se croient ou se sont crus d’une essence particulière et d’un sang
original. Ce réalisme-là est un acte de justice (…). »32
Dès lors, le réel devenu incohérent et discontinu, objective dans la littérature une
attitude aristocratique, entendu que pour le peintre Gustave COURBET, « l’aristocratie,
c’est parler autrement que tout le monde »33. Aussi, ce que nous désignons par néoréalisme balzacien, établit d’abord que la référence au réel a été la grande affaire de
l’esthétique réaliste du XIX e siècle, mais qu’à ce postulat, BALZAC oppose celui de sa
destruction et de sa transfiguration : « Et sans doute la nature est plus riche que l’art, mais
la vérité de la nature n’est pas la vérité de l’art. On ne peut ni l’épuiser, ni la percevoir.
Le vrai ne semble que rarement vraisemblable. Il manque d’harmonie et d’unité. Le
grand écrivain cherche l’unité de composition. BALZAC se nomme de préférence un
poète, c’est-à-dire un homme qui recrée l’essence des choses (…) L’imaginaire s’appuie
sur le réel, mais en l’ordonnant. Il s’agit à la fois, pour l’artiste, de simplifier, d’incarner
les idées en des êtres, d’engendrer des créatures que le lecteur puisse tenir pour vivantes,
32
33
GOERG (E.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 71
COURBET (G.), cité par ARAGON (L.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 149
15
et de simplifier. Le centre d’un roman de BALZAC est une passion ; le roman est le
crescendo de cette passion qui monte, balaie tout devant elle et déborde jusqu’à tuer. »34
Si le romanesque balzacien configure un monde en décomposition, il le
reconfigure au travers de nouveaux horizons. D’où une poétique de l’extension et du
lointain. L’écriture rompt avec le « fixisme » du réel car, nous avertit SUZUKI, « (…)
tant que la vision comporte quelque chose à voir, elle n’est pas la vraie vision. Quand la
vision est un non-vision c’est-à-dire quand la vision ne consiste pas en l’acte particulier
de voir dans un état de conscience nettement défini, alors seulement il y a vision dans sa
propre nature. »35 En fixant son hétérologie36, BALZAC développe une écriture
résistante. La description n’étale plus le réel, elle ne le répète pas. En effet, ce qui ressort
dans le néo-réalisme balzacien, c’est cette intention massive de déconstruire le réel avec
une logique de décentrement des lieux d’intérêt. La Comédie humaine, éclairée par la
suppléance de ce néo-réalisme, dévoile et localise les pliures des ruses du réel : « Sans
réalité, il n’est pas d’art véritable ; mais où commence et où s’arrête la réalité ? N’est-cepas le rôle de l’artiste que de passer outre à ses limites visuelles et, en peignant les images
nouvelles d’un monde qu’il découvre, de révéler une réalité inaperçue et qui ne cesse pas,
cependant, d’être réellement vivante ? »37
En réalité, voulons-nous dire, BALZAC célèbre les délices de l’étendue
romanesque à travers sa vision poétique, son « réalisme magique »38 ou son « réalisme
34
MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC - Olympio ou la vie de Victor HUGO – Les trois
DUMAS, Paris, Robert Laffont, 1993, p 347
35
SUZUKI, cité par RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit., p 44
36
Par hétérologie, nous désignons la « (…) science qu’entend installer toute écriture littéraire ne se
satisfaisant plus de la science normative et orthodoxe en cours. A cet âge de la majorité, cette écriture
littéraire veut elle-même fonder la science nouvelle, la science elle-même, la science propre :
l’hétérologie ». Cf. BIYOGO (G.), « Cours de Poétique : Les Ruses diathétiques du Père », Libreville,
séminaire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., 1995-1996
37
LABASQUE (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 147
38
LURÇAT (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 52
16
poétique »39 pour le dire avec Jean LURÇAT. Le néo-réalisme, c’est le lieu où les lettres
balzaciennes inventent leur propre univers. Fuyant le piège du réel qui consiste à ramener
à lui celui-là même qui le décrit, l’écriture de BALZAC se déploie sous le mode de
l’imprévu.
De ce fait, le tragique balzacien est semblable à un élan qui s’ouvre sans qu’on
puisse en ordonner le sens : « De même l’œuvre d’art, poursuivant le réel dans sa course
imprévue, base sa structure sur le calcul. Le spectacle de la réalité nous montre qu’à
moins de se détruire elle-même, il n’y a pas de véritable anarchie de la sensation, et qu’à
l’inverse, à moins d’être une effigie morte, l’ordre n’est qu’un mouvement en devenir.
L’ordre, c’est le tremplin qui permet le saut. On peut donc dire que, pour le véritable
réaliste, la beauté est le maximum d’expression dans le maximum d’ordre. C’est dire le
plus possible, le mieux possible. »40
2/ INTÉRÊT SCIENTIFIQUE DU SUJET ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE
Nos investigations portent sur le « Tragique et néo−
−réalisme dans l’économie
balzacienne. Essai d’herméneutique nietzschéenne autour du Père Goriot ».
Il s’agit d’un projet herméneutique qui entend lire l’œuvre balzacienne sous
l’angle nihiliste nietzschéen. Que les valeurs ici dépérissent et que la Comédie humaine
travaille à les transvaluer, telle est la promesse et l’intérêt de ce travail.
39
LURÇAT (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 52
40
GROMAIRE (M.), in La Querelle du réalisme, op. cit., pp 60-61
17
Ne nous méprenons pas sur l’ambiguïté du terme « économie » qui énonce la
justesse de notre sujet. Ce mot « économie »41 fait difficulté. Et pour taire des éventuels
malentendus conférés par son allure paradoxale, nous déclinons sa signification : il est à
entendre comme exigence de la pensée littéraire ; ce qui s’impose comme central dans le
romanesque balzacien.
Ici, « nous »42 envisageons une approche de l’anthropologie du maître de la
Comédie humaine. Confronté au vide, l’espace balzacien atteint à une rare lucidité
romanesque, par la plénitude de ses descriptions, la netteté du trait, des tableaux, la
complexité du regard, des focalisations… Sans doute, est-ce ici que se déclare la
« littérarité » balzacienne ; où s’épelle son hétérologie même.
Tenter de nommer le parricide orchestré dans l’œuvre de BALZAC, et de localiser
le « Dieu caché » qui se meut et qui fait déchoir le monde, statuer sur le type de tragique
suscité par cette misère existentielle, et s’essayer à une saisie des enjeux qui commandent
l’économie générale de la pensée de BALZAC, telle est la raison de notre hypothèse de
recherche.
3/ ELÉMENTS DE PROBLÉMATISATION
Quelque considération sur l’intitulé de notre sujet suffit à saisir qu’il dessine sans
ambiguïté les contours de son champ d’investigation.
Il est question de porter un regard sur Le Père Goriot. Le regard que nous lui
41
Une maxime de LA ROCHEFOUCAULT illustre l’étendue des connotations que se peut prendre le mot
« économie » : « Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités il en faut avoir l’économie ». Ici, le mot
« économie » signifie : sage emploi d’une chose, mise en ordre.
42
Le « nous » s’entend ici à la façon royale : c’est le nous de majesté dont l’obligation tempérée ne trouve
rigueur qu’au singulier.
18
portons se déploie sur « fond nihiliste » : dévalorisation et effondrement des
valeurs suprêmes qui garantissaient encore l’unité et la régulation du monde bourgeois /
décadence de la vie et de la foi chrétienne / fragmentation de l’espace et du
temps…autant de lieux et d’horizons justifient l’usage nietzschéen de la lecture que nous
envisageons ici.
Y aurait-il donc un nihilisme balzacien ? Quelle en est la caractérologie ? Le
procès de l’Etat moderne et de la facticité de l’existence s’accompagne-t-il d’une utopie ?
D’une alternative ? D’une transvaluation des valeurs moribondes du XIXe siècle ? Quelle
est donc l’utopie balzacienne ? Aucune de ces questions ne sera privilégiée. Toutes seront
saisies dans leur « bruissement » selon le registre de Roland BARTHES.
4/ AXE MÉTHODOLOGIQUE
La pensée est le mouvement réflexif de la conscience, de la méditation. Pour
saisir, par séquence, le flux mouvant de l’expérience du vivant et en dégager une
interprétation qui se donne à la science, la pensée se doit de requérir la méthode qui, dans
ce cas, devient son mentor.
Ainsi, depuis l’âge socratique, la question de la méthode a toujours été au centre
de l’épistémologie. Lorsque SOCRATE fonde la « maïeutique », la maïeutique est une
méthode qui désillusionne le vulgaire pour qui, le monde perçu par les sens est le monde
réel. Au contraire, au-delà de l’apparence des choses et des phénomènes, il faut encore
interroger leur essence.
19
PLATON, élève de SOCRATE, fonde la « dialectique » comme méthode nous
permettant de nous faire re-souvenir (allusion ici à la théorie de la réminiscence). C’est
pour rompre d’avec la tranquille certitude d’apparaître qu’il opéra la distinction entre le
monde intelligible et le monde sensible. Le souci étant de parvenir à la vérité, « il faut
être instruit pour se préparer à la dialectique. »43 Cet héritage est repris par ARISTOTE
pour qui, « il n’ait de vérité accessible si l’on enjoignit de commander la méthode. »44 Sa
méthode à lui est la « logique ».
La question de la méthode sera au centre de la philosophie de DESCARTES.
Dans un ouvrage profond, Le Discours de la méthode, DESCARTES explique : « par
méthode, j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les
observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se
fatiguer en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la
connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre ». (Règles pour la direction de
l’esprit, règle IV)45 .
Ainsi, l’homme, grâce à une méthode, à des règles certaines et faciles, est en
mesure de conquérir lui-même le vrai, par ses propres forces et par un bon usage de la
raison : par son appel au doute méthodique et par sa mise à distance de l’autorité,
DESCARTES fonde le rationalisme moderne46. Sans faire la genèse de la question
méthodologique, il est observable qu’en matière de critique littéraire, « (…)
comment retrouver la structure, sans le recours d’un modèle méthodologique ? »47
43
FOULQUIÉ (P.), PLATON. La République LivreVII, Paris, Editions de L’Ecole, 1963, p 52
BIYOGO (G.), « Introduction à la Poétique », Séminaire de Maîtrise, op. cit., 1993-1994.
45
DESCARTES (René), cité par RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, Paris, Larousse-Bordas
1996, pp 120-121
46
RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, op. cit., pp 120-121
47
BARTHES (R.), Critique et Vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p 19
44
20
La méthode est un ensemble de règles, de principes normatifs qui oriente l’esprit à
la vérité dans les sciences. En d’autres termes, la méthode rectifie les errements de la
pensée, permet un fonctionnement adéquat de la connaissance, soumet cette dernière à
l’ordre de la raison. Elle ordonne nos présupposés et nos postulats pour les conduire à la
vérité scientifique. « La méthode est au contraire l’acte de doute par lequel on s’interroge
sur le hasard ou la nature »48.
Finalement, « toute l’objectivité du critique tiendra donc, non au choix du code,
mais à la rigueur avec laquelle il appliquera à l’œuvre le modèle qu’il aura choisi »49.
La méthode qui commande et autorise la saisie rationnelle de notre sujet est
travaillée par un discours ayant pour sol la relativité ou la variation dans la nomination du
vrai : l’Herméneutique.
Par herméneutique, on entend une théorie générale de l’interprétation. Elle oscille
entre
deux
tendances.
La
tendance
« déconstructiviste »
et
la
tendance
« phénoménologique » conservatrice de l’unité du sujet. Il y a une difficulté à asseoir une
définition adéquate de l’herméneutique. Elle provient de son usage traditionnel qui révèle
un art de l’interprétation des textes sacrés. Cette difficulté est que, sortie de l’exégèse
biblique, les herméneutes modernes ne s’accordent pas sur les notions de sens, de vérité
et de signification. Nous en retiendrons trois éléments : le premier est que
l’herméneutique scientifique est née suivant le mot de Paul RICŒUR du conflit des
interprétations50. Ce conflit oppose les différentes théories du soupçon : NIETZSCHE−
FREUD à la tendance réductionniste de HUSSERL, HEIDEGGER ; leur incapacité
commune à formuler un discours scientifique de cette discipline.
48
BARTHES (R.), Critique et Vérité, op. cit., p 15
idem p 17
50
RICŒUR (P.), Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969
49
21
Le deuxième élément relève de la diversité des méthodologies interprétatives.
Cette diversité tient compte du conflit entre explications causales des sciences de la
nature et la compréhension en sciences sociales ou « sciences de l’esprit » suivant le
registre
de
DILTHEY.
Ce
que
souligne
Louis
ARMENTIER
en
ces
termes : « L’herméneutique moderne est née dans le sillage de DILTHEY et de Edmund
HUSSERL. Elle a trait à la pluralité et à la divergence des théories du sens c’est-à-dire, la
situation historique des interprétations et la difficulté qu’il y a à surmonter ce conflit des
significations. »51
Le troisième élément s’éclaire mieux par la pratique de la philosophie et de la
littérature. Après avoir établit l’étymologie et l’origine théorique de l’herméneutique,
elles en précisent son usage. De celui-ci, elles soulignent que l’herméneutique est une
théorie générale de la signification. Le point qui nous intéresse le plus est ramassé dans
ces deux acceptions : « Les sciences herméneutiques sont celles qui, non seulement
établissent les faits, mais interprètent le sens des intentions ou des actions.
L’herméneutique relativise une approche de la vérité conçue sur un sens trop stricte des
sciences positives. »52 ; - « L’herméneutique engage un travail d’interprétation ; elle
suppose que les signes et les discours ne sont pas transparents, et que derrière un sens
patent reste à découvrir un sens latent, plus profond ou plus élevé, c’est-à-dire, dans notre
culture, de plus grande valeur… »53.
C’est donc par une sorte de nécessité du questionnement qui nous conduit à
investir la pensée de BALZAC dans ses horizons épistémologiques. En clair, c’est parce
51
ARMENTIER (L.), Dictionnaire de la théorie et de l’histoire littéraire du XIXe siècle à nos jours, Paris,
Retz, 1986, p 138
52
(sous la direction de E. CLÉMENT), Pratique de la philosophie, de A à Z, Paris, Hatier, 1994, pp 153154
53
ARON (P.) et al, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002, p 260
22
que l’impensé de la Comédie humaine ne relève pas du discours « apophantique »54 que
son étude requiert une science herméneutique. En effet, à l’univocité et au caractère
étriqué de la lecture des œuvres littéraires, l’herméneutique substitue la lecture plurielle
aux méthodes diverses. Cette diversification des grilles de lecture a le double bénéfice
d’éloigner l’herméneute de l’absolutisme interprétatif de type systémique, en même
temps qu’elle lui évite une simple approximation dans la dicibilité du sens. De la sorte,
l’œuvre se retrouve « ouverte » au sens d’Umberto ECO55.
Le Balzacisme56, dans cette perspective, s’érige comme une pensée complexe qui
embrasse des champs épistémologiques aussi divers que l’histoire, l’archéologie, la
linguistique, la psychanalyse et/ou la sociologie. Dans La Comédie humaine, il y a le
théâtre, le poème, l’essai. Ceci nous autorise donc à aborder BALZAC sous un œil
plurivoque. Aussi, avons-nous convoqué dans notre dissertation les théoriciens de la
sociologie de la littérature afin de faire avouer au texte de BALZAC les contradictions
sociales. Il en résulte qu’il ne se peut plus élaborer de pensée ferme sans intégrer la loi du
Marché car les mêmes rapports de force régissent et la socialité et le sens du texte.
Notre regard s’est prolongé car l’herméneutique littéraire nous a appris qu’elle ne
se laisse pas partager sur le mode de la saisie, de la totalité ; d’où le motif herméneutique
du « retrait » constant du sens mis en relief par HEIDEGGER. Nous avons donc indexé
le romanesque balzacien comme un romanesque assumant le lieu d’un trauma et le
caractère subversif de l’homme. Cette « lecture symptômale »57 qui soupçonne une envie
de rature de l’origine, ne se rend mieux que sous le prisme de la psychologie littéraire.
54
adj. et subst. (gr. Apophantikos, qui affirme, de apophainein, faire connaître, montrer). Qui déclare par
une assertion pouvant être soit affirmative, soit négative : « La première espèce de discours apophantique,
c’est l’affirmation ; la seconde , c’est la négation » (ARISTOTE). Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de
la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1999, p 22
55
ECO (U.), L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, rééd. 1979
56
GENETTE (G.), Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p 85
23
Elle repose sur l’hypothèse freudienne d’un inconscient qui déterminerait tous nos actes,
et partant le sens du texte littéraire. Dans cette optique, on s’est demandé si la clef de la
compréhension du texte de BALZAC n’était pas à chercher dans les régions de
l’inconscient.
Finalement, le carburant de notre travail est constitué par la formulation d’une
critique du « soupçon »58 au sens de Nathalie SARRAUTE : l’herméneutique
d’inspiration nietzschéenne.
Elle s’arc-boute sur l’idée qu’il y aurait des connecteurs de violence qui traversent
souterrainement l’agir humain et façonne notre langage. Ces symptômes de violence
pousseraient ainsi le sujet à toujours chercher à commettre un « parricide »59, qui s’avère
nécessaire pour libérer l’écriture en l’affranchissant de la tutelle du « Père »60 et de
l’autre. Dès lors, les rapports de violence, tels le « meurtre symbolique » et le
« parricide », détermineraient nos actes ainsi que le sens du texte littéraire. Une telle
entreprise est configurée dans les écrits des auteurs tels que GIRARD61 avec sa théorie du
désir triangulaire, BLANCHOT62 dans son étude sur Le Marquis de SADE, RICŒUR63
57
GOLDSCHMIT (M.), Jacques DERRIDA, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003, p 167
SARRAUTE (N.), L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard (abrégé Gall. Tout au long de la dissertation) ,
coll. « Folio / Essai », 1956
59
Le père, c’est pas le géniteur, mais la loi, le langage usuel, le son, la tradition, l’autorité, c’est toutes les
idéologies constituées.
60
« Ce que ne cesse d’articuler la psychanalyse, c’est que le sujet est pris dans un rapport constitutif à
l’interdit – ce qu’incarne la fonction – inconsciente – du père. C’est autour du « meurtre du père » que se
structure le sujet en rapport à son désir propre et c’est de là qu’il négocie sa posture face à la puissance.
L’accent mis par FREUD sur l’angoisse de castration confirme que la puissance est une métaphore –
massive – de la castration. Qu’est-ce à dire, sinon que le sujet ne définit sa « volonté de puissance » que
comme expression du rapport à cette épreuve de la castration – qui le renvoie au père. (…) C’est alors que
vient à notre rencontre ce constat que NIETZSCHE a fait de la mort de son père, dans ses plus précoces
autobiographies, l’événement majeur qui a destiné de son être et de son destin de vie ». Cf. ASSOUN (P.L.), « Préface » de FREUD et NIETZSCHE, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1998, p 32
61
GIRARD (R.), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961
62
BLANCHOT (M.), LAUTRÉAMONT et SADE, Paris, Minuit, 1963
63
RICŒUR (P.), Les Métaphores de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991
58
24
et son herméneutique du mal, ou FEHER64 dans son introduction à la lecture de Georges
BATAILLE avec sa théorie de l’érotisme.
C’est pourquoi, la proposition centrale de l’herméneutique nietzschéenne se
décline comme suit : tout agir dissimule un meurtre. L’induction littéraire de cette
approche s’entend comme ceci : tout langage (toute littérature) orchestre silencieusement
un parricide. De cette hypothèse centrale, nos recherches nous conduiront à l’implication
épistémologique suivante : « (…) la connaissance s’authentifie dès qu’elle déchiffre un
parricide fondateur. »65
5/ ANNONCE ET JUSTIFICATION DU PLAN
Afin de mieux rendre compte de notre sujet, nous exposerons les résultats de nos
recherches en trois parties.
La partie première, intitulée « Le dispositif du déclin de la morale comme
inscription du tragique », est une relecture de NIETZSCHE et de BALZAC dans le sens
du réquisit qu’ils dressent contre la civilisation moderne. Etant entendu que la critique de
la morale est aussi bien l’examen de la société dans ses productions matérielles que dans
ses assises spirituelles, cette partie mettra à jour l’articulation du déclin de la morale
occidentale au type de société qui en résulte. Elle sera dans ce sens une partie analyticodémonstrative des éléments autour desquels s’élabore la critique nietzschéo-balzacienne
de la société moderne ; elle exposera de façon suivie les valeurs que NIETZSCHE récuse
dans la fondation d’une société capable d’épanouir authentiquement l’homme. En outre,
64
FEHER (H.), Configuration de la violence : introduction à la lecture de Georges BATAILLE, Paris,
P.U.F., coll. « Croisées », 1981
25
dans le souci de mieux ressortir la critique de la société moderne, cette partie met l’accent
sur Jean-Jacques ROUSSEAU (lui qui s’est tant employé à vouloir nous rendre bêtes
selon les mots de VOLTAIRE66), d’autant plus que NIETZSCHE s’y réfère
constamment.
La deuxième partie, que nous intitulons « Vers une nouvelle Anthropologie.
BALZAC et la création de nouveaux possibles », nous aidera à lire le nihilisme qui soustend l’œuvre de BALZAC. Il s’agit d’une exposition théorique des paradigmes, suivie
d’une applicabilité qui met à découvert en l’occurrence, la critique chez BALZAC de
l’humanisme bourgeois.
Enfin, la troisième partie portera sur l’écriture balzacienne. Elle s’intitule « La
Violence de l’écriture ». Elle montrera que la tentative chez BALZAC, pour traduire
l’insensé, et pour arraisonner la culture bourgeoise, est inséparable à la dénonciation
d’une tricherie cyclique dans la société, l’écriture s’écrie et se rebelle contre les
évidences. Tentative prométhéenne, BALZAC se propose de revisiter les dogmes de
l’écriture et, par delà même, les essoucher virtuellement.
65
BIYOGO (G.), « Cours de Théorie littéraire », Libreville, Deug II, département de Lettres Modernes,
U.N.G., 1995-1996.
66
Pour remercier ROUSSEAU de lui avoir envoyé le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, VOLTAIRE publie le 30 août 1755 une lettre dont la tonalité pouvait se résumer ainsi :
« On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de marcher à quatre pattes
quand on lit votre ouvrage. » Cf. Commentaires, introduction et notes explicatives par LECERCLE (J.L.), in ROUSSEAU(J.-J.), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris,
Editions sociales, coll. « Les classiques du peuple », 1971, p 30
26
PREMIÈRE PARTIE :
LE DISPOSITIF DU DÉCLIN DE LA MORALE
COMME INSCRIPTION DU TRAGIQUE
27
CHAPITRE I : LE TRAGIQUE CHEZ BALZAC : NIHILISME ET
REFIGURATION DE L’EXISTENCE
1. 1. 1 : Formulation de la question balzacienne
« BALZAC est tragique. Il s’explique comme artiste, non comme écrivain, par
cela qu’il est tragique jusqu’à l’horreur. Son procédé, si c’est un procédé, consiste à nous
endormir par la peinture de la vie ordinaire, parmi des meubles familiers ; nous nous
fatiguons de ces remarques, nous dormons comme si vraiment nous vivions aussi de cette
vie tranquille, entre un baromètre et une table à ouvrage. Et cela se prolonge, et vous
vous étonnez, car vos doigts sentent les dernières pages. Et en effet c’est fini. En deux
lignes ou en dix lignes, la catastrophe vous est jetée dans les jambes, et l’auteur s’en va.
Mais alors vous comprenez tout le reste. Tous les détails que vous jugiez inutiles
s’éclairent et annoncent la catastrophe (…) Quand on relit ces choses, on prévoit
l’événement terrible, et on le démêle dans les choses accroupies, et cela ajoute encore au
tragique ; car on s’attend juste assez au choc pour sentir plus vivement »67.
On entrevoit à travers ces propos d’ALAIN ce que nous déclinons sous
l’appellation des « territoires épistémologiques du romanesque balzacien ». Il s’agit pour
nous de tenter de déterminer les traits cognitifs invariants de la pensée balzacienne. En
67
ALAIN, BALZAC, Paris, Gall. coll. « Tel », 1999, p. 217
28
effet, un effort de démonstration s’avère nécessaire pour caractériser l’espace littéraire de
BALZAC qui, à première vue, est enveloppé par les prémisses d’une catastrophe.
Il est question de circonvenir la question qui traverse et accrédite l’oeuvre
balzacienne avec ses postulats subséquents : est-ce que le réalisme, c’est ce qui rend la
réalité, la détermine finalement, ou bien la Comédie humaine n’est-elle pas cet autre
tableau qui, sans être confiné à la réalité dont on parle, nous détermine cependant dans
notre être profond en tant qu’épiphanie de la décadence et de la destruction ? L’enjeu
d’une telle question s’ouvre aux confins du visage de la modernité68 en son inflexion
littéraire et philosophique. Car, en retournant le problème dans sa déclinaison moderne,
on entend déjà résonner les querelles du déterminisme et de l’indéterminisme, du
réalisme et du néo-réalisme tel que nous allons le voir tout au long de cette recherche.
Irrémédiablement, de telles questions sont préfigurées chez des théoriciens comme Albert
CAMUS, Jean-Paul SARTRE et Sigmund FREUD.
L’intensité de cette querelle du réalisme et du néo-réalisme chez BALZAC
appelle ensuite d’autres questions, de sorte qu’une perspective forte expose le
romanesque comme un lieu de tension et de connaissance. Comment comprendre en effet
que la figuration de la limite, la délimitation, la conscience de la mort, le rapport à la
68
Le « Nouveau » apparaît incontestablement comme le critère de légitimation de la modernité sous ses
premiers aspects. Elle est liée, selon Jean BAUDRILLARD, « à une crise de la structure, mais n’en est
pourtant que le symptôme. Elle exprime cette crise de façon ambiguë. Elle joue comme une idée-force, elle
fait de la crise une valeur, une morale contradictoire ». Cité dans Encyclopédie Universalis. Corpus 12, p
424. C’est dans ce sens qu’Octavio PAZ énonce que « la modernité est une tradition polémique et qui
écarte la tradition régnante quelle que soit celle-ci ; mais elle ne l’écarte que pour céder un instant après, la
place à une autre tradition qui, à son tour, est une autre manifestation momentanée de l’actualité. », in
Points de convergence, Paris, Gall., 1976, p 14 - Dans sa version critique et esthétique transitant par la
consécration de la figure de BAUDELAIRE, la modernité est révélatrice des nouvelles formes d’esclavage,
de la dissolution des valeurs en vigueur. On lui adjoint les thèmes de l’indifférence à Dieu, de la
désintégration de l’ « ego-cogitans » psychologique et cartésien, du relativisme moral et des nouvelles
formes de rédemption. C’est pourquoi la modernité esthétique et/ou critique transite par l’émergence de
29
mort, structurent à ce point le récit balzacien qu’on a pu parler « d’œuvres de la
mort »69 ? Le rapport tragique chez BALZAC, dépassant le « froid théorique »70, serait-il
travaillé par la reconfiguration d’une société en crise appelant son « autre-là » :
l’extension du lointain.
Puisque BALZAC nous dit le réel débordant et infini, comment peut-il penser sa
ruse, sa grammaire, ses itinérances et l’impossible tentative du père de la Comédie
humaine pour aller au-delà de cette continuelle dérobade ? En d’autres termes, quel est
donc le tragique balzacien ?
A tout considérer, le rapport entretenu par BALZAC avec le réel déplace et
interprète le réalisme littéraire sous le mode de la négation, de la rupture. Dans son
« illusion réaliste »71, le réalisme balzacien se rapporte essentiellement à une thématique
de la résistance.
Une façon d’aborder la question balzacienne serait de cerner son projet au travers
de sa description du réel. Mais l’enjeu véritable de cette question requiert de s’arracher
aux systèmes ou étiquettes officiels qui ont définitivement caractérisé BALZAC comme
écrivain exclusivement réaliste. Disons que le débat est d’importance, avec le souci
insistant que nous avons de nuancer les croyances académiques péremptoires et
inamovibles pour établir que le tragique romanesque balzacien est tout autre chose et
renvoie à une vision plutôt esthétique, artistique…
nouvelles formes artistiques telles l’expansionnisme, le cubisme, et des courants littéraires comme le
surréalisme, le Nouveau roman et le Nouveau théâtre.
69
NESCI (C.), in BALZAC ou la tentation de l’impossible, (Etudes réunies et présentées par Raymon
MAHIEU et Franc SCHUEREWEGEN), Paris, Sedes, 1998, p 143
70
OSTER (D.), « Présentation » de Splendeurs et misère des courtisanes d’Honoré de BALZAC, Paris,
Presse de la Renaissance, coll. « L’Univers du Livre, Presse de la Renaissance, 1976, p XII
71
MITTERRAND (H.), L’Illusion réaliste : de BALZAC à ARAGON, Paris, P.U.F., coll. « Ecritures « »,
1994
30
Il importe, de bonne heure, de consulter les travaux de Lawrence SCHEHR de
l’Université de l’Etat de Caroline du Nord pour corroborer notre hypothèse de recherche.
Pour traverser la version unilinéaire d’un BALZAC résolument réaliste et emprunter les
territoires de la lettre de l’auteur de La Fille aux yeux d’or72.
Relisons cette phrase : « BALZAC peut nous avoir joué un tour. Prenons les
choses par un autre biais, précisément celui de l’inversion »73. Il est vrai que SCHEHR, à
première vue, ironisait dans ses propos sur la problématique de l’homosexualité dans la
Comédie humaine, au lieu où Philippe BERTHIER voyait « BALZAC du côté de
Sodome »74. Pourtant, il n’est pas jusqu’à la tonalité de tous les textes balzaciens qui ne
fassent entendre pareille inflexion. Nous éclairant plus avant, Lawrence SCHEHR
ajoute : « Balzac nous offre un panneau – j’utilise le mot anglais – queer. En anglais,
quand une ligne de sonde ou un fil de plomb n’est pas droit, on les dit queer. »75
En effet, comment prétendre réduire cette réalité qui apparaît sous cette écriture
sans y voir un au-delà du réel? C’est ici que s’ouvre clairement la part inaccessible
exposant la figure d’énigme du réalisme balzacien. Dans ce contour sans limite, il ressort
qu’en soi, le réalisme s’est voulu un savoir se mesurant à la préhension qu’il a sur le réel.
Or, nous avertit Jacques CHEVALIER, « le réel n’est pas épuisé par les genres et par les
lois : l’individuel y a une place. L’individuel doit donc être objet de savoir : en interdire
l’accès à notre science serait condamner notre science à n’atteindre jamais qu’un aspect
du réel, et celui qui nous touche de moins près, en ignorant délibérément tout le reste. »76
72
BALZAC (H. de), Histoire des Treize – Ferragus - La Duchesse de Langeais – La Fille aux yeux d’or.
Paris, Pocket, 1992.
73
SCHEHR (L.) in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit. p. 139
74
BERTHIER (P.), « BALZAC du côté de Sodome », in L’Année balzacienne, 1979, pp 147-177
75
SCHEHR (L.), in La Tentation de l’impossible, op. cit., p 138
76
CHEVALIER (J.), L’Idée et le réel, op. cit., p 51
31
Ne prétendons pas interdire de lecture de BALZAC sous le mode de l’accord
entre d’une part la pensée avec son projet, et d’autre part entre la raison et le réel, nous
souhaiterions insister sur ceci : « (…) Pour comprendre le réel, il faut généralement
l’appréhender dans son mouvement interne, dans sa direction et dans son rythme
propres ».77 Mais ce n’est pas tout. Si toute représentation offerte par BALZAC « tombe
dans l’incertitude du queer »78, force est de constater que « (…) la structure du monde
balzacien, qui dépend d’une économie de reproduction, est toujours et déjà faussée,
traduite et travestie dans son altérité. Et que chaque signe, parole ou vêtement, pourrait en
être le témoignage ».79 Mais il y a plus : si BALZAC s’est toujours joué de ses lecteurs,
c’est parce que son intelligence, son réalisme « (…) regarde le réel moderne avec les
yeux douloureux d’HOMÈRE »80, alors que nous le lisons sous l’étiquette du « réalisteinformateur qui veut que l’intérêt se porte exclusivement sur le message à
communiquer »81.
Peut-être conviendrait-il dès lors d’aborder le texte balzacien à la lumière de ces
propos énigmatiques de Friedrich NIETZSCHE : « Mes vérités sont fines et pour des
doigts fins : on ne les doit saisir avec des sabots de mouton. A toute gueule ne convient
toute parole – soit à l’usage de tous les malades de la gueule et sabots. »82
La question de l’indicible limite et l’indescriptible qui exprime une réalité
évoquant un au-delà des choses vues… telle est la perspective que nous envisageons pour
77
CHEVALIER (J.), L’Idée et le réel, op. cit., p. 76
SCHEHR (L.), in La Tentation de l’impossible op. cit., p 139
79
idem, p 141
80
OSTER(D.), « Présentation » de Splendeurs et misère des courtisanes d’Honoré de BALZAC, op. cit.,
p.XV
81
idem p XV
82
NIETZSCHE (F.), La Généalogie de la morale, notes et commentaires de J. DESCHAMPS, Paris,
Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1981, p 15
78
32
aborder les paradoxes dont fourmillent les textes dits réalistes de BALZAC. Car, au degré
de l’exigence où la porte BALZAC, « (…) l’écriture est révolte autant que sacrifice :
supplice intellectuel par lequel le sujet, nostalgique de cette gloire qui imposait
l’Individu, affirme sa souveraineté face à l’autorité qui soumet les autres, et, dans le
même geste, contraint à limiter sa pratique dans l’exercice du langage qui seul répond au
déchaînement et à l’excès de sa passion, paie la culpabilité d’une révolte où il manifestait
son désir d’être Tout, d’être Dieu lui-même. »83
Il y a effectivement chez BALZAC le souci constant de fonder un « hyper – réel »
en le dotant d’une authenticité entendue ici sous le prisme heideggerien, faisant par là le
travail de l’extension du regard jusqu’aux dernières limites. Cette ambition se résumerait
dans cette phrase de BALZAC lui-même : « Ce que je veux faire, c’est ce que personne
ne fera, personne ! »84. Ce que personne ne fera et que BALZAC pense bien faire, c’est
tenir tête au réel. Ce n’est plus la concurrence à l’état civil, mais plutôt une concurrence
au réel, cet « affreux néant qui plane sur nos têtes »85 comme il le dit dans Sténie ou les
erreurs philosophiques86. Arrêtons-nous un instant sur cette phrase de BALZAC, tant elle
est significative du rapport entre le nihilisme87 et le réel décapant du XIX e siècle.
83
HEIMONET (J.-M.), De la Révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain, Paris, Editions du
Félin, 1991 p 18
84
Cité par BENJAMIN (R.), La Prodigieuse vie d’Honoré de BALZAC, Paris, Plon, coll. « Le Roman des
grandes existences », 1925, p 35
85
Cité par LORANT (A.), in BALZAC (H. de), Premiers romans – 1822 /1825, Paris, Robert Laffont,
1999, introduction, p VIII
86
BALZAC (H. de), Sténie ou les erreurs philosophiques, in (sous la présentation de LORANT (A.),
BALZAC (H. de), Premiers romans – 1822 /1825, op. cit., p VIII
87
« Le terme de « nihilisme », que l’on trouve déjà chez Jacobi, Jean-Paul, TOURGUENIEFF,
DOSTOÏEWSKI, les anarchistes russes, et que NIETZSCHE lui-même emprunte à Paul BOURGET, sert à
designer, chez NIETZSCHE, l’essence de la crise mortelle dont le monde moderne est frappé : la
dévaluation universelle des valeurs, qui plonge l’humanité dans l’angoisse de l’absurde en lui imposant la
certitude désespérante que plus rien n’a de sens ». Cf. GRANIER (J.), NIETZSCHE, Paris, P.U.F, coll.
« Que sais-je ? », 1982, p 25
33
Mais le nihilisme – ce mot qui indexe l’anti-théisme nietzschéen – est
insurpassable pour saisir, tant que faire se peut, le parcours tragique de BALZAC marqué
par cet état radical du rien au terme duquel, tel « Prométhée »88, il se révoltera contre le
réel décadent, et son désir de réconcilier les hommes avec eux-mêmes, avec la vérité.
Aussi, la figure de certains personnages romanesques de BALZAC reflètera-elle non
seulement l’athéisme d’un Zarathoustra, mais symétriquement la force d’un CHRIST ou
l’émergence d’une humanité autre, musicale et dionysienne, faisant éclore l’homme libre,
l’homme supérieur…
Dire que BALZAC dépeint exclusivement la réalité brute dans ses romans, serait
une affirmation téméraire. En effet, une telle affirmation réduirait sa littérature au
mensonge du réel, la vicierait en en faisant la copie et la travestirait. Ce serait faire de la
Comédie humaine le lieu du mensonge en ce que celle-ci détournerait le regard de la
réalité telle qu’elle est. A NIETZSCHE de nous éclairer plus avant : « (…) J’appelle
mensonge : ne pas vouloir voir une chose que l’on voit, ne pas vouloir voir une chose
telle qu’on la voit (…) Le mensonge le plus commun est celui avec lequel on se dupe soimême ; duper les autres est relativement l’exception. Or ce ne-pas-vouloir-voir ce qu’on
voit, ce ne-pas-vouloir-le-voir-tel-qu’on le voit, c’est pratiquement la condition première
88
Prométhée est un Titan, fils de Japet et de Thémis. Son nom même (« celui qui réfléchit avant d’agir »)
fait de lui un personnage rusé et l’oppose à son frère Epiméthée (« celui qui réfléchit après »).
Contrairement à ce dernier, qui causa la ruine des hommes (→Pandore), Promothée est honoré comme
bienfaiteur de l’humanité ; il passe même pour avoir créé les hommes, en façonnant des statuettes d’argile
qu’Athéna dotait de vie. Il se heurta cependant à la cruelle colère de Zeus – qu’il avait pourtant soutenu
durant la guerre contre les Titans – car Prométhée préférait les hommes aux dieux, et il ne supporta pas que
Zeus les privât du feu, qui leur permettait de se chauffer et de cuire leurs aliments. Il monta donc sur
l’Olympe, déroba une étincelle qu’il cacha dans le creux d’une tige et rendit le feu aux hommes. Zeus,
furieux, envoya alors Héphaïstos enchaîner Prométhée sur le Caucase, où un aigle venait dévorer son foie ;
et comme celui-ci repoussait chaque nuit, le supplice de Prométhée n’avait pas de fin. Zeus consentit
néanmoins, longtemps après, à le libérer, quand Prométhée lui dévoila un secret : que celui qui épouserait
Thétis (fille de Nérée et d’une immortelle, Thétis, par sa grande beauté faisait l’objet des avances
insistantes de Zeus), serait chassé du pouvoir par son fils (→Thétis). Cf. VAN-HEEMS (G.), Dieux et
Héros de la mythologie grecque, Paris, Flammarion – Librio, coll. « Repères », 2003, p 76
34
pour tous ceux qui sont partis pris, dans quelques sens que ce soit : l’homme de parti
devient nécessairement menteur. »89
Le Mal. Mot inconvenant qui pourtant résume si bien la littérature du XIX siècle,
et partant, celle de BALZAC. Comment ne pas tenter de partager cette inquiétude du
« mal du siècle » ? D’où vient que le Mal s’origine et se rend aux raisons du réel ? A
propos, de quel Mal s’agit-il ? Sommes-nous tenté de nous demander. En fait, il s’agit du
Mal que prophétisait Charles BAUDELAIRE pour les grands écrivains : « Il voyait venir,
en fait, des temps de grand malheur où, la littérature ayant définitivement tourné à la
martyrologie, les écrivains seraient des prêtres d’un nouveau genre chargés de délivrer
aux hommes le brûlant message des origines ».90
Il est prudent de procéder en deux étapes. Nous allons d’abord chercher un signe
dans la vie d’écrivain de BALZAC afin de la mettre en équivalence avec le sens profond
de notre hypothèse de lecture. Ensuite, il nous reviendra de voir si le langage dans le tissu
textuel balzacien, élabore des conditions de lisibilité et d’interprétation de la question
examinée. En effet, « (…) si l’existence humaine est constituée par le temps, elle est
également faite de langage. Le langage pour HEIDEGGER n’est pas un simple
instrument de communication, un moyen secondaire pour exprimer des « idées » : il
s’agit plutôt de la dimension véritable où se meut la vie humaine, celle qui conduit
l’humanité à la première place. Ce n’est que là où il y a du langage qu’il y a « humanité »
(…) Le langage préexiste toujours au sujet individuel, car il est le domaine où le sujet se
89
NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, trad. Dominique TASSEL, Paris, Christian Bourgeois Editeur,
coll. « 10/18 », 1990, p. 92
90
BAUDELAIRE (C.), cité par LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, Paris,
Bernard Grasset et Fasquelle, 1988, p 279
35
déploie et, si le langage porte la « vérité », c’est au sens où il occupe le lieu où la réalité
se dévoile et s’offre à notre compréhension. »91
Nous remarquons d’abord que BALZAC, dès son enfance portait ce que Jacques
BREL appelait le chagrin des départs.92 En effet, les éléments marquants de sa vie
personnelle sont teintés d’insuccès constants et d’une enfance barrée par l’absence
d’affection maternelle : « En 1825, l’édition ; en 1826, l’imprimerie ; en 1827, une
société pour l’exploitation d’une fonderie de caractères d’imprimerie. C’est l’échec ; ce
sont, déjà, les dettes. Après le retour à la littérature, les années 1829-1833 sont des années
d’intense activité journalistique. Des ambitions électorales se manifestent en 1831. En
1836, c’est l’entreprise malheureuse de la Chronique de Paris, revue éphémère. En 1838,
désireux d’exploiter une mine argentifère, BALZAC part pour la Sardaigne, mais, quand
il arrive, la place est déjà prise. En 1840, il lance la Revue parisienne : c’est un échec. En
1848, il se porte candidat à la députation. Quant à ses candidatures à l’Académie
française, elles sont toujours restées sans succès ».93
Il est juste d’ajouter que ces difficultés existentielles entrouvertes portent, nous
semble-t-il, la marque d’une adolescence ravagée : De huit à quatorze ans, BALZAC est
« assigné » au Collège des Oratoriens à Vendôme, « (…) célèbre collège de trois cents
élèves, sur les bords du Loir, formait une cité bien close avec ses bâtiments, sa chapelle,
son théâtre, son imprimerie. La règle n’admettait point de vacances hors de
l’établissement, et les élèves n’en sortaient que leurs études terminées »94. Il est
91
EAGLETON (T.), Critique et théorie littéraires, trad. de l’anglais par Maryse SOUCHARD avec la
collaboration de Jean-François LABOUVERIE, Paris, P.U.F., coll. « Formes sémiotiques », 1994 p 64
92
BREL (J.), « La quête », extrait de « L’homme de la Mancha », 1968.
93
Encyclopaedia Universalis, Version 7 – 2003 (CD –Rom Universalis )
94
BELLESSORT (A.), BALZAC et son œuvre, dix-huitième Edition, Paris, Librairie Académique Perrin
Editeur, 1924, rééd. 1946, pp 14 - 15
36
intéressant d’entendre BALZAC lui-même participer à la description de ce tableau
dévitalisant et dévitalisé : « Je suis vieux de souffrances ; rien ne peut vous donner une
idée de ma vie jusqu’à vingt –deux ans. »95
« Le brûlant message des origines » est localisable dans les romans balzaciens
dont le « tissu apparaît comme déchiqueté par la clôture de l’horizon du possible »96. Ici
encore, les confidences abondent. André BELLESORT dit de lui qu’il est le Vandenesse
du Lys dans la Vallée97, et le Raphaël de La Peau de Chagrin. L’un nous dit : « Malgré
mes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, mon père continua le système
qui m’avait envoyé jadis à l’école sans provisions de bouche, au collège sans menus
plaisirs. J’eus peu d’argent à ma disposition. Une jeune fille aurait été gardée avec moins
de précautions (…). »98 L’autre nous instruit : « Jusqu’à l’âge de vingt ans, mon père ne
laissa pas dix francs à ma disposition… J’ai été courbé sous un despotisme aussi froid
que celui d’une règle monacale. »99
Malgré tout, Balzac ne sombrera pas dans la déliquescence …Violenté par une
extériorité mécanisée sur le modèle de l’exclusion, BALZAC se devait de proposer un
espoir dans son « infirmerie littéraire ». Il se le devait d’autant plus que l’oeuvre était
alors la seule chance, l’ultime chance pour le surgissement du « sens » dans sa vie. Et
Yves BONNEFOY a eu raison de croire que l’espoir est l’orient absolu d’une littérature
intemporelle : « Il faut, autrement dit, réinventer un espoir. Dans l’espace secret de notre
95
Lettre à la duchesse d’Abrantès, 1828. Cité par ZWEIG (S.), BALZAC le roman de sa vie, Paris, Albin
Michel, 1950, p 31
96
BIYOGO (G.), « Le Samba Diallo de KANE et le Fama de KOUROUMA : essai sur la question de
l’aporie des héritages et du sens… », Séminaire de Maîtrise, Libreville, département de Lettres Modernes,
U.N.G., 1999, p 3
97
BALZAC (H. de), Le Lys dans la Vallée, Paris, Editions Garnier Frères, 1966.
98
Cité par BELLESORT (A.), BALZAC et son œuvre, op. cit., p 22
99
idem, p 22
37
approche de l’être, je ne crois pas que ce soit de poésie vraie qui ne cherche aujourd’hui,
et ne veuille chercher jusqu’au dernier souffle, à fonder un espoir. »100
Jean GUITTON101 avait précisé qu’à chaque fois que l’on analyse la genèse d’une
certitude, on se voit hanté par l’image du cercle. Cercle vicieux que nous avons éprouvé
au moment d’embrasser le combat entre BALZAC et le réel débordant, entre le non-sens
et le sens. Et pour le mieux débrouiller, nous voudrions faire usage de la distinction
féconde entre réalisme et néo-réalisme. Nous pensons qu’à partir de cette élucidation,
apparaîtra clairement la nouvelle forme de liberté de l’écrivain BALZAC qui ne « (…)
s’est approché du saint des saints, n’a touché le fond des fonds de l’irreprésentable que
pour s’en relever, plus fort, plus énergique, plus puissant »102.
Dans son ouvrage, De KAFKA à KAFKA103, Maurice BLANCHOT détermine le
critère d’identification de la littérature en son âge de majorité, la grande littérature. La
littérature serait à l’âge de l’adolescence avant de se poser et de s’éprouver entièrement
comme question. Lorsque la littérature devient de part en part question, saisie par la
question de la mort qui sourd en elle, elle s’émancipe de cette enfance et devient un
renversement de certitudes, et donc, une interrogation sur le langage, la communauté, et
sur sa propre possibilité.
Or, Le Père Goriot formule une question – qu’il nous faut trouver – dans le choc
entre deux gestations opposées, le réel tel qu’il est et le réel réinventé. Car le réel n’est
jamais à la hauteur de l’imagination de BALZAC et surtout de ce qu’il voudrait vivre. En
effet, le point crucial de la question balzacienne et sa vision de créateur rendent possible
100
BONNEFOY (Y.), L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1959 p. 170
GUITTON (J.), Le Problème de JESUS. Divinité et Résurrection, Paris, Aubier Montaigne, 1955, p. 239
102
LAROSE (J.) in Ville, Texte, Pensée : le XIX e siècle, de Montréal à Paris, Publications du Département
d’Etudes Françaises de l’Université de Montréal, 1991, p. 25
103
BLANCHOT (M.) De KAFKA à KAFKA, Paris, Gall., 1981
101
38
la césure qui ruine tout « fidéisme »104 à l’idée réaliste ; ce qu’il perçoit sera toujours plus
réel, autrement plus réel que ce qui est. C’est peut-être là que s’est éveillée la conscience
du sens chez BALZAC. C’est peut-être aussi pour cela qu’il n’y a pas de transition entre
son réalisme noir qui se referme sur le vide (allusion ici à la lutte pour la vie et la mort),
et l’autre réalisme fondu dans les promesses de lumière. BALZAC s’est voulu peut-être
aussi « (…) un dévoreur de vie, un anarchiste en quête de lui-même et un religieux au
sens étymologique du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui veut être en osmose, qui veut être
relié à quelque chose qui le dépasse… Mais qui restera jusqu’à sa mort un mystère.
Guetteur ironique et lyrique de l’apocalypse, entre bavardage narcissique et silence infini,
il a conquis son Moi et réuni ce qui était épars en lui à force de déboires, d’égarements,
de voluptés et d’illuminations. »105
Le monde, la nature, l’univers et le réel semblent aveugles et déprimants.
Constructions non rationnelles, ils nous vouent à la mort qui est le secret caché de
l’existence. Et précisément, l’expérience balzacienne localisera un étouffement dans le
monde. Se fondant sur l’idée commune des romantiques – l’art devant chevaucher hors
des limites du legs, du théâtre social – BALZAC a tôt fait de prendre conscience du
désenchantement du monde106. Il n y aurait donc plus de doute, des romans balzaciens,
devrait nécessairement émerger, la caverne obscure, le deuil inéluctable, le vertige de la
104
Doctrine selon laquelle la foi dépend du sentiment et non de la raison. « Doctrine qui admet des vérités
de foi indépendantes de toute justification rationnelle ; − doctrine d’après laquelle les vérités fondamentales
de l’ordre spéculatif ou pratique ne peuvent être établies et justifiées par la raison, mais seulement admises
à titre de pure croyance ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines, op. cit., pp 126-127
105
VREBOS (P.), Henry MILLER, l’initié malgré lui, Tournai, La Renaissance du Livre, coll. « Paroles
d’Aube », 2001, pp 45-46
106
GAUCHET (M.), Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gall. coll.
« Bibliothèque des sciences Humaines », 1985.
39
mort avec une verve, une verdeur, une candeur qui se répond cependant avec l’angoisse,
la célébration du néant et l’éternité.
Au demeurant, le rapport antithétique entre le réalisme et le néo-réalisme se
décline là, dans cette sorte de « syncope du sens » qui est aussi la seule chance d’un
surgissement du sens. Entre une écriture apocalyptique107 ayant « l’effet d’une plaie
dégoûtante »108 et les rêves d’envol vers le soleil, BALZAC s’est proposé de revivifier le
réel et d’inventer l’avenir à travers une subversion plus créatrice.
D’un point de vue plus général, toute la littérature romantique sera écartelée entre
la loi qu’elle voulait dépasser et celle qu’elle établissait. Le Mal romantique se consume
dans un rapport de recherche éperdue de l’absolu : portes closes, tabous, lois, contraintes,
dérèglements rimbaldiens de tous les sens, sur les valeurs et le rêve d’un monde rénové,
témoin de l’accomplissement et de l’acceptation que l’univers tout entier est livré à la
mort. Et que l’homme n’est qu’insuffisance :
« C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ;
A travers la tempête, et la neige, et le givre,
C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,
107
Nous empruntons ce terme au vocabulaire religieux pour caractériser l’idée d’une fin du monde dans ce
qu’elle a de plus effrayant. L’appropriation littéraire de ce genre s’est faite depuis Agrippa d’AUBIGNÉ
jusqu’à Paul CLAUDEL. Nous l’appliquons aux romans de BALZAC pour traduire la dimension
catastrophique et chaotique que comporte ses romans et qui suggère la « fin du monde », l’Eschatologie.
108
Lettre à Madame Hanska, datée du 22 novembre 1834.
40
Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir ; »109
1.1.2 : Romantisme et Finitude
Commençons par un coup de cymbales en entrant dans le grand mouvement du
XIXe siècle qu’est
le
romantisme.
Pour
information,
les
manuels
scolaires
s’accommodent à lui donner une histoire fort agitée à laquelle nous n’allons ni rajouter ni
enlever l’écume du catastrophisme. Il y a quand même que, le vaste mouvement de
sensibilité et d’idées appelé « romantisme » qui a embrassé tant de domaines (histoire,
politique, réforme sociale, philosophie, littérature, musique et arts plastiques), dépasse
toutes les tentatives entreprises pour le saisir dans sa totalité : « Il convient donc de
retenir que le romantisme est comme une vaste nébuleuse ; il existe bel et bien, mais ses
contours demeurent, presque par nature, indéfinissables. »110
L’adjectif substantivé « romantique » façonnera un chemin par lequel naîtra le
maître mot du « romantisme ». Toutefois, il n’en reste pas moins que ( « l’adjectif
« romantique », qui apparut le premier dans plusieurs langues de l’Europe (romantic,
romantisch, romàntico), et le substantif qui en fut tiré sont mal choisis et paraissent
obscurs. Il en est de même au demeurant pour « baroque », « classique », « réaliste »,
« symboliste » et pour presque tous les termes qui désignent une période ou un
mouvement en littérature et en art (…). L’adjectif, tiré du bas latin romanticus, apparaît
timidement à la fin du XVII e siècle. Il a eu quelque peine à se distinguer en français d’un
autre adjectif « romanesque », de l’italien romanzesco. L’origine est dans le
109
BAUDELAIRE (C.), « La Mort des pauvres », in Les Fleurs du mal, Paris, Bibliothèque Marabout,
1995, p. 106
110
CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 126
41
mot « roman », issu lui-même de romano ou « romain », et qui primitivement va
s’appliquer à un récit d’un genre nouveau (novel, en anglais) écrit non en latin, mais en
langue vulgaire ou « romane » et non soumis à des règles. La langue anglaise employa
l’adjectif, tiré du français « romaunt » emprunter au XVI e, en 1659 (Journal d’EVELYN)
et en 1666 (Journal de PEPSY). On l’associa vite, à cette époque où le raisonnable et le
rationnel plaisaient en littérature, à quelque chose d’étrange, de fantaisiste voire de faux.
Une centaine d’années plus tard, le goût ayant changé, l’adjectif, d’abord en anglais et en
allemand, deviendra un terme d’éloge. Il désignait le pittoresque dans un paysage
(ROUSSEAU l’emploie en ce sens dans sa fameuse cinquième Rêverie d’un promeneur
solitaire) ou une naïveté spirituelle et piquante dans la musique du compositeur
GRÉTRY en 1784.)111
Il n’entre ni dans notre objet, ni dans nos intentions de perdurer ici dans l’élan
donné par le romantisme à l’histoire, à la philosophie et / ou à l’élargissement de
l’homme. Il nous importe davantage de souligner comment à peine esquissé, « le Mal du
siècle romantique » irrigue une vaste littérature de la plainte, de la déréliction, du manque
et…de la fascination de « moi ». Le sentiment romantique général, « c’est l’insatisfaction
qui engendre deux attitudes contrastées : l’enthousiasme, si l’individu s’élance avec
passion vers un idéal ; la déception, s’il [y échoue et] se laisse aller à la mélancolie. Dans
tous les cas, les romantiques sont très attentifs à leurs tourments intérieurs et développent
un véritable culte du moi. »112
111
112
Encyclopaedia Universalis, version 7, op. cit.
ECHELARD (M.), Histoire de la littérature française - XIXe siècle, op. cit., p 16
42
Ainsi le désaveu frontal, l’ampleur et l’âpreté du désaccord entre la société et les
écrivains romantiques se déclinent mieux dans « Le Mal du siècle ». « Il est le synonyme
du spleen, de mélancolie, d’inadaptation, d’attente angoissée, de conséquence d’une sorte
de vacuité en l’homme. »113 Forces romantiques ont ressenti et exprimé une dysharmonie
entre le moi et le monde, entre leurs aspirations et la réalité environnante. Aussi noyé
d’ombres qu’il se voulût, le concept de « Mal du siècle » apparaît après 1830 lorsque
NAPOLÉON prend le pouvoir. Ceux qui ne possèdent ni nom ni fortune espèrent en la
possibilité d’un avenir brillant. Mais l’épopée napoléonienne connaît une fin tragique. Le
Nouvel ordre social n’apporte qu’amertume et chagrin à tous ceux qui attendent de
l’histoire la réalisation de leurs espérances. CHATEAUBRIAND, pour parler de cet
ennui maladif, évoquera − « Le vague-à-l’âme » ou « vague-des-passions » − sorte de
contraste entre l’essor de l’imagination et la précarité de l’existence concrète : « Nos
auteurs rapportent tout à leur mal, ils le dénoncent ; en tout cas, la conduite, ou l’œuvre,
s’expliquent par cet accident : manie suicidaire de ceux que l’on a longtemps appelé les
Préromantiques (WERTHER. Jacopo Ortis, du roman de FOSCOLO ; OBERMAN, de
SENANCOUR), mal du siècle, mal de vivre, spleen, Weltschmerz (chez HEINE, chez
LENAU), Khandra (chez POUCHKINE, LERMONTOV), les termes ne manquent pas
qui, par-delà de réelles nuances sémantiques, attestent que plusieurs générations se
sentent depuis 1750 et pour plus d’un siècle, authentiquement malades. Artistes parce que
débiles, c’est là la grande rupture avec les âges antérieurs (…) Il y a les différences de
comportements,
les
variations
de
carrières
en
zigzags :
la
politique
pour
CHATEAUBRIAND, Madame de STAËL et HUGO ; l’autodestruction dans les paradis
artificiels pour MUSSET, BAUDELAIRE ou LENAU ; tout bonnement le voyage, ou le
113
NGOU (H.), « Cours magistral sur le XIXème siècle », Libreville, Deug I, département de Lettres
43
dandysme pour les Anglais ou les Russes. Tous cherchent de la sorte à s’éprouver,
littéralement, c’est-à-dire à se flatter et/ou à se faire mal. »114
Abattement profond, sentiment du néant, pessimisme et lassitude, le romantisme
littéraire est animé par un sentiment d’échec et d’impuissance. L’art qui est toujours aux
avant-postes des sensibilités, des perceptions, des évolutions, vibrera et réagira à tous les
signaux du romantisme en mouvement. Entre les soupirs d’Alphonse LAMARTINE et
les rugissements de Victor HUGO, le romantisme inaugure en grand la mélancolie
moderne et instaure le Mal en littérature selon les mots de « la meilleure tête pensante
française »115 : «…Cette connaissance qui ne lie pas seulement l’amour à la clarté, mais à
la violence et à la mort− parce que la mort est apparemment la vérité de l’amour. Comme
aussi bien l’amour est la vérité de la mort. »116
Du Romantisme, il y a l’image du Prométhée moderne, « drame de l’opposition
entre le monde de l’esprit a priori et le monde des faits »117 pour le dire avec Victor
CRASTRE. Comme si l’écho de la vie leur faisait peur118, et que le Diable semblait
avoir de beaux yeux au point de lui donner le monde119, les romantiques s’attelleront à
exhumer l’intrigue de la perte voulue et fomentée, tout comme ils magnifieront
l’évidence de la débâcle.
Modernes, U.N.G., 1995-1996
114
CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 129
115
Il s’agit d’une phrase de HEIDEGGER (M.) à l’encontre de BATAILLE (G.) cité par ANTELME (M.),
in Magazine littéraire n°424 octobre 2003, p 32
116
BATAILLE (G.), La littérature et le mal, Paris, Gall. Coll. « Folio/ Essais », 1957, p 12
117
CRASTRE (V.), cité par HEIMONET (J.-.M.), De la révolte à l’exercice, op.cit., p 58
118
HALLYDAY (D.), SAGAN (F.), « Quelques cris » extrait de « Sang pour sang » de HALLYDAY (J.),
Laura Eyes Music/ Maritza music, 1999.
119
IGLÉSIAS (J.), « Le Monde est fou le monde est beau », extrait de « El Amor », Sony Music,1978
44
Déplions cette vérité avec Jean d’ORMESSON : « Le siècle des Lumières
s’établit en réaction contre l’absolutisme du Roi - Soleil. Le romantisme s’installe parce
que l’aventure a pris fin dans la plaine de Waterloo. L’Empereur est tombé. Que faire ?
On s’ennuie à périr. Personne ne raconte mieux ce qui se passa alors dans les cœurs
qu’un auteur souvent décrié : Alfred de MUSSET, dans les premières pages d’un livre
ardent et enchanteur, La Confession d’un enfant du siècle. On s’ennuie. On est triste. On
a plus rien à faire. On presse les pieds des femmes sous la table chez MUSSET, on prend
la main d’une femme pour passer le temps chez STENDHAL, et pour montrer qu’on est
un homme.
L’amour a cessé pour longtemps d’être un plaisir. C’est une croix. Et ça ne
marche
jamais.
L’amour
romantique
est
taciturne
et
toujours
menacé.
CHATEAUBRIAND aime Lucile − mais Lucile est sa sœur. Et puis il aime Charlotte −
mais il oublie qu’il est marié. Tout va bien avec Pauline mais elle est en train de mourir ;
Elvire est déjà morte quand le pauvre LAMARTINE l’attend en vain au bord du lac.
MUSSET et George SAND poussent des cris de bêtes blessées sur les bords du Grand
Canal. Le XVIIe siècle était le siècle des plaisirs de l’amour. Le romantisme sera le siècle
de la passion malheureuse ; de Pauline de Beaumont à la Dame aux camélias, la
tuberculose fait des ravages. Né dans les cœurs, avec les souffrances du jeune
WERTHER, le règne du romantisme coïncide, dans les corps, avec les souffrances des
poitrinaires. L’extrême fin du romantisme, déjà en train de se changer en autre chose,
c’est quand VERLAINE, à Bruxelles, tire deux balles sur RIMBAUD. Tout cela sort de
René qui est triste à mourir et qui porte son cœur en écharpe. Au point que
CHATEAUBRIAND, qui était si intelligent, finit par s’en agacer et change son prénom
45
en Auguste120. Ce n’est pas l’amour seulement qui prend des teintes sinistres. Il y a un
destin des hommes et ce destin est malheureux. La gloire domine le XVIIe siècle et le
plaisir le XVIIIe. Le XIXe est chagrin et douleur (…). Le romantique a moins de pudeur :
il passe son temps à crier et à montrer ses plaies. Il est la proie des forces qui semblent le
dépasser et qui lui font perdre ses esprits. »121
Conspiration d’une génération de poètes? Déchirure complexe entre nature
« instinctive » et une autre relativement rationnelle ? Le romantisme, cette « insociable
sociabilité »122 pointe dans ses chagrins quelque chose de véritablement terrible.
Cette « terribilité »123 s’autorise du spectacle des ruines et de la mort, de
l’imminence de la fin…et de la vanité du monde. Or, une telle élection, englobant une
humanité brisée, va se faire valoir également au plan intellectuel : le deuil est avant tout
arrachement, mais a paradoxalement créé le renouveau romantique. Et là-bas, là-bas,
dans le romantisme désolé - désolant et se mourant d’impatience - les pleurs ruissellent
dans le roman, la poésie, le théâtre, etc.- et l’inconsolation et la solitude pèsent sur les
120
« En France, écrit la comtesse de BOIGNE, il suffit de changer un nom pour changer l’image. Et de citer
l’exemple fameux de CHATEAUBRIAND, qui, en qualifiant par antiphrase les partisans de la Révolution
de « libéraux », leur a fait un immense cadeau : les nostalgiques de ROBESPIERRE annexèrent bien vite ce
qualificatif qui faisait oublier la Terreur. C’est un tour de prestidigitation idéologique de cette nature que
tente aujourd’hui la nébuleuse des antimondialistes, qui préfèrent le qualificatif moins péjoratif
d’altermondialistes. » Cf. VALENCE (G.), « L’illusion alter », in L’Expansion n°681, décembre 2003, p 5
121
ORMESSON (J. d’), Une Autre histoire de la littérature française Tome I, op. cit., pp 152-153
122
Expression utilisée par KANT (E.) pour désigner le caractère paradoxal de la nature sociale de l’homme.
En effet, condamné à vivre en société, l’homme est en même temps l’être dont les élans « anti-sociaux »
résistent aux idéaux de la communauté. Ecartelé entre sociabilité et a-sociabilité, l’homme est prisonnier de
cette antinomie (que ROUSSEAU résoudra), cité par MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme et la condition
naturelle de l’homme : les Limites de l’Optimisme », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de
philosophie, U.N.G., juin 1998, p 25
123
Par Terribilité, nous désignons l’indicible d’où s’origine un sentiment d’angoisse ; la terreur de l’horreur
révèle ici une inquiétude profonde porteuse de menace. Dans l’acception de Grégoire BIYOGO : « La
pensée du terrible », le terrible, c’est « le sens du langage qui se tient derrière le langage. Dans l’Ayät :
l’au-delà des mots et des choses dites. Telle est la découverte fulgurante des Anciens, qui ont inventé un
mode de pensée où le sens se donne dans le temps même où il annonce sa rétraction. Et se rétracte
parallèlement dans le temps où il est supposé être donné. Cela, nous le désignons sous l’appellation de la
parole du terrible ou encore la terribilité de la parole et de la pensée du Mvett. Le terrible est la faculté de
46
songes. On entrevoit sans peine la portée in nucleo de ses vertiges de mort à travers les
phrases du René de CHATEAUBRIAND, cet épicurien qui avait l’imagination
catholique selon la formule de SAINTE-BEUVE. On peut lire ainsi : « On m’accuse de
passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! Je cherche seulement un bien
inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes,
si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? [ …] La solitude absolue, le spectacle
de la nature me plongèrent bientôt dans un état impossible à décrire. Sans parents,
sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé
d’une surabondance de vie. […] Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme
de mon existence. »124
La question, la grande, celle qui plonge les romantiques dans l’indescriptible et
devient « effectuation »125, pour reprendre le mot de Michel HAAR, ne se rend mieux que
sous le prisme de l’angoisse. Cela recommence toujours, sans se lasser, sans épuiser ni le
mystère de son étrangeté ni le mystère de son advenance. S’il en est ainsi, comment
nommer ce sentiment d’Unheimlichkeit (inquiétante étrangeté) heideggerien ? Faut-il se
satisfaire de décrire l’impossibilité de sa traduction ? D’où vient que l’ennui communique
avec l’angoisse ? L’irréconciliation d’avec le monde serait-elle prononcée face à cette
surdétermination des ruines ?
produire intentionnellement l’effet contraire de ce que l’on escompte et annonce… », in Encyclopédie du
Mvett, Paris, Editions Menaibuc, 2002, p 193-194,
124
CHATEAUBRIAND (R.de), cité par QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, Paris, Armand Colin,
coll. « U. »,2000, pp 165-166
125
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire -Douze essais sur HEIDEGGER, Grenoble, Jérôme Million, coll.
« Krisis », 1994, p 13
47
Le geste fondamental pour l’âme romantique, c’est d’accueillir le sentiment
eschatologique126 comme l’habitation première de l’homme. S’affirme ainsi un «
sentiment désespérant si parfaitement décrit par KIERKEGAARD « de ne pouvoir
mourir ». L’effroyable monotonie d’un temps qui traîne avec irrégularité son propre
vieillissement, l’impression de stagnation et de régression… »127. S’écrivent ainsi la
longueur des « boiteuses journées »128, l’impossibilité Mallarméenne d’atteindre
« l’insensibilité de l’azur et des pierres »129, la précarité de nos amours sur « cette terre où
les morts ont passé »130, l’exaltation mériméenne de ramener le monde au mal : « il n’y a
rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire »131 ; l’ironie plaisante
de FLAUBERT d’écrire une œuvre « arrangée de telle manière que le lecteur ne sache
pas si on se fout de lui, oui ou non »132 ; l’urgence lamartinienne d’une réappropriation
du temps face au souvenir de Mme Charles Julie rencontrée en 1816 à Aix-Les-Bains et
qui a inspiré ces vers sublimes : « Ô temps ! suspend ton vol ! »133 ; des mots hugoliens
traversant les choses avec inquiétude, entr’ouvrant une béance glacée à la poésie où
126
« Théol. Doctrine concernant les fins dernières soit de l’individu après la mort ( ce qui implique la
croyance à la vie future), soit de l’humanité ou de la nature ( fin du monde, « jugement dernier », etc. ).
Phil. Anal. Toute conception concernant les fins à venir de l’humanité et de l’univers ( sens et fin de
l’histoire) ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit. ,pp
105-106 − « L’Eschatologie, notion religieuse par excellence, est la doctrine relative aux fins dernières de
l’homme ( eschatologie individuelle) et à la transformation ultime du monde ( eschatologie collective). Cf.
Encyclopédia Universalis, corpus7, Paris, 1985, p 154
127
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire -Douze essais sur HEIDEGGER, op.cit., p 119
128
BAUDELAIRE (C.), Les Fleurs du mal, « Spleen », poème LX, op.cit., p 62
129
MALLARMÉ (S.), « Tristesse d’été », cité par HAAR (M.), op.cit., p 120
130
VIGNY (A.) « La Maison du Berger », cité par QUILLIOT (R.), Qu’est- ce que la mort ?, op.cit., p
167
131
MÉRIMÉE (P.), cité par D’ORMESSON (J.), Une Autre histoire de la littérature française, op. cit., p
201
132
FLAUBERT (G.), cité par D’ORMESSON (J.), op. cit., p 220
133
LAMARTINE (A.), Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques, « Le lac », Paris, Gall.,
coll. « Poésie », revue et complétée, 1981, pp 64-65-66
48
l’homme, abrégé du désert, devient « l’interlocuteur des arbres et des vents »134 ;
l’impossibilité balzacienne de dominer la beauté de la ville de Paris, tant elle a fait
vacance sur son sol, devenant par les caprices des dieux une ville où « tout fume, tout
brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle,
pétille et se consume »135.
Cependant, la volonté de renouveau qui habitait le père de la Comédie humaine va
se manifester par une distance face à ce tempérament romantique tourné vers le mal des
âmes. Cette distance est révélée par ces paroles tirées du film « BALZAC » :
« - Foutaise ! Le romantisme, c’est trop pleurnichard. Et de toutes les façons, ce n’est
plus à la mode à Paris.
- Et qu’est-ce qui est à la mode ?
- Moi ».136
Le sentiment de la mort et / ou du vide trouve son terrain de prédilection dans la
littérature romantique. Horrifiés par la vacuité d’une réalité comme sans rêve ni muse, les
romantiques chercheront le phénix des choses à travers la mort. Une question se pose ici :
« Mais qu’arrive-t-il quand l’époque tout entière connaît l’épreuve du vide ? »137.
L’épreuve du vide ensemence tout autre chose : la présence répétée de la détresse
ressortissant au registre de « la beauté tôt vouée à se défaire »138. Mais au fond de cette
134
HUGO (V.), Hernani in L’œuvre de Victor HUGO. Poésie. Prose. Théâtre par LEVAILLANT (M.),
Paris Librairie Delagrave, 1959, p 150
135
BALZAC (H. de), La Duchesse de Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, Paris, Le Livre de poche,
1958, p 166
136
«BALZAC », film produit par Marc JENNY/Michal PRIKRYL/Jiri TICHACEK/ Martina
BURGETOVA/ Marketa HODOUSKOVA, montage Pauline CASALIS/Adeline YOYOTTE-HUSSON/
Michel CRIVELLARO/Gina PIGNIER, réalisé par Josée DAYAN, TF1- gmt Productions- TAURUSFILM
MIDIASFTSPA- DD Production- France 1999
137
138
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire, op. cit., p 136
MARGERIE (D.de ), in Magazine littéraire n° 422 « L’Angoisse », Juillet- Août 2003, p 64
49
présence infinie de la détresse, ce que nous voulons clarifier dans les pages qui suivent
s’identifie à l’intensité de l’irréconciliation des romantiques avec le monde, les amenant
quasiment à souscrire au saut vers l’Inconnu, vers l’ « Ailleurs »139, lieu qui préfigure
l’horizon ultime de formulation de ce « quelque chose » d’autre que tout ici a clos :
« Calme-toi. Je suis mieux. − Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d’un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser ! »140
139
L’ « Ailleurs » s’enrichit ici d’une double attestation tout de connivence : il y a Grégoire BIYOGO pour
qui « …Le paradigme de l’Ailleurs aurait alors ceci de particulier qu’il propulse le geste littéraire dans un
Au-delà indifférencié, intense, multiple, ouvert, essence même de la post-modernité : l’hétérologie, le nom
de l’autre savoir, d’un savoir pensant son ailleurs ; son dehors est la pliure de l’Ailleurs (…) L’Ailleurs
n’est pas soustractif. Il n’est pas davantage suspensif comme dans le domaine de L’évidement. L’Ailleurs
est supplétif et déhiscent. Guère de religion de la vacuité, mais l’hypostase de l’avènement itinérant. A
l’inverse de tout ce qui a été pensé jusqu’ici, l’Ailleurs ne supporte ni espace, ni temps. Il est absence de
fixité. Tandis que les Modernes ont évidé, suspendu et épuisé ces catégories, l’Ailleurs les prolonge
indéfiniment, les subvertissant en une tension telle qu’elles se disloquent, se dé-naturent et se surnaturalisent par une opération de ductilisation optimale ». Cf. BIYOGO (G.), « Appropriation et
Délocalisation du paradigme de l’évidement dans la pensée littéraire contemporaine−Pour une économie
générale de l’inapprochable », Libreville, Annales de la Faculté des Lettres n° 10, Mars 1995, p 12. Et puis
il y a Jacques DERRIDA et Hélène CIXOUS avec leur cour pavée de voix : − « J’ai ce besoin de laisser
me hanter des voix venues de mes ailleurs qui résonnent par moi. Je veux avoir des voix. Du coup je suis à
la merci de leur insufflement. Elles peuvent me faillir. Je ne maîtrise pas, je me soumets aux oracles. Ce
risque est la condition de mon élan et de mes trouvailles (…) J’ai plutôt le sentiment du chant, d’une
musique. D’où me vient-elle ? De belles voix anciennes me mènent, celles de mes parents ? » − « Toujours
plus d’une voix que je laisse résonner avec des différences de hauteur, de timbre et de ton : autant d’autres,
hommes ou femmes, qui parlent en moi. Qui me parlent. Comme si je me risquais alors à prendre la
responsabilité d’une sorte de chœur auquel je dois néanmoins rendre justice. En contresignant, pour
confirmer, à la rencontre ou à l’encontre de l’autre, cela même qui m’arrive de plus d’un ou plus d’une.
Interviennent aussi d’autres inconscients, ou les silhouettes de destinataires connus ou inconnus, pour qui je
parle et qui me donnent la parole, qui me donnent leur parole. » Cf. (Propos recueillis par Aliette ARMEL),
« Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques DERRIDA et Hélène CIXOUS », in Magazine littéraire
− « Jacques DERRIDA, la philosophie en déconstruction », n° 430 Avril 2004, pp 22-23
140
HUGO (V.), Hernani, cité par LEVAILLANT (M.), L’Œuvre de Victor HUGO. Poésie. Prose. Théâtre,
op. cit., p 150
50
Et si l’humanité romantique restait inscrite dans la dimension de l’ « à−venir » ?
Cette vision−eschatologique − introduit une perception « tout autre », une conception du
« tout autre » de la réalité où se surdétermine une impuissance à survivre là où le sens a
fait épilogue : « Nous, êtres limités à l’esprit illimité, nous sommes nés seulement pour la
souffrance et pour la joie, et on pourrait dire que les plus éminents s’emparent de la joie à
travers la souffrance. »141 Face donc à l’étroitesse des choses, de la réalité, l’Ailleurs
s’est déclaré chez les romantiques. Créant un « réel conjectural »142 où l’invisible futur
crée des modalités d’un autre paradigme : celui de la découverte, avec la beauté soudaine
des variations, avec leur irrégularité, avec la beauté de l’inconnu pour se déprendre des
choses qui limitent et ces vers rimbaldiens y insistent :
« L’automne déjà !−Mais pourquoi regretter
un éternel soleil, si nous sommes engagés à la
découverte de la clarté divine,−loin des gens
qui meurent sur les saisons »143.
Permettez-nous de revenir sur le groupe de mots « présence de détresse » employé
précédemment. Nous savons qu’il ne convient pas, qu’il ne conviendrait jamais aux
esprits optimistes. D’où nous est venu cet intense attachement à la problématique de la
souffrance ? Pour faire bonne mesure, nous convoquons le HEIDEGGER des Essais et
141
BEETHOVEN (L. V.), cité par QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, op. cit., p 166
CURVAL (P.), in Magazine littéraire n°422, « l’Angoisse », op.cit, p 65
143
Présenté par CONTAT (M.), Arthur RIMBAUD, « Adieu », in Une Saison en enfer, Paris, Gall.
Jeunesse, coll. « Folio junior en poésie », 1998, p 109
142
51
Conférences144 afin de localiser le lieu spécifique où ce groupe de mots fait sens dans
l’errance145 romantique : « L’absence de détresse consiste en ceci : on se figure qu’on a
bien en main le réel et la réalité et que l’on sait ce qu’est le vrai, sans qu’on ait besoin de
savoir où se déploie (west) la vérité. »146 Arguments auxquels s’accorde Michel HAAR
dans La Fracture de l’histoire : « L’absence de détresse est la faculté de dissimuler « le
vide de l’être » sous la richesse et la variété des productions techniques. »147
Autrement dit, l’absence de détresse inaugure un sentiment de sécurité étranger au
déploiement total de la puissance d’être−au−monde des romantiques. De la sorte, il nous
apparaît loisible de postuler, pour l’âme romantique, une prédilection pour l’impossible
face à un monde vide assimilable à un désert traversé par la mort et dévasté par le temps.
A cet égard, et contrairement aux autres époques, le dix-neuvième siècle a la
pleine conscience de sa finitude et sa manifestation au monde n’était qu’ « un immense
effort pour surmonter le problème de la mort et de la destinée »148.
L’écriture est rythmée, l’ombre y plane sur l’étendue endeuillée élevant le
« Chant des Ruines ». L’homme romantique jette un regard éploré sur la scène et poétise
sur les ruines : la littérature, l’art en général, représente le territoire le plus étranger au
144
HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, Paris, trad. A. PREAU , Gall., 1954, rééd.1958 et 1980
Cette notion d’errance provient du mythe complexe du Juif Errant. Cette « figure tragique s’il en est, cet
éternel voyageur est condamné à errer sans repos jusqu’au jugement dernier ; en lui, l’immortalité sur terre
apparaît paradoxalement comme la sanction la plus terrible qui puisse frapper un homme puisqu’elle
l’exclut de toute affection humaine et l’entraîne à tout voir autour de lui mourir, disparaître et renaître ».Cf.
(sous la direction de P. BRUNEL) Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988, p
857− L’errance apparaît à la fois de façon explicite et vague. D’ordinaire, on peut l’associer au mouvement,
et plus singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème de
l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable. Chez HEIDEGGER, c’est le thème éponyme de la
modernité que l’errance du monde privé de l’Etre, de Sens.
146
HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, op. cit., p 104
147
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire, op. cit., p 136
148
HUISMAN (D.), Dictionnaire philosophique, Paris, Bordas, 1976, p 53
145
52
chaos, le territoire sur lequel il ne risquait pas d’être colonisé. En ce territoire-là, l’échec
se transforme en expérience positive et l’Ailleurs surgit comme réalité profonde : « Dans
quelque cas que ce soit, l’échec peut être utile. Tel peut-être s’est élevé à un niveau
supérieur et a obtenu le maximum de lui-même simplement pour avoir échoué à un
examen. L’échec force en quelque sorte à l’adaptation, au sens le plus large du terme il
conduit à l’apprentissage. Ou bien, si le but qu’on se propose est trop élevé, il amène à en
changer, à viser d’autres fins, à porter l’effort ailleurs. Qui n’a eu que des succès ne se
connaît pas et ignore ce dont il est capable. Un échec enfin va le révéler à lui-même et
l’obliger à se dépasser. »149
Créant leur « possibilité spirituelle de vivre »150, les romantiques, de la façon la
plus immédiate et la plus bouleversante, adoptent un mode de savoir renversant, encore
par nous inexploré, l’anti−vérisme151. Il n’est pas jusqu’à RIMBAUD qui ne fût réilluminé par cette demeure − le but n’est jamais atteint mais « s’horizonne »152 toujours.
Il n’est pas jusqu’à BAUDELAIRE qui n’y vît que « les prairies teintes en rouge, les
rivières jaune d’or et les arbres peints en bleu »153, et BALZAC l’or des yeux de la fille
aux yeux d’or154.
149
LACROIX (J.), L’Echec, Paris, P.U.F., coll. « Sup », 1969, pp 12-13
BLANCHOT (M.), De KAFKA à KAFKA, op. cit., p 82
151
D’après Le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française de 1972, le vérisme est un
mot italien (1890) - verismo , de vero « vrai » désignant un « mouvement littéraire italien de la fin du
XIXème siècle, inspiré par le naturalisme et dirigé contre les romantiques ». p 1888 − « Courant littéraire
italien de la seconde moitié du XIXème siècle, qui correspond au réalisme et au naturalisme français. L.
CAPUANA, romancier et auteur dramatique, est l’un des premiers en Italie à se réclamer du réalisme puis
du naturalisme. Il dédie à ZOLA l’un de ses romans HYACINTHE (1879)…Parmi les autres romanciers
véristes, on peut citer F. DI ROBERTO et S. DI GIACOMO ». Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT
(M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, op. cit., p 223
152
Terme indexant quelque chose « toujours à venir ».
153
LEVALLOIS (J.), cité par LEMAIRE (M.), Le Dandysme, de BAUDELAIRE à MALLARMÉ,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978, p 39
150
154
BALZAC (H. de), La Fille aux yeux d’or, op. cit.
53
CHAPITRE II : DOULEURS DU MONDE ET MALADIE DE
L’ETAT MODERNE
1.2.1 : L’effondrement de l’homme tragique et l’origine du
réalisme
« La lecture des présocratiques peut être pour nous des plus enrichissantes en tant
qu’elle nous invite à nous demander si les héros du savoir que nous sommes devenus
dans notre civilisation scientifico-technique n’ont pas fait en même temps de nous les
dépossédés de l’Etre. »155
Parallèlement, dans le glossaire nietzschéen, l’herméneutique cherche dans la
tragédie antique les vérités mêmes de la vie. Chez l’auteur de Humain, trop humain
156
,
le tragique s’oppose au quotidien ; la tragédie grecque est l’autre de la banalité,
l’antipode de la quotidienneté. La tragédie grecque a traduit sans la déformer la tension
dans laquelle l’existence devait soumettre l’homme. Cette tension est radicale, entre
Apollon et Dionysos. Elle crée à la fois la musique et la tragédie.
Alors que l’histoire de la philosophie est perçue depuis HEGEL comme un
formidable progrès de la conscience qui aurait tendance à considérer comme
inconsistantes voire trop simplistes les paroles de la pensée présocratique, NIETZSCHE,
qui est « du nombre des penseurs essentiels »157 selon Martin HEIDEGGER, s’opposera à
155
BRUN (J.), Les Présocratiques, Paris, P.U.F., 1973, p 5
NIETZSCHE (F.), Humain, trop humain, trad. H. ALBERT, Paris, Gall., 1968.
157
HEIDEGGER (M.), cité par GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, Paris, Sirey,
1977, p 4
156
54
cette conception réductionniste158. En effet, pour NIETZSCHE, les présocratiques
n’appartiennent pas à un primitivisme qui les reléguerait en marge de la pensée par
rapport à leurs successeurs immédiats (PLATON et / ou ARISTOTE).
Ces physiologues auraient contribué mieux que quiconque à la réflexion portant
sur l’être. La pertinence du regard qu’ils posèrent sur les différents domaines de l’étant,
les préoccupations cosmologiques qu’ils manifestèrent dans leurs théories étaient, selon
NIETZSCHE et HEIDEGGER, porteuses des prémices d’une pensée authentiques en
direction de l’être : « Pour tout dire, avant la série des déviations relatives à la question de
l’être et dont le platonisme s’est rendu coupable, c’est la parole des Anciens qui la
première fois, voire la dernière fois a pu contenir quelques lueurs de vérités, dans son
approche de l’être. »159
Aussi, quand les présocratiques ne trouvaient pas l’être du monde dans la nature,
la phusis, ils le concevaient comme une donnée immédiate du discours. Ce discours est la
parole d’ANAXIMANDRE, le logos d’HÉRACLITE qui se veut présubjectif et
prélogique où se joue la définition de l’être comme absence - présence. En un mot, un
langage ouvert à l’être. Georges STEINER, fustigeant les systèmes platonicien et
aristotélicien en tant qu’ancêtres de toute la pensée occidentale, le souligne
pertinemment : « ANAXIMANDRE, HÉRACLITE, PARMÉNIDE qui vinrent avant eux
n’avaient pas besoin d’être « philosophes ». Ils étaient des « penseurs » (Denker), des
hommes pris dans l’étonnement radical (Thaumazien) de ce qui est. Ils appartenaient à
158
Le Réductionnisme désigne toute théorie qui prétend expliquer un phénomène complexe en le réduisant
à ses éléments les plus simples. Cf. MORFAUX (L.- M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines, op. cit., p 309
159
NGADI (B.), « HEIDEGGER : ontologie ou philosophie de l’existence ? L’existentialisme heideggerien
en question », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U. N. G., 1998, p 4
55
une dimension de l’expérience primordiale et donc « plus authentiques » de la pensée, en
laquelle l’étantité de l’étant était immédiatement présente au langage, au logos. »160
En d’autres termes, la période présocratique est du point de vue artistique, celle où
l’homme est en constante lutte avec les forces de la nature. C’est la période de l’homme
tourmenté. Il n’y a pas à ce moment là de mensonge au sujet d’un bonheur que l’homme
pourrait atteindre dans un monde autre. Le mensonge détourne le regard de la réalité telle
qu’elle est et se réfugie dans le confort des constructions idéalistes (allusion à la
Révolution française) : « …Or la condition d’existence de l’homme bon c’est le
mensonge, autrement dit le refus obstiné de voir comment la réalité est faite ; et elle n’est
pas faite de façon à provoquer l’exercice des sentiments bienveillants, ni encore moins, à
tolérer l’intervention de mains bonasses et ignorantes. Considérer en général les qualités
de toutes sortes comme une objection, comme une chose à éliminer, c’est la niaiserie par
excellence, c’est, vu de haut un vrai cataclysme par les conséquences qu’on déchaîne,
c’est une stupidité fatale, c’est presque aussi bête que le serait le désir de supprimer le
mauvais temps, par pitié, par exemple, pour les pauvres gens. »161
Comment donc entendre la portée plurielle de cette gifle infligée à l’être humain ?
La faute à SOCRATE par PLATON. PLATON dévie la question de l’être
lorsqu’il la structure désormais comme interrogation portant sur la recherche de la vérité.
Cette direction nouvelle le conduit à développer un réalisme des essences. Celui-ci
consiste à dire pour l’essentiel qu’il y a un monde des Idées qui existe indépendamment
du sujet et de la connaissance. Dans un traité politique La République162, en son livre VII,
160
STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, trad. de l’anglais par D. de CAPRONA, Paris, Flammarion,
1987, p 45
161
NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, trad. A. VIALATTE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1988, p 147
162
PLATON, La République, introd., trad., notes et notices par BACCOU, Paris, Flammarion, 1967
56
PLATON part d’un mythe appelé l’allégorie de la caverne où il expose une vision
dichotomique du monde. D’un côté, il voit un monde soumis au changement perpétuel et
source d’illusion : le monde sensible. De l’autre, il définit un univers stable, immuable,
extra spatio-temporel qu’il oppose au premier monde : le monde intelligible, lieu des
Idées.
Dès lors, le monde sensible ne trouverait le principe de son existence que dans le
monde véritable des Idées intelligibles, archétypes dont les objets sensibles ne seraient
que d’imparfaites reproductions. L’Idée apparaît comme seule vraie réalité mais aussi
fondement et signification de toute chose. Or objecte Francis JEANSON, « (…) le terme
de fondement évoque en effet l’idée d’explication ; fonder une réalité, un phénomène
quelconque, c’est en fournir la raison d’être (la cause première ou la fin). Or l’être même
de l’Etre – l’essence du Tout, sa condition d’existence – ne peut être fondé sur rien et ne
peut par conséquent rien fonder du tout : tout y est donné mais la totalité du Don nous
demeure insaisissable car nous en faisons partie, car nous y sommes nous-mêmes donnés
à nous-mêmes – au sein de ce Tout qui est toujours déjà là. »163
Pourtant PLATON est convaincu que l’Etre réside dans des matrices éternelles et
immuables ; dans la forme parfaite, dans les « Idées ». A Georges STEINER de nous le
commenter : « Chez PLATON les Idées sont à la fois la source de la lumière et la seule
vraie chose à voir. La vérité en vient à signifier la perception exacte, et l’être est de ce fait
réduit aux étants. »164
163
164
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, Paris, Seuil, 1963, p 14
STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, op. Cit., p 95
57
HEIDEGGER quant à lui dénoncera surtout dans l’ontologie platonicienne sa
vision hypostatique de l’Idée, c’est-à-dire le fait de recevoir l’Idée comme fondement,
support des réalités du monde sensible : « Penser l’être en propre, demande que soit
abandonné l’être comme fond de l’étant. »165 Si l’on doit assimiler l’être à un fondement
du monde, ce fondement ne doit pas être Dieu. HEIDEGGER l’affirme dans sa Lettre sur
l’humanisme : « L’être-ce n’est ni Dieu, ni un fondement du monde. »166
Ces observations sont aussi valables pour ARISTOTE et plus tard pour
DESCARTES. Pour ARISTOTE, l’être des étants réside dans ce qu’il appelle energeia,
c’est-à-dire la présence qui se déploie et se réalise dans la substance : c’est l’objet de sa
théorie de l’acte et la puissance.
Par son « Cogito », la philosophie cartésienne se donne comme une pensée de la
subjectivité et de la conscience. Ainsi, pour l’auteur du Discours de la Méthode167 et des
Méditations Métaphysiques168 l’existence n’est qu’une conséquence, une donnée
auxiliaire et secondaire de l’essence. Si le cogito venait à manquer, l’existence du père du
rationalisme moderne s’évanouirait dans un océan de doute. Dans sa preuve ontologique
de l’existence de Dieu, DESCARTES soutient que Dieu est le seul être dont l’essence
implique nécessairement l’existence. Son essence est celle d’un être parfait qui possède
apodictiquement169 toutes les perfections. Emmanuel KANT ne corroborera pas cette
thèse de DESCARTES par l’exemple des « cents thalers » : « Cent thalers réels ne
165
HEIDEGGER (M.), Question IV, Paris, Gall., 1976, p 14
HEIDEGGER (M.), La Lettre sur l’humanisme, trad. R. MUNIER, Paris, Aubier, 1983, p 77
167
DESCARTES (R.), Discours de la Méthode. Les Passions de l’âme, Paris, Bookking International, 1995
168
DESCARTES (R.), Les Méditations Métaphysiques, Paris, Bordas, coll. « Univers des Lettres Bordas »,
1987
169
« Proposition nécessairement vraie, soit évidente par elle-même, soit démontrée par un raisonnement
déductif », cf. MORFAUX ( L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit. p. 22 ;
« (…) dans le domaine de la logique, désigne le nécessaire par opposition à l’assertorique et au
166
58
contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles
expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci
contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par
conséquent il n’y serait plus conforme. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que
si je n’en ai que l’idée, c’est-à-dire s’ils sont simplement possibles. »170
Ce qu’il faut retenir de primordial dans cette objection kantienne, c’est que
l’erreur de DESCARTES consisterait à concevoir l’existence comme un prédicat
nécessaire au concept de Dieu, au même titre que l’omniscience et l’omnipotence.
Si la philosophie platonicienne des Idées a engendré l’ensemble de la
métaphysique occidentale, c’est en grande partie à cause du concept de « Bien ». Déjà
dans le Timée171, il nous présente un scénario dans lequel un Dieu créateur, le Démiurge
ou Artisan Cosmique produit le monde physique à partir d’un moment donné, en prenant
modèle sur un système de Forme qu’il contemple et qui est doté d’une existence
indépendante.
Dans le Livre VI de la République, ce Dieu est en fait un principe suprême qu’il
appelle le « Bien ». C’est cette idée de « Bien » que « NIETZSCHE – Zarathoustra »172
dénoncera dans la Révolution française et partout où sont passés les prêtres chrétiens,
ceux-là mêmes « (…) qui ont hypnotisé les âmes jusqu’à l’anéantissement, comme avec
de l’alcool ou des stupéfiants. Déjà se dessine, sur l’horizon noir, la silhouette, de cet
homme qui est tout le monde et personne. En effet, les Européens commencent à se
problématique (…) Est nécessaire ce qui ne peut être autrement ». Cf. LALANDE (A.), Vocabulaire
technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F.,1988, pp 68 et 676
170
KANT (E.), Critique de la raison pure, trad. J. BARNI revue par P. ARCHAMBAULT, Paris,
Flammarion, 1976, p 479
171
PLATON, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Trad. notices et notes de CHAMBRY, Paris,
Flammarion, 1967
172
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 21
59
ressembler tous : dans une immense vague de panurgisme, on court à l’uniformité, à
l’unanimité qui est nivellement dans la médiocrité. L’européanisation ne peut être que
démocratisation et les peuples modernes préparent leur nouvel esclavage. Le monde de
l’absurde s’installe. Le désert croît. Le monde devient un infini de négation. Les
« hommes actuels » sont comparables à cet étranger dont parle CAMUS, et qui excite le
rire de Zarathoustra ; ils sont « stériles » et insupportables, aussi bien dans leur nudité que
dans leur habillement bariolé. Ce sont des tarentules « avides de vengeances secrètes »,
enivrées du poison de l’égalité. De leur concupiscence, ils ont empoisonné les fontaines,
ils ont appelé joie leurs rêves souillés, ils ont besoin d’inimitié ; ils ont sali le langage luimême en ne parlant que de justice, de vengeance, de récompense, de représailles…Tous
ces hommes sans virilité ont un goût d’esclaves, et leur vie recroquevillée dans la
désolation est tellement sinistre qu’elle est déjà le signe du deuil universel. »173
Aussi, par l’énoncé de ses principes, le but de la Révolution française, de l’Etat
moderne est le bonheur de l’homme. Or selon NIETZSCHE, parler de la question du
bonheur nous ramène à la préoccupation de SOCRATE. « La joyeuse affirmation qui
retentissait à l’aurore du monde, bientôt, fut étouffée. A l’heure même où un cri s’élevait
pour annoncer la mort du « grand pan », le furieux dithyrambe et la grande épopée de la
tragédie antique périssaient par l’effet d’un double sacrifice : EURIPIDE fut l’ « agonie
de la tragédie » et SOCRATE, « nouvel Orphée qui s’élève contre Dionysos », osa tout
seul nier l’âme grecque entière. Tandis que la tristesse du soir descendait sur l’art grec,
les ténèbres de l’obsession théorique enveloppaient les cimes pures où la philosophie,
avec les présocratiques, avait atteintes. Ainsi le génie grec, artiste ou philosophe, fit
173
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 59-60
60
naufrage. Avec lui, disparut le secret de « l’homme intégral », qui est aussi le secret de la
civilisation intégrale » (…) Mais le voile dont, à son dire, SOCRATE, et surtout
PLATON174, ont couvert la philosophie a, une fois de plus, valeur de signe pour
NIETZSCHE : car ce voile ne s’est pas étendu par accident sur la pensée la plus haute et
la plus profonde ; il est advenu comme un destin. Et NIETZSCHE dont la psychologie
démasquante est, dès les années 1870, descendue dans les replis cachés de l’âme
originelle, ne s’est point assigné d’autre tâche que de comprendre ce destin (…) Cette
tâche, NIETZSCHE l’appelle sa « mission » ; elle est, « sa souveraine et sa déesse »,
écrit-il à son ami SEYDLITZ en 1878. »175
En effet, pour cet athénien (SOCRATE), seul l’homme vertueux peut atteindre le
bonheur. Ainsi toute l’existence de SOCRATE sera-t-elle une entreprise d’amélioration
de l’humanité. NIETZSCHE se révoltera contre une telle vocation.
Par son « talent cruel »176, NIETZSCHE objectera que viser le bonheur et fuir
l’inégalité, condamner le vice et louer la vertu, sont une négation de la vie. Réprimer
l’instinct et le vice revient à ôter la dimension tragique de la vie. La vérité de la vie, tout
comme la tragédie, vient de ce qu’elle est mariage de l’apollinien177 ( composante de
l’esprit grec, caractérisé par la mesure et la sérénité, propre à Apollon), et du dionysien178.
La vie est bipolaire. Ne considérer que la vertu est un assassinat contre la vie. L’erreur, le
174
Il appert que NIETZSCHE condamne davantage le socratisme que SOCRATE, de même qu’il se
dressera bien plus contre le christianisme que contre Christ. PLATON, quant à lui, est jugé sévèrement par
NIETZSCHE, qui lui reproche non seulement son idéalisme et sa philosophie dualiste d’un monde cassé où
l’intelligence détrône le sensible, mais aussi sa lourde et ennuyeuse dialectique. Dans Le Crépuscule des
idoles, il dit : « il a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes. » Cf. GOYARD-FABRE (S.),
NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 39-40
175
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 39-40.
176
« C’est en parlant de DOSTOÏEVSKI que CHESTOV évoque le « talent cruel », la parenté spirituelle
qu’il établit entre NIETZSCHE et le russe semble autoriser l’emploi de cette expression pour le philosophe
allemand. » Cf. GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 24
177
RUSS (J.), Philosophie : les Auteurs, les Œuvres, op. cit., p 335.
178
idem : ce qui est sous le signe de Dionysos, ce qui dépasse la mesure et l’ordre (Dionysos est, chez les
grecs le dieu de l’ivresse), p 335
61
vice, l’impertinence et toutes les valeurs condamnés par la morale socratique ont leur
mérite et nécessitent qu’on ne les regarde pas avec mépris : « Comme on le voit, je ne
voudrais pas qu’on sous-estimât l’impertinence, elle est la forme de beaucoup la plus
humaine de la contradiction, et, dans notre époque amollie, l’une de nos premières vertus.
Quand on est assez riche pour s’en offrir le luxe c’est même une chance d’avoir tort. Un
dieu qui viendrait sur la terre n’y devrait faire que des injustices ; le divin ne serait pas de
prendre la punition mais la faute sur ses épaules. »179
Les philosophes présocratiques étaient des créateurs et c’étaient des grands
hommes d’Etat. Ils s’affirmaient comme des conducteurs d’hommes : « Et la civilisation
grecque périt pour n’avoir pas écouté le message des présocratiques. »180 Le personnage
de SOCRATE est d’un intérêt et d’une signification symboliques en ce qu’il se situe pour
NIETZSCHE à la charnière de deux mondes dont il constitue la frontière, à savoir le
monde de la tragédie présocratique et celui qui détruit la pensée tragique. En effet, par la
condamnation de l’instinct et l’apologie de l’intelligence, SOCRATE est à la source d’un
nouvel ordre moral et esthétique : le règne de l’homme vertueux, de l’homme bon. Aussi,
s’est-il empressé de soutenir que la vertu est objet d’enseignement tel qu’esquissé ici à la
fin du PROTAGORAS : « (…) toi, SOCRATE, qui niais d’abord que la vertu pût
s’enseigner, voici que tu mets tous tes efforts à te contredire en démontrant que tout est
science, la justice, la tempérance, le courage, ce qui est le plus sûr moyen de montrer
qu’on peut enseigner la vertu ; car il est clair que si la vertu était autre chose qu’une
science, ainsi que le soutenait PROTAGORAS, on ne pourrait pas l’enseigner, tandis que
179
180
NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., p 26
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 41
62
si, tout entière, elle est une science, comme tu le soutiens, SOCRATE, il serait étrange
qu’elle ne pût devenir l’objet d’un enseignement. D’autre part, PROTAGORAS, qui avait
d’abord mis en fait qu’elle se pouvait enseigner, semble maintenant s’appliquer à se
contredire, voyant en elle tout plutôt qu’une science, ce qui lui ôterait toute possibilité
d’être enseigner. »181
NIETZSCHE perçoit SOCRATE comme le destructeur d’un monde bâti sur
l’autorité des artistes tels que HOMERE, PINDARE, ESCHYLE et PHIDIAS. Chez ces
artistes, il dit que l’instinct est la force affirmative et créative de la vie comme leur
conscience est créatrice.
Pour SOCRATE au contraire, l’instinct devient atrophié et la conscience critique
et dissuasive. Car agir par instinct est irrationnel. C’est la connaissance, le savoir qui
conduit à la vertu et non l’instinct. La morale socratique est donc fondée sur le procès de
l’instinct, la répudiation des passions.
« Mais l’expression la plus tranchante qui a été trouvée pour caractériser cette
nouvelle et inouïe valorisation du savoir et de l’intelligence est de SOCRATE lui-même,
lorsqu’il découvrait qu’il était le seul homme à s’avouer qu’il ne savait rien ; alors que
partout dans ses pérégrinations critiques à travers Athènes, rendant visite aux plus grands
des hommes d’Etat, des orateurs, des poètes et des artistes, il rencontrait la présomption
du savoir. Il découvrait alors avec stupeur que ces célébrités n’avaient pas une idée juste
et sûre même de leur profession, qu’ils exerçaient seulement par instinct. « Seulement par
instinct » : par cette expression nous touchons au centre de la tendance socratique. Par
elle, le socratisme condamne aussi bien l’art existant que la morale existante où qu’il
181
PLATON, PROTAGORAS, cité par SAMB (D.), Les Premiers dialogues de PLATON. Structure
63
porte son regard scrutateur, il voit le manque d’intelligence et la puissance de l’illusion et
de ce manque, il déduit le caractère profondément absurde et condamnable de tout ce qui
existe. C’est à partir de ce point que SOCRATE a cru devoir corriger l’existence : lui,
l’homme seul, se présente, d’un air d’irrévérence et de supériorité, en précurseur d’une
civilisation, d’un art et d’une morale tout autre dans un monde dont le plus grand bonheur
serait, pour nous, d’en saisir avec respect, la moindre parcelle. »182
NIETZSCHE dit bien que SOCRATE est le précurseur d’une civilisation, d’un art
et d’une morale tout autre ; il fait allusion ici à la morale judéo-chrétienne. En effet, le
christianisme n’est rien d’autre que la consécration des propositions socratiques : « Vertu
égale savoir ; l’homme vertueux est heureux. » La civilisation que SOCRATE génère est
celle de la négation du moment tragique, c’est-à-dire cette période anté socratique du
point de vue artistique et non philosophique ; le moment de la grande approbation à la
vie, celui de son surgissement irréfragable, de son éclosion. C’est la période qui a
véritablement exprimé le dionysiaque, ce « oui » inconditionnel à la vie. Il y avait là une
vision pulsionnelle et holistique de la vie, c’est-à-dire que la vie était un tout qui ne
devait pas être segmentée ; elle ne devait pas être sélectionnée pour n’être approuvée
qu’en partie. NIETZSCHE définit le dionysiaque qui caractérise la tragédie présocratique
comme « une formule d’approbation suprême née de l’abondance, du plein, un « oui »
sans réserve qu’on dit à tout, à la souffrance même, à la faute même, à tous les
problèmes, à toutes les étrangetés de la vie… ce oui suprême, ce oui joyeux dit à la vie,
ce oui le plus exubérant, le plus impétueux de tous. »183
dialectique et ligne doctrinale, Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997, p 12
182
NIETZSCHE (F.), La Naissance de la tragédie, notes et commentaires de J. DESCHAMPS, Paris,
Christian Bourgeois Editeur, coll. « 10 /18 », 1991, pp 114 - 115
183
NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., pp 78-79
64
Le socratisme annexe le christianisme. L’un a un idéal d’amélioration de l’espèce
humaine par la pratique de la vertu en vue du bonheur, l’autre veut aussi rendre l’homme
bon par le renoncement à soi et la pratique de l’amour pour le prochain.
Tous deux ont alors la même vision, celle de rendre l’homme parfait, au-delà des
pulsions et des passions qu’ils ordonnent de maîtriser, de dominer, de vaincre. Pourtant,
nous avertit MACHIAVEL : « (…) il y a une grande distance entre la manière dont on
vit et la manière dont on devrait vivre et que celui qui jette ce que les gens font en faveur
de ce qu’ils devraient faire provoque sa ruine plutôt que sa préservation, car un homme
qui veut faire en toutes choses ce qui est bon, sera ruiné au milieu du si grand nombre de
ceux qui ne sont pas bons… »184.
Ceci nous éclaire plus amplement sur le rapport qui s’établit entre d’une part la
religion, en l’occurrence le christianisme et le socratisme ; et d’autre part la théorie de la
souveraineté populaire issue de la pensée de ROUSSEAU. En effet, l’égalité des âmes est
un concept qui résulte du contresens que les faibles nourrissent à l’endroit des puissants.
En d’autres termes, c’est parce que le bas peuple condamne le privilège des nobles qu’il
invente l’égalité des âmes devant Dieu et plus tard devant la loi. Puisque les âmes sont
égales entre elles, alors il n’y a plus de relations hiérarchisantes, de personnes supérieures
à d’autres, tous les hommes sont égaux. NIETZSCHE expose le lien d’hérédité culturelle
qu’il y a entre le principe chrétien de l’égalité des âmes devant Dieu et celui de l’égalité
démocratique, de l’égalité des hommes en droit.
184
MACHIAVEL (N.), Le Prince, Paris, Librairie Générale Française, 1988, chap. XV, pp 79-80
65
Ainsi, tout comme l’égalité des âmes a servi au bas peuple à nier le privilège et la
hiérarchie sociale au-dessus de laquelle se trouvaient les puissants, l’égalité des hommes
en droit est un moyen pour les faibles de soumettre les maîtres. Et NIETZSCHE en a
après Jean-Jacques ROUSSEAU dont la théorie de la souveraineté basée sur la volonté
populaire et l’égalité des hommes devant la loi sera la source de la Révolution française,
donc la cause du renversement du règne des puissants. Le fameux principe de l’égalité
ontologique des sujets des Lumières éclôt avec 1789.
« ROUSSEAU, maître à penser de la Révolution, est le doctrinaire de
l’égalitarisme, et cette doctrine passe aux yeux de NIETZSCHE pour « le poison le plus
vénéreux » qui soit. Elle fait partie de ces idéalismes qui, philosophiques ou politiques,
sont « une sorte de maladie » qui abaisse la force organisatrice, efface la finesse et
l’assurance, sape la vitalité. ROUSSEAU niveleur en politique, comme WAGNER en
musique, des « impersonnels » et des « périphériques ». De surcroît, cette doctrine, qui
apparaît prêchée par la justice même, dont d’ailleurs elle se réclame à grand bruit, est la
mort de toute vraie justice. En effet, le juste est (…), un sentiment extra-moral immanent
à la race forte ; il est enraciné dans la nature et, expression de la nature même des choses,
il est tout le contraire de la justice vengeresse et réactive dont les idéaux moraux sont
pétris. Donc, ROUSSEAU et, dans son sillage, FICHTE, ou SAINT−SIMON, ou
Auguste COMTE, se sont trompés : il n’est pas dans l’ordre des choses et de la vie, que
tous les hommes soient égaux. »185
Le déplacement de perspective politique, c’est-à-dire la moralisation de la
politique, est finalement la source de la société du grand nombre, la société démocratique
185
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 101-102
66
ou « le règne du troupeau » pour reprendre le glossaire nietzschéen. En effet, toute
doctrine qui vise à déguiser la vie en l’affublant d’une téléologie qu’elle ne suppose pas
n’est qu’un pur mensonge. Elle dénote Les errements épistémologiques de l’époque
décadente que dit la modernité. La modernité est une époque de décadence en ce qu’elle
est le moment du renversement de la vérité. Pour NIETZSCHE, la vérité a désormais la
tête en bas et les pieds en haut par la révolte des esclaves dont le « prêtre », ce renégat,
est l’instigateur. Par le secours du prêtre, la plèbe a perverti le sens inaugural de « Bon ».
C’est qu’à l’origine, le mot « Bon », au lieu de qualifier des actions non-égoïstes
et désintéressées, était dit de tous les actes et comportements des hommes distingués
aussi bien par la valeur supérieure de leurs âmes, par leur naissance que par les avantages
y afférents. Mais dans son mensonge, le christianisme qui répand l’atmosphère vitrée de
la décadence a renversé l’échelle des valeurs : « Bon » et « Méchant » désignent autre
chose dans la morale régnante.
Et c’est au plus profond de cette falsification de la vérité que naîtra l’Etat moderne
voulu par ROUSSEAU : « Ce n’est pas VOLTAIRE, avec sa nature mesurée, portée à
régulariser, purifier, reconstruire, mais bien ROUSSEAU, ses folies et ses demimensonges passionnés qui ont suscité cet esprit optimiste de la Révolution contre lequel
je lance l’appel : « Ecrasez l’infâme ! » C’est lui qui a chassé pour longtemps l’esprit des
Lumières et de l’évolution progressive : à nous de voir – chacun pour son compte – s’il
est possible de le rappeler. »186
186
NIETZSCHE (F.), Humain, trop humain, op. cit., p 276
67
ROUSSEAU, à l’instar de SOCRATE et du christianisme, a changé le fondement
dans la société moderne en ce que, de son essence qui obéissait chez les Grecs et les
Romains au phénomène de la puissance, elle obéit maintenant à la morale. « L’Imperium
Romanum » prévoyait par exemple que celui qui a le plus de puissance l’emporte
politiquement sur celui qui en
a le moins. Ainsi, il appartient aux plus puissants
d’orienter la politique générale et aux moins puissants d’obéir à ceux-là, parce que
l’impuissance de leur nature les y réduit. Et pour faire écho à cette affirmation, ALAIN
nous explique doctement que durant son dernier voyage en « Utopie », il a visité
« Dindon – Collège », appelé en réalité « Ecole supérieure des Gouvernants ». Voici
rapportés, au regard de la condition humaine, les propos explicatifs du directeur de cet
auguste collège au sujet du « Vulgum pecus »187 : « Vous avez certainement remarqué,
me dit le directeur, qu’un certain nombre d’hommes sont disposés, par nature, à préférer
le paraître à l’être, et à s’engraisser de l’opinion d’autrui. Ils tiennent beaucoup de place
dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu’ils sont
encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des
peuples ; car il ne convient pas que les forces de la Nation se dépensent dans des luttes
inutiles. Chacun à sa place, telle est notre devise ; et nous gonflons la grenouille
scientifiquement ; cela lui épargne bien des peines. »188
187
Expression latine désignant la multitude ignorante
188
ALAIN, Propos sur les pouvoirs, Paris, Gall., coll. « Folio / Essai », 1985, p 115
68
A tout prendre, par son incapacité à refuser l’uniformisation et le mensonge fait
aux peuples, par son impouvoir à rejeter les convenances et les principes plus ou moins
dirimants, les Lumières – exempté le sublime sage VOLTAIRE – sont taxées par
NIETZSCHE de « complicité » avec les Ténèbres et la non-humanité : « Mais au XVIII e
siècle, VOLTAIRE fut le dernier homme de cette race ; il fut le dernier aristocrate de
l’esprit. Avec lui, s’est clos en France le registre de la noblesse. Désormais, le XVIII
e
siècle fut « l’époque de ROUSSEAU » et ROUSSEAU est l’antithèse de VOLTAIRE : la
plèbe contre l’aristocratie. Cela dit, la Révolution française est aux yeux de NIETZSCHE
exclusivement fille de ROUSSEAU , cet avorton campé au seuil des temps nouveaux …
Dès 1873, NIETZSCHE affirmait : « Dans tous les séismes sociaux, c’est toujours
l’homme de ROUSSEAU qui s’agite, pareille à l’antique Typhon sous l’Etna ». Plus tard,
dans Le Crépuscule des Idoles, il s’écriera : « Je hais ROUSSEAU dans la Révolution »
(…) En effet, ce que NIETZSCHE déteste dans la Révolution, ce n’est pas
« l’immoralité » de la guillotine. C’est « la moralité à la ROUSSEAU » qui a fait du
grand évènement « l’expression historique de cet être à deux faces, idéaliste et canaille »
qui, sous le masque du « retour à la nature », distille et infuse de « soi-disant vérité » dont
l’exemple le plus odieux est la doctrine de l’égalité. »189
Faudra-t-il s’accorder avec Nicolas MACHIAVEL sur la ruine des hommes qui
veulent absolument en toutes choses ce qui est bon ? Pour tenter d’y voir clair dans les
aboutissants de ces penseurs « bons » (SOCRATE par PLATON, le CHRIST JESUS,
Jean-Jacques ROUSSEAU), examinons succinctement ici, le temps d’un sourire absurde,
l’intérêt que les contemporains leur ont accordé.
189
GOYARD-FABRE (S.),NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 100 - 101
69
En 399 avant JÉSUS-CHRIST, accusé par le tribunal populaire athénien de
corrompre la jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la cité, SOCRATE est condamné à
boire la ciguë. Cette mort apparaîtra aux yeux de PLATON comme l’injustice même, le
scandale par excellence sur la vertu à partir duquel tout le sérieux de la philosophie ainsi
que sa vocation politique lui apparurent : « Moi qui avais commencé par être plein d’un
immense élan dans la participation aux affaires publiques, je finis alors en portant mes
regards sur ces choses et en constatant absolument que tout allait à vau-l’eau, par être
incapable de me détacher de l’examen des moyens grâce auxquels pourrait bien se
produire un jour une amélioration, tant à l’égard des susdites circonstances que cela va de
soi, par rapport au régime politique en général. »190 Ainsi nous sûmes, en effet, grâce à sa
physique, sa théorie des idées ou sa théologie, la direction coupable que PLATON191
donna à la Politique ainsi qu’à l’Ethique.
190
PLATON « Lettre VII » extrait des Œuvres complètes de PLATON, traduites par ROBIN avec la
collaboration de MORCEAU, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, coll. « N.R.F. », 1950, pp 325-326
191
« En 366, PLATON l’utopiste, PLATON deux fois déçu dans son chimérique dessein de convertir en
philosophes les tyrans siciliens, PLATON douloureux et meurtri a la consolation, en abordant au Pirée, d’y
trouver ses disciples assemblés pour fêter son retour. Parmi eux, il en est un que, plus encore que sa
recherche vestimentaire, lui désigne un regard resplendissant d’intelligence. C’est un jeune homme de
Stagire, colonie grecque aux confins de la Thrace, au nord-est de la Chalcidique, au voisinage du Mont
Athos, aujourd’hui célèbre par son fameux monastère. On le nomme ARISTOTE ; Vingt ans, il va
s’attacher à PLATON, auditeur attentif, disciple studieux, émule en attendant de devenir rival. Sur le plan
politique, l’opposition des deux pensées est manifeste. Au livre II de La Politique, ARISTOTE se livrera
à une vive critique des idées de Platon ; il y prendra aisément l’avantage en combattant le
communisme des biens et le communisme des femmes. On lui a reproché d’avoir triomphé sans peine
en déformant les idées de son maître. Il n’est pas sûr que ce reproche soit fondé, car ARISTOTE a
entendu directement PLATON et nous-mêmes ne connaissons qu’en partie l’œuvre de ce dernier (…)
La vraie différence est dans la conception que PLATON et ARISTOTE se font de l’idéal. Dans le
système platonicien, l’idéal est le produit de l’intervention active d’un principe extérieur. Chez
ARISTOTE, l’idéal va sortir du fait lui-même, de son étude et de sa confrontation avec d’autres faits.
La loi chez le Stagirite se découvre par l’observation même de la nature ; le général est saisi dans le
particulier (…) Le Logos a quitté le ciel pour venir habiter la nature. Les idées, comme dit E.
LASBAX, tendent à suivre la même voie. » Cf. PRELOT (M.), LESCUYER (G.), Histoire des idées
politiques, dixième édition, La Chapelle Montligeon, Précis Dalloz, 1990, pp 96-97 et 98
70
Pour le CHRIST « Ieschoua »192, le Dieu fait homme, le Sauveur Jehoshua « Dieu
est salut », celui que Francis JEANSON voit comme un « humble charpentier d’une
bourgade de Galilée »193, les voies de son Père furent un vrai chemin de croix : enchaîné,
couvert d’hématomes, emmené respectivement lié chez Anne (beau-père de CAÏPHE194),
ensuite chez CAÏPHE, puis chez PILATE, JÉSUS fut accusé par les prêtres d’être un
malfaiteur blasphémateur se faisant passer pour le fils du Dieu réel. La sentence fut sans
appel : « Mais ils s’écrièrent : A mort ! A mort ! crucifie-le ! (…) Jésus portant sa croix,
sortit ( de la ville) vers le lieu appelé : le Crâne, qui se dit en hébreu : Golgotha. C’est là
qu’ils le crucifièrent, et avec lui deux autres, un de chaque côté, et JESUS au milieu. »195
Ainsi – sans aucune intention de violence envers nos « frères » chrétiens – encore
qu’écrire sur Dieu sans oui dire, c’est déjà violer (à son corps défendant) leur conscience,
nous avons été seulement confus de lire qu’: « (…) Il faut nous méfier lorsque nous ne
sommes pas scandalisés par l’Evangile : est-ce que, alors, nous l’avons bien compris ?
l’Evangile est un livre terrible »196. Livre terrible ! oui, c’est triste à dire, le Mystère
divin rend-il les humains optimistes ou pessimistes ? Est-il un aveu d’impuissance
incompatible avec le déploiement de l’homme car, toute « (…) vérité de Dieu n’a pas
d’autre puissance que précisément cette impuissance…»197.
« J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que de quelque façon
qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le
192
Nom de JÉSUS en araméen, sa langue natale.
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 79
194
« Caïphe était le souverain sacrificateur cette année-la et qui avait donné ce conseil aux Juifs : il est
préférable qu’un seul homme meure pour le peuple. » Cf. JEAN 18 : 13-14
195
JEAN 19 : 15-18
196
TRESMONTANT (C.), cité par JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 55
197
PURY (R.de), Qu’est-ce que le Protestantisme ? (Les Bergers et Les Mages, 1961), cité par JEANSON
(F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 53
193
71
ferait être. »198 C’est dire le constant souci du doctrinaire de la Révolution française pour
tous ceux qui seraient enclins à la mal gouvernance. L’avènement de la « démocratie »199,
solidifié par la prise en compte des exigences socratiques, telle que souhaité par
ROUSSEAU, se veut une entreprise qui régit les habitudes des hommes, façonne leur
comportement, coordonne et régente leur vie. Toutefois, et c’est ce que nous voulons
asseoir, la démocratie comme but politique, comme « régime politique dans lequel le
peuple exerce sa souveraineté lui-même, généralement par représentants interposés »200,
est un leurre dans le registre marxiste. Selon Karl MARX, dans les parlements des
républiques les plus démocratiques, « on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le bon
peuple »201.
Serions-nous devenu marxiste sans y prêter attention ? Du tout. Le
marxisme, le communisme et / ou le socialisme sont tout aussi utopiques, car ils croient
faire disparaître toute opportunité de recourir à la violence contre les hommes, toute
nécessité de la soumission d’un homme à un autre, d’une partie de la population à une
autre, par le simple fait que « les hommes s’habitueront à observer les conditions
élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission »202.
Or pour
NIETZSCHE, à cause du privilège qu’il accorde à l’égalité, le socialisme est la source
d’un univers politique négateur de la liberté individuelle. En effet, supprimer la
198
ROUSSEAU (J.-J.), cité par GUILLEMIN (H.) dans la présentation de Du Contrat social, Paris, U.G.E.,
1975, p 25
199
Dans un sens historique, la démocratie est un système politique où le pouvoir appartient à l’ensemble
des citoyens et où la souveraineté reconnue est celle qu’exprime la nation par le suffrage universel. Cela
sous-tend que les libertés individuelles sont reconnues et garanties. Au sens philosophique, le mot
« démocratie » désigne moins une forme de gouvernement qu’une conception de la souveraineté, selon
laquelle l’autorité politique a son fondement dans le peuple, et en dernier ressort dans le libre pouvoir de
chaque individu à se gouverner lui-même. C’est surtout de ce second sens que les constitutions
démocratiques modernes font dériver le principe de la souveraineté du peuple qui remonte au siècle des
Lumières. Soutenant que la société politique naît d’un contrat social, ROUSSEAU en dégage trois
principes cardinaux qui régissent l’exercice du pouvoir politique : l’égalité des citoyens en droit, la liberté
des individus, la loi de la majorité.
200
Le Petit Larousse illustré, 1993, p 322
201
MARX (K.), cité dans le commentaire du livre de Lénine par Patrice GÉLARD, L’Etat et la Révolution,
Paris, Seghers, 1981, p 108
202
idem, p 152
72
« décomposition », la « défection » et le « déchet » conséquents à la société de
consommation, c’est reconnaître qu’ils sont condamnables. Pourtant, ils sont « la
conséquence nécessaire de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi
nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie : nous ne possédons pas le moyen
de supprimer ce phénomène. »203 NIETZSCHE déclare même que « ( …) c’est une honte
pour les théoriciens du socialisme d’admettre qu’il puisse y avoir des circonstances, des
combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se
développent plus… C’est condamner la vie… Une société n’est pas libre de rester jeune.
Et même au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des
détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes,
en difformités, plus elle est près de sa chute… On ne supprime pas la caducité par les
institutions. Ni la maladie. Ni le vice non plus. »204
Mais nous reconnaissons au marxisme d’avoir vu assez tôt, dans la démocratie,
une mise en scène suspecte d’un optimisme rêveur. ROUSSEAU aurait fui la ville pour la
campagne afin de se démarquer de la corruption permanente ancrée dans la ville : « Lassé
de la vie parisienne, il (ROUSSEAU) accepte une proposition de Mme d’EPINAY qui
met à sa disposition, dans le pare de son château de la Chevrette, une maison de jardinier,
l’Ermitage. C’est là que ses démêlés avec les Encyclopédistes vont s’aggraver. La
critique bourgeoise explique en générale cette rupture par des motifs personnels : la
défiance et la susceptibilité de ROUSSEAU, sa manie de la persécution, les indiscrétions
203
204
NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, Paris, Le Livre de poche, 1991, p 94
idem, p 94
73
de DIDEROT et les intrigues de GRIMM (…) Les Encyclopédistes, aussi bien l’aile
avancée (DIDEROT, d’HOLBACH) que l’aile modérée (VOLTAIRE), développent le
programme progressiste de la bourgeoisie capitaliste, tandis que ROUSSEAU représente
les intérêts des masses démocratiques, plus révolutionnaires, mais qui ne peuvent avoir
un programme économique positif et se réfugient dans l’utopie. »205
En d’autres termes, il avouait en son temps l’incapacité de la démocratie à
« accoucher » d’une humanité parfaitement libre et égalitaire. Car, ce que NIETZSCHE
récusera dans les principes fondateurs de l’Etat démocratique, c’est d’être l’héritage
d’une civilisation qui condamne la vie et réprime les pulsions, les instincts. Et à propos
de ce nihilisme sur lequel se fonde l’Etat moderne, NIETZSCHE pointe SOCRATE du
doigt en des termes pour le moins subversifs dans une tradition habituée à voir en
l’athénien la signification la plus noble de la vertu : « Mon interprétation du socratisme :
SOCRATE instrument de la décadence grecque, SOCRATE signalé pour la première fois
comme le décadent typique. Je fais voir la « raison » opposée à l’instinct. Je montre le
danger de la « raison » à tout prix, cette puissance criminelle qui tue la vie. »206
Ainsi, le socratisme qui, par sa répression des instincts vise le bonheur et
l’amélioration de l’humanité, est à la base de la démocratie. En effet, la démocratie n’est
rien d’autre que la concrétisation de l’idéal paradisiaque postulé par le socratisme et
réactualisé par le christianisme dans la conception d’un au-delà comme lieu de
totalisation du bonheur. Ce n’est que dans ce sens que l’on comprend par exemple le
205
LECERCLE (J.-L.), in « Préface » du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes de J.-J. ROUSSEAU, op. cit., p 17
206
NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., p 77
74
rapport qu’il y a entre le concept de l’Etat – providence et le principe chrétien de la pitié
tel que décrit par NIETZSCHE : « Si l’on mesure la pitié à la valeur des réactions qu’elle
suscite ordinairement, elle se caractérise alors bien plus clairement comme une menace
sur la vie. En gros, la pitié traverse la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. Elle
conserve ce qui est mûr pour le déclin, elle se défend pour le bien des déshérités et des
damnés de la vie ; et par l’abondance des déchets de toutes sorte qu’elle maintient en vie,
c’est à la vie même qu’elle confère un aspect lugubre et douloureux. »207
ROUSSEAU est-il signalé comme l’exacte antithèse de NAPOLÉON ? N’y a-t-il
pas perfection dans le régime politique de NAPOLÉON l’Empereur208, bien des années
plus tard ? Nous avouons que nous ne savons que dire à ROUSSEAU. Mais il y a un
point sur lequel nous sommes d’accord avec lui : les « grandes démocraties » du monde
actuel ont bien retenu sa leçon. Il ne saurait être autrement si l’on considère la paix, la
fraternité, la liberté, l’égalité, et la justice qui s’identifient à la conscience au monde de
cette humanité nouvelle et toujours renouvelée.
Oublions au demeurant ce que nous venons d’effleurer, car cela nous obligerait, à
sortir de l’ordre du discours…politiquement correct…
Précisons, in concreto, le passage du XVIIIe siècle au XIXe siècle. Le XIXe siècle
héritera de la flatterie des instincts moutonniers et vengeurs du XVIIIe siècle. L’homme
du XIXe siècle a reçu indivis le legs ternaire du socratisme, du christianisme, et surtout du
207
NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, op. cit., p 14
« Autant mon frère avait horreur de la Révolution française, autant il admirait son contraire :
NAPOLEON Ier, qui ranimait la foi en la puissance immense du grand individu et en admirait la preuve. A
vrai dire NAPOLEON n’était pas un Français, mais un Corse, un condottiere et un génie de grand style. »
Cf. FORSTER-NIETZSCHE (E.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè
siècle au temps présent, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives Germaniques », 1999, p 28
208
75
rousseauisme. Minant sourdement la « volonté de puissance »209 qu’est l’indifférence aux
chagrins, aux duretés, aux privations, le sens du sacrifice, le premier XIXe siècle sera
d’abord le prolongement des idées de ROUSSEAU. L’inadéquation absolue de l’écrivain
naît à partir de l’apparition de la littérature du « moi » : « Il semble que ce fond de
tempérament demeure continuellement doloriste. Il se manifeste littérairement à partir de
ROUSSEAU, par exemple dans la 2e Rêverie du promeneur solitaire, lorsque, le 24
octobre 1776, parti se promener jusqu’au village de Charonne Jean-Jacques revient par
les hauteurs de Ménilmontant et raconte sa mélancolie devant ce beau spectacle
d’automne. »210 C’est donc ROUSSEAU, contrairement au « malin vieillard »211, qui est
le père fondateur de cette littérature égotiste, de cette sensibilité tournée vers elle-même,
parce que chez lui la société pervertit un homme « né bon ». « On ne saurait mesurer d’un
mot la fécondité de son influence. A tout le moins, tout le Romantisme est largement
nourri de ses œuvres. »212
Pourtant dans cette première moitié du XIXe siècle, BALZAC va « (…) se définir
volontiers par ce qu’il a ; sans doute par honte de ce qu’il est… »213 l’héritier culturel de
la mentalité de sujets surchristianisés du XVIIIe siècle car, « …Il y a dans l’œuvre de M.
de BALZAC le cri éclatant, le cri de désespoir d’une littérature ou d’une civilisation
expirante. »214 Alors que MUSSET, de son prénom Alfred, proclame que « pour toute
nourriture il apporte son cœur (…) Les personnages balzaciens parcourent l’espace de la
209
Notion qui renvoie au primat de la libération des facultés créatrices, des pulsions de vie… entité
amorale, esthétique.
210
CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 127
211
Allusion à VOLTAIRE
212
SAULNIER (V-L), La Littérature du siècle philosophique, Paris, P.U.F.,1967, p 86
213
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 56
214
GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, Paris, Armand Colin, 1969, p 451
76
conquête imaginaire dont BALZAC tisse le destin. »215
Et ce destin a des effets
traumatisants. C’est que, justement, BALZAC présage le désarroi de l’homme s’il ne
défie pas son destin historique. Le Père Goriot ne s’entend qu’à travers les grilles d’une
sémantique qui scrute le sens du mot « vieillesse » chez Roland JACCARD : « Elle a le
charme d’une pensée qui s’éteint et l’attrait d’une vie qui se défait. C’est, dans un
cliquetis de squelettes, la dernière valse avec les fantômes de nos illusions, la danse
macabre des principes, la rumba des grabataires de l’idéal. »216
1.2.2 : De la vision pessimiste de l’existence
Si la pensée tragique procède d’une nostalgie de l’unité primitive, elle s’articule
aussi comme la quête de l’unité originelle du sacré et du rationnel. Elle pose avec acuité
la parenté paradigmatique de l’existence et du devenir. C’est chez ANAXIMANDRE qui
soutient que tout provient de l’apeiron, cet illimité, que nous allons rencontrer cette
première vision pessimiste de l’existence. En effet, Léon CHESTOV affirme
qu’ « ANAXIMANDRE considère que « les choses » en naissant, en se détachant de
l’unité primitive et divine pour atteindre à leur être particulier actuel, ont commis une
action impie au plus haut point pour laquelle elles devront en toute justice, subir le
châtiment suprême : la mort, la destruction. »217
215
TORTEL (J.), Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1971, pp 81-83
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 57
217
CHESTOV (L.) in Le Pouvoir des clefs cité par BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 19
216
77
Cette formulation cosmologique du problème pessimiste impute un destin
tragique à l’existence : l’existence est semblable à un processus par lequel les
phénomènes naissent, vieillissent et meurent. Et le devenir est identifié à l’être physique
lui-même. Ainsi selon Jean BRUN218 commentant le fragment d’ANAXIMANDRE,
l’existence serait une perte comme le traduirait d’ailleurs en français le préfixe « ex » de
existence. Poussant plus sur le terrain de l’angoisse de notre condition, Edgar–A. POE
donne une vision du monde inspirée d’ANAXIMANDRE : « Ma proposition générale est
celle-ci : dans l’éternité originelle de l’Etre Premier est contenue la Cause secondaire de
tous les Etres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction. »219
Pendant que pour ANAXIMANDRE l’existence est semblable à une chute du pur
à l’impur220, Arthur SCHOPENHAUER la saisit comme un supplice de tantale, un
horrible cauchemar. Dans son livre, Le Monde comme Volonté et comme
Représentation221, il met les hommes dos au mur ainsi que renchérit Roland JACCARD à
propos de cette figure tutélaire du nihilisme : « Chacun pressent que la vie – n’est qu’une
partition sur laquelle se joue la vaine ritournelle des mêmes souffrances : vouloir sans
motif, toujours souffrir, puis mourir, et ainsi de suite aux siècles des siècles jusqu’à ce
que notre planète s’écaille en petits morceaux. »222
Comment prétendre saisir l’existence si elle se soustrait et se dérobe en vue de sa
finitude ? C’est ici que s’ouvre chez Léon TOLSTOÏ une vision de l’existence travaillée
218
BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 19
POE (E. – A), L’Eurêka, cité par BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 23
220
ANAXIMANDRE, cité par ASSEMBE ELA (C.P.), « NIETZSCHE et l’Eternel Retour », Libreville,
Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G. 1996-1997
221
SCHOPENHAUER (A.), Le Monde comme Volonté et comme Représentation, trad. BURDEAU, Paris,
P.U.F., 1996
222
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit. p 79
219
78
par l’inquiétude : « …L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d’une
civilisation qui s’enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se
sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir
qu’une infime partie de tout ce que la vie de l’esprit produit sans cesse de nouveau, il ne
saisit que du provisoire et jamais du définitif. C’est pourquoi la mort est à ses yeux un
évènement qui n’a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n’en a pas non plus, puisque
du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un
événement sans signification. »223
Nous retrouvons les mêmes échos dans les eaux fangeuses de Ladislav KLIMA,
« gardien d’une usine désaffectée après avoir été exclu de toutes les universités de
l’Empire pour insultes au pouvoir »224, et auteur d’un seul livre, Le monde comme
conscience et comme rien ; dans les écrits de Joseph de MAISTRE, le « théoricien du
catholicisme intégriste »225 comme le soutient Jean BORIE ; ainsi que dans l’écriture de
ce « noceur du désastre »226 pour qui rien n’est à sauver, Max STIRNER, qu’un seul
livre, L’Unique et sa propriété (1844), arracha au néant.
Ladislav KLIMA, le « philosophe du dégoût »227 dit n’aimer « (…) les humains
qu’à sa manière − c’est-à-dire comme des poux »228, tout en proclamant son dégoût de
l’existence : « Que ce monde est une saloperie, au fond c’est ce que sait quiconque a un
peu d’expérience (…) Aucune révolution, aucune institution, aucune loi n’améliorera
l’existence ; on aurait mieux fait d’apprendre à miauler à un chien ou de dresser un
buisson d’épines à porter des oranges que d’anoblir le demi-chimpanzé qui se nomme
223
TOLSTOÏ (L.) cité par WEBER (M.), Le Savant et le politique, Paris, U.G.E. coll. « 10/18 », 1963, p 71
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 104-105
225
BORIE (J.), Archéologie de la modernité, Paris, Editions Grasset/Fasquelle, 1999, p 27
226
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 29
227
idem, p 106
228
ibidem, p 106
224
79
modestement homo sapiens. »229 Joseph de MAISTRE qui, dans « sa passion
antidémocratique »230, postule une éternité des vérités religieuses, nous encense que le
secret originel porte dans son sceau « le décret d’un mauvais sort qui frappe l’humanité,
une éternelle déchéance accompagnée d’une éternelle répression, vouant les hommes à la
guerre et au massacre »231 : « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est
qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans
relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort
de la mort »232.
Dans les bas-fonds stirnériens, on atteint l’abîme de l’extrême. Ce « voyou de la
pensée qui confond discours et divagation »233, et qui fut rabroué par le collège
philosophal – MARX et ENGELS en tête -, s’entiche du principe d’individuation : « Il
mâchonna toute sa vie une idée fixe : affaiblir l’idéal pour accroître l’égoïsme. Quand
SCHOPENHAUER prône l’homme bon, celui qui fait moins de différence entre luimême et autrui, STIRNER voit dans le Moi, le principe premier qui ne repose sur rien :
tout ce qui dispute à l’individu et à son caprice la suprématie, il le rejette comme une
indigne limitation du Moi par lui-même (…) Tu n’as, en ta qualité d’être unique, rien de
commun avec ton prochain, tel est l’avertissement de STIRNER à son lecteur. Inutile, par
conséquent, de te demander si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges
ou de t’offusquer si on te refuse des droits. Dans le désert des valeurs, tu ne survivras
229
KLIMA (L.) cité par JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 105-106
BORIE (J.), Archéologie de la modernité, op. cit., p 27
231
idem, p 28
232
MAISTRE (J. de), Les Soirées de Saint- Pétersbourg, entretiens sur le gouvernement temporel de la
Providence, T. I, Paris, Guy Tredaniel éd., 1980, p 25
233
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 104
230
80
qu’à la condition d’être à toi-même ton propre Dieu. Prends garde cependant : le ciel est
vide, mais le spectre de l’humanité vient encore visiter tes nuits. Fais donc un pas en
avant : de même qu’il n y a pas de Dieu en dehors de l’humanité, de même, sache-le, il
n’y a pas d’humanité en dehors de Toi… »234.
C’est donc la question de la vanité de l’existence et de son absurdité qui sous-tend
la pensée de l’existence qui est entièrement vouée à la mort. Ce problème a été exposé
avec la plus grande vigueur dans l’œuvre de Martin HEIDEGGER. Il est arrivé à des
conclusions
permettant de définir l’élément tragique en le reconfigurant dans une
perspective ontologique. Tout serait condamné à périr, à disparaître. La mort se pense
chez lui comme destin de tout « étant »235, de tout exister : comment s’articule la
problématique de la mort chez Martin HEIDEGGER ?
Pour HEIDEGGER, la mort est l’essence de l’existence. Le phénomène de la mort
est lié à notre abandon dans le monde, être jeté, menant une vie qui va vers sa destruction,
l’homme est celui qui doit interrompre cette inauthenticité, cette vision absurde de
l’existence en lui donnant sens. Ainsi, le phénomène de la mort prend entièrement notre
être le plus profond en nous plaçant devant le néant. Qu’est-ce alors que la mort ? Que
signifie le verbe mourir dans l’acception heideggérienne ? S’agit-il de l’acte terminal
d’une existence humaine ? Il s’interroge : Comment méditer sur l’inconnu, cet étant qui
se situe au-delà du pensable et de l’existence individuelle ? La question de la mort est liée
chez HEIDEGGER à l’entièreté du « Dasein »236. Car elle permet de comprendre l’être-
234
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 102-103
« Ce qui est là. Ce qui vit en ayant une certaine manière de vivre, d’être disposé là ». Cf. VERGELY
(B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, Toulouse, Editions Milan, coll. « Les Essentiels Milan »,
2001, p 59
236
« Lorsqu’il parle de l’étant, HEIDEGGER parle de l’être-là. Être-là se dit en allemand Da-sein.
Littéralement le là de l’Être. Le là de l’Être, en l’occurrence, réside dans le fait que chaque étant est là. Il
235
81
là, cet existant dans sa quotidienneté. Or, l’angoisse désigne le nulle part ailleurs.
Puisque « l’homme est un être-pour-la-mort »237 pour citer la grande formule de
HEIDEGGER, force est de reconnaître que la mort fait partie de la condition humaine
car selon BARRES : « (…) A chaque fois que nous renouvelons notre moi, c’est une part
de nous que nous sacrifions… »238. La mort participe du vivant ; HEIDEGGER dit
qu’elle en est l’essence.
C’est parce que l’homme doit mourir qu’il a un rapport intense et significatif à
l’existence. Si nous nous versons dans l’immodestie en hypostasiant notre existence en
absurdité, ne convient-il pas, mieux, n’advient-il pas que cette existence s’ouvre, aux
confins de son déploiement, sur l’« esprit dionysiaque » au sens nietzschéen du terme :
« Le mot dionysiaque exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la
réalité quotidienne, la société, l’abîme de l’éphémère. »239 L’attitude dionysiaque est
invitation à la création, à la vie, à la complexité, au variable, à la prise en compte de la
finitude pour célébrer le gai savoir de ce qui passionne.
Mais nous gagnerions à nous arracher à la « mêmeté », à la cyclicité, à la
répétition de cette logique qui voue l’existence au néant et sollicitons NIETZSCHE qui
tient que « le destin des sommets, c’est le nôtre »240.
est présent au monde d’une certaine façon. La vie l’a disposé là où il est. Elle l’a en quelque sorte « jeté là
». Celui-ci relève ce défi, en étant là.» Cf. VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, op.
cit., p 16
237
VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, op. cit., p 38 : « On ne peut assurément pas
vivre la mort, mais on peut vivre face à la mort et incarner, en devenant grands nous-mêmes, cette grandeur
qui s’exprime à travers la mort comme fin. C’est ce qu’a voulu exprimer HEIDEGGER en disant que
l’homme est un homme pour la mort ou vers la mort. »
238
BARRES cité par BANEN (D.), « Cours de philosophie », Bitam, Terminale littéraire, C.E.B. (Gabon),
1994-1995
239
NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, trad. H. ALBERT, Paris, Gall., coll.« N.F.R », 1960, p 372
240
NIETZSCHE (F.), Le Gai savoir, cité par GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique,
op. cit., p 93
82
Contre ces philosophes allant dans le sens de la négation de la vie, le
« théoricien » du surhomme invite au prométhéisme dionysiaque qui est une philosophie
de l’éthos viril, ce curieux tempérament qui s’ouvre sous le nom d’Hybris. Il s’agit d’un
étrange sentiment de jalousie mêlé d’orgueil et d’un type de volonté que Paul RICŒUR a
parfaitement identifié sous le nom d’une « liberté de défi »241. Réduite à son expression
simple l’Hybris signifie la démesure, l’élan vers la création, vers l’invention d’un monde
autre, libéré des avatars de la répression, redécouvrant le Vouloir, la vie, l’éternité. Ce
qui s’entendrait dans le langage héraclitéen comme satiété : « Si ce n’était en l’honneur
de Dionysos qu’ils conduisent la procession et chantent l’hymne phallique, ils
commettraient l’acte le plus honteux. Mais Hadès∗
∗ est le même que Dionysos qui les
frappe de délire et d’enthousiasme bachique. »242 Donnant congé au Dieu de la
métaphysique, NIETZSCHE dynamite dans une sereine allégresse les illusions du drame
de l’existence ; et revendique une nouvelle attitude face à l’existence, un comportement
dionysien, gai, hymnique, célébrant la vie. L’existence a été, de SOCRATE jusqu’à son
époque, sélectionnée, censurée et bafouée par ses côtés supposés inintéressants, mais que
NIETZSCHE dit essentiels : « Il faut pour cela considérer le côté jusqu’à présent nié de
l’existence non seulement comme nécessaire, mais encore comme désirable : et non
seulement comme désirable par rapport au côté affirmé jusqu’ici ( à peu près comme son
complément et sa condition première), mais encore à cause de lui-même, étant le côté le
241
RICŒUR (P.), Philosophie de la volonté T. I, Paris, Aubier Montaigne, 1949, p 349
∗ « Hadès est bien le dieu de la mort mais la mort est en même temps une délivrance pour l’âme ; ainsi,
comme le souligne DELATTE, Hadès n’est que le symbole de la vie cachée sous la mort apparente et il
préside finalement à la renaissance de l’âme, tandis que Dionysos symbolise l’ivresse de la vie. » Cf.
BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 61. L’APOCALYPSE nous instruit plus avant dans l’approche
chrétienne du mot grec Hadès (la tombe) : « Et la mer a rendu les morts qui s’y trouvaient, et la mort et
l’Hadès ont rendu les morts qui s’y trouvaient, et ils ont été jugés chacun individuellement selon leurs
actions. Et la mort et l’Hadès ont été jetés dans le lac de feu. Cela représente la deuxième mort, le lac de
feu. Et quiconque n’a pas été trouvé écrit dans le livre de vie, on l’a jeté dans le lac de feu. » Cf.
APOCALYPSE 20 : 13 - 15
242
BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 61
83
plus puissant, le plus redoutable, le plus vrai de l’existence, le côté où sa volonté
s’exprime le plus exactement.»243
Un tel renversement paradigmatique est spectaculaire. C’est l’affirmation de ce
qui jusque là est demeuré nié : les passions, les désirs, le désordre, le laid, la variation. Ce
côté vers lequel la civilisation moderne tourne le dos, cette part maudite de laquelle la vie
est arbitrairement amputée est la plus dynamique. En effet, si NIETZSCHE soutient que
l’altruisme, le désintéressement de soi-même et l’intérêt pour autrui, sont proprement une
négation de la vie, entendons désormais qu’il y a plus de franchise et de volonté de
puissance dans le refus que dans la fusion irréfléchie. L’érection des tables de valeurs
sécrétées par les prêtres et leur censure du corps, sème la mauvaise conscience et
inaugure la décadence, le déclin des valeurs authentiques, aristocratiques. Se basant sur
une vérité d’expérience, NIETZSCHE constate que rien dans le règne humain ou animal
ne continue à subsister sans un féroce amour de soi. Mais la morale judéo-chrétienne est
en totale contradiction avec un tel principe. C’est pourquoi « un frisson d’infini »244
traverse NIETZSCHE lorsqu’il scrute le malentendu de la condition humaine : « Et ne
sous-estimons pas la fatalité qui, partant du christianisme, s’est insinuée jusque dans la
politique ! personne, aujourd’hui, n’a plus l’audace des droits particuliers, des droits
seigneuriaux, d’un sentiment de respect pour soi-même et ses pairs. Le courage d’un
pathos de la distance. Notre politique est malade de ce manque de courage. La mentalité
aristocratique fut sapée au plus profond par le mensonge de l’égalité des âmes ; et si la
croyance à la « prérogative de la majorité » fait et fera des révolutions. C’est le
christianisme, il n’en faut pas douter, ce sont les jugements de valeur chrétiens que toute
243
244
NIETZSCHE (F.), La volonté de puissance, op. cit., p 505
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 169
84
révolution ne fait que traduire en sang et crime. Le christianisme est une insurrection de
ce qui rampe contre ce qui a de la hauteur : l’Evangile des « petits » rend bas… »245.
Ainsi, n’ayant aucun motif pour vivre, pour se survivre à la décadence, le
pessimisme est né. Or, comme nous l’explique Jean GRANIER, il n’invite pas à un
affrontement loyal avec le néant, il favorise plutôt la recherche des échappatoires. C’est
pourquoi il débouche sur « le nihilisme incomplet qui, s’il prend acte de la déchéance
des anciennes valeurs, se refuse néanmoins à révoquer en doute leur fondement idéal. Le
nihilisme incomplet remplace Dieu par le culte des idoles. »246
Dès lors, NIETZSCHE en récusant cette tricherie cyclique, nous débarrasse du
mode d’évaluation de la populace qui serait une morale mensongère. Ce que la
civilisation moderne tient pour la part maudite mérite dès lors d’être considérée avec les
mêmes égards que la partie de l’existence qu’elle affirme. En fait, à l’affirmation
dionysienne se trouve également attaché le soupçon vis-à-vis de ce qui a prévalu jusque
là. Le dionysisme conteste l’affirmation chrétienne de la vie qui fausse la vraie vie et la
condamne. Considérant que la vision pessimiste de l’existence résulte du dualisme
platonico-chrétien, « le médecin de la civilisation » instruit une éducation exempte de
préjugés pour que « l’homme capable de promesse » émerge. L’homme qui doit advenir
n’est rien d’autre que l’homme différent de l’homme moderne, l’homme libéré de « la
moralité des mœurs » et capable de volonté de puissance : « Il faudrait qu’il fasse comme
le taureau ; et son bonheur devrait sentir la terre, et non le dégoût de la terre (…) Il lui
245
NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, op. cit., p 68
Selon Jean GRANIER, le nihilisme aurait 4 étapes : le nihilisme incomplet marqué par trois types de
fuite : le fanatisme, le sectarisme, le totalitarisme ; le nihilisme passif qui est englouti dans la démission et
la contemplation du spectacle de l’inanité universelle ; le nihilisme actif réclame un sabordage universel des
valeurs : fête de l’anéantissement, rage du terrorisme ; le nihilisme classique ou extatique envisagé comme
l’inévitable contrepartie d’une nouvelle et vigoureuse progression de l’humanité. Cf. NIETZSCHE, Paris,
P.U.F., 1982, pp 30-32−
246
85
faut encore désapprendre la volonté du héros : il doit être selon moi un emporté, non
simplement un supérieur, l’éther même doit l’emporter contre son gré. »247
Sous cet angle, la philosophie nietzschéenne travaille à la production d’une parole
neuve capable d’instaurer « un véritable rendez-vous de problèmes et de questions »248.
Cela nous semble d’autant plus pertinent qu’en philologue, NIETZSCHE, dans les
grandes articulations de sa pensée, ambitionne d’examiner de manière généalogique, la
grande question existentielle contemporaine. On s’accordera aisément alors avec Alexis
PHILONENKO
pour
dire
que
« NIETZSCHE
est
un
homme
du
XIXe
siècle « moralisant » contre le siècle qui le précède (ROUSSEAU) ; il est tourné vers le
passé encore vivant et fait dos au XXe siècle : autrement dit, il moralise comme
ROUSSEAU (« J’y veux moraliser sans cesse »), si l’on fait abstraction de ce que ces
deux morales peuvent avoir de dissemblable dans leur contenu concret. NIETZSCHE est
d’abord et avant tout un moraliste−immoraliste, si l’on y tient. Sur ce point, il n’est pas
passé à côté de lui-même, mais peut-être de nous. Sa tâche fondamentale était de penser
l’Europe. Il ne le fit que sous un triple rapport : la tragédie grecque, la Renaissance et
ROUSSEAU en s’y opposant. »249
Honoré de BALZAC traduit et intègre avec force cette situation dans l’économie
du Père Goriot. Ce qui préoccupe essentiellement BALZAC dans ce grand’œuvre, c’est
le drame ou la situation fâcheuse de l’existence soumise au naufrage du mode
d’évaluation chrétien et de l’esprit démocratique décrétant l’égalité des hommes. Le père
247
NIETZSCHE, cité par GUERY (F.), Ainsi parla Zarathoustra−Volonté, Vérité, Puissance ( 9 chapitres
du livre II ), Paris, Ellipses, coll. « Philo-Textes », 1999, p 32
248
NIETZSCHE (F.), Crépuscule des idoles, cité par KOFMAN (S.), NIETZSCHE et la scène
philosophique, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1979, p 94
249
PHILONENKO (A.), NIETZSCHE− Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio /
Essais », 1995, p 333
86
de la Comédie humaine veut traduire la « tragédie du sens ». En présentant l’absurdité
fondamentale de la condition humaine, « le secrétaire de la société française »250 devait
s’obliger à poser des questions sur le sens d’une existence invariablement envisagée du
point de vue rousseauiste et socratique. BALZAC, dont l’imagination tend à se libérer
des contraintes du réel, n’avait pas seulement pour ambition de reproduire la société,
cette faune immense, il voulait encore en découvrir les lois, restituer exhaustivement
l’univers de la Restauration comme de la Monarchie de Juillet. Célébrant le massif
incontrôlable de la vie, avec son débordement, son hybris…
Sur ce fonctionnement, le roman de BALZAC aura les allures d’une force
irréfragable, comme un regard dissident sur les bonnes mœurs. Mieux, Le Père Goriot
semble s’affirmer comme une parodie des conventions. Ce qu’on saisit dès lors, c’est un
phénomène d’ « éclatement » de l’esthétique hors des limites institutionnelles qui lui
avaient été assignées par la tradition naguère. Cet éclatement hors de ses frontières et qui
prélude de la modernité, devient chez BALZAC, la thématisation de « l’horrible »
comme expérience esthétique. Derrière le roman « clair-obscur » de BALZAC, c’est
toute l’existence qui vient à l’oeuvre. La vie lance des signaux de détresse. Vautrin le
pressent quand, s’adressant à Rastignac il lui dit : « …A paris, l’honnête homme est celui
qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font
la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la confrérie
250
« Dans l’ « Avant−propos » de La Comédie humaine, et cette fois en son nom propre, BALZAC ne dira
pas autre chose : « La société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire ». Comble
de l’humilité, ou orgueil indépassable dans cette ambition apparemment réduite, démesurée en fait, d’être le
scribe intégral du donné. » Cf. BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de
BALZAC, op. cit., p 15
87
des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est
la misère. »251
Comment dès lors ne point chercher en BALZAC le réceptacle de la philosophie
nietzschéenne ? En effet, BALZAC expose d’un côté le puissant vouloir de l’être et la
désapprobation même de la tricherie, de l’autre côté l’approbation de la souffrance, de
tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. La référence à Dieu contenue
dans le qualificatif de Goriot − « Le Père » −, ne traduit-elle pas la laideur cruelle et
sauvage de l’ordre chrétien ? La frénésie de Dieu hantant l’œuvre n’est-elle pas le
principe souverain d’une idéologie frelatée caractéristique du personnage Goriot ? Il est
la vérité du chrétien et, partant, la vérité de l’homme « rabougri ». Par contre,
l’affirmation vitaliste que BALZAC place chez l’actant252 Vautrin ne manifeste-t-elle
pas « le dionysisme du maître » ? Il est fort ; il est dur ; il s’est formé pour reprendre une
idée de Simone GOYARD-FABRE, « par la lutte et l’aventure qui sont les souffrances
mêmes de l’individuation. Il porte en lui quelque chose de dionysien »253, quelque chose
qui serait « semblable à une mine aux profondes galeries »254.
251
Le Père Goriot, op. cit., p 130
252
« Rôle joué dans l’action. SOURIAU dans Les 200 000 Situations dramatiques en repéra six qu’il
décrivit ainsi : force orientée (Fo), bien souhaité (Bs), obtenteur souhaité (Os), opposant (Op), arbitre de la
situation (Ar), adjuvant (Ad). PROPP, étudiant de ce point de vue la Morphologie du conte (chap.6),
distingue sept personnages types : le héros, la princesse, l’agresseur, le mandateur, l’auxiliaire, le donateur
et le faux héros. GREIMAS (Sémantique structurale, pp 176-180) étend ces notions à des entités plus
abstraites et envisage une concordance avec les systèmes antérieurs. Il prend comme exemple le philosophe
« des siècles classiques » : sujet, ex. : philosophe ; objet, ex. : monde ; destinateur ou donateur, ex. : Dieu ;
destinataire ou bénéficiaire, ex. : humanité ; opposant, ex. : matière ; adjuvant, ex. : esprit ». Cf. DUPRIEZ
(B.), Les Procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union Générale d’Editions, 1984, p 25
253
254
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 27
PHILONENKO (A.), NIETZSCHE−Le rire et le tragique, op. cit., p 71
88
C’est pour cette raison que Béatrix BECK précise que : « Seulement, sous la
plume de BALZAC, l’expression n’est pas particulièrement laudative. Cet ambitieux
passionné admire peu les victimes, même volontaires. Parmi tous les êtres issus de son
imagination, sa préférence va aux conquérants, aux dominateurs, tel le bandit Vautrin qui
sait susciter les plus grands dévouements et pour qui, notamment, le colonel Franchessini
« remettrait JÉSUS-CHRIST en croix ». Dans un de ses albums, BALZAC traite de
« vice » le sentiment paternel du père Goriot (…) Alors qu’il considère sa créature Goriot
du haut d’une sorte d’Olympe, BALZAC s’est pour ainsi dire incarné en Vautrin. »255
Cette théâtralisation de notre univers nous révèle la contingence humaine. C’est le
spectacle même d’un monde caricatural et grotesque. Le roman balzacien dissimule la
lutte de deux mondes : celui issu du socratisme et ses conséquences démocratiques qui
s’actualisent en ROUSSEAU, et celui du dépassement de la sacralisation du bonheur de
masse et de l’idolâtrie du « standing ». Et cette tension crée une oscillation permanente de
l’univers balzacien.
Dans ces conditions, le principe cardinal de toute lecture sur Le Père Goriot qui
veut atteindre à l’intelligence tensionnelle de la pensée balzacienne nous a paru être
d’appliquer au texte la méthode que NIETZSCHE préconisait, le modèle interprétatif
variable. Si interpréter, c’est sur-signifier, nous osons dire que désormais il n’est que
tricherie de continuer de vouloir comprendre Le Père Goriot sans intégrer la crise qui
ronge le monde conduisant vers sa catastrophe : l’inversion des sublimes valeurs de la
vie. Ce mal mortel, ce rabougrissement de l’homme, cette alternative fâcheuse
255
BECK (B.), « préface » du Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p 6
89
s’authentifie dans l’économie de l’œuvre de BALZAC à travers le père Goriot, ce
« Christ de la paternité »256, selon la déclinaison balzacienne elle-même.
Cette première partie réajuste le programme de la recherche : lire BALZAC à la
lumière du nihilisme actif de NIETZSCHE, en vue de rompre avec son interprétation
classique, n’échappant point au moralisme, au jugement moralisant…
Revenir à BALZAC avec NIETZSCHE, ce serait alors décliner à nouveau les
termes de la révolution esthétique nietzschéenne qui célèbrent la vie. Une telle rupture
invite à pointer chez BALZAC, l’écrivain de la densité, de la réalité avec son
excroissance, récusant toute mimesis, tout réquisit de répétition de la réalité.
256
BALZAC (H.de), Le Père Goriot, p 254
90
DEUXIÈME PARTIE :
VERS UNE NOUVELLE ANTHROPOLOGIE.
BALZAC ET LA CRÉATION DE NOUVEAUX POSSIBLES
91
CHAPITRE III : L’ALTERNATIVE FÂCHEUSE
2.3.1 : Goriot, héritier du mensonge christique ?
La question du tragique chez BALZAC, par delà la simple pratique de
« l’effroyable », est à entendre comme une certaine façon « d’habiter le monde » : « Le
discours littéraire balzacien serait-il travaillé par une déesse ancienne, espiègle et vêtue
de son manteau aux couleurs indéchiffrables, la Métis grecque, divinité de la ruse, cellemême du sens, qui s’efface, se nie, simule son évidement257 au détour d’un vaste
simulacre où il se dédoublerait, se surdéterminerait… Dès lors, n’importerait-il pas de
dévoiler cette ruse du sens en nommant le jeu, la grammaire, les itinérances, l’impossible
hétérologie, et l’Au-delà du texte ? »258
En tout état de cause, l’œuvre d’Honoré de BALZAC, dans son articulation
majeure, porte de façon indélébile le thème259 de l’« impossible sainteté » qui sourd de
manière récurrente à travers toute sa traversée textuelle. C’est une des raisons, et non des
moindres, qui a guidé notre choix vers cette question si éludée dans les travaux consacrés
à l’œuvre de BALZAC.
257
« Le vocable évidement ressortit au verbe évider, et signifie creuser ; faire le vide, rétracter, réduire,
soustraire, amener une chose à perdre sa forme signifiante. C’est ce travail d’arrachement continu aux
choses, aux normes, aux principes de nomination et de constitution, que nous désignons sous l’appellation
d’évidement ». Cf. BIYOGO ( G.), « Appropriation et délocalisation du paradigme de l’évidement dans la
pensée littéraire contemporaine », Libreville, Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, n°10,
mars 1996, p 2
258
BIYOGO (G.), « Cours de Poétique. Les Ruses diathétiques du Père », op. cit., 1995-1996
La conception du vocable « Thème », autrefois « sujet » ou « préoccupation » qui se donnerait à lire
dans les récits d’un auteur, se trouve ruinée ici. Ce vocable est à ramasser dans l’acception qu’en donne
Roland BARTHES comme un « réseau organisé d’obsessions.» Cf. Essais critiques, Paris, Seuil, coll.
« Points », 1964, p 184
259
92
Le texte éponyme de Balzac constitue un lieu où se donne à lire de manière
structurale260, phénoménologique261 − entendu toutefois que « BALZAC, ce grand
huissier du visible, est aussi celui qui professe, nous l’avons dit en commençant, que
« pour les artistes… le monde extérieur n’est rien », et que tout est petit et mesquin
dans le réel ». Voilà congédiée, semble-t-il, la matière même de son entreprise (…) La
phénoménologie avoue ses limites »262.
Par conséquent, Le Père Goriot, de par son actant principal, opère l’ouverture de
l’œuvre. En effet, L’Oeuvre ouverte, « Suppose que le sens ne soit pas enfoui dans le
texte, mais qu’il soit toujours ailleurs, en devenir, par le processus même de la
transformation du sens, par ses multiples lectures, par la complexification du matériau de
lisibilité qui déborde sans cesse l’économie du texte pour solliciter un référent
«extérieur », hétéro-textuel. »263
De ce fait, brisant le schème unificateur et dominateur de la représentation
mimétique et libérant ainsi le multiple et la différence, le monde romanesque balzacien
illustre l’ouverture de l’œuvre : Tragique, Volonté, Paternité, Espoir, Ambition, Révolte,
Enfer, Amour, Désillusion, Maladie, Arrestation, Mort ; ces objets pouvant s’interpréter
260
« …On ne voit plus alors, dans le texte écrit, des formes déposées sur un support, on voit des signes
disposés, groupés d’une certaine façon sur ce support, entretenant entre eux et avec lui des relations d’un
certain ordre, autrement dit un système de signes : l’écriture devient structure ». Cf. TAJAN (A.),
DELAGE (G.), Ecriture et structure, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p 9
261
Adjectif dérivé du terme phénoménologie dont la
paternité reviendrait à HUSSERL et qui en
philosophie, serait une entreprise qui projette l’étude descriptive d’un ensemble de phénomènes afin d’ « en
saisir les essences au terme de la réduction eidétique. » cf. DUROZOI (G.), ROUSSEL (A.), Dictionnaire
de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p 253
262
BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine, op. cit., p 313
263
BIYOGO (G.), « Essai de résolution de l’aporie et des controverses sur l’interprétation du texte. La
querelle ECO contre RORTY », in Annales de la F.L.S.H. n°12, Libreville, U.N.G, janvier 2000, p 285
93
de manière anthropologique264, existentialiste265, théologique266 ou psychanalytique267,
nous installant dans une certaine instabilité, une certaine ambiguïté. Il nous a donc paru
plus pertinent d’aborder notre deuxième partie sous un angle plurivoque. C’est-à-dire, en
d’autres termes, en recourant à une diversité de grilles : nous aurons comme méthode
l’approche systémique pour envisager une meilleure lecture des différents niveaux de
l’œuvre.
264
Nous savons que grâce à La Comédie humaine, BALZAC se flatte d’avoir « peint le grand monstre
moderne sous toutes ses formes. » C’est en ces lieux que Philippe BERTHIER indexe l’œuvre de BALZAC
comme « une encyclopédie universelle de la France contemporaine ». Et s’accordant avec BALZAC luimême, cette Comédie humaine déploierait ni plus ni moins que l’histoire des hommes, des mœurs, des
choses et de la vie, du cœur et des intérêts sociaux. « Pareil programme d’anthropologie intégrale ruine
évidemment à l’avance toute prétention de rendre compte dans le détail de son exécution : comment épuiser
les manifestations de la vie quotidienne dans tous les milieux pendant cinquante ans, mais surtout le mode
d’emploi de « la vie » tout court ? Autant faire entrer la mer dans une bouteille ou, comme le disait
BARBEY d’Aurevilly, faire tenir un chêne dans un bocal à cornichons. » Cf. BERTHIER (P.), La Vie
quotidienne dans La Comédie humaine de BALZAC, op. cit., pp 311-312… Mais le projet balzacien
n’ambitionnait-il pas de rivaliser avec les …impossibles ?
265
Ainsi, comme l’indique le mot, l’existentialisme se caractérise avant tout par la tendance qui met un
accent particulier sur l’existence. Selon Emmanuel MOUNIER, « Pour l’existentialisme, non pas tant
l’existence dans toute son extension, mais l’existence de l’homme est le problème premier de la
philosophie. » Cf. Introduction aux existentialismes, Paris, Gall., coll. « Gonthier », 1946, p 9. L’existence
dont parlent les existentialistes c’est donc l’existence concrète de l’homme. Ils se bornent à faire la
description des problèmes existentiels. Pour eux, les essences sont inutiles, les généralisations non
seulement superflues mais également illégitimes. Les problèmes ontologiques sont donc écartés de leur
champ d’investigation. Grâce aux existentialismes on assistera à une mise entre parenthèses des problèmes
métaphysiques.
266
Du grec theologikos, qui concerne la connaissance de Dieu ; épistémè, la science de la connaissance de
Dieu (ARISTOTE). Qui concerne la théologie ou qui a le caractère de la théologie (…) dans les religions
judéo-chrétiennes, exposé systématique des dogmes de la foi fondée sur les textes sacrés et l’autorité des
Eglises. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 365
267
« Le terme de « psychanalyse » recouvre à la fois une description de l’âme humaine en général et une
méthode pour soigner les souffrances nerveuses et psychiques (…) FREUD pensait qu’il existe toujours
une relation conflictuelle entre un homme et son milieu. Il s’agit plus exactement d’un conflit entre, d’un
côté, les pulsions et les désirs de l’homme et, de l’autre, les exigences du monde qui l’entoure. On peut dire
sans exagération que FREUD est le premier à avoir découvert la vie pulsionnelle des hommes. Cela fait de
lui un des représentants les plus importants des mouvements naturalistes qui ont tant marqué la fin du XIXè
siècle. » Cf. GAARDER (J.), Sofies VERDEN, Oslo, H. Aschehoug et Co (W. Nygaard), 1991−, Le
Monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, traduit et adapté du norvégien par Hélène
HERVIEU et Martine LAFFON, Paris, Seuil, 1995, pp 455-456
94
Mais comment entendre l’approche systémique ?
« Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui
discorde, ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord »268.
Il ressort donc que la systémique est une méthode ouverte en ce qu’elle privilégie
la complexité du sens. La complexité ne doit pas être pour le critique ou le poéticien, un
obstacle à la compréhension. Car il doit mettre en place une raison généralisée qui, loin
d’exclure et de retrancher le désordre, l’obscur, l’instable, postule la continuité et les
transitions, admet l’excès et l’imprévisible et s’attache ainsi à absorber tout le domaine
du sens. La systémique commande donc une mixité de grilles de lecture aptes à rendre
testable nos résultats. Cela est d’autant plus justifié ici que la méthode nietzschéenne
nous invite à une herméneutique variabiliste. Le vrai n’est point un cercle, un centre,
mais un faisceau d’horizons, une multiplicité de perspectives. Ceci définit le
perspectivisme de NIETZSCHE.
Trois grilles de lecture sont retenues pour interroger la question balzacienne de
l’impossible sainteté à travers Jean-Joachim Goriot269.
En premier lieu l’approche
phénoménologique permettra d’épeler la caractérologie de l’actant Goriot. Notre
deuxième grille s’effectuera sous le couvert des paradigmes de la sociocritique
développée par Michel ZERRAFA270 et Lucien GOLDMANN271. La troisième grille, en
268
HÉRACLITE (d’) cité par DURAND (D.), La Systémique, Paris, P.U.F., 1996, p 5
« Jean-Joachim GORIOT était, avant la Révolution, un simple ouvrier vermicellier, habile, économe, et
assez entreprenant pour avoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victime du premier
soulèvement de 1789. » Cf. Le Père Goriot, pp 105-106
270
ZERRAFA (M.), Roman et société, Paris, P.U.F.,1976
271
GOLDMANN (L), Le Dieu caché, Paris, Gall. 1995.- Pour une sociologie du Roman, Paris, Gall. 1964.
269
95
l’occurrence l’herméneutique nietzschéenne travaillera à localiser le « meurtre
symbolique » qu’orchestre l’œuvre balzacienne, car il est bien question ici de parricide.
Dans la première grille, il est question de procéder à la description de la figure
éponyme de l’impossible sainteté du monde et de l’homme tel que l’entend BALZAC.
Donc, de fixer et de justifier les motifs qui légitiment la vision de l’échec de la sainteté
selon une attitude qui éclairerait le destin de Goriot. Qu’est-ce donc le « saint »272 chez
BALZAC ? Comment essayer de saisir cette anthropologie du saint ? Comment demeurer
saint face à la vilenie du monde ? Cela n’implique-t-il pas une autre caractérologie ?
La caractérologie se définit comme l’étude des types de caractères, c’est-à-dire
l’ensemble des manières habituelles de sentir et de réagir qui distinguent un individu d’un
autre273. « C’est la science du caractère ou des caractères (entendus comme ensemble des
déterminations propres à un individu ou à un groupe d’individus qui commandent
habituellement leur manière de sentir, d’agir, de réagir. Ce que la Nature fait de
l’homme). Elle détermine et classe les traits, les conduites, les facteurs fondamentaux
(émotivité/ activité/ secondarité ou primarité) et les types caractérologiques les plus
fréquents (passionnés/ colériques/sentimentaux/ nerveux/ flegmatiques/ sanguins/
apathiques/ amorphes)274. Sentir et réagir, voilà les termes qui donnent tout leur sens à la
caractérologie d’une catégorie de personnage, ici le saint.
272
Du latin sanctus, pur, vertueux. Attribué à une personne, à un lieu ou à un objet, le mot saint le consacre
aux yeux des profanes comme aux membres d’une communauté religieuse. Toutes les religions possèdent
des lieux saints vers lesquels se dirigent des pèlerinages (…) Le christianisme considère comme saints les
martyrs et les êtres qui ont eu une vie particulièrement exemplaire tant par l’amour qu’ils ont donné que par
la fidélité qu’ils ont montrée dans leur foi. Cf. THIBAUD (R.-J.), Dictionnaire des Religions, Sarthe,
Maxi−Livres, coll. « Références », 2002, p 239 … Pour être dans le sillage de BALZAC, nous entendons le
« saint » comme celui qui « …couvre de sa broderie, et légalise les actions qu’il ordonne ; son nom (…),
qui atteste la pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert de passeport aux idées les moins
admissibles ». Cf. Le Père Goriot, p 196
273
Le Robert micro poche, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1993, p 175
274
BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin Editeur, 1995, pp 45-46
96
En effet, c’est de sentir et réagir qu’il est question ici. Il s’agit par là de saisir,
sous ce double rapport qu’est l’a-perception275 et la ré-action, la manifestation de la
sainteté dans notre économie textuelle. En d’autres termes, il nous revient de montrer les
différents traits saillants de l’acte chez le père Goriot. Ce travail de la pensée mis
délibérément en action est décelable à travers toute la texture276 de l’oeuvre, c’est-à-dire
tout le tissu textuel.
L’archéologie structurale que commande l’approche phénoménologique invite à
lire la grille examinée dans deux attitudes, à savoir l’assomption de la paternité et
l’indifférence face à la douleur.
Opérer la description de la paternité revient à descendre selon les exigences
méthodologiques de la phénoménologie au cœur de la « chose même », le fameux
noumène277 kantien ; c’est-à-dire, ici, au cœur même de la nature propre de cette
paternité, pour faire ressortir la transparence de sa manifestation. La paternité
authentique, au sens où l’entend BALZAC lui-même, est à comprendre dans les rapports
qu’entretiennent le moralisme paternel et l’ambition nouvelle qu’il offre au roman. S’il
procède d’un sentiment spontané dans le cœur d’un père, n’est-ce pas l’orgueil de la
protection exercée à tout moment en faveur de sa progéniture ? Comme quoi, nous disons
que, c’est un signe des temps qu’au moment où le monde se singularise comme anti-
275
« Terme créé par LEIBNIZ signifiant la prise de conscience réfléchie par les monades douées de raison
des choses qui les entourent. Chez KANT, conscience de soi, soit aperception empirique, qui accompagne
toute connaissance du réel, soit aperception transcendantale ou Je Pense, principe suprême du moi, qui
confère l’unité au divers de la pensée. Chez Maine de BIRAN, aperception immédiate : acte par lequel le
moi se saisit comme cause et comme sujet dans le fait de l’effort ». Cf. MORFAUX (L.-M.),Vocabulaire de
la philosophie et des sciences humaines, op. cit., pp 21-22
276
BARTHES (R.), Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p 101
277
« Réalité intelligible, l’objet de la raison (Nous) par opposition à la réalité sensible. Pour KANT, le
noumène est l’aspect par lequel la « chose en soi » échappe à notre aperception sensible ». Cf. DUROZOI
(G.) et ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 239
97
humanisme, un « père » affirme, défend et protège ses enfants. C’est ici que surgit avec
évidence la passion, non pas d’un point de vue quasi-négatif, mais comme la donnée
privilégiée d’une paternité qui refuse de se dépasser pour transvaluer les valeurs, mais se
maintient dans une posture empreinte d’ « aliénation »278.
Goriot ne cherche pas à raisonner sa passion paternelle car il sait à l’avance cette
entreprise vaine. Altérant son sens de la dignité et sa conscience morale, Goriot ne vit que
pour et par sa passion paternelle : « j’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime, que
j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance
honteuse (…) »279.
La paternité est donc chez Goriot un lot, un sacerdoce. Il serait ridicule, en effet,
de présenter Goriot « in situ » comme un être sans contrôle et sans maîtrise. Ou de le
taxer de déséquilibré. Ce personnage qui, à l’égard des autres, manifeste le désintérêt de
soi et qui s’efface derrière l’égoïsme total et sans faille de ses filles, ne dirige son
existence qu’en fonction de leurs désirs, les intériorisant comme horizon dernier du sens
de sa vie : « Je suis guéri si je les vois ».280 Des tics propres à un père qui a accédé à
l’intelligence d’une réalité supérieure, qui « le grandit, » nous sont glissés de temps en
temps pour nous signaler l’inauguralité de la paternité chez Goriot. Ainsi, pour le
bonheur de sa fille Delphine, il se fait entremetteur, indiquant à Eugène de Rastignac les
278
« Chez HEGEL, action de devenir autre, soit en se posant comme chose (Entaüsserung ou
Veraüsserung), soit en devenant étranger à soi-même (Entfremdung). Chez MARX (Aliénation sociale) :
situation économique de dépendance du prolétaire par rapport au capitaliste ; le travailleur, qui n’a à vendre
que sa force de travail, analogue à une marchandise quelconque, devient son esclave. Les aliénations
religieuse, politique, etc., sont engendrées par l’aliénation économique. En particulier, l’aliénation politique
s’exerce par l’Etat, instrument de la classe dominante et possédante, qui asservit les travailleurs à ses
intérêts. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 14
279
Le Père Goriot, pp 316-317
280
idem, p 312
98
usages de ce rêve de bonheur qui le lie à elles281 : « Vous la rendrez bien heureuse,
promettez-le moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ? »282.
En somme, BALZAC a une idée claire de la paternité polarisée, et il nous la rend
coextensive du comportement entier de Goriot, de son attitude tout entière aussi bien dans
ses actes que dans ses propos. « On sait la place que tient dans l’univers balzacien le
thème du père. On pense à Goriot, à Goriot, « Christ de la paternité », à Goriot qui va se
cacher derrière les arbres des Champs-Élysées pour voir passer les voitures de ses filles
(…) Le thème est le même partout : il s’agit de vivre par personne interposée, de réussir
dans un autre que soi ce qu’on n’a pu faire en une courte vie, de se prolonger, de
s’achever. Il s’agit de triompher non surtout du temps, mais des obstacles sociaux, de tout
ce qui brime l’élan vital et le vouloir-vivre (…) Ce thème de la lettre de Gargantua à
Pantagruel. Ses filles pour Goriot, le village pour Benassis, le Chef-d’œuvre inconnu
pour Porbus, Lucien pour Vautrin, La Comédie humaine pour BALZAC, c’est toujours la
création magnifiant le créateur, faisant preuve pour le créateur, la création supérieure au
créateur, plus complète. Mes filles sont plus belles que moi », dit Goriot »283 .
Aussi, pour Goriot, ses filles représentent une sublimation de la vie, c’est-à-dire
qu’il voit en elles ce qu’il n’a pu être. Par ailleurs, il a fini par admettre que sa condition
est celle d’un homme condamné – au sens sartrien – à aimer : « Moi seul suis coupable,
mais coupable par amour »284. Aussi la condamnation hante-t-elle continuellement Goriot
pour son axe inconditionnel. Il sait que cette condamnation est sans appel : « J’ai bien
281
Le Père Goriot, p 162
idem, p 236
283
BARBÉRIS (P.), Le Monde de BALZAC, Paris, Arthaud, 1973, pp 434-435
284
Le Père Goriot, p 317
282
99
expié le péché de les trop aimer »285. L’incondionnalité de son amour pour elles est
inséparable d’un martyre, d’une immense souffrance qu’il assume.
Mais toute la question est là : accepter ou refuser ce destin où l’on a conscience de
la condamnation ; accepter ou refuser de jouer ce douloureux jeu où l’âme se trouve sans
cesse affectée. Etre parfaitement conscient du caractère arbitraire et aliénant de son destin
de père. Goriot a déjà tranché et voici son camp : « Mes filles, c’était mon vice à moi ;
elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! »286
Goriot sait donc, désormais, que l’existence n’a de sens que par ses filles qui lui
apportent un attachement. Goriot a choisi la passion pour sublimer sa vie morne : ses
filles. Il a rejeté la Religion des hommes « de caractère » pour embrasser sa passion
paternelle qu’il sait, éphémère et périssable, mais tout de même connaissable, et infinie,
de ce fait.
C’est sans doute ici qu’intervient toute la question de l’assomption d’une paternité
« transparente », sans faute. Se détourner de toutes sollicitations, se renier et renier le
monde et ses illusoires promesses pour se donner une conduite ponctuelle à hauteur de la
seule tâche majeure, transparente, innocente, sacerdotale : l’amour paternel.
C’est sans doute là la grande équation à laquelle est conviée toute paternité authentique.
Ce que Goriot désire, cela est clair, c’est atteindre une paternité sans limite et qui déborde
le niveau physique. Au demeurant, et comme le précise Nicole MOZET, « BALZAC
avait parfaitement conscience d’avoir poussé le plus loin possible l’analyse du thème
paternel »287.
285
Le Père Goriot, p 315
idem, p 315
287
MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot, coll. « Le Livre de Poche », 1983, op. cit., p 355
286
100
De prime abord, la passion de Goriot apparaît comme un vice, mais c’est
méconnaître véritablement l’intention de Goriot : la philosophie illustrée ici par ce
personnage est celle qui enseigne un certain ascétisme, un oubli de soi qui le sublime
comme un père absolu : « Mais BALZAC, si antidémocratique qu’on a pu le dire parfois,
ne manifeste jamais le mépris d’un Vautrin pour les victimes. Il est proche aussi du père
Goriot. Ce n’est seulement pas parce que le romancier a prêté à son personnage sa propre
hantise de la paternité ; c’est aussi parce que sa conception de la création romanesque, en
contradiction profonde avec des opinions politiques, se caractérise par une forme
supérieure d’indulgence qui met sur le même plan l’homme de génie comme Vautrin, le
joli garçon comme Rastignac, la grande dame comme Mme de Beauséant, ou le médiocre
comme Poiret. »288
Goriot est à coup sûr un homme de principes, même si ses principes ne vont pas
au-delà des limites de la vie. Si Goriot tend vers la paternité divine, c’est d’abord parce
que sa chair le veut et l’exige. Cela ne fait d’ailleurs l’ombre d’aucun doute puisque,
s’adressant à Rastignac, Goriot atteste que : « La société, le monde roulent sur la
paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. »289
Cela se justifie encore par ces mots de Goriot : « Que voulez-vous ! Le plus beau
naturel, les meilleures âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité
paternelle. »290 Dans ce cas, assumer authentiquement son rôle de père pour Goriot
signifierait accepter l’insulte face au destin et décider de vivre tragiquement cette vie.
288
Le Père Goriot, p 352
idem, p 315
290
ibidem, p 316
289
101
La deuxième attitude dans notre approche phénoménologique est « l’indifférence
face à la douleur ». Cette indifférence absolue traverse tout le texte menant à
réinterpréter cependant l’état de parfaite santé du personnage comme un état maladif.
Vivant à travers ses filles, une vie par procuration, il y aurait comme une invitation
constante (voire instante) à l’indifférence face au mal physique. Même si cette
indifférence face à la souffrance physique est elle-même exigence réflexive, elle montre
par là qu’elle est l’aboutissement d’une pensée qui a su tirer les conséquences de
l’expérience inconditionnelle de la paternité : « Mon Dieu ! je souffre, la tête me tire.
Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie
douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. »291
Mais de quel mal s’agit-il ? Sommes-nous tenté de nous demander. En fait, il
s’agit du mal physique. Car, parler de mal revient à localiser son origine. Cette origine
très large, nous la reproduisons ci-dessous, exhaustivement, sous une forme graphodiscursive :
Schéma ternaire du Mal292 :
Physique (douleur) chair / Corps
MAL
Moral (faute, culpabilité) Esprit
Métaphysique (incomplétude, imperfection) Âme
291
Le Père Goriot, p 311
BIYOGO (G.), « Cours magistral sur Les Lumières, le XVIIIè siècle », Libreville, Deug II, département
de Lettres Modernes, U.N.G., 1998-1999
292
102
Il est des thèmes éternels chez les écrivains. Ainsi en est-il du Mal avec Charles
BAUDELAIRE, l’écrivain – dandy des Fleurs du mal : « Car s’il est un crime que
l’homme ne pardonne pas à l’homme c’est bien cette atteinte à son image, son idéal. Mais
qu’importe ! C’était sa thèse. Sa conviction. C’était l’une des rares opinions sur quoi il
n’avait jamais cédé. Et n’en déplaise aux imbéciles qui lui reprochaient naguère de
« pétrarquiser sur l’horrible », il a toujours cru que l’art n’a qu’un objet : le Mal ; qu’un
souci : dire le Mal ; qu’un enjeu : l’exploration des mille et un visages, parfois
surprenants ou effarants, que prend le Mal dans le monde. Il entendait profiter de ce
dernier livre pour réaffirmer cette vérité et approfondir sa réflexion sur le fond
catastrophique où se déploie, disait-il, l’aventure du genre humain. »293
Cet étalage de mal, BALZAC en a fait son rayon, son suprême plaisir dans la
Comédie humaine.
Goriot est arrivé à cet horizon où la pensée spéculative recule face au scandale du
mal physique, la douleur : « Le souffre-douleur passif que les pensionnaires de la maison
Vauquer déclarent atteint de crétinisme »294, « la bête brute »295 sait, et ce qu’il sait avec
exactitude est le non-sentir de la douleur devant les feux de sa passion paternelle : « Mon
Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon
mal. »296 Il y a visiblement ici des motifs christiques : le don de soi, la souffrance
physique, la douleur du monologue, semblable à des prières psalmodiées…
Oserons-nous parler de « Modestie » comme grande leçon qui nous soit ici
donnée, pour paraphraser Nicaise KOUMBA à propos de « l’Agir intellectuel dans
293
LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, Paris, Grasset / Fasquelle, 1988, p 249
RIEGERT (G.) Le Père Goriot, analyse critique, Paris, Hatier, 1987, p 17
295
idem, p 17
296
Le Père Goriot, p 311
294
103
L’Etranger de CAMUS »297. Car, parler de modestie reviendrait en quelque sorte, chez
Meursault comme chez Goriot, à parler d’absence d’action. Plus rien, dans le
comportement de Goriot ne signale une quelconque envie de souhaiter « autre chose »
que ce qu’il a, veut ou désire, autant sur le plan cognitif que sur le plan pragmatique. La
douleur est dans l’ordre de la secondarité, de la minorité, de l’échouement. Goriot vit
dans la polarisation de l’adhésion à son éthique paternelle qui dirigerait tout son
comportement, infléchissant la douleur physique. De ce fait, il est engagé vers ce que
Nathalie SARRAUTE appelle : « Un parti pris résolu et hautain, un refus désespéré et
lucide »298. En somme, Goriot n’a pas trahi sa nature qui est toute de paternité. Il y obéit,
mais non pas au code social. La passion n’est-elle pas justement « une tendance
dominatrice, captant de façon exclusive toute l’énergie de l’individu. Alors que l’émotion
peut être brève et demeurer impulsive, la passion dure et mobilise la pensée et la
volonté. »299
Il n’y a point là de prétention, mais simplement la passion ou, mieux, l’institution
d’une éthique passionnelle qui dirigerait tout un comportement : « Vous pouvez dormir,
vous n’êtes pas encore père. Elle a pleuré, j’apprends ça, moi, qui étais là tranquillement
à manger comme un imbécile pendant qu’elle souffrait ; moi, moi qui vendrais le Père, le
Fils et le Saint-Esprit pour leur éviter une larme à toutes deux ! »300 Cette attitude à
laquelle invite Goriot inaugure avec beaucoup de noblesse une vision du monde propre à
297
KOUMBA (N.), « L’Agir Intellectuel dans l’Etranger de Camus », Libreville, Rapport de Licence,
département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1996
298
SARRAUTE (N.), L’Ere du soupçon, Paris, Gall., 1974
299
BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 238
300
Le Père Goriot, pp 179-180
104
BALZAC, bâtie sur le primat de la vérité passionnelle sur la vérité rationnelle. Il n’y a
rien à gagner au-delà de la vérité passionnelle puisqu’elle nous atténue la douleur.
BALZAC, pour qui la famille, le mariage sont le ciment de la société, veut montrer que
seule la passion, de l’amour paternel, résiste, dévorante et implacable, à la fois à la
déperdition des valeurs et à la douleur.
La question, la grande, est celle de la passion de Goriot. Elle ne doit pas
cependant se poser en termes de morale. Il apparaît que, pour absolutiser sa paternité,
Goriot est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur, de dignité et de délicatesse.
Cette expérience pourrait s’entendre comme l’oasis d’une forme de sainteté ; le lieu où
habiterait l’ultime figure de l’anthropologie balzacienne : se dédouaner de tout jugement
de valeur et aborder les autres sans aucun préjugé. C’est pourquoi son indifférence à la
douleur implique l’idée de « sainteté ».
Il s’agit de ne pas tricher avec soi ni avec l’autre, mais de montrer qu’il n’y a
meilleure définition de la paternité que celle qui débouche et objective la vie par
procuration : vivre par personne interposée ; réussir, se prolonger, s’achever dans un
autre que soi.
Notre deuxième grille pour appréhender « l’impossible sainteté » procédera à la
lecture des figures sociocritiques selon les paradigmes de la « sociologie de la
littérature »301. Croire possible la relation entre un texte et la société qui le produit, ainsi
301
La sociocritique s’attèle à montrer le caractère profondément historique de toute création littéraire, et
d’une manière générale de toute création. En d’autres termes, et selon Jacques LEENHARDT, l’hypothèse
axiale de la sociocritique est donc « qu’il est impossible pour un individu isolé de constituer, à lui seul, une
vision du monde totalement structurée et, par conséquent, qu’il existe un lien organique qui unit, au niveau
de ces structures de pensée, l’écrivain et le groupe social auquel il se rapporte ». Cf. (Sous la direction de
105
que le postulent les tenants de la sociocritique, c’est croire raisonnable le postulat que son
évolution soit liée à cette société, et qu’elle en porte la marque profonde, imperceptible,
son historicité même. En d’autres termes, le texte littéraire doit avouer les contradictions
cachées d’une société selon le schéma défini par le matérialisme historique issu de la
pensée marxiste : la force de production asservit ceux qui la constituent. Il leur faut donc
renverser les bourreaux.
Il importe, pour saisir un tant soit peu la portée de la sociologie littéraire, de
cerner les implications épistémologiques du matérialisme historique défini par le
marxisme.
De façon générale, le matérialisme est une doctrine qui affirme que rien n’existe
en dehors de la matière, et que l’esprit est lui-même entièrement matériel. Ce courant
philosophique remonte à l’antiquité avec DÉMOCRITE, EPICURE ou LUCRÈCE. Sous
cet angle, le matérialisme repose sur l’idée que la matière constitue tout l’être de la
réalité. Aussi, nie-t-il tout dualisme entre une création et un créateur, entre le corps et
l’âme, et fait de la pensée un phénomène matériel. Renouvelé par les libertins du XVIIe
siècle et l’invention de la physique mathématique (GALILÉE, NEWTON), le
matérialisme est largement diffusé par les Philosophes des Lumières du XVIIIe siècle
dans une perspective soit plus physiologique (DIDEROT), soit plus sociale (La
METTRIE).
Georges POULET), Les Chemins actuels de la critique, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 »,
1968, pp 375-376
106
Quant au matérialisme historique issu du marxisme, il inscrit dans l’histoire
concrète des hommes les concepts du matérialisme antique : l’histoire, qui a pour moteur
la lutte des classes, est constituée par l’ensemble des modes de production, apparus ou à
venir ; ici, le mode de production conditionne les modes de vie sociaux, politiques et
intellectuels. En d’autres termes, c’est donc l’économie qui détermine la conscience et
non l’inverse. S’ensuivra, dès lors, un renversement de la métaphysique traditionnelle.
Le matérialisme historique établit la critique de tout au-delà du philosophique et
du religieux. Son objectif est donc posé comme vérité d’une histoire qui n’a d’autres
ressources que celles qui sont produites par elle-même au fur et à mesure de ses étapes et
de son développement. Ici, le matérialisme historique se définit comme une conception
scientifique de l’histoire – d’autant qu’il s’efforce de rompre les liens avec la
métaphysique pour mettre en place les concepts qui donnent un fondement objectif et
rigoureux à la science économique et à celle des rapports sociaux.
Cette nouvelle conception du matérialisme ne nous dispose plus à l’étude d’un
homme au sens d’une essence abstraite d’origine métaphysique, mais plutôt à l’étude
d’une structure sociale, d’un mode de production comme le reconnaît LÉNINE : « Si
MARX conclut à la transformation inévitable de la société capitaliste en société
socialiste, c’est entièrement et exclusivement à partir des lois économiques du
mouvement de la société moderne. »302 C’est dire que le matérialisme historique se
fonde sur les bases objectives de la réalité humaine. Aussi, le marxisme accomplit une
302
LÉNINE, Karl MARX et sa doctrine, Moscou, Editions du Progrès, 1971, rééd. Paris, Editions Sociales,
1973, p 42
107
coupure entre la politique et la philosophie, en déplaçant la question de la recherche de la
vérité sur le terrain de l’histoire.
La doctrine marxiste, il faut le rappeler, n’est plus en rapport avec les doctrines
politiques et philosophiques du passé. En effet, elle introduit une rupture avec la
philosophie qui devient une idéologie et qui est substituée par une science de l’histoire
qui est toute entière matérialiste. Et cette coupure décisive est exprimée dans L’Idéologie
allemande, œuvre majeure qui traduit les fondements de ce matérialisme historique : « A
l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au
ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent,
s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, l’imagination,
les pensées et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en
os, non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de
vie réelle que l’on représente aussi le développement des effets et des échos idéologiques
de ce processus vital… »303.
A ce propos, précisons que le marxisme rompt avec trois types de pensée :
d’abord celle de HEGEL qui érige en idéalisme les rapports d’un sujet-essence avec
l’histoire conçue comme résultat d’un système philosophique. Il renverse ce système
hégélien spéculatif. Ensuite, il rompt avec la pensée des théoriciens de l’économie
(RICARDO et Adam SMITH). Ils ont été les premiers à étudier les classes sociales et à
traiter du rapport de la valeur et du travail. S’inscrivant dans leur prolongement, le
matérialisme historique se sépare d’eux à partir du concept de luttes de classes. Enfin, le
matérialisme historique se sépare du matérialisme de FEUERBACH jugé encore trop
303
MARX (K.) et ENGELS (F.), L’Idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, p 15
108
idéaliste. Mais c’est bien à partir de la pensée de FEUERBACH que le marxisme
développe sa vision matérialiste et scientifique. En effet, pour le marxisme, ce ne sont pas
les idées qui existent d’abord, mais les structures matérielles et économiques qui
produisent l’homme, les idées et expliquent les rapports sociaux.
Ce détour vers le matérialisme historique marxiste permet de préciser son
dialogue direct avec la sociologie littéraire. En effet, la sociologie littéraire ne se saisit
qu’à partir du point de vue de l’esthétique marxiste, telle que s’emploie à nous l’informer
Herbert MARCUSE : « Le débat porte sur les thèses suivantes de l’esthétique marxiste :
1.
Qu’il y a un lien déterminé entre l’art et les conditions matérielles (la
base), entre l’art et l’ensemble des rapports de production. Que le changement des
rapports de production transforme l’art, en tant qu’il fait partie de la superstructure, bien
qu’il puisse, comme les autres idéologies, être soit en retard, soit en avance sur le
changement social.
2.
Qu’il y a un lien déterminé entre art et classe sociale. Que le seul art
authentique, véritable et progressiste est celui de la classe montante : il exprime la
conscience de cette classe.
3.
Qu’en
conséquence
le
politique
et
l’esthétique,
le
contenu
révolutionnaire et la qualité artistique tendent à coïncider.
4.
Que l’auteur a le devoir d’articuler et d’exprimer les intérêts et les
besoins de la classe montante (donc, du prolétariat, en système capitaliste).
5.
Qu’une classe sur le déclin ou ses représentants sont incapables de
produire autre chose qu’un art « décadent ».
6.
Qu’il faut considérer le réalisme (en des sens divers) comme la forme
d’art qui correspond le plus étroitement aux relations sociales, et qu’il est donc la forme
109
d’art « correcte ». Chacune de ces thèses implique que les rapports sociaux de production
doivent être représentés dans l’œuvre littéraire – non pas surimposés de l’extérieur ; ils
doivent faire partie de sa logique interne et de la logique de son matériau. »304
Mais MARCUSE y apporte une nuance importante : la sociologie littéraire n’est
point là pour affirmer l’identité de l’œuvre et du réel, elle a renoncé à cette « théorie du
reflet » pour développer la « théorie de l’œuvre comme aura », comme subversion.
Ainsi, dirions-nous que les crises socioculturelles qui se manifestent par la
dégradation de toutes les valeurs qualitatives déclenchées en Occident, ainsi que l’atteste
le Lucien GOLDMANN de Pour une sociologie du roman, sont en ce sens justifiées par
des attitudes qui s’opèrent dans l’œuvre de celui qui se surnommait « le NAPOLÉON des
Lettres ». Que ce soit chez Lucien GOLDMANN ou chez Michel ZERRAFA, l’écrivain
n’énonce pas sur un sol institutionnel neutre et stable. Il nourrit son œuvre du caractère
radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société.
Autrement dit, un texte ne naît jamais « ex nihilo », il ne naît guère à partir de
rien, en échappant à toute socialité. C’est qu’il est toujours l’objet d’une
« intertextualité » au sens bakhtinien qui affirme que « le texte littéraire n’est jamais clos,
une nomade sans fenêtre, mais doit être envisagé comme une structure dialogique »305.
Aussi, le romanesque, en tant qu’aspiration vers un « Ailleurs », témoigne
idéologiquement de l’ici de l’écrivain. Il s’ensuit que le texte est nécessairement traversé
ou travaillé par une idéologie donnée, c’est-à-dire un ensemble d’idées, de croyances, de
304
MARCUSE (H.), La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil,
1979, pp 16-17
305
BAKHTINE (M.) /VOLCHINOV (V.N.), Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit,
1977
110
doctrines en tension propres à une époque, une culture, une société, une « classe » : « De
tout temps ont existé des rapports – de conflit ou d’allégeance – entre littérature et
histoire ; avec le XIXe siècle, ils se font osmose. La symbolique politique s’insinue dans
la vie des lettres et l’on entend Ludovic VITET réclamer « un 14 juillet du goût » ou
Victor HUGO clamer qu’il « a mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire »… Et, non
contents de peser sur leur temps par les mots, les écrivains entrent dans l’arène :
CHATEAUBRIAND, CONSTANT, LAMARTINE, HUGO, GUIZOT (il n’est même
pas jusqu’au « solitaire » VIGNY qui ne soit tenté par la députation)… Vécus au
quotidien, les événements sont rapidement récupérés par l’écriture qui les élève au rang
de mythe ou de légende : et l’on chante aussi bien la gloire impériale que l’errance de
l’émigration, la monarchie restaurée que les journées de Juillet… Au-delà du politique,
c’est tout le siècle et sa vie qui entrent dans les livres : de l’ample projet de BALZAC aux
brefs récits de NERVAL, il n’est pas beaucoup de textes qui n’inscrivent l’époque dans la
dynamique de leur récit. Il est vrai que, depuis 1789, l’histoire s’est accélérée, fournissant
un réservoir d’images, de personnages et de thèmes dans lequel l’imaginaire collectif
trouve à s’alimenter et l’imagination des artistes une large part de son inspiration. »306
En fait, nous réalisons qu’il y a une surdétermination historique dans beaucoup de
textes. D’où ENGELS a tout lieu d’avouer, après lecture des œuvres du père de la
Comédie humaine, qu’il a « (…) plus appris dans BALZAC que dans tous les livres des
historiens, économistes et statisticiens réunis ensemble »307. La certitude que certains
textes colportent a priori la vérité ou la vraisemblance des événements nous fait dire
306
Sous la direction de COUTY (D.), Histoire de la Littérature Française XIXe siècle. Tome 1. 1800-1851,
Paris, Bordas, 1988, p 9
307
ENGELS (F.) cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor
HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 336
111
qu’ils obéissent au second pôle de la taxinomie de Philippe SOLLERS, celui
« symétrique, d’une transparence absolue »308. Aussi, pour manifester cette nouvelle
conjoncture, parlerions-nous du présupposé du « reflet » - tout en étant fort réservé, lui
refusant l’effet de miroir qui instrumentaliserait l’art - pour attester qu’il y a interlocution
entre le littéraire et le social selon le titre de Robert ESCARPIT309.
En somme, le texte littéraire dissimule des contradictions sociales qu’il nous
revient d’objectiver.
BALZAC a bien pris soin de rappeler à la quarante-cinquième ligne de notre
corpus de base la formule de SHAKESPEARE : « All is true »310 ; car « ce drame n’est ni
une fiction ni un roman (…) il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les
éléments chez soi, dans son cœur peut-être »311.
Observateur d’une société en pleine mutation - signalons que BALZAC assistera à
l’enchevêtrement de plusieurs régimes politiques :
- 1799 – 1814 : Consulat et Empire
- 1814 – 1830 : La Restauration
- 1830 – 1848 : La Monarchie de juillet
- 1848 – 1852 : La Seconde République
308
SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Points », 1968, p 17 −Philippe
SOLLERS distingue deux inflexions de l’écriture : « histoire monumentale », c’est-à-dire écriture inscrite
dans sa propre économie, écriture autotélique ou narcissique, et « histoire cursive », l’écriture saisissant
l’histoire matérielle et linéaire. Cf. p 10
309
ESCARPIT (R.), Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1973
310
Le Père Goriot,, p 6
311
idem, p 6
112
La liste est exhaustive, mais nous nous arrêtons là puisque la mort de BALZAC
survient le 18 août 1850. BALZAC explorera la réalité comme lieu du recul de la
sainteté. Et ce n’est pas sans raison qu’un siècle plus tard, commentant l’œuvre de cet
« Etranger » nommé Albert CAMUS, François CHAVANNES estimait que « 80% de
ses contemporains en France notamment, étaient des hommes sans Dieu »312.
Cet héritage hante tout le XXIe siècle, à tous les moments de son histoire aurorale,
tout encore au berceau. Voici que la densité de ce siècle altère l’Inaltérable. Nous ne
parlerons pas de choses entendues, ni des choses impossibles à dire : ce troisième
millénaire est bien traversé par le spectacle des ruines. Dieu s’en est allé. Les célèbres
vers de Jacques-PRÉVERT se possibilisent en espoir du renouveau : « Notre Père qui
êtes aux cieux / Restez-y »313.
A quel recoin du monde imputer cette désaffection de la foi chrétienne ? Selon
Francis JEANSON, essentiellement à l’Europe du Progrès des civilisations. Les Juifs
auraient crucifié le CHRIST et l’Occident se charge, avec sa démocratie, d’annoncer aux
volontés libres de s’édifier comme à l’opposé de l’enseignement des Saintes
Ecritures : « En fait, la seule difficulté tant soit peu sérieuse se situe dans nos régions,
dans ce Berceau du Progrès qu’est notre petite Europe ; elle se situe ici même, dans ce
pays, mes frères, où nous vivons. Oui, c’est triste à dire, mais il faut savoir regarder les
choses en face : en plein XXe siècle, en plein libéralisme, en pleine croissance
312
313
CHAVANNES (F.), Albert CAMUS, « il faut vivre maintenant », Paris, Cerf, 1990, p 193
Cité par BURNIER (M.-A.), « La France terre d’incroyance », in Libération du Mardi 2 mars 2004, p 37
113
économique, en pleine Grandeur française, une certaine proportion de citoyens, qu’il ne
faut pas hésiter à déclarer relativement importante, semble demeurer comme indifférente
aux enseignements de la sainte Eglise. Mais il est vrai que ces âmes perdues se
rencontrent surtout dans les milieux ouvriers, où le processus d’embourgeoisement
exerce, hélas ! de terribles ravages, et dans certains milieux petits-bourgeois atteints par
le phénomène de prolétarisation, c’est-à-dire susceptibles de se retrouver (en fin de
compte) dans la même situation que les précédents »314.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ce Dieu dont la connaissance s’acquiert par « oui
dire »315 , ce père invisible nous aurait-il mal enfermé dans la foi confiance, source de
toute béatitude ? Notre séjour terrestre n’a pas coïncidé exactement avec celui de
« THOMAS »316 et de ses compagnons. Nous n’avons pas connu le JÉSUS ressuscité de
l’histoire et le temps des apparitions est clos. Etait-ce là la signification cardinale de ces
propos d’Ursula GAUTHIER : « Alors que 69% des Français se déclarent encore
catholiques en 2001, il suffit de se rendre dans une librairie comme Les Cent Ciels à Paris
ou bien au salon Marjolaine (plus de 70 000 visiteurs attendus du 8 au 16 novembre au
Parc floral) pour constater l’hallucinante prolifération de l’offre religieuse. Les
monothéismes, les spiritualités orientales, les croyances dans le surnaturel, les
psychothérapies, les médecines douces et de larges pans de la médecine allopathique sont
entraînés dans un gigantesque syncrétisme qui produit les hybridations les plus
improbables : masseurs christiques, astrologues karmiques, popes médiums, dominicains
314
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 51
JOB 42 : 5
316
« THOMAS, appelé Didyme, l’un des douze, n’était pas avec eux, lorsque JESUS vint. Les autres
disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois pas dans ses mains la
marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne
croirai point. Huit jours après, les disciples de JESUS étaient de nouveau dans la maison, et THOMAS avec
eux. JESUS vint, les portes étant fermées, et debout au milieu d’eux, il leur dit : Que la paix soit avec
vous ! Puis il dit à THOMAS : Avance ici ton doigt, regarde mes mains, avance aussi ta main et mets-la
315
114
zen, tarologues kabbalistes, soufis nettoyeurs de chakras, chamans gestaltistes… Sans
parler des plus classiques psychanalystes astrologues, cancérologues gnostiques ou
dentistes hypnothérapeutes. Mauvaise nouvelle pour l’Union rationaliste de France : Dieu
est peut-être mal en point… »317.
Le comble de l’horrible, et c’est aussi l’espérance, est mieux supputer à travers
ces propos de Michel−Antoine BURNIER : « Il vient un moment où nous, les incroyants,
majorité dans ce pays, nous nous trouvons bien vertueux d’avoir supporté les récentes
mascarades sur le voile, la barbe, les croix, les étoiles, les réclamations catholiques pour
introduire Dieu dans la Constitution européenne, les jours fériés, les samedis avec ou sans
école et les tabous alimentaires à la cantine (…) Notre civilisation urbaine, laïque,
moderne apparaît à la Renaissance, c’est-à-dire au moment où le christianisme, ébranlé
par la Réforme, commence à perdre son emprise sur l’organisation sociale. A ce titre,
l’Europe du commerce et de la démocratie doit davantage aux Grecs et aux Romains
qu’aux Pères de l’Eglise. La République, la séparation des pouvoirs, le suffrage universel,
la laïcité, la liberté de conscience, la décolonisation, l’égalité de l’homme et de la femme
ne viennent pas du catholicisme, qui les a longtemps combattus, pas plus que les Eglises
n’ont eu, en dix-huit siècles, l’idée d’abolir l’esclavage, ce que firent les Ire et IIe
Républiques françaises en 1794 et 1848. »318
dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois ! THOMAS lui répondit : Mon Seigneur et mon
Dieu ! » Cf. JEAN 20 : 24-28
317
GAUTHIER (U.), in Le Nouvel Observateur, « Les églises déclinent, les spiritualités foisonnent. La
nouvelle quête de Dieu », 16 / 22 octobre 2003, p 14
318
BURNIER (M.-A.), « La France terre d’incroyance », in Libération, op. cit., p 37
115
La Comédie humaine, sans avouer ouvertement son amoralisme ni son athéisme,
manifeste aussi une condamnation passionnée non seulement de la société que BALZAC
a sous les yeux, mais plus radicalement de tout ordre social, de cette « (…) maladie
humaine qu’on nomme la civilisation. Impossible de le nier : l’œuvre de BALZAC nous
offre, sous son aspect le plus apparent, une invitation à l’anarchisme et à la révolte. Les
grands héros balzaciens, ce sont d’abord les hors la loi, comme Vautrin ; puis les
arrivistes comme Rastignac ou Marsay, qui prennent une forme détournée de révolte,
faisant jouer à leur égoïste profit le mécanisme social. »319
Nicole MOZET a tiré argument de cette fracture sociale en décryptant l’aventure
intime qu’en trouverait l’œuvre de BALZAC : « Quoi qu’il soit, paru pour la première
fois en 1834-1835, le Père Goriot appartient pleinement au début de la Monarchie de
juillet, et l’ombre de 1830 plane sur l’ensemble du texte, bien que l’action en soit située
sous La Restauration, en 1819-1820. Louis VXIII est sur le trône, et la France s’efforce,
non sans beaucoup d’inconscience, de vivre comme si la révolution n’avait pas eu
lieu »320.
Mais BALZAC a vécu cette Révolution, et elle agit dans son œuvre comme
régulation, comme un impensé. Ecoutons à nouveau Nicole MOZET qui établit dans ses
commentaires le parallélisme entre la décadence de Goriot et celle de l’Empire : « Il y a
du NAPOLÉON chez Goriot. Pas le vainqueur d’Austerlitz, bien entendu, mais le
prisonnier de Sainte-Hélène, lui aussi en butte aux tracasseries de son geôlier.
L’irrésistible déchéance du vieillard, qui fait pendant à la résurrection splendide et
319
320
GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, op. cit., p 697
MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot », p 353
116
éphémère de la noblesse d’Ancien Régime, emprunte d’ailleurs les mêmes dates que le
calvaire de l’Empereur déchu. Goriot abandonne son fonds de commerce en 1813, au
moment de Leipzig, la première grande défaite subie par NAPOLÉON, et c’est en 1815,
en même temps que Waterloo, que le bonhomme entame son exil personnel à l’intérieur
de la Maison Vauquer, en passant du premier au second étage de l’inhospitalière pension
de famille. Quant à sa mort, en 1821, elle coïncide exactement avec celle de
NAPOLÉON. C’est pourquoi la paternité pathologique et méconnue de vieil homme a
aussi une signification politique »321.
En rentrant plus avant dans l’histoire d’abord de la Monarchie de juillet, il appert,
selon Serges SEIGNOBOS que « Les jeunes gens qui avaient fait la Révolution s’irritent
de voir maintenir le régime qui écartait le peuple de la vie publique et qui continuait la
politique de paix (…) Les partisans du régime à la chambre. »322
Mais le climat de tension sera tel que « (…) le clergé…allié des légitimistes, avait
perdu toute influence sur le gouvernement (…) »323.
La même préoccupation se retrouvait dans la configuration socio-politique de la
Restauration. La liste des turpitudes maintient une constance remarquable : « La défaite
de NAPOLÉON rendit nécessaire un changement de gouvernement (…) Avant de
parvenir à le fonder elle allait passer par une série de révolutions, et pendant soixante ans,
continuer à subir des changements de constitutions rapides, qui devinrent un objet de
321
MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot », p 354
SEIGNOBOS (S.), Histoire sincère de la Nation française−Essai d’une histoire de l’évolution du peuple
français, tome 2, Paris, P.U.F., 1985, pp 144-145
323
idem, p 145
322
117
dérision. Les français acquirent alors à l’étranger le renom d’un peuple inconstant,
incapable de se fixer dans aucun régime. »324
Le malaise fermentait toute la société française durant toutes ses périodes au point
qu’elle instaurait une attitude apostasique − l’apostasie signifiant le refus de la foi − :
« La plupart des bourgeois s’étaient, pendant la crise révolutionnaire, déshabitués des
pratiques religieuses. Ils restaient indifférents en religion ou même voltairiens et hostiles
à l’influence du clergé. Ils faisaient élever leurs fils la plupart comme internes dans les
collèges laïques. »325
Continuant ses analyses, Serges SEIGNOBOS en arrive à dire qu’à l’exemple des
bourgeois, le peuple des villes s’était détaché des pratiques religieuses ; il se défiait du
clergé qui lui paraissait un soutien de l’Ancien Régime. Si selon Pierre BARBÉRIS, « Le
Père Goriot est un roman de la France révolutionnée »326, force est d’admettre que
BALZAC veut rendre l’esprit d’une époque, « l’esprit plutôt que la lettre des
évènements »327. Ce qui implique chez Guy RIEGERT que « le Paris de la Restauration
que nous présente Le Père Goriot est vrai. BALZAC a voulu ce réalisme documentaire,
et pour deux raisons au moins. D’une part, afin de faire connaître un aspect inconnu de
Paris ou de la province à ses contemporains (…) D’autres part, afin de conserver pour la
postérité le souvenir de sites urbains disparus ou en voie de disparition.»328
324
SEIGNOBOS (S.), Histoire sincère de la Nation française−Essai d’une histoire de l’évolution du peuple
français, op. cit., pp 119-120
325
idem, p 127
326
BARBÉRIS (P.) cité par MOZET (N.), « Commentaire », in Le Père Goriot, p 356
327
RIEGERT (G.), Le Père Goriot, analyse critique, op. cit., p 70
328
idem, p 70
118
Mais la vision de BALZAC dépasse cet enclave « géodésique »329 du réalisme.
L’auteur de l’Envers de l’Histoire Contemporaine330 se proposait de centrer son réalisme
visionnaire sur la critique de tous les ersatz du christianisme à travers Goriot. Il est
l’image du christianisme en tant que source de vérité et de valeurs. Ceci nous éclaire plus
amplement sur le rapport qui s’établit entre « le CHRIST de la paternité » et une société
qui prend conscience de la destruction de l’équilibre du monde fondé sur la sainteté
christique. Car, de la Restauration à la Monarchie de juillet, la société française doute,
bascule dans le déni des préceptes religieux. Ce désintéressement de l’ordre divin
(repérable dans le roman) était déjà manifeste dans l’attitude apathique des autres
pensionnaires face aux souffrances de Goriot : « Oui. Je revenais ici après avoir conduit
un de mes amis qui s’expatrie par les messageries royales ; j’ai attendu le père Goriot
pour voir : histoire de rire un peu. Il a remonté dans ce quartier-ci, rue des Grès, où il est
entré dans la maison d’un usurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire
des dominos avec les os de son père ; un juif, un arabe, un grec, un bohémien, un homme
qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, il met ses écus à la banque (…) Qu’est-ce que
fait donc ce père Goriot ? (…) Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécile assez
bête pour se ruiner à aimer les filles… »331.
Cette attitude, on ne peut plus détaillée à propos de la « mort de la sainteté », est
aussi localisable dans Illusions perdues à propos du faux prêtre : « pourquoi vous ai-je dit
de vous égaler à la société ?... C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la société s’est
329
Relatif à la géodésie − Science qui a pour objet la détermination de la forme de la Terre, la mesure de
ses dimensions, l’établissement des cartes. Cf. Le Petit Robert, op. cit., p 780
330
BALZAC (H.de), L’Envers de l’histoire contemporaine suivi d’un fragment inédit Les Précepteurs en
Dieu, introduction, notes et relevé de variantes, par Maurice REGARD, Paris, Editions Garnier Frères, coll.
« Classiques Garnier », 1959
331
Le Père Goriot, p 51
119
insensiblement arrogé tant de droits sur les individus que l’individu se trouve obligé
de combattre la société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des
simagrées, toujours la forme. »332 En somme, dirions-nous qu’il y a incompatibilité,
inadéquation entre le « saint » Goriot et une société postulant l’ « athéologie »333 à la
VOLTAIRE.
Dans notre essai de pluraliser la signification de l’actant Goriot, il nous paraît
capital de soupçonner la problématique du « meurtre symbolique ». Cette troisième grille,
en l’occurrence l’herméneutique nietzschéenne, s’efforcera de reconstituer les termes
d’un « parricide fondateur » chez BALZAC. Car, « (…) tout langage est supporté par
une violence symbolique. Et la connaissance s’authentifie dès lors qu’elle déchiffre ce
parricide dissimulateur »334.
L’herméneutique nietzschéenne nous aidera à cerner également les sous-chapitres
consacrés à Rastignac, Vautrin et madame de Beauséant. En ce qu’elle axe son propos sur
la notion de « Meurtre symbolique », l’herméneutique nietzschéenne soulève et montre
sous un jour clair l’opération de subversion dans son horizon majeur qui est le
« parricide », c’est-à-dire la négation absolue de l’ordre, autant sur le plan social que
métaphysique. Ensuite, elle nous acheminera vers l’examen des motifs dérivés éclairant
la véritable quête balzacienne dans cette question du tragique de l’existence. En clair, il
332
BALZAC (H.de) Illusions perdues cité par GENGEMBRE (G.) Le Père Goriot, Paris, Magnard, coll.
« Texte et contextes », 1985, p 243
333
L’athéologie est cette conception de la vie évacuée de toute question de Dieu. On mène une existence
sans avoir à investir, de quelque manière que ce soit, le problème de Dieu. Qu’il existe ou non, qu’il soit
immanent ou transcendant au monde tout cela n’est qu’indifférence. Plus précisément, l’existence de Dieu
ne mérite pas qu’on s’y attarde outre mesure.
334
BIYOGO (G.), « Théorie littéraire », Libreville, Deug II, département de Lettres Modernes,
U.N.G.,1995-1996
120
s’agira, dans un premier temps, de décrypter les différentes attitudes subversives des
personnages éponymes sur le plan social et, dans un deuxième temps, de pointer
l’objectif réel poursuivi par l’impensé littéraire de l’œuvre de BALZAC.
Dans les interprétations qui vont suivre, il a paru important de lever cette
équivoque afin de prévenir tout malentendu qui pourrait résulter de la lecture de notre
programme. C’est que NIETZSCHE entend l’interprétation comme « connaissance agile,
fervente et foncièrement disponible, cette connaissance en mutation perpétuelle, qui est
requise pour l’exploration du monde réel car notre monde, c’est bien plutôt l’incertain, le
changement, le variable, l’équivoque, un monde, dangereux peut-être, certainement plus
dangereux que le simple, l’immuable, le prévisible, le fixe, tout ce que les philosophes
antérieurs, héritiers des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau, ont honoré par
dessus−tout »335, il démontre que « le texte n’a pas de présence que dans l’interprétation
elle-même, dont il constitue justement le corrélât phénoménal, c’est-à-dire un corrélât qui
est manifestement de l’être réel (…) Ecartons, par conséquent, l’espérance chimérique
d’en atteindre l’essence à l’aide d’intuition ! (…) La connaissance doit donc se contenter
d’être un minutieux et patient déchiffrage, sous la forme d’un essai (Versuch) procédant
sur la base d’ «hypothèses régulatrices » (Werke XIV 322) et s’appliquant à bien
« décrire » les phénomènes plutôt qu’à les expliquer par raisons et preuves »336.
335
336
NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, cité par GRANIER (J.), NIETZSCHE, op. cit., pp 58-59
idem, pp 60--61
121
L’interprétation fait advenir de nouveaux possibles à la lecture et instaure selon
les mots de Georges POULET « la coïncidence de deux consciences »337, car « (…) un
livre est toujours, par nature, en attente de lectures : lectures plurielles car il est autant de
lectures possibles que de lecteurs potentiels, et chacune d’entre elles prolonge l’œuvre,
lui donne un supplément d’être, un surplus de sens. Le temps est venu, à présent, de
déployer l’éventail des lectures suscitées par le romanesque balzacien. »338
Le texte est inépuisable et autorise d’innombrables interprétations. Alors que
BAUDELAIRE s’étonne que « (…) la grande gloire de BALZAC fût de passer pour un
observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire,
et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était
animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves.
Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa
Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le
malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la
comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez BALZAC, même les
portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la
gueule. C’est bien BALZAC lui-même »339. Il méritait le vibrant hommage rendu par
BAUDELAIRE lui-même à la fin du Salon de 1846 car, « (…) les héros de l’Iliade ne
vont qu’à votre cheville, Ô Vautrin, Ô Rastignac, Ô Birotteau (…) et vous Ô Honoré de
337
Sous la direction de POULET (G.), Les Chemins actuels de la critique, op. cit., p 9
GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Hatier, 1987, p 97
339
BAUDELAIRE (C.), Cité dans BALZAC La Comédie humaine, édition présentée par Pierre DUFIEF
et Anne-Simone DUFIEF, « BALZAC lu et relu par les écrivains et les critiques », Villeneuve-d’Ascq,
Omnibus, 1999, pp 1121-1122
338
122
BALZAC, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romanesque et le plus poétique
parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein. »340
Ajoutons avec Michel SERRES que « (…) Nous n’avons pas bien regardé les
toiles. BALZAC, cependant les fait voir (…) Son tableau fluctue et doute, il passe le
fleuve du temps… »341.
Si le tragique nietzschéen a un lien avec le tragique balzacien, c’est par le fait que
le dépérissement des valeurs induit un rien, une vacuité. Or, parler du dépérissement des
valeurs revient à se poser cette double question liée au nihilisme historique : Quel est le
sens de l’histoire ? L’histoire a-t-elle une fin ? De MARX à HEGEL, nous apprenons que
le processus historique est engagé dans une direction que l’on ne peut pas remettre en
cause ; pour eux, l’humanité se rapproche de son stade de développement
maximal lorsqu’il ne l’aurait pas atteint ainsi que le souligne ici Michel HAAR
: « Qu’est-ce qui a lieu, ou advient au sens fort, après la « fin de l’histoire » ? Pour
HEGEL, rien de nouveau. L’Esprit universel a accompli son parcours, a transformé toute
son expérience − toute expérience possible − en savoir. Toutes les figures parcourues,
tous les principes acquis sont conservés et inoubliables en soi. L’oubli comme le temps
lui-même ne sont qu’apparents : ils sont la permission donnée à de nouveaux figurants de
jouer l’ancien répertoire désormais immortel et échangeable.»342
HEGEL, voilà un « impersonnel », un « périphérique » comme les exècre
NIETZSCHE. A en croire Alexis PHILONENKO : « Il se serait regardé comme la fin de
340
BAUDELAIRE (C.), Curiosités esthétiques, Salon de 1846, chapitre XVII, « De l’héroïsme de la vie
moderne ».cité dans Ecrits sur l’art, « Peintre de la vie moderne », Paris, Garnier Flammarion, 1990, p 394
341
SERRES (M.),in Revue Le Débat, « Sur le Déterminisme », n°15, septembre−octobre 1981, p 95
342
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire−Douze essais sur HEIDEGGER, op. cit., p 10
123
l’histoire dans sa réalisation d’homme (…) il a toujours eu conscience d’être le premier à
pénétrer l’origine de l’intériorité du logos − comme on le voit dans la Phänomenologie
des Geistes−, et que ce mouvement, parce qu’il était un moment absolu, faisait de lui le
philosophe ultime. Cela est sûr. Comme il est sûr que KANT a prétendu achever le débat
de la philosophie première dans les trois Critiques. En règle générale − s’il n’est pas
empirique−, le philosophe au sens classique, prétend mettre fin à une dialectique
générale. Même le plus rassis, Ludwig FEUERBACH, prétendra que ses thèses pour la
philosophie de l’avenir (quoique répudiées par son temps), comme ses idées, les vérités
simples, seront reconnues. »343
Quant au matérialisme historique issu de la doctrine marxiste, il ne nous dispose
plus à l’étude d’un homme au sens d’une essence abstraite d’origine métaphysique, mais
plutôt à l’étude d’une structure sociale, d’un mode de production. C’est une critique de
tout au-delà du philosophique et du religieux, refusant de voir que « …les hommes,
lorsqu’ils se rassemblent, ne se transforment pas en une autre espèce »344 ou, mieux,
prophétisant l’idée que l’homme est foncièrement un être altruiste et philanthropique, le
marxisme semble avoir ignoré que : « (…) Malfaisants, les hommes font preuve d’une
méchanceté jamais vaincue par le temps, jamais adoucie par un bienfait. »345
S’insurgeant contre cette idéalisation de l’historicité, NIETZSCHE appelle
nihilisme346 ces « idéologies de clôture ». Afin d’éviter toute querelle relative à
343
PHILONENKO (A.), NIETZSCHE−Le rire et le tragique, op. cit., pp 51-52
STUART (M.), A System of Logic, Livre VI, chapitre IX, cité par MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme
et la Condition Naturelle de l’homme : les Limites de l’Optimisme », op. cit., p 66
345
MACHIAVEL (N.), Le Prince, op. cit., pp 79-80
346
« Attitude qui consiste à nier les valeurs morales et intellectuelles d’un groupe social, à refuser l’idéal
collectif d’un groupe ». Cf. Grand Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1984, p 7387
344
124
l’apparition de ce vocable, il est judicieux de restituer son emploi dans le glossaire
nietzschéen, selon l’usage du philologue.
Avant d’en arriver à NIETZSCHE, disons que le terme a été utilisé comme mot
générique pour caractériser des courants et des positions philosophiques disparates. Il
évoque spontanément les idées de négation, d’athéisme, de scepticisme, de violence,
d’égoïsme, de solipsisme, de désespoir, de décadence, et / ou de pessimisme. Il s’est
présenté comme un mouvement vecteur de valeurs nouvelles face à une civilisation qui
présentait déjà des signes de déclin. « On peut aller chercher très loin, dans la légende et
dans l’histoire les précurseurs du nihilisme. »347 On pourra par exemple convoquer
Prométhée, Caïn ; nous souvenir des doctrines d’EPICURE. Nous pouvons évoquer les
noms du Marquis de SADE et de GOETHE, sans omettre le rôle du romantisme.
Cependant, il est important de remarquer que l’esprit de rébellion, de refus,
d’immoralisme ne prend des accents que dès la fin du XVIIIe siècle ; ce qui signifie que
le nihilisme est un mouvement absolument moderne comme le corrobore l’italien Gianni
VATTIMO348 pour qui, la culture post-moderne est résolument nihiliste. Elle n’a pas à
vouloir en sortir, mais elle doit au contraire l’accepter.
Apparu en Russie au XIXe siècle, le nihilisme a désigné dans un premier temps un
« état de désespérance propre à tous ceux qui ne savaient que faire de leur vie »349. Après
1870, le nihilisme évolua dans le sens d’une critique du capitalisme et du régime tsariste
en place.
347
Encyclopédie Universalis, corpus IX, 1985, p 357
VATTIMO (G.), La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987
349
JULIA (D.), Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 1994, p 191
348
125
Confondu dès lors au mouvement anarchiste, le nihilisme s’opposera ensuite à la
révolution car son objectif ne sera plus de détruire, mais d’instaurer un ordre nouveau,
dissident, résistant au vieux monde et donnant les fondements d’un ordre alternatif.
Nihilisme. A la fin du XIXe siècle, NIETZSCHE, en diagnostiqueur, utilisait le
concept pour indexer la maladie qui gangrenait l’occident chrétien. Il en prophétisait
également l’aggravation dans les siècles futurs. En fait, le mot est d’un double emploi
chez lui. Seul le nihilisme passif ou réactif − qualifié par NIETZSCHE de « volonté de
néant » − répondra exactement à l’idéalisation de l’historicité opérée par HEGEL et
MARX. On ne dira jamais assez que ces deux philosophes pensent que le processus
historique est engagé dans une direction déterminée par la Raison et par les forces de
production, que l’on ne peut remettre en cause, et que l’humanité se rapproche de son
stade de développement optimal. Le nihilisme nietzschéen se veut une entreprise critique
à laquelle sont dénoncées les fausses valeurs et les illusions sur lesquelles reposait la
métaphysique depuis PARMÉNIDE. Vers les années 1880, il fait la synthèse de
l’ensemble des emplois que le mot a pu connaître au XIXe siècle et écrit : « Toutefois,
dès que l’homme découvre que ce monde n’est qu’un monde charpenté de besoins
psychologiques et qu’il n’y a absolument pas droit, alors apparaît la dernière forme du
nihilisme qui renferme en soi l’incrédulité à l’endroit d’un monde métaphysique, −
laquelle s’interdit la croyance à un monde vrai. (…) Que s’est-il passé au juste ? Le
sentiment de l’absence de valeur a été atteint lorsqu’on a compris que le caractère global
de l’existence ne devait être interprété ni avec le concept de finalité, ni avec le concept
d’unité, ni avec le concept de vérité. Par là, on ne vise ni n’atteint rien (…) bref, les
126
catégories de finalité, d’unité, d’être, avec lesquelles nous avons établi une valeur au
monde se détachent de nous dès lors le monde paraît sans valeur… »350.
En proclamant ad vitam aeternam « la mort de Dieu », NIETZSCHE s’est fait le
hérault du nihilisme et par delà même, son principal théoricien. Dans un de ses ouvrages
majeurs, Le Nihilisme européen, il s’horrifiait déjà de cette culture qui allait à la perte et
lançait ce cri d’alarme : « Les grandes choses exigent qu’on les taise ou qu’on en parle
avec grandeur : avec grandeur veut dire avec cynisme et innocence. Ce que je raconte,
c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir
autrement : l’achèvement du nihilisme. Cette histoire peut déjà être contée : car la
nécessité même est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par cent signes, ce destin
s’annonce partout ; pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont déjà
préparées. Notre civilisation européenne tout entière se meut déjà depuis longtemps sous
la tension torturante qui croît de décade en décade, comme pour finir en catastrophe :
inquiète, violente, précipitée : comme un courant qui veut en finir, qui ne réfléchit plus,
qui craint de réfléchir. »351
Pour le penseur de la volonté de puissance, la civilisation européenne se meut
dans une attente fatale qui croît de jour en jour et qui la mène vers la catastrophe. Le
nihilisme est donc pour lui une caractéristique de la civilisation occidentale à un moment
de son histoire, « (…) celui de la mort de Dieu et de la dévalorisation des valeurs »352.
350
Cité par DOMENACH (J.-M.), Approches de la modernité, Paris, Editions Marketing, 1986, pp 139-140
NIETZSCHE (F.), Le Nihilisme européen, Paris, Editions Kimé, 1997, p 29
352
EWALD (F.), in Magazine littéraire n° 279, “Histoire du mot”, p 18
351
127
Voilà que le nihilisme nietzschéen se retourne en un phénomène dont
l’intelligence suppose une reprise de l’histoire entière de la culture occidentale. Car en
établissant son diagnostic, NIETZSCHE démontre que le nihilisme est attaché à la culture
occidentale depuis précisément SOCRATE, en passant par ROUSSEAU et JÉSUSCHRIST : « Le nihilisme se tient devant la porte : d’où nous vient de tous les hôtes cet
hôte le plus sinistre ? − il est erroné de prendre la « détresse sociale », ou bien les
« dégénérescences physiologiques » ou bien même la corruption, pour la cause du
nihilisme. C’est l’époque la plus honnête, la plus propice à la sympathie. La détresse, la
détresse spirituelle, physique, intellectuelle n’a absolument pas en soi le pouvoir de
produire le nihilisme (c’est-à-dire le refus radical de la valeur, du sens, de la
désirabilité). Ces détresses permettent encore des interprétations tout à fait différentes.
Mais c’est dans une interprétation bien déterminée, celle de la morale chrétienne, que se
trouve le nihilisme. Le déclin du christianisme − dans sa morale (qui est inséparable) −
qui se tourne contre le Dieu chrétien (le sens de la véracité, hautement développé par le
christianisme, éprouve du dégoût devant la fausseté et le caractère mensonger de toutes
les interprétations chrétiennes du monde et de l’histoire. Contrecoup du « Dieu est
vérité » sur la croyance fanatique du « Tout est faux ». Bouddhisme de l’action…). »353
Ce que dit NIETZSCHE, en clair, est que le déclin du christianisme et de ses valeurs est
mesurable dans le coup porté contre Dieu…
En indexant le nihilisme réactif, il dénonce la maladie historique ; s’insurge contre
la condamnation du Devenir et de l’existence au profit des idéaux ascétiques. Tandis que
La Naissance de la tragédie démasque le renversement socratique − la subordination de
353
NIETZSCHE (F.), Le Nihilisme européen, op. cit., p 31
128
l’instinct de création à l’instinct du savoir : la conscience −, La Généalogie de la morale
montre comment par le ressentiment, les esclaves ont triomphé de la noblesse : de la
période archaïque à la période impérialiste, l’aristocratie a perdu son pouvoir ; à l’ère
capitaliste et démocratique, l’Etat loi égalitariste opprime les individualités et donne le
pouvoir à la plèbe. Dans Humain trop humain, NIETZSCHE devient plus corrosif dans
son « analyse clinico-chimique » : il orchestre la dissolution des fondements et des
valeurs de la modernité, du cogito, de la vérité et de Dieu.
Une inversion s’opère du dedans la pensée de NIETZSCHE. Cette pensée va se
voir privée de centre ; elle ne tâchera plus de rechercher des fondements fermes et
immuables. Elle s’ouvrira au monde en figure désordonné célébrant le non-sens,
car : « La connaissance de l’origine augmente l’insignifiance de l’origine »354. Avant
tous, NIETZSCHE fait la critique de la métaphysique de l’origine avec son identité close.
A la vérité, dès le deuxième aphorisme de Ainsi parlait Zarathoustra,
NIETZSCHE commet la mort de Dieu : « Serait-ce donc possible ! ce vieux saint dans sa
forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »355. A partir de cet instant, le
nihilisme, traversant le philosophique, le littéraire et le politique, transmue en une
catégorie ontologique. Sous ce prisme, le nihilisme radical pointe en priorité sa vocation
blasphématoire et scandaleuse : « Dieu est mort ».
On aurait voulu que cette formule fût une stratégie narrative ; qu’elle fût une
parole en « différé » ou, pour parodier Umberto ECO, une formule qui « (…) souffre de
l’absence du sujet de l’écriture et de la chose désignée ou du référent »356. Il n’en est
354
NIETZSCHE (F.), Aurore, vol.IV, in Œuvres complètes, Paris, Gall., coll. « Montinari », 1971, p 144
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. ROBERT, Paris, Le Club Français du Livre, coll.
« 10/18 », 1958, p 11
356
ECO (U.), Les Conditions de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990, p 374
355
129
pourtant rien. Affirmation excessive ; celle même de la démesure et de la folie.
Provocation énorme.
Comment envisager pareil blasphème ? Etait-ce sagesse, éclat ou ignominie que
l’on peut reconsidérer à la lumière de Blaise PASCAL pour mesurer la gravité du
parricide : « Quel part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n’a eu tant d’éclat, jamais
homme n’a eu plus d’ignominie. Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre
reconnaissable ; et il n’en a rien eu pour lui. »357
NIETZSCHE a toujours parlé par aphorismes. Par énigmes. Sa parole fait signe, à
en croire Simone GOYARD-FABRE : «…Mais la difficulté vient de ce qu’elle est signe
qui indique d’autres signes, ceux-là mêmes que le regard pénétrant du philosophe
découvre et parfois devine autour de lui, dans un monde grouillant qui l’inquiète jusqu’à
l’angoisse et la folie. Or, ce monde alentour, c’est la société des hommes où
s’entrecroisent, se mêlent, voire se confondent ce que l’on nomme couramment la
morale, l’art, la religion, la politique. Il n’est aucun comportement humain qui n’ait une
signification politique ; la politique se glisse partout, mais, bien plus qu’une fibre
constitutive de l’existence humaine, elle en est la forme et l’englobant. »358
Il apparaît que NIETZSCHE n’est pas un banal athée ; une vérité si terrible et
insupportable sort de ses écrits. Connaissait-il l’impact de son propos sur le lecteur ? Car
l’insupportable annexe l’insurmontable − cet informulable qui exprime le cas limite de
notre condition − l’ « impouvoir »359.
357
PASCAL (B.), Pensées, pensée n° 792, Section XII « Preuves de JESUS Christ », Paris, Librairie
Générale
Française / Le Livre de poche, 1972, p 375
358
GOYARD−FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 3
359
BIYOGO (G.), « Destin paradoxal de la littérature africaine et sa critique », séance inaugurale du « café
philosophique » de l’Institut Cheikh ANTA DIOP de l’U.N.G., septembre/octobre 1999
130
Mais la philosophie de NIETZSCHE insupporte des termes comme « impossible»,
« insurmontable »,
« impouvoir ».
En
effet,
et
contrairement
à
Arthur
SCHOPENHAUER, « le ténébreux éclaireur »360 pour qui les hommes sont tous des
« (…) bagnards de Toulon, compagnons d’infortune d’une colonie pénitentiaire »361,
NIETZSCHE rompt avec cette vision d’une humanité moribonde, de moindre valeur.
Bagnards de Toulon ! voilà autant des coïncidences… Nous serions moins étonnés de
savoir que « (…) son Excellence a maintenant la certitude la plus complète que le
prétendu Vautrin, logé dans la Maison−Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon,
où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort. »362.
Mais revenons à « la mort de Dieu » pour tenter de l’éclairer sous un autre
jour : « L’insensé − N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne
en plein jour et se mettait à courir sur la place public en criant : « Je cherche Dieu, je
cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu,
son cri provoqua un grand rire. S’est-il perdu comme un enfant ? S’est-il embarqué ? At-il émigré ? Ainsi criaient-ils et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et
les transperça du regard. « Où est Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons
tué, vous et moi ! c’est nous tous qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous
fait cela ? (…) La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir
dieux nous-mêmes pour simplement, avoir l’air dignes d’elle ? Il n’y eût jamais action
360
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 83
idem, p 83
362
Le Père Goriot, p 196
361
131
plus grandiose et, quels qu’ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront,
à cause d’elle, à une histoire plus haute que jusqu’ici…»363.
La vérité nietzschéenne se reflète souvent dans un miroir brisé. L’aspect
dramatique de « la mort de Dieu » laisse la foule étonnée, amusée. Elle ne soupçonne pas
encore - et sans doute jamais - les périls suspendus sur son destin, à l’issue du parricide
suprême. En fait, cette foule est depuis longtemps installée commodément dans
l’athéisme, ces adeptes du progrès, qui n’exigeront que leur part de bien-être en échange
de la liberté. Voilà pourquoi il y a cette « mésécoute »364 entre le rebelle, le penseur de
l’ivresse, le visionnaire appelé par NIETZSCHE le fou et la foule. Car le message que
NIETZSCHE chargera tour à tour l’insensé ou « l’homme sans nom » n’est ni cynique,
ni serein. Mais quand l’homme saisira la portée de cette nouvelle, il sera en proie au
vertige, et il va lui falloir désormais accomplir une œuvre qui dépasse ses capacités
actuelles : la perte de l’unité du sacré et du rationnel dans sa facture onto-théologique,
jette l’homme hors de tout refuge et le voue à un total abandon. Il se découvre dans le
monde aussi démuni qu’un enfant qui a perdu ses parents, seul, sans appui, littéralement
déraciné ; ou après un parricide qui vient à l’écraser lui-même, comme si on eût pas la
force de retenir la pierre de Sisyphe.
363
NIETZSCHE (F.), Le Gai savoir, trad. A. VIALATTE, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1950,
aphorisme n°125, pp 169-170
364
« ..Altération interne de l’écoute orchestrée par la parole de l’Etre elle-même (…) Car pour débrouiller
la Mésécoute de la parole de l’Etre, pour entendre sa terribilité, il convient d’avoir un rapport authentique
avec l’origine profonde des êtres et des choses. Or, ce qu’aurait perdu le monde moderne, au terme de son
occidentalisation à outrance, c’est l’écoute, et plus encore la capacité de se laisser enseigner dans le silence,
sans prétention que l’on puisse apporter quoi que ce soit, abandonnant toute volonté, toute projection, tout
vouloir confinant l’Autre à ce qu’il n’est pas et ne peut être ». Cf. BIYOGO (G.), Origine Egyptienne de la
philosophie. Au-delà d’une amnésie millénaire : le Nil comme berceau universel de la philosophie, Paris,
Editions du Ciref / I.C.A.D, 2000, p 83
132
A l’instar de HÖLDERLIN pour qui la séparation des hommes et des dieux,
l’abandon de la terre par les dieux donnait lieu à une imprécation, HEIDEGGER, avec la
notion de « déréliction »365 ou « être-jeté » instituait sans cesse des perspectives
nouvelles à l’homme. NIETZSCHE, en annonçant la mort de Dieu, avait déjà instruit une
nouvelle révolution au niveau de la manière d’être du monde privé de Dieu, d’espérance
en terme d’extériorité. Point de fatalité, mais une invitation à faire advenir la volonté de
puissance. La volonté de puissance serait alors l’aptitude à créer à partir de ce grand vide,
en formulant
le désir de désirer. Elle exprime l’affirmation la plus élevée de
l’exister portée par le « surhomme ». C’est Zarathoustra l’éternel créateur, le
convertisseur- transmutateur des valeurs selon le registre héraclitéen : « Un homme pour
moi vaut mille s’il est le meilleur. »366 Le surhomme, remplaçant l’homme faible, est le
bâtisseur général, créateur des valeurs ; le supérieur de l’homme grégaire collectivisé et
nivelé par la morale utilitariste. De là s’abolit la frontière entre hier et aujourd’hui −
l’homme devient un pont qui doit être surmonté − l’ « Eternel retour » nietzschéen et le
« Retour des personnages » chez BALZAC, affirmeront ce vouloir chaque fois
renouvelé de se dépasser, de s’inventer, de s’excéder, de se surhumaniser, face au
gouffre, à l’abîme.
BALZAC serait-il un de ces penseurs précurseurs du programme de réinvention
des ruines propres à NIETZSCHE ? A-t-il témoigné de cette désorientation nihiliste dans
ses œuvres avant NIETZSCHE ? A-t-il actualisé selon les mots de Marthe ROBERT
« (…) le continuel renversement de valeurs qu’il suppose et le dérangement de sa propre
365
« L’être-jeté est le genre d’être d’un étant qui est chaque fois lui-même ses possibilités de telle sorte
qu’il s’entend en elles et à partir d’elles ( qu’il se projette sur elles) ». Cf. HEIDEGGER (M.), Être et
Temps, trad. F. VEZIN, Paris, Gall., 1986, p 229.
366
HÉRACLITE (D’.), cité par NIETZSCHE (F.), Ecrits posthumes, Paris, Gall., 1975, p 234
133
réalité (…) »367 ?
Ses œuvres n’ont-elles pas des traits intimes avec la pensée
nietzschéenne ? On peut le penser, tout en demeurant prudent : « Gardons-nous ici de
tomber dans les travers communs qui est de prêter à un romancier les opinions de ses
personnages mais, lorsque, dans un même roman et sur la même société, trois
personnages aussi différents que Mme de Beauséant, que Goriot, que Vautrin portent le
même verdict (Vautrin « m’a dit crûment ce que Mme de Beauséant me disait en y
mettant des formes »), on peut bien commencer à penser que l’auteur est du même avis.
Ce verdict est clair : cette société est scélérate. Et dès lors, il n’y a plus qu’une
solution : la vaincre. »368
De ce que la réalité dissimule des contradictions sociales que dévoile le texte
littéraire, le mensonge romanesque est autrement plus vrai que le silence du réel. Le texte
serait « (…) peut-être pour l’essentiel, critique, oppositionnel ou polémique… »369, nous
interpellant d’objectiver ces contradictions en précisant que, observateur d’une société en
pleine mutation, en pleine crise, BALZAC explorera de mille manières la réalité pour en
délivrer une autre face ; pour annoncer, à sa manière, l’« Etoile de JACOB »370 ou
l’ « Etoile de Noël ». Un vide traverse la culture et l’histoire : c’est la prise de conscience
du recul de la sainteté. Mais a-t-on vraiment saisi la portée de cette expérience
questionnante qu’est le romanesque chez BALZAC ? S’en est-il allé sans nous en
dévoiler le secret ? Le mot de l’allemand Ernst Robert CURTIUS semble
éclairant : « BALZAC sentait en lui-même quelque chose qui demeurait pour tous
367
ROBERT (M.), KAFKA Paris, Gall., coll. « Pour une bibliothèque idéale », 1968
MARCEAU (F.), Préface du Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Gall., coll. « Folio Classique »,
1971, p 11
369
COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « La
Couleur des idées », 1998, p 14
370
L’Etoile de JACOB est une bonne chose, un bon signe pour tous ceux qui veulent le bien.
368
134
incompris, pour tous inconnu. Toute la gloire et tout l’amour qui lui furent donnés en
partage ne pouvaient rien changer à cela. En lui habitait un secret, qu’il emporterait dans
la tombe. « Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens »,
(…) dit-il quelque part en parlant de son œuvre. On devine aussi dans ces quelques mots,
bien qu’ils ne se rapportent pas aux couches les plus profondes de Balzac, le même
sentiment d’être habité par un secret. »371
Cette déclaration sur BALZAC devrait être comprise avec prudence car, « (…)
pour qui connaît la langue balzacienne, cette phrase contient plus de choses qu’il n’y
paraît tout d’abord. »372 Sa prédiction s’adresse à ces spécialistes qui voudraient épuiser
le mystère de l’ « horreur du vide », ou pour parler comme Daniel OSTER, du « malheur
du texte »373, du « gel de la sainteté »374.
BALZAC fait mystère à BALZAC, s’y maintient pour éprouver le réalisme luimême, et lui opposer un secret, une énigme jamais complètement accessible. C’est cette
part cachée, restée intacte qui nous fait dire qu’il y a un néo-réalisme chez BALZAC, qui
fait esquive au réel, échappe au « donné brut », et s’ouvre dans une nouvelle esthétique
du secret par quoi il annonce les temps modernes. BALZAC se soustrait au réalisme.
Au sortir des deux révolutions (1789−1830), la France est confrontée à une crise
des valeurs qui va ébranler les mentalités. En effet, traumatisé par les atrocités de la
révolution, ayant vu la mort, transi par cette barbarie à visage humain, BALZAC va
afficher à la face du monde, une attitude de défi, d’arrogance, de révolte et de nihilisme
dans Le Père Goriot.
371
CURTIUS (E. R.), BALZAC, traduit de l’allemand par H. JOURDAN, Paris, Bernard Grasset, 1933, p 9
idem, p 10
373
OSTER (D.), « Présentation » de Splendeurs et misères des courtisanes, op. cit., p 17
374
idem, p 23
372
135
L’homme moderne a la conscience engluée dans le passé. Il ne peut s’en délivrer
pour créer de nouvelles formes d’existence. Car l’historiographie fondée sur les modèles
du christianisme et de l’hégélianisme lui enseignent une conception linéaire du temps.
Celle-ci revendique la continuité d’un héritage culturel qu’il doit promouvoir. Plus
corrosif, le christianisme défend l’idée qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : « Ce
qui est a déjà existé et ce qui existera est déjà là, Dieu ramène ce qui a disparu »375. Dès
lors, tout est vain, tout se vaut – Dieu a tout pensé et ordonné – l’homme n’a plus qu’à
accomplir les missions que Dieu lui a dévolues, sans plus. Le mieux qu’il puisse faire est
de s’y tenir.
En ce sens, l’histoire devient comme dit HEGEL manifestation progressive de
l’Absolu lui-même. Sans Dieu, il n’y aurait que le pur néant comme le précise
ROMAINS: « Tout est de lui, par lui et pour lui ! A lui la gloire dans tous les siècles.
Amen ! »376. Puisque nous n’avons d’être que par rapport à l’Etre lui-même (Dieu), nous
sommes donc condamnés à lui être absolument semblables : « Quiconque est né de Dieu
ne commet pas de péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui, et il ne peut
pécher, puisqu’il est né de Dieu. C’est par là que se manifestent les enfants de Dieu et les
enfants du diable. Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que
celui qui n’aime pas son frère. »377 Sans lui ( Dieu ), l’homme n’est rien. Pour être
quelque chose, il se doit plier aux exigences de Dieu ainsi libellées dans la Bible : « Non
que nous soyons par nous-mêmes capables de concevoir quelque chose comme venant de
nous-mêmes, mais notre capacité, vient de Dieu. »378
375
ECCLÉSIASTE 3 :15
ROMAINS 11 : 36
377
1 JEAN 3 : 9 −10
378
2 CORINTHIENS 3 : 5
376
136
Cette dépendance ontothéologique, cette dépossession de soi se comprend
d’autant mieux dans l’oeuvre de BALZAC par le personnage de Goriot qui en est
l’absolue illustration ; ce « vieux matou »379 comme se plaira à l’appeler Madame
Vauquer. A travers lui, BALZAC mettrait-il en cause les fondements et les valeurs
chrétiennes qui ont structuré l’Occident depuis les millénaires, emprisonnant l’homme et
l’empêchant de voir que la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire, une parodie, un cabaret, est
une pièce de théâtre où chacun invente son rôle ? Tel semble être l’enjeu du parricide
nietzschéen, dont nous partons pour voir en Goriot, le prétexte de la contestation
balzacienne d’un tel attentisme, d’une telle incomplétude et d’une telle résignation. La
nouvelle anthropologie balzacienne fait intervenir un mouvement non fixiste mais fait de
dépassement. C’est dans une acception complètement différente que nous voulons
inscrire notre lecture. Il est donc capital de voir comment, sur le plan référentiel, le
personnage Goriot horizonne une redynamisation de l’interprétation. En effet, le
personnage central d’un roman ne se perçoit-il pas comme « (…) un être de bondissement
et de projet, un être des lointains, un pouvoir−être… »380. Puisque le Père ne meurt pas si
nous préservons sa grammaire ; puisque l’hypostase de la Loi représenterait encore notre
entrée dans « le monde du langage, de la culture, de la civilisation »381, BALZAC
instruira une signification tout autre avec « la mort du père Goriot » − afin d’authentifier
cette humanité autre, celle qui cristallise l’impossibilité de l’héritage culturel mensonger
− la faiblesse de la sainteté est trahie ici, démasquée au grand jour. Le grand-œuvre de
BALZAC démonte les idoles, sonne le glas des idéaux transhistoriques et intemporels
379
Le Père Goriot, p 35 − Notons que ce groupe de mots est mis délibérément en italique dans le texte par
BALZAC lui-même.
380
BEAUFRET (J.), Introduction aux philosophies de l’existence, Paris, Denoël, 1971, p 17
381
FAGES (J.-B.), Comprendre Jacques LACAN, Paris, Privat, 1971, p 17
137
pour que tout s’effondre et que le chaos dionysiaque s’installe, comme cet Eternel retour
qui saisit le même en transformant l’identité…
Comment alors démasquer chez Goriot, dénommé à la fin de la deuxième année le
père Goriot par la veuve Vauquer382, La figure sur laquelle va s’opérer le parricide
fondateur ? En quoi le malentendu avec les autres pensionnaires de la Maison Vauquer
caractérise-t-elle « (…) une façon de ne pas être sa propre coïncidence »383 ?
Goriot renvoie aux « poubelles de l’histoire », le conservatisme : « Sous l’empire,
s’effectue la fusion entre le personnel révolutionnaire et un certain personnel d’Ancien
Régime, la société se transforme et devient à proprement parler la société révolutionnée,
c’est-à-dire la société telle qu’elle se définit dès lors que la Révolution a eu lieu. La
Restauration signifie l’éviction de Goriot : son argent garde toute sa valeur, mais il faut
taire son origine (…) Tout le mépris aristocratique de la duchesse se lit dans les
déformations qu’elle se plaît à infliger au nom même de Goriot, ainsi que dans ses
formulations ironiques : il s’agit bien d’une charge antibourgeoise, la morgue contre
l’histoire réelle. »384
Il faut taire l’origine de Goriot pour qu’émerge selon une expression balzacienne
et bientôt nietzschéenne, « l’homme supérieur »385. Mais de quelle origine s’agit-il au
fait ?
Dans sa lettre à Mme Hanska, BALZAC écrit : « (…) Le Père Goriot, une
maîtresse œuvre ! La peinture d’un sentiment si grand que rien ne l’épuise, ni les
382
Le Père Goriot, p 32
SARTRE (J.-P.), L’Etre et le Néant, Paris, Gall., 1943, p 119
384
BARBÉRIS (P.) cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 193
385
Le Père Goriot, pp 119, 139, 135 et 191
383
138
froissements, ni les blessures, ni l’injustice ; un homme qui est père comme un saint, un
martyr est chrétien. »386
Allant au devant du sens, André MAUROIS, dans son essai intitulé De La
BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir387, infinitise l’état de déliquescence
du roman balzacien jusqu’à lui adjoindre un motif de la rétractation, une tension qui
épelle l’horizon du doute, mais attachée au dépassement du « déjà-là de ce
désastre »388 : Non, le monde n’est pas beau. Le jeune Rastignac, qui assiste à l’affreuse
agonie du père abandonné, assassiné par ses filles, demeure épouvanté par cet horrible
spectacle. « Qu’as-tu donc ? lui demande Bianchon, tu es pâle comme la mort. »389 Et
Rastignac de répondre : « Mon ami je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un
Dieu. Oh ! oui, il y a un Dieu et il nous a fait un monde meilleur, où notre terre est un
non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et
l’estomac horriblement serrés. »390 Ceci prouve que l’idée d’un monde absurde n’est pas
neuve et que BALZAC l’avait conçue avant le XXè siècle. Mais pour la repousser.
BALZAC aime le monde jusque dans ses aspects monstrueux et c’est pourquoi ALAIN
le jugeait plus près que STENDHAL de la véritable charité, « (…) par une indifférence
presque ecclésiastique, comme d’un homme qui confesse fort vite. Et il est vrai que
BALZAC donne très facilement l’absolution. Il est hors de doute, après le plaidoyer de
Vautrin, qu’aux yeux de son créateur, Vautrin est absous. Que Rastignac aille dîner chez
386
« Lettre à Mme Hanska » du 18 octobre 1834, Bibliophiles de l’original, 1967, T. I, p 257
MAUROIS (A.), De La BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir, Paris, Fayard, coll. « Les
Grandes Etudes Littéraires », 1964
388
BIYOGO (G.), « Appropriation et Délocalisation du paradigme de l’évidemment dans la pensée
littéraire contemporaine−Pour une économie générale de l’inapprochable », op. cit., p 9
389
Le Père Goriot, p 320
390
idem, pp 320-321
387
139
Mme de Nucingen, le jour de l’enterrement, est une autre forme d’absolution, ou au moins
d’acceptation. »391
La mort de Goriot achève d’en faire un martyr, tué par la main même de ses
« créatures ». Avec la passion silencieuse de Goriot, nous touchons ici au drame divin
que romance BALZAC.
Goriot est donc l’image du christianisme qui décline et ouvre de nouvelles
possibilités. Pour saisir, par séquence, le flux mouvant de cet ordre chrétien et en dégager
une interprétation tragique, nous avons requis d’analyser les derniers instants de Goriot,
c’est-à-dire lors de l’agonie. Cette interprétation s’inspirera du commentaire de Gérard
GENGEMBRE précédemment cité à la page 498, du livre par nous lu.
« Si l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »392, proposition puissamment
sartrienne et prométhéenne, force est de reconnaître que le père Goriot parcourt son
chemin de croix s’éprouvant comme Dieu. En d’autres termes, le mythe du CHRIST
sacrifié est exploré par BALZAC.
De même que JÉSUS−CHRIST est mort par amour inconditionnel et divin pour
les hommes : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique, afin que
quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle »393, de même le père
Goriot choisit à l’instar du « fils de l’homme » de mourir par « amour » pour ses filles.
Voilà une forme d’ « ironie »394 cinglante − l’ « Enfant Dieu » et Goriot sont décrits par
391
MAUROIS (A.), De La BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir, op. cit., pp 97-198
SARTRE (J-P.), L’Existentialisme, Genève, Editions. Nagel, 1970, p 22
393
JEAN 3 : 16
394
(Etudes réunies et présentées par Eric BORDAS), Ironies balzaciennes, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian
Pirot Editeur, 2003
392
140
un parallélisme frappant. Vue sous cet angle, l’ironie de ces deux personnages est l’autre
nom de l’histoire du « fripon » relatée par Sigmund FREUD.
Un lundi matin, alors qu’on l’amène au gibet, le fripon s’écrie : « Voilà une
semaine qui commence bien ! »395 Le caractère auto-renversant, auto-refutant de cette
remarque est tout à fait évident, « puisque pour lui, pendant la semaine en question il n’y
aura pas d’autres événements »396.
L’ironie se signale ici par l’inadéquation entre l’apparence et la réalité. Et il n’est
pas jusqu’à BALZAC lui-même qui ne se soit courbé à l’ordonnance de cette « hygiène
littéraire »397. Toute biographie fidèle de BALZAC arrime sa vie à l’état désastreux de
ses finances et des dettes qui pèseront sur lui. En dépit de cette situation, la vérité
déroutante que nous rapporte Théophile GAUTIER légitime notre sens de l’ironie : « (…)
Près de ces volumes un bouquin à physionomie sinistre, relié en maroquin noir, sans fers
ni dorure, attira nos regards : « Prenez-le, nous dit BALZAC, c’est une œuvre inédite et
qui a bien son prix ». Le titre portait : Comptes mélancoliques, il contenait la liste des
dettes, les échéances des billets à payer, les mémoires des fournisseurs et toute la
paperasserie menaçante que légalise le Timbre. Ce volume, par une espèce de contraste
railleur, était placé à côté de Contes drolatiques, « auxquels il ne faisait pas suite »,
ajoutait en riant l’auteur de la Comédie humaine. »398
395
FREUD (S.), Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gall., coll. « Folio / essais », 1988, p
400
396
idem, p 401
397
GAUTIER (T.), cité dans BALZAC la Comédie humaine ( Présentation de Pierre DUFIEF et AnneSimone DUFIEF ), op. cit., p 1093
398
GAUTIER (T.), cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit., p 1096
141
Pour examiner l’exemple donné par Sigmund FREUD, le fripon se soustrait à la
réalité de sa mort prochaine pour s’installer, le temps de sa remarque, au-dessus de sa
condition désespérée de condamné à mort. Tout comme le fripon, CHRIST et Goriot, qui
se signalent par un même procédé, éclipsent une réalité extérieure qui leur est
irréconciliée. Ce faisant, ils nous épargnent le poids de leur souffrance, tout en épargnant
cette même souffrance à eux-mêmes.
En refusant de s’apitoyer sur leur sort, SOCRATE, JÉSUS et Goriot barrent
l’accent psychique de leur souffrance et banalisent les inconvénients aléatoires de leur
choix du fait de leur dimension symbolique et de leurs idéaux universels.
La psychanalyse littéraire nous instruit qu’un fantasme est toujours sous-jacent à
l’œuvre dans l’élaboration d’un récit. Comme le rêve, un désir inconscient fait surgir un
certain nombre d’éléments qui sont soumis à cette élaboration secondaire spécifique que
constitue le travail artistique de l’écrivain. Quel est le désir à l’origine du récit de
BALZAC ? L’une des clefs de ce fantasme inconscient ne se traduit-elle pas par
l’indexation d’une forme de dissimulation ou de refus de la vérité ? …
« Il y a comme ça des petites évidences qui dorment enroulées sur elles-mêmes et
qu’il faut bien se décider à réveiller un jour. »399 Essayons d’être plus précis pour
entendre ces petites évidences…
Le père Goriot meurt des « crimes » de ses filles, qu’il prend sur lui. Renié par
elles, il se trouve dans la situation du CHRIST sur la croix comme pour rendre compte
399
CRISTIANI (H.), Il est libre Max !, Paris, Balland, 2003, p 13
142
qu’il y a interlocution entre les deux passions ; ils vivent tous les deux par procuration :
Goriot ne vit que par ses filles : « Mes chers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs que
je dois votre présence (…) Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. »400 Parlant
d’ « EMMANUEL »401, ce dernier, comme pour faire écho à Goriot dira : « Je vous ai
parlé ainsi, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète / Voici mon
commandement : Aimez-vous les uns les autres, comme Je vous ai aimés / Il n’y a pour
personne de plus grand amour que de donner sa vie pour les autres. »402
Il est possible de soutenir l’hypothèse que nous sommes visiblement en présence
de deux personnages d’une qualité rare, entrouvrant peut-être une porte sur l’infini, ce
lien entre altérité et transcendance si bien souligné par Emmanuel LEVINAS : « Je
m’approche de l’infini dans la mesure où je m’oublie pour mon prochain… Je
m’approche de l’infini en me sacrifiant. Le sacrifice est la norme et le critère de
l’approche. Et la vérité de la transcendance consiste en la mise en accord des discours et
des actes. »403 Il ne fait pas de doute que le parallélisme est si frappant entre la mission
de la grâce victorieuse du Seigneur JÉSUS, le Fils de Dieu sur terre et le trajet christique
de Goriot auprès de ses filles. Qu’il nous souvienne le supplice dont a été l’objet « le
Christ de Dieu »404 durant sa passion car il a fallu auparavant « qu’il souffre beaucoup et
qu’il soit rejeté par cette génération »405, et les calomnies subies par Goriot : « Tantôt on
400
Le Père Goriot, p 278
MATTHIEU 1 : 23 : « Voici que La Vierge sera enceinte ; elle enfantera un fils. Et on lui donnera le
nom d’Emmanuel, ce qui signifie : Dieu avec nous. »
402
JEAN 15 : 11-13
403
LEVINAS (E.), En Découvrant l’existence avec HUSSERL et HEIDEGGER, Paris, Librairie
Philosophique J. Vrin, série « Bibliothèque d’Histoire de la philosophie », 1949, rééd. 1967, pour la
présente édition, 1994, p 215
404
LUC 9 : 20
405
LUC 17 : 25
401
143
en faisait un espion attaché à la haute police ; mais Vautrin prétendait qu’il n’était pas
assez rusé pour en être. Le père Goriot était encore un avare qui prêtait à la petite
semaine, un homme qui nourrissait des numéros à la loterie. On en faisait tout ce que le
vice, la honte, l’impuissance engendrent de plus mystérieux (…) Puis il était utile, chacun
essuyait sur lui sa bonne ou mauvaise humeur par des plaisanteries ou par des bourrades.
L’opinion qui paraissait plus probable, et qui fut généralement adoptée, était celle de
madame Vauquer. A l’entendre, cet homme si bien conservé, sain comme son œil et avec
lequel on pouvait avoir encore beaucoup d’agrément, était un libertin qui avait des goûts
étranges. »406
La paternité de Goriot, en fait, doit se poser comme précepte de l’identification du
Père à Dieu. Et c’est un peu « Dieu qui meurt en Goriot », figure éponyme de
l’engagement de l’homme dans la mansuétude ; ce qui réactive encore plus le lexique
religieux.
Par ce parallélisme, il s’ensuit une inscription eschatologique du drame : il s’agit
précisément de saisir que, par amour pour nous, pour nous délivrer de la culpabilité du
péché, de la puissance du diable et de la seconde mort, l’« étang de feu », JÉSUS a
souffert la mort sur la croix et « est devenu péché pour nous »407. Il a subi tous les coups
du jugement et de la colère de Dieu contre le péché : « Dieu est amour »408 ; et « il
prouve son amour envers nous, en ce que lorsque que nous étions encore des pécheurs,
CHRIST est mort pour nous. »409
406
Le Père Goriot, p 33
Luis Giovano rapporte les propos de saint Paul pour commenter le film de Mel GILBSON « La Passion
du CHRIST », in Paris Match n°2857 du 19 au 25 février 2004, p 39
408
1 JEAN 4 : 8
409
ROMAINS 5 : 8
407
144
Ce qui sourd dans cet ancrage religieux, c’est que l’excès d’amour envers nous a
conduit le CHRIST à l’expiation. De même, l’amour de Goriot pour ses filles le conduit à
la mort : « j’ai bien expié le péché de les trop aimer. »410 Il meurt comme CHRIST
prenant désormais place parmi les maîtres de la passion. Nous savons que sur le plan
sociologique, CHRIST et Goriot dérangeaient car ils refusaient de s’accorder avec les
conventions de la société : « Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous ne tirerez rien de
cet homme-là ! il est ridiculement défiant ; c’est un grippe-sou, une bête, un sot, qui ne
vous causera que du désagrément. »411
La fonction de tout interprète devrait être, comme le prévoyait le SARTRE de
Qu’est−ce la littérature ?412, « (…) d’appeler un chat un chat ; si les mots sont malades
c’est à nous de les guérir ; au lieu de cela beaucoup vivent de cette maladie ; la littérature
moderne, en beaucoup de cas, est un cancer des mots… »413.
Manœuvre voulue et fomentée. Soutenir que : « L’amour du monde est à la source
de tout péché. La richesse matérielle est une grande maladie. Ainsi disait JÉSUS, non pas
dans la Bible, mais dans le Kitab al−Zuhd d’IBN HANBAL, père de la jurisprudence
hanbilite et ancêtre de l’actuel wahhabisme saoudien. Dans le même ouvrage, IBN
HANBAL rapporte la réponse de JÉSUS aux Israélites qui critiquaient sa pauvreté : «
Vous avez été égarés par les riches. Avez-vous vu quelqu’un qui désobéisse à Dieu en
cherchant la pauvreté »414, était une niaiserie méritant le rétablissement du « supplice de
410
Le Père Goriot, p 315
idem, p 29
412
SARTRE ( J-P.), Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1948, rééd. 1995
413
SARTRE (J.-P.), cité par LÉVY (B.-H.), Le Siècle de SARTRE. Enquête philosophique, Paris, Bernard
Grasset / Fasquelle, 2000, p 78
414
FARHI (C.), « Charité bien ordonnée… », in Le Nouvel Observateur, « Un Dieu, deux Livres, trois
religions : La Bible et Le Coran », déc. 2003−janv. 2004, p 91
411
145
la roue ». Notre misère témoignerait donc de « la gamme complète de l’humain »415.
Inconcevable. L’impertinence de « l’esprit belge »416, « l’Impiété belge »417 serait-elle le
seul rempart contre l’infaillibilité « prétendue » du « Catholique »418.
Les morts de JÉSUS et de Goriot ne seraient donc que la conséquence de leur
propre dissolution. Elles nous les font mieux connaître, dissipent les illusions et les
consolations trompeuses dont ils étaient porteurs. Ils vivaient sur le mode de la
déchéance, s’enfonçant dans leur solitude aux abords de l’absurdité et de l’impossibilité
415
LÉVY (B.-H.), Le Siècle de SARTRE. Enquête philosophique, op. cit., p 239
LÉVY (B.-H.) : « Le jour viendra, insista-t-il, où le monde entier deviendra belge. Les prêtres, ce jourlà, seront traqués. Les pères jésuites persécutés. Les derniers catholiques réduits, comme aux premiers
temps, à la clandestinité des catacombes. Des bandes belges déchaînées videront de force les églises. De
grandes conspirations s’organiseront, dans le but d’exterminer la race juive. Le nom même de Dieu sera
suspect. Le visage de la Vierge insulté. Et de nouveaux cultes naîtront, plus flatteurs, plus aimables, qui
chanteront la gloire d’une humanité repue, gorgée de nature et de matières, réconciliée avec elle-même et
ses plus écœurantes satisfactions − une humanité qui, s’estimant quitte du malheur, libérée de ses fautes et
de ses anciennes misères (…) Ici aussi, nature rimait avec souillure. Naïveté avec méchanceté. Spontanéité
avec instinct, démon de perversité. Et alors que, pour l’ « esprit belge », plus on est proche du « naturel »,
plus on a de chance de toucher à une bonté fondamentale, il croyait − et criait − précisément le contraire : à
savoir que l’on n’est jamais si près de l’horreur, jamais si proche de l’inhumanité et de ses manifestations
les plus hideuses (le crime, l’inceste, le cannibalisme, le parricide…) que lorsqu’on remonte aux sources de
cette fameuse nature humaine. » in Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., pp 255 et 248
417
idem, p 254
418
« Qu’est-ce au juste qu’un catholique ? reprit-il (LEVY rapporte ici les propos de BAUDELAIRE), très
pédagogique. Quelqu’un qui croit au Mal. Au péché originel. C’est-à-dire, pour parler clair, qui ne croit pas
à la fusion spontanée des cœurs ; qui ne parie pas sur l’harmonie native des passions, des désirs, des
intérêts ; qui doute que la chair soit heureuse ; que la nature soit accueillante ; c’est quelqu’un qui oppose
aux songes creux des optimistes dont il venait de faire le procès la rude réalité d’une inconciliable humanité
(…) FLAUBERT était catholique, par exemple. Intégralement catholique. Et il en voyait pour preuve, non
les messes où il allait, ou les cierges qu’il brûlait, mais le fait qu’il détestait la nature, abominait ses
paysages et ne parlait jamais, dans ses romans, d’arbres ni d’animaux…relisez Bovary, écrivait récemment
un chroniqueur français un peu moins belge que de coutume : vous y retrouverez le pur esprit de l’Eglise.
(…) SADE était catholique. Oui, j’avais bien entendu : SADE. L’immonde auteur de Juliette. L’abject
romancier des Cent Vingt Journées de Sodome. L’infatigable pornographe qui ne se passionna, sa vie
durant, que pour des récits de tortures, d’humiliations, de viols. Et s’il était catholique c’est qu’à travers ces
descriptions mêmes, à travers leurs violences et leur inlassable cruauté, transparaissait l’image d’un être
déchu, modelé dans la pire des glaises et capable, lorsqu’on le rend à ses instincts, des péchés les plus
effroyables. (…) Le libertinage, d’une manière générale, était catholique. (…) Le libertin, le vrai, est
quelqu’un de bien plus grave ; de bien plus tragique et sombre ; c’est quelqu’un qui sait que les corps sont
tristes ; leurs étreintes toujours manquées… (…) De même encore les lesbiennes… « Ah ! imbéciles qui
vous interrogez sur l’intérêt que je porte aux femmes damnées − c’est ce catholicisme, et ce catholicisme
seulement, que, une fois de plus, je vénère en elles ». (…) Il m’expliqua encore que la mode était
catholique car elle témoignait de « l’essai permanent et successif pour réformer la nature, s’élever audessus de la nature ». Il m’expliqua, de plus en plus exalté, que le dandy est le plus catholique des
catholiques puisqu’il est « le parfait symbole de cet arrachement de l’homme à la spontanéité et à l’instinct
qui est le dernier mot, n’est-ce pas, du message évangélique. » Cf. LEVY (B.-H.), Les Derniers jours de
Charles BAUDELAIRE, op. cit., pp 256, 257 et 258
416
146
de vivre. Ne cherchant pas à sortir de leurs malheurs, mais l’épousant dans son intériorité,
ils deviennent « l’image de cet amour en Dieu unit le Père et le Fils, qui est la pensée
commune des pensants séparés »419.
Symétries, parallélismes… BALZAC utilisera maints procédés pour établir une
analogie entre Goriot, cet « homme inattaquable »420, et le CHRIST qui « (…) pardonne
tout, croit tout, espère tout, supporte tout »421. Aussi la cohérence de l’œuvre
impressionne, mieux, elle fascine car, elle est profonde identification à Dieu.
Gérard GENGEMBRE se chargera des quasars de la chrétienté en faisant
réciproquer JÉSUS dans son Golgotha et Goriot : « Le père Goriot meurt de ses péchés et
des « crimes » de ses filles, qu’il prend sur lui. Abandonné par elles, il se trouve dans la
situation du CHRIST sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’avez-vous
abandonné ? », cet « Eli, Eli, lema sabachtani » se retrouve dans « voilà ma récompense,
l’abandon ». D’ailleurs ce n’est pas la seule des sept célèbres paroles du CHRIST sur la
croix qui soit réutilisée : le « sitio » (« j’ai soif ») est repris par « A boire » et l’on peut
rapprocher « c’est la meilleure des deux » et « l’autre est bien malheureuse » - qui
reprennent en la modulant l’affirmation « Elles sont innocentes » - de « Mon Dieu,
pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », et « Ah ! c’est fini » de « Tout est
consommé. »422 D’où une espèce de réécriture de la tragédie divine. Cependant, la
comparaison entre JESUS et Goriot, aussi pertinente soit-elle, s’arrête là où le CHRIST
éclôt et triomphe de la mort, tandis que Goriot ne ressuscite pas d’entre les morts.
419
LEMAÎTRE (H.), L’Aventure du XXe siècle, Paris, Pierre Bordas et Fils, 1984, p 790
Le Père Goriot, p 31
421
1 CORINTHIENS 13 :7
422
GENGEMBRE (G.) Le Père Goriot, op. cit., p 498
420
147
Par ailleurs, estimant que l’éducation moderne est trop par l’institutionnalisation,
BALZAC aurait-il voulu, par le symbole même de la mort du « chinois »423 Goriot, ruiner
les préjugés du monde pour que l’« homme capable de promesse » surgisse ? Et l’homme
de l’avenir dont il est question ici serait différent de l’homme contemporain ; différent de
l’« homme du troupeau », mais un homme libéré de la « moralité des mœurs » et mû par
la volonté de puissance. C’est de ce point de vue qu’on peut soutenir l’hypothèse d’un
BALZAC nietzschéen, en l’occurrence à travers Vautrin, Rastignac et / ou Mme de
Beauséant.
Peut-être cette hypothèse permet-elle de questionner l’impensé véritable de
l’œuvre de BALZAC : la religion du nouveau et la dénégation du sens . Il y a comme
une odeur de « procès »424 dans Le Père Goriot. Il convient de s’interroger sur la
récurrence de la problématique de Dieu dans l’œuvre car, « (…) La présence de Dieu, le
consentement à Dieu sont aussi évidents, aussi nécessaires, aussi absolus dans
l'œuvre de BALZAC, pleine comme le jour de la création, que l’absence,
l’inexistence de Dieu dans l’œuvre de PROUST, procès-verbal d’un monde qui se
détruit. Concurrence à l’état civil est le terme extérieur et conventionnel qui
implique, dans l’intérieur et dans le réel, la collaboration avec le Créateur, et cette
Imitation de Dieu le Père latente dans la Comédie humaine.»425
423
Le Père Goriot, p 50
KAFKA (F.), Le Procès, Paris, Gall., 1957
425
THIBAUDET (A.), « Une mystique de la paternité », cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit.,
p 1130
424
148
L’ennemi balzacien, c’est ce décorum nommé Dieu. C’est lui le coupable qui nous
« (…) empêche de rester calmes à s’occuper de nos petits bonheurs »426. Refusant de
s’appesantir sur le problème des formes célestes (archétypes ou idées platoniciennes)
BALZAC veut nous faire comprendre que l’homme est la fonction terrestre du savoir de
Dieu. En d’autres termes, BALZAC annonce avant l’heure le concept de la
« synchronicité »427 élaboré par l’un des pères de la « psychologie des profondeurs »428
Carl Gustave JUNG, et le Nobel physicien de 1945 Wolfgang PAULI.
Dieu voudrait nous faire croire en lui, mais en croyant à son existence, il faut bien
désespérer de cet « effrayant espoir » qui se meut à l’intérieur du vide. Précisément,
« Goriot−JESUS » meurt : mort insupportable, dans la déréliction, la solitude et
l’abandon total − et pourtant mort presque heureuse par le sentiment de la délivrance
qu’elle représente, par le nouvel espoir d’une fin à présent définitive − fin qui dissipera
les illusions de Rastignac et de ceux qui « … avec Rastignac, du haut d’une mansarde ou
debout sur le pont des Arts, ont montré le poing à la vie et crié au monde : A nous deux !
jurant, sur Le Père Goriot ou le volume à côté, de faire leur trou à coups d’épée − ou de
couteau − prêts à jouer tout, et, pour forcer la porte, sauter dans l’arène, passant d’avance
sur le ventre des hommes et le cœur des femmes. »429
426
CRISTIANI (H.), Il est libre Max, op. cit., p 15
« La théorie de la « synchronicité » postule l’existence d’un rapport intime entre notre inconscient
personnel et la structure même de la matière. Cette connexion s’opère via ce que JUNG appelle
l’inconscient collectif : cet insondable réservoir, qui renferme la totalité de l’expérience humaine, coïncide
aussi avec l’anima mundi. C’est dans les tréfonds de la psyché que la sphère de l’âme communie avec la
sphère du physique. Esprit et matière, temps et espace y sont en fusion, libérés des règles de la causalité. La
synchronicité rend manifeste la communion des êtres, des choses et des événements au sein du grand tout
cosmique − l’unus mundus des alchimistes médiévaux, le brahmane de l’hindouisme, le yin−yang du
taoïsme… ». Cf. GAUTHIER (U.), in Le Nouvel Observateur, op. cit., pp 13-14
428
Autre nom de la psychanalyse souvent attribuée à FREUD
429
VALLÈS (J.), « BALZAC, un dangereux modèle ? », cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit.,
p 1126
427
149
La mort de Moriot430 (Goriot = mort) sonne donc comme un éveil car tout
changement passe inéluctablement par la mort, et la grande mort est aussi un grand réveil,
qui arrache tous les masques, tous les préjugés d’un au-delà fictif. La tragédie de cette
mort sert donc ici inversement d’anti−modèle chrétien en ce qu’elle authentifie la
sanctification de la terre des mortels, non pas dans son caractère intolérable de « Fils
comme victime expiatoire »431, mais comme remède aux supputations du « malheureux ».
Le malheureux, dans cette acception, est celui qui d’une façon ou d’une autre, croit
trouver en dehors ou en deçà de lui-même l’idéal, la substance de sa vie, la pleine
conscience de soi, en un mot sa véritable essence. Le malheureux est donc toujours
absent de sa propre subjectivité. Ce sera le cas du CHRIST qui, impuissant face aux
« impedimenta »432 du destin, cherchera du reconfort dans le souvenir et l’espérance de
son Père : « Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi.
Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde »433 ; ou un remède qui
révèle l’esclave social comme c’est le cas chez ce fou nommé Foriot434 : « Ma vie, à moi,
est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si
elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est
l’endroit où je me couche ? Je n’ai point froid si elles ont chaud, et je ne m’ennuie jamais
si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs (…) Leur voix me répond partout. Un
regard d’elles, quand il est triste, me fige le sang. »435
Ces deux personnages vivent dans un temps inversé. En cela, ils sont impassibles
et rendent perceptible l’angoisse d’être : « O mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais
430
Le Père Goriot, p 93
1 JEAN :10
432
Mot latin désignant ce qui entrave l’activité, le mouvement.
433
JEAN 17 :11-16
434
Le Père Goriot, p 93
435
idem, p 157
431
150
c’est ma mort (…) Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils
cependant, à ce qu’on nous dit (…) Plus, plus rien, plus rien ! C’est la fin du monde. Oh !
le monde va crouler, c’est sûr. »436 Que voulait BALZAC en faisant mourir un
personnage aussi attachant que tragique, Goriot ? N’y aurait-il pas comme une éthique437
inavouée de départ en faisant mourir saint Goriot ?
La mort de Goriot efface symboliquement la juste morale du jeune Rastignac et
marque la coupure d’avec sa charité du début du roman. Il a fallu donc cette résultante
pour que les leçons de Mme de Beauséant et de Vautrin l’emportent sur les illusions de
Goriot. En d’autres termes, il a fallu tuer le père pour qu’il s’accomplisse totalement. La
loi du père se devait d’être désapprise par Rastignac car elle faisait « ombre »438 à
l’alternative ouverte. Le père nie la liberté du fils et constitue la pesanteur qui pourfend le
libre esprit comme l’authentifie ici Franz KAFKA :
« Très cher père,
« tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme
d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu
m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour
pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de
te répondre par écrit, ce ne sera que de façon très incomplète, parce que même en
écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la
grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. »439
436
Le Père Goriot, pp 278-279
L’éthique est une discipline systématique correspondant à la morale théorique et souvent liée à une
recherche métaphysique, par quoi elle se distingue de la morale pratique ou appliquée ; conception ou
doctrine cohérente de la conduite de la vie. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des
sciences humaines, op. cit., p 111
438
JANICAUD (D.), L’Ombre de cette pensée. HEIDEGGER et la question politique, Grenoble, Million,
1990
439
KAFKA (F.), « La Lettre au Père », extrait de Préparatifs de noce à la campagne, Paris, Gall., 1980, p
159
437
151
Cette forme de crainte doublée de la grandeur de l’admiration s’ouvre sur la
déchirure qui elle-même se déploie en une hypostase de la loi. Rastignac était aux petits
soins pour le père Goriot car, c’était son père : − « Comment allez-vous, mon bon père
Goriot ? demanda Rastignac au vieillard / J’ai envie de dormir, répondit-il / Eugène aida
Goriot à se coucher »440 − « Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit, et
Bianchon était auprès de lui / Bonjour, père, lui dit Eugène / Le bonhomme lui sourit
doucement, et répondit en tournant vers lui des yeux vitreux. »441 Le mot « Loi » dont
nous faisions usage est à entendre ici en son sens lacanien. Pour Jacques LACAN, « le
rôle du Père n’est pas celui de la relation vécue ni celui de procréation, mais celui de
parole qui signifie la Loi. C’est dans le nom du Père qu’il nous faut reconnaître le support
de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps symboliques, identifie sa personne
à la figure de la Loi. »442
L’« hétérologie » à la laquelle requiert BALZAC pointe un « nouveau tragique » :
Le centre de l’œuvre s’étant dérobé, la mort n’est plus l’objet tragique. Ayant fait éclaté
les subtilisations conceptuelles, il n’y a plus de référent, plus de centre, mais des
mouvements perspectivistes sans consistance. Cette inconsistance induit le nouveau
tragique où le sens est sans référent, résonne par delà le bien et le mal (NIETZSCHE) : le
libre esprit se donne désormais à lire comme la version post-moderne du tragique. Et la
nouvelle anthropologie montre que l’impossibilité de la sainteté s’inscrit, à juste titre,
dans une perspective autre que dans l’esthétique chrétienne. Nul ne survit après la mort
de Dieu. Dans sa volonté d’« aller au large », BALZAC arpente déjà le XXè siècle. Que
reste-il donc de cet homme qui était le centre de l’œuvre ? La vilenie du dehors a-t-elle
440
Le Père Goriot, p 286
idem, p 291
442
FAGES (J.-B.), Comprendre Jacques Lacan, op. cit., p 16
441
152
trahi la sainteté ? Par cette aventure, BALZAC aboutit à une incertitude, au règne de
l’incertain comme l’éclaire ici le NIETZSCHE du Gai savoir : « Gardons-nous de
déclarer qu’il y a des lois de la nature. Il n’y a que des nécessités : là nul ne commande,
nul n’obéit, nul ne transgresse. »443 Voilà un prélude à la modernité…
Dès lors que la sainteté est trahie, que le sens tend sans effort apparent vers son
abolition, vers cela qui est insensé, le recours au nihilisme n’apparaît-il pas caduque ? A
la vérité, la fascination « de la bêtise »444 qu’il y a chez BALZAC, se lit à la justesse du
nihilisme.
Le nihilisme étant lui-même cette capacité qu’à la culture de se projeter sur « Le
je-ne-sais-quoi et le presque-rien »445 donc parle Vladmir JANKELEVITCH. Pour ainsi
dire, on est en droit de supposer que le désir de transvaluer ce qui est, de déborder le
Réel446, chez BALZAC, est une intention avouée de dépassement du néant car « le monde
n’est ni fini ni infini »447, il engage tout homme à se prendre lui-même pour destin afin
d’espérer parvenir à des choix, puis à la proximité de l’être.
443
NIETZSCHE, Gai savoir, op. cit., Aphorisme 109,
MOZET (N.), « Commentaires » in Le Père Goriot, p 364
445
JANKELEVITCH (V.), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1980
446
« J’appelle symptôme tout ce qui vient du réel. Et le réel, tout ce qui ne va pas, qui ne fonctionne pas,
qui s’oppose à la vie de l’homme et à l’affrontement de sa personnalité. Le réel revient toujours à la même
place. Vous le retrouverez toujours là, avec les mêmes semblants. Les scientifiques ont beau dire que rien
n’est impossible dans le réel. Il faut un sacré toupet pour affirmer des choses de ce genre, ou bien, comme
je le soupçonne, la totale ignorance de ce qu’on fait et dit. » Cf. LACAN (J.), entretien inédit accordé à
Emilio GRANZOTTO en 1974, in Magazine littéraire n°428 février 2004 « La Psychanalyse nouveaux
enjeux, nouvelles pratiques », p 26
447
DELEUZE (G.), Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p 80
444
153
2.3.2 : RASTIGNAC : tragique et absurde de l’existence
Dans la perspective balzacienne, la mort de Goriot, loin d’être un désastre ou un
évènement regrettable, est plutôt perçue comme un acte salutaire par Rastignac. La
signification et la suite de ce décès se résument en deux mots clés : effroi et soulagement.
Car désormais Rastignac se trouve seul face à une nature délivrée des processus
déterministes et aliénants que la « sainte » présence de Goriot lui ont imposés
arbitrairement. « Il faudra – s’interroger, en revanche, sur la reprise du thème de la
dégradation du lien père – enfants chez SHAKESPEARE puis chez BALZAC dans le
cadre d’une société nouvelle : il y a là une filiation en profondeur qui fait étrangement
communiquer, quoi qu’en pensent les tenants d’une littérature de l’homme éternel, deux
littératures de la prise de conscience. »448 Peintre d’une société nouvelle qui s’est édifiée
sur les ruines de l’Ancien Régime, après la Révolution et les guerres de l’Empire,
BALZAC trace dans Le Père Goriot, le portrait de Rastignac.
Mais c’est un double portrait, et cette dualité ne peut s’appréhender qu’en
replaçant le héros dans le cadre du roman : « Un jeune périgourdin de petite noblesse,
Rastignac, est venu à Paris pour tenter fortune, et assurer une dot à l’une de ses sœurs. Il
est descendu dans une misérable pension bourgeoise : la pension Vauquer. C’est là qu’il
surprend le secret d’un vieux vermicellier, qui pourrait vivre décemment de ses rentes
mais qui se ruine pour deux horribles filles, fort bien mariées mais fort peu argentées par
leur mari : La Comtesse de Restaud et Delphine de Nucingen. Rastignac s’éprend de
448
CASTEX (P.G.), cité par DUPONT (C.) in Le Père Goriot II extraits, « documentation thématique »,
Paris, Larousse, 1973, p 118
154
Delphine, rêve de s’élever par les femmes, non sans toutefois repousser jusqu’à la fin du
livre les moyens malhonnêtes que lui offre l’inquiétant Vautrin. »449
Il est donc tiraillé tout au long de l’ouvrage par deux groupes de forces
antagonistes, c’est en quoi nous parlerons d’un héros typé450 en deux tendances : l’Ange
et la Bête.
Le premier Rastignac sera confondu avec son ambition. En effet, venu tenter sa
chance à Paris, il se découvrira d’abord comme une sorte de creux vivant, enfermé dans
ce que Georges POULET appelle « l’enceinte du présent »451. Il sympathise et devient
l’ami, l’ « enfant » de Goriot, le protégé de Mme de Beauséant. Il est jeune, généreux et
nourrit de vertueuses ambitions. Et c’est justement dans la comparaison qu’il établit entre
la pauvreté à laquelle la province condamne les siens et le luxe qu’il observe à Paris que
se trouve le germe de son ambition : « L’aspect de cette constante détresse qui lui était
généreusement cachée, la comparaison qu’il fut forcé d’établir entre ses sœurs, qui lui
semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris qui lui avaient réalisé le
type d’une beauté rêvée, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui
(…) enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici, décuplèrent son désir de
parvenir et lui donnèrent soif des distinctions. »452 Ainsi, si Rastignac veut réussir, c’est
d’abord par affection pour les siens et « en se soumettant à l’ordre social », à la
grammaire normative : « L’une de ces deux chambres appartenait à un jeune homme
venu des environs d’Angoulême à Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreuse
famille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par
an. Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il, était un de ces jeunes gens façonnés au
449
THEVEAU (P.) et al, La Dissertation Littéraire par l’exemple, Paris, H. Roudil Editeur, 1973, p 113
Cela qui est tributaire de situations typiques.
451
POULET (G), Les Chemins actuels de la critique, op. cit., p 11
452
Le Père Goriot, p 40
450
155
travail par le malheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leurs parents
placent en eux, et qui se préparent une belle destinée en calculant déjà la portée de leurs
études, et, les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les
premiers à les pressurer. »453
Sa naïveté, « (…) sa tournure, ses manières sa pose habituelle dénotaient le fils
d’une noble famille, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon
goût »454, séduiront Mme de Beauséant. Son attitude à la mort de Goriot dont il est seul à
suivre le convoi funèbre lui confère une fulgurance venue d’ailleurs (le christianisme). Il
est idéaliste : c’est un beau jeune homme pauvre, qui rêve de conquérir la société.
Malheureusement sa condition modeste s’oppose à son ambition.
L’absurde de situation est considéré ici par le motif de l’attente sans ou différée de
la réussite. BALZAC décrit Rastignac comme quelqu’un livré « (…) à ces espérances
étourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belles d’émotions : ils ne
calculent alors ni les obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succès, poétisent leur
existence par le seul jeu de leur imagination, et se font malheureux ou tristes par le
renversement de projets qui ne vivaient encore que dans leurs désirs effrénés (…) Avec la
rage froide d’un homme sûr de triompher un jour, il reçut le coup d’œil méprisant des
gens qui l’avaient vu traversant la cour à pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture à
la porte. Ce coup d’œil lui fut d’autant plus sensible qu’il avait déjà compris son
infériorité en entrant dans cette cour, où piaffait un beau cheval richement attelé à l’un de
ces cabriolets pimpants qui affichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sousentendent l’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il se mit, à lui tout seul, de
453
454
Le Père Goriot, p 14
idem, p 20
156
mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comptait trouver pleins
d’esprit se fermèrent, il devint stupide. »455
A l’origine, et pour faire tombeau à son misérabilisme existentiel, car « quand on
vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément le favori de la Fortune »456,
Rastignac sera comme traversé par deux figures et / ou éducations opposées, tout de
ruptures, et s’inscrivant dans la tension même de la « sensiblerie épistémologique » de
l’œuvre de BALZAC : d’un côté Goriot, frappé du sceau de la religiosité chrétienne en
tant que ce sera lui le « Père Eternel »457, le père de « toutes les docilités de la
misère »458, et de l’autre côté Jacques Collin, le « gros papa Vautrin »459 qui « semblait
se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre
d’inconséquence avec elle-même, faisant supposer qu’il gardait rancune à l’état social, et
qu’il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.»460
Dès lors, le matériau linguistique et narratif que BALZAC va déployer à partir de
Rastignac,
prendra
désormais
la fluidité
et
la
porosité
de ce
personnage
emblématique…et « central »461.
Les deux éducations par nous mentionnées feront d’Eugène de Rastignac un sujet
traversé de part en part par les voix de Goriot et Vautrin qui parlent en lui. Il survient
alors son moment de déchirement intérieur inextinguible, son implosion qui l’installent
au cœur de l’impouvoir et de l’indécidabilité quasi − orphiques : « (…) Il avait
455
Le Père Goriot, pp 66-67
idem, p 100
457
ibidem, p 101
458
Le Père Goriot, p 35
459
idem, p 47
460
ibidem, p 22
461
Gérard GENGEMBRE définit Rastignac comme le personnage central du Père Goriot. En effet, les
seules intrigues qui échappent à Rastignac sont : l’affaire Vautrin, la mort du fils Taillefer, le complot
Michonneau−Poiret−Gondureau et arrestation, l’affaire Beauséant (abandon de Mme de Beauséant par
Adjuda– Pinto), les relations entre Mme de Beauséant et la duchesse de Langeais, le retrait de Mme de
Beauséant. Cf. Le Père Goriot, op. cit., p 481
456
157
continuellement hésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentes curiosités, il
avait toujours conservé quelques arrière−pensées de la vie heureuse que mène le vrai
gentilhomme dans son château. »462 L’impossibilité d’entendre l’une des voix sans déjà
entendre l’autre : « (…) il pensait, malgré la voix de sa conscience, aux chances de
fortune dont Vautrin lui avait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselle
Taillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misère parlait si haut, qu’il céda
presque involontairement aux artifices du terrible sphinx par les regards duquel il était
souvent fasciné. »463
Rastignac, légitimement se trouvera in fine dérivé dans une espèce
d’ « écartèlement » cornélien, thème qui trouve son champ de résonance dans les
brûlantes énigmes du tragique. Etymologiquement, Le Dictionnaire Larousse précise que
le vocable « écartèlement » vient du latin « esquarterer », qui signifie « mettre en
pièces ». Ecarteler, c’est tirer, solliciter en sens opposé, partager, tirailler, être écartelé
entre des idées contraires. Le héros cornélien, en l’occurrence, doit choisir entre l’Amour
et l’Honneur, entre le Devoir et la Passion, entre l’Honneur de la patrie et la gloire
personnelle. Il est confronté à un choix difficile, un nœud-gordien. C’est que toute
alternative implique irréversiblement une situation d’indécidabilité qui débouche sur une
crise intérieure, sur l’écartèlement du sujet. C’est dans cet engrenage rabat-joie que se
trouve le « méritant incroyant » Francis JEANSON qui précise : « La foi c’est toujours la
foi de quelqu’un, d’une conscience incarnée, qui a des problèmes à résoudre du fait
même de sa présence au monde. Ces problèmes sont d’ordre pratique, avec tout ce que
462
463
Le Père Goriot, p 263
idem, p 188
158
cela suppose d’instruments techniques et de réflexion théorique pour en permettre (ou
pour en compliquer) la solution dans un monde de plus en plus artificialisé : si peu
« évoluée » que soit une conscience humaine, elle est tenue d’adopter tour à tour des
attitudes différentes à l’égard du réel. Il va de soi, au demeurant, que les problèmes
d’ordre pratique ne sauraient être limités au plan du travail ; ce qu’une stricte orthodoxie
marxiste désigne sous le terme de « praxis » ne semble pas recouvrir, en fait la totalité
des moyens dont disposent les hommes pour transformer le monde. Peut-être serait-il
historiquement plus important pour eux de parvenir à liquider leurs obsessions sexuelles
que de pouvoir acheter à crédit, ou même au comptant, un poste de télévision : ce n’est
qu’un exemple, bien sûr, mais il semble que – sous une forme ou sous une autre - toute
conscience se trouve écartelée entre des préoccupations au moins aussi divergentes que
peuvent l’être, pour un homme, l’existence des femmes ( en tant qu’êtres humains et en
tant que femmes ) et celle des fins de mois ( que la passion de la T. V. n’est
malheureusement pas seule à rendre difficiles). »464
Soyons donc persuadés qu’à l’origine même du mot, il sourd une violence dans ce
vocable d’écartèlement465 : son champ lexical ressortit à l’idée de supplice. En effet, dans
la Rome antique, le prisonnier, dont les membres sont tirés chacun par un cheval, est
déchiré en quatre « pièces » plus ou moins égales.
464
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., pp 65-66
En donnant à l’écartèlement ses résonances littéraires dans l’espace négro-africain, Henri DRUM voit le
noir−bantou frappé en son essence du sceau de l’écartèlement ; sa nature même le lui prédestinerait. Cf.
CORNEVIN (R.), in Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F.,1976, p 161. Hubert de
LEUSSE, quant à lui, voit dans l’histoire, dans la collision de l’Afrique avec l’Occident, l’origine du drame
« passé coutumier / nouveautés du présent » et celui d’être « étranger chez les siens après l’avoir été chez
les autres ». Cf. Afrique et Occident, heurs et malheurs d’une rencontre, Paris, Editions de l’Orante, 1971, p
12. La diaspora noire exprimera aussi l’impossible remembrement avec le « continent premier » pour le
dire avec Aimé CÉSAIRE, « le poète-luciole », le poète de « l’étoile de la liane au front » et de
« l’écartèlement », celui qui, selon André BRETON, aurait magnifié « la cuve humaine portée à son plus
haut point de bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les
dons magiques ». Cf. Martinique charmeuse de serpents, cité par JEAN-Luc RISPAIL, Les surréalistes.
Une génération entre le rêve et l’action, Paris, Découvertes Gall., coll. « Littérature », 1998, p 112
465
159
Aussi, convient-il de ruiner cette violence somatique pour s’inscrire dans
l’écartèlement psychique qui, prenant l’histoire de Rastignac à notre bénéfice, se réduit à
une bipartition.
Sa singularité dans la trame romanesque de BALZAC fait ipso facto de lui un
sujet soumis aux tourbillons de l’écartèlement : « Son destin s’acharne à ne récompenser
que les actions qui démentent ses calculs. »466
Entre une conception du monde qui s’invertèbre de la modestie du « prélat »
Goriot, et l’ « architectonique »467 de Vautrin frappée du souffle de la monstruosité,
Rastignac, « imo pectore »468, voit son destin ballotté par deux vocations antithétiques qui
le conduisent au déchirement, à l’indécidabilité. Cette situation mérite un décryptage
pour saisir le fil conducteur de Rastignac dans l’univers diégétique de BALZAC.
Personnage fait tout de contradictions − étudiant et ami de Goriot attaché
irréversiblement à demeurer « démonstratif »469 selon Mme de Beauséant −, mais
s’inscrivant (in-) volontairement à la religion du « Docteur Johann Faust »470 − Vautrin
afin de trouver un dérivatif à sa pauvreté : «Il vit le monde comme il est : les lois et la
morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l’ultima ratio mundi. « Vautrin
a raison, la fortune est la vertu ! » se dit-il. »471
466
BARDÈCHE (M.), BALZAC romancier, Bruxelles, Raoul Henry Editeur / Paris, Librairie Plon, 1944, p
344
467
Chez KANT, désigne l’art des systèmes, c’est-à-dire « la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans
notre connaissance en général ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines, op. cit., p 25. Nous l’appliquons à Vautrin pour caractériser l’itinéraire de sa pensée axée sur
« les réflexions de haute politique ». Cf. Le Père Goriot, p 190
468
Expression latine signifiant « du fond du cœur »
469
Le Père Goriot, p 87
470
Cf. Cahiers de l’Hermétisme − Faust, Paris, Albin Michel, 1977, p 26
471
Le Père Goriot, pp 98-99
160
La première éducation de Rastignac porte donc effectivement les fruits de la
morale chrétienne de Goriot. Dans une existence terne, la seule force régulatrice qui reste
à Rastignac est fournie par l’habitude et la routine chez Goriot : « Goriot deviendra aux
yeux d’Eugène un CHRIST de la paternité. »472
Cela nous semble d’autant plus pertinent que Rastignac s’astreint à protéger, à
s’identifier au sacerdoce ecclésiastique de Goriot : « Un tel amour est mon ancre de salut,
se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins,
mais qui ne les devinerait pas ! Eh ! bien, j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui
donnerai mille jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passer la
journée près de lui. (…) Tout m’a réussi ! Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut
s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai tout rendre au
centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la
vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables. Nous
ne trompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge. Mentir, n’est-ce pas
abdiquer ? »473
Mais au fil de son parcours, le drame avenir mettra Rastignac dans une situation
irrépressible qu’il arrivera tant bien que mal à surmonter. Le plaisir sans apprêt que lui
procurait le « pénible habituel » de Goriot, ce personnage déchiré et haché ( parce que se
« déchire » et se « hache » la figure géométrique du « Père »), s’éloigne pour faire
déclencher le « parricide » et pour approcher « le premier homme »474, c’est-à-dire le
moralisme de Vautrin. Il est indéniable que Goriot créait, entre Rastignac et Vautrin, ce
que AL PACINO et RUSSELL CROWE désignent sous le nom d’« interférence
472
MICHAUD (G.), L’Œuvre et ses techniques, Paris, Nizet, 1957, pp 148-150
Le Père Goriot, pp 233-234
474
CAMUS (A.), Le Premier homme, Paris, Gall., 1994, (ouvrage posthume)
473
161
dommageable »475. C’est donc la rupture d’avec le cordon ombilical du père Goriot seul
qui pouvait permettre l’irruption de cet « homme supérieur » dont parle Vautrin : « Vous,
si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. »476
Tout porte à penser que la rupture s’intensifie durant l’épreuve initiatique finale
de la mort du père, abandonné par ses filles toutes à la joie du bal… « Ce fut la seule
oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène, représentait la Paternité. »477
La mort de Goriot symbolise donc la fin des illusions chez Eugène de Rastignac.
On peut dire qu’elle « l’arrache à son anhistoricité, à son innocence juvénile, rectifie son
universalisme abstrait (…) et l’étroitesse de vue avec laquelle il entendait résoudre l’une
des énigmes les plus radicales et les plus scabreuses… »478. Elle écrit un tout autre destin
à Rastignac. Ce destin est tout d’or : « Quelques femmes le remarquèrent. Il était si beau,
si jeune, et d’une élégance de si bon goût ! En se voyant l’objet d’une attention presque
admirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillée, ni à ses vertueuses
répugnances. Il avait vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu’il est si facile de prendre
pour un ange, ce Satan aux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d’or au
front des palais, empourpre les femmes, revêt d’un sot éclat les trônes, si simples dans
leur origine ; il avait écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous
semble être un symbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu’elle fût,
s’était logée dans son cœur comme dans le souvenir d’une vierge se grave le profil
475
L’interférence dommageable est le fait qu’un tiers soucie l’entente d’un couple. Cf. AL PACINO et
RUSSELL CROWE, in « Révélations », film produit par Michael MANN / Pieter JAN BRUGGE, scénario
de Eric ROTH et Michael MANN, et réalisé par Michael MANN, 1999
476
Le Père Goriot, p 130
477
idem, p 332
478
BIYOGO (G.), Kémit Anti−Démocrate : Essai d’élucidation de l’énigme de la souveraineté en Afrique
et dans le monde noir−Nouveaux matériaux théoriques sur la question Noire, Paris, Ciref / I.C.A.D., 2000,
p 25
162
ignoble d’une vieille marchande à la toilette, qui lui a dit : Or et amour à flots ! »479
Eugène de Rastignac n’est plus une proie toute désignée pour le monstre parisien qui
corrompt irrémédiablement ceux qui s’approchent de lui. Désormais, il apprend à
« naviguer sur l’océan de Paris »480. Et s’instruit aux divers moyens de « pêcher la
fortune se laissant séduire par les milles corruptions parlantes et muettes »481 pour se
procurer du luxe et de la volupté : « Il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de
canon. »482
Il était temps ! Depuis le début que BALZAC le trimballait dans des
préoccupations saugrenues de Goriot ; il fallait « (…) peut-être un peu redescendre sur
terre histoire de l’introduire dans le show-biz »483. C’est en cela qu’il faut dire avec
Michel BUTOR que : «BALZAC et Vautrin savent qu’ils auraient pu réussir, aimer,
briller s’ils avaient su ; mais pour l’un comme pour l’autre il est trop tard ; il faut passer
l’information, dire au jeune provincial bien né (Eugène) qui débarque à Paris, où
s’adresser pour connaître les secrets qui leur ont manqué. »484
Lorsque nous parlons du démon de Rastignac, nous entendons faire remarquer
que tout au long de son parcours romanesque, Rastignac est transformé et la mort du père
Goriot fera ressurgir cette évolution. La réalité diégétique du texte de BALZAC met donc
en lumière une bipartition symbolique : l’innocence juvénile de Rastignac assimilée à un
ange, d’une part, et de l’autre, une vision du monde symbolisée par la figure de la Bête,
479
Le Père Goriot, p 142
idem, p 104
481
ibidem, p 104
482
Le Père Goriot, pp 143-144
483
CRISTIANI (H.), Il est libre Max, op. cit., p72
484
BUTOR (M.), « préface » in Le Père Goriot, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p 26
480
163
du démon Vautrin. Se trouvant de la sorte comme par analogie Entre les eaux485, il y a
que, Rastignac, de lui à lui-même, s’obligeait à faire échouer ce cadre de luttes, de
déchirements et de contradictions. C’est de l’éradication d’un trait de son éducation
dépend l’émergence du succès de Rastignac. Ce que nous voulons dire, c’est que la
présence de Goriot, dans la proximité de l’univers de Rastignac, ennuageait « le bord à
bord avec le péché »486 ; Goriot aurait été l’emblème de son échec social car il est le
« rien » devenu figure : « Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, je ne suis
bon à rien, je ne suis plus père (…) Crève, crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis
au-dessous d’un chien, un chien ne se conduirait pas ainsi ! »487.
A l’inverse, son
éviction de la scène diégétique favoriserait le succès de tous ses projets. De ce fait, face à
cette « fraternité malheureuse et refusée »488, face à l’ange et au démon, Rastignac choisit
de tuer son premier père spirituel, celui surtout qu’il a cru le plus avoir assimilé : Goriot.
Entre le « A nous deux ! »489 de Goriot et
le « A nous deux maintenant ! »490 de
Rastignac, il y a comme un grand écart épistémologique. Du coup, la référence morale à
Goriot disparaît. Rastignac va donc désormais à la recherche de son être pour asseoir son
destin. L’éviction de Goriot − le « noyau dur » du psychisme correspond à la réactivation
de Rastignac. C’est un gage de stabilité. Cela se voit dans la dégradation du
modèle : « Les amères réflexions de l’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisir qu’il
se promettait en dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindres
485
MUDIMBE (V, Y), Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973. Rééd., Présence Africaine / Nathan,
1986
486
LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., p 161
487
Le Père Goriot, pp 282-283
488
MUDIMBE (V, Y), L’Odeur du Père, Paris, Présence Africaine, 1982, p 106
489
Le Père Goriot, p 277
490
idem, p 336
164
événements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où, suivant les
observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer, il devait, comme sur un champ de
bataille, tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé ; où il devait déposer à
la barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouer sans pitié des hommes, et,
comme à Lacédémone, saisir sa fortune sans être vu, pour mériter la couronne. »491
La mort du père Goriot est comme une « apophtegme »492, une manière d’abréger
son destin et sa condition misérabiliste : « Voulez-vous que je vous dise une drôle de
chose ? Eh bien ! quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque
la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j’aime
mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parce que le monde n’est pas si beau que
Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. »493 Si Rastignac lui avoue qu’«
aujourd’hui le monde est renversé »494, c’est parce qu’« …En réalité, Le Père Goriot est
un roman de transformation par la paternité, par deux paternités spirituelles, faites à la
fois de leçons et d’exemples, et que Rastignac rejettera d’ailleurs l’une et l’autre après en
avoir assimilé l’enseignement profond qui lui permettra de les dépasser. »495
Il en ressort donc avec évidence que Le Père Goriot retient le moment où l’entrée
dans la vie adulte arrache au héros ses illusions et lui impose des choix décisifs. Mais ces
choix décisifs ne s’opèrent qu’après le meurtre symbolique du père. Dans ces moments
où le personnage crée selon BLANCHOT « sa possibilité spirituelle de vivre »496, et la
littérature sera désormais un territoire implacablement frappé du sceau de l’étrangeté. Le
491
Le Père Goriot, p 142
Parole mémorable ayant une valeur de maxime. Cf. Le Petit Robert, 1973, p 72
493
Le Père Goriot, p 158
494
idem, p 248
495
CITRON (P.), « préface » in Le Père Goriot, Paris, Garnier−Flammarion, 1996, p 19
496
BLANCHOT (M.), De KAFKA à KAFKA, op. cit., p 82
492
165
territoire le plus étranger au « père ». Un territoire où la mort apparaît comme une
expérience originelle. De même que Franz KAFKA dans La Lettre au père dit : « Quand
j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible n’eusse pu
devenir un homme selon ton creux »497, de même, dirions-nous à propos du Rastignac de
BALZAC que la question qui se joue à travers « le meurtre symbolique » n’est pas la
liberté, mais celle d’une issue impossible, improbable. Elle révèle non pas comment
devenir libre par rapport au père (question oedipienne), mais comment trouver un chemin
là où le père Goriot n’en a pas trouvé un : dans l’enfer, l’océan de boue qu’est Paris.
La mort de Goriot, ce « vieillard de soixante−neuf ans environ »498, est donc le
point de rupture d’avec une humanité moribonde, de moindre valeur. A son intérieur
(allusion ici à cette humanité réductrice), se trouvait enveloppé tous les mensonges. Et
d’abord le mensonge chrétien : « Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette
exclamation où se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plus involontaire
des mensonges exaltait une dernière fois. Le dernier soupir de ce père devait être un
soupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore… »499.
497
498
499
KAFKA (F.), « La lettre au Père », extrait de Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p 161
Le Père Goriot, p 24
idem, p 328
166
CHAPITRE IV : L’INTUITION DIONYSIAQUE
2.4.1. Esquisse d’une lecture surréalo-nihiliste de VAUTRIN
Vautrin romantique ? Homme d’un ordre nouveau ? Le seul personnage réaliste
dans Le Père Goriot ? Surhomme ? Premier des surréalistes ?
Vautrin, « l’homme de quarante ans, à favoris peints »500, semble être tout cela à
la fois, si l’on veut. Bien plus, la beauté du surhomme a-t-elle visité BALZAC à travers
Vautrin comme une ombre. Nous nous approprions ces mots de Michel SERRES pour
décrire les traits vivaces du Vautrin de BALZAC : « Il est le possible, il est le chaos. Il
est le nuage, il est le bruit de fond. »501
En effet, dans ce qui présente un intérêt capital, c’est qu’à travers Vautrin, le
nihilisme de BALZAC procède à la fois d’une vision désespérée d’un monde solitaire et
de la déchéance de l’homme dans un monde incohérent. Mais le nihilisme balzacien
excède l’affirmation que le monde est souffrance pour se suppléer en la nécessité de
proclamer le « vouloir-vivre ».
On sait que la Bible réprimande l’attachement au monde et à ses penchants :
« …les œuvres de la chair sont évidentes, c’est-à-dire inconduite, impureté, débauche,
idolâtrie, magie, hostilités, discorde, jalousie, fureurs, rivalité, divisions, partis−pris,
envie, ivrognerie, orgies, et choses semblables. Je vous préviens comme je l’ai déjà fait :
ceux qui se livrent à de telles pratiques n’hériteront pas du royaume de Dieu. Mais le fruit
de l’esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur,
maîtrise de soi ; la loi n’est pas contre de telles choses. Ceux qui sont au
500
501
Le Père Goriot, p 20
SERRES (M.), in Le Débat, « Sur le déterminisme », op. cit., p 96
167
CHRIST−JÉSUS ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs »502. A l’inverse,
BALZAC entoure son personnage d’un profond amour du monde, d’un principe vital de
dépassement de soi, d’un esprit incisif et impitoyable dans la dissection des illusions. On
lui attribue des adjectifs tels que démon, Satan, bête, sphinx, fauve, trompe-la-mort.
Il transparaît que Vautrin se pose, en ce XIXe siècle qui est l’âge des masses,
comme un humaniste annonciateur de l’ère de l’individu : « L’humanisme, c’est au fond
la conception et la valorisation de l’humanité comme capacité d’autonomie, − je veux
dire, sans bien sûr prétendre sur ce point aucunement à l’originalité, que ce qui constitue
la modernité, c’est dans ce fait que l’homme va se penser comme source de ses
représentations et de ses actes, comme leur fondement ( sujet ) ou encore comme leur
auteur (…) L’homme de l’humanisme est celui qui n’entend plus recevoir ses normes et
ses lois ni de la nature des choses (ARISTOTE ), ni de Dieu, mais qui les fonde lui même
à partir de sa raison et de sa volonté. Ainsi le droit naturel moderne sera-t-il un droit
subjectif, posé et défini par la raison humaine ( rationalité juridique ) ou par la volonté
humaine ( volontarisme juridique ). »503
L’individu Vautrin apparaît donc comme celui sur lequel s’affirme pleinement la
vocation de l’existence et, en un sens, la responsabilité de cette existence : « Voilà ma vie
antérieure en trois mots. Qui suis-je ? Vautrin. Que fais-je ? Ce qui me plaît. Passons.
Voulez-vous connaître mon caractère ? Je suis bon avec ceux qui me font du bien ou dont
le cœur parle au mien. A ceux-là tout est permis, ils peuvent me donner des coups de pied
dans les os des jambes sans que je leur dise : Prends garde ! Mais, nom d’une pipe ! je
502
GALATES 5 : 19-24
RENAUT (A.), L’Ere de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gall., coll.
« Bibliothèque des Idées », 1989, p 53
503
168
suis méchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas.
Et il est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme comme ça ! dit-il en
lançant un jet de salive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il le faut
absolument. Je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lu les Mémoires de Benvenuto
CELLINI, tel que vous me voyez, et en italien encore ! J’ai appris de cet homme-là, qui
était un fier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer
le beau partout où il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs une belle partie à jouer que
d’être seul contre tous les hommes et d’avoir de la chance ? J’ai bien réfléchi à la
constitution actuelle de votre désordre social. »504
Nous devons voir en ces paroles, non seulement la manifestation d’un vouloir dire
une vérité quelconque, mais davantage une volonté de se tenir auprès du cosmos ( la
Providence ), car Vautrin est doté d’une force extraordinaire. Sous l’expression de son
« vouloir vivre », se situe la soif de la vie, l’élan débordant vers la vie perçue dans sa
multiplicité. Le « vouloir vivre » est une catégorie centrale dans la philosophie de
NIETZSCHE. Il s’agit de la dépense de soi, sans limite, dans la création, l’exploration
des choses de la vie, par opposition à toute censure, à toute inhibition qui en restreindrait
la force de manifestation. C’est l’affirmation et la valorisation de son indépendance dans
le monde, en libérant ses choix, sa langue, ses désirs, ses fantasmes, sans leur opposer la
moindre licence. Ce en quoi, Alain RENAUT commentera : « Certes la valorisation de
l’indépendance comme telle porte en elle la désocialisation de l’homme, à travers la
conviction que l’homme en tant que tel, c’est l’individu se concevant et se constituant
indépendamment de tout rapport à la société, comme une subjectivité sans
504
Le Père Goriot, p 123
169
intersubjectivité. »505 Il est indéniable qu’à la source de la révolte balzacienne à travers
Vautrin, c’est l’injustice sociale qui est visée. Or pour se révolter, il faut d’abord
connaître. Il faut d’abord prendre conscience de sa condition d’esclave, c’est-à-dire tout
court, d’homme enchaîné avant de tendre entièrement vers le désir de briser les chaînes.
Désir considéré comme finalité supérieure, libération, et plus encore, exploration des
sens, ces sens dont on était exclu.
Nous savions que la morale chrétienne cherchait à justifier l’action de l’homme ;
qu’elle empêchait l’expression de la puissance de l’action sans Dieu. C’est dans une
exigence de clarté et de cohérence avec soi que Vautrin légitime son comportement afin
de s’affranchir de l’état de servitude dans lequel le christianisme a plongé les hommes.
C’est pourquoi, Vautrin « …défie plus qu’il ne nie. Primitivement, au moins, il ne
supprime pas Dieu, il lui parle simplement d’égal à égal. Mais il ne s’agit pas d’un
dialogue courtois. Mais bien plutôt d’une polémique qu’anime le désir de vaincre.
L’esclave commence par réclamer la justice et finit à la longue par vouloir la royauté. »506
Vautrin, cet homme qui, par anticipation, donne les sources secrètes du
philosophe « expérimentateur », négative le groupe ou la masse ; il se démarque de
l’instinct moutonnier, du troupeau ( NIETZSCHE ). Le rejet des conventions sociales
chez « Vautrin−BALZAC » donne un sens profond au vitalisme de l’homme supérieur,
une fois débarrassé de l’ opposition du bien et du mal qui appauvrirait l’action de
l’homme. Albert CAMUS, à ce propos, l’illustre positivement : « Puisque Dieu
revendique ce qu’il y a de bien en l’homme, il faut tourner ce bien en dérision et choisir
505
RENAUT (A.), L’Ere de l’individu, op. cit., p 92
170
le mal. La haine de la mort et de l’injustice conduira donc, sinon à l’exercice, du moins à
l’apologie du mal et du meurtre »507.
Dès lors, la négation des conventions chez Vautrin est une démarche visant
l’authentification de l’existence. Mais, précisément parce que la recherche de cette
authenticité est sous-jacente au refus des conventions et des convenances, et parce qu’un
tel principe esquive les procès et se pose comme original et inaugural dans un siècle
préétabli, fondé sur la forme et les jugements de valeur chrétiens, il le met nécessairement
en péril. Par là, on admettra qu’il est question chez BALZAC d’une révolte contre le
monde structuré, mécanique, soumis à la loi divine. Vautrin, qui se pose en protecteur et
en « sous−fatalité »508 selon BALZAC, illustre avec force cette volonté de se défaire de la
norme et de l’orthodoxie dominantes.
En effet, Vautrin vit dans un monde où règnent la loi et la « tricherie ». Quoi
d’étonnant si, nombre de fois à la pension Vauquer, son comportement ait suscité la
suspicion et la crainte lorsqu’il refusera d’entrer dans le jeu de la comédie humaine :
« (…) malgré son air bonhomme, il imprimait de la crainte par un certain regard profond
et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sangfroid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une
position équivoque. Comme un juge sévère, son œil semblait aller au fond de toutes les
questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. »509
En s’émancipant de tout jugement de valeur et de tout vecteur moralisant des
actes, il suscite un grand malaise et provoque chez le jeune méridional Rastignac un
506
CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 45
CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 68
508
Cité par BARDÈCHE (M.), in BALZAC romancier, op. cit., p 339
507
509
Le Père Goriot, p 21
171
profond trouble dans un univers « réglé » : « Mais, dit Eugène avec un air de dégoût,
votre Paris est donc un bourbier. »510
La mise en réflexivité de la pensée de BALZAC à travers Vautrin, en dépit de
l’existence d’une quantité importante de textes aujourd’hui sur Le Père Goriot, a été un
« déblayage épistémologique ». Ainsi avons-nous encore à lire et à relire, à sur-signifier
ce « grand’œuvre » dont la facture sollicite avec autrement plus d’attention le regard du
critique, du philosophe… ou de l’herméneute.
Sans persister dans le regard qui réduirait l’œuvre de BALZAC à une vision
stricte du réalisme qui entendait « étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque
talent selon les conditions de sa nature (…), en faire une vive et fidèle description, à
charge toutefois de la classer et de la mettre à sa place dans l’ordre de l’art »511, nous
voulons, modestement, inscrire le réalisme balzacien − ce que nous appelons ici néoréalisme − dans la célébration de l’esprit agonal (conflit, guerre) ou de l’esprit de
compétition, étant donné que pour NIETZSCHE, « le monde est le jeu de Zeus »512. Pour
cette raison, le néo-réalisme balzacien s’enveloppe d’un « éthos viril » qui fera naître une
morale sans culpabilité : « Ainsi, à ses détracteurs qui lui reprochent Vautrin, BALZAC
fait-il remarquer qu’il n’y a pas de trop d’un bagnard dans une œuvre qui a la prétention
de rendre fidèlement une société où on en dénombre cinquante mille (…) Bref, BALZAC
pourrait à bon droit faire sienne la déclaration sobre autant que formidable de Vautrin à
Maman Vauquer : « Je suis tout. » Démiurge pantocrator, siégeant en gloire au-dessus
d’une réalité qu’il récapitule, et tenant entre ses mains le Livre suprême qui, plutôt que
celui de MALLARMÉ, serait déjà celui du Jugement dernier, le registre exhaustif,
510
Le Père Goriot, p 59
COUTY (D.) et al, Histoire de la littérature Française XIXe siècle. T. I 1800-1851, Paris, Bordas, 1972,
rééd. 1988, p 216
511
172
l’inventaire absolu qui sera produit au Jour de Colère : liber scriptus proferetur, in quo
totum continetur. »513
Aussi, le texte balzacien s’ouvre-t-il sur une ligne tragique,
préparant l’accomplissement du parricide. D’où ce double mouvement qui va du constat
de l’irradiation des valeurs moribondes à celui de l’affirmation de ce qui en elles est
assignable à l’éternité…
Première hypothèse qui corrobore, ces propos de BALZAC dits par Henri de
Marsay : « Quel bonheur d’imposer à la masse des émotions et de n’en pas recevoir, de la
dompter, et ne jamais lui obéir ! Si l’on peut être fier de quelque chose, n’est-ce pas d’un
pouvoir acquis par soi-même, dont nous sommes à la fois la cause, l’effet, le principe et
le résultat. »514
Effroyable moment qu’est La veine dionysiaque de BALZAC. En tout état de
cause, la nuit mystique avec son opacité brumeuse, se relâche chez Vautrin comme chez
le Zarathoustra de NIETZSCHE : « Une ombre m’a visité − la chose la plus silencieuse et
la plus légère est venue vers moi − la beauté du surhumain m’a visité comme une
ombre. »515
Il est significatif de relever que contrairement à ceux qui seraient à la recherche
d’un principe premier explicatif des choses, Vautrin est doté et dévoré par la passion de
512
NIETZSCHE (F), La Philosophie à l’époque tragique des grecs, in Ecrits posthumes 1870-1873, op. cit.,
p 236
513
BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de BALZAC, op. cit., pp 13 et 15
514
BALZAC (H.de), La Fille aux yeux d’or, op. cit., p 387 − Maurice BARDÈCHE nous instruit que pour
comprendre Le Père Goriot, il est nécessaire d’examiner La Fille aux yeux d’or : « La Fille aux yeux d’or
est une œuvre intermédiaire, une sorte de charnière entre l’Histoire des Treize et Le Père Goriot : c’est l’un
des documents dans lesquels on sent le mieux la profondeur du romanesque chez BALZAC, et l’un de ceux
qui font comprendre aussi quelle forme a pris le romanesque dans une grande œuvre comme Le Père
Goriot, dans lequel il est moins sensible d’abord, mais peut-être aussi grave en réalité. » Cf. BALZAC
romancier, op. cit., p 332
515
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 112
173
vivre « intensément »516. Pour ainsi dire, par un détour d’écriture, par rapport à « ce que
le monde ne croit plus »517, c’est-à-dire Goriot, « BALZAC−Vautrin », en ces lieux de
retournement de situation et de « conversion »518, réclame l’affirmation dionysiaque du
monde comme volonté qui re−possibilise « …le triomphe des forts et l’élimination des
faibles. Une génération est l’ensemble des gens qui sont arrivés et la foule de ceux qui
montent… »519.
Il n’y a pas de doute, ramener l’affirmation dionysiaque, le chaos dionysiaque
à l’ordre universel, à la nécessité de la non nécessité du monde, c’est-à-dire au hasard,
force à accorder de l’importance à l’énigme du Destin selon qu’on l’imagine sous l’ordre
de Dieu ou de Satan car : « Le monde balzacien est plein de mauvais anges aux plaisirs
magnifiques et pervers. Il faut toujours qu’une tête blonde se plie sous le doux
envoûtement du mal. »520
Seconde hypothèse. Vautrin s’est voulu un docteur de l’âme moderne pour le
jeune Rastignac à qui il met en demeure de vivre sous la pliure du « donné là » : « Un
homme qui se vante de ne jamais changer d’opinion est un homme qui se charge d’aller
toujours en ligne droite, un niais qui croit à l’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’y
a que des circonstances : l’homme supérieur épouse les événements et les
circonstances pour les conduire. S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples
n’en changeraient pas comme nous changeons de chemises. L’homme n’est pas tenu
516
Voir à cet effet la communication donnée à la Sorbonne Paris IV le 25 juin 1990 par BIYOGO (G.),
« La question de l’intensément chez Saint Meursault », où le mode rend compte du « vouloir vivre » dans
sa lecture.
517
Le Père Goriot, p 280
518
De ce que le retournement s’auréole de volontés et de forces, soucions-nous ici de nous affranchir d’une
interprétation religieuse du mot « conversion ». Nous savons que les croyants désignent par « conversion »
l’acte qui sanctionne un changement de conviction de centre des valeurs. Pris dans ce sens, la conversion
équivaut au négatif. Or NIETZSCHE estime que cette attitude vaut pour l’âne et le chameau qui sont les
symboles de la soumission. Ajoutons que cette conversion est une exclusion puisqu’elle consiste à amener
une personne à adopter un point de vue tout en renonçant à un autre.
519
BARDÈCHE (M.), BALZAC romancier, op. cit., p 350
174
d’être plus sage que toute une nation (…) J’aurai une opinion inébranlable le jour où
j’aurai rencontré trois têtes d’accord sur l’emploi d’un principe, et j’attendrai longtemps ! L’on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le même avis sur un
article de loi. »521
En fait, ce qui intéresse Vautrin, c’est « l’ici et le maintenant ». Il participe de la
logique camusienne : « Mon royaume tout entier est de ce monde »522.
Cette logique se préoccupe ici de faire la dénonciation des limites de la pensée
mécanique, absolue et absolutisante de l’Eglise.
Avec la morale de sa sympathie
doublée d’une éthique de la compassion, Vautrin renverse radicalement les valeurs en
leur donnant un sceau nouveau. Renversement du platonisme, renversement du
christianisme.
Le meurtre symbolique que sous-tend sa différence et sa suffisance se donne à lire
dans sa négation des impératifs catégoriques de la morale chrétienne au profit de
l’affirmation de cet homme nietzschéen « embarqué sur sa pleine mer »523 : « Ô femmes
innocentes, malheureuses et persécutées, s’écria Vautrin en interrompant, voilà donc où
vous en êtes ! D’ici à quelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien »524.
Une telle prise de position chez Vautrin définie sa présomption : il ne croit pas au ciel, ni
à l’Au-delà, et encore moins à la possibilité de changer la vie selon le précepte
rimbaldien. Lors d’une conversation tendue avec le père Goriot au cours de laquelle
520
Idem, p 340
Le Père Goriot, p 135
522
CAMUS (A.), L’Etranger, Paris, Gall., 1942, p 13
523
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 210
524
Le Père Goriot, p 53
521
175
celui-ci a lancé « vous payerez cela bien cher quelque jour… », Vautrin a répondu : « En
enfer, pas vrai ? Dans ce petit coin noir où l’on met les enfants méchants ! »525
D’emblée, la grande question ontologique pointée ici dans toute sa rigueur
transparaît dans sa confession : « Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous
êtes ; mais je vais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoir examiné les
choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partis à prendre : ou une stupide
obéissance ou la révolte. Je n’obéis à rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vous faut,
à vous, au train dont vous allez ? un million, et promptement ; sans quoi, avec notre
petite tête, nous pourrions aller flâner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y
a un Etre−
−suprême ? »526. Se sachant le maître de ses jours, Vautrin, rompant d’avec
« la croyance à l’appel », se sent tout interpellé à vivre dangereusement : « C’est fatigant
de désirer toujours sans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et de la nature des
mollusques, vous n’auriez rien à craindre ; mais nous avons le sang fiévreux des lions
et un appétit à faire vingt sottises par jour. Vous succomberez donc à ce supplice, le
plus horrible que nous ayons aperçu dans l’enfer du bon Dieu. »527
L’œuvre de BALZAC par Vautrin interposé surgit comme le signe d’un refus de
conformisme. Le nihilisme balzacien désenchante le fonctionnement social et se lit
comme un laboratoire de contestation et de dissidence mettant en relief les grandes
apories de l’existence. L’infirmité du sens, l’incertitude de tout projet, le firmament des
plaintes arrachant nos dires inféconds sont, de manière générale, des attributs du genre
humain. Et Vautrin nous le suggère très fortement à travers les canons qui commandent
525
Le Père Goriot, p 65
176
les perturbations profondes de nos sociétés : « Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de
grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur. Si dans les cent professions que
vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les
appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus
beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ;
sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Si je
vous parle ainsi du monde, il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je
le blâme ? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais.
L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent
alors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple :
l’homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million
de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, même des lois : j’en
suis. »528
Mais au-delà des situations insolites, absurdes et dissidentes que BALZAC met en
lumière, il s’agit d’une interrogation sur le sens à donner à notre humanité et à notre
littérature articulée autour d’un « possible sans Dieu ». Car, « si une littérature ne se
regarde pas elle-même, et ne s’évalue pas, n’élabore pas ses techniques de lisibilité du
récit, sa portée critique et la validité épistémologique de ses méthodes, … et si une
littérature ne porte pas son métadiscours, si ses critiques ne produisent pas de poétiques,
pas de discours de la méthode, et si de surcroît il ne devait pas exister de synthèse
exhaustive entre les travaux de la critique universitaire, les thèses, et ceux de la critique
professionnelle, il se passerait comme un ratage constant dans l’existence réelle de cette
526
idem, p 124
177
littérature, du fait de la défaillance de son évaluation interne et de son impossible
ouverture à l’universalité des canons et des modèles d’analyse. »529
Ce en quoi, notre « regard »530 s’avise d’excéder le « réalisme » institutionnel
qui n’est encore qu’au stade d’une conscience de l’art. Ici, notre pensée elle-même se voit
transformer par cette autre chose qui surgit au creux d’une confrontation avec l’altérité
balzacienne. Une altérité saisie non sur le mode du réalisme plat, mais d’un réalisme
exacerbé à travers ses principes artistiques : le « néo−réalisme ». Ce mot « néo » souligne
une différence, une rupture, du moins une discontinuité au sein du réalisme. C’est la
dimension visionnaire, dynamique, qui déjoue en permanence l’illusion réaliste, avec son
« vérisme », sa propension mimétique et reproductrice de la réalité. Le « néo » de
réalisme invite le réalisme au jeu, à l’humour, à la dépense, à la dissidence, à la voie
déroutante de l’art et de la littérature.
De la sorte, nous voudrions repenser la « dicibilité » du sens chez BALZAC en
termes de « tension textuelle ». Une tension où s’originent les horizons économique,
527
ibidem, p 126
Le Père Goriot, p 130
529
BIYOGO (G.), « Destin paradoxal de la littérature africaine et de sa critique », Séance inaugurale du
« Café philosophique » de l’Institut Cheikh ANTA DIOP − Texte n°5, op. cit., p 4
530
Dans un livre majeur, L’Œil vivant, Paris, Gall., 1961, Jean STAROBINSKI procède à une exégèse du
terme « regard » que suggère l’organe de l’œil et par le biais duquel le critique (ou le lecteur) s’installe
dans le mouvement (au sens dynamique du terme) du texte. Il note : « Le regard, relation intentionnelle
avec les autres et l’horizon vécu, peut, en l’absence de la fonction visuelle, emprunter des voies
compensatrices, passer par la pointe attentive de l’ouïe ou par l’extrémité des doigts. Car j’appelle ici
regard moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir une relation. » p 13. Au- delà du médium
du regard, le principe moteur qui garantit la démarche starobinskienne demeure la « Relation », cet espace
qui permet que s’invertèbrent le texte et le critique. Le principe de Relation présente deux inflexions, deux
« possibilités opposées dont aucune n’est réalisable (p 25) : la « Relation d’intimité » amène le critique à la
quête de la « subjectivité » créatrice. Il se propose de l’atteindre dans ce remembrement avec le texte. Or, il
ne peut s’interdire de se considérer comme une « identité séparée » de celle de l’écrivain. La deuxième
inflexion consiste, après le risque de « paraphrase » que court la « Relation d’intimité », à se distancer de
l’œuvre, à considérer tous les éléments extra-textuels qui ont une ascendance sur le texte : c’est la
« Relation du regard surplombant ». La diversité de ces éléments extra-textuels apparaît inépuisable au
critique d’où il ne peut les limiter que par « décision arbitraire ». L’œuvre courant le risque de l’éclipse
aux dépens de ces éléments, STAROBINSKI résout la question : « La critique complète n’est peut-être ni
celle qui vise à la totalité (comme le fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme le fait
l’intuition identifiante) ; c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par
528
178
politique et social. La vie est affrontement et contradiction. Et nos oreilles ont la fâcheuse
manie de s’attacher aux doutes. La tension formule la quête de la pertinence sémantique ;
quête qui est en réalité une enquête. BALZAC suspecte les concepts métaphysiques qui
prétendent à des vérités éternelles car, comme il le précise dans l’ « Avant-propos » de la
Comédie humaine en 1842 : « La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains
pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’Etat, est une décision
quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes.
MACHIAVEL, HOBBES, BOSSUET, LEIBNIZ, KANT, MONTESQUIEU sont la
science que les hommes d’Etat appliquent (…) L’homme n’est ni bon ni méchant, il
naît avec des instincts et des aptitudes ; la Société, loin de le dépraver, comme l’a
prétendu ROUSSEAU531, le perfectionne, le rend meilleur… »532
Présence infiniment redoublée, éternelle présence, Dieu est traqué dans l’univers
balzacien dans son entreprise de représenter « (…) un pouvoir sacré, sans appel. Comme
le pape pour les chrétiens (…) administrativement infaillible aux yeux de l’employé ;
l’éclat qu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à celles dites en son nom. »533
Mais à quitter le territoire de la littérature tragique et néo-réaliste de BALZAC,
dans les dimensions même de sa représentation, nous en sentons les prolongements dans
avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va
inlassablement de l’une à l’autre. » (p 27)
531
Nous osons l’italique et le soulignement pour marquer notre distance avec Jean-Jacques ROUSSEAU, le
doctrinaire de la Révolution française.
532
BALZAC (H.de), Ecrits sur le roman. Anthologie, (Textes choisis, présentés et annotés par Stéphane
VACHON), « Avant-propos » de la Comédie humaine, Paris, Librairie Générale Française, 2000, pp 289290
533
Le Père Goriot, pp 195-196
179
la philosophie nietzschéenne où il est question de « philosopher à coups de marteau »534,
et dans ce style d’écriture que Jacques DERRIDA a nommé la « déconstruction »535.
De quoi retourne en fait la « déconstruction » ?
Par « déconstruction », on désigne l’ensemble des pensées qui ont en vue
l’entreprise
d’ébranlement
du
logocentrisme
et
ayant
en
commun
l’idéal
poético−ontologique. Pour Jacques DERRIDA, cela consiste à « tympaniser »536
la
philosophie et la littérature afin de les sortir de leur autisme. Chez NIETZSCHE, il est
question de « crever les oreilles pour apprendre à ouïr par les yeux »537. Mais ce qui est
plus significatif dans la « déconstruction », c’est qu’elle contient, en dehors du « double
geste − à la fois fidèle et transgressif − dont DERRIDA exploite des thématiques aux
fortes résonances théologiques »538, l’invention lisible des « nouveaux possibles
narratifs », la création ou l’instauration d’un ordre nouveau consistant à narrer
l’inénarrable. Pour ainsi dire, toute écriture déconstructiviste oscille entre « dé−création »
et « re−création » du monde.
Nous avons défini avec DERRIDA la « déconstruction » comme renversement
des idéaux métaphysiques stables ; mais à la vérité, c’est une sorte d’approche
horizontale réductrice au regard de l’orientation qu’en donne l’allemand Manfred
FRANCK. Reconnaissant d’une part que cette notion est née de l’inspiration
nietzschéo−heideggerienne dans la remise en question de la tradition métaphysique, ainsi
que du principe dichotomique qui la fonde, et d’autre part que la « déconstruction » est
534
NIETZSCHE (F.), Crépuscule des idoles, in Œuvres complètes, op. cit., p 12
DERRIDA (J.), Point de suspension, Paris, Galilée, 1992, p 224
536
DERRIDA (J.), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, « Tympan », p 1
537
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 26
538
NAULT (F.), in Magazine littéraire n°430, op. cit., p 38
535
180
un néologisme employé par Jacques DERRIDA, Manfred FRANCK le fait cependant
distinguer du mot « destruction » pour éviter de le confondre avec les termes
« réduction » et « anéantissement ». Bien plus, avoue-t-il que : « Déconstruction signifie
en revanche démontage de l’édifice sur lequel une tradition de pensée repose, et ce
jusqu’aux fondements (il se peut que l’on démonte les fondements eux-mêmes), en vue
d’édifier sur les mêmes ou d’autres fondements une pensée nouvelle et convaincante (ou
aussi la même pensée sous une autre forme convaincante). Cette intention habite
l’élément intercalé « con », qui distingue la déconstruction de la simple destruction. »539
DERRIDA, dans ses nombreuses et prudentes ambiguïtés ; dans ses cortèges de
possibles dont il sait si bien entretenir l’urgence, souligne que la « déconstruction » est
d’abord un élan affirmatif et non négatif540. Plus précisément, « la déconstruction n’est
pas simplement la destruction d’une structure architecturale, c’est aussi une question sur
le fondement, sur le rapport fondement / fondé ; sur la clôture d’une structure, sur toute
une architecture de la philosophie. »541
Le recours à la « déconstruction » pour lire la Comédie humaine de BALZAC
n’est pas fortuite ici ; elle veut montrer l’enjeu de la mise en sape dont l’auteur de La
Recherche de l’absolu542 tente l’informulable dire à travers ses « Utopies » : « Les
utopies se présentent à nous comme des rêves nés du sentiment de déréliction d’une
classe sociale − toujours la même, au fil des siècles. Ce sentiment de
déréliction−Geworfenheit −, au sens que HEIDEGGER donne à ce terme dans Seit und
539
FRANCK (M.), Qu’est-ce que le néo−structuralisme ?, Paris, Editions du Cerf, 1989, p 239
DERRIDA (J.), Point de suspension, op. cit., p 224
541
idem, p 225
542
BALZAC (H.de), La Recherche de l’absolu suivi de La Messe de L’athée, Paris, Gall., coll. « Folio
classique », 1967, rééd. 1976 et 1996 pour la présente collection
540
181
Zeit, est l’état de l’homme jeté dans le monde, livré à lui-même, n’attendant rien d’une
puissance supérieure à l’existence de laquelle il ne croit même plus (…) PLATON rêve
d’une république gouvernée par les princes−philosophes, qui retrouve dans ses lois justes
l’organisation hiérarchisée des civilisations traditionnelles, de la cité antique. Plus tard,
l’utopie devient le refuge de ceux qu’effraient les grands courants millénaristes qui ne
cessent de secouer l’Occident depuis l’émergence du christianisme (…) L’utopie est,
pour bien des rêveurs, comme un rêve qui pallie leur Weltschmertz, douleur du monde,
douleur de vivre, toujours de la même façon, ne variant que peu dans ses thèmes et ses
modes d’expression, d’un moment à l’autre de l’Histoire ; parfois préfaçant le pas lourd
d’armées en marche, pour le détruire ou l’imposer, lorsque le rêve devient cauchemar
(…) L’utopie est donc avant tout une volonté de retour à la protection entourant une
enfance retrouvée, les lois immuables des cités traditionnelles figées dans leur conformité
à un modèle mythique, primordial, ou, une fois de plus, le refuge dans un état de
nature. »543
Par conséquent, on pourrait penser la pensée de la Comédie humaine comme
déconstructiviste car elle offre la possibilité de ruiner, d’envisager et d’entendre la
littérature autrement. D’un point de vue herméneutique, la parole balzacienne n’aurait
aucun sens qui se trouverait garanti par son adéquation avec l’immédiateté de la réalité,
mais par une constellation d’horizons sémantiques de la réalité, dans son caractère
ondoyant, contradictoire : Tragique, Volonté de puissance, Mort de la sainteté, Sélection,
Homme supérieur et / ou Surhomme.
543
SERVIER (J.), L’Utopie, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1993, pp 15-16
182
En extrapolant le nom de Vautrin qui sonne étrangement comme une exhortation :
« A vos trains », « Va ton train », BALZAC instaure le langage d’une littérarité décalée
avec des jeux de voix, sous le mode de la déconstruction derridienne. Et c’est avec raison
que nous pensons que Brigitte DIAZ divorce d’avec la subtilité des suggestions
sémantiques du romanesque balzacien en écrivant que : « BALZAC n’est pas un
BECKETT du XIXe siècle. In extremis, il endigue les hémorragies, restaure les assises de
la famille, rétablit un semblant d’ordre, certes avec quelques tours de passe-passe et le
clin d’œil du copiste en prime. »544
Ce que dit BECKETT, ce qu’il pointe dans ses pièces, c’est la vision absurde du
monde si caractéristique de la modernité. Que ce soit dans l’Innommable545 ou dans En
attendant Godot546, BECKETT approfondit la réflexion sur la condition humaine. Ses
thèmes lisibles et dévoilés mènent au seuil du non sens et de la décomposition du langage
dans toutes ses dimensions les plus inquiétantes. Car, au-delà du comique, de la tragédie
des hommes et des mots ; au delà de la bizarrerie, l’interprétation du théâtre beckettien
touche aux questions essentielles de la difficulté de dire, d’être, d’écrire… Le monde
moderne, où les espoirs du progrès scientifico-technique et la crise d’autorité ont laissé
un vide et une insatisfaction, est marqué dans son théâtre par un déchirement de l’homme
qui, dans son jeu, traduit l’absurdité générale de l’existence. Le théâtre de Samuel
BECKETT est à lire présentement comme une scène qui se détruit, comme la fin du
théâtre, du fait du poids du mal.
544
DIAZ (B.), « Sans limites », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 35
BECKETT (S.), L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, rééd., 1992
546
BECKETT (S.), En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, rééd., 1997
545
183
Il est intéressant de souligner que l’opération de transmutation des valeurs est
inséparable de la Comédie humaine. BALZAC s’est voulu « oracle » de cette
transmutation quoiqu’il ait délégué Vautrin pour être le prophète de cette forme extrême
du nihilisme. Débordant cette chose beckettienne qui se soustrait à « la nomination non
nommée »547, récusant l’évidement sémantique localisable dans la traversée textuelle de
Meursault, BALZAC connaît et la « dés−errance » sartrienne et l’ « obsolescence »
valéryenne des civilisations. Et c’est là que se lit la vigueur de son nihilisme : un
acquiescement total prêchant l’affirmation tragique de la vie à travers l’élaboration d’un
univers romanesque quasi−olympien. Ce que traduit Vautrin, c’est ce vouloir
dionysiaque, cette pression du moi qui cherche à s’élever et à s’imposer, à s’excéder sans
l’aide de Dieu : « Moi, je me charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon
Dieu. »548
Vautrin est celui qui indique l’affirmation de la reconnaissance de l’individualité
et de la conscience libérée de tout joug. Refusant l’éthique « unidimensionnelle »549, il
soutient celle de l’invention de soi. Nous touchons ici à la dimension de la déification de
l’homme car, l’homme est le seul à apprécier, à juger, à accepter, à refuser. En clair, il est
le seul à se conformer ou à s’insurger face à une société qui l’écrase et, d’une certaine
façon, le façonne à son corps défendant. Le Père Goriot nous présente une société avec
ses valeurs ordonnées. Celle-ci donne l’impression d’un monde clos, fini, linéaire, fait de
croyances et de lois visant la bonne conduite. C’est dans cette ambiance que BALZAC, à
l’instar de NIETZSCHE, va dénoncer la modélisation des consciences et des institutions
coercitives.
547
Nous faisons allusion ici à son mot déroutant : « Innommable »
Le Père Goriot, p 134
549
MARCUSE (H.), L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968
548
184
Au nom de cette vérité, la problématique « nietzschéo−balzacienne » va relever
du « règlement de comptes »550 selon l’expression de Florence TERRASSE−RIOU.
Parce que « les hommes meurent et (…) ne sont pas heureux »551, Vautrin va
dénoncer la double injustice de la vie marquée non seulement par la condamnation d’une
mort à venir, mais encore par la souffrance de vivre. Mais au delà de cette vision de la
vie, se dissimule et se dresse un véritable réquisitoire contre les dieux indifférents,
cyniques et silencieux devant l’agonie de l’homme et du monde : « La Bible ne
s’intéresse guère au sort des humains après la mort. Silencieux et inconscients, ils vont
séjourner au chéol, lieu souterrain et ténébreux, mais où aucune punition n’est mise en
œuvre (…) Le jugement dernier est une des bases du dogme musulman (…) Le Coran
ajoute une originalité (…) Aux damnés, un enfer d’abord de saveur. Des arbres y
produisent des sucs amers que les mécréants doivent avaler et qui déchirent le ventre. Ils
doivent aussi boire de l’eau bouillante et manger des épines. Aux avares est réservé un
supplice extraordinaire : leur peau, en particulier sur le front, sera brûlée à l’aide de
pièces de monnaie chauffées à blanc, et quand elle sera usée, une nouvelle peau permettra
de subir de nouveaux supplices. »552
L’absurdité de la vie et l’incompréhensibilité du destin, nécessitent que l’homme
s’invente son destin comme Caligula qui s’est résolu à prendre « le visage bête et
incompréhensible des dieux »553. Pour apprécier la non déférence de Vautrin à l’égard des
principes moraux, observons cette remarque qui témoigne que Dieu peut souffrir de la
550
TERRASSE−RIOU (F.), « Les enjeux de la représentation d’un seuil : l’hôtel de Chaulieu », in
BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 50
551
CAMUS (A.), Caligula, Paris, Gall., 1958, p 26
552
Usurla GAUTHIER et Youssef SEDDIK, in Le Nouvel Observateur, « La Bible et le Coran », op. cit., p
87
553
CAMUS (A.), Caligula, op. cit., p 97
185
même incohérence que les hommes : « Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si
Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. »554
Contester une chose revient à affirmer involontairement son existence. Nier Dieu
pour Vautrin, signifie le rétablir dans une clairvoyance insoupçonnée : c’est, dans une
lucidité avouée, l’entraîner dans la même aventure humiliante que l’homme en égalisant
son vain pouvoir à sa vaine condition mortelle. Or, si le visage de Dieu souffre de la
même incohérence que celui des hommes, c’est qu’ils sont tous égaux face à l’absurde.
Poussant plus loin cette analyse, on peut affirmer avec NIETZSCHE que l’homme lui est
supérieur par la révolte, la force du refus, l’affirmation de sa présence, de sa liberté et,
…de l’accomplissement final de l’« entéléchie »555 selon le concept d’ARISTOTE.
Cette considération fait advenir le redoutable « Dieu est mort » de NIETZSCHE à
la fois comme révolte, refus, rupture et comme la puissance qui brise les limites de la vie,
les prolonge et les revitalise. Car si l’homme dans son quotidien rencontre Le tragique
comme habitation ; s’il est plongé instamment dans une mort spirituelle, alors tout
système moral et toute règle surgissent comme falsification, comme mensonge
insupportable. BALZAC, en 1837, n’avouait-il pas que : « Je ne suis ni converti ni à
convertir, car je n’ai aucune religion (…) La foi catholique est un mensonge que l’on se
fait à soi-même. »556 André MAUROIS aurait encore souligné que, s’il ne croyait pas à
la Providence, à un Dieu penché sur les hommes et s’inquiétant de ces misérables cirons,
554
Le Père Goriot, p 130
« Etre qui réalise en soi l’état de perfection compatible avec sa nature. » Cf. DUROZOI (G.) et
ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 109
556
Cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les
trois DUMAS, op. cit., p 345
555
186
perdus sur une goutte de boue dans l’univers, il se plaisait à penser que certains êtres
peuvent, en concentrant leur volonté, acquérir un pouvoir magique sur la nature. Le désir
ou l’actualité de la « mort de Dieu » l’obsédait et était essaimé dans l’économie de ses
romans. Il irritera beaucoup de ses contemporains avec ses idées antireligieuses : « (…)
c’est le style, obscur et céleste, de SAINT−MARTIN. CHATEAUBRIAND, après une
rencontre avec celui-ci, avait raillé « ce philosophe du ciel » qui parlait « en façon
d’archange ». L’homme des visions irrita le catholique CHATEAUBRIAND. »557
Apparemment, le BALZAC que nous avons sous les yeux est un BALZAC
contestataire. Un BALZAC qui, pour tout dire, remet en cause les assises de l’ordre
dogmatique. Dans plusieurs romans de BALZAC, cela n’est pas dit clairement. Il revient
au lecteur de le comprendre et, dans Le Père Goriot, cela est suggéré par les personnages,
en l’occurrence Vautrin, dont l’attitude toute entière est tournée vers le refus de ce
conformisme qui épuise toute altérité, et par la condamnation d’une éthique sociale qui
aplanit et égalise les intelligences, sans tenir compte de ce moi ordonné que les
romantiques appelaient « les puissances intérieures : les tréfonds d’une âme qui se prend
pour vérité. »558 Il est dès lors logique de conclure que, bien avant NIETZSCHE luimême, la « mort de Dieu » oriente l’écriture balzacienne dans sa récusation des
dogmatismes, son déni du sacré et son invitation à l’auto-invention de l’homme. Pour
confirmation, ces propos de Bernard GUYON : « (…) Telle lui apparaît donc, à
l’automne de 1830, la religion catholique : un rien, un Zéro ! »559
557
MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois
DUMAS, op. cit., p 83
558
RUBY (C.), Le Sujet (L’Homme et le Monde), Paris, Quintette, 1989, p 8
559
GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, op. cit., p 477
187
De la sorte, réfléchir sur la littérarité néo-réaliste de BALZAC comme de
NIETZSCHE − de la façon « primaire » − c’est s’obliger…à légitimer que le « mal » est
autant une urgence que l’est le « bien » car, après la « mort de Dieu », tout se vaut et
« tout est permis ». La pensée de ses deux « hauteurs » se déploie à l’opposé de l’appel
au désordre. En effet, se complaire dans le mal sous prétexte que toutes les actions sont
équivalentes, c’est encore vivre dans le mensonge. La dureté d’un Vautrin ou d’un
Zarathoustra se veut une instauration de la nouvelle dimension « sacrée » de la vie,
située au delà du bien et du mal. Ils ne sont pas immoraux, mais amoraux. A une morale
judéo-chrétienne mensongère, ils substituent une éthique de la conscience de la vérité.
Cette vérité, source de douleur, représente aussi le seul espoir de salut dans la mesure où
elle permet une naissance « nouvelle » au monde : « L’homme tragique, c’est la nature au
comble de sa force de création et de connaissance, contrainte ainsi d’enfanter dans la
douleur. »560
L’activité de la lecture, comme le souligne Yves CHEVREL561, peut être conçue
selon différents modèles oscillant eux-mêmes autour de deux pôles. D’un côté, une
lecture d’imprégnation, d’assimilation : lire, c’est devenir autre, c’est essayer de se
glisser au plus près des intentions et des sentiments de l’autre, c’est refaire, de l’intérieur,
son trajet : c’est le schéma de lecture proposée par Georges POULET au sujet de la
« critique d’identification ». A l’opposé, on peut faire de l’activité de lecture la
découverte et la reconnaissance de l’altérité : lire, ce serait alors identifier un autre tout en
560
561
NIETZSCHE (F.), Ecrits posthumes 1870−1873, op. cit., p 247
CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, Paris, P.U.F., 1995, p 27
188
restant soi-même, ce serait repérer son trajet (et en chercher aussi le « vrai sens »,
éventuellement) sans tenter nécessairement de le refaire.
Essayons maintenant de repérer le trajet de l’impensé littéraire de BALZAC, de
faire résonner un de ses aspects méconnus. Car à la vérité de la lecture nietzschéenne, le
romanesque balzacien, où culminent inquiétudes et promesses, scepticisme et optimisme,
refus du monde et « désirs quérulents », n’est-il pas représentatif des types dionysiaques :
Tragique, Libre esprit, Volonté de puissance, Surhomme, Eternel retour, vouloir-vivre ?
Le Père Goriot, centre nerveux de la Comédie humaine, exemplifie l’éternelle
création car, à l’intérieur, « … se profile ici la volonté de puissance qui anime toute La
Comédie humaine. Se dessine ici le mouvement ascensionnel qui la gouverne et qui est
celui même, à ce moment de l’Histoire, de la classe à laquelle appartient BALZAC : la
bourgeoisie (…) Volonté de puissance à ce point impérieuse qu’elle déborde l’individu et
qu’elle peut se déléguer à un autre »562. En effet, dans Le Père Goriot, BALZAC
magnifie La puissance et le magnétisme de la volonté. Vers 1820, il déclare à un
châtelain du Blésois : « Avant peu, je posséderai les secrets de cette puissance
mystérieuse. Je contraindrai tous les hommes à m’obéir, toutes les femmes à
m’aimer. »563. Le zénith de cette méditation éclôt dans cet aveu de BALZAC luimême : « Moi, j’ai souvent été général, empereur ; j’ai été BYRON, puis rien. Après
avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes
restaient à gravir. »564
562
MARCEAU (F.), « Préface » in Le Père Goriot, Paris, Gall. coll. « Folio / classique », 1971, pp 11-12
Cité par PÉTIGNY (J.de), « Monsieur de BALZAC », in La France Centrale, Blois, mars 1855
564
Cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les
trois DUMAS, op. cit., p 70
563
189
Plus qu’il ne le laisse penser, le « Dieu est mort » de NIETZSCHE permet
l’affranchissement de l’homme des anti-valeurs qui depuis SOCRATE l’avaient
longtemps tenu éloigné de la vérité. Sa conséquence sociale principale est la fin de la
double interprétation platonicienne et chrétienne du monde.
Pour NIETZSCHE, la mort de JÉSUS-CHRIST a une signification hautement
politique dont il faut tenir compte pour comprendre le rictus que l’histoire a subi et par
conséquent le travestissement de toute chose. En effet, JÉSUS-CHRIST est considéré
comme l’instigateur du soulèvement contre les « bons et les justes », contre les « saints
d’Israël », contre la hiérarchie sociale. Son enseignement est une philosophie du « non »
déclarée à la caste et au privilège, un « non » prononcé contre ces
« hommes
supérieurs », les pharisiens et les principaux sacrificateurs.
PAUL est accusé d’éloigner le royaume de Dieu des hommes et de ne le réserver
qu’à ceux qui ont la foi et qui, par là, bénéficient de la grâce de Dieu. JÉSUS-CHRIST
aurait, selon NIETZSCHE, dit que « le royaume des cieux est en vous » : « Stigmatisant
l’impiété des hommes de ce temps, il (PAUL) l’attribuait en effet à leur « injustice »,
entendant par là qu’ils disposaient du moyen de connaître Dieu et qu’ils étaient donc
inexcusables de ne l’avoir point glorifié. Or quel était ce moyen ? C’était le monde… Et
l’on sait par ailleurs que sa propre piété a cru devoir imposer aux femmes une espèce de
statut métaphysique qui sans doute se concevait fort bien à l’époque (du point de vue des
hommes notamment), mais dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne semble pas
directement impliqué par l’attitude de JESUS à l’égard des femmes. »565
Pourtant,
NIETZSCHE est convaincu que l’homme est solidaire de son passé ; il ne peut s’en
défaire comme par un coup de baguette magique.
565
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 57
190
La falsification de l’histoire et la promotion du mensonge qui auraient tenu lieu de
vérité dans le passé seraient donc le lot de ses contemporains. Cela se voit dans la
manière dont le bourgeois se dit chrétien : il tient Dieu domestiqué, il fait de lui un valet
pour bénir et garantir ses intérêts matériels. Le bourgeois ne sert plus Dieu, il se sert de
Dieu. Il fait du grand Dieu un dieu dont il ne continue à tenir compte dans la vie que par
motif d’intérêt égoïste. La falsification a atteint son acmé lorsque, par esprit bourgeois, la
société moderne a substitué, au baptême religieux le « baptême républicain » : « A la
différence du baptême religieux, les parrains et marraines civiles s’engagent à élever
leurs filleuls dans le respect des valeurs républicaines. »566 Comment alors dans ce
contexte de déroute de la foi, ne pas aller jusqu’à décréter la « mort de Dieu » ?
Lorsqu’il dresse le constat de la « mort de Dieu », NIETZSCHE veut affranchir
l’homme moderne de la morale chrétienne. Cet énoncé est donc un cri de libération, il est
invite à l’action par soi, à l’engagement de l’homme seul à être pleinement maître de luimême. Son exigence suppose la suppression de tout canon transcendant, de toute norme
supérieure en référence de laquelle la vie doive être jugée. La liberté dans laquelle se
trouve l’homme est grande et vertigineuse. L’homme a tué Dieu, et il est donc condamné
à être libre, c’est-à-dire à créer ses propres valeurs, sa justification de la vie. Dès lors,
l’homme cèdera le pas au surhomme pour être à même d’accomplir cette tâche.
Mais
cette
révolution
s’accompagne
inéluctablement
d’une
révolution
épistémologique. Sans Dieu qui garantissait la vérité fixe, l’homme n’est plus obligé
d’opter pour le choix qui le fasse passer de l’homme au surhomme ; il n’est pas tenu de se
surmonter. En annonçant la « mort de Dieu » comme perspective donnée à l’homme
566
HUBIN (F.), in Le Parisien du dimanche 25 Avril 2004, p 12
191
moderne pour accomplir l’homme supérieur, l’humanité supérieure, NIETZSCHE est
conscient de l’éventuel fourvoiement de l’homme et, s’il n’a pas éprouvé l’inutilité de
son entreprise, il l’a « quand même »567 envisagée dans le champ du possible.
En focalisant notre attention sur le romanesque balzacien, nous l’inscrivons en
plein comme un romanesque qui s’inscrit dans la grande interrogation nietzschéenne et
qui demeure fidèle au constat initial que Dieu est mort : « (…) comment assumer le
nihilisme, comment vivre, si la vie est dépourvue de tout sens métaphysique ? »568
Dans les trajectoires de ce romanesque, les articulations se desserrent en laissant
se dévoiler le jeu déconstructiviste. Aussi, devons-nous nous prononcer sur
l’ « intention »569 des textes de BALZAC : « L’intention du texte n’est pas étalée à la
surface du texte (…) Pour la « voir », il faut prendre une décision. Ainsi, s’il est possible
de parler de l’intention du texte, c’est seulement en tant que résultat d’une conjecture de
la part du lecteur. L’initiative du lecteur consiste fondamentalement à faire une
conjecture sur l’intention du texte. »570
Il est donc possible, pour le lecteur, de
« défigurer » la pensée d’un auteur pour la « re-figurer » autrement, de sortir de la
567
L’expression sera localisable chez BALZAC.
FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, Paris, Editions Lettres Modernes
Minard, coll. « Archives des Lettres Modernes », 2000, p 41
569
« Umberto ECO distingue trois niveaux d’intentionnalité textuelle (dans Sémiotique et philosophie du
langage, trad. M. BOUZAHER, Paris P.U.F., 1988, qu’il hiérarchise – minorant les deux derniers et
valorisant plutôt le premier) : 1°) D’abord l’intentio operis. Ici, lire un texte, c’est en saisir l’économie
interne, à l’exclusion de toute extériorité, de tout ce qui ne serait pas lui (…) 2°) Ensuite l’intentio lectoris.
Ce second modèle est par un regard autre que celui des instances diégétiques. C’est celui d’un lecteur
(hétérodiégétique ou même homodiégétique) dont le regard tend à façonner le récit, à le modifier, voire à le
désapproprier (…) 3°) Enfin l’intentio actoris. Ceci paraît être le dispositif le moins certain de
l’interprétation, nous instruit ECO. En effet, le tournant de la critique moderne consiste à mettre en
« épochè » les éléments biographiques et les indices hétéro-textuels qui autoriseraient la saisie du sens d’un
texte… » Cf. BIYOGO (G.), Essai de résolution de l’aporie et des controverses sur l’interprétation du texte,
op. cit., pp 282-284
570
ECO (U.), Interprétation et surinterprétation, Paris, P.U.F., 1996, p 58
568
192
contrainte de ses mots pour l’énoncer dans cette langue étrangère où réside la tâche de
l’écrivain.
En somme, indexer le romanesque balzacien comme un romanesque assumant et
annonçant la « mort de Dieu », c’est laisser ouvert l’entrebâillement par lequel toute
interrogation demeure possible. Et nous dirions avec Brice PARAIN que « (…)
l’interrogation n’existe que dans la mesure où la réponse nous échappe. Nous trouvons
des réponses partielles, approximatives, approchées, mais la réponse totale échappe, elle
serait la suppression du langage et la mort de ce langage. Donc, c’est dans l’interrogation
que la vie existe, c’est dans cette distance que le langage se constitue, que la vie se
manifeste ».571
Le « quand même » de l’entreprise nietzschéenne dans le champ du possible
restitue justement la constellation de l’élaboration romanesque de BALZAC où, selon
Florence TERRASSE-RIOU, « BALZAC veut écrire des romans « quand même »… ou
des romans du « quand même » (…) La réalité devient lourde de sous-entendus ».572 Le
romanesque balzacien a dès lors quelque scepticisme à l’égard de l’histoire, des
idéologies, des absolutismes (surtout celui de la raison) et ne cherche plus sa légitimation
dans l’adoption des canons littéraires traditionnels ni dans le conformisme du monde
moderne : « … l’époque de la confusion a commencé. »573
Vautrin, à l’instar de
Castanier dans Melmoth réconcilié574, rend possible l’érosion des « certitudes non
571
PARAIN (B.), « Le Langage et l’immanence », in Bulletin de la société française de philosophie, Paris,
Armand Colin, n°1 Janvier-mars 1965, p 21
572
TERRASSE-RIOU (F.), « Les enjeux de la représentation d’un seuil : l’hôtel de Chaulieu », in
BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., pp 51-53
573
F. BELL (D.), « Marques, trace, pistes : BALZAC à la recherche d’une science des indices », in
BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 110
574
BALZAC (H.de), Melmoth réconcilié, Paris, Gall., coll. « La Pléiade », 1979
193
fondées » et la dénégation des systèmes non fiables. La condition moderne telle que la
figure Vautrin dans Le Père Goriot est marquée par une « théologie sans Dieu » ; le
monde souffre de l’inconsistance et de l’inauthenticité créées par l’excès de matérialisme,
la désillusion de la raison, ainsi que du narcissisme morbide judéo-chrétien encore
décelable qui minerait et dépraverait « la rationalité du réel »575 suivant la rhétorique de
Bourahima OUATTARA.
La condition moderne est hantée par la contestation et il est intéressant de voir
comment cette hantise structure l’action de Vautrin. L’effondrement des valeurs et la
vision d’un monde cruel entrent dans la mouvance de la pensée moderne de
Vautrin : « Vous seriez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité de jeunes gens.
Encore deux ou trois réflexions de haute politique, et vous verrez le monde comme il est.
En y jouant quelques petites scènes de vertu, l’homme supérieur y satisfait toutes ses
fantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. »576
Mais c’est la déstabilisation du « logos »577 qui est encore plus révélatrice chez
Vautrin de l’esprit moderne : « Avant peu de jours vous serez à nous. Ah ! si vous
vouliez devenir mon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas un désir
qu’il ne fût à l’instant comblé, quoi que vous puissiez souhaiter : honneur, fortune,
femmes. On vous réduirait toute la civilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant
gâté, notre Benjamin, nous nous exterminerions tous pour vous avec plaisir. Tout ce qui
vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservez des scrupules, vous me prenez donc
pour un scélérat ? Eh ! bien, un homme qui avait autant de probité que vous croyez en
575
OUATTARA (B.), ADORNO et HEIDEGGER : une controverse philosophique, Paris, L’Harmattan,
coll. « L’Ouverture philosophique », 1999, p 12
576
Le Père Goriot, pp 190-191
577
Sur un point de vue théologique, et précisément « dans le christianisme catholique, le Logos est le Verbe
ou Fils de Dieu, deuxième personne de la trinité. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie
et des sciences humaines, op. cit., p 198
194
avoir encore, M. de Turenne, faisait, sans se croire compromis, de petites affaires avec
des brigands (…) vous pouvez m’appeler juif, et vous regarder comme quitte de toute
reconnaissance. Je vous permets de me mépriser encore aujourd’hui, sûr que plus
tard vous m’aimerez. Vous trouverez en moi de ces abîmes, de ces vastes sentiments
concentrés que les niais appellent des vices ; mais vous ne me trouverez jamais ni
lâche ni ingrat. Enfin, je ne suis ni pion ni fou, mais une tour, mon petit. »578
On a souvent dit des écrits de NIETZSCHE qu’ils sont scandaleux. Il faut plutôt y
voir le refus de l’existence inauthentique. C’est une telle négation qui seule est capable de
préfigurer une humanité célébrant la vie. Quand Zarathoustra parle, c’est pour célébrer
l’authenticité et protéger l’existence humaine et dénoncer le lieu où s’édicte la
tricherie : « O mes frères, les étoiles et l’avenir n’ont été jusqu’à présent que des
chimères, dont on n’a jamais rien su : c’est pourquoi le « bien » et le « mal » ne sont
jusqu’à présent que des chimères dont on ignore tout. O mes frères, brisez-moi ces
vieilles tables. »579 L’impératif rageur « …brisez… brisez-moi ces vieilles tables » est
véritablement ici l’expression d’un ras-le-bol vis-à-vis d’une évaluation qui n’aurait que
trop duré ; mais aussi l’espoir de nouveaux possibles. Enfin, l’homme pourrait sortir de la
servitude des « valeurs débilitantes » ; enfin l’homme passerait du règne de l’humain à
celui du surhumain : « (…) Zarathoustra, en enseignant que le Surhumain est la
délivrance à l’égard de l’esprit de vengeance (en quoi se concentre tout le nihilisme du
passé) annonce aussi un commencement inimaginable, encore en attente par delà
l’Histoire finissante. »580
578
Le Père Goriot, p 191
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., pp 190-191
580
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire. Douze essais sur Heidegger, op. cit., p 162
579
195
NIETZSCHE voudrait ainsi libérer l’homme d’une morale dont le principe est
négateur pour la vie. Il proclame dès lors le vitalisme de l’homme supérieur : « Le
nihilisme signifie que Dieu est mort. C’est-à-dire que l’ensemble des idéaux et des
valeurs qui garantissent la domination de la décadence trahit le néant qui en était le
fondement caché. »581 Sur le plan politique, le « Dieu est mort » annonce l’avènement
d’un homme nouveau, d’une société nouvelle capable d’aspirations plus nobles que la
société moderne : « O mes frères, il ne faudra pas attendre longtemps pour que de
nouveaux peuples jaillissent, pour que des sources nouvelles bruissent dans de nouvelles
profondeurs… La société humaine : j’enseigne qu’elle est un essai – une longue
recherche : mais ce qu’elle recherche est celui qui commande ! Un essai, ô mes frères !
pas un « contrat » ! Brisez-moi ce mot fait pour les mous et les tièdes ! »582.
BALZAC, ici par la figure de Vautrin, croit à cette humanité supérieure, non pas à
une supériorité biologique et superficielle, mais à celle qui requiert une réelle capacité
d’exprimer la volonté créatrice des artistes, des philosophes ayant une sensibilité
artistique. Or, pour être capable d’une telle création ouverte, d’affirmation créatrice, pour
réaliser le vouloir dionysiaque – cette approbation extrême faite à la vie dans tous ses
aspects –, il est nécessaire que l’homme s’affranchisse de toute tutelle, de toute paternité,
de la suprême paternité : « Si la parole de JÉSUS est un dépassement dialectique de celle
de YAVEH, si la foi est l’antithèse de la Loi, ne sommes-nous pas expressément conviés,
par le Message lui-même, à dépasser le Message, à nous interroger sur ce que devrait être
l’antithèse de cette foi devenue thèse ? »583
581
GRANIER (J.) Nietzsche, op. cit., p 28
NIETZSCHE (F), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., pp 200-201
583
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 121
582
196
Dieu et la morale chrétienne semblent limiter l’action de l’homme ici. L’homme
moderne qui est déterminé par ces notions qui l’enferment dans un choix tronqué, ne peut
nourrir le « pathos de la distance » de NIETZSCHE. C’est pourquoi nous nous accordons
avec Frantz FAVRE, lui qui a si bien vu que l’influence de NIETZSCHE sur les écrivains
français étaient moins dans ses idées que dans « les élans de leur sensibilité : la passion
de la vie, l’aspiration à la grandeur, la volonté d’être un esprit libre (…) redonner à
l’homme, sous un ciel désormais vide, le courage et l’orgueil d’être le maître de son
destin »584.
De même que Léon CHESTOV dira : « Evidemment, les hommes ne croiront pas,
n’oseront pas croire ce que NIETZSCHE a raconté »585, de même Michel SERRES dira, à
propos de BALZAC : « Ceci, que je vais dire, et que BALZAC raconte, n’a pu se passer,
n’a jamais eu lieu (…) Qui a jamais vu, dans l’histoire, une rencontre du réel et du
symbole ? »586
Du point de vue épistémologique, qu’y a-t-il de si étrange et de si inquiétant chez
NIETZSCHE et chez BALZAC au point d’entrouvrir la porte de ce que Françoise
GAILLARD aurait entraperçu comme « la discutabilité des valeurs et des
évidences »587 ?
Par le fait qu’ils invitent à une société qualitativement différente de la société
moderne, le constat balzacien et / ou nietzschéen est également le point de départ d’une
culture, d’une politique différente et d’une conception du pouvoir politique autre. La
584
FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 67
CHESTOV (L.), L’idée de bien chez TOLSTOÏ et NIETZSCHE, philosophie et prédication, (traduit du
russe par T. RAGEOT - CHESTOV et G. BATAILLE), Paris, Vrin, 1949, p 244
586
SERRES (M.), « Sur le déterminisme », in Le Débat, op. cit., p 94
587
GAILLARD (F.), « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in BALZAC ou la tentation de
l’impossible, op. cit., p 132
585
197
conséquence politique fondamentale de ce constat est donc, comme on va le voir avec
Vautrin, l’exigence d’un vécu nouveau par rapport à l’homme et par rapport à la manière
d’envisager la vie socio-politique.
Ce qui inquiète surtout ici, c’est non seulement la remise en cause, par ce constat,
de toutes les assises spirituelles de l’Occident à travers la condamnation de la morale
traditionnelle, mais encore la contrebande de la façon dont la société est politiquement
gouvernée, à savoir entre autres que l’Etat moderne démocratique est un Etat statique
prônant la protection des faibles. Et refusant cet « encalminement »588
de l’Etat
démocratique, BALZAC comptera sur la lumière de Louis – NAPOLÉON pour repenser
la situation actuelle de l’Etat, régie par une anesthésie générale : « Les affaires ne peuvent
pas aller bien en France, tant qu’il n’y aura pas un gouvernement régulier ; et Louis –
NAPOLÉON est, comme dit Lauren – Jan, une échelle pour nous retirer de l’égout de la
République. Ainsi, pendant encore un an, les affaires souffriront et seront en suspens en
France. Que Dieu nous protège ! »589
Cette perversion de la société moderne démocratique est encore mieux
diagnostiquée dans l’attitude dogmatique du prêtre : « Le prêtre, une sorte d’homme
parasite qui ne prospère qu’aux dépens de toutes les formations saines de la vie (…). A
tous les événements naturels de la vie, la naissance, le mariage, la maladie, le repas – le
parasite apparaît pour les dénaturer, pour les sanctifier dans sa langue. (…) Toute
exigence inspirée par l’instinct de vie, en un mot tout ce qui a sa valeur en soi est
588
Voir l’adjectif encalminé (e) – (de en et calme) : Se dit d’un navire arrêté du fait de l’absence de vent.
Cf. Le Petit Larousse Illustré 2000, p 376
589
Lettre de BALZAC depuis Wierzchownia (Russie) à sa sœur Laure SURVILLE à Paris, cité par
HASTINGS (W.S.), Honoré de BALZAC. Lettres à sa Famille 1809-1850, trad. par Suzanne BELLY,
Paris, Albin Michel, 1950, p 300
198
déprécié par principe, rendu contraire à sa valeur par le parasitisme du prêtre (…) Le
prêtre déprécie, profane la nature, c’est à ce seul prix qu’il existe. »590
Et NIETZSCHE ne manquera pas de dire de cet Etat contre-nature qu’il est
devenu la bouée à laquelle des existences inutiles et superflues s’agrippent pour survivre
à la loi de la sélection naturelle… Théorie osée qui sera la pierre angulaire de la pensée
scientifico-libérale, et dont nous retrouvons les échos dans le « bergsonisme
scientifique »591
du Nobel de chimie de 1977, Ilya PRIGOGINE : « D’après la
mythologie aztèque, que nous connaissons mieux que la mezcala, parce qu’ici nous ne
disposons pas de documents écrits, il y a eu différents univers. Et, chaque fois, il y a eu
une catastrophe cosmique. Puis un nouvel univers apparaît. Donc il n’y a pas cette
permanence, il n’y a pas cette stabilité, qui caractérise l’image chrétienne, l’image de
l’Occident… De fait, dans toute la tradition judéo-chrétienne, l’homme a une position
privilégiée, l’homme peut et doit dominer la nature. Mais le dompteur de la nature est luimême un sujet du Dieu tout-puissant. Donc il y a un garant de la permanence. Et c’est, je
crois, ces garants de la permanence qui manquaient à la civilisation précolombienne. De
toute manière, j’ai l’impression que cette statue pose déjà des questions contemporaines :
590
NIETZSCHE (F.), cité par KOFMAN (S.), NIETZSCHE et la scène philosophique, op. cit., p 267
A la question de savoir s’il assumait et revendiquait l’influence philosophique d’Henri BERGSON, le
père de l’ « Evolution créatrice », Ilya PRIGOGINE répondit : « On a beaucoup répété que BERGSON est
coupable de ne pas avoir compris EINSTEIN, et c’est vrai. Mais EINSTEIN n’a pas non plus compris
BERGSON ! L’idée fondamentale de BERGSON était un temps orienté. Or EINSTEIN ne voulait pas d’un
temps orienté. Et puisque BERGSON insistait sur l’irréversibilité du Temps – n’est-ce pas, l’Evolution
créatrice est bien un Temps orienté, - il s’est tourné vers la métaphysique parce qu’il n’y avait rien dans la
physique de son époque qui permît d’envisager un Temps orienté. Pour EINSTEIN, le sens du Temps est
une illusion. N’est-ce pas une chose que nous avons du mal à croire ? (…) Donc, au fond, toute mon œuvre,
d’une certaine manière, réhabilite la flèche du Temps, non pas à partir de la métaphysique mais à partir des
lois de la physique classique ou quantique. » Cf. PRIGOGINE (I.), De l’Etre au devenir, Bruxelles et RTBF
Liège, Alice Editions, coll. « L’intégrale des entretiens Noms de Dieux d’Edmond Blattchen », 1998, pp
23-24
591
199
la question de la nature et de l’existence de l’homme, celle du devenir de l’homme… et
ce sont là des questions qui se posent encore à nous. »592
Remontons la pente jusqu’à Vautrin ! Le Vautrin du Père Goriot, c’est l’homme
d’œuvre chez BALZAC : « L’homme d’œuvre renverse le temps. Vous reconnaîtrez le
penseur à ce qu’il va de la vérité aux possibles. Comme le vivant va de la répétition à la
néguentropie (…) Le chef-d’œuvre est inconnu, seule l’œuvre est connue, connaissable.
Le chef est la tête, le capital, la réserve, le stock et la source, le commencement,
l’abondance. Il est dans les interstices intermédiaires entre les manifestations de l’œuvre.
Nul ne produit une œuvre s’il ne travaille pas dans cette nappe continue d’où surgit,
parfois, une forme… Le chef d’œuvre ne cesse de bruire et d’appeler. Il y a tout dans
cette matrice. »593 Théorie fondamentale, ricoeurienne et blanchotienne avant le temps,
l’essence de l’homme est de raconter, de
faire œuvre. L’existence est une œuvre.
L’œuvre réalise l’existence. D’où notre hypothèse du néo-réalisme
A partir de là, peut se concevoir le rapport entre l’actant Vautrin et BALZAC luimême qui s’identifie fantastiquement à la figure du forçat : « …Le potentiel des rêves de
BALZAC, rêves de grandeur venus du fond du temps, rêves irréalisables et toujours
convaincants dont ni l’âge, ni l’expérience, ni la raison de l’homme fait ne rompent
l’enchantement (…) A travers Henri de Marsay, Eugène de Rastignac, Lucien de
Rubempré, Félix de Vandenesse, Maxime de Trailles et combien d’autres moins
marquants, c’est son autoportrait que BALZAC ne cesse de remanier, comme si à se
répéter indéfiniment en images il croyait pouvoir enfin changer le cours de sa
destinée. »594 Lecture forte, BALZAC, comme Vincent VAN GOGH, serait en train de
592
PRIGOGINE (I.), De l’Etre au devenir, op. cit., pp 66-67
SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit., pp 97-98
594
ROBERT (M.) Roman des origines et origines du roman, Paris, Gall., coll. « Tel », 1972, pp 259-261
593
200
refaire son « autoportrait », sans l’épuiser, sans s’attacher au canon du vérisme, mais
opère un jeu d’inventions contenues en lesquelles nous reconnaissons le néo-réalisme.
Vautrin est un homme double. Il y a chez lui un côté romantique aussi bien que
réaliste, un homme de « bien » et de « mal », le sauvage et le surhomme. Sa puissance de
domination est attachée à sa révolte, à son refus d’accepter toute réification, et un désir
tout aussi fort de pousser jusqu’au bout ses rapports avec la société. On s’accordera
aisément pour dire que Vautrin explique le monde en termes réalistes et dionysiaques. Et
cela se révèle dans le contenu idéologique de sa propre pensée. Bien que sa raison lui
représente sans illusion la véritable nature de la réalité sociale, il ne peut qu’opposer à
cette réalité, des actes autonomes, isolés, indépendants… Un vouloir qui s’arrache au
contenu social de cette réalité réifiée : « (…) je suis un bon homme qui veut se crotter
pour que vous soyez à l’abri de la boue pour le reste de vos jours. Vous vous demandez
pourquoi ce dévouement ? Eh ! bien, je vous le dirai tout doucement quelque jour, dans le
tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vous montrant le carillon de l’ordre
social et le jeu de la machine ; mais votre premier effroi se passera comme celui du
conscrit sur le champ de bataille, et vous vous accoutumerez à l’idée de considérer les
hommes comme des soldats décidés à périr pour le service de ceux qui se sacrent
rois eux-mêmes. Les temps sont bien changés. Autrefois on disait à un brave : Voilà cent
écus, tue-moi monsieur un tel, et l’on soupait tranquillement après avoir mis un homme à
l’ombre pour un oui, pour un non. Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle
fortune contre un signe de tête qui ne vous compromet en rien, et vous hésitez. Le siècle
est mou. »595
595
Le Père Goriot, p 192
201
De tels propos, dans le siècle du conformisme chrétien, ne peuvent être tenus que
par un « monstre » à mettre au banc des accusés, à bannir, à ostraciser. Car, on reprochera
à Vautrin sa fascination pour la bêtise et / ou le crime ; sa tendance à dire des vérités
bonnes à dissimuler. Pour preuve, sa révolte radicale, caractérisée dans ses déclinaisons
les plus profondes par l’impérieux désir de se défaire d’un monde d’habitudes et de
coutumes aussi absurdes les unes que les autres est sans appel : « Qu’est-ce qu’un homme
pour moi ? Ça ! fit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un
homme est tout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut
l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu quand il
vous ressemble : ce n’est plus une machine couverte en peau ; mais un théâtre où
s’émeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. Un
sentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensée ? Voyez le père Goriot : ses deux
filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la création.
Eh ! bien, pour moi qui ai bien creusé la vie, il n’existe qu’un seul sentiment réel, une
amitié d’homme à homme. Pierre et Jaffier, voilà. Je sais Venise sauvée par cœur. »596
Et ce n’est certainement pas hasard si une lecture première verrait dans ces propos
de Vautrin, une puissance déroutante, marginale, et une logique sans faille pour faire
advenir le « Royaume » vidé de mauvaise foi, épris de vérité et d’objectivité. A juste titre,
dans son effort pour se faire valoir dans la sphère sociale, Vautrin choisit de fonctionner
en marge de la société ; de refuser l’uniformisation et d’être « toujours » dans
l’irrégularité. Pour Vautrin, la société n’a pas de loi, mais n’a que des événements : « Il
596
Le Père Goriot, p 193
202
n’y a pas de principes, il n’y a que des circonstances »597. Cette proposition
balzacienne est l’axe formel du relativisme moderne, attaché à défendre des vérités
relatives aux
contextes et non des vérités immuables. Là encore, on peut voir en BALZAC un
précurseur. A partir de cette relativisation des vérités, l’homme supérieur qu’est Vautrin
est autorisé à se mettre au-dessus des lois, vu qu’ « (…) il n’y a pas de Prince du
monde, il n’y a que des structures mauvaises, puisqu’elles nous aliènent, mais le
monde lui-même n’est pas mauvais puisque c’est en lui que nous pouvons
progressivement surmonter nos diverses aliénations. »598
La poétique que déploie BALZAC instaure un appel à l’authenticité suivant un
modèle caractéristique de la rénovation, de la tension vers « le là », vers le retour à une
condition de totalité originelle, loin de ce que C. J. JUNG nomme la « Persona »599 : « La
persona est l’ensemble très complexe des relations de la conscience individuelle avec la
société ; elle est une sorte de masque que l’individu revêt, d’une part, pour traduire un
effet déterminé, d’autre part pour cacher sa vraie nature. »600
C’est pourquoi la déconstruction balzacienne du réel est une ouverture, une
émancipation instaurant de nouvelles dimensions de signification : « Car il est essentiel
à l’hypothèse formulée d’entrée de jeu sur le recours au diable en cas de crise de
597
Le Père Goriot, p 135
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 151
599
Concept introduit par C. J. JUNG : ensemble des traits de la personnalité sociale choisis par le Moi pour
constituer son personnage, le privilégier et le valoriser au détriment d’autres traits non retenus, qui
s’organise en une « Ombre » ou Moi intime inavoué, primitif et asocial ; d’où des conflits avec le Moi
social qui le tient à l’écart. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines, op. cit., p 266
598
600
JUNG (C.J.), cité MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit.,
p 266
203
valeurs, de localiser au plus juste dans le texte ce qu’il y a d’incontestablement
diabolique. »601
Il importe à l’homme de remplir la « béance salvifique » que laisse la « mort de
Dieu » afin de s’inventer un destin selon la perspective de Jean-Paul SARTRE, le
pédagogue de l’homme : « L’homme n’a pas à obéir, il est condamné à être libre, c’est-àdire à créer lui-même sa propre morale et échapper de cette façon à l’aliénation des
conventions d’une société dans laquelle il vit. »602
La supériorité morale de la position du révolté est de ne pas « amoindrir » l’âme,
de maintenir une vie à hauteur des principes de connaissances, de loyauté, et de
dévouement de l’homme pour l’homme. A la « société gangrenée », au « désordre
social », et au monde de réification totale, les exclus selon Linda RUDICH « (…) ont le
mérite d’opposer une société d’interdépendance personnelle et d’intérêt commun. Le « je
n’ai jamais trahi personne » de Vautrin est un véritable défi à la société bourgeoise. »603
Disciple et juge de l’humanisme de Jean-Jacques ROUSSEAU ; en « rage contre
les déceptions du contrat social », Vautrin dans sa méditation a été convaincu que l’ordre
apparent de la société cache un désordre bien réel. A ses yeux, la corruption domine les
corps de l’Etat, comme la famille et les individus : « Savez-vous comment on fait son
chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. »604
Si les fondements de la morale sociale et religieuse sont ébranlés dans les
individus, la faute en incombe, selon Vautrin, aux nations elles-mêmes, qui donnent
l’exemple de l’instabilité par leurs fréquents changements de régimes…
601
GAILLARD (F.), « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in BALZAC ou la tentation de
l’impossible, op. cit., p 127
602
SARTRE (J.-P.), cité in Encyclopédie des connaissances actuelles, op. cit., p 106
603
RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), in Le Père Goriot, op. cit., p 388
604
Le Père Goriot, p 128
204
De ce fait, malgré sa révolte contre la justice de classe, en se référant au magistrat
qui condamne de « pauvres diables », ce subversif qui pose l’équation « vertu égale bêtise
puisqu’elle égale misère », n’a rien d’un libéral et encore moins d’un révolutionnaire
soucieux du bonheur des hommes. Les hommes, Vautrin les méprise car courbant la tête
sans murmurer, ceux qui « font la besogne sans être jamais, récompensés de leurs
travaux »605, sont pour lui les « savates du bon Dieu ».
En revanche, le peuple des criminels lui semble plus appréciable. Par leurs actes,
les hors-la-loi ont au moins le mérite d’avoir osé transgresser un code inique. C’est à
parodier DUPUY pour qui : « l’homme supérieur se caractérise par son aptitude à
déterminer lui-même les valeurs qu’il honore. Il ne les évalue pas d’après le bien ou le
mal, considérés par eux-mêmes, mais par l’intensité de vie qu’elles supposent ; il cherche
non l’utile mais le risque, non le salut mais le défi, ne jugeant pas un acte d’après ses
conséquences, la terreur et la mort ne pouvant apaiser sa soif de tragédie. »606
Vautrin se vante de son intégrité et de la justice supérieure de sa révolte qui est
celle de l’état de nature contre l’état civil. Ce « protestantisme »607 affirmatif sans Dieu
de Vautrin jette l’homme comme l’explique Charles DARWIN dans la nature, au sein de
laquelle il évolue à l’instar des autres animaux …
605
Le Père Goriot, p 130
DUPUY (R.J.) Politique de NIETZSCHE, Paris, Armand colin, coll. « U. », 1969, p 19
607
« …Le grief fondamental du protestantisme à l’égard de Rome est-il d’avoir résolu par avance « la
question de la fidélité de l’Eglise » : quand la hiérarchie romaine s’empare de l’autorité apostolique, c’est
l’homme qui prétend exercer une sorte de mainmise sur la Révélation. De sorte que celle-ci, qui est en
réalité la référence absolue, la norme ultime, infaillible et toujours actuelle de la foi, finit par n’être plus
que l’objet d’allusions justificatives : le prétexte et l’alibi d’une évolution dogmatique dont le seul critère
réside en fait, désormais, dans les « besoins de l’Eglise » - qui sont besoins humains. » Cf. JEANSON (F.),
La foi d’un incroyant, op. cit., pp 60-61
606
205
En effet, Charles DARWIN considère le comportement humain comme un
prolongement de la nature animale. Contrairement à la tradition classique, l’homme n’est
plus d’essence absolument divine. Il est à situer dans le processus de l’évolution naturelle
des espèces. Lui conférer une nature exclusivement consciente, rationnelle et
bienveillante, c’est le sortir définitivement de sa configuration véritable pour
l’hypostasier comme essence abstraire, mais qui n’existerait nulle part. Toutes
propositions gardées, l’épistémologie darwinienne enseigne que toute vie ne se peut
penser sans intégrer un problème à résoudre et sans le rattacher au processus universel de
la sélection des espèces. Vue sous cet angle, la pensée de DARWIN est une infraction
parfaite, une « anti-phrase » au rousseauisme, au socratisme et / ou au christianisme. Ce
qui apparente le plus près ces trois doctrines, ce qui les réciproque dans leur effervescente
caricature « c’est la crainte de la souffrance, même de l’infiniment petit de la souffrance –
voilà qui ne peut jamais finir autrement que dans une religion de l’amour. »608
Or, DARWIN densifia sa pensée en nous apprenant qu’il est impossible de
dissocier la vie du problème ; toute la problématique de la croissance de la vie, de
l’évolution en découle. Vivre c’est donc formuler des théories en vue de résoudre un
problème, de répondre à une question ou à une attente. C’est en quoi il est nécessaire de
voir dans l’épistémologie darwinienne une récurrence pédagogique : la capacité à créer,
inventer pour s’adapter, définit les êtres vivants. Le vivant est une intelligence
d’adaptation aux conditions sans cesse changeantes de la nature.
Autrement dit, à côté de la raison, l’homme est au regard de ses comportements,
un être de passion, d’égoïsme, etc.
608
NIETZSCHE (F.), Antéchrist, cité par Jean – François BALAUDÉ, « Le masque de Nietzsche », in
206
En réalité, il n’y aurait rien en l’homme qui puisse le rendre « parfaitement
sociable ». L’homme serait à la fois « humanité et animalité » comme l’entrevoie ici
Catherine CLÉMENT : « Quand Boris CYRULNIK, ethnologue, observe les animaux, et
qu’il y puise de quoi analyser les hommes, il est dans le droit fil d’une pensée des droits
de l’homme qui cherche à faire bouger la frontière entre l’homme et l’animal : comme
LÉVI-STRAUSS le fait en 1976 dans les Réflexions sur la liberté en proposant, pour
formule de nouveaux droits de l’homme… »609. C’est tout le sens de la révolution
freudienne qui est mis en exergue dans la perspective d’une compréhension de l’homme
balzacien.
A tout prendre, un des temps forts de la révolution freudienne est la relativisation
de la conscience, c’est-à-dire de la raison humaine avec l’existence – ignorée mais établie
– de l’inconscient. Et l’homme, mû par ses préoccupations psychiques, ne serait, dans
certaines de ses déterminations intérieures, qu’une foule de pulsions « instinctives ou
animales » qui ne demandent qu’à être libérées.
Que retenir donc de cet héritage freudien ? Essentiellement que l’homme est à michemin entre la « barbarie de ses instincts » agressifs et autres passions délirantes et une
raison qui déploie ses tentacules pour l’absorber totalement. Ce que le freudisme a de
fondamentalement philosophique, c’est l’idée que l’homme est issu d’une déchirure
complexe entre nature « instinctive » et une autre relativement rationnelle : « Pour bien
comprendre la vie psychique, il est indispensable, nous dit FREUD, de cesser de
surestimer la conscience. »610
Magazine littéraire n°425, « Les épicuriens : une philosophie du plaisir », novembre 2003, p 54
609
CLÉMENT (C.), « Perte et recréation du sens humain », in Magazine littéraire « La Psychanalyse,
nouveaux enjeux, nouvelles pratiques », op. cit., p 23
610
FREUD (S.), cité in Parcours philosophiques, Paris, Nathan, 1985, p 22
207
Sigmund FREUD – voilà bien un athée ! le babil psychanalytique du neurologue
viennois démonte l’absolue positivité de l’intelligibilité parfaite et raisonnée que
constitue Dieu. Il convient d’insister sur cette théorie freudienne. Supposons par
« impossible possible » que nous soyons du côté des théologiens, garants de la parole de
Dieu et qu’on nous jette à la figure cette explication philosophique de la pensée de
FREUD : « … On peut également comprendre la religion comme une illusion visant à
reproduire à l’échelle sociale les relations de l’enfant à l’autorité parentale, qui assume
une double fonction de protection et de répression : Dieu est une reproduction du « père
tout – puissant » de l’enfance. »611 Revenant à notre affirmation première sur la « non
chrétienté » de FREUD, nous nous efforcerons de signaler que FREUD ruine les
prétentions totalisantes et la transparence de la Raison, car il s’est attelé à « (…) humilier
la raison et ses arrogantes prétentions, parfois sans doute injustifiées »612.
Et si l’on soupçonne ici quelque raccourci de pensée pour faire dire au père de la
psychanalyse que « toutes nos expériences ne sont pas présentes en permanence dans
notre conscience »613 ; que la raison donne une phénoménalité biaisée et de nous-mêmes
et du monde en tant que « pouvoir signifiant »614, FREUD lui-même donne cet éclairage
sur l’irrépressible pouvoir de « l’inconscient » : « Dans le cours des siècles, la science a
infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut
lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une
parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la
grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de COPERNIC,
611
612
613
614
CLÉMENT (E.) et al, Pratique de la philosophie de a à z, Paris, Hatier, 1994, p 138
JEANSON (F.), La foi d’un incroyant, op. cit., p 32
GAARDER (J.), Le Monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, op. cit., p 460
idem, p 67
208
bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second
démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les
prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant
sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale.
Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch.
DARWIN, de WALLACE et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la
résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la
mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de
montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il est réduit
à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de
sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les
seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que
semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de
produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où
la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de
politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves
d’une logique impartiale. Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de troubler la
paix du monde d’une autre manière encore… »615.
Si nous nous en rapportons à FREUD, c’est pour bien saisir le caractère subversif
de sa théorie sur les comportements des sociétés et des hommes. Or, « l’intériorité » de
cette pensée est plus que révélée dans les œuvres de BALZAC. Anne-Marie BARON616,
615
FREUD (S.), Introduction à la psychanalyse, traduit de l’allemand par S. JANKÉLÉVITCH, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 1997, pp 266-267
616
BARON (A.-M.), - Le Fils prodige. L’Inconscient de « la Comédie humaine », Paris, Nathan, coll. « Le
Texte à l’œuvre », 1993
- BALZAC ou l’auguste mensonge, Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1998
209
André JEANNOT617 et/ou Pierre DANGER618 (pour ne citer qu’eux), ont tenté cette
« lecture symptômale » en soupçonnant dans l’écriture balzacienne comme une envie de
« rature de l’origine ».619 A ce propos, Pierre DANGER nous jette cet éclairage : « Il a
saisi mieux que tout autre en son temps ce qu’avait de terrible et d’infernal cette
dialectique implacable qui enferme l’homme entre les souffrances du refoulement et le
vertige incontrôlable de la jouissance. Il a vu la société de son temps comme une sorte de
gigantesque théâtre apocalyptique où chacun est entraîné à la poursuite de ses désirs et
porte sur lui les stigmates du plaisir, les cicatrices du vice. Car le plaisir est toujours pour
lui une maladie hideuse. Il n’y a pas d’innocence en amour. Le monde qui nous entoure
est un égout, une assemblée de damnés. Il nous décrit les cercles de l’enfer dans une
comédie qui n’est pas divine, non, mais humaine, dérisoirement et grotesquement
humaine (…) Un nom rôde derrière tout ça, c’est celui de SADE, et BALZAC y fait
allusion une fois, une seule fois, dans son œuvre. C’est de Marsay, dans La Fille aux yeux
d’or, qui dit : « On nous parle de l’immortalité des Liaisons Dangereuses, et de je ne sais
quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ; mais il existe un livre horrible, sale,
épouvantable, corrupteur, toujours ouvert, qu’on ne fermera jamais, le grand livre du
monde » (…) Quel est le sens de cette contradiction inexplicable du psychisme humain
qui fait qu’il semble organisé pour sa propre perte, qu’il fonctionne que contre luimême. »620
617
JEANNOT (A.), Honoré de BALZAC. Le forçat de la gloire, Paris, Ciba – Geigy, 1986
DANGER (P.), L’Eros balzacien ; structures du désir dans la Comédie humaine, Paris, Librairie José
Corti, 1989
619
GRANEL (G.), « L’écriture ou la rature de l’origine », cité par GOLDSCHMIT (M.) in Jacques
DERRIDA, une introduction,, op. cit., pp 167-168
620
DANGER (P.), L’Eros balzacien, op. cit., pp 40-41
618
210
La BIBLE affirme que l’homme est fait à l’image de Dieu qui aurait introduit en
lui son Esprit, et lui aurait donné le pouvoir de dominer toute la création : « Dieu dit :
Faisons l’homme à notre image selon notre ressemblance, pour qu’il domine sur les
poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les
reptiles qui rampent sur terre. Dieu créa l’homme à son image : il les créa à l’image de
Dieu. Homme et femme il les créa. »621
Le mécanisme cartésien confirmera cette spécificité : il reconnaît que l’homme
est une machine, différente des autres purement mécaniques, c’est-à-dire dépourvues
d’âmes. Cette âme ou cette raison est la faculté essentielle qui fait toute sa particularité
anthropologique. L’homme serait une machine dont toute l’essence est de penser. Garanti
entièrement par ce pouvoir, l’homme cartésien est appelé à être « maître et possesseur de
la nature ». L’essence de l’homme, c’est-à-dire sa nature, est d’être exclusivement
raisonnable.
Ici s’affirme résolument l’idée d’une nature de l’homme débarrassé de toute
absurdité contrastant avec la droite raison, siège de la morale, de la solidarité, de la
bienveillance, de la générosité et du respect d’autrui. Et cette idée de l’homme vertueux
et sociable est localisable chez SOCRATE, ROUSSEAU et…le marxisme dans sa vision
prospective d’une société communiste (idéale), « parfaitement juste et égalitaire ». C’est
ce qui constitue la cible de NIETZSCHE et de BALZAC.
Cette idée d’une nature de l’homme exclusivement rationnelle et « angélique »
sera aussi remise en cause par Sigmund FREUD.
621
GENÈSE 1 : 26-27
211
Abandonnant la perspective de l’ « homme intérieur » suggéré par SAINTAUGUSTIN, FREUD déplace radicalement la question de l’homme. En effet, le
freudisme révèle que l’homme, ramené à la nature, ou considéré comme partie intégrante
de cette nature, perd la toute puissance de la raison, foyer de toutes les aptitudes de
socialité. C’est que cette raison est nécessairement limitée en l’homme. Autrement dit,
l’homme, dans sa « nature naturelle » ne saurait être défini par sa seule raison ou encore
par sa conscience. SPINOZA l’avait déjà suggéré en disant que le corps, par les seules
lois de sa nature, pouvait faire beaucoup de choses dont son esprit restera étonné : il
relevait ainsi l’extrême précarité de la conscience.
Vraisemblablement, FREUD relativisera la surestimation de cette même raison
dans le souci d’une meilleure compréhension de la quotidienneté de l’homme. De ce
point de vue, nous pensons que toutes les tentatives pour sauver le privilège de la raison,
bien qu’affirmatives du point de vue moral, semblent problématiques au regard de la
manifestation de l’existence humaine aux prises avec la réalité contradictoire de tous les
jours. Car, comment expliquer l’omniprésence du vol, des meurtres, de l’égoïsme, de la
guerre, et / ou de la jalousie parmi les hommes censés être doués de raison ? Cette raison
qui est considérée – à juste titre ? – comme le berceau de la morale, de la bienveillance,
de la générosité, etc.
Autrement dit, après COPERNIC et la fin du géocentrisme, DARWIN et l’être
humain conçu comme simple maillon d’une chaîne d’évolution, c’est sur cet
« impouvoir » de la conscience que Sigmund FREUD mettra l’accent. A tout considérer,
l’affirmation de l’inconscient aux côtés de la conscience, rabaisse l’homme au rang d’un
animal ignorant parfois les raisons de sa conduite. Affirmer la double nature de l’homme
212
avec l’avènement de l’inconscient, c’est admettre que le sujet humain ne maîtrise
totalement ni ses goûts, ni son comportement, ni ses pensées, ni toute la horde de ses
penchants individuels.
Emmanuel KANT s’inscrira dans la même perspective lorsqu’il nous avouera que
l’homme n’est pas seulement un être « phénoménal », mais il est tout aussi « nouménal ».
S’entrevoit ici l’affirmation d’une partie transcendantale de l’homme faisant de lui un
être rationnel et moral : la raison pratique échappe, selon KANT, à la nature. Mais à côté
de ce sens de la « responsabilité » rationnelle, se trouve réaffirmée conjointement, la
tendance bestiale de l’homme dans ses rapports au monde. Dans cette perspective, il
semble que les comportements humains, même les plus nobles, n’échappent pas au
contenu « bestial » et involontaire qui en détermine le psychisme.
Soumis au feu de ces arguments, nous constatons que l’animalité, l’involontaire,
la chair et la viande brûlent dans l’intertexte balzacien − dans l’interlocution textuelle –
comme un code. Dès les premiers pages du roman, au lieu même où s’édicte le
mouvement d’intension et d’extension de son récit, c’est-à-dire la pension Vauquer, le
« chronotope »622 du roman, Honoré de BALZAC nous fait croiser l’autre sociabilité de
l’homme : « Derrière le bâtiment est une cour large d’environ vingt pieds, où vivent en
622
Concept introduit en critique littéraire, dans les années 1920, par BAKHTINE, qui emprunte le terme à
la physique et aux mathématiques, et l’utilise dans un sens métaphorique. Le chronotope ou « tempsespace » est une catégorie de forme et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l’espace dans le
monde réel comme dans la fiction romanesque. La notion de chronotope fond les « indices spatiaux et
temporels en un un tout intelligible et concret ». C’est le « centre organisateur des principaux événements
contenus dans le sujet du roman ». Ex. : la route, espace abstrait où se réalise le temps, est un chronotope
dans le roman picaresque, dans Don Quichotte, ou dans les romans de Walter SCOTT, etc., le salon, dans
ceux de STENDHAL ou de BALZAC. A partir de cette notion, BAKHTINE reconsidère toute l’histoire du
roman occidental. Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, op.
cit., pp 35-36
213
bonne intelligence des cochons, des poules, des lapins, et au fond de laquelle s’élève un
hangar à serrer le bois. »623
Conformément à cette logique et fort de cette « amoralité », Albert CAMUS
résume parfaitement ce nouveau mode par « (…) lequel l’homme se dresse contre sa
condition et la création toute entière »624. Ou encore : « ( En effet, madame Vauquer,
pour séduire Goriot, s’habille comme le Bœuf à la mode*, et elle est très sensible aux
hommages ironiques de Vautrin, lequel affirmera, après sa syncope provoquée : « j’ai,
selon ces dames, soutenu victorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un Bœuf »,
ce que madame Vauquer corrigera par : « Ah ! Vous pouvez bien dire un Taureau.) »625
La
modalité
ainsi
entrouverte
par
Honoré
de
BALZAC
inaugure
vraisemblablement un nouveau type d’homme : « Maman, dit la jeune fille, voici
monsieur Vautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet
homme, il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênent une femme
comme si on lui enlevait sa robe (…) Non, dit madame Couture, tu te trompes ! Monsieur
Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieur Couture, brusque,
mais bon, un bourru bienfaisant. »626 Par type d’homme, nous entendons non seulement
la personnalité, mais surtout les croyances et les convictions propres à un individu. La
présence obsessionnelle de l’animalité dans Le Père Goriot apparaît comme un trait
commun à la condition humaine. Si elle pèse sur les personnages, c’est essentiellement
pour dénoncer en chacun d’eux une double nature : d’un côté la raisonnabilité, de l’autre
623
Le Père Goriot, p 9
CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 39
* « Quand ces munitions furent employées, et que la veuve fut sous les armes, elle ressembla parfaitement
à l’enseigne du Bœuf à la mode. » Cf. Le Père Goriot, p 28
625
GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 357
626
Le Père Goriot, p 219
624
214
la bestialité. On l’aura compris, le « bestial » est avoué dans un sens plus large.
Annonçant le misérabilisme de la conscience pour s’immerger dans des évocations plus
proches du sublime Freud que du pervers Descartes, le « bestial » indexe les contorsions
du « pur élixir d’hypocrisie » qu’est la raison et n’en finit pas de nous convier à des
séances d’analyse psychanalytique.
On lit le tout BALZAC dans tous ses états avec plaisir ; à condition de voir sa
névrose dont…on ne connaît pas trop les raisons. La littérature relève désormais d’un air
de la chauve-souris de La FONTAINE : « Qui fait l’oiseau ? c’est le plumage / Je suis
souris : vivent les rats / Jupiter confonde les chats ! »627
L’épaisseur de Vautrin dans Le Père Goriot, sa réalité, la vie intense qui l’anime,
viennent, en partie, de son assimilation intentionnelle à l’animalité : « BALZAC le
qualifie à plusieurs reprises de sphinx, c’est-à-dire de créature monstrueuse et secrète,
homme et bête à la fois. Le forçat est également comparé à un fauve : il a la poitrine
velue comme le dos d’un ours, des griffes d’acier, ses yeux brillaient comme ceux d’un
chat sauvage, il rugit, il a une féroce énergie, des gestes de lion, Vautrin voit les hommes
comme des bêtes ; sa verve parcourt toute la gamme des comparaison animales, depuis
l’épithète argotique jusqu’à l’image recherchée. Il traite le père Taillefer de marsouin ; le
père Goriot de bête brute ; une jeune fille à sa toilette, de chat qui boit du lait* ; le frère
627
FONTAINE (J.de la), Fables, Fable V « La chauve-souris et les deux belettes », Paris, Profrance /
Maxi–Livres, 1992, p 59
* « A ce soir, et qui se toilette en se pourléchant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure. » Cf. Le
Père Goriot, p 125
215
de Victorine, de pigeon ; le comte Franchessini, de faucon ; Poiret, de punaise. (…) Mais
Trompe-La-Mort a une autre envergure. Sa vision pour ainsi zoologique de l’humanité
est érigée en système : le commun des mortels est un haut bétail comme ce troupeau de
nègres qui feraient sa fortune en Amérique* ; pour réussir, il faut se manger les uns
les autres comme des araignées dans un pot ; la vie est une chasse dont il faut
revenir sa gibecière bien garnie… Méprisez donc les hommes, conseille-t-il à
Rastignac. »628
L’appel du Mal serait-il si fort, et si indéfectible chez BALZAC qu’il aurait fini
par lui faire perdre le sens de la morale…religieuse (morale du moment) au point
d’assimiler l’homme à l’animal ? Mais revenons à Rastignac. Son arrivée, à la rue NeuveSainte-Geneviève après avoir flirté, chez sa cousine Beauséant, avec « les hautes régions
de la société parisienne »629, est d’une troublante actualité…zoologique : « (…) il monta
rapidement chez lui, descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cette salle à
manger nauséabonde où il aperçut, comme des animaux à un râtelier, les huit convives en
train de se repaître. Le spectacle de ces misères et l’aspect de cette salle lui furent
horribles. »630
* « Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J’ai besoin
de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie
patriarcale. Des nègres, voyez-vous ? c’est des enfants tout venus dont on fait ce qu’on veut, sans qu’un
curieux de procureur du roi arrive vous en demander compte. » Cf. Le Père Goriot, p 131
628
HOFFMANN (L.F.), Les Métaphores animales dans Le Père Goriot, Paris, l’Année Balzacienne, 1963,
pp 101-102
629
Le Père Goriot, p 98
630
idem, p 99
216
Cette zoologie de l’écriture balzacienne se surdétermine chez Vautrin, cet homme
à la « (…) poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’un crin fauve qui causait
une sorte de dégoût mêlé d’effroi (…) »631. Sa philosophie a pour base une assertion
teintée d’égoïsme intégral avoisinant la loi de la jungle : « Chacun doit agir son intérêt et
son plaisir ». Proche de la philosophie du divin Marquis de SADE qui estime que la
fausseté, la noirceur, la méchanceté, la taquinerie, la cruauté, l’irréligion sont les qualités
naturelles des hommes, et que l’on ne voit jamais la joie dans leurs yeux que quand ils se
sont le mieux livrés à tous ces vices632, Vautrin exalte la luxure : « or et amour à
flots »633, la quête du plaisir extrême allant de pair avec la volonté d’annihiler la morale
manichéenne chrétienne fondée sur la séparation du Bien et du Mal et la remplacer par un
évangile du Mal : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de
canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous le
pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il prend sans partager :
mais on plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer
sous la boue. La corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez
partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs
d’appointements pour tout potage, et qui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette
(…) Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales.
Je parierais ma tête contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpier
chez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle et jeune. Toutes sont
bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il
fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des
631
Le Père Goriot, p 124
SADE (Le Marquis de), Les Infortunes de la vertu, Paris, Gall., coll. « Folio », 1991, p 178
633
Le Père Goriot, p 142
632
217
enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi
l’honnête homme est-il l’ennemi commun. »634
On ne peut douter que Rastignac ait assimilé religieusement de tels propos
lorsqu’il déclare à Bianchon, l’étudiant en médecine : « (…) va, poursuis la destinée
modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi je suis en enfer, et il faut que j’y reste.
Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de Juvénal qui puisse
en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries. »635
Ce souci d’ « a-moralité » s’accentue par la non-croyance à la possibilité d’une
quelconque justice sociale : « On nous parle de faire pénitence de nos fautes. Encore un
joli système que celui en vertu duquel on est quitte d’un crime avec un acte de
contrition ! Séduire une femme pour arriver à vous poser sur tel bâton de l’échelle
sociale, jeter la zizanie entre les enfants d’une famille, enfin toutes les infamies qui se
pratiquent sous le manteau d’une cheminée ou autrement dans un but de plaisir ou
d’intérêt personnel, croyez-vous que ce soient des actes de foi, d’espérance et de charité ?
Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa
fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les
circonstances aggravantes ? Voilà vos lois. Il n’y a pas un article qui n’arrive à
l’absurde. »636 Sur les sillages de TOLSTOÏ qui proclame que « (…) là où il y a des
juges, il n’ y a pas de justice »637, l’égalité des êtres chez Vautrin s’étend comme le droit
de disposer également de tous les êtres : « L’homme en gants et à paroles jaunes a
commis des assassinats où l’on ne verse pas de sang, mais où l’on en donne ; l’assassin a
634
Le Père Goriot, p 129
idem, p 305
636
ibidem, p 136
637
TOLTOÏ (L.), cité par EDZODZOMO-ELA (M.), in De la Démocratie au Gabon, Paris, Karthala, 1993,
p 136
635
218
ouvert une porte avec un monseigneur : deux choses nocturnes ! Entre ce que je vous
propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins. Vous croyez à
quelque chose de fixe dans ce monde-là ! Méprisez donc les hommes, et vous voyez
les mailles par où l’on peut passer à travers le réseau du Code. Le secret des grandes
fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement
fait. »638
L’essence du surhomme balzacien est alors à saisir du côté d’une métapsychologie
dont la caractéristique est l’affirmation d’un vouloir se situant au-delà de toute tendance
générale, au-delà de toutes normes habituelles. BALZAC, pour se démarquer de
« l’habitus »639 théologique, magnifie par exemple les voleurs en réfléchissant sur leur
fonction sociale : « Un voleur est un homme rare. La nature l’a conçu en enfant gâté, elle
a rassemblé sur lui toutes sortes de perfections : un sang-froid imperturbable, une audace
à toute épreuve, l’art de saisir l’occasion si rapide et si lente, la prestesse, le courage, une
bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et
mobile. (…) Entre l’objet désiré avec ardeur et la possession, ils n’aperçoivent plus rien
et se plongent avec délices dans le mal, s’y établissant, s’y cantonnant, s’y habituant et se
font des idées fortes mais bizarres de l’état social. »640
Les grands rapaces de la Comédie humaine, qui ne connaissent aucune loi, se
situent au-delà de la division manichéenne du Bien et du Mal et ignorent par conséquent
le verdict de la transgression. Leur religion constitue un acte immoral selon la justesse de
la morale religieuse et sociétale. A notre entendement, cette entreprise par contre est une
638
Le Père Goriot, pp 136-137
Système de dispositions durables acquis par l’individu dans sa socialisation. Concept utilisé par E.
DURKHEIN, M. WEBER, et auquel P. BOURDIEU confère un rôle constitutif comme ensemble de
schèmes inconscients générateurs de pratiques et de représentations. Cf. BARAQUIN (N.) et al,
Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 149
640
BALZAC (H.de), cité par GENGEMBRE (G.), in Le Père Goriot – Texte et contextes, op. cit., p 257
639
219
aspiration de soi, une invite à l’individuation. En fait, l’œuvre de BALZAC consiste ici à
quêter le « vieil homme »641, l’homme d’avant le christianisme, le socratisme, le
rousseauisme : « Héritage des Lumières, esprit de la Révolution, ascension de la classe
bourgeoise, expansion capitaliste, aspiration démocratique, tout semble en place au début
du XIX e siècle pour qu’émerge une littérature se réclamant du réel avec détermination.
Ce n’est pas exactement ce qui se produit. En fait, le romantisme, qui occupera la scène
pendant près d’un demi-siècle, une scène européenne d’ailleurs, va tout à la fois favoriser
l’éclosion d’une esthétique réaliste et tourner le dos à celle-ci (…) son idéologie
individualiste suscite la grande entreprise balzacienne comme elle inspire STENDHAL.
Mais, d’autre part, elle met en avant des valeurs telles que le sentiment, la nostalgie du
passé, le goût de la solitude, la propension au symbole et au mythe qui sont mal
compatibles avec une exigence de vérité sociale et de modernisme. »642
Ainsi surgit l’idéal véhiculé par l’œuvre de BALZAC : faire advenir un individu
délivré de tous les impératifs moraux pour refléter la véritable dimension humaine.
Vautrin authentifie dans Le Père Goriot une poésie de l’énergie afin d’éradiquer des
mœurs au fond « efféminées ». Le monde christianisé ne peut voir en lui qu’un individu
déséquilibré. Mais la saisie balzacienne échappe à la conception étroite de l’ « idolâtrie
d’une vérité-chose »643 pour accomplir les plus hautes promesses de l’homme en tant
641
GIDE (A.), L’Immoraliste, Paris, Mercure de France, coll. « Folio », 1902, p 61
DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, Paris, Seuil, coll. « Points Essais
série Lettres », 2000, p 207
643
DUMÉRY (H.), Foi et Interrogation, Téqui, coll. « Notre Monde », 1953, cité par JEANSON (F.), La
Foi d’un incroyant, op. cit., p 56
642
220
que « progressant », entité qui se doit de retourner le sensible, le façonner ou, pour le dire
comme Philon d’ALEXANDRIE, d’« (…) apposer la forme au bigarré (poikilos) »644.
Vautrin porte en lui la promesse du surhomme, de l’homme supérieur. Il
rassemble objectivement en lui l’invention du « nouveau regard » balzacien, tel que
s’emploie à l’expliquer ici Joël GLEIZE : « L’entreprise littéraire de BALZAC consiste
(…) à ajouter du sens au monde, et particulièrement en donnant une signification à
l’insignifiant. Le commentaire n’est pas redondant, il remplit une fonction essentielle :
initier à un mode de connaissance du réel, à la reconnaissance du réel non encore perçu
comme tel. Et pour faire de l’œuvre d’art une voie d’accès au réel, il faut d’abord initier à
un nouveau mode d’accès au texte. C’est d’abord dans le texte que se crée un lecteur
capable de lire les détails, capable d’un nouveau regard sur le signifiant et l’insignifiant.
C’est d’abord dans la lecture que doit s’opérer une véritable conversion du regard,
conversion qui, dans un second temps, peut devenir celle du regard que l’on porte sur le
monde… »645.
Ce phénomène d’interrogation de l’homme rejoint l’affirmation dionysienne de
NIETZSCHE où Zarathoustra veut parler aux oreilles faites pour écouter des vérités
inouïes. En Zarathoustra, se signalent de nouveaux signes où se déploie toute l’exigence
de la « transvaluation ». L’homme balzacien, à l’instar du héros nietzschéen, crée à partir
d’autres considérations. René-Jean DUPUY a su le montrer : « A l’origine étaient la
force, l’audace, la gratuité, la dureté, les vertus guerrières, la hiérarchie ; alors régnait la
morale des maîtres (…) A l’orée du monde européen la civilisation est née de la
domination d’hommes belliqueux, victorieux des peuples pacifiques et industrieux. Grecs
644
ALEXANDRIE (P. d’), cité par LEVY (B.), Le Logos et la lettre. Philon d’ALEXANDRIE en regard
des pharisiens, Dijon-Quetigny, Editions Verdier, 1988, p 43
645
GLEIZE (J.), « Immenses détails ». Le détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de
l’impossible, op. cit., pp 101-102
221
et Romains ont ainsi établi leur empire sur les faibles, voire sur les lâches. L’homme
supérieur se caractérise par son aptitude à déterminer lui même les valeurs qu’il
honore. »646
Vautrin, indépendamment de sa promptitude à la violation de la loi morale,
s’illustre à travers une autre forme de mal, consistant dans la haine et le mépris de Dieu.
Le Dieu auquel on se heurte alors selon Max MILNER « (…) n’est pas un Dieu
moraliste, mais un Dieu créateur et père de sa création »647.
Cette paternité divine de la création Vautrin la récuse en se substituant au Dieu
créateur. C’est pourquoi BALZAC estime que Rastignac a besoin de Vautrin en tant que
père et éducateur pour lui faire ressentir la rigueur de la vie. En effet, la vie jalonnée de
risques et de difficultés est la condition de l’accomplissement de l’homme. Mais il est
d’importance chez BALZAC que la difficulté et la douleur qui en résultent viennent
d’une nature d’hommes qui aspirent sans cesse à l’élargissement de l’âme et aux états les
plus rares et les plus élevés : « L’amour et l’église veulent de belles nappes sur leurs
autels. Nous sommes à quatorze mille. Je ne vous parle pas de ce que vous perdrez au
jeu, en paris, en présents ; il est impossible de ne pas compter pour deux mille francs
l’argent de poche. J’ai mené cette vie-là, j’en connais les débours. Ajoutez à ces
nécessités premières, trois cents louis pour la pâtée, mille francs pour la niche. Allez,
mon enfant, nous en avons pour nos petits vingt-cinq mille par an dans les flancs, ou nous
tombons dans la crotte, nous nous faisons moquer de nous, et nous sommes destitués de
notre avenir, de nos succès, de nos maîtresses (…) Croyez-en un vieillard plein
d’expérience ! reprit-il en faisant un rinforzando dans sa voix de basse. Ou déportez-vous
646
647
DUPUY (R.-J.), Politique de NIETZSCHE, op. cit., p 19
MILNER (M.), La Poésie du mal chez BALZAC, Paris, Seuil, 1963, pp 329-331
222
dans une vertueuse mansarde, et mariez-vous-y avec le travail ou prenez une autre
voie. »648
Le Père Goriot, c’est le miroir de l’homme supérieur que BALZAC a tendu à la
postérité. Et c’est Vautrin, en « poète-ontologue » qui nous donne le complet de son
créateur en intensifiant le côté « triomphe de la mort » de la poésie.
La poésie de Vautrin n’est pas seulement celle d’une énergie effrénée, d’une
animalité vigoureuse et d’une vitalité concise ; mais encore celle d’un poète qui a mesuré
son néant et contemplé les sommets de l’illimité de l’homme : « En un moment Collin
devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul,
celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la
guerre. »649 Puisque Dieu s’est emparé du ciel et les prêtres la terre, il n’est et ne sera
poète, artiste que dans la mesure où l’enfer et/ou le mal horizonnent l’arc-en-ciel de la
volonté de puissance : « Je suis ce que vous appelez un artiste (…) Je suis un grand
poète. Mes poésies, je ne les écris pas, elles consistent en actions et en
sentiments. »650
En disant qu’il fera vouloir le Père Eternel (allusion à son rôle de tentateur et de
corrupteur vis à vis de Rastignac), Vautrin, par-devers « nous » les chrétiens, ambitionne
de marcher au-dessus de sa propre tête en se sachant l’au-delà de sa tension. Au point
culminant de l’anti-transcendance balzacienne, le tenseur Vautrin récuse le désir du
superflu en l’homme ainsi que sa mauvaise foi : « Etes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-
648
Le Père Goriot, p 182
idem, pp 238-239
650
ibidem, p 131
649
223
vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme
moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat
social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suis seul
contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les
roule. »651
Vautrin est bien cet être diabolique que le vocabulaire balzacien traduit par
« tentateur », « démon », « infernal génie ».
Il se loge en lui une part de mystère et de Mal qui peut s’expliquer par ces
changements soudains dans ses manières avec Rastignac, de l’hostilité au ton producteur,
de la rudesse à la grâce, de la brusquerie à la douceur : « La vertu, mon cher étudiant, ne
se scinde pas : elle est ou n’est pas. »652 Ou l’exemple de son hostilité à l’encontre de
madame Vauquer et à ses pensionnaires, lors de son arrestation : « Etes-vous meilleure
que nous ? Nous avons moins d’infamie sur l’épaule que vous n’en avez dans le cœur,
membres flasques d’une société gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait
pas. »653
Il apparaît, « in fine, » que Vautrin est bien par ses élans proches de la nature, un
« Barbare »654 dans tout ce que ce mot peut connoter d’animalité par rapport à l’éthique
commune ; il est l’élévation du type post-moderne d’homme, « (…) c’est-à-dire, et à tous
les niveaux, plus complètement une brute »655.
651
Le Père Goriot, p 240
652
idem, p 136
ibidem, p 238
654
Le Barbare est le héros mythique spontané, authentique, violent, brut, nietzschéen de ce fait.
655
NIETZSCHE (F.), Par delà le Bien et le Mal, trad. C. HEIM, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1971,
pp 180-181
653
224
Puis encore, et comme si ce n’était pas assez, il institue « le dépassement continu
de l’homme par l’homme », car dans leurs jours désespérés ou éclairés, les hommes se
doivent « (…) de se brûler la cervelle ou de se faire chrétiens »656.
Au-delà de la « farce » (de cette comédie humaine) et du grossissement de
l’ « inhumain », « Vautrin-BALZAC » suggère de nouvelles dimensions préfigurant le
salut de l’homme sans Dieu. Il faut dans ce monde que l’homme se résolve à faire sa
sortie, à « quêter » son sens ultime. Telle est la forme d’anthropologie suggérée par
Vautrin et qui s’objective mieux dans cette invocation :
« Vous êtes un enfant de l’univers, pas moins que les arbres et les étoiles ; vous
avez le droit d’être ici. Et qu’il vous soit clair ou non, l’univers se déroule sans doute
comme il le devrait (…), et quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le
désarroi bruyant de la vie, la paix dans votre âme. Avec toutes ses perfidies, ses besognes
fastidieuses et ses rêves brisés le monde est pourtant beau. Prenez attention. Tâchez
d’être heureux. »657
2.4.2 : Madame de BEAUSEANT : l’impossible appropriation de
L’élément féminin
A travers ce dernier sous-chapitre de la deuxième partie de notre dissertation,
nous nous proposons de montrer les différentes manifestations de l’ « affranchissement »
de madame Beauséant, l’affirmation d’un « Moi » authentique, son autonomie, sa liberté,
656
657
LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., p 253
Extrait d’un texte trouvé dans une église à Baltimore en 1692. Auteur inconnu
225
ainsi que son idéal de vie. Pour étudier la spécificité de Beauséant, il faut noter que la
Comédie humaine agence les attitudes qui questionne la valeur et le statut des femmes :
la condition de la plupart des femmes qui interviennent dans les romans de BALZAC
semble une condition aliénée par les conventions sociales. Faten BENJAOUI résume
parfaitement cet état de fait lorsqu’elle écrit : « Au sein d’une société en mutation où les
droits de l’homme et, même de façon ambiguë, ceux de la femme, ont été au moins
reconnus, c’est le problème de la limitation de la liberté individuelle exigée par le contrat
social qui se pose. La ruine matérielle, physique et morale de la femme renvoie à une
dégradation plus grave représentée par l’abdication de la femme de toute relation sociale.
Cette femme ou jeune fille que nous avons maintes fois vue s’arracher avec peine et
désespoir au monde qui l’a dévoré dans son entité, nous énonce dans son comportement
ce qui est au principe du drame : un fonctionnement social dont les règles sont devenues
formelles, les lois inertes et l’énergie absente. La psychologie féminine du XIXe siècle,
du moins dans les romans de BALZAC que nous avons choisis d’étudier, vacille entre
l’Eglise qui ne propose que la vérité chrétienne et les devoirs imposés à chaque fois
qu’elle doit rendre compte du sens des règles du monde, lois et usages*, et une société
laïcisée ou presque faisant prédominer le sens moral du devoir à celui, plus noble et plus
libérateur encore du droit. La femme devient le baromètre social et politique qui nous
indique avec précision et véracité les racines du mal et ses ramifications. A travers ses
peines et ses malheurs, ses haines et ses révoltes, le discours silencieux de la femme ou
de la jeune fille nous montre le rapport qu’entretient sa misère morale et une décadence
plus large des valeurs où l’idée du devoir fonctionne à vide dans un monde indifférent.
*C’est nous qui soulignons
226
D’où la faille dans tout discours : celui du cœur et de la raison, de l’opprimé / oppresseur
et de la morale et du système. Le cri de la femme ou son silence, sa présence factice ou
son absence forcée, prennent une acuité nouvelle. Ils ne sont plus uniquement une plainte
ou une résignation exprimée dans un discours effectif ou symbolique, mais une révolte,
une mise en cause raisonnée du système. »658
Le bilan des femmes que BALZAC dresse dans la Comédie humaine est à l’image
de la minorité dans laquelle toute l’époque les confinait. En effet, ce qui serait malvenu,
c’est de ne point s’inquiéter chez notre auteur sur cette « aliénation » familière de la
femme ; ni sur cette sorte d’ « aboulie »659 évidente associée à la femme. Il n’est pas
certain que la prolifération du personnage de « la vieille fille »660 dans maints romans de
BALZAC soit un démenti dans le continuum historique de l’époque. Et n’attribuons pas
aux siècles précédents les réductions ou les visions essentialistes – biologistes et
psychanalytiques – accrochées à la femme née après le XIXe siècle. On n’exagéra pas en
rappelant que Judith GAUTIER fut la première femme élue à l’Académie Goncourt
en…1911 ; Colette YVER fut la première écrivaine, bien après 1950, à bénéficier de
funérailles nationales. Que dire de Marguerite YOURCENAR, première femme élue à
l’Académie française…à la fin du XXe siècle ! Il peut donc paraître insultant pour les
femmes de soutenir que seuls les siècles antérieurs les dépossédaient « (…) de leur rôle
658
(Sous la direction du professeur André LORANT), BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition
féminine ; Ruse, Perfidie, Coquetterie : la psychologie de l’autre », Thèse de Doctorat Nouveau Régime,
Université de Paris XII, 1995-1996, p 528
659
« Psychopathologie. Ralentissement ou impuissance anormale de la volonté, acquise ou
constitutionnelle, très consciente et ressentie douloureusement, désignant « la suppression de l’action
réfléchie, l’impossibilité de donner à l’acte la forme d’une décision » (P. JANET) ou de passer à
l’exécution ; ex. l’aboulie du mélancolique, du psychasthénique. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de
la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 7
660
BALZAC (H.de), La Vieille fille, Paris, Gall., coll. « Folio », 1978
227
d’agents historiques »661, pour le dire avec Pierre BOURDIEU. Il nous suffit de relire,
dès les années 2000, les lois en vigueur durant l’exercice du pouvoir des « Etudiants
islamiques » (les TALIBAN) pour bien circonvenir notre propos. Voici résumée une
directive signée du maolawi (dignitaire musulman) Anyatullah BADAGH, chef de la
Présidence générale pour le « Commandement du Bien et l’éradication du Mal » :
« Quant aux directives qui traitent des femmes, elles ne s’encombrent pas de
finasserie : tout est interdit au deuxième sexe afghan. Même l’épais tchador iranien, ce
voile noir qui dissimule le corps et les cheveux mais laisse entrevoir le visage, est jugé
trop laxiste pour ne pas dire trop lascif. Les afghanes sont contraintes de porter une
version locale, plus proche de la cotte de mailles que du foulard islamique, c’est le
tchadri afghan. Ce tchador spécial emmure tout le corps sous une lourde épaisseur de
tissus – insupportable en été – et il dissimule les yeux, le nez et la bouche derrière un
épais grillage de tissu. Cette carapace limite la vision, rend difficile la lecture et la
marche, gêne la respiration et empêche de boire ou de manger. Et pas question de
transiger. « Si on voit une femme marcher avec le tchador iranien, sa maison sera
marquée et son mari puni (…) Pas question pour elles non plus d’aller chez le tailleur.
L’artisan risquerait alors d’être illico embastillé. Même châtiment si un contrôleur venait
à découvrir dans sa boutique un simple catalogue de mode. La lessive n’est pas non plus
une mince affaire : il est interdit de « laver le linge dans les rivières et les déserts » (sic).
Quelle sanction si elles désobéissent ? « Elles seront ramenées chez elles et leurs maris
sévèrement punis. » Les femmes n’ont même plus de responsabilité juridique
personnelle, c’est le mari qui est pénalement responsable. Pas d’hôpitaux non plus pour
les femmes, une seule clinique misérable leur est réservé à Kaboul. Pas question
661
BOURDIEU (P.), La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1998, rééd. 2002, p 8
228
d’instruction non plus, ou alors dans quelques écoles clandestines. Quant aux femmes
enseignantes, elles n’ont plus le droit d’enseigner. La seule activité que les femmes
peuvent encore exercer est la fabrication du pain, et encore les TALIBAN l’ont interdite
l’été dernier avant de revenir sur cette décision. »662
Nous ne voulons pas relater l’histoire des différentes représentations que la
société a faite des femmes, ni intenter un procès au primat de la « phallocratie »663. Il est
question pour nous de ressortir l’aliénation de la femme opprimée chez BALZAC afin de
la confronter avec l’émergence d’une forme d’ « épaisseur sémantique » localisable chez
Madame Beauséant. La déchéance féminine dans la Comédie humaine a d’ailleurs été
manifestement illustrée par certains commentateurs balzaciens. Nous pouvons citer
entre
autres
les travaux
de
Catherine NESCI : « La Femme mode d’emploi »,
BALZAC, de « La Physiologie du mariage » à « La Comédie humaine »664 ; Ruth
AMOSSY dans « La Figuration du féminin dans La Femme de trente ans »665 ; Mireille
LABOURET dans « L’Ecriture de la faute dans la Femme de trente ans »666, etc.
Certains romans de BALZAC méritent qu’on les interroge eu égard au discours
qu’ils tiennent sur la condition féminine. Sur ce point, les femmes lettrées du XIXe siècle
ont mis leurs talents d’écrivaines au service des revendications féminines. Germaine
NECKER épouse baron de STAËL-HOLSTEIN (Mme de STAËL) eut bien du mal avec
662
Les Dossiers du Canard enchaîné, « Les fous du pouvoir », n°77, octobre 2000, p 31
Attitude tendant à assurer et à justifier la domination des hommes, de l’élément mâle de la société, sur
les femmes. Cf. Le Petit Larousse illustré 2000, p 773
664
NESCI (C.), « La Femme mode d’emploi », BALZAC, de « La Physiologie du mariage » à « La
Comédie humaine », Lexington, Kentucky, French Forum, 1992
665
AMOSSY (R.), « La Figuration du féminin dans La Femme de trente ans », in Romantisme Colloques,
Société des études romantiques, BALZAC, La Femme de trente ans « une vivante énigme », Paris, Sedes,
novembre 1993
666
LABOURET (M.), « L’Ecriture de la faute dans La Femme de trente ans et Le Lys dans la vallée, in
Romantisme Colloques, op. cit.
663
229
les pouvoirs en place, surtout celui de l’Empereur : « En un temps où les femmes
n’avaient pas toujours le droit à la parole, il est normal que l’œuvre, l’action et les idées
de Mme de STAËL soient apparues, en elles-mêmes, comme un scandale. Mais ce que
dit cette œuvre dérangeait aussi un certain nombre de conformismes d’ordres établis
contre lesquels Mme de STAËL se voulut le porte-parole de l’élan, de la liberté, de la
générosité. »667
Aurore DUPIN (Georges SAND) – « la femme-siècle »668, « la bonne dame de
Nohant* », – celle que MAUROIS qualifiait d’avoir « l’adultère ménager »669,
TOURGUENIEV « Notre sainte »670, qu’Alfred de MUSSET décrivait comme « la
femme la plus femme »671 qu’il ait rencontrée, et que BALZAC surnommait « la lionne du
Berry »672, est inséparable de l’actualité émancipatrice de la femme. En effet, « George
SAND fumait le cigare, s’habillait en garçon, dévorait, de MUSSET à CHOPIN, les
hommes les plus remarquables de son temps et inclinait au socialisme. »673 Son roman
Indiana (1832) représente sans doute la voix la plus aiguë de la dénonciation du mariage ;
le mariage minorerait la femme, la rendrait malheureuse et tributaire de l’homme :
667
COUTY (D.), Histoire de la Littérature française. XIXe siècle tome 1. 1800-1851, op. cit., p 97
BIASI (P.-M.de), « George SAND. Celle qui a eu toutes les audaces… », in Magazine littéraire n° 431,
« Georges SAND, une rebelle face à son siècle », mai 2004, p 22
* BLOCH-DANO (E.), « La Dame de Nohant », in Magazine littéraire n°431, « Georges SAND, une
rebelle face à son siècle »,: « Nohant est la métonymie de George SAND. On y lit toutes ses passions, tous
ses visages. Cette terre de Berry incarne d’abord l’héritage de la lignée paternelle, le cadeau de Marie –
Aurore DUPIN de Francueil, qui l’a achetée en 1793, à l’enfant de son fils, qu’elle a élevée. Nohant est à la
fois le lieu où s’exerceront ses vertus les plus féminines : recevoir, faire des confitures, coudre une robe ou
des rideaux, élever des enfants, et les plus viriles, en tout aux yeux de son siècle : marcher, monter à cheval,
planter, et bien sûr, écrire », op. cit., p 32
669
MAUROIS (A.), cité par ORMESSON (J. D’), Une Autre histoire de la littérature française, op. cit., p
211
670
TOURGUENIEV, cité par Françoise GENEVRAY, « Une Figure internationale », in Magazine littéraire
n°431, op. cit., p 35
671
MUSSET (A.), cité par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, « Bicentenaire George SAND. Un personnage
de légende », juin 2004, p 42
672
BALZAC (H.de), cité par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, op. cit., p 42
673
ORMESSON (J. d’.), Une Autre histoire de la littérature française T. I., op. cit., p 207
668
230
« Oui…, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la famille, voilà ce que vous pouvez, ce
que vous devez demander. »674
Dans le présent chapitre, la figure féminine de SAND est récupérée pour saisir les
traits de « la femme supérieure » chez BALZAC : « (…) il est remarquable de constater
la présence de SAND dans plusieurs romans de BALZAC – Illusions perdues, La Muse
du département et surtout Béatrix où, sous une forme à la fois transposée et magnifiée,
Camille Maupin / Félicité des Touches incarne « la femme de génie » et le plus grand
écrivain de la Comédie humaine… »675.
Mais avant de caractériser l’entité de cette « nouvelle » femme, attardons-nous un
peu sur ces femmes entachées de larmes et de misères dans quelques romans de
BALZAC. En effet, « BALZAC confère à la femme une autonomie sans précédent, à la
fois comme actrice sociale et comme rôle romanesque. Présence accrue dans les
« Scènes » (celles de la vie privée en particulier), diversification de ses fonctions,
capacité inédite à faire pièce à la domination masculine. Certes, la femme selon
BALZAC est révérée dans ses emplois traditionnels. De Constance Birotteau à la baronne
Hulot, que d’épouses pathétiques ! Mais entrent en scène bien d’autres types, qui, s’ils
satisfont moins à la règle morale, manifestent grandeur et force. La Comédie humaine
propose ainsi de grandes « séries » féminines »676.
674
SAND (G.), par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, op. cit., p 42
VAN ROSSUM-GUYON (F.), « BALZAC, camarade et confrère », in Magazine littéraire n°431, op.
cit., p 36
675
676
DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., pp 177-178
231
Dans ce bref résumé, nous nous intéressons particulièrement à quatre romans : La
Vielle fille677, La Cousine Bette678, Pierrette679, et Le Cabinet des Antiques680, qui
décrivent la stérilité morale, physique et affective de la femme ou de la jeune fille au
XIXe siècle.
Mademoiselle Rose-Marie Cormon n’a qu’un seul souhait : avoir des enfants dans
La Vieille fille (le roman fait partie de la première partie des Rivalités. L’ouvrage parut
pour la première fois dans La Presse d’Emile de Girardin, du 23 octobre au 04 novembre
1836. Il fut publié en février 1837, au tome 3 de la première édition des Scènes de la vie
de province). Or elle a du mal à trouver l’homme idéal. Le plus difficile est qu’elle est
riche et craint de n’être épousée que pour son argent. Deux hommes s’affirmeront comme
des prétendants sérieux : le chevalier de Valois et le libéral du Bousquier. Grâce à une
fausse rumeur concernant le dernier nommé, son choix s’arrêtera sur lui. Encore
malheureuse, son souhait ne sera pas satisfait, il sera incapable de lui donner ce qu’elle
veut. Dès lors, elle est convaincue qu’elle mourra « fille »681.
Le Cabinet des Antiques parut dans Le Constitutionnel entre le 22 septembre et le
08 octobre 1838, intitulé « Les Rivalités en province ». Il faut toutefois noter que le
portrait d’Armande d’Esgrignon ainsi que la description de la salle de l’ancien président
furent imprimés pour la première fois dans La Chronique de Paris du 06 mars 1836, avec
677
BALZAC (H.de), La Vieille fille, op. cit.
BALZAC (H.de), La Cousine Bette, introduction, notes et relevé de variantes, par Maurice ALLEM,
Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1962
679
BALZAC (H.de), Pierrette, chronologie et préface par Pierre CITRON, Paris, Garnier-Flammarion,
1967
680
BALZAC (H.de), Le Cabinet des Antiques, introduction, notes et appendice critique par Pierre-Georges
CASTEX, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1958
681
La Vieille fille : « (…) q’elle ne supportait pas l’idée de mourir fille. », p 199
678
232
des noms de personnages différents. L’édition originale parut chez Souverain en 1839
sous le titre « Cabinet des Antiques ». Il fut intégré en 1844 à la Comédie humaine.
Le roman sera classé au tome III parmi les Scènes de la vie de province qui
constituent le tome VII de la Comédie humaine. Il fut jumelé à La Vieille fille, car
l’action se déroule dans la même ville et nous retrouvons Mademoiselle Cormon sous un
autre nom, Mme du Croisier. Ici, Armande d’Esgrignon appartient à une famille noble et
elle est entièrement dévouée à son rang et à son frère. Elle symbolise la mère pour
BALZAC car elle élèvera son neveu. Cette image contraste cependant avec la trame du
roman. Sous les sillages d’Illusions perdues et du Père Goriot où on dénote une envie
irrésistible de réussir à Paris et la perte des espoirs devant l’accumulation des
déconvenues et des dettes, Le Cabinet des Antiques rentre dans cette nuée
d’incompréhension ancrée dans force romans de BALZAC où « (…) La femme ou la
jeune fille balzacienne vit une double romance. La première, celle qu’elle subit et où elle
est simple phare de mondanité et spectatrice de sa déchéance mentale progressive. La
seconde, celle où elle s’isole, portant en elle son enfance et sa jeunesse blessées, ses
désirs inassouvis et ses talents inexploités et incompris. »682 Le Cabinet des Antiques
s’attèle à montrer l’inutilité de l’éducation d’Armande d’Esgrignon car, elle échouera et
finira seule à la tête du Cabinet des Antiques.
Pierrette appartient à la série des Célibataires. Il ouvre la trilogie qui comprend
également : Le Curé de Tours et La Rabouilleuse. Il parut seul dans un premier temps
dans Le Siècle du 14 au 27 janvier 1840, puis au mois de juin, en librairie, en deux
volumes in-8° chez l’éditeur Souverain. Dans ces éditions, le roman fut divisé en neuf
682
BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition féminine », op. cit., p 284
233
chapitres supprimés par la suite. BALZAC le classa au tome I des Scènes de la vie de
province en 1843. L’économie du roman nous met en présence de deux célibataires, la
fratrie Rogron (un frère et une sœur prénommé Jérôme-Denis et Sylvie), habitant Provins
et recueillant leur cousine Pierrette. Ils se comporteront avec elle en ignobles créatures, la
molestant et la considérant comme objet de toutes leurs fantaisies. Sylvie Rogron, dans
un excès de jalousie, ira même jusqu’à attaquer Pierrette, bien que cette dernière soit
souffrante. La pauvre Pierrette finira par mourir, et malgré un semblant de procès, les
deux célibataires ne seront jamais assez inquiétés.
Enfin, La Cousine Bette est le premier épisode de la série des Parents pauvres
avec Le Cousin Pons. Il parut en feuilletons dans Le Constitutionnel du 08 octobre au 03
décembre 1846, et il était divisé en 38 chapitres. Sous fond de vengeance, le roman est
dédié à Don Michèle Angelo CAJETANI, prince de Téano. Lisbeth Fisher appartient à la
famille du baron Hulot car elle est la cousine de la baronne. Tout serait parfait, du moins
en apparence, si Lisbeth n’avait pas déclaré vengeance à sa cousine plus chanceuse
qu’elle. Son double jeu n’est pas d’emblée perceptible. Elle poussera le baron dans les
bras d’une femme peu vertueuse, Valérie Marneffe. Le train de vie élevé exigé par
Valérie ruinera la famille. Lisbeth s’en prendra ensuite à Hortense, la fille de Hulot, pour
avoir épousé Wenceslas, sur qui elle portait des sentiments équivoques. Odieuse avec
tous, tout en se plaisant à jouer à un double jeu, Lisbeth Fisher mourra après avoir causé
la fin de cette noble famille et en laissant le baron s’échapper avec une cuisinière, ce qui
causera le trépas d’Adeline Hulot.
234
A tout considérer, la vision donnée de la femme par BALZAC est controuvée par
les procédés révélateurs de la « différence sexuelle » ou de « la catégorie du sexuel en
soi »683. En effet, dans un monde conservateur, BALZAC indexe une société qui castre
les femmes et magnifie le pouvoir mâle.
La femme se trouve incapable de créer son « monde » propre. Vu sous cet angle,
on pourrait vite affirmer que BALZAC rejoint NIETZSCHE et BAUDELAIRE dans leur
façon de maltraiter volontairement la femme au même titre que la civilisation. Mais il
n’en est rien comme on le montrera. Car la distance d’avec BAUDELAIRE et
NIETZSCHE est manifeste dans la corrélation de la psychologie de la femme au XIXe
siècle. « La phénoménologie baudelairienne de la faim »684 s’actualise dans la femme :
« la femme vampire est l’instrument de la Nature qui la détermine comme ce qu’elle
est. La Nature est la Faim infinie donnant à la femme son vampirisme en lequel elle
apparaît. »685
Nous savions la « misogynie »686 de NIETZSCHE. Lui qui a tant pris des
distances avec ROUSSEAU, il lui est si proche dans sa conception de la femme.
L’objectif que ROUSSEAU assigne à la femme dans son Emile687 est sans appel : « La
femme doit être à la dévotion de l’homme. »688
683
BOURDIEU (P.), La Domination masculine, op. cit., p 20
THELOT (J.), « La poésie, la faim », in Magazine littéraire n° 418, « BAUDELAIRE nouvelles lectures
des Fleurs du Mal », mars 2003, p 40
685
idem, p 40
686
Psy. Qui éprouve de l’antipathie ou de l’hostilité à l’égard des femmes. Cf. MORFAUX (L.-M.),
Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 218
687
ROUSSEAU (J.-J.), Emile ou de l’éducation, chronologie et introduction par Michel LAUNAY, Paris,
Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1966
688
ROUSSEAU (J.-J.), cité par le docteur Gilbert TORDJMAN, La Femme et son plaisir, Paris, Editions
du Club France Loisirs, 1988, p 13
684
235
NIETZSCHE a toujours eu une opinion orientale de la femme, considérée « (…)
comme objet qu’on peut enfermer, comme quelque chose de prédestiné à la domesticité
et qui s’y accomplit, l’homme (sur ses relations d’avec la femme) devra se fonder ici sur
la prodigieuse raison de l’Asie, comme ont fait jadis les Grecs, ses meilleurs héritiers, les
élèves de l’Asie, ces Grecs qui, comme on sait, depuis HOMERE jusqu’à PERICLES,
ont fait marcher de pair, avec le progrès de la culture et l’accroissement de la force
physique, la rigueur envers la femme, une rigueur toujours plus orientale. Combien cela
était nécessaire, logique et même désirable au point de vue humain, il est à souhaiter
qu’on réfléchisse dans l’intimité. »689
Il ressort avec évidence que chez NIETZSCHE la « conscience » féminine n’est
qu’un « rouage »690 ; elle est dans l’ordre de l’échouement, entendu que chez lui, la
femme est incapable d’être une personne, d’accomplir un destin. Elle doit se contenter de
jouer un rôle et de remplir une fonction bien spécifique : « La femme veut s’émanciper,
et pour cela elle s’est mise en tête d’éclairer les hommes sur « la femme en soi » ; voilà
l’un des pires progrès de l’enlaidissement de l’Europe. Ces maladroites velléités d’esprit
scientifique et d’exhibitionnisme chez la femme, que ne vont-elles amener un jour (…)
N’est-ce pas de mauvais goût que la femme se prépare ainsi à s’initier aux sciences ?
Jusqu’à présent ce genre de précision était resté par bonheur affaires d’hommes, privilège
d’hommes. »691
689
NIETZSCHE (F.), Par-delà le Bien et le Mal, cité par SAUTET (M.), Les Femmes ? De leur
émancipation, Paris, Editions Jean – Claude Lattès, 1996, pp 279-280
690
SÉNART (P.), Ionesco, Paris, Editions Universitaires, 1964, p 57
691
NIETZSCHE (F.), Par-delà le Bien et le Mal, « Chap. VII. No vertus », op. cit., pp 195-196
236
BALZAC, à l’inverse prête à son héroïne les mêmes vertus que l’homme et lui
assigne une transcendance à l’échelle du type supérieur d’humanité – « la femme
supérieure », la « grande femme »692.
Dans un Paris qui est « bourbier »,693 Le Père Goriot incorpore dans la fiction la
valeur de la femme dite vertueuse, une valeur alliée à la bourgeoisie. Cette présentation
de la femme s’accompagne inéluctablement de plusieurs questions : la femme du XIXe
siècle est-elle résignée ? Sa situation sociale n’influence-t-elle pas son comportement et
n’entraîne-t-elle pas un sentiment d’inconsolation qui conduira Mme de Beauséant au
même titre que les hommes du XIXe siècle, à désirer « l’Ailleurs » ?
En effet, l’héroïque femme Beauséant réunit sous des formes qualitatives les
valeurs qui constituent objectivement l’idéal des êtres privilégiés : la haute naissance
dans une famille d’aristocratie, la richesse, la beauté et l’éloquence, la politesse, etc. Son
âge et sa position sociale la dotent de deux autres qualités : une connaissance jugée et
éprouvée du bourbier social et l’intelligence complète des usages de ce monde : « Le
monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse. Aussitôt qu’un malheur nous
arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire, et à nous fouiller le cœur
avec un poignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme, déjà les
railleries ! Ah ! je me défendrai. Elle releva la tête comme une grande dame qu’elle
était, et des éclairs sortirent de ses yeux fiers (…) Eh ! bien, monsieur de Rastignac,
traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai.
Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur
692
693
Le Père Goriot, p 300
idem, p 59
237
de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il
y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus
froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez
craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que
vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs.
Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à
vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai,
cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu.
Vous ne serez plus le bourreau, vous deviendrez la victime. Si jamais vous aimiez,
gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vous ouvrirez
votre cœur. Pour préserver par avance cet amour qui n’existe pas encore, apprenez
à vous méfier de ce monde-ci. »694
Il y aurait une rencontre manquée dans Le Père Goriot. Car il a manqué à Mme de
Beauséant de croiser la route du Dieu du roman de BALZAC – Vautrin : « C’est bien,
mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vautrin en
avançant une chaise à l’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui
se chargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a, dit-on, trois millions, et
qui ne vous donne pas de dot. Une fille a besoin de dot dans ce temps-ci. »695
Mme de Beauséant née Claire de Bourgogne696 semble réaliser les valeurs
recherchées comme les plus désirables à un moment donné de l’évolution sociale. Ce qui
lui manque, c’est d’être un homme. Et sur ce point précis, Mme de Beauséant a « des
694
Le Père Goriot, pp 95-96
idem, pp 52-53
696
Nom de jeune fille de Mme de Beauséant. Cf. Le Père Goriot, p 85
695
238
batailles à livrer »697. C’est en parlant d’elle que Madame de Nucingen dira : « Ces
femmes-là ont le génie de l’impertinence »698.
Cependant, Mme de Beauséant comme toute autre femme de son époque, doit se
contenter de se valoriser dans le domaine qui lui est réservé : le rapport intime de
l’amour. « Or, c’est justement cette surdépendance des affaires de cœur qui rend les
femmes plus vulnérables et qui démontre en même temps, par la trahison romantique de
d’Ajuda-Pinto en faveur d’un mariage d’argent, l’impossibilité même pour des « belles
âmes » de rester longtemps en ce monde. »699
Le mariage de son amant, va jouer un rôle catalyseur dans l’approbation de son
« ego ». En effet, Mme Beauséant, de par cette rupture, se débarrassera du masque social
et de la dissimulation pour faire advenir « la femme supérieure », « la femme comme il
faut », car elle déborde le « jusque là » pour s’affirmer en tant qu’une femme qui se fait
monde et un monde qui se fait femme700.
Elle s’inscrira d’emblée sous le signe de l’ « absolue différence ». Elle va ainsi
négativer ce négatif – « (…) le premier, le social, lui rappelant sans cesse l’ombre de sa
servitude, le second, l’homme, lui indiquant les chemins de son inaccessible
souveraineté »701, – et se retirer de la mesquine société parisienne, petite et superficielle :
« Le monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines. »702
Le mariage du marquis d’Ajuda-Pinto va donc révéler une Mme de Beauséant
insensible à la souffrance et à la fièvre dévorante du mal-aimée. Cette rupture d’avec
697
Le Père Goriot, p 97
idem, p 264
699
RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 465
700
WEYEMBERGH (M.), « Une lecture nietzschéenne de « La Mort heureuse », cité par LÉVI- VALENSI
(J.), in Le Monde du 21 juin 1952, p 45
701
BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition féminine », op. cit., p 16
702
Le Père Goriot, p 301
698
239
Pinto a plutôt, pour parler comme Blaise PASCAL « (…) levé le sceau, rompu le voile et
découvert l’Esprit ».703
Sous le thème de l’altérité qui présidera à la naissance de surhumain, Mme de
Beauséant se résout à la récupération de son être en une attitude qui ne laisse nullement
transparaître sa douleur : « En cette circonstance, la dernière fille de la quasi royale
maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, et dominera jusqu’à son dernier
moment le monde dont elle n’avait accepté les vanités que pour les faire servir au
triomphe de sa passion. »704
Ce n’est pas « la femme abîmée »705 dont parle SOLJENITSYNE, mais en tant
que femme, Mme de Beauséant « (…) peut incarner le cas pur de l’individu qui ne
dépend pas des médiations pour se valoriser »706.
Sur ce point, voilà que BALZAC (re) - édulcore cette « femme supérieure » déjà
annoncée par la « Femme sans cœur » (Fœdora) dans La Peau de chagrin : « Il y avait de
la volupté jusque dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur. Se
soutenant sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme prête à tomber ou à
s’enfuir, mais restant là, les bras mollement croisés, en paraissant respirer les paroles, en
les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment (…) Avant
d’arrêter ses yeux sur une personne, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne
sais quoi de mystérieux en elle-même ; vous eussiez dit une convulsion ; mais ses yeux
étaient brillants et beaux. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore à
découvrir de nouveaux secrets ; ou la comtesse possédait une belle âme, dont les
sentiments et les émanations communiquaient à la physionomie ce charme qui nous
703
PASCAL (B.), Pensées, n° 678, op. cit., p 314
Le Père Goriot, p 300
705
SOLJENITSYNE (A.), L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974, p 116
706
RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 465
704
240
subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde
avec les sympathies du désir… »707
Mme de Beauséant, personnalité presque accomplie, a le pouvoir de dominer son
mal et d’en faire une arme sociale. Elle efface la monotonie du ressentiment du troupeau
pour retrouver la maîtrise originaire de la vie et … célébrer le retour de Dionysos : « Car
c’est là le secret de l’âme : quand le héros l’a abandonnée, s’approche d’elle en rêve – le
Sur-héros qui a pour nom Dionysos. »708
Nous pouvons donc lire dans son attitude un changement d’ordre : la création du
sens et la valeur de l’être : « Une autre explication de la grandeur de Madame de
Beauséant réside peut-être dans son équilibre intérieur où s’harmonisent le cœur et la
raison : être sensible, elle est aussi une femme de tête. »709
On ne peut donc comprendre le surgissement de la différence que dans la dernière
Mme Beauséant, celle qui, devant l’absurdité conjugale et la nausée incoercible de la vie
de couple, commet une autre pensée, une autre logique : quitter la médiocrité du bourbier
Paris et aller vivre en Normandie : « A mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme
quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi ! »710
Ainsi donc, cette « grande Mademoiselle »711, cette dame que BALZAC compare
à une « Niobé »712, à une « déesse de l’Iliade », incarne l’éveil triomphant du « sexe
faible » car : « Il s’agit pour elle, de rompre ses attaches avec les codes archaïques du pa-
707
BALZAC (H.de), La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche »
1984, pp 150-151
708
NIETZSCHE (F.), cité par FAYE (J.P.), in Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, Paris, Hermann
Editeurs des sciences et des arts, coll. « Savoir : Lettres », 1998, p 112
709
NYKROG (P.), La Pensée de BALZAC dans la Comédie humaine. Esquisse de quelques concepts clés,
Copenhague, Munksgaard, Paris, Klincksieck, 1965, p 114
710
Le Père Goriot, p 305
711
idem, p 300
712
NIOBÉ est le grand symbole antique de la douleur inconsolable. Après la mise à mort de ses enfants,
elle fut transformée en rocher, mais ses yeux continuèrent de pleurer et donnèrent naissance à une source.
241
triarcat et de la famille, qui l’amarraient à des comportements de soumission. Il s’agit
pour elle, de libérer sa sexualité des mythes séculaires, des mœurs traditionnelles et
autoritaires qui faisaient d’elle une femme mutilée (…). »713
Peut-être, subrepticement, BALZAC voulait-il dire que la femme « en soi » peut
incarner l’avenir de l’homme sclérosé par l’esprit industriel ? Ou l’avenir fondamental
d’une société engluée dans son devenir nihiliste ? Or, en mettant la femme, cette nouvelle
« terre qui prend racine » (Paul ELUARD) comme moyen de sauvegarde de l’humanité,
BALZAC rejoint les surréalistes pour qui l’ordre nouveau passe par la figure de la
femme, réinvestie du prisme de la lueur du futur, puisque l’homme a échoué dans sa
manière de diriger l’humanité sous le label de la Raison, source de contraintes et
d’exclusion : « Tu te lèves l’eau se déplie
Tu te couches l’eau s’épanouit
Tu es l’eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s’établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l’arc-en-ciel
Tu es partout tu abolies toutes les routes
Tu sacrifies le temps
A l’éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
713
Dr TORDJMAN (G.), La Femme et son plaisir, op. cit., p 11
242
Tu es la ressemblance »714.
Cette deuxième partie de notre travail laisse apparaître, à bien des égards, Goriot
comme un Saint, c’est-à-dire l’innocence première, le juste, celui qui préserve la rectitude
là où elle s’est disloquée. Notre ligne d’interprétation nous invite à y voir une figure du
dépassement des contradictions, ou mieux, de transvaluation des valeurs. Il sait que la
tempête s’est levée. Et que le XIXe siècle s’est empêtré dans la décadence. Il y résiste, en
se sublimant, en prenant la revanche à la fois sur son passé et sur cette société corrompue.
De ce point de vue, il s’agit moins d’une victime expiatoire que d’un choix, d’un acte
délibéré, assumé, intentionnel : se tenir de façon absolue, avec la plus grande abnégation
dans le rôle de Père. C’est donc BALZAC lui-même ici qui oriente la ligne
d’interprétation de cette question, car sa prédilection pour la paternité ouvre sur deux
points supplémentaires : sa paternité manquée et celle du XIXe siècle auquel il entend
redonner un Père, au milieu des ruines, des mœurs, dont le démon est l’argent. Goriot
n’est pas seulement le héros (le hérault) christique, il serait encore la figure humaine de
cette tragédie qui a lieu au Golgotha, et dont NIETZSCHE seul, a pu prendre la mesure,
et tirer les conséquences du point de vue philosophique : réfutation du cercle,
démantèlement du finalisme, clôture du fondement, de la vérité comme de la
science…
BALZAC seul a donné la réplique littéraire du parricide divin, et paradoxalement
ouvert la conception moderne du sentiment tragique. Celui-ci ne se figure plus seulement
par la sortie du divin hors du champ de l’action, mais ouvre encore le temps froid que fait
advenir SOLJENITSYNE : si Dieu est, tout est permis. On le voit, nous sommes en face
714
ELUARD (P.), Facile, Paris, Gall., 1935, cité par RISPAIL (J.-L.), Les Surréalistes. Une génération
243
de deux paternités manquées. Celle balzacienne est mimétique de la tragédie biblique et
du désastre subséquent, tandis que celle nietzschéenne est héroïque, qui commande de
tirer argument du vide pour inventer une forme de liberté illimitée, sans transcendance
divine, mais démultipliée du fait même de la vacuité du monde. L’anthropologie de
BALZAC est déjà une critique de l’Humanisme dans le temps ou Vautrin entend
« homminiser »715 sa jungle de possibilités, lorsque chez NIETZSCHE, le Surhomme
réinvente un monde artistique fait de vertiges, de visions, de poésie et de musique.
entre le rêve et l’action, op. cit., p 151
« Homminiser » se veut un néologisme signifiant devenir « sapiens sapiens », celui qui sait se
réapproprier comme un être cognitif, pensant. Il s’agit de la dépense de soi, sans limite, dans la création,
l’exploration des choses de la vie, par opposition à toute censure, à toute inhibition qui en restreindrait la
force de manifestation. C’est l’affirmation et la valorisation de son indépendance dans le monde, en libérant
ses choix, sa langue, ses désirs, ses fantasmes, sans leur opposer la moindre licence.
715
244
TROISIÈME PARTIE :
LA VIOLENCE DE L’ECRITURE
245
CHAPITRE V : EXTENSION SÉMANTIQUE DU « STYLEVOLONTÉ
»716
3.5.1 : Philosophie de l’Ecriture717
Dans cette partie dernière, notre attention se focalisera sur l’art de BALZAC en
tant qu’inventeur d’un style, d’une écriture, d’un art. En effet, si les formes romanesques
ont leur propre histoire – irréductible – comme celle de la société, la spécificité de
l’écriture et des techniques romanesques ne doit pas être négligée. De même que le
romancier se présente comme un artiste conscient de son art, de même son œuvre
s’entend-elle comme le signifiant d’une opération insidieuse de langage résultant des
techniques romanesques, dégageant son univers, souvent tributaire de l’héritage de ses
devanciers. Tel sera le cas d’Honoré de BALZAC : « (…) Il a toutes les ambitions au
contraire, il ne renonce pas, comme le fera la littérature. Témoignage de l’absence de
716
« Style et volonté entretiennent chez BALZAC d’étroits rapports. Il y a bien sûr du sensiblement voulu,
du volontaire dans le style balzacien. Le style-volonté apparaît en phrases se donnant à chaque fois comme
solutions brusquement trouvées à maintes tensions et difficultés ; ces dernières sont le fait de la situation
historique générale, mais la prose balzacienne, grâce à sa moderne indétermination, cherche à s’y exposer
centralement et visiblement, pour mieux paraître en triompher. » Cf. MOUCHARD (C.), « volonté de
style », in (Etudes réunies et présentés par Anne HERSCHBERG-PIERROT), BALZAC et le style, Paris,
Sedes, 1998, p 22
717
« Dans ce territoire, prévaut un mouvement à double entrée : la philosophie est à l’épreuve de la
littérature et la littérature est posée comme un nouvel objet de recherche. Mais leur rencontre n’altère pas
leurs différentes altérités, au contraire, crée-t-elle un nouveau discours : la philosophie littéraire. N’étant
réductible ni à la littérature ni à la philosophie classiques, elle tient en haleine ces deux discours
eschatologiques, les invitant à se transformer radicalement (…) Ce discours est une fiction réflexive, une
philosophie sans système, une poésie et une philosophie sans absolu. Cette nouvelle forme de pensée a pour
nom la philosophie littéraire. Ce discours entend abandonner les préjugés d’époque et se reconnaître dans
l’anti-déterminisme (…) L’idée est que l’époque moderne n’écrit plus la philosophie, entendue comme un
discours de totalisation et de systématisation du savoir. De même, en est-il de la littérature. On n’écrit plus
la littérature qui racontait le destin exclusif des êtres humains. La littérature et la philosophie sont
retournées au langage, à l’exploration de son ambiguïté, de son ubiquité, de sa souche silencieuse,
interrogative, sophistique, fictionnelle et rhétorique. Dès lors, quel est le nom du penseur qui naît de cette
rencontre ? Nous le nommons philosophe littéraire en empruntant aux deux discours… » Cf. BIYOGO
(G.), « La Théorie littéraire en questions. Querelles actuelles, apories et résolution néo-sceptique des
énigmes. Prolégomènes aux recherches sur la philosophie littéraire et l’épistémologie des sciences de
246
Dieu, il ne s’y résigne pas et questionne sans relâche le monde social et moral. Le
romancier sait ne plus pouvoir être prêtre, poète, philosophe ou homme politique ; mais
s’il n’est ni HUGO, ni DANTE, ni PLATON, ni NAPOLÉON, c’est que ceux-ci n’ont
plus d’existence possible dans le monde moderne. Et BALZAC romancier les remplace
tous à la fois. »718
Dans Le Père Goriot, et le fait est objectif, un certain nihilisme y apparaît sous la
forme la plus menaçante : comme une rupture absolue de la réalité et de ses lois, alors
que, partout ailleurs, l’ordre habituel des choses continue à régner.
Le titre qui commande la tenue de cette troisième partie se justifie par rapport à la
cacophonie du texte balzacien. En effet, la violence ici naît de la répugnance qu’éprouve
BALZAC à l’égard d’un monde infect, exécrable. Ainsi, ne pouvant s’autoriser des
moyens de communication d’un tel univers eschatologique, il va se risquer dans
l’élaboration d’une écriture tout à fait nouvelle. L’écriture balzacienne se déploie en
marge du conformisme stylistique dominant. Et Giorgio MANGANELLI nous semble
augurer l’esprit et la lettre balzacienne : « Il n’est de littérature sans désertion,
désobéissance, indifférence, refus de l’âme »719. N’est-ce pas dans cet esprit que se
déploie l’écriture subversive de BALZAC ?
Dans ce roman que nous qualifions de « subversif », BALZAC arraisonne la
culture bourgeoise et se rebelle contre les évidences qui la hantent. Si la scène littéraire
est surtout occupée au XIXe siècle par une écriture dite « réaliste », souriante, résignée
par les empoisonnements de misère dans le temps où l’avenir demeure bouché et obscur
l’homme », T. I « Economie générale de la théorie », thèse en vue de l’Habilitation à Diriger des
Recherches (HDR), Créteil, Université de Paris XII, juin 2004, pp 17-18-20
718
GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in Balzac et le style, op. cit., p 35
719
MANGANELLI (G.), La Littérature comme mensonge, Paris, l’Arpenteur, 1991, p 242
247
et où le présent est emmêlé dans un passé appelé à se répéter infiniment, BALZAC,
devant cette perte du sens de l’histoire, « s’installe dans la nostalgie des beautés perdues
d’autrefois, et commence à s’interroger sur le présent et ses possibilités »720.
Ainsi, BALZAC va imposer un style nouveau ; style dont le ressort est le besoin
du nouveau. Celui-ci apparaît alors comme une résistance dont il fera désormais usage
dans son œuvre, nonobstant les critiques qui ont visé à la déstabiliser, sans tenir compte
de son hypothèse de départ qui, à bien entendre, déterminerait à la fois la structure de ses
textes comme énoncés et actes d’énonciation : « Style pour BALZAC ? Il est
constamment à vouloir – « trop » trouverait STENDHAL – mais selon la conception ou
l’espoir d’une volonté-désir qui habiterait l’œuvre… »721.
Car la critique n’épargnera pas le style de BALZAC. Dans son Contre SAINTEBEUVE, PROUST reprochait à BALZAC son style qui « (…) ne suggère pas, ne reflète
pas, (…) ne se subordonne à aucun but de beauté et d’harmonie »722. Sur cette lancée,
PROUST assomme le « style inorganisé » de « la mosaïque » balzacienne : « Le style est
tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité,
que, dans BALZAC, il n’y a pas à proprement parler de style. »723
720
(Sous la direction de Mme Monique CASTILLO), Lyse Maryse SIMOST, « Archéologie de la Folie à
l’âge antique. Lecture nietzschéenne de SOCRATE – PLATON », Mémoire de D.E.A., département de
philosophie, Université Paris 12 Créteil, juin 2004, p 2
721
MOUCHARD (C.), « Volonté de style », in BALZAC et le style, op. cit., p 22
722
PROUST (M.), Contre SAINTE-BEUVE, cité par BRUNEL (P.) et al, Littérature Française, histoire et
anthologie (XVIIIe et XIXe siècle), Paris, Bordas, 1979, p 978
723
PROUST (M.), Contre SAINTE-BEUVE, cité par HERSCHBERG-PIERROT (A.), in « Présentation »
de BALZAC et le style, op. cit., p 7
248
A la suite de Gustave FLAUBERT, la même critique a jugé avec la même sévérité
l’écriture balzacienne. On lui reprochait de surcharger ses romans de descriptions
interminables, de portraits souvent trop minutieux. Les explications préliminaires
occupant parfois la moitié du volume : « Les lecteurs délicats relèvent, chez le romancier,
de la lourdeur dans l’expression et la pensée, des vulgarités déplacées, un goût
pédantesque pour les développements didactiques, des générations hâtives qui font
sourire. GIDE lui reprochait d’avoir encombré son œuvre d’éléments hétérogènes, et
proprement inassimilables pour le roman. »724
De même, et toujours sous l’autorité de cette critique, BALZAC, en dépit d’un
travail acharné, ne se conformerait pas aux règles de la rhétorique ; il manquerait
d’aisance, voire de pureté : « C’est sans doute cette mauvaise méthode qui donne souvent
au style ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, - le seul défaut de ce
grand historien. »725
Nous ne nous contentons pas de cette critique par sentence . Nous nous accordons
avec le « philosophe masqué » (Christian DELACAMPAGNE) dans sa « critique
généalogique », celle-là même qui cherche les ressorts internes de la dicibilité littéraire.
Celle-là qui descend avec exactitude dans « l’inconscient », dans l’intentionnalité
textuelle : « C’est fou ce que les gens aiment juger. ça juge partout, tout le temps. Sans
doute est-ce une des choses les plus simples qui soient données à l’humanité de faire. Et
724
BRUNEL (P.) et al, Littérature Française, histoire et anthologie (XVIIIe et XIXe siècle), op. cit., p 980
BAUDELAIRE (C.), « Conseils aux jeunes littérateurs », L’Art romantique, Garnier, p 544, cité par
HERSCHBERG-PIERROT (A.), in « Présentation » de BALZAC et le style, op. cit., p9
725
249
vous savez bien que le dernier homme, lorsque enfin l’ultime radiation aura réduit en
cendres son dernier adversaire, prendra une table bancale, s’installera derrière et
commencera le procès du responsable. Je ne peux m’empêcher de penser à une critique
qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une oeuvre, un livre, une phrase, une
idée ; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait
l’œuvre au vol pour l’éparpiller. »726
Loin de nous donc la folle et prétentieuse intention de juger l’écriture
balzacienne ! Nous allons tout simplement entendre son « bruit de fond », aller à la nuit
d’où elle émane et résonne. En nous donc, la question axiale. Par où l’écriture de
BALZAC se fait-elle langage ?
Comment l’élément urbain témoigne-t-il du « pas de place » dans le monde ?
Comment suppléer à cette superficialité de la « mort de Dieu » par l’écriture qui est, en
somme, un produit de l’institution ? Le « dehors » est-il ce qui préfigure l’acte d’écriture
chez Honoré de BALZAC ? La violence de l’écriture balzacienne n’est-elle une
puissance de dissidence, une résistance à la vacuité du moment ? Plus encore, une
ouverture d’un filet de vie là où celle-ci s’était pétrifiée ?
Nous espérons ainsi, par une analyse essentiellement généalogique, pouvoir
mettre en évidence l’unité formelle qui garantit la cohérence du programme d’une
écriture reconfigurant l’ « origine »727
tragique de la société contemporaine : « La
question du style chez BALZAC est non pas de faire du style, mais de produire par
la fiction une analyse de la société présente dans sa complexité, de proposer une
726
Entretien du journal Le Monde, présentation Christian DELACAMPAGNE, « le philosophe masqué »,
Paris, Editions La Découverte, 1986, pp 24-25
727
« Origine signifie ici ce à partir de quoi et par quoi une chose est ce qu’elle est et comment elle est. Ce
que quelque chose est comme il est, nous l’appelons l’essence. L’origine de quelque chose est la
provenance de son essence. » Cf. HEIDEGGER (M.), L’Origine de l’œuvre d’art, cité par MESCHONNIC
(H.), Le Langage HEIDEGGER, Paris, P.U.F., coll. « Ecriture », 1990 p 298
250
synthèse non totalisante du multiple dans une prose de la vie moderne. Si l’on veut
recourir à la métaphore, ce n’est pas celle du vêtement qui est pertinente, mais bien celle
du stylet, de l’instrument qui creuse, fouille, (ravine même) des différenciations dans la
surface d’un monde indifférencié. »728
Aussi, déduisons-nous que le sens du texte balzacien se prolonge et se réinvente
dans sa structure linguistique. Car comme l’ont montré les fondateurs de la « théorie de
la réception »729, l’œuvre est perçue comme un processus de communication, d’où la
possibilité et la nécessité de réintégrer l’extralinguistique.
De ce fait, si l’œuvre est envisagée comme communication, le sujet lisant est, en
dernière instance, celui qui donne vie à l’œuvre car, sans lecture point de littérature. Tout
opportunément, note Michel CHARLES: « L’intervention du lecteur n’est pas un
épiphénomène. Dans la lecture par la lecture, tel texte se construit comme littéraire ;
pouvoir exorbitant, mais compensé par ce fait que le texte « ordonne » sa lecture. »730
Cet acte de communication peut être décomposé en trois moments : le projet
initial du créateur, l’œuvre dans laquelle le projet s’incarne, et l’interprétation qui lui
donne sans cesse vie. Lire une œuvre, ce n’est pas seulement analyser sa structure, c’est
aussi la saisir dans sa fonction de moyen dans un processus de communication.
728
HERSCHBERG-Pierrot (A.), in (Présentation de) BALZAC et le style, op. cit., p 12
Perception d’une œuvre par le public. On est dans le domaine de l’esthétique qui s’oppose au poïétique
qui envisage les conditions de fabrication de l’objet. Etudier la réception d’un texte, c’est accepter l’idée
que la lecture d’une œuvre est toujours une recréation qui dépend du lieu et de l’époque où elle prend place,
comme le montrent en particulier les traductions. L’étude de la réception donne un rôle actif au lecteur
producteur de signification. Toute lecture est en effet un processus de sélection de certains éléments du
texte, et de construction en fonction des caractéristiques personnelles, sociales, culturelles du lecteur, si
bien qu’elle fonctionne comme un test projectif. La critique de la réception s’est développée en particulier
en Allemagne dans les années 80 avec l’école de Constance (JAUSS H.-R., Pour une esthétique de la
réception, Paris, Gallimard, 1978). Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de
critique littéraire, op. cit., p 174
730
CHARLES (M.), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p 9
729
251
C’est ici le point où BALZAC ambitionne de « (…) montrer la confusion des
valeurs morales, sociales ou esthétiques. Par là elle (la Comédie humaine) signifie et
constate qu’il est désormais difficile de soutenir une manière absolue de voir les
choses ; elle ignore la beauté, ne la recherche pas et soutient même que le beau est
devenu, tout au plus, une valeur commerciale ».731
Avec la « mort de Dieu » et la dénonciation des fausses valeurs, BALZAC
s’autorise une « écriture sans foi ». Et Castanier, le personnage principal de Melmoth
réconcilié732, est révélateur de cette vérité du moment : « Si j’étais assez bête pour croire
en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me
laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps ? A-t-on jamais vu ! Allons donc, c’est
des niaiseries. »733 Et Françoise GAILLARD d’ajouter à la suite de Castanier : « Et en
effet, a-t-on jamais vu de diable en plein Paris, dans le temple même du réalisme et de
l’esprit froid (…). »734
BALZAC a fait profession d’écrire l’anticléricalisme radical dans la Comédie
humaine. Le style qui se meut dans Le Père Goriot ambitionne de suppléer à la quête de
l’inaltérable, une autre forme de langage en un sol tout aussi autre. L’écriture de
BALZAC se veut dionysienne dans son contexte agonal et tragique des variantes de la
société : « Et d’abord il a pénétré d’entrée, avec une clarté visionnaire, ce qui constitue le
principe même de cette société, ce par quoi elle se distingue de toutes les autres, et qui est
d’être une société en perpétuelle crise, mieux encore sans doute : une société
731
GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in Balzac et le style, op. cit., p 35
BALZAC (H.de), Melmoth réconcilié, Paris, Editions de La Pléiade, Gall., 1979
733
Melmoth réconcilié, cité par Françoise GAILLARD, « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in
BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 127
734
idem, p 127
732
252
apocalyptique qui s’élance sans cesse vers sa propre mort735, ce cadavre secoué par la
pile de Volta que nous évoquions plus haut. En effet, si la société monarchique, ou
aujourd’hui le monde socialiste (toutes les sociétés totalitaires en règle générale)
sont par nature des sociétés stables, qui ne subissent que des révolutions lentes,
BALZAC percevait dès 1830 que la démocratie bourgeoise au contraire ne se vit que
dans l’attente de sa propre mort mais y survit toujours. Elle semble sans cesse
appréhender une prochaine révolution qui la détruirait, et c’est dans ce mouvement
vertigineux, dans cette fuite en avant du funambule condamné à aller toujours plus vite
pour conserver son équilibre, qu’elle trouve son mode de fonctionnement. C’est ce
vertige que BALZAC a aimé car c’est celui de la liberté : la vie est appréhension et
fascination de la mort. On sait qu’il n’y a pas de vraie jouissance sans risque
(…). »736
Dès lors, pour BALZAC, c’est l’art qui devient le lieu sûr, le sol authentique d’un
possible dialogue dans la pureté du « tracé des limites »737, dans le désir de transcendance
des limites mêmes… L’ombre de HUGO n’est pas loin. Lui qui adressa, en réponse à
l’acte d’accusation de la critique qui lui reprochait de traiter un sujet hors des limites de
l’art, ces augustes paroles : « L’art n’a que faire des lisières, des menottes, des
bâillons. Il vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n’y a
pas de fruit défendu. L’espace et le temps sont au poète. »738
735
C’est nous qui soulignons
DANGER (P.), L’Eros balzacien, op. cit., p 19
737
MURA (A.), « Aux frontières du dicible », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 157
738
HUGO (V.), « Préface » de janvier 1829 aux Orientales, in Odes et Ballades. Les Orientales, Paris,
Garnier-Flammarion, 1968, p 319
736
253
L’écriture ne peut que témoigner de la déréalisation de la vie au profit d’une
« (…) recherche attentive et forcenée d’un arrière monde, d’un univers « métaphysique »,
plus vrai que ce monde-ci »739. Une écriture qui chasserait « (…) un dieu qui y serait
entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles »740.
Anticonformisme. Et si les critiques ont décelé du « non-style »741 chez BALZAC,
nous les comprenons. Son écriture est une invitation à la reconcialition, à vivre la vie
comme elle est et non comme le voudraient ces académiciens frileux qui ne s’appuient
que sur des considérations trompeuses, des postulats, des hypothèses d’école,
hypostasiant le massif instable du réel. L’art surgit comme oasis.
Or cette question de l’art comme ultime oasis pour survivre à l’étouffement du
monde était déjà hölderlinienne, de qui nous tenons que « c’est poétiquement qu’il faut
habiter cette terre » concluait le poète.
Qu’est-ce à dire ? Comment l’habitation de l’homme pourrait-elle être fondée sur
la poésie ? Ecoutons HEIDEGGER en décliner le sens : « La parole du poète parle de
l’habitation de l’homme. Elle ne décrit pas les conditions présentes de l’habitation de
l’homme. Surtout, elle n’affirme pas qu’habiter veuille dire avoir un logement (…)
Quand HÖLDERLIN parle d’habiter, il a en vue le trait fondamental de la condition
humaine. Et pour la poésie, il la considère à partir du rapport à l’habitation, ainsi
entendue dans son être (…) La poésie est le véritable faire habiter. »742
739
740
CHATELET (F.), PLATON, Paris, Gall., 1965, p 21
CAMUS (A.), cité par Favre (F.), in MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p
27
741
« …Cela veut dire que la prose n’a pas besoin d’être légitimée par l’art mais par un souci de vérité. Ce
qui importe c’est ce qu’on dit, les idées (…) Il s’agit d’une prose « passionnée » - c’est le mot de
BAUDELAIRE où il évoque l’œuvre balzacienne, dont le modèle est énergétique, à l’opposé du style
« coulant » de VILLEMAIN, à la mode en 1840, dénoncé par BAUDELAIRE et STENDHAL ». Cf.
SANDRAS (M.), « Les tensions de la prose balzacienne », in BALZAC et le style, op. cit., p 32
742
HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, op. cit., pp 226-227
254
Nous assistons dans la Comédie humaine à une mutinerie de l’écriture orchestrée
de « plume de maître » par BALZAC – ce « romancier-médecin »743 qui veut « ébruiter
Dieu »744 – objectivant ainsi l’idée nietzschéenne – le « philosophe-médecin de La
civilisation »745 – qui n’entrevoyait sa « Grande politique » qui devait restaurer
l’originelle affirmation de la vie, qu’à travers la « transvaluation » de toutes les valeurs
devenues des non-valeurs. C’est dans cette optique qu’Albert CAMUS, l’un des
« avocats »746 de NIETZSCHE, dira dans L’homme révolté : « Le roman naît avec l’esprit
de révolte et il traduit, sur le plan esthétique la même ambition.»747
A tout prendre, il faut dès lors reconnaître dans le style de BALZAC, un
mouvement allant sans arrêt et presque sans intermédiaire du rien au tout, comme dire
Maurice BLANCHOT. Voyons en lui cette négation qui ne s’autorise pas de l’irréalité où
elle se meut, car elle veut se réaliser et elle ne peut qu’en niant quelque chose de réel, de
plus réel que les mots748…
Nous opérons de la sorte à une interprétation philosophique du style de BALZAC,
disons à une phénoménologie de l’écriture. La phénoménologie est envisagée ici sous le
prisme d’Edmund HUSSERL quant à son exhortation à revenir aux « choses » mêmes. Et
ce qu’il entrevoit par le « retour aux choses-mêmes » n’est rien d’autre que « Le retour
aux sources de l’évidence dans laquelle la « chose » (qu’il s’agisse d’objets où
d’ustensiles, d’entités logiques et mathématiques, de souvenirs ou d’états de conscience,
743
GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 39
idem, p 39
745
NIETZSCHE (F.), Le Livre du philosophe, trad. A. KREMER-MARIETTI, Paris, Aubier-Flammarion,
1969, pp 154-169
746
CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 100
747
idem, p 316
748
BLANCHOT (M.), cité par SCHERER (R.), in (Sous la direction d’Eric ALLIEZ), Gilles DELEUZE,
une vie philosophique, Paris, Institut Synthélabo, 1998, p 30
744
255
de perceptions intimes ou d’êtres concrets extérieurs) surgit, se présente, apparaît comme
« présente en personne », comme donnée pour ainsi dire « en chair et en os » dans sa
présence réelle et plénière. »749
Aussi, le problème de l’expression ou du style chez BALZAC nous apparaît en
dernier ressort comme l’« écriture d’une révolte », pensée et assumée : « Donc, l’écrivain
doit avoir analysé les caractères, épousé toutes les mœurs, parcouru le globe entier,
ressenti toutes les passions, avant d’écrire un livre ; ou les passions, les pays, les mœurs,
caractères, accidents de nature, accidents de morale, tout arrive dans sa pensée. Il est
avare, ou conçoit momentanément l’avarice, en traçant le portrait du Laird de
Dumbiedikes. Il est criminel, conçoit le crime, ou l’appelle et le contemple, en écrivant
Lara. »750
Arrivé à cet acmé, et si nous concluons que toute œuvre littéraire est face à la
réalité, l’œuvre de BALZAC objective, non pas une sensibilité négative chez le lecteur,
mais une transformation, une nouvelle façon d’ « habiter le monde », de le voir, de
l’entendre, etc. ouvrant la voie à un nouveau mode du connaître, à une ardeur de vivre : «
L’entente amoureuse de la terre et de l’homme »751 : « (…) la prose balzacienne a un
sens philosophique : il y a institution, proposition d’un monde et questionnement,
nouveau rapport à la vérité »752. Dionysos est dans le style de BALZAC et conduit à
dégager une nouvelle perspective, une nouvelle poétique, celle de « l’extension
sémantique du terme prose »753 : « BALZAC ne rencontre pas quant à lui la question
749
GUEST (G.), (Sous la direction de Léon-Louis GRATELOUP), Les Philosophes de PLATON à
SARTRE, Paris, Hachette, 1986, p 419
750
BALZAC (H.de ), « Préface » à La Peau de chagrin, op. cit., p 3
751
CAMUS (A.), Noces, Paris, Gall., 1937, p 84
752
GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 38
753
SAINT-GÉRAND (J.-P.), « BALZAC, rhétorique, prose et style », in BALZAC et le style, op. cit., p 53
256
du langage contrairement à FLAUBERT : le monde a vacillé, les paroles se sont
brouillées, l’écriture, comme miraculeusement épargnée, reste souveraine »754.
3.5.2 : La Poétique de l’extension
La perturbation du signe ou l’élan déconstructeur du langage (manque d’aisance,
de pureté, goût pédantesque…), témoigne ainsi d’une poétique de l’extension. BALZAC
va de facto en guerre contre « l’irrationalisme conquérant du monde capitaliste, le jeu du
monde, la caricature d’une existence conformiste où l’homme oscille dans un monde
dénué de signification »755.
Mais pourquoi cet extrême besoin de corriger la facticité et la rationalité de
l’existence par l’écriture ?
Dans la voie qui mène à l’ « aristocratisme »756 et qui est marquée par la « mort
de Dieu » et l’abandon radical des valeurs et du sens, BALZAC, en homme de la
nouvelle morale, refusera les décombres du réel, ce réel qui transpire la souffrance, le
« réactif »757 et l’absurde. Ce processus se dynamite par une écriture consistant à mettre
« le pied sur une plaie inconnue »758. Le risque d’expropriation est emmuré dans notre
société
« mesquine,
petite,
superficielle »759,
le
style
de
BALZAC
sera
l’« excédentaire » : « Notre époque semble vouloir retrouver les forces primitives dans
754
DUFOUR (P.), FLAUBERT et le pignouf, Paris, P.U.V., coll. « L’Imaginaire du texte », 1993, p 8
LAROSE (J.), in Ville, Texte, Pensée : le XIXè siècle, de Montréal à Paris, op. cit., p 19
756
A prendre au sens étymologique : le meilleur, le fort, le créateur
757
Réactif : ce qui se pose à travers la négation, le maladif, le contraint. Cf. RUSS (J.), Philosophie : les
Auteurs, les Œuvres, op. cit., p 336
758
BALZAC (H.de), La Bièvre, cité par Georges JACQUES, « A la limite du roman et de la nouvelle : le
problème du genre », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 93
759
Le Père Goriot, p 309
755
257
lesquelles, pense-t-elle, résident les raisons de vivre, de dialoguer, de s’épanouir. Ce sont
les tabous dont on est les ultimes héritiers que l’art bouscule allègrement. »760
Si pour LÉVÈQUE, cette entreprise s’origine dans le dadaïsme qui fut la première
réaction antisociale, nous observons pour notre part que BALZAC, face au dépérissement
des valeurs par la bourgeoisie du XIXe siècle, fait déjà sienne cette entreprise en ce qu’il
magnifie, dans ses écrits, des hommes injustes, des menteurs, des hypocrites, des
inhumains, des « dieux morts », comme par ironie, par inversion, par extension de l’écart.
Refusant la fidélité qui est l’alibi des impuissants, BALZAC, dans sa relation de
tension avec le réel, décide de l’excéder. Il rompt avec l’image du réel décadent et adopte
une écriture de l’écart. Et pour arriver à la dicibilité du trait constant balzacien, il n’est
pas sans intérêt d’envisager de noter cette invariance qui est la musculature exponentielle
de la phrase, la forme mysthico-réaliste des visages, la sur-réalité du rythme décapant des
villes vampirisées par le néant…
De cette invariance, BALZAC fixe une hétérologie : il dévie et se moque du réel
en décomposition. Dans son souci de traduire cette morosité où tout le XIXe siècle
patauge, il développe une technique burlesque, visant à ridiculiser le monde, à renverser
les moeurs : « Les journalistes qui firent le compte rendu du roman accusent presque tous
BALZAC d’être immoral. Ce n’était pas la première fois que BALZAC se voyait faire ce
reproche. Pour apprécier à quel niveau pourrait se situer ce genre de débat, il faut se
reporter à l’ironique préface où BALZAC se dit « épouvanté » des remarques qu’on lui a
faites sur le nombre excessif de femmes infidèles qu’il a peintes dans ses romans (…)
BALZAC avoue pour terminer avoir « encore quelques fautes en projet », mais « aussi
beaucoup de vertu sous presse ». Au-delà de l’aspect canularesque de cette préface, un
760
LÉVÈQUE (J..F.), « Le Rôle des artistes dans la société », in « Les Nouvelles Littéraires » n° 2478
258
débat de ce genre permet de mesurer les contradictions d’une société en pleine
mutation, qui s’irrite de se voir mise en question à travers une représentation d’ellemême dans laquelle elle refuse de se reconnaître. »761
Sans détour aucun, BALZAC mettra à nu tout ce que la société semble
scotomiser, dissimuler. Il va dire telle quelle la vérité des égouts. Mû par son côté
libertaire et visionnaire, il s’est défini un espace où l’écriture dite conformiste s’efface au
profit de celle qu’il aura lui-même engendrée : une poétique de la transgression, ouvrant
sans cesse le réel à son extension : d’où son néo-réalisme. Nous savions BALZAC
anatomiste des sentiments : des plus noirs comme la scène où, catastrophé, le pauvre
Goriot voit ses deux filles régler leurs comptes762 ; et des plus heureux (même dérisoires)
comme l’attendrissement paternel avec lequel Vautrin plaça la tête de Rastignac sur la
chaise afin qu’il dormît commodément763. Voilà que le scénariste du film « Le Père
Goriot », Jean-Claude CARRIÈRE extrait la quintessence du néo-réalisme balzacien :
« Ainsi ce désir exprimé par Goriot d’être le petit chien assis sur les genoux de sa fille,
dans la fourrure duquel elle plonge la main. Comment un homme de 33 ans, sans
enfants, a-t-il trouvé les moyens d’écrire cette passion d’un père telle que la vit
Goriot – ce sentiment abusif, incestueux ? BALZAC devait jouir d’une qualité
d’écoute prodigieuse : il devait, telle une éponge, boire la société, l’assimiler en luimême. Son génie fut de savoir redonner à tout ce matériau, par la dramaturgie
même, une vérité. »764
761
MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot, pp 366-367
Le Père Goriot, pp 278, 279, 280
763
idem, p 216
764
CARRIÈRE (J.-C.), in Télérama n° 2875 – 16 février 2005, p 62
762
259
Cette écriture qui abîme et réengendre le réel par la transvaluation s’apparente à
« l’écriture du désastre »765
dont parle Maurice BLANCHOT. Descendant dans
l’inconsolation du mal du siècle, BALZAC ne craint pas de choquer lorsqu’il reproduit
fidèlement la déraisonnable réalité des rues, des portraits, des personnages, de l’injustice
sociale : « Que le romancier s’installe dans un dialogue, une description ou une scène, il
s’y engage pleinement, se donne le temps, ne ménage aucun détour. Et c’est toujours un
peu comme si, à la faveur de cette incontinence, on voyait l’acte même de la création
s’accomplir sous nos yeux. Il s’agit en tout cas d’une euphorie du verbe qui est celle
de la révélation et de la découverte. Que cela tourne parfois au bavardage de ceux qui,
nombreux à l’époque, tiraient à la ligne, on ne le niera pas. Mais, lorsqu’il digresse,
lorsque son commentaire vient noyer le récit, BALZAC donne surtout le sentiment de
mobiliser toutes ses forces pour tenter d’épuiser une socialité sans limites. Vertige d’une
précision sans bornes et qui finit par se consumer elle-même. Tantôt ce vertige décourage
la lecture et tantôt il la stimule par une sorte de contagion euphorisante. »766
Son écriture est alors celle d’une société déchirée, chaotique, parvenue à son
ultime limite, et qu’il faut abolir avant de la transvaluer. Il va donc transformer la prose
littéraire en un procès vigoureux du réel, exprimant le moyen d’échapper à la mécanicité
de « l’existant »767, à sa mort, à sa néantisation. A bien regarder, l’évolution du langage
765
766
BLANCHOT (M.), L’Ecriture du désastre, Paris, Gall., 1980
DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., pp 183-184
767
Chez Martin HEIDEGGER, désigne « le mode d’être propre à l’étant humain. » Dans le terme dasein, le
« da » (là) fait de l’être « sein » un existant. Cf. BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, op.
cit., p 126
260
dans notre corpus culmine à travers une relecture du texte dans les limbes de
l’inconscient. Le travestissement du langage témoigne de l’incursion de l’inconscient en
littérature et s’inscrit dans l’exténuation du sens.
Le tragique de l’écriture façonne le langage. Nous approchons chaque fois le deuil
possible de la communication comme si quelque chose était menacée de cessation
définitive. Certes, on relève une inquiétude dans les descriptions, mais au nom de la
philosophie du soupçon dont NIETZSCHE fut l’inventeur, ne nous faut-il pas « (…)
traiter tous les discours comme des symptômes… »768 ? C’est à cela que nous allons nous
essayer ici.
Le langage se pare de l’ « oxymoron » du fait de ses associations de termes
incompatibles et de ses transpositions incongrues : « Eugène se mit à la tête du lit, et
soutint le moribond auquel Bianchon enleva sa chemise, et le bonhomme fit un geste
comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et
inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer. »769
Finalement, l’écriture balzacienne avec toute sa subversion, s’inscrit dans le cadre
d’un « Appel à la vie », et dans un surcroît de créativité face à la détresse existentielle. Ce
que la Comédie humaine nous signifie à travers Le Père Goriot, c’est la déperdition de la
raison telle que va la découvrir le XXè siècle. C’est le cri d’alarme de l’homme moderne
devant les contraintes que lui impose ce monde qu’il a façonné lui-même. Le romanesque
fait étalage de la platitude et de la gravité du temps. Le constat de l’échec de la raison se
768
(Sous la direction de Luc FERRY et Alain RENAUT), « Préface » de Pourquoi nous ne sommes pas
nietzschéens, Paris, Grasset / Fasquelle, coll. « Biblio – Essais », 1991, p 7
769
Le Père Goriot, op. cit., pp 326-327
261
perçoit mieux dans le délire verbal du personnage de Goriot agonisant : « Ce n’était plus
qu’une question de temps pour la destruction. »770
Cette destruction, c’est la tendance à pervertir la communication par l’incohérence
des propos tenus comme ceux de Charles à Rastignac : « Eh ! bien, lui dit le peintre, il
paraît que nous allons avoir un petit mortorama la-haut ? – Charles, lui dit Eugène, il
semble que vous devriez plaisanter sur quelque sujet moins lugubre. »771
On lit fréquemment des incursions irrationnelles dans le texte. Non seulement le
langage de la quotidienneté fait son entrée dans le roman mais l’inconscient y est aussi
traduit avec sa puissance chaotique et avec des effets d’onomatopée chez les
personnages :
« Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé au Muséum.
- Cor quoi ? fit Bianchon.
- Cor-nouille.
- Cor-nemuse.
- Cor-naline.
- Cor-niche.
- Cor-nichon.
- Cor-beau.
- Cor-nac.
- Cor-norama.
770
771
Le Père Goriot, p 328
idem, p 330
262
Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avec la rapidité d’un feu de
file, et prêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un
air niais, comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère. »772
Cette mise en épochè de la raison ou de la pensée cohérente est une marque de la
modernité dans le romanesque de BALZAC. Alors que la tradition romanesque fait place
aux personnages stables, logiques, BALZAC prend plaisir à travestir les usages habituels
établissant ici un romanesque de la rupture. Et la récurrence au « paralogisme »
s’apparente souvent à l’écriture automatique amorcée par Aragon et par les surréalistes.
Et pour faire pressentir son « incontestable supériorité »773, au moment même où
il croit « être à la tête des intelligences de l’Europe »774, BALZAC traduit la crise de
l’humanité en nous invitant à la lire dans sa totalité c’est-à-dire en tenant compte de la
zone de l’inconscient et du chavirement du raisonnable : « EISENSTEIN, le premier
directeur au monde d’une école de cinéma, a demandé comme exercice inaugural à
ses élèves la mise en scène du début de Goriot ! S’il avait fait du cinéma, BALZAC
aurait pu être Orson WELLES, pour le sens de l’observation, ou Jean RENOIR,
mais en moins tendre. Son regard impitoyable serait plus proche de
BUŇUEL… »775.
Il faut cependant relever que la critique de la société qu’on veut extraire ici se
distingue de l’esprit révolutionnaire des surréalistes. Ces derniers étaient marqués par un
« négativisme »776 systématique : « Je vous annonce l’avènement d’un dictateur : Antonin
772
Le Père Goriot, p 64
H. de BALZAC, Letters to his Family, edited by W. Scott Hastings, University Press, Princeton, 1934,
cité par GUYON (B.), La Création littéraire chez BALZAC, Paris, Armand Colin, seconde édition
augmentée, 1969, p 27
774
idem, p 27
775
CARRIÈRE (J.-C.), in Télérama, op. cit., p 62
776
Attitude d’esprit ou comportement d’opposition à autrui qui se traduit par la négation ou le refus. Cf.
Morfaux (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 237
773
263
ARTAUD est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui la tâche immense
d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrasse un
grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes
pensées. »777
Et DOMENACH l’écrit aussi dans ses Approches de la modernité : « Les
surréalistes voulaient faire une « révolution », changer le monde ; ils prêchaient,
injuriaient, prophétisaient, ils étaient possédés par la passion de communiquer. »778
La critique balzacienne s’inscrit dans la positivité car au-delà du cynisme ancré
dans Le Père Goriot, on perçoit aisément la perspective du rétablissement de l’homme
déchu. L’homme se déréalise et BALZAC ne veut pas nous le cacher dans son roman.
Aussi, dans la critique de la société, faut-il donc inclure la crise des valeurs et l’errance
qui semblent marquer les personnages. Dès lors, le monde absurde devient la principale
cible. Nous assistons au procès de l’insignifiance : « Ce BALZAC de la forme, on
commence à le connaître depuis quelques années. Le regain d’intérêt pour l’œuvre
balzacienne suite au rejet violent qu’elle avait subi aux mains des nouveaux romanciers
s’est effectué en grande partie par une valorisation du signifiant. Le « Mal Aimé de la
Modernité » refait surface dans les vingt dernières années dans une gamme
d’ouvrages et d’articles où l’œuvre se révèle effectivement « postmoderne » :
discontinue, aporétique, semée de failles, où le BALZAC naïvement réaliste,
« secrétaire de la société française », est difficilement repérable. Cet « autre
BALZAC, moins sûr de lui-même », est intéressant, et à mon avis nécessaire,
précisément parce qu’il surgit de la prise en compte de la littérarité de l’œuvre, de
777
ARAGON (L.), cité par Louis JANOVER, La Révolution surréaliste, Paris, Plon, coll. « Pluriel », 1989,
p 123
778
DOMENACH (J. M.), Approches de la modernité, op. cit., p 135
264
l’articulation entre, d’une part, une subjectivité prégnante et de l’autre une
matérialité incontournable. Si l’on assiste bel et bien à un vrai « retour à BALZAC »,
c’est-à-dire à une véritable redécouverte de son œuvre, il convient que ce soit par le biais
de l’aspect peut-être le plus complexe de la Comédie humaine, en l’occurrence sa
textualité, sa spécificité rhétorique ou figurale. »779
Dans un élan de reconfiguration, il importe d’esquisser chez BALZAC, une
vision d’un monde tragique lié à l’eschatologie. Cependant, l’écriture elle-même postule
et met en relief les « possibles » de la « Rédemption »780.
Elle relève d’une stratégie
refigurative et nous invite à assumer une autre forme de langage plus authentique, aux
antipodes de toutes sortes de conventions.
C’est ici qu’il faut envisager la « reconfiguration » encore nommée refiguration.
Le terme est emprunté à Paul RICOEUR dans Temps et Récit 1781. La refiguration
correspond à ce qu’il appelle « mimésis III », entendue comme « le temps de l’agir et du
pâtir ».
Chez
Hans-Georg
GADAMER,
ce
stade
s’assimile
à
ce
qu’il
appelle « Application » ; ce que Martin HEIDEGGER désigne par « Compréhension »
dans son herméneutique.
Si le programme romanesque balzacien s’actualise dans la nouveauté et la critique
de tous les impérialismes, il s’accommode bien à l’herméneutique d’obédience
nietzschéenne dans sa capacité à faire le procès de la civilisation. Il apparaît indéniable
779
SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophie de BALZAC, Paris, Honoré Champion
Editeur, coll. « Romantisme et Modernités », 2002, pp 12-13
780
Ce que nous dénommons « possibles de la Rédemption » caractérise ici la refiguration, tout ce qui
contribuerait à améliorer le sort de l’homme, à le sauver de son inconsistance et de son errance.
781
RICOEUR (P.), Temps et Récit 1, Paris, Seuil, 1983
265
que BALZAC se range du côté des nietzschéens, de ce penseur « hautain » qui, dans
Ainsi parlait Zarathoustra, présentait son parler comme « (…) celui du peuple, trop cru je
parle, et à cœur trop ouvert, pour les lapins angoras »782. Cette écriture rompt avec le
« déjà là », la tradition ; se fait vite remarquer par la réhabilitation de la description qui
parsème le texte. Mais, que peut-elle bien souligner ? Au-delà de la présence massive, ne
doit-on pas y lire la distance de BALZAC ?
3.5.2 : Description et distanciation
L’esprit et la lettre de l’œuvre balzacienne offrent un attrait particulier en ce qui
concerne la description. En effet, nous sommes transis par l’usage excessif que fait cet
écrivain du portrait, mais surtout de la description au point que Joëlle GLEIZE parlera de
« détaillisme »783 à propos des immenses détails balzaciens. Ainsi, parler de l’écriture de
cet « analyste des profondeurs de l’âme »784, de ce « psychologue forcené »785, c’est
aussi évoquer la puissance exceptionnelle de sa description.
Ce qui est intéressant dans cette écriture axée sur le « complexe
d’Arpagon »786 de BALZAC, c’est la façon dont l’auteur libère l’exubérance du réel. En
effet, au contact de la mécanisation, le monde s’effrite. Il y a une dénonciation de cette
mécanisation de Paris comme suprême erreur ; il y a de ce fait une façon de la vivre. Elle
consiste chez BALZAC à prêter des fonctions à la description de l’élément urbain, la
782
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 240
GLEIZE (J.), « Immenses détails. Le détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de
l’impossible, op. cit., p 97
784
SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophique de BALZAC, op. cit. p 15
785
VACHON (S.), « BALZAC nouvellier », L’Ecole des lettres, « BALZAC et la nouvelle » (I), 13, 19981999, p 28
786
L’expression désigne ici le fait d’accorder une grande importance même au détail qui semble
négligeable d’avance.
783
266
circonscrivant à l’acception de la violence : « La violence morale, que l’on peut désigner
en d’autres termes comme la dégradation d’un personnage, que ce soient les expériences
de Lucien de Rubempré à Paris ou la chute de Goriot, signale la violence faite à
l’individu à tous les niveaux ; il n’y a pas besoin de la représenter. Cette substitution n’est
toujours pas à l’œuvre chez BALZAC. Les ouvrages précoces des Etudes philosophiques
dépendent souvent d’un ensemble de références beaucoup plus visibles à la violence
physique que le reste de la Comédie humaine. Dans les textes tels que Louis Lambert et
Le Chef-d’œuvre inconnu, les excès associés à la cogitation immodérée revêtent une
violence incontournable et impardonnable, comme c’est le cas des excès associés à l’abus
du pouvoir dans La Peau de chagrin (…). Dans de telles œuvres, la rivalité mimétique
(…) est vis-à-vis de Dieu. »787
Le dépérissement et la réinvention vont orienter notre travail sur la description car
« (…) BALZAC et l’œuvre infiniment proliférante, c’est aussi la réponse – sa course en
avant – de la ville moderne à la nature inhumaine de son propre développement… »788.
Avant KAFKA, BALZAC dégage le motif de l’inhumain urbain comme le trait
constant de la modernité.
Le « Milieu »789 et son influence ont particulièrement été étudiés par BALZAC,
les réalistes, les naturalistes, les populistes, les unanimistes, qui pratiquaient déjà ainsi
une forme de sociologie littéraire.
787
SCHEHR (L.R.), Rendering French Realism, Stanfort UP, 1997, p 92, cité par SCOTT (L.), Traces de
l’excès. Essai sur la nouvelle philosophique de BALZAC, op. cit. p 17
788
LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », in Ville, Texte, Pensée : Le XIXè siècle de Montréal à Paris,
op. cit., p 22
789
On entend par milieu non seulement les choses et les êtres qui entourent un personnage, mais aussi
l’influence que cet environnement exerce sur lui, comment il le conditionne. Le détermine. Cf. BERNAC
(H.), Guide des idées littéraires, Paris, Hachette, 1988, p 308
267
Notre analyse s’articule principalement sur les mystères de Paris en montrant son
caractère monstrueux, et comment BALZAC, par l’entremise de son écriture, circonscrit
l’acception de la violence au sens de l’affrontement des instances esthétiques : d’un côté
une esthétique des décombres, et de l’autre une esthétique de la transvaluation.
S’il y a dans l’écriture balzacienne, une présentation de Paris comme « océan de
boue » et comme ville de la suprême injustice, c’est qu’il y récuse un regard, un ordre de
valeur, une certaine façon de vivre. Elle consiste dans l’acceptation de ce tragique et se
traduit par son mépris convenable. Mépris qui s’accompagne d’un profond désir
d’excéder ce réel : il y a donc dans l’écriture de BALZAC l’idée d’une « tension
textuelle » localisable dans les procédés par lesquels l’écriture tient à faire le procès de la
déréalisation. Au fond de cette écriture, il y a l’urgence de la transcendance face à la
défiguration du réel comme nous le dit Philippe SOLLERS : « La transgression n’est
touchée que par l’écriture qui devient le lieu d’une affirmation sans limites, c’est-à-dire
ne renvoyant (comme le désir) qu’à elle-même et accomplissant ce crime major
(supérieur au crime qui, d’une certaine manière, reconnaissant la loi) de charger la réalité
en une fiction active dont la virulence dénude sans relâche le monde du bien et du
mal. »790
L’écriture de BALZAC comporte donc le signe d’un écart radical par rapport à la
réalité et, c’est important, à la poétique classique : « Notre littérature moderne n’a plus
que l’immense vérité des détails ; l’idéalisation des formes, la longue concrétion de ces
790
SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, op. cit., p 66
268
œuvres sublimes où l’on a mis le germe de tout, de ces situations fécondes à peine
effleurées est hors de notre portée. Dans ce genre, tout est dit. »791
L’idée sous-jacente en est que l’agencement de la description gagne à se faire non
pas du point de vue du monde ou de sa réalité mais par rapport à une intention constante :
le refus d’être solidaire de la servitude du réel et l’urgence de la réparation des préjudices
causées au réel. L’écriture balzacienne s’inscrit désormais comme une écriture de la
« quérulence textuelle »792.
Ainsi, dans chacune de ses manifestations, l’écriture de BALZAC situe les vraies
ruptures, déplace les perspectives conventionnelles, fait apparaître des configurations
épistémologiques insoupçonnées. L’écriture ici se pose comme une énigme : elles se
propose de réparer le préjudice subi par le monde. Retournant au langage de la
transvaluation qui la configure, la question de l’écriture permet d’aller au-delà « (…) des
réserves idéologiques et différentialistes qui en minoreraient l’originalité, l’utopie
langagière, la puissance de dicibilité et d’ouverture du sens, selon le registre de
ECO… »793
L’hypostase du réel, la tricherie mécanique, le capitalisme et la violence de
décentrement de l’écriture balzacienne se réciproquent. Il s’agit pour nous de déceler le
mécanisme qu’adopte cette écriture, de répercuter cette « poétique transversale » où « le
791
BALZAC (H.de), « Avertissement » du Gars, VIII, 1681, cité par GLEIZE (J.), « Immenses détails. Le
détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 99
792
« La quérulence est une propriété particulière qu’auraient les fous à réparer les injustices de la société.
La quérulence est la maladie supérieure du philosophe et de l’épistémologue de la rectification.
D’AKHENATON à DIOP, la quérulence a tétanisé les penseurs authentiques, qui les a poussés à aller au
bout de leurs hypothèses, souvent contre la doxa, l’opinion, et les spécialistes eux-mêmes. » Cf. BIYOGO
(G.), Aux Sources Egyptiennes du Savoir, op. cit., p 212
793
BIYOGO (G.), « Grammaire (s) de la littérature francophone. Vers un modèle transversal ? » Colloque
de Paris XII, organisé par Papa SAMBA DIOP, mars 1999. Actes publiés, Paris, L’Harmattan, 2001, p 239
269
langage se fait, se défait, se construit et se déconstruit par une grammaire de la
suppléance, de l’excédance des modèles textuels »794.
A tout considérer, le tragique de l’univers romanesque du Père Goriot, tient à ce
que BALZAC passe par la représentation d’un monde familier, réaliste qui finit par
devenir un univers cauchemardesque : l’élément urbain préfigure l’eschatologie; les villes
ont brisé la figure de BABEL. L’univers urbain est gagné par la cacophonie : « Le
tragique y est accrédité par la prolifération des descriptions (ou mieux, leur prééminence
sur la transmission du message narratif) et des portraits ( dans le portrait, les sens
« fourmillent », jetés à la volée à travers une forme qui cependant les discipline (…)
L’image finale fournie par le discours (par le « portrait ») est donc celle d’une forme
naturelle, imprégnée de sens, comme si le sens n’était que le prédicat ultérieur d’un corps
premier. »795
Le monde du Père Goriot est étrange, en même temps il est familier parce que les
figures qu’il représente nous font penser à nous et à la mécanisation de notre monde.
Cette théâtralisation de notre univers nous révèle la contingence humaine ; c’est le
spectacle même d’un monde insolite, caricatural et grotesque. Les hommes sont victimes
d’un univers anti-spirituel796 qui les écrase : le train capitaliste, l’aménité marchande,
l’optimisme spéculatif, l’arène des ambitions, la foi au progrès devenue la frénésie du
profit − tout cela défigure les hommes.
Le romanesque de BALZAC comporte donc le signe d’une tension par rapport à
la réalité : « Qu’est-ce que la prose ? On en dira trois choses. Qu’elle n’est pas littérature.
794
BIYOGO (G.), « Grammaire (s) de la littérature francophone. Vers un modèle transversal ? », op. cit., p
3
795
796
BARTHES (R.), S/Z, Paris, Seuil, 1970, p 67
Le spirituel ici ne s’accommode pas de la dimension divine.
270
Qu’elle a d’abord un sens politique, comme créatrice de réalité (de mythes modernes).
Que, par défaut, dans ses qualités formelles mêmes, elle a en charge ce qui fut longtemps
l’objet de la philosophie ; le refus du lyrisme et de la poésie cache la passion de
connaître, la question du sens. »797
Si la ville, l’élément urbain, est gagnée par la cacophonie, l’écriture de BALZAC
ambitionne d’aller au-delà de cette cacophonie. L’écriture se pose donc ici comme « (…)
ce dynamisme destructeur et amnésique qui éventre le vieux Paris et qui crie : « En
avant ! », cette armée qui s’attaque à la ville pour la réduire en ruines (…) Il (BALZAC)
se sent appartenir à une autre idée du mouvement, du progrès, du changement, du
commencement. L’optimisme des rénovateurs le renvoie vers l’Antiquité, avec la ville
qu’on abat… »798
Cette ville qu’on abat, l’ « écriture machine-à-vapeur »799 pour reprendre une
expression de Jean LAROSE, tente d’échapper, par son art, au sort de Paris (comparé à
une femme, à une reine toujours enceinte et toujours en proie à des envies
irrésistiblement furieuses). Elle veut donner une forme à la matière, pour ne pas subir,
comme le réel, le sort fatal de la matière.
« Dynamique, BALZAC traite Paris comme sa chose, il se l’approprie, il se la
soumet en la décrivant comme une machine qui lui ressemble, à lui, BALZAC,
implacable pompe à café. Dans la réalité, Paris obéit aux puissants, mais BALZAC se
donne barre sur eux, en inventant cette société secrète (…) Le plus habile, donc, c’est
797
GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 35
LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », op. cit., p 14
799
idem, p 23
798
271
d’épouser d’abord la menace, en l’imitant : BALZAC imite Paris avec son écriture
machine-à-vapeur. »800
Régression de la représentation en deçà des formes fixées, errance dans les formes
décomposées, aperçu prophétique de BALZAC sur l’esthétique moderne : « BALZAC en
fait symbole de ce qui fait échouer l’entreprise de possession de Paris par l’écrivain, de ce
qui l’oblige à se dessaisir de sa maîtrise virile des symboles, de ce qui marque – mais
c’est encore lui qui marque – la limite de son identification à Paris en tant que reine
toujours grosse. »801
Pour en revenir à notre corpus - Le Père Goriot - le texte trouve son unité formelle
dans la structure de l’acte d’énonciation qui le produit. Laquelle structure possède des
propriétés générales communes à de nombreux autres textes, mais s’authentifie à la
nature de l’énoncé, c’est-à-dire liée à l’évènement relaté : « Ecrire en prose la Comédie
humaine, ce n’est plus faire des Belles-Lettres. C’est donner un autre sens, une autre
vocation à la fiction, un statut spécifique à la prose narrative : un romancier –
savant, historien, sociologue, ethnologue de la société contemporaine, à travers la
fiction. Aux ruptures historiques et aux bouleversements sociaux du XIXe siècle
répondent différents choix d’écriture littéraire. Yves VADÉ oppose ainsi la voie du
« réalisme » qui « prend acte des cassures du réel » et « se donne pour tâche
d’explorer avec minutie des fragments ou des blocs d’univers sociaux et projette la
lumière sur les discordances, les dénivellations, les angles vifs » à la voie « de ces
écritures qui, de CHATEAUBRIAND à NERVAL et à PROUST, sans ignorer le réel
800
801
LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », op. cit., pp 22-23
idem, p 25
272
ne cesse de chercher à travers lui un secret, une lettre, un temps, perdus » (
L’Enchantement littéraire, Gallimard, 1990, p 102 ). »802
L’ordre du savoir, dans sa modernité, prend ainsi en compte le signe d’un malaise
qui bouleverse les structures de l’existence et instaure le « roman-poème »803. Si Michel
SANDRAS y voit « (…) une manière d’absoudre les incorrections et de faire changer de
statut des faits de style qui, d’incongruités, deviendraient des inventions de poète… »804,
nous lui osons cette objection qu’il est justement salutaire au roman de s’apparenter au
poème – entendu que ce dernier, comme l’indique ici Jean Paul AVICE, permet de
« chanter dans le désenchantement du monde » : « Le jeune MALLARMÉ semblait
croire que dans un monde au bord de mourir, resteraient au poète du dernier jour, purifié
lui du hasard et déjà « parfaitement mort », les mots pour conserver artificiellement de la
beauté sinon réinventer un séjour. Il imaginait donc le poète en Montreur des choses
passées. BAUDELAIRE, lui, aurait été plus lucide, sachant bien qu’on se moquerait de
ce « barnum de l’avenir », que de la beauté et peut-être surtout celle des phrases, on ne
pourrait guère se soucier dans la décrépitude du monde et la vaine poursuite d’un Dieu
qui se retirait ; au sacré réinventé dans les mots de MALLARMÉ, il avait opposé
« l’incarnation » comme un devoir pour la poésie. »805
Le Père Goriot instaure le statut ambivalent de la ville de Paris qui est, à bien des
égards, l’objet même du discours du narrateur. Ainsi « le regard » que BALZAC pose sur
Paris éclaire le décloisonnement entre lui et cette ville où « (…) tout fume, tout brûle,
802
HERSCHBERG-PIERROT (A.), « Présentation », in BALZAC et le style, op. cit., p 10
SANDRAS (M.), « Les tensions de la prose balzacienne », in BALZAC et le style, op. cit., p 29
804
idem, p 29
805
AVICE (J.P.), « Le poète du dernier jour », in XIXe – XXe siècles. Révue de Littérature Moderne,
« MAUPASSANT. Que peut la poésie aujourd’hui ? », n°6 / octobre 1998, p 161
803
273
tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et
se consume… »806
En effet, BALZAC décrit peu le Paris architectural, si ce n’est pour situer chaque
rayon de la société dans la ruche parisienne. Il en suit plutôt selon Jean LAROSE le
mouvement, rythmant sa description du leitmotiv dynamique. A ce propos BALZAC
précise lui-même : « A Paris, rien ne résiste au jet des choses. »807
Le jet, la déjection, le jaillissement, le frai et le frayage scandent la marche de
cette machine textuelle. Si LADURIE soutient que « (…) le mixage social (sous la
Restauration) fait cohabiter, dans les mêmes maisons, les mêmes quartiers, du premier
étage bourgeois aux misérables soupentes, riches et ouvriers, population aisée et
marginaux misérables »808, BALZAC présentera cette « ubiquité »809 de Paris dans Le
Père Goriot comme une sorte de traité sur les effets génésiques de deux débauches, celle
du travail et celle du plaisir, celle de la pension Vauquer qui contraste avec la richesse
des beaux quartiers, sur la procréation des traits du visage dans chacune des sphères
sociales : « On dirait que BALZAC a greffé les théories de Gall ou de Lavater, toutes ces
conceptions physiognomoniques et sciences des bosses du crâne qui le fascinaient, sur un
corps collectif appelé Paris. »810
Le sentiment tragique se dessine dans la description de la pension Vauquer, qui
« pue le service, l’office, l’hospice »811. BALZAC, pour décrire l’espace occupé par la
pension Vauquer, emploie un vocabulaire apocalyptique. Il s’attelle notamment à peindre
806
BALZAC (H.de), La Duchesse de Langeais, suivi de la Fille aux yeux d’or, op. cit., p 166
idem, p 166
808
LE ROY LADURIE (E.) et al, Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1981, pp 433-587
809
Le mot ubiquité est grammaticalement un substantif qui a pour équivalent latent « ubiquitas » issu luimême du nom et de l’adjectif latin « ubique », c’est-à-dire partout. « Théol. Méta. Syn. omniprésence,
caractère d’un être qui est présent partout, not. présence spirituelle de Dieu en tout lieu. » Cf. MORFAUX
(L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 376
810
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie” op. cit., p 19
811
Le Père Goriot, p 80
807
274
ce qui est laid et répugnant dans l’inconsolation de ce monde moribond. Ce qu’il faut
chercher à l’analyse des aspects dérélictionnels du dysfonctionnement, ce sont les
manifestations textuelles et thématiques qui dans le corpus, témoignent de la tourmente
de la mort avenir, et qui se traduisent par la description du quartier de la rue NeuveSainte-Geneviève et de la pension Vauquer, inséparables l’un de l’autre.
Commençons par le quartier : « Ce quartier isolé, aux « rues serrées », aux
murailles qui « sentent la prison », où le Parisien « s’égare », évoque irrésistiblement un
labyrinthe creusé comme jadis dans l’île de Crète au flanc d’une montagne : la montagne
Sainte-Geneviève. Labyrinthe dont l’entrée est fléchée par le nom même de l’arbalète et
dont déjà, nous voilà prisonnier, descendant de « marche en marche » ainsi qu’aux
catacombes parmi des « cœurs desséchés » plus horribles encore à voir que des crânes
vides. Première image de la mort en son cadre de bronze : cette rue Neuve-SainteGeneviève assombrie par le dôme du Panthéon qui y jette ses tons jaunes, une couleur
souvent maléfique chez BALZAC. Et l’angoisse nous saisit. Une angoisse déjà toute
baudelairienne, celle qui « comprime le cœur comme un papier qu’on froisse » « quand
le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ». Spleen du Paris Balzacien… »812
Ainsi la rue de l’Arbalète annonce le drame eschatologique avenir : « Nul quartier
de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève
surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne
saurait trop préparer l’intelligence par les couleurs brunes, par des idées graves (…) Qui
décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes
812
GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., p 21
275
vides ? »813
Même les chevaux attelés au corbillard accompagnant Goriot au Père-
Lachaise auront du mal à la gravir car : « Les chevaux la montent ou la descendent
rarement ».
Le sentiment du deuil ou du tragique se donne à voir dès la description
d’ouverture. Entrons donc, après la visite du quartier, dans cette fameuse « pension
bourgeoise » : « Sous ses apparences trompeuses et bonasses, la maison est elle-même
labyrinthe mystérieux inscrit au cœur de son quartier labyrinthique. Lieu refuge du
« terrible sphinx » à la poitrine velue : Vautrin le Minotaure au « crin fauve », avide de
jeunes gens et qui attend sa proie, tapi dans l’ombre silencieuse de cette « caverne » (…)
Quelque chose décidément nous met mal à l’aise. Malaise croissant une fois franchie la
porte-fenêtre qui donne accès au salon et à la salle à manger contiguë : « Croisées
grillagées », fleurs artificielles et « encagées », « odeur sans nom dans la langue » : sous
« l’odeur de pension », celle de la mort – salon – caveau qui « sent le renfermé, le moisi,
le rance » et « donne froid ». Décor bien digne de la tragédie qui s’apprête, mais aussi
subtilement annonciateur, sur le mode ironique cette fois, du voyage initiatique de
Rastignac en pays parisien. »814
Cette maison et ses habitants sont situés dans un quartier désert et ignoré du
« beau Paris » ; voici ce que BALZAC nous donne à imaginer, à voir et à comprendre,
avant de nous permettre d’entrer dans le tragique : « Cette maison est située dans le bas
de la Rue Neuve-Saint-Geneviève à l’endroit où le terrain s’abaisse vers la rue de
l’Arbalète. »815
813
Le Père Goriot, p 7
GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., pp 23-24
815
Le Père Goriot, p 18
814
276
La description du quartier et de la maison Vauquer crée l’illusion du déplacement
dans un espace aliénant : « Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue ni eau,
l’herbe croît le long des murs. L’homme le plus insouciant s’y attriste comme tous les
passants, le bruit d’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les
murailles y sentent la prison. »816
A travers la description de la pension Vauquer en particulier et du quartier de la
rue Neuve-Sainte-Geneviève en général, c’est bien la précision et l’exhaustivité tragique
de la description qui permettent de saisir les avatars de la mobilité spatiale et de
pressentir l’ « horreur » sordide de cet espace insensé.
La richesse des beaux quartiers forme une antithèse vigoureuse avec l’univers de
la pension Vauquer. Deux mondes s’affrontent dans ce Paris de la bonne société : celui
du faubourg Saint-Germain et celui de La Chaussée-d’Antin. « A l’élégance personnelle
et raffinée de l’hôtel de Beauséant »817 ; au gaspillage et « le luxe inintelligent du
parvenu »818, répond à la pension Vauquer, une misère qui s’est substituée à la simplicité
et les « débris de la civilisation »819.
Le descriptif balzacien – et à cet égard, le contraste avec Gustave FLAUBERT
est très frappant – est toujours subordonné au mouvement général du livre. L’étude de la
pension Vauquer permet ainsi d’établir des rapports entre le narratif et le descriptif –
rapport qui se ramènent selon Philippe HAMON, « (…) pour l’essentiel à considérer les
fonctions diégétiques de la description, c’est-à-dire le rôle joué par les passages ou les
aspects descriptifs dans l’économie générale du récit… »820
816
Le Père Goriot, p 7
idem, p 97
818
ibidem, p 98
819
GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., p 22
817
820
HAMON (P.), Qu’est-ce qu’une description ? Paris, Seuil, 1972, p 485
277
Nicole MOZET821 quant à elle, procède de l’extérieur vers l’intérieur, de
l’ensemble au détail pour établir une correspondance étroite entre les objets et les
hommes ou pour désigner la dégradation des uns et des autres. L’exploitation
méthodologique d’un lieu somme toute banal et inconnu perdu dans « l’océan » parisien,
dénote l’avarice tragique de la propriété où tout le récit est imprégné de « couleurs
brunes »822 qui sont celles du quartier de la maison Vauquer.
La maison où s’exploite la pension permet de souligner par contraste la misère qui
règne dans la routine mécanique de l’existence des actants principaux. Comme l’a
souligné P.-G. CASTEX823 le roman commence par l’évocation des catacombes et finit
par l’ascension au Père – Lachaise. Moins pour quelque autre préoccupation que de
présenter la pension comme figure (au sens génettien) hyperbolique du tragique
balzacien, le narrateur s’attelle dans l’économie textuelle à opérer dans La Duchesse de
Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, que Jean LAROSE, commentant cet autre
visage d’Honoré de BALZAC proclame : « …Un accouplement de l’horrible et du
céleste, du paradis et de l’enfer (…) Et l’explication de ce prodige, BALZAC, quel
grand savant ! nous la donne plus loin : cette mère (Paris, c’est nous qui ajoutons)
était (…) quelque chose d’infernal, d’accroupi, de cadavéreux, de vicieux, de
sauvagement féroce, que la fantaisie des peintres, et des poètes n’avait pas encore
deviné. »824
821
MOZET (N.), La Description de la maison Vauquer, Paris, Seuil, 1972, pp 110-111
Le Père Goriot, p 7
823
CASTEX (P.-G.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 43
824
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 24
822
278
Qu’elle est donc cet inconnaissable balzacien ? L’inconnaissable serait-il un
« Ailleurs ? L’écriture balzacienne rend localisable et fait entendre cet « Ailleurs » :
« Pour nous lecteurs, ce qui est presque effrayant, c’est le génie de BALZAC, la science
de BALZAC, cet extraordinaire coup de force qui consiste à mettre en scène « ce que les
poètes n’ont pas deviné » - la mère primitive, l’Isis de NERVAL, l’Archaïque en
personne ; ou comme dirait la psychanalyse : le sexe maternel, la mère irreprésentable de
toutes les représentations, le voile de tous les voiles, la nuit de toutes les nuits – la Chose
avec un C majuscule – coup de force, donc, d’oser confier à cet irreprésentable un
rôle dans son roman, le rôle de représenter ce qui échappe, à lui BALZAC, au poète
comme au séducteur, à l’observateur comme au dominateur, au penseur comme à
l’homme d’action et de laisser par là deviner, à travers ce qui arrivera, la menace
qui pèse sur lui, le romancier. »825 En effet, sur l’écriture pèse la menace de la
dépossession du monde par la ville. Dépossession que Charles BAUDELAIRE826
réalisera. Pierre POPOVIC a écrit que « la ville contredit l’histoire, qu’elle en constitue
l’irreprésentable »827. En tant qu’irreprésentable, elle pose au poète qui tente de se
l’approprier, de la mater, de se faire reconnaître par elle, un défi insurmontable : la
prolifération urbaine du dégoût, justement par ce qui en elle ressemble à son propre génie
d’artiste, par ce qui est exorbitant en elle et qui lui échappera, à moins qu’il ne s’échappe
lui-même de la société.
Par son écriture, « BALZAC annonce donc le rôle du marginal, de l’exclu, de
l’artiste du futur, rôle dont il ne veut pas, mais qui découle inévitablement de
l’organisation urbaine dont il trace l’architecture dynamique dans La Fille aux yeux d’or,
825
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., pp 24-25
« Personne ne s’est senti aussi peu chez lui à Paris que BAUDELAIRE » avait écrit Walter BENJAMIN
in Paris, capitale du XIXè siècle, passages, Paris, Editions du Cerf, 1989, p 350
827
POPOVIC (P.), cité par LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., pp 25-26
826
279
et /ou dans Le Père Goriot. L’artiste ressemblera non à ce qui est ordonné dans la
ville, mais à ses aspects fous et incompréhensibles, à tout ce qui répugne aux élites
qui la gouvernent et qui ne l’inviteront jamais à partager le pouvoir avec elle (…)
Lui-même, figure de l’origine, il deviendra, de plus en plus souvent, un homme
perdu, un représentant énigmatique de la solution perdue que la grande ville
moderne, devenue mélancolique, ne saura plus reconnaître en lui. »828
L’écriture témoigne ici de la crise du sens et d’une atmosphère de malaise. C’est
le tableau d’une humanité atteinte d’un profond coma et qui s’agite dans tous les sens.
Comme en témoigne cette impression de symétrie entre le décor et l’homme localisable
chez Madame Vauquer : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension
implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un
sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie,
comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. »829 Ou de ces adjectifs
qui qualifient le mobilier et s’appliquant aussi bien à des personnes : la plupart manchot,
borgne, invalide, expirant… Une correspondance semble donc étroite entre les objets et
les hommes, et les termes sont les mêmes pour signifier la dégradation des uns et des
autres. A tel point que les meubles de la salle à manger Vauquer annoncent
métaphoriquement les personnages dont les portraits suivront : « Agée d’environ
cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs.
Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire
payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou
828
829
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 26
Le Père Goriot, p 12
280
Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer (…) Ce bon marché, qui ne se
rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel, entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquel
madame Couture faisait seule exception, annonce que ces pensionnaires devaient être
sous le poids de malheurs plus au moins apparents. Aussi le spectacle désolant que
présentait l’intérieur de cette maison se répétait-il dans le costume de ses habitués,
également délabrés. Les hommes portaient des redingotes dont la couleur était devenue
problématique, des chaussures comme il s’en jette au coin des bornes dans les quartiers
élégants, du linge élimé, des vêtements qui n’avaient plus que l’âme. Les femmes avaient
des robes passées, reteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gants
glacés par l’usage, des collerettes toujours rousses et des fichus éraillées (…) Ces
pensionnaires faisaient pressentir des drames accomplis ou en action ; non pas de
ces drames joués à la lueur des rampes, entre des toiles peintes, mais des drames
vivants et muets, des drames glacés qui remuaient chaudement le cœur des
continus. »830 L’écriture qu’adopte BALZAC est une écriture littérale, signe du refus de
conformisme. La dimension nihiliste balzacienne tient dans l’instauration du
dysfonctionnement orchestré par les multiples désenchantements de la ville. Ecriture dite
de la dissidence, mettant en relief les grandes apories de la ville de Paris : « Le Paris
physique s’édifie en broyant les prolétaires, le Paris moral s’érige sur le sacrifice du génie
et de la beauté. »831
Cette vie creuse, cette attente continuelle d’un plaisir qui n’arrive jamais, cet
ennui permanent, cette inanité de l’esprit, du cœur et de la cervelle, cette lassitude du
830
831
Le Père Goriot, pp 13, 15-16
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 21
281
grand raout parisien, Honoré de BALZAC les transvalue par l’entremise de son écriture
puissante et reconfiguratrice : écrire sur les décombres par les procédés de l’exubérance
et les transvaluer en toute autre présence, en les horizonnant vers d’autres essences, vers
une autre représentation, vers un tout autre visage, dégagé de toute certitude close. C’est
« (…) un autre canon de lecture et de réception de l’œuvre dont la généalogie
« moderne » remonte à « la Mort de Dieu » et au perspectivisme de NIETZSCHE,
s’accomplit avec le « Neutre » Blanchotien, dont la version radicale est lisible dans la
différance, dans la répétition sélective deleuzienne, connaît sa complexification sérielle
avec l’Innommable de BECKETT, se ramasse dans la question inquestionnable de
JABES … et dans l’archive désoriginée foucaldienne… »832.
Ce renversement de perspectives inscrit désormais l’écriture balzacienne comme
l’exercice radical d’un engagement : « Peut-être avons-nous là ce qui explique que, dès
les années cinquante, la notion de l’engagement ait connu le déplacement dont ROBBE GRILLET se fit le chantre. Ce n’est plus sur le terrain de l’histoire, au contact des forces
vives, que la littérature assumera sa fonction sociale, mais dans l’espace clos de la
représentation et du langage, par l’extrême attention qu’il portera aux formes afin de les
vider de leur mana. »833
Et cette extrême attention chez BALZAC ne se peut plus penser sans intégrer une
« écriture résistante » ; une écriture qui tente de s’arracher au réel qui survit à toute
chose : la Comédie humaine témoigne de cette intention massive de déconstruction du
réel. Dès lors, ce n’est plus la description du réel, sa répétabilité radicale qui fait agir
832
BIYOGO (G.), « Appropriation et Délocalisation du paradigme de l’évidement dans la pensée littéraire
contemporaine – Pour une économie générale de l’inapprochable », op. cit., p 6
833
HEIMONET (J.-M.), De la Révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain, op. cit., p 268
282
BALZAC, mais la récusation de sa fonction tautologique. Pour s’y faire, le néo-réalisme
par lui inventé va désespérer de cette mêmeté, des ruses que comporte l’étalement du réel
en proposant une « suppléance » : puisque le réel survit à la description du romancier,
BALZAC va célébrer les délices de l’étendue romanesque. Gagné par cette comédie que
joue le réel, BALZAC va opposer une invention poétique au mal du réel : le « Retour des
personnages »834, entendu comme le désir tenace de sortir du périmètre de la fétichisation
du réel : et nous voilà engagé dans la vision esthétique du monde de NIETZSCHE,
laquelle fait du Devenir « la faculté de répéter et d’imiter » au sens où répéter accrédite
le retournement et la conversion des choses.
En repensant le destin de la littérarité balzacienne sous le principe du
perspectivisme où l’objet est regardé sous des angles différents, on pourrait affirmer sans
exagérer que chez BALZAC, l’ « Eternel retour » nietzschéen se confond à la volonté
qui re-nouvelle et repossibilise l’acte originaire, comme une scansion de la force, une
forme de transformisme. Et ce jeu se réciproque au « Retour des personnages » :
« Saluez-moi, nous dit BALZAC joyeusement, car je suis tout simplement en train de
devenir un génie. »835
Contrairement à sa sœur qui croyait que le génie de BALZAC se réduisait à relier
ses personnages pour en réinventer une société complète, ce génie est à chercher dans la
pensée de l’ « Eternel retour » : « L’abondance verbale demeure cependant secondaire
par rapport à la puissance de la construction. Les principes de distribution et
834
Faire revenir un même personnage d’un roman à un autre, c’est recommencer le personnage pour
le modifier dans une nouvelle saisie qui le fait renaître et advenir autre : « La répétition est un
recommencement, un changement dans le même, qui autorise le passage de l’individu d’un stade
(esthétique) à un autre (éthique, puis religieux), faisant se rencontrer l’éternité dans l’instant,
l’identique dans le différent, le possible dans le réel. » Cf. BARDECHE (M.-L.), Le Principe de
répétition. Littérature et modernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 1999, p 165
835
SURVILLE (L.) – Sœur de BALZAC, BALZAC, sa vie et ses œuvres, 1856, citée par ZWEIG (S.),
BALZAC, le roman de sa vie, op. cit., p 390
283
d’ordonnancement sont sensibles de prime abord. Quelques procédés plus spécifiquement
romanesques viennent leur conférer la netteté voulue. On pense à nouveau ici au fameux
retour des personnages qui donne à l’univers balzacien une profondeur de champ hors du
commun. Pour peu que le lecteur circule dans le grand ensemble, fût-ce à des moments
séparés l’un de l’autre, il retrouve de récit en récit des figures connues. Et une leçon de
sociologie pratique lui est ainsi donnée : elle lui fait toucher du doigt le caractère
relationnel de la société balzacienne – qui est celui de toute société effective ; elle lui
révèle en même temps que tout acteur varie suivant les contextes dans lesquels il se
trouve et selon la perception que des gens différents ont de lui. De fait, tout personnage
qui revient apparaît dans une position nouvelle et au milieu d’autres acteurs. Recordman
de ces retours, Eugène de Rastignac montre ainsi dix visages différents. Mais un Crevel,
deux fois mis en scène, apparaît ici en commerçant volontaire et là en viveur érotomane.
C’est le même homme à deux moments distincts de sa trajectoire. Ainsi rien n’assure
mieux la solidarité des parties que ces connexions multiples et calculées qui s’établissent
d’un point à un autre. »836
Il faut ajouter que c’est Le Père Goriot qui ouvre le plus grand cycle romanesque
de toutes les littératures, et que dans ce roman sont étalés les personnages de la Comédie
humaine ; que de ce « rond-point », comme l’a écrit François MAURIAC « (…) partent
les grandes avenues que BALZAC a tracées dans sa forêt d’hommes… »837 ; nous
ajoutons que le mouvement de l’ « Eternel retour » et/ou du « Retour des personnages »
836
DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., p 184
MAURIAC (F.), cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de
Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 198
837
284
chez BALZAC, symbolise « la dimension verticale »838 de sa poétique, comme le dit
Stéphane MALLARMÉ, et fait avouer à Albert THIBAUDET que « La Comédie
humaine, c’est l’Imitation de Dieu le Père. »839
Il est évident qu’on risque de se méprendre quand on fait découvrir des affinités
entre le « Retour des personnages » balzacien et l’ « Eternel retour » nietzschéen. Aussi
n’est-il pas inutile de préciser l’exigeante vérité de l’ « Eternel retour ». L’ « Eternel
retour », « cette passion des dehors »840, définit le mode sur lequel la multiplicité des
instants s’affirme joyeusement de l’Un sans culpabilité originelle, ni causalité
extrinsèque. Selon Gilles DELEUZE, « (…) c’est dans l’Hybris que chacun trouve l’être
qui le fait revenir et aussi cette sorte d’anarchie couronnée, cette hiérarchie renversée qui,
pour assurer la sélection de la différence, commence par subordonner l’identique au
différent … »841.
Pour mieux le comprendre, tout en étant une question ontologique, l’ « Eternel
retour » s’auréole chez DELEUZE en une portée spéculative décisive. Nous savions
NIETZSCHE sublimé par la poésie ontologique d’HÉRACLITE et d’EMPÉDOCLE.
DELEUZE nous informe que son mérite tiendrait de ce que, l’ « Eternel retour », à
l’image du Devenir ne dit pas directement la chose pour laquelle NIETZSCHE
s’exprime ; elle nous parvient par un détour d’écriture.
Par ce style « périphérique », à la limite allusif, nous sommes enclins à dire
qu’une ronde de signifiants constitue l’ « Eternel retour » du même. En l’occurrence dans
838
MALLARMÉ (S.), cité par BENMUSSA (S.), « Pourquoi lire NIETZSCHE aujourd’hui ? », in
Magazine littéraire « NIETZSCHE contre le nihilisme », n°383, janvier 2000
839
THIBAUDET (A.), cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de
Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 334
840
(Sous la coordination scientifique de Thierry LENAIN), L’Image. DELEUZE, FOUCAULT,
LYOTARD, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997, p 8
841
DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., p 60
285
cette constellation de signes, cet entrelacs serré d’idées, ce foisonnement d’images et de
symboles qui jaillissent ici et là : « C’est à la nature qu’est rattachée la
répétition « pure », c’est-à-dire la reprise éternelle des mêmes phénomènes dans un
développement temporel de l’ordre du cycle. La répétition de l’identique s’inscrit dans le
mouvement perpétuel et fermé sur lui-même de la révolution, qui fait revenir et repasser
périodiquement par les mêmes points les mêmes éléments. La permanence de la nature
physique, la transformation et le devenir des éléments, sont ainsi référés à l’éternel retour
du même. On retrouve dans les textes de QUENEAU, BECKETT, DURAS et SIMON la
même philosophie de la nature, inspirée de la tradition grecque et du prolongement de
celle-ci dans le système hégélien. Parallèlement à l’histoire humaine où ne règnent ni
périodicité ni répétition de l’identique, la nature est présentée comme le domaine de la
monotonie. »842
Pour ainsi dire, dans ce jeu de renvoi de termes que constitue l’ « Eternel retour »,
les points les plus en vue sont : la volonté de puissance et la sélection, la contradiction du
différent.
Or ces termes ont un dénominateur commun : l’affirmation dionysiaque du monde
s’apparentant au perspectivisme dont « le principe paradoxal est que plus il y a de points
de vue subjectifs, plus l’objet à connaître a de chances de l’être objectivement »843.
Ainsi c’est le « vouloir vivre » qui se trouve défini dans le « Retour des
personnages » balzacien comme dans l’ « Eternel retour » nietzschéen, à partir du
paradoxe ontologique « être-paraître ». Dans ce paradoxe se recouvrent les contradictions
internes de l’être, c’est-à-dire la nature qui est démembrement et remembrement.
842
843
BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, op. cit., p 157
FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 58
286
En somme, L’ « Eternel retour », pris dans son sens strict, signifie que chaque
chose n’existe qu’en revenant, copie d’une infinité de copies qui ne laissent subsister
l’original ni même d’origine. C’est pourquoi l’ « Eternel retour » est dit « parodique » : il
qualifie ce qu’il fait être (et revenir), comme étant simulacre (…) Le simulacre est le vrai
caractère ou force de ce qui est – « l’étant » (…) le chaos et l’ « Eternel retour » ne sont
pas deux choses différentes. »844
Pour ainsi dire, la répétition devient la règle du jeu cosmique, le principe du
changement au sens où l’entend Zarathoustra : « Tout va ; tout revient ; la roue de l’être
tourne éternellement – tout refleurit, l’année de l’être tourne éternellement, tout se brise,
tout est nouvellement assemblé, éternellement se construit la maison de l’être. Tout se
déclare, tout se salue à nouveau ; l’anneau de l’être demeure éternellement fidèle à luimême. »845
Par L’ « Eternel retour », NIETZSCHE avance une prédication : il entend montrer
que l’artiste, producteur des illusions, des « belles apparences », est seul à pouvoir recommencer l’acte originaire – la création. De même que la Comédie humaine, à travers
son procédé du « Retour des personnages », est « une imitation de Dieu le Père », de
même l’ « Eternel retour » se veut le mouvement de l’Eternel recommencement de la
création.
Car ce dont retourne la Comédie humaine, c’est l’intensité de la création, une
création dissidente, débordante, massive, puissante, nominant aussi bien la déréliction
que la forme alternative : l’invention du nouveau
844
845
DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., pp 92-93
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 269
287
L’attendu de cette troisième partie de notre travail s’auréole de la thématisation de
la crise des valeurs, de la contestation de l’institution, comme de ses nouvelles formes de
légitimation. L’écriture romanesque balzacienne porte les stigmates de la modernité dans
la vision de l’homme aux prises avec l’insignifiance, la contingence, la difficulté d’être
ainsi que le tourment de la mort. L’exubérance ici se propose de configurer un monde
contaminé par les relents de mort qui touchent toutes les structures sociétales. Cependant,
le tragique de la mort, la destruction d’une certaine forme de réel s’inscrivent dans la
dynamique moderne que sous-tend le nihilisme. Le nihilisme décelé ici se réclame de
NIETZSCHE dans la mesure où il postule la référence à l’homme dans sa subjectivité
mettant au repos la métaphysique traditionnelle. Le nihilisme indique dès lors ce à quoi la
pensée doit s’ouvrir, et ce par quoi le monde doit être régénéré.
Le crépuscule de cette méditation sur l’écriture balzacienne nous convoque à un
jeu subtil de déconstruction et reconstruction. L’univers qui ainsi périclite signifie que
quelque chose de plus consistant, de plus fiable doit naître des cendres de l’ancien. Si la
spécificité du discours littéraire est de permettre l’articulation d’un monde qui se doit lire
comme une série de déviations par rapport à la norme, comme une sorte de violence
linguistique, il s’inscrit aussi comme un effet d’ « étrangeté » qui instaure sa littérarité.
C’est cet horizon d’ « étrangeté » qui ouvre de nouvelles frontières chez BALZAC. Son
écriture témoigne et explore la dégradation sous toutes ses formes, dégradation
symbolisée par la mort in fine, l’ébranlement du monde, la crise des valeurs. C’est une
recherche sémantique à partir du non-sens et de l’insignifiance. Sur un plan purement
littéraire, cette forme d’écriture aux frontières de l’inconscient et de la rationalité
comporte des signes de légitimation de l’art. La littérature n’advient que si son discours
se différencie de tous les autres. Or, le refus de l’académisme, la dissidence, la massivité
288
débordante, le grossissement si révélateurs de l’écriture de BALZAC, répondent à cette
exigence : instituer une écriture de la crise, c’est donc ériger pleinement une poétique
capable de configurer tout un esprit, tout un mode de civilisation tel que le fait BALZAC.
Le romanesque répond au mot d’ordre déconstructionniste et nihiliste en récusant les
anciennes structures ou valeurs, en créant de nouvelles formes de légitimation du vrai, du
beau et du bien. Le romanesque balzacien est pleinement moderne car il prête flanc à la
pluralité interprétative. Le sens est ouvert et l’herméneute peut y trouver ses objets
d’investigation. Le contenu est livré et peut créer ou le malaise ou le plaisir tel que nous
le rapporte ici BAUDELAIRE : « Un jeune écrivain qui a écrit de bonnes choses, mais
qui fut emporté ce jour-là par le sophisme socialistique, se plaçant à un point de vue
borné, attaque BALZAC dans La Semaine, à l’endroit de la moralité. BALZAC, que les
amères récriminations des hypocrites faisaient beaucoup souffrir, et qui attribuait une
grande importance à cette question, saisit l’occasion de se disculper aux yeux de vingt
mille lecteurs. Je ne veux pas refaire ses deux articles ; ils sont merveilleux par la clarté et
la bonne foi. Il traita la question à fond. Il commença par refaire avec une bonhomie
naïve et comique le compte de ses personnages vertueux et de ses personnages criminels.
L’avantage restait encore à la vertu, malgré la perversité de la société, que je n’ai pas
faite, disait-il. Puis il montra qu’il est peu de grands coquins dont la vilaine âme n’ait un
envers consolant. Après avoir énuméré tous les châtiments qui suivent incessamment les
violateurs de la loi morale et les enveloppent déjà comme un enfer terrestre, il adresse
289
aux cœurs défaillants et faciles à fasciner cette apostrophe qui ne manque ni de sinistre ni
de comique : Malheur à vous, messieurs, si le sort des Lousteau et des Lucien vous
inspire de l’envie ! »846
846
BAUDELAIRE (C.), « Les Drames et les romans honnêtes », in La Semaine théâtrale, novembre 1857.
Cf. http://pages.globetrotter.net/pcbcr/balzac.html
290
POUR NE PAS CONCLURE
291
Les lecteurs de cette dissertation savent que tout l’effort, dans cette affaire, a
constitué à lier la vision représentationnelle du néo-réalisme balzacien au perspectivisme
nietzschéen. Ceci s’ouvre sur ce que
Michel MEYER nomme le paradigme
problématologique847, « au sens où des questions s’enchaînent et se transforment ellesmêmes en de nouveaux problèmes, par un faisceau de combinaisons toujours plus
complexes »848. Aussi, ruinons-nous toute prétention à conclure car, « toute prétention à
conclure, à faire le point, ou, ce qui revient au même, à prévoir, ressortit toujours en
quelque manière à la philosophie de l’histoire »849. De plus, l’effet de la méthode
herméneutique et son toucher du perspectivisme, confrontée à la masse constante du
dialogue toujours renouvelé du « Retour des personnages » et de l’ « Eternel retour du
même », est de nature à récuser tout réflexe totalitaire, mais exige la mise en question
permanente de ses résultats : « Eu égard à cette production perpétuelle, à ce travail infini
du signifiant sur lui-même, le « texte » s’oppose à l’ « œuvre » close, unité finie, partie
d’un ensemble nombrable. »850
L’univers balzacien laisse entendre une parole de la tragédie où se manifeste pour
l’homme le risque de l’abandon, du péril. Ce sont déjà ici les prémisses de la déréliction.
Cet univers ne peut plus se « situer » dans un monde « désubstantivé », « orphelin » de
ses valeurs fondamentales. Tout au long de cette dissertation, nous avons fait une lecture
847
La problématologie se décline non seulement comme étant ce dialogue constant avec la tradition
cognitive, c’est-à-dire avec le tout de la pensée, mais surtout comme une science sans clôture qui construit
des objets eux-mêmes créant de nouveaux problèmes. Cf. MEYER (M.), De la Problématologie.
Philosophie, science du langage, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p 9
848
BIYOGO (G.), « La théorie littéraire en questions », op. cit., p 22
849
CHÂTELET (F.), in La Philosophie au XXè siècle, (sous la direction de François CHÂTELET), Paris,
Hachette, 1979, rééd. Belgique, Marabout, 1979, p 330
850
BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, op. cit., p 14
292
du tragique dans Le Père Goriot, œuvre qui inaugure un paysage nouveau où le roman
contemporain travaille et excède « l’apérité »851 extensive et illimitée. C’est ainsi que
nous y avons indexé la question du tragique, son surgissement même comme préfigurant
les problèmes philosophique et métaphysique des temps Modernes. Remontant à
ESCHYLE au IV e siècle avant JÉSUS-CHRIST, la question du tragique s’apparente aux
destins douloureux qui tissent notre existence et au combat avec la mort.
A l’aube de notre réflexion, en son aurore même, nous sommes parti en terre
grecque pour entendre et localiser la définition du tragique, posé comme insuffisance,
comme réduction de vie ; l’homme abandonné à lui-même.
Dans la première partie, l’essence expositionnelle et problématique de la question
du tragique nous a permis de mettre en relief l’homologie structurale entre le nihilisme
nietzschéen et la crise des valeurs du monde balzacien. Le nihilisme nietzschéen se mêle
à la tentative pour restituer à l’homme la place qu’il a perdue depuis SOCRATE en
transitant par la Révolution française de 1789. Les résultats auxquels nous sommes
parvenu ont montré que le roman balzacien est à lire comme une critique de la société
bourgeoise du XIXe siècle et comme une exhortation de notre société à retrouver son
destin créatif et inventif.
Dans le temps même où cette première partie nous devenait enfin connaissable,
l’approche herméneutique nietzschéenne projetait une prédication : au-delà du comique,
du tragique, nous devons saisir le texte littéraire comme forme première d’écoute et de
réponse. Ici, la maladie de l’Etat moderne correspond à l’héritage artistique et aux a
851
« Concept décrivant ici le principe d’une ouverture illimité, à la manière de l’Apeiron du présocratique
ANAXIMANDRE, ou du moins du Noun égyptien, origine sans origine, contenant des possibles et les
ouvrant progressivement à leur actualisation… Le Noun déploie une parole qui s’ouvre sans cesse au
293
priori idéologiques issus du socratisme, du rousseauisme et de la vision du monde selon
l’ordre chrétien.
Cette situation dévitalisante qui symbolise le monde (et sa raison) dénature la
tragédie selon NIETZSCHE et, précisément, c’est ce philosophème socratique de
« vérité »852 que BALZAC va refuser dans Le Père Goriot.
Par une rétrospection généalogique, le tragique a permis de cerner le dispositif du
déclin de la morale moderne comme ce qui tour à tour serait mouvement et souche du
socratisme. Or, par cela que ce socratisme est le lieu même où s’édicte la tricherie, ne se
peut-il pas que par éclipse, l’homme se réapproprie le « jusque-là-nié » ? Qu’il sollicite
une relecture de celui-ci à travers un regard rivé sur Dionysos ? « Rejeter cet élément
dionysien, c’est ce qui nous apparaît maintenant comme la tendance d’EURIPIDE (…)
EURIPIDE lui-même fut un masque : la divinité qui parlait dans sa bouche n’était pas
Dionysos, non plus Apollon, mais un démon qui venait d’apparaître appelé
SOCRATE. »853
monde comme son propre avenir ». Cf. BIYOGO (G.), « Essai de Résolution de L’aporie et des
controverses sur l’interprétation du texte », op. cit., p 301
852
« (…) le « sens de la vérité » ou la volonté de vérité n’est pas commandée par l’instance de la morale,
comme le croit l’homme empreint par la métaphysique platonisante pour se masquer son mensonge
originel, la projection inavouée du faux semblant des formes de son entendement dans la réalité, mais ce
sens ou cette volonté de vérité est bien plutôt commandée par notre vie elle-même, non seulement parce
qu’elle a besoin de moyens pour se maintenir, mais en tant qu’elle est volonté de puissance (Macht-wille).
La volonté de vérité ne relève pas seulement d’une vie qui ne peut regarder la réalité en face, de crainte de
se perdre dans le fleuve du devenir, d’une vie faible, mais d’une vie qui cherche à avoir une puissance
toujours accrue sur la réalité, poussée par une force interne, voire même une exubérance qui tend toujours à
se dépasser. La thèse de NIETZSCHE est bien celle-ci : la volonté de vérité relève de la volonté de
puissance propre à la vie en son exubérance…» Cf. SCHÜSSLER (I.), La Question de la vérité. Thomas
d’AQUIN - NIETZSCHE – KANT – ARISTOTE – HEIDEGGER, Dijon–Quetigny, Editions Payot
Lausanne, coll. « Philosophie–Genos », 2001, p 62
853
NIETZSCHE (F.), La Naissance de la Tragédie, op. cit., p 104
294
Précisons que cette forme d’évaluation du monde (Raison, Vertu, etc.) permet de
saisir l’essence même de la pensée balzacienne consistant en un effort pour excéder la
réification des valeurs et pour réapproprier l’expérience authentique de la création.
C’est ce qui est explicité dans la deuxième partie de notre mémoire puisqu’elle
autorise une nouvelle anthropologie qui tient que l’homme « révolté » peut exprimer une
liberté authentique. Seul cet homme – préfiguration de l’anthropologie camusienne –
survit aux décombres de l’histoire.
En effet avec Le Père Goriot, BALZAC pense l’incidence de l’éclatement des
valeurs en Occident. Il veut traduire les effets dévastateurs de cette « tragédie du sens ».
La Comédie humaine, loin d’édulcorer le sentiment tragique l’aggrave en dévoilant
l’absurdité fondamentale de la condition humaine. Les caricatures humaines que sont le
père Goriot, les Nucingen, les Poiret, les Restaud, etc., suggèrent qu’il n’y a pas de
dignité humaine : la contingence de l’existence s’autorise du déchirement de l’homme,
partagé entre la passion et la Raison ; l’écrasement de l’homme par un incompréhensible
destin.
BALZAC traduit ainsi avec prégnance la conscience chaotique de notre monde où
le sens originaire est disloqué, tandis que les succédanées de la société bourgeoise se
révèlent vains.
Même si BALZAC s’inspire au départ des incidents historiques qui influencent
notre vécu, son hétérologie les contrefait, les dénature. Etant donné que la croyance des
hommes en Dieu a disparu ici, le père de la Comédie humaine instruit de nouvelles
valeurs : l’autodépassement de l’homme qui surmonte sa propre humanité. Et comme le
295
dit Martin HEIDEGGER, le règne sur la terre passe « (…) aux mains d’un nouveau
vouloir de l’homme déterminé par la volonté de puissance »854.
Honoré de BALZAC énonce cette heure du « Grand midi »855 à travers des
personnages tels que Vautrin, Madame de Beauséant ou le dernier Rastignac.
Mais au commencement de ses désirs « trop humains », au commencement de
tout, il y a le langage. Or le langage « (…) est un dire de ce qui se révèle et s’adresse à
l’homme de maintes manières, dans la mesure où l’homme ne se ferme pas à ce qui se
montre, en vertu de la domination du penser objectivant et en se bornant à celui-ci… »856.
Voilà pourquoi la véritable pensée de BALZAC est pensée à travers son « écriture
machine-à-vapeur ».
En quoi notre troisième partie postule une nouvelle dimension du roman qui,
décelant la tricherie d’une humanité conformiste et morbide, excède ce drame en lui
suppléant une poétique de l’extension. L’écriture violente les revers idéologiques en se
proposant par « intention quérulente » de réparer l’illogisme de la société. Dans cet élan
de refiguration de l’existence au sens ricoeurien, l’écriture, refusant la médiocrité du
monde, ambitionne d’établir une existence autre, authentique. L’écriture dépasse
l’absurde pour saisir la subtilité des suggestions positives et sémantiques du romanesque,
au sens où la vérité romanesque ruine et transfigure le mensonge de l’histoire.
854
HEIDEGGER (M.), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROCKMEIER et F. FEDIER, Paris,
Gall., coll. « Classiques de la philosophie », 1962, p 307
855
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320
856
HEIDEGGER (M.), cité par GUIDAL (F.), … et combien de dieux nouveaux -HEIDEGGER, Paris,
Editions Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie de l’esprit », 1980, p 119
296
En pointant l’écriture de BALZAC comme une poétique de l’extension, on
comprend que sa pensée s’arrime à celle NIETZSCHE, dont l’ultime tension est
l’invention d’un Surhomme, victorieux des valeurs moribondes et se riant des idoles de
toute sorte…
Mais, en vérité, c’est là une expérience dérivée du comportement linguistique
comme nous le dit Francis GUIBAL : « L’homme se caractérise donc, pour
HEIDEGGER comme pour la tradition la plus classique, par le fait d’avoir en propre le
Logos. Mais ici, c’est plutôt l’homme qui apparaît au langage que l’inverse ; et le dire,
qui le traverse et le constitue en sa vocation fondamentale, c’est lui-même le dire de
l’Etre, le lieu où l’Etre se donne à éprouver. »857
Avec Le Père Goriot, BALZAC a nommé l’expérience tragique. Il l’a comme
vécue et éprouvée. Si « A Paris, rien ne résiste au jet des choses », BALZAC tient donc le
sacré en ces temps mauvais. Et avec son aura déconstructiviste, BALZAC a supplée Dieu
comme nous le commente Jean LAROSE : « Dans sa préface à L’histoire des Treize,
BALZAC déclare sans ambages que l’écrivain génial doit « usurper sur Dieu ».
L’idée même de génie implique cette rivalité avec la toute puissance. »858
Son roman fluctue et tente de retrouver le sens du temps. Il a vu pour reprendre
les mots de Michel SERRES « l’ichnographie »859. En espérant les carences du monde
moderne, BALZAC a produit un chef-d’œuvre. Mais qu’est-ce donc que l’ichnographie,
857
GUIBAL (F.), … et combien de dieux nouveaux - HEIDEGGER, op. cit., p 121
LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 18
859
« C’est l’ensemble des profils possibles, l’intégrale des horizons est le possible, ou le connaissable, ou le
productible, c’est le puit aux phénomènes. » Cf. SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit., p 98
858
297
le chef-d’œuvre, où le terme chef ne désigne pas l’unique et la rare réussite, mais bien le
capital, le stock, le puits abyssal ?
Ecoutons à nouveau Michel SERRES pour répondre à cette question éponyme :
« Le chef-d’œuvre est inconnu, seule l’œuvre est connue, connaissable. Le chef est la
tête, le capital, la réserve, le stock et la source, le commencement, l’abondance. Il est
dans les interstices intermédiaires entre les manifestations de l’œuvre. Nul ne produit une
œuvre s’il ne travaille pas dans cette nappe continue d’où surgit, parfois, une forme. Il
faut nager dans le langage et se plonger, comme perdu, dans son bruit, pour que naissent
une démonstration ou un poème denses. L’œuvre est faite de formes, le chef-d’œuvre est
fontaine informe de formes, l’œuvre se fait de temps, le chef-d’œuvre tremble de
bruits. »860
En ce sens, le roman de BALZAC est passionnant parce qu’il nous fait faire un
saut vers le vivant et les signes jetés.
Il y a bien du BALZAC chez NIETZSCHE comme il y a du NIETZSCHE chez
BALZAC : « On a cherché à expliquer l’énorme influence de NIETZSCHE sur la culture
française par un nietzschéisme préexistant. Je propose de renverser cette fausse
perspective. C’est NIETZSCHE lui-même qui, par sa connaissance intime de la littérature
française, s’était assimilé à la culture française »861.
860
861
SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit.,pp 97-98
Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 5
298
Et pour voir encore plus clairement les choses, nous savons que NIETZSCHE ne
se privait pas de nommer et d’indexer ses « impossibilités »862 dans la littérature
française. Il admirait VOLTAIRE pour l’esprit aristocratique qu’il incarnait. Il haïssait
ROUSSEAU qui symbolisait le dogme égalitaire : « Le « sang » de ROUSSEAU est,
comme celui de SOCRATE, dégénéré ; sa pensée est celle de la décadence (…) La
révolution que prépara ROUSSEAU ne pouvait donc être un remède à la décadence.
Comme la réforme luthérienne, elle n’est qu’une « jacquerie de l’esprit », débordant
d’une insondable haine des hommes supérieurs et des hautes valeurs. Ce vaudeville
plébéien révèle la parenté de ROUSSEAU et de LUTHER.
L’un et l’autre prétendent, en prêchant l’égalité, revenir à un état primitif, naturel et pur ;
mais, de même que le christianisme primitif de LUTHER est faussé, de même l’état de
nature décrit par ROUSSEAU est mensonger. ROUSSEAU a dissimulé tout ce que les
tendances et les instincts naturels ont de violent, de redoutable, voire de cynique dans leur
force. »863
Ainsi, à travers toute commotion sociale, ROUSSEAU est mis en accusation. « Il
fait partie, comme KANT et comme Victor HUGO, des « impossibilités » de
NIETZSCHE. Il est un des cinq « non » de NIETZSCHE dénoncés dans La Volonté de
puissance864. Dès l’hivers 1883-1884 NIETZSCHE se plonge dans la littérature française
contemporaine en vue d’en dégager une théorie de la décadence : « Il est très
remarquable que les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme,
les quatre plumes les plus entièrement vouées à l’art aient précisément comparu sur les
862
L’expression est de Simone-Goyard FABRE, in NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 101
GOYARD – FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 102
864
NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, op. cit., p 463
863
299
bancs
de
la
police
correctionnelle :
BAUDELAIRE,
FLAUBERT
et
les
GONCOURT. »865
Robert KOPP nous apprend qu’il songe à faire une « (…) histoire du nihilisme
européen, chapitre : Le pessimisme, sous-chapitre : Le pessimisme littéraire »866.
Mazzino MONTANI867 a établi avec exactitude la liste des auteurs pessimistes que
découvre NIETZSCHE à cette époque : Théophile GAUTHIER, Gustave FLAUBERT,
les GONCOURT, MAUPASSANT, Ferdinand BRUNETIÈRE, Jules LEMAÎTRE,
Eugène FROMENTIN, MÉRIMÉE868, SAINTE-BEUVE, TAINE et RENAN, Ximenès
DOUDAN.
Le cas ZOLA occupe aussi la critique nietzschéenne qui s’inquiétait de son
influence néfaste en Allemagne : « Quand NIETZSCHE attaque violemment ZOLA, il
n’est guère original par rapport à nombre de ses compatriotes. »869 Les femmes écrivaines
françaises ne sont pas épargnées. En 1899, Elisabeth FORSTER-NIETZSCHE, la sœur
de NIETZSCHE, dans son introduction à la traduction allemande de la monographie
d’Henri LICHTENBERGER870, publiée chez Carl REISSNER, éditeur à Dresde et à
Leipzig, écrit : « Envers une femme écrivain de la même époque, Mme de STAËL,
865
NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps
présent, op. cit., p 14
866
KOPP (R.), « NIETZSCHE, BAUDELAIRE, WAGNER. A propos d’une définition de la décadence »,
in Travaux de littérature, publiés par l’ADIREL, vol. I, Paris, Klincksieck, 1988, p 8
867
MONTINARI (M.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè siècle au temps
présent, op. cit., p 9
868
Le pessimisme de MÉRIMÉE est bien mis en exergue par Jean d’ORMESSON qui, après avoir montrer
que pour MÉRIMÉE les hommes sont mauvais et que pour ce dernier il faut avoir pour devise « Souvienstoi de te méfier », nous rapporte les fragments d’une lettre de MÉRIMÉE à une amie : « Défaites-vous de
votre optimisme. Il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire ». Cf. Une
Autre histoire de la littérature française, op. cit., p 201
869
CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, op. cit., p 53
870
Le RIDER (J.), « NIETZSCHE und Frankreich. Der Meinungswandel E. FÖRSTER- NIETZSCHES
und Henri LICHTENBERGERS“, in NIETZSCHE-Studien, vol. 27, 1998
300
il éprouvait la même antipathie que NAPOLEON – mais pour d’autres raisons ! Il
l’appelait une femme masculinisée « qui avait osé, avec une prétention effrontée,
recommander les Allemands comme de doux nigauds, plein de bon cœur, sans volonté et
poètes, à la bienveillance de l’Europe ». NIETZSCHE voulait bien porter lui-même des
jugements sévères sur les Allemands et sur l’Allemagne, mais les jugements
condescendants portés par des étrangers le rendaient furieux. »871
Dans la section des Fragments posthumes datés de novembre 1887 à mars 1888
par G. COLLI et M. MONTINARI, NIETZSCHE indexe « la littérature nerveusecatholique-érotique ; le pessimisme littéraire en France / FLAUBERT. ZOLA.
GONCOURT. BAUDELAIRE »872.
S’agissant de Charles BAUDELAIRE, « ce personnage bizarre », en lequel
NIETZSCHE voyait un des représentants types de « l’âme moderne », un décadent,
comme WAGNER et DELACROIX : « BAUDELAIRE n’est pas seulement un décadent,
mais aussi un idéaliste, un platonicien chrétien, ce qui le rapproche dangereusement des
amateurs d’arrière-mondes. »873
Robert KOPP signale aussi que dans une lettre adressée le 26 février 1888 de Nice
à Peter GAST, NIETZSCHE écrit : « Cher ami, temps sinistre, ce dimanche après-midi,
grande solitude ; je trouve rien de plus agréable pour m’occuper que de vous écrire et de
871
FORSTER-NIETZSCHE (E.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle
au temps présent, op. cit., p 34
872
NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps
présent, op. cit., p 13
873
NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps
présent, op. cit., p 10
301
bavarder un peu avec vous. Je m’aperçois à l’instant que j’ai les doigts bleus ; mon
écriture ne sera déchiffrable que pour celui qui saura la déchiffrer (…)
J’ai eu le plaisir, aujourd’hui, de me voir donner raison à propos d’une réponse
que j’avais suggérée, alors que la question même pouvait sembler extrêmement
hasardeuse, à savoir « Qui jusqu’à présent a été le mieux prédisposé à rencontrer
WAGNER ? Qui a été le plus naturellement et le plus intimement wagnérien, malgré
Wagner et sans WAGNER ? » Sur quoi je m’étais toujours dit : c’était ce personnage
bizarre, aux trois quarts fou, de BAUDELAIRE, le poète des Fleurs du Mal. J’avais
regretté que cet esprit profondément apparenté n’eût pas connu WAGNER de son vivant ;
j’avais souligné dans ses poèmes les passages qui témoignent d’une sorte de sensibilité
wagnérienne qui ne s’est exprimée nulle part ailleurs en poésie (BAUDELAIRE est
libertin, mystique, « satanique », mais surtout wagnérien) ».874
Ce qui aurait plu à NIETZSCHE chez BALZAC, c’est l’intégrale exactitude du
« donné-là ». Qu’est-ce à dire ? Refus d’ « …acquiescer au réel tel qu’il est, (d’) assumer
la réalité telle qu’elle est. »875
Etablissons notre point de vue par deux discours qui instaurerait une conversation
ouverte entre NIETZSCHE et BALZAC.
Pour discerner la signification propre au mot « réalisme » Jacques CHEVALIER
part d’une comparaison entre BALZAC et ZOLA : « (…) Or, c’est précisément en cela
que réside la confusion : car celui qui ne s’attache qu’à la réalité matérielle s’attache à un
874
KOPP (R.), « Il y a beaucoup de WAGNER chez BAUDELAIRE », in Magazine littéraire
« NIETZSCHE contre le nihilisme », op. cit., p 59
875
NIETZSCHE (F.), cité par FAYE (J.P.), Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, op. cit., p112
302
seul aspect de la réalité, et non pas sans doute à celui qui importe le plus. Car au dessus
de la réalité matérielle, il y a la réalité morale : au-dessus du ventre, disait PLATON, il y
a le cœur, et il y a la tête. Ceux qui, pareils à ZOLA ou à ses sectateurs, ont négligé ces
deux derniers termes pour ne retenir que le premier, ou pour ne voir dans les deux autres
que le siège des pires tentations, ne sont pas des réalistes au sens propre du mot : ce sont
des romantiques de la laideur, des visionnaires délirants, hallucinés par la fange. « L’œil
de ZOLA, ou sa plume, déforme et agrandit tous les objets. C’est un rêve monstrueux de
la vie qu’il nous offre : ce n’est pas la réalité simplement transcrite. » (Cf. G. LANSON,
Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1916, p 1080). Et si l’on peut
justement dénommer un VELAZQUEZ ou un BALZAC des réalistes, c’est parce qu’ils
ont vu et reproduit dans leurs œuvres l’intégrale réalité, en mettant les divers degrés dans
leur ordre : il est à remarquer que, dans la Comédie humaine, le vice est vice, la vertu
vertu, que l’un est toujours puni, l’autre récompensé, et si le Christ de VELAZQUEZ est
du plus beau réalisme, c’est parce que, derrière cette scrupuleuse anatomie, transparaît,
resplendit et rayonne la plus haute réalité spirituelle… »876
En réponse877 à l’envoi de Crépuscule des idoles (lettre du 14 décembre 1888)878,
Jean BOURDEAU, rédacteur du Journal des débats et de la Revue des Deux Mondes,
estime d’abord que ce manuscrit ne semble pas de nature à pouvoir être publié,
ensuite il écrit des phrases sévères sur NIETZSCHE, qualifiant sa philosophie de
876
CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, op. cit., pp 134-135
Il faut préciser que cette réponse arrivera trop tard après l’effondrement de NIETZSCHE, le 3 janvier
1889, sur la place Carlo ALBERTO, à Turin. Il restera captif de la démence pendant 11 ans. Il meurt, à
Weimar, le 25 août 1900
878
Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France, op. cit., p 44
877
303
perverse et cruelle, marquée par la force brutale et la méchanceté cynique, et la
comparant au « discours de Vautrin et de Rastignac sur l’art du pouvoir »879.
BALZAC vivait et faisait corps avec sa fiction. Elle était l’aliment philosophique
dont se nourrissait sa propre existence. La Comédie humaine était sa feinte, entendu que
« la feinte, c’est encore le triomphe de la vérité, puisqu’en jouant son existence
l’individu, loin de vivre dans l’illusion de son autonomie, participe à la réalité du monde
que NIETZSCHE, à la suite d’HERACLITE, assimile au jeu d’un enfant qui s’amuse à
poser des pierres ça et là, à faire des tas de sable et à les renverser (…) »880.
C’est en cela que, sentant son « aube matinale »881 arrivée, « NIETZSCHEZarathoustra » se demande : « Ma passion et ma compassion – qu’importe d’elles ? Estce que je recherche le bonheur ? »882. Et sa réponse est d’une vérité éclatante : « Je
recherche mon œuvre ! »883
En appelant Horace Bianchon, le grand médecin de sa Comédie humaine, dans le
désarroi de ses pensées de mourant – « Ah oui ! je sais. Il me faudrait Bianchon,
Bianchon me sauverait, lui ! »884 – BALZAC élève son romanesque en symbole de la
vie renaissante comme le susurre ici Michel RANDOM : « Prendre conscience de la
nature visible et invisible du réel comme un seul Tout et incarner cette vision dans sa vie
879
BIANQUIS (G.), NIETZSCHE en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Paris, Félix
Alcan, 1929, p 4
880
FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 62
881
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320
882
NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320
883
idem, p 320
884
Cité par ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., p 491
304
est la meilleure manière d’intervenir dans la complexité apparente et réelle des
phénomènes et de contribuer à engendrer un nouveau réel. Dès lors, la conscience peut
agir, c’est-à-dire relier, intégrer, faire participer une partie de plus en plus grande de
l’humanité à ce nouveau réel. C’est pourquoi, l’arbre peut croître et fleurir en dépit du
chaos qui l’entoure. Cet arbre, c’est avant tout, le retour au sens des valeurs, à l’éthique et
à la vie. »885
La nuit du 17 au 18 août 1850, le père de la Comédie humaine s’en est allé. Stefan
ZWEIG rapporte que les cordons du poêle furent tenus par Victor HUGO, Alexandre
DUMAS, SAINTE-BEUVE, et le ministre BAROCHE. HUGO était le seul avec qui il
avait eu des rapports d’intimité. SAINTE-BEUVE était même son ennemi le plus
acharné, « le seul pour qui il ait eu vraiment de la haine »886.
Au cimetière du Père-Lachaise, à l’endroit même où Rastignac avait lancé son
ultime défi, laissons Victor HUGO clamer encore et encore l’incontestable originalité et
la force de BALZAC : « L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux
à qui la douleur publique fait cortège (…) Aujourd’hui, le deuil populaire c’est la mort de
l’homme de talent ; le deuil national c’est la mort de l’homme de génie. Messieurs, le
nom de BALZAC se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à l’avenir…
Sa mort a frappé Paris de Stupeur. Depuis quelques mois, il était rentré en France.
Se sentant mourir il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d’un grand voyage on
vient embrasser sa mère ! Sa vie a été courte, mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de
jours !
885
886
RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit., p 45
ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., p 493
305
Hélas ! Ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce
poète, ce génie a vécu parmi nous cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats,
commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui le voici en paix. Il
sort des contestations et des haines. Il entre le même jour dans la gloire et dans le
tombeau. Il va briller désormais au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes parmi
les étoiles de la patrie ! (…) Non, ce n’est pas l’Inconnu ! Non, je l’ai déjà dit dans une
autre occasion douloureuse et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n’est pas la nuit,
c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin, c’est le commencement ! Ce n’est pas le néant, c’est
l’éternité. N’est-il pas vrai, vous tous qui m’écouter ? de pareils cercueils démontrent
l’immortalité… »887
887
HUGO (V.), cité par ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., pp 494-495
306
I NDEX
307
INDEX DES AUTEURS
A
ANAXIMANDRE : 7, 54, 76, 77, 292
AL PACINO : 160
ALAIN : 27, 67, 138
ALEXANDRIE (P. d') : 220
ALLEM (M.) : 231
AMOSSY (R.) : 228
ARAGON (L.) : 14, 29, 262, 263
ARISTOTE : 19, 22, 54, 57, 69, 167, 185
ARMENTIER (L.) : 21
ARON (P.) : 21
ARTAUD (A.) : 262, 263
ASSOUN (P.-L.) : 23
AUBIGNÉ (d' A.) : 39
AVICE (J.P.) : 272
B
BAKHTINE (M.) : 109, 212
BARAQUIN (N.) : 95, 103, 218, 259
BARBÉRIS (P.) : 98, 117, 137
BARDÈCHE (M.) : 159, 170, 172, 173
BARDÈCHE (M.-L.) : 282, 285, 291
BARON (A.-M.) : 208
BARTHES (R.) : 18, 19, 20, 91, 96, 269
BATAILLE (G.) : 24, 43
BAUDELAIRE (C.) : 8, 28, 34, 40, 42, 47, 52, 102, 121, 122, 145, 234, 248,
253, 272, 278, 285, 288, 289, 299, 300, 301
BAUDRILLARD (J.) : 28
BEAUFRET (J.) : 136
BECK (B.) : 88
BECKETT (S.) : 182, 281, 285
BEETHOVEN (L. V.) : 50
BELL (D.) : 192
BELLESORT (A.) : 35, 36
BENJAMIN (R.) : 32
BENJAOUI (F.) : 225, 226, 232, 238
BERGSON (H.) : 198
BERGUIN (H.) : 6
BERNAC (H.) : 266
308
BERTHIER (P.) : 3, 30, 86, 92, 93, 172
BIANQUIS (G.) : 303
BIYOGO (G.) : 7, 15, 19, 25, 36, 45, 49, 91, 92, 101, 119, 131, 138, 161, 173,
177, 191, 245, 268, 269, 281, 291, 293
BLANCHOT (M.) : 23, 37, 52, 164, 254, 259
BONNEFOY (Y.) : 36, 37
BORDAS (É.) : 139
BORIE (J.) : 78, 79
BOSSUET (J.B.) : 178
BOURDEAU (J.) : 302
BOURDIEU (P.) : 218, 227, 234
BOUTERON (M.) : 3
BREL (J.) : 35
BRÉTON (A.) : 158
BRUN (J.) : 53, 76, 77, 82
BRUNEL (P.) : 4, 51, 247, 248
BRUNETIÈRE (F.) : 299
BURNIER (M.-A.) : 112, 114
BUTOR (M.) : 4, 162
C
CAMUS (A.) : 28, 59, 103, 112, 160, 169, 170,174, 184, 213, 253, 254, 255
CASTEX (P.G.) : 153, 231, 277
CASTILLO (M.) : 247
CÉSAIRE (A.) : 158
CHARLES (M.) : 250
CHATEAUBRIAND (R.de) : 42, 44, 45, 46, 110, 186, 271
CHÂTELET (F.) : 253, 291
CHAVANNES (F.) : 112
CHESTOV (L.) : 60, 76, 196
CHEVALIER (J.) : 12, 30, 31, 301, 302
CHEVREL (Y.) : 187, 299
CITRON (P.) : 164, 231
CIXOUS (H.) : 49
CLAUDON (F.) : 10, 11, 40, 43, 75
CLAUDEL (P.) : 39
CLÉMENT (C.) : 206
CLÉMENT (E.) : 21, 207
COMPAGNON (A.) : 133
COMTE (A.) : 65
CORNEVIN (R.) : 158
COURBET (G.) : 10, 14
309
COUTY (D.) : 110, 171, 229
CRASTRE (V.) : 43
CRISTIANI (H.) : 141, 148, 162
CROWE (R.) : 160
CURTIUS (E.R.) : 133, 134
D
DANGER (P.) : 209, 252
DARWIN (C.) : 204, 205, 208, 211
DELACAMPAGNE (C.) : 248, 249
DELACROIX (E.) : 300
DELEUZE (G.) : 152, 284, 286
DÉMOCRITE : 105
DERRIDA (J.) : 23, 49, 179, 180
DESCARTES (R.) : 19, 57, 58, 214
DIAZ (B.) : 182
DIDEROT (D.) : 73, 105
DOMENACH (J.-M.) : 126, 263
DOSTOÏEVSKI (F.M.) : 10, 32
DOUDAN (X.) : 299
DRUM (H.) : 158
DUBOIS (J.) : 219, 230, 259, 283
DUFIEF (A.-S.) : 121, 140
DUFIEF (P.) : 121, 140
DUFOUR (P.) : 256
DUMAS (A.) : 15, 304
DUMERY (H.) : 219
DUPUY (R.J.) : 204, 220, 221
DUROZOI (G.) : 92, 96, 185
E
ECHELARD (M.) : 8, 41
ECO ( U.) : 22, 128, 191, 268
EDZODZOMO-ELA (M.) : 217
EGLETON (T.) : 35
EINSTEIN (A.) : 198
ÉLUARD (P.) : 240, 243
ENGELS (F.) : 79
ÉPICURE : 105, 124
ESCARPIT (R.) : 111
ESCHYLE : 6, 7, 62, 292
EURIPIDE : 59, 293
310
F
FAGES (J.-B.) : 136, 151
FAUCHEREAU (S.) : 13
FAVRE (F.) : 191, 196, 253, 285, 303
FAYE (J.P.) : 240, 301
FEHER (H.) : 24
FERRY (L.) : 260
FEUERBACH (L.) : 107, 108
FLAUBERT (G.) : 47, 145, 248, 256, 276, 299, 300
FONTAINE (J.de la) : 214
FOULQUIÉ (P.) : 19
FRANCK (M.) : 179, 180
FREUD (S.) : 20, 23, 28, 93, 140, 141, 148, 206, 207, 208, 210, 211, 214
FROMENTIN (E.) : 299
G
GAARDER (J.) : 93, 207
GADAMER (H.-G.) : 264
GAILLARD (F.) : 196, 203, 251
GALILÉE : 105
GARDES-TAMINE (J.) : 10, 52, 212
GAUCHET (M.) : 38
GAUTHIER (T.) : 140, 299
GAUTHIER (U.) : 113, 114, 148, 184
GAUTIER (J.) : 226
GENETTE (G.) : 11, 22
GENGEMBRE (G.) : 119, 137, 146, 156, 203, 213, 238, 239, 277
GIDE (A.) : 219, 248
GIRARD (R.) : 23
GLEIZE (J.) : 220, 265, 268
GOETHE (J.W.V.) : 124
GOLDMANN (L.) : 94, 109
GOLDSCHMIT (M.) : 23, 209
GONCOURT (J. et E.) : 299, 300
GOYARD-FABRE (S.) : 53, 58, 59, 60, 61, 65, 68, 81, 83, 87, 129, 298
GRANGE (J.) : 246, 251, 254, 255, 270
GRANIER (J.) : 32, 84, 120, 195
GRATELOU (L.-L.) : 255
GROMAIRE (M.) : 13, 16
GUEST (G.) : 255
GUICHARDET (J.) : 121, 274, 275, 276
GUIDAL (F.) : 295, 296
311
GUITTON (J.) : 37
GUYON (B.) : 75, 115, 186, 262
H
HAAR (M.) : 46, 47, 48, 51, 122, 194
HALLYDAY (J.) : 43
HAMON (P.) : 276
HASTINGS (W.S.) : 197
HEGEL (G.W.F.) : 53, 97, 107, 122, 125, 135
HEIDEGGER (M.) : 20, 22, 32, 34, 43, 46, 47, 50, 51, 53, 54, 57, 80, 81, 132,
180, 249, 253, 259, 264, 295, 296
HEIMONET (J.-M.) : 32, 43, 281
HÉRACLITE (D’É.) : 7, 54, 94, 132, 284, 303
HERSCHBERG-PIERROT (A.) : 245, 247, 248, 250, 272
HOBBES (T.) : 178
HOFFMANN (L.F.) : 215
HÖLDERLIN (F.) : 132, 253
HOMÈRE : 31, 62, 235
HUBERT (M.-C.) : 10, 52, 212
HUGO (V.) : 15, 42, 43, 48, 49, 110, 246, 252, 298, 304, 305
HUISMAN (D.) : 51
HUMBERT (J.) : 6
HUSSERL (E.) : 20, 21, 92, 254
I
IGLESIAS (J.) : 43
J
JACCARD (R.) : 8, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 130
JACQUES (G.) : 256
JANICAUD (D.) : 150
JANKELEVITCH (V.) : 152
JEANNOT (A.) : 209
JEANSON (F.) : 56, 70, 112, 157, 158, 189, 195, 202, 204, 207
JULIA (D.) : 224
JUNG (C.J.) : 148, 202
K
K’ANG (H.) : 12
KAFKA (F.) : 147, 150, 165, 266
KANT (E.) : 45, 57, 58, 96, 223, 159, 178, 212, 298
KIERKEGAARD (S.A.) : 47
312
KLIMA (L.) : 78, 79
KOFMAN (S.) : 85, 198
KOPP (R.) : 299, 300, 301
L
LABOURET (M.) : 228
LACAN (J.) : 151, 152
LACROIX (J.) : 52
LALANDE (A.) : 58
LAMARTINE (A.) : 43, 44, 47, 110
LANSON (G.) : 302
LAROSE (J.) : 37, 256, 266, 270, 271, 273, 277, 278, 279, 280, 296
LE RIDER (J.) : 74, 297, 299, 300, 302
LE ROY LADURIE (E.) : 273
LEIBNIZ (G.W.) : 96, 178
LEMAÎTRE (H.) : 146
LEMAÎTRE (J.) : 299
LENAIN (T.) : 284
LÉNINE : 71, 106
LESCUYER (G.) : 69
LEUSSE (H.de) : 158
LEVAILLANT (M.) : 48
LÉVÈQUE (J.F.) : 257
LÉVINAS (E.) : 142
LÉVI-STRAUSS (C.) : 206
LÉVY (B.) : 220
LEVY (B.-H.) : 34, 102, 144, 145, 163, 224
LEVY (J.) : 12
LORANT (A.) : 32, 226
LUCRÈCE : 105
M
MACHIAVEL (N.) : 64, 68, 123, 178
MAISTRE (J.) : 78, 79
MALLARMÉ (S.) : 47, 172, 272, 284
MANGANELLI (G.) : 246
MARCEAU (F.) : 133, 188
MARCUSE (H.) : 108, 109, 183
MARX (K.) : 71, 79, 97, 106, 107, 122, 125
MAUPASSANT (G.) : 299
MAURIAC (F.) : 283
MAUROIS (A.) : 15, 110, 138, 185, 186, 188, 229, 283, 284
313
MÉRIMÉE (P.) : 47, 299
MESCHONNIC (H.) : 249
MEYER (M.) : 291
MICHAUD (G.) : 160
MILNER (M.) : 221
MITTERRAND (H.) : 29
MONTESQUIEU (Baron de) : 178
MORFAUX (L.M.) : 13, 22, 38, 47, 54, 57, 93, 96, 97, 150, 159, 193, 202, 226,
234, 262, 273
MOUCHARD (C.) : 245, 247
MOUNIER (E.) : 93
MOZET (N.) : 4, 99, 115, 116, 152, 258, 277
MUDIMBE (V.,Y.) : 163
MURA (A.) : 252
MUSSET (A.) : 42, 44, 75, 229
N
NERVAL (G.) : 110, 271, 278
NESCI (C.) : 29, 228
NEWTON (I.) : 105
NYKROG (P.) : 240
O
ORMESSON (J. d’) : 13, 44, 45, 47, 229, 299
OSTER (D.) : 31, 134
OUATTARA (B.) : 193
P
PARAIN (B.) : 192
PARMENIDE : 54, 125
PASCAL (B.) : 129, 239
PAZ (O.) : 28
PÉTIGNY (J.de) : 188
PHILONENKO (A.) : 85, 87, 122, 123
PLATON : 19, 54, 55, 56, 58, 60, 102, 108, 109, 181, 246, 302
POE (E.-A.) : 77
POPOVIC (P.) : 278
POULET (G.) : 105, 121, 154, 197
PRÉLOT (M.) : 169
PRÉVERT (J.) : 112
PRIGOGINE (I.) : 198, 199
PROUST (M.) : 147, 247, 271
PUZIN (C.) : 6, 7
314
Q
QUENEAU (R.) : 285
QUILLIOT (R.) : 46, 47
R
RANDOM (M.) : 9, 15, 303, 304
RENAN (R.) : 299
RENAUT (A.) : 167, 168, 169, 260
RICŒUR (P.) : 20, 23, 82, 264
RIEGERT (G.) : 117
RIMBAUD (A.) : 44, 50, 52
RISPAIL (J.-L.) : 158, 243
ROBBE-GRILLET (A.) : 281
ROBERT (M.) : 132, 199
ROUSSEAU (J.-J.) : 25, 41, 45, 64, 65, 66, 67, 68, 71, 72, 73, 74, 75, 85, 127,
178, 203, 210, 234, 298
ROUSSEL (A.) : 92, 96, 185
RUBY (C.) : 186
RUDICH (L.) : 203, 238, 239
RUSS (J.) : 19, 60, 256
S
SADE (Le Marquis de) : 23, 124, 127, 145, 209, 216
SAINTE-BEUVE (C.A.) : 46, 299, 304
SAINT-GERAND (J.-P.) : 255
SAMBA DIOP (P.) : 268
SAND (G.) : 44, 229, 230
SANDRAS (M.) : 253, 272
SARRAUTE (N.) : 23, 103
SARTRE (J.-P.) : 4, 28, 137, 139, 144, 203
SAULNIER (V.-L.) : 75
SAUTET (M.) : 235
SCHEHR (L.R.) : 30, 31, 266
SCHERER (R.) : 254
SCHOPENHAUER (A.) : 8, 77, 79, 130
SCHÜSSLER (I.) : 293
SCOTT (L.) : 264, 265, 266
SEIGNOBOS (S.) : 116, 117
SENART (P.) : 235
SERRES (M.) : 122, 166, 196, 199, 296, 297
315
SERVIER (J.) : 181
SHAKESPEARE (W.) : 111, 153
SOCRATE : 7, 18, 55, 59, 60, 61, 62, 63, 67, 68, 69, 73, 82, 127, 141, 189, 210,
292, 293, 298
SOLJENITSYNE (A. I.) : 239, 243
SOLLERS (P.) : 11, 267
SOPHOCLE : 7
STAËL (G.) : 42, 228, 229, 299
STAROBINSKI (J.) : 177
STEINER (G.) : 54, 55, 56
STENDHAL : 44, 138, 212, 219, 247, 253
STIRNER (M.) : 78, 79
STUART (M.) : 123
T
TAINE (H.) : 299
TERRASSE-RIOU (F.) : 184, 192
THÉLOT (J.) : 234
THÉVEAU (P.) : 154
THIBAUD (R.-J.) : 95
THIBAUDET (A.) : 147, 284
TODOROV (T.) : 5, 11
TOLSTOÏ (L.) : 10, 77, 78, 217
TORDJMAN (G.) : 234, 241
TORTEL (J.) : 76
V
VACHON (S.) : 178, 265
VADÉ (Y.) : 271
VALLÈS (J.) : 148
VAN GOGH (V.) : 199
VAN ROSSUM-GUYON (F.) : 4, 230
VAN-HEEMS (G.) : 33
VATTIMO (G.) : 124
VERGELY (B.) : 80, 81
VERLAINE (P.) : 44
VIGNY (A.) : 47, 110
VOILQUIN (J.) : 7
VOLTAIRE : 25, 66, 68, 73, 75, 119, 298
VRÉBOS (P.) : 38
W
WAGNER (R.) : 8, 65, 300, 301
316
WEBER (M.) : 218
WEYEMBERGH (M.) : 238
X
XINGJIAN (G.) : 11
Y
YOURCENAR (M.) : 226
YVER (C.) : 226
Z
ZERRAFA (M.) : 94, 109
ZOLA (É.) : 52, 299, 300, 301, 302
ZWEIG (S.) : 36, 282, 303, 304, 305
317
INDEX DES NOTIONS
A
Aboulie : 226
Absurde : 4, 138, 155, 182, 185, 217, 295
Actant : 87, 92, 94, 119, 199, 227
Ailleurs : 49, 50, 52, 109, 236, 278
Aliénation : 97, 226, 228
A-moralité : 217
Angoisse : 4, 39, 46, 77, 81, 120, 129, 149, 274
Apeiron : 76
A-perception : 96
Apérité : 292
Apodictique : 57
Apophantique : 22
Apophtègme : 164
Apostasie : 117
Approche systémique : 93, 94
Architectonique : 159
Aristocrasisme : 256
Athéisme : 31, 115, 124, 131
Athéologie : 119
Aube matinale : 303
B
Barbare : 223
Balzacisme : 22
Bergsonisme scientifique : 198
Bord à bord avec le péché : 163
C
Caractérologie : 94, 95
Catégorie du sexuel en soi : 234
Caverne obscure : 38
Cercle : 37, 94
Chagrin des départs : 35
Chant des ruines : 51
Christ de Dieu : 142
Chronotope : 212
Cogito : 57
Comédie humaine : 3, 5, 10, 15, 16, 22, 28, 29, 30, 33, 48, 86,
93, 98, 102, 110, 114, 140, 147, 170, 178, 180, 181, 183, 188,
218, 224, 225, 226, 228, 230, 232, 251, 254, 260, 264, 266, 271,
281, 283, 284, 286, 294, 302, 303, 304
Compréhension : 264
318
Conversion : 173, 220
Critique généalogique : 248
Croyance à l'appel : 175
D
Dasein : 80
Déblayage épistémologique : 171
Déconstruction : 179, 180, 182, 287
Dé-création : 179
Démocratie : 71, 72, 73, 114, 252
Déréliction : 4, 41, 132, 148, 180, 286, 291
Désenchantement du monde : 38, 272
Dés-errance : 183
Désert des valeurs : 79
Destin des sommets : 81
Dialectique : 19
Dicibilité : 22, 178, 248, 257, 268
Dimention verticale : 284
Dionysisme du maître : 87
E
Écartèlement : 157, 158, 159
Écriture machine-à-vapeur : 270, 271, 295
Écriture résistante : 15, 281
Écriture sans foi : 251
Effectuation : 46
Effrayant espoir : 148
Élixir d'hypocrisie : 214
Encalminement : 197
Enceinte du présent : 154
Énergeia : 57
Enfant Dieu : 139
Entéléchie : 185
Épaisseur sémantique : 228
Ère de l'individu : 167
Érrance : 51, 110, 263, 271
Eschatologie : 264, 269
Esprit belge : 145
Esprit universel : 122
Étant : 54, 56, 57, 80, 286
Éternel retour : 7, 132, 137, 188, 282, 283, 284, 285, 286, 291
Éthique : 9, 69, 103, 150, 174, 185, 187, 304
Éthos viril : 82, 171
Être-pour-la-mort : 81
319
Évidement : 91, 183
Excédentaire : 256
Éxistant : 259
Éxistentialisme : 93
Exténuation du sens : 260
F
Femme abîmée : 239
Femme supérieure : 230, 236, 238, 239
Fidéisme : 38
Fixisme : 15
Fraternité malheureuse et refusée : 163
Frisson d’infini : 83
G
Gamme complète de l'humain : 145
Gel de la sainteté : 134
Géodésie : 118
Grande femme : 236
Grande Mademoiselle : 240
Grandes démocraties : 74
H
Habitus : 218
Hadès : 82
Herméneutique : 4, 16, 20, 21, 22, 24, 53, 95, 119, 181, 264,
292
Héros typé : 154
Hétérologie : 15, 17, 49, 91, 151, 257, 294
Homme intérieur : 211
Homme sans nom : 131
Homme supérieur : 33, 137, 161, 169, 174, 181, 189, 191, 193,
202, 204, 220, 221, 222, 298
Homminiser : 243
Horizonner : 52
Horreur du vide : 134
Hybris : 82, 86, 284
Hygiène littéraire : 140
I
Ichnographie : 296
Idéologies de clôture : 123
Impedimenta : 149
Impensé : 115, 120, 147, 188
320
Imperium Romanum : 67
Impersonnel : 65, 122
Impiété belge : 145
Impossible sainteté : 91, 94, 95, 104, 151
Impouvoir : 68, 129, 130, 156, 211
Indécidabilité : 156, 157, 159
Infirmerie littéraire : 36
Insociable sociabilité : 45
Intention : 100, 191, 249, 295
Interférence dommageable : 160, 161
Ironie : 139, 140
Irréconciliation : 46, 48
L
Lecture Symptômale : 22, 209
Liberté de défi : 82
Littérarité : 4, 17, 182, 187, 263, 282, 287
Logocentrisme : 179
Logos : 54, 55, 123, 193, 296
Loi : 39, 64, 65, 136, 150, 151, 152, 167, 170, 174, 176, 178,
181, 183, 195, 198, 201, 202, 211, 216, 218, 221, 227, 246, 267,
288
M
Maïeutique : 18
Mal : 7, 24, 34, 43, 46, 79, 88, 101, 102, 145, 169, 170, 173,
182, 187, 200, 204, 215, 218, 221, 222, 223, 225, 227, 239, 240,
267, 282
Mal du Siècle : 34, 41, 42, 259
Mal gouvernance : 71
Malheur du texte : 134
Malheureux : 149
Matérialisme historique : 105, 106, 108, 123
Médecin de la civilisation : 84
Méritant incroyant : 157
Mésécoute : 131
Meurtre symbolique : 23, 95, 119, 164, 165, 174
Milieu : 266
Mise en réflexivité : 171
Misérabilisme : 156, 214
Misogynie : 234
Modernité : 28, 66, 86, 166, 182, 262, 263, 266, 272, 287
Moralité des mœurs : 84
Mort de la sainteté : 118, 181
321
N
Nature naturelle : 211
Négativisme : 262
Néo-réalisme : 5, 9, 13, 14, 15, 16, 28, 37, 39, 134, 171, 177,
199, 200, 258, 281, 291
Nihilisme : 5, 13, 14, 18, 25, 27, 32, 33, 73, 77, 84, 89, 122,
123, 124, 125, 126, 127, 128, 134, 152, 166, 175, 183, 191, 194,
246, 287, 292, 299
Nihilisme actif : 84
Nihilisme incomplet : 84
Nihilisme passif : 84, 125
Noceur du désastre : 78
Non-style : 253
Nouménal : 212
Noumène : 96
Nouveau Réalisme : 13
Nouveaux possibles narratifs : 179
O
Ombre : 150, 166, 172, 200, 238
Ontologie : 57
Onto-théologie : 131
Optimisme : 4, 8, 72, 188, 269, 270, 299
Origine : 101, 123, 128, 137, 141, 156, 158, 220, 249, 279, 286,
292
Oxymoron : 260
P
Paralogisme : 262
Parricide suprême : 131
Parricide : 5, 17, 23, 95, 119, 129, 131, 136, 137, 145, 160, 172,
242
Passion des dehors : 284
Pathos : 6
Pathos de la distance : 83, 196
Père : 23, 57, 70, 75, 85, 87, 97, 98, 99, 100, 103, 110, 113, 114,
118, 136, 138, 143, 147, 149, 150, 151, 156, 160, 163, 164, 165,
207, 221, 222, 237, 242, 262, 284, 286, 294, 304
Périphérique : 65, 122, 284
Persona : 202
Perspectivisme : 94, 281, 282, 285, 291
Pessimisme : 4, 7, 8, 43, 84, 1324, 299, 300
Phallocratie : 228
Phénoménal : 212
322
Philosophe du dégoût : 78
Philosophe-médecin de la civilisation : 254
Philosopher à coups de marteau : 179
Philosophie de l'écriture : 245
Plaie dégoûtante : 39
Poète-luciole : 158
Poète-ontologue : 222
Poétique transversale : 268
Possibilité spirituelle de vivre : 52, 164
Possible sans Dieu : 176
Pouvoir signifiant : 207
Premier homme : 160
Présence de détresse : 48, 49, 50
Primitivisme : 54
Problématologie : 291
Procès : 147, 170, 228, 233, 259, 264, 267
Protestantisme : 204
Psychologie des profondeurs : 148
Q
Quérulence : 268
R
Rationalité du réel : 193
Rature de l'origine : 22, 209
Réactif : 256
Réalisme : 9, 11, 14, 28, 30, 31, 37, 38, 39, 52, 55, 108, 117,
118, 134, 171, 177, 251, 271, 301, 302
Réalisme magique : 15
Réalisme poétique : 16
Re-création : 179
Rédemption : 28, 264
Réductionnisme : 54
Réel conjectural : 50
Regard : 17, 171, 177, 220, 222, 239, 267, 272
Règne du troupeau : 66
Répétabilité : 281
Retour aux choses-mêmes : 254
Retour des personnages : 132, 282, 283, 284, 285, 286, 291
Révolte : 115, 134, 169, 170, 175, 185, 200, 201, 204, 225, 226,
254
Romancier-médecin : 254
Romanesque de la rupture : 262
Roman-poème : 272
Romantisme : 13, 40, 41, 43, 44, 45, 48, 75, 124, 219
323
Rouage : 235
S
Saint : 37, 95, 119, 128, 138, 150, 242
Sensiblerie épistémologique : 156
Soupçon : 23
Sous-fatalité : 170
Style-volonté : 245
Subjectivité sans intersubjectivité : 169
Supplice de Tantale : 77
Surhomme : 82, 132, 166, 181, 188, 190, 200, 218, 220, 243,
296
Synchronicité : 148
Syncope du sens : 39
T
Talent cruel : 60
Téléologie : 66
Ténébreux éclaireur : 130
Tension textuelle : 178, 267
Terribilité : 45
Texture : 96
Thème : 4, 91, 98, 99, 102, 110, 153, 157, 181, 182, 239
Théologie sans Dieu : 193
Théorie de la réception : 250
Tragédie du sens : 86, 294
Tragique : 4, 5, 6, 7, 8, 9, 16, 17, 27, 29, 53, 91, 92, 119, 122,
138, 151, 157, 172, 181, 185, 188, 242, 260, 264, 267, 269, 273,
275, 276, 277, 287, 292, 293, 294, 296
U
Unheimlichkeit : 46
V
Vague-à-l'âme : 42
Vague-des-passions : 42
Vérisme : 52, 177, 200
Vieil Homme : 219
Volonté de néant : 125
Volonté-désir : 247
Vouloir-vivre : 98, 166, 168, 173, 188, 285
Voyou de la pensée : 79
324
B IBLIOGRAPHIE
325
I / CORPUS DE BASE
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de F. VAN ROSSUM-GUYON et M.
BUTOR, commentaires et notes de N. MOZET)), Paris, Librairie Générale Française,
coll. « Le Livre de poche Classique », 1983, 406 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de B. BECK), Paris, Librairie Générale
Française, coll. « Le Livre de poche », 1971, 440 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, Paris, Au Sans Pareil, Editeurs, coll. « La
Bibliothèque des chefs-d’œuvre », 1996, 269 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Introduction, notes et dossier de S. VACHON),
Paris, Librairie Générale Française, coll. « Classiques de poche », 1995, 443 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de E. HERRIOT), Paris, Bordas, coll. « Les
Grands Maîtres », 1949, 248 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Introduction, notes et appendice critique par P.-G.
CASTEX), Paris, Classiques Garnier, 1960, 481 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Chronologie et préface par P. CITRON), Paris,
Garnier - Flammarion, 1966, 254 pages
BALZAC (H. de), Le Père Goriot, in Œuvres complètes, tome III, Scènes de la vie
privée, Scènes de la vie de province, publiées sous la direction de Pierre-Georges
CASTEX. Texte annoté par Pierre BARBERIS, Madeleine AMBRIERE-FARGEAUD,
Rose FORTASSIER, Henri GAUTHIER, Nicole MOZET et Guy SAGNES, Paris,
Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976
Le Colonel Chabert
L’Interdiction
Le Contrat de mariage
Autre étude de femme
Ursule Mirouët
Eugénie Grandet
326
II / CORPUS GENERAL DE L’AUTEUR
BALZAC (H. de), Adieu, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les classiques
d’aujourd’hui », 1995
BALZAC (H. de), Correspondances ( 1809-1850 ), in Œuvres complètes, tome I, textes
réunis, classés et annotés par Roger PIERROT, Paris, éd. Illustrée, Garnier Frères, 1960
BALZAC (H. de), Ecrits sur le roman. Anthologie, ( textes choisis, présentés et annotés
par S. VACHON ), Paris, Librairie Générale Française, 2000
BALZAC (H. de), Eugénie Grandet, Paris, Gall., coll. « Folio », 1972, rééd. 1983
BALZAC (H. de), Histoire des Treize – Ferragus – La Duchesse de Langeais – La Fille
aux yeux d’or, Paris, Pocket, 1992
BALZAC (H. de), L’Envers de l’histoire contemporaine, suivi d’un fragment inédit Les
Précepteurs en Dieu, Paris, Editions Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1959
BALZAC (H. de), La Cousine Bette, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier »,
1962
BALZAC (H. de), La Duchesse de Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, Paris, Le
Livre de poche, 1958
BALZAC (H. de), La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le
Livre de poche », 1984
BALZAC (H. de), La Recherche de l’absolu suivi de La Messe de l’athée, Paris, Gall.,
coll. « Folio classique », 1967, rééd. 1976 et 1996 pour la présente collection
BALZAC (H. de), La Vendetta, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les
classiques d’aujourd’hui », 2000
BALZAC (H. de), La Vieille fille, Paris, Gall., coll. « Folio », 1978
BALZAC (H. de), Le Cabinet des antiques, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques
Garnier », 1958
BALZAC (H. de), Le Lys dans la vallée, Paris, Editions Garnier Frères, 1966
BALZAC (H. de), Melmoth réconcilié, Paris, Gall., coll. « La Pléiade », 1979
327
BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome I, Scènes de la vie privée, publiées sous la
direction de Pierre-Georges CASTEX. Texte annoté par Pierre BARBERIS, Madeleine
FARGEAUD, Anne-Marie MEININGER, Roger PIERROT, Maurice REGARD et
Jean-Louis TRITTER, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976
La Maison du chat-qui-pelote
Le Bal de Sceaux
Mémoires de deux jeunes mariés
Modeste Mignon
Albert Savarus
La Vendetta
BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome V, Scènes de la vie parisienne, publiées
sous la direction de Pierre-Georges CASTEX. Teste annoté par Roland CHOLLET et
Rose FORTASSIER, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976
Illusions perdues
Histoire des Treize
La Duchesse de Langeais
La Fille aux yeux d’or
BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome X, Etudes philosophiques, publiées sous la
direction de Pierre-Georges CASTEX. Teste annoté par Tierry BODIN, Pierre
CITRON, Madeleine FARGEAUD, Henri GAUTHIER, René GUISE et Moïse le
YAOUANC, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976
La Peau de chagrin
La Recherche de l’absolu
L’Enfant maudit
BALZAC (H. de), Pierrette, Paris, Garnier-Flammarion, 1967
BALZAC (H. de), Premiers romans 1822 – 1825, (Sous la présentation d’A. LORANT),
Paris, Robert Laffont, 1999
BALZAC (H. de), Splendeurs et misères des courtisanes, Paris, Presse de la
Renaissance, coll. « L’Univers du Livre », 1976
III / TRAVAUX SUR LE CORPUS
BARBERIS (P.), Le Père Goriot. Ecriture, structure, signification, Paris, Larousse, 1972
BERTAUT (J.), Le Père Goriot de BALZAC, Amiens, Editions Edgar Malfère, 1928
328
DEBAILLY (P.), Le Père Goriot (1835), Paris, Hatier, coll. « Profil Littérature », série
« 10 textes expliqués », 1989
DUPONT (C.), Le Père Goriot II extraits – « documentation thématique », Paris,
Larousse, 1973
GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, Paris, Magnard, coll. « Texte et contextes », 1985
GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Hatier, 1987
MOZET (N.), La Description de la maison Vauquer, Paris, Seuil, 1972
QUINSAT (R.), Le Père Goriot de BALZAC, Paris, Hachette, 1971
RIEGERT (G.), Le Père Goriot, analyse critique, Paris, Hatier, 1987
IV / TRAVAUX GENERAUX SUR L’AUTEUR
Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, Bicentenaire de la
naissance d’Honoré de BALZAC 1799-1850, Tours, C.L.D., 1999
ALAIN (E. CHARTIER, dit), BALZAC, Paris, Gall., coll. “Tel”, 1999
ALLEMAND (A.), Unité et structure de l’univers balzacien, Paris, Plon, 1965
ATKINSON (G.),
– Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome I, Psychologie,
passions, physiologie, Genève, Droz, 1949
– Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome II, Moeurs, histoire,
théories métaphysiques et philosophiques, sciences naturelles, enfance et
éducation, Genève, Droz, 1949
– Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome III, Influences du
milieu, théories politiques, sentiments religieux, sciences occultes, Genève, Droz,
1949
– Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome IV, La morale, les
sentiments politiques, Genève, Droz, 1949
BALZAC (Préface et notices de S. VACHON), Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, 1999
BALZAC et le style, (Etudes réunies et présentées par Anne HERSCHBERGPIERROT), Paris, Sedes, 1998
329
BALZAC La Comédie humaine, (Edition présentée par Pierre DUFIEF et AnneSimone DUFIEF), Villeneuve-d’Ascq, Omnibus, 1999
BALZAC ou la tentation de l’impossible, (études réunies et présentées par
Raymon MAHIEU et Franc SCHUEREWEGEN), Paris Sedes, 1998
BALZAC, le livre du centenaire, Paris, Flammarion, 1952
BARBERIS (P.), Le Monde de BALZAC, Paris, Arthaud, 1973
BARDECHE (M.), BALZAC romancier, Paris, Librairie Plon, 1944
BASSET (N.), Les Physiologies au XIXe siècle et la mode, de la poésie comique
à la critique, Paris, P.U.F., 1985
BELLESORT (A.), BALZAC et son œuvre, dix-huitième Edition, Paris,
Librairie Académique Perrin Editeur, 1924, rééd. 1946
BENJAMIN (R.), La Prodigieuse vie d’Honoré de BALZAC, Paris, Plon, coll.
« Le Roman des grandes existences », 1925
BERTAULT (P.), BALZAC et la religion, Paris, Slatkine Reprins, 1942
BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine de BALZAC,
Paris, Hachette Littératures, 1998
BILODEAU (F.), BALZAC et le jeu de mots, Montréal, Les Presses de
l’Université de Montréal, 1971
BORDAS (E.), BALZAC, discours et détours. Pour une stylistique de
l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997
CESARI (P.), Etudes critiques des passions dans l’œuvre de BALZAC, Paris,
Presses Modernes, 1938
CITRON (P.), Dans BALZAC, Paris, Seuil, 1986
COURTEIX (R- A.), BALZAC et la Révolution française. Aspects idéologiques
et politiques, Paris, P.U.F., 1997
CURTIUS (E. R.), BALZAC, trad. de l’allemand par H. JOURDAN, Paris,
Bernard, Grasset, 1933
330
DONNARD (J.-H.), Les Réalités économiques et sociales dans La Comédie
humaine, Paris, Armand Colin, 1961
DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, Paris, Seuil,
coll. « Points Essais série Lettres », 2000
DUPUIS (D.),
- Variation sur le thème des Bijoux dans La Comédie humaine, Paris, P.U.F.,
1989
- La Poésie de la toilette et quelques-unes de ses implications, Paris, P.U.F., 1985
FAILLIE (M.-H.), La Femme et le code civil dans La Comédie humaine
d’Honoré de BALZAC, essais critiques, Paris, Editions Didier, 1968
FARGEAUD-AMBRIERE (M.), BALZAC et La Recherche de l’Absolu, Paris,
Hachette, 1968
GAUTHIER (H.), Introduction à l’Enfant maudit, Paris, Edition de la Pléiade,
Gall., coll. « N.R.F. », 1976
GUISE (R.), BALZAC et la presse de son temps, Paris, Garnier Frères, 1981
GUYON (B.),
- La Pensée politique de BALZAC, Paris, Armand Colin, 1969
- La Création littéraire chez BALZAC, second édition augmentée, Paris, Armand
Colin, 1969
HASTINGS (W. S.), Honoré de BALZAC. Lettres à sa famille 1809-1850, trad.
par Suzanne BELLY, Paris, Albin Michel, 1950
HOURDIN (G.), BALZAC romancier des passions, Paris, Editions Temps
Présent, 1950
Ironies balzaciennes, (Etudes réunies et présentées par Eric BORDAS), SaintCyr-sur Loire, Christian Pirot Editeur, 2003
JEANNOT (A.), Honoré de BALZAC. Le forçat de la gloire, Paris, Ciba-Geigy,
1986
LAUBRIET (P.), L’Intelligence de l’art chez BALZAC, d’une esthétique
balzacienne, De Clair-Vive, Presses de l’imprimerie, 1961
LORANT (A.), Journal de Mme Hanska, 20 mars 1843 – 7 avril 1844, Paris,
Garnier, 1962
331
MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC-Olympio ou la vie de Victor
HUG-Les trois DUMAS, Paris, Robert Laffont, 1993
MENARD (M.), BALZAC et le comique dans La Comédie humaine, Paris,
P.U.F., Pulications de la Sorbonne, 1983
MENINGER (A.-M.), Introduction à Une double princesse, Paris, Edition de la
Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976
MICHEL (A.), Le Mariage chez Honoré de BALZAC, Amour et féminisme,
Paris, Société d’édition, coll. 3Les Belles Lettres », 1978
MILNER (M.), La Poésie du mal chez BALZAC, Paris, Seuil, 1963
MOZET (N.), Introduction à Autre étude de femme T. III, Paris, Edition de la
Pléiade, Gall., coll. »N.R.F. », 1976
NESCI (C.), Etude drolatique de femmes. Figures et fonction de la féminité dans
Les Contes drolatiques, Paris, P.U.F., 1985
NYKROG (P.), La Pensée de BALZAC dans La Comédie humaine. Esquisse de
quelques concepts clés, Copenhague, Munksgaard, Paris, Klincksieck, 1965
PICON (G.), BALZAC, Paris, Seuil, 1956
REGARD (M.), Introduction aux Chouans, Paris, Garnier Frères, 1967
SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophie de BALZAC,
Paris, Honoré Champion Editeur, coll. « Romantisme et Modernités », 2002
SIPRIOT (P.), Honoré de BALZAC 1799-1850, Paris, l’Archipel, 1999
TOLLEY (B.), BALZAC et la doctrine saint-simonienne, Paris, Garnier, 1973
TROUSSON (R.), BALZAC disciple et juge de Jean-Jacques ROUSSEAU,
Genève, Editions Droz, 1983
ZELICOURT (G.), Le Monde de la Comédie humaine. Clefs pour l’œuvre
romanesque de BALZAC, Paris, Seghers, 1979
ZWEIG (S.), BALZAC le roman de sa vie, Paris, Albin Michel, 1950
332
V / TRAVAUX GENERAUX SUR LE TITRE
BALDRY (H.C.), Le Théâtre tragique des grecs, Paris, F. Maspéro, coll. « Textes à
l’appui », 1975
BARTFELD (F.), L’Effet tragique : essai sur le tragique dans l’œuvre de CAMUS,
Paris, Champion ; Genève, Slatkine, 1998
BECKER (C.), Lire le réalisme et le naturalisme, 2è édition revue et augmentée, Paris,
Nathan, coll. « Lettres Sup », 2000
BORDE (R.) et BOUISSY (A.), Le Néo-réalisme italien : une expérience de cinéma
social, Lausanne, Editions Clairfontaine, coll. « D », 1960
BRATU (F.), Le Réalisme français : essai sur BALZAC et STENDHAL, Paris, Editions
des Ecrivains, 1999
CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, seconde édition ; Grenoble, B. Arthaud Editeur,
1940
CHIRPAZ (F.), Le Tragique, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1998
CROUZET (M.), Rire et tragique dans La Chartreuse de Parme, Saint-Pierre-du-Mont,
Editions Eurédit, 2000
DAUNAIS (I.), Frontière du roman : le personnage réaliste et ses fictions, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2002, rééd. Saint-Denis, Presses Universitaires de
Vincennes, 2002
DOMENACH (J.-M.), Le Retour du tragique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1967
DUFOUR V(P.), Le Réalisme : de BALZAC à PROUST, Paris, P.U.F., coll. « Premier
cycle », 1998
EDWARD (L. -S.), Le Réalisme américain, trad. de l’anglais par C. PIOT avec la
collaboration de C. HARDOUIN, Paris, Thames et Hudson, 2001
FORGUES (R.), José M. ARGUEDAS : de la pensée dialectique à la pensée tragique :
histoire d’une utopie, 2è édition, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll.
« Hespérides », 2004
GANS (E. L.), MUSSET et le « drame tragique » : Essai d’analyse paradoxale, Paris, J.
Corti, 1974
333
GOLDSCHMIDT (V.), Temps Physique et temps tragique chez ARISTOTE :
Commentaire sur le quatrième livre de « La Physique », Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque
d’Histoire de la philosophie », 1982
GUYOMARD (P.), La Jouissance du tragique : Antigone, Lacan et le désir de
l’analyste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998
JAMES (H.), La Muse tragique, trad. M.-O. PROBST-GLEDHILL, Paris, Belfond, coll.
« Le Livre de poche », 1992
La Querelle du réalisme, (Sous la direction de S. FAUCHEREAU), Paris, Edition
Cercle d’Art, coll. « Diagonales », 1987
LARROUX (G.),Le Réalisme : éléments de critique, d’histoire et de poétique, Paris,
Nathan, coll. « 128 Lettres », 1995
Les Nouveaux réalismes : 1 ère série (Actes du 6e colloque international du CRICCAL,
Paris, 15-17 mai 1998 / Centres de recherches interuniversitaires sur les champs
culturels en Amérique latine), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « América »,
2000
Les Nouveaux réalismes : 2e série (Actes du 6e colloque international du CRICCAL,
Paris, 15-17 mai 1998 / Centres de recherches interuniversitaires sur les champs
culturels en Amérique latine), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « América »,
2000
Littérature et réalité, (Sous la direction de T. TODOROV et G. GENETTE), Paris,
Seuil, 1982
MAFFESOLI (M.), L’Instant éternel : le retour du tragique dans les sociétés
postmodermes, Paris, Editions Table Ronde, coll. « La Petite vermillon », 2003
MARCHAND (Y.), Une Urgence : l’Afro-réalisme : pour une nouvelle politique de
l’entreprise en Afrique subsaharienne, Paris, La Découverte française, coll. « Rapports
officiels », 1996
MAURENS (J.), La Tragédie sans tragique : le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre
CORNEILLE, Paris, Armand Colin, 1966
MITTERAND (H.), L’Illusion réaliste : de BALZAC à ARAGON, Paris, P.U.F., coll.
« Ecritures », 1994
MOLLARD (C.), Les Nouveaux réalistes, Paris, Cercle d’art, coll. « Découvrons l’art
du XXe siècle », 2002
MONESTIER (M.), Le Trompe-l’œil contemporain : les maîtres du réalisme, Paris,
Editions Place des Victoires, 2002
334
OMNES (R.), Alors l’un devint deux : la question du réalisme en physique et en
philosophie des mathématiques, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque
Scientifique », 2002
PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, Paris, Nathan, coll. « Genres et Mouvements »,
2000
RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Edition Dervy, 1996
ROHOU (J.), L’Evolution du tragique racinien, Paris, Sedes, coll. « Collection
Littérature », 1991
ROSSET (C.), Logique du pire : Eléments pour une philosophie tragique, Paris, P.U.F.,
coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1971
ROUSSEAU (N.), DIDEROT l’écriture romanesque à l’épreuve du sensible, Paris, H.
Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 1997
RUSS (J.), Le Tragique créateur : qui a peur du nihilisme ?, Paris, Armand Colin, coll.
« Références », 1996, rééd. 1998
SAID (S.), La Faute tragique, Paris, Editions F. Maspéro, coll. « Textes à l’appui »,
1978
SMITH (R.), Le Meurtrier et la vision tragique : essai sur les romans d’André
MALRAUX, Paris, Didier-Erudition, coll. « Essais et critiques », 1976
SZONDI (P.), Essai sur le tragique, trad. de l’allemand par J.-L.BESSON, M.
GONDICAS, P. JUDET de la COMBE et J. JOURDHEUIL, BELVAL, Editions Circé,
2003
THOREL-CAILLETEAU (S.), Panorama de la littérature française : Réalisme et
Naturalisme, Paris, Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1998
UNAMUNO (M. de), Le Sentiment tragique de la vie. (Del sentimento tragico de la
vida en los hombres y en los pueblos), trad. M. FAURE-BEAULIEU, Paris, Gall., coll.
« Idées », 1968
VENET (G.), TEMPS et vision tragique : SHAKESPEARE et ses contemporains, Paris,
Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003
335
VI / OUVRAGES DE METHODOLOGIE
BARON (A.-M.),
- Le Fils prodige. L’Inconscient de la « Comédie humaine », Paris, Nathan, coll. « Le
Texte à l’œuvre », 1993
- BALZAC ou l’auguste mensonge, Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1998
BARTHES (R.),
- Critique et vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966– S/Z, Paris, Seuil, 1970
- Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973
- Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1964
- Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953
BATAILLE (G.), La Littérature et le mal, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1957
BELLEMIN-NOEL (J.), Vers l’inconscient du texte, Paris, P.U.F., 1979
BIANQUIS (G.), NIETZSCHE en France. L’influence de NIETZSCHE sur la pensée
française, Paris, Félix Alcan, 1929
BLANCHOT (M.), LAUTREAMONT et SADE, Paris, Minuit, 1963
BOUDOT (P.), NIETZSCHE en miettes, Paris P.U.F., 1973, rééd. Coll. « Quadrige »,
1993
BOURDEAU (J.), Les Maîtres de la pensée contemporaine. STENDHAL, TAINE,
NIETZSCHE, Paris, Alcan, 1904
CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, Paris, P.U.F., 1995
DANGER (P.), L’Eros balzacien, structures du désir dans la Comédie humaine, Paris,
Librairie José Corti, 1989
DURAND (D.), La Systémique, Paris, P.U.F., 1996
ECO (U.),
- L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, rééd. 1979
- Les Conditions de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990
- Interprétation et surinterprétation, Paris, P.U.F., 1996
ESCARPIT (R.), Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1973
FAYE (J.-P.), Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, Paris, Hermann, 1998
336
FEHER (H), Configuration de la violence : introduction à la lecture de Georges
BATAILLE, Paris, P.U.F., coll. « Croisées », 1981
FRANCK (M.), Qu’est-ce que le néo-structuralisme ?, Paris, Editions du Cerf, 1989
FREUD (F.),
- Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1989
- Introduction à la psychanalyse, trad. de l’allemand par S. JANKELEVITCH, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 1997
GIRARD (R.), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961
GOLDMANN (L.),
- Le Dieu caché, Paris, Gall., 1995
- Pour une sociologie du roman, Paris, Gall., 1964
GRANAROLO (P.), L’Individu éternel. L’expérience nietzschéenne de l’éternité, Paris,
Vrin, 1993
HAMON (P.), Qu’est-ce qu’une description ?, Paris, Seuil, 1972
KREMER-MARIETTI (A.), L’Homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich
NIETZSCHE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1972
KRISTEVA (J.),
- Le Texte du roman, The Hague-Paris, Mouton, 1970
- La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974
Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè siècle au temps présent,
Paris, P.U.F., coll. « Perspectives Germaniques », 1999
LOUETTE (J.-F.), SARTRE contre NIETZSCHE (Les Mouches, Huis clos, Les Mots),
Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1996
LYOTARD (J.-F.), Rudiments païens, Paris, U.G.E., 1977
MEYER (M.), De la Problématologie. Philosophie, science du langage, Paris, Le Livre
de poche, 1996
337
NIETZSCHE (F.),
- La Généalogie de la morale, (Notes et commentaires de J.
DESCHAMPS), Paris, Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1981
- L’Antéchrist, trad. D. TASSEL, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1967
- Humain, trop humain, trad. H. ALBERT, Paris, Paris, Gall., 1968
- Ecce Homo, trad. A. VIALATTE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 »,1988
- La Naissance de la tragédie, trad. H. HILDENBRAND et L. VALETTE, Paris,
Christian Bourgeois Editeur, coll. « 10/18 », 1991
- Le Nihilisme européen, Paris, Edition Kimé, 1997
- Œuvres complètes, Paris, Gall., coll. « Montinari », 1971
- Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. ROBERT, Paris, Le Club Français du Livre, coll.
« 10/18 », 1958
- Le Gai savoir, trad. A. VIALATTE, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1950
- Ecrits posthumes 1870-1873, Paris, Gall., 1975
- Par-delà le Bien et le Mal, trad. C. HEIM, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1971
- Le Livre du philosophe, trad. A. KREMER-MARIETTI, Paris, Aubier-Flammarion,
1969
- La Volonté de puissance, trad. H. ALBERT, Paris, Librairie Générale Française, coll.
« Le Livre de poche », 1991
- Le Cas WAGNER, un problème musical, trad. D. HALEVY et R. DREYFUS, Paris,
A. Schulz, 1892-1893, rééd. Gall., trad. J.-C. HEMERY, 1974
PALLARES (V. de), Le Crépuscule d’une idole. NIETZSCHE, nietzschéisme,
nietzschéens, Paris, Bernard Grasset, 1910
PICON (G.), NIETZSCHE. La vérité de la vie intense, (Ed. par G. PICON et A.
BONFAND), Paris, Hachette Littératures, 1998
PINTO (L.), Les Nerveux de Zarathoustra. La réception de NIETZSCHE en France,
Paris, Seuil, 1995
Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, (Sous la direction de L. FERRY et A.
RENAUT), Paris, Grasset/Fasquelle, coll. « Biblio/Essai », 1991
RICOEUR (P.),
- Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969
- Les Métaphores de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991
- Philosophie de la volonté, T. I, Paris, Aubier Montaigne, 1949
ROUSSEAU (J.-J.),
- Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris,
Editions sociales, coll. « Les Classiques du peuple », 1971
- Du Contrat social, Paris, U.G.E., 1975
SARRAUTE (N.), L’Ere du soupçon, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1956, rééd.
1974
338
SCHÜSSLER (I.), La question de la vérité. Thomas d’AQUIN-NIETZSCHE-KANTARISTOTE-HEIDEGGER, Dijon-Quetygny, Editions Payot Lausanne, coll.
« Philosophie-Genos », 2001
VALADIER (P.),
- JESUS-CHRIST ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec NIETZSCHE,
Paris, Desclée de Brouwer, 1979
- NIETZSCHE et la critique du christianisme, Paris, Editions du Cerf, 1974
- NIETZSCHE, l’athée de rigueur, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, rééd. 1989 et 1993
- NIETZSCHE. Cruauté et noblesse du droit, Paris, Editions Michalon, 1998
VOILQUIN (J.), Penseurs grecs avant SOCRATE, de THALES de MILLET à
PRODICOS, Paris, GF Flammarion, 1964
ZERRAFA (M.), Roman et société, Paris, P.U.F., 1976
VII / TRAVAUX DE CRITIQUE
ADAM (J.-M.), Linguistique et discours littéraire, Paris, Larousse, 1976
ALAIN (E. BERTIER dit), Propos sur les pouvoirs, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais »,
1985
ARENDT (H.), Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? suivi de L’existentialisme
français et de HEIDEGGER le renard, Paris, Payot/Rivages, 2000, rééd. Payot/Rivages,
coll. « Rivages poche/Petite Bibliothèque », 2002
ASSOUN (P.-L.), FREUD et NIETZSCHE, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1998
BAKHTINE (M.),
- Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977
- Esthétique et théorie du roman, Paris, Gall., 1978
BAUFRET (J.), Introduction aux philosophies de l’existence, Paris, Denoël, 1971
BLANCHOT (M.),
- De KAFKA à KAFKA, Paris, Gall., 1981
- L’Ecriture du désastre, Paris, Gall., 1980
BORIE (J.), Archéologie de la modernité, Paris, Grasset/Fasquelle, 1999
BRUN (J.), Les Présocratiques, Paris, P.U.F., 1973
339
BRUNEL (P.) et al,
- Introduction à la littérature française, Paris, Fernand Nathan, 1969
- Littérature française, histoire et anthologie (XVIII et XIXè siècle), Paris, Bordas, 1979
CALVEZ (J.-Y.), La Pensée de Karl MARX, édition revue et abrégée, Paris, Seuil,
1956, rééd. 1970
CHARLES (M.), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977
CHAVANNES (F.), Albert CAMUS, « il faut vivre maintenant », Paris, Cerf, 1990
CHESTOV (L.), L’Idée de bien chez TOLSTOÏ et NIETZSCHE, philosophie et
prédication, trad. du russe par T. RAGEOT – L. CHESTOV et G. BATAILLE, Paris
Vrin, 1949
CLOUSCARD (M.), De la modernité : ROUSSEAU ou SARTRE. De la philosophie de
la Révolution française au consensus de la contre-révolution libérale, Paris,
Messidor/Editions sociales, 1985
COHN (D.), La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981
COLLIN (F.),
Jacob, 1999
L’Homme est-il devenu superflu ? Hannah ARENDT, Paris, Odile
COMBE (D.), Les Genres littéraires, Paris, Hachette Livre, coll. « Contours
Littéraires », 1992, rééd. 2001
COMBIEN (P.), L’Horreur de l’économie. Réponse à Viviane FORRESTER, Paris,
Editions Verneuil, 1997
COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil,
coll. « La Couleur des Idées », 1998
DELEUZE (G.),
- Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968
- Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993
DERRIDA (J.),
- Point de suspension, Paris, Galilée, 1992
- Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972
DOMENACH (J.-M.),
- Approches de la modernité, Paris, Editions Marketing, 1986
- Enquête sur les idées contemporaines, Paris, Seuil, 1981
DUCROT (O.), Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972
DUPUY (R.J.), Politique de NIETZSCHE, Paris, Armand Collin, coll. « U. », 1969
340
EAGLETON (T.), Critique et théorie littéraires, trad. de l’anglais par M. SOUCHARD
avec la collaboration de J.-F. LABOUVERIE, Paris, P.U.F., coll. « Formes
sémiotiques », 1994
ECHELARD (M.), Histoire de la littérature en France au XIXè siècle. Romantisme,
Réalisme, Symbolisme, Paris, Hatier, coll. « Profil Formation », 1984
ELUERD (R.), La Pragmatique linguistique, Paris, Nathan, 1985
ERIBON (D.), Michel FOUCAULT (1926-1984), Paris, Flammarion, 1989
FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, Paris, Editions
Lettres Modernes Minard, coll. « Archives des Lettres Modernes », 2000
FAYE (J.-P.), Le Piège. La philosophie heideggérienne et le nationalsocialisme, Paris,
Editions Balland, 1994
FAYES (J.-B.), Comprendre Jacques Lacan, Paris, Privat, 1971
FERRY (L.), RENAUT (A.), HEIDEGGER et les Modernes, Paris, Grasset/Fasquelle,
1988
FINKIELKRAUT (A.), La Défaite de la pensée, Paris, Gall., 1981
FONTAINE (D.), La Poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires,
Paris, Nathan, 1993, rééd. Nathan/VUEF, coll. « Littérature 128 », 2002
FOULQUIE (P.), PLATON. La République Livre VII, Paris, Editions de L’Ecole, 1963
GANTY (E.), Penser la modernité. Essai sur HEIDEGGER, HABERMAS et Eric
WEIL, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1997
GAUCHET (M.), Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,
Paris, Gall., coll. « Bibliothèque ses Sciences Humaines », 1985
GENETTE (G.), Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982
Gilles DELEUZE, une vie philosophique (Sous la direction de E. ALLIEZ), Paris,
Institut Synthélabo, 1998
GOLDSCHMIT (M.), Jacques DERRIDA une introduction, Paris, Pocket, coll.
« Agora », 2003
GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, Paris, Sirey, 1977
GRANIER (J.), NIETZSCHE, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1982
341
GUERY (F.), Ainsi parla Zarathoustra. Volonté, Vérité, Puissance (9 chapitres du Livre
II), Paris, Ellipses, coll. « Philo-textes », 1999
GUITTON (J.), Le Problème de JESUS. Divinité et Résurrection, Paris, Aubier Editions
Montaigne, 1955
HAAR (M.), La Fracture de l’histoire. Douze essais sur HEIDEGGER, Grenoble,
Jérôme Million, coll. « Krisis », 1994
HAMON (P.), Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981
HEIDEGGER (M.),
- Essais et Conférences, trad. A. PREAU, Paris, Gall., 1954, rééd. 1958, 1980
- Questions IV, trad. H. CORBIN et R. MUNIER, Paris, Gall., 1976
- Lettre sur l’humanisme, trad. R. MUNIER, Paris, Aubier, 1983
- Etre et Temps, trad. F. VEZIN, Paris, Gall., 1986
- Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROCKMEIER et F. FEDIER, Paris,
Gall., coll. « Classiques de la philosophie », 1962
HEIMONET (J.-M.), De la Révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain,
Paris, Editions du Félin, 1991
HENNEZEL (M.), LELOUP (J.-Y.), L’Art de mourir. Traditions religieuses et
spiritualité humaniste face à la mort, Paris, Robert Laffont, 1997
Histoire de la littérature française XIXe siècle. T.I. 1800 – 1851 (Sous la direction de D.
COUTY), Paris, Bordas, 1988
HUERTA (M. G.de la), Critique de la raison technocratique, Paris, L’Harmattan, coll.
« La Philosophie en commun », 1996
JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1991
JANICAUD (D.), L’Ombre de cette pensée. HEIDEGGER et la question politique,
Grenoble, Million, 1990
JANOVER (L.), La Révolution surréaliste, Paris, Plon, coll. « Pluriel », 1989
Jean-Jacques entre SOCRATE et CATON, textes inédits de Jean-Jacques ROUSSEAU
(1750-1753) – Publiés par C. PICHOIS et R. PINTARD, Paris, Librairie José Corti,
1972
JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, Paris, Seuil, 1963
KERBRAT-ORECCHIIONO (C.), L’Enonciation. De la subjectivité dans le langage,
quatrième édition, Paris, Armand Colin, coll. « U. Linguistique », 1999
342
KOFMAN (S.), NIETZSCHE et la scène philosophique, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 »,
1979
KUNDERA (M.), L’Art du roman essai, Paris, Gall. Coll. « NRF », 1986
La Philosophie au XXe siècle (Sous la direction de F. CHATELET), Paris, Hachette,
1979, rééd. Belgique, Marabout, 1979
LACROIX (J.), L’Echec, Paris, P.U.F., coll. « Sup », 1969
LEMAITRE (M.), Le Dandysme, de BAUDELAIRE à MALLARME, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 1978
LENOTRE (G.), L’Enigme de MOLIERE suivi de vingt récits inédits, Paris-Genève,
Editions La Platine, coll. « Bibliothèque de la Femme », 1971
Les Chemins actuels de la critique (Sous la direction de G. Poulet), Paris, U.G.E., coll.
« 10/18 », 1968
LEVY (B.-H.),
- Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, Paris, Bernard Grasset/Fasquelle, 1998
- Le Siècle de SARTRE, Paris, Bernard Grasset/Fasquelle, 2000
MAINGUENEAU (D.), Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990
MAIRET (G.), Le Maître et la Multitude. L’Etat moderne, entre MACHIAVEL,
SHAKESPEARE et GORBATCHEV, Paris, Editions du Félin, coll. « Philosophie »,
1991
MANGANELLI (G.), La Littérature comme mensonge, Paris, L’Arpenteur, 1991
MARCUSE (H.),
- La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil, 1979
- L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968
MAUROIS (A.), De la BRUYERE à PROUST. Lecture, mon doux plaisir, Paris,
Fayard, coll. « Les Grandes Etudes Littéraires », 1964
MESCHONNIC (H.), Le Langage HEIDEGGER, Paris, P.U.F., coll. « Ecriture », 1990
MICHAUD (G.), L’Œuvre et ses techniques, Paris, Nizet, 1957
MITTERAND (H.),
- Le Discours du roman, Paris, P.U.F., 1980
- Le Regard et le Signe, Paris, P.U.F., 1987
MOUNIER (E.), Introduction aux existentialismes, Paris, Paris, Gall., coll. « Gonthier »,
1946
343
ORMESSON (J. d’), Une Autre histoire de la littérature française T. I, Paris, Nil
Editions, 1997
OUAKNIN (M.-A.), Mystères des chiffres, Paris, Editions Assouline, 2003
PHILONENKO (A.), NIETZSCHE. Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, coll.
« Biblio/Essais », 1995
PRELOT (M.), LESCUYER (G.), Histoire des idées politiques, dixième édition, La
Chapelle Montligeon, Précis Dalloz, 1990
QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, Paris, Armand Colin, coll. « U. », 2000
RENAUT (A.),
- L’Ere de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gall. Coll.
« Bibliothèque des Idées », 1989
- SARTRE, le dernier philosophe, Paris, Grasset/Fasquelle, coll. « Le Collège de
Philosophie », 1993
REUTER (Y.), Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991
ROBERT (M.),
- KAFKA, Paris, Gall., coll. “Pour une Bibliothèque idéale”, 1968
- Roman des origines et origines du roman, Paris, Gall., coll. « Tel », 1972
ROGER (J.), La Critique littéraire, Paris, Editions Dunod, coll. « Les topos », 1997,
rééd. Nathan/HER, coll. « Littérature 128 », 2001
Romantiques allemands (Introduction par E. TUNNER – Notices et notes par J.-C.
SCHNEIDER), Paris, Gall., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973
RUBY (C.), Le Champ de bataille post-moderne/néo-moderne, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 1990
SARTRE (J.-P.),
- L’Etre et le néant, Paris, Gall., 1943
- L’Existentialisme, Genève, Editions Nagel, 1970
- Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1948, rééd. 1995
- L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1996
SAULNIER (V.-L.), La Littérature du siècle philosophique, Paris, P.U.F., 1967
SCHAEFFER (J.-M.), Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989
SERVIER (J.), L’Utopie, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1993
SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Points », 1968
344
STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, trad. de l’anglais par D. de CAPRONA, Paris,
Flammarion, 1987
TAJAN (A.), DELAGE (G.), Ecriture et structure, Paris, Petite Bibliothèque Payot,
1981
Théorie de la littérature (Textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par
T. TODOROV), Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1965
TORTEL (J.), Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1971
TOURAINE (A.), Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992
VADE (Y.), L’Enchantement littéraire, Paris, Gall., 1990
VALETTE (B.), Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes
d’analyse littéraire, Paris, Nathan, coll. « Lettres », 1992
VATTIMO (G.), La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987
VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, Toulouse, Editions Milan,
coll. « Les Essentiels Milan », 2001
VIRILIO (P.), Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980, rééd. Galilée – Le
Livre de poche, coll. « Biblio/Essais », 1989
VREBOS (P.), Henry MILER, l’initié malgré lui, Tournai, La Renaissance du Livre,
coll. « Paroles d’Aube », 2001
WIGGERSHAUS (R.), L’Ecole de Francfort. Histoire, développement, signification,
trad. de l’allemand par L. DEROCHE-GURCEL, Paris, P.U.F., coll. « Philosophie
d’aujourd’hui », 1993
VIII / MEMOIRES, VALIDATIONS DE SEMINAIRES, THESES
ASSEMBE ELA (C.P.), « NIETZSCHE et l’Eternel retour », Libreville, Mémoire de
Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., juin 1997
BENJAOUI (F.),
- « Le Trajet initiatique et la formation du héros balzacien », Paris, Mémoire de D.E.A.,
département de Lettres Modernes, Université Paris IV, 1992
- « BALZAC et la condition féminine ; Ruse, Perfidie, Coquetterie : la psychologie de
l’autre », Créteil, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris XII, 1996
345
BIYOGO (G.),
- « L’Ecriture et le Mal. Théorie du désenchantement. Contribution aux recherches sur
la théorie littéraire », Paris, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris IV, 1990
- « La Théorie littéraire en questions. Querelles actuelles, apories et résolution néosceptique des énigmes », Créteil, Thèse en vue de l’Habilitation à Diriger des
Recherches (H.D.R.), Université Paris XII, juin 2004
CHOLLET (R.), « BALZAC Journaliste, le tournant de 1830 », Paris, Thèse de
Doctorat Lettres, Université Paris IV, 1980
CORRERA (I.), « Le Tragique dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou KANE et
Les Soleils des indépendances d’Ahmadou KOUROUMA », Tunis, Mémoire de
Maîtrise, département de Lettres, Université de Tunis, 1988
EYI OBIANG (M.-M.)
- « L’Angoisse existentielle dans Le Père Goriot de BALZAC », Libreville, Rapport de
Licence, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1998
- « Lecture nietzschéenne du tragique existentiel dans Le Père Goriot », Libreville,
Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1999
- « La Déréliction dans l’univers balzacien. Lecture nietzschéo-heideggerienne du Père
Goriot et de La Peau de chagrin », Créteil, Mémoire de D.E.A., département de Lettres
Modernes, Université Paris XII, juin 2000
- « De l’influence et/ou de la réception d’Honoré de BALZAC dans la pensée
philosophique allemande du XIXe siècle : exemplification sur certains philosophèmes de
Friedrich NIETZSCHE », Créteil, Validation du Séminaire de D.E.A. « Culture
européenne » du professeur Francis CLAUDON, Université Paris XII, avril 2000
- « Le vrai lieu comme quête poétique chez Yves BONNEFOY – Lecture de « Le bruit
des voix » dans Hier régnant désert (p 134) et « Théâtre I et II » dans Du mouvement et
de l’immobilité de Douve (pp 45-46), Paris, Poésie/Gall., 1970 », Créteil, Validation du
Séminaire de D.E.A. « Poètes français du XXe siècle » du professeur Nicole
CELEYRETTE, Université Paris XII, mai 2000
- « A propos d’un lien anthropologique : la photographie et la mort. Lecture de La
Chambre claire. Note sur la photographie de Roland BARTHES – Paris, Gall./Seuil,
1980 », Créteil, Validation du Séminaire de D.E.A. « La littérature et la photographie »
du professeur Jérôme THELOT, Université Paris XII, mai 2000
FREITAS (D. K.), « Le Tragique existentiel chez NERVAL et RIMBAUD dans Aurelia
et Une Saison en Enfer », Lomé, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres,
Université de Lomé, 1983
HUSSON (L.), « Dévoilement du monde et appréhension existentielle de l’être dans
L’Etre et le néant de Jean-Paul SARTRE : étude sur les rapports entre structures
ontologiques et perspectives métaphysiques dans l’ontologie du premier SARTRE »,
Créteil, Thèse de Doctorat, département de philosophie, Université Paris XII, 2001
KOUMBA (N.), « L’Agir intellectuel dans L’Etranger de CAMUS », Libreville,
Rapport de Licence, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1996
346
MICHEL (A.), « Le Mariage et l’amour dans l’œuvre romanesque d’Honoré de
BALZAC », Lille, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris IV, Atelier de
reproduction des thèses Lille III, 1976
MINKO MINLAME (F.D.), « Le Nihilisme dans Le Procès, La Métamorphose et La
Lettre au père de KAFKA. Approche systémique », Libreville, Mémoire de Maîtrise,
département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1998
MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme et la condition naturelle de l’homme : les limites
de l’optimisme », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G.,
juin 1998
NGADI (B.), « HEIDEGGER : ontologie ou philosophie de l’existence ?
L’existentialisme heideggerien en question », Libreville, Mémoire de Maîtrise,
département de philosophie, U.N.G., juin 1998
NGUEMA NNANG (J.-R.), « Le Paradigme du neutre et de la sainteté chez CAMUS.
Lecture de L’Etranger et de La Chute », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département
de Lettres Modernes, U.N.G., juin 1996
PIERROT (R.), « Mémoire de deux jeunes mariées, introduction, appareil critique »,
Paris, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris III, 1974
SHOBER (A.), « NIETZSCHE en France. Cent ans de réception française de
NIETZSCHE », Nanterre, Thèse de Doctorat Philosophie, Université Paris X –
Nanterre, 1990
SIMOST (L.M.),
- « NIETZSCHE. Plaidoyer pour une pensée de l’errance », Libreville, Mémoire de
Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., septembre 2003
- « Archéologie de la Folie à l’âge antique. Lecture nietzschéenne de SOCRATE –
PLATON », Créteil, Mémoire de D.E.A., département de philosophie, Université Paris
XII, juin 2004
VERBAERE (L.), « La Réception française de NIETZSCHE, 1890-1910 », Nantes,
Thèse de Doctorat d’Histoire, Université de Nantes, 1999
ZNITI (S.), « La Genèse d’un amour dans Le Lys dans la vallée de BALZAC », Créteil,
Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, Université Paris XII,
septembre 2004
347
IX / DICTIONNAIRES SPECIALISES
ARMENTIER (L.), Dictionnaire de la théorie et de l’histoire littéraire du XIXè siècle à
nos jours, Paris, Retz, 1986
ARON (P.) et al, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002
BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin Editeur, 1995
BERNAC (H.), Guide des idées littéraires, Paris, Hachette, 1988
Dictionnaire des mythes littéraires (Sous la direction de P. BRUNEL), Paris, Editions du
Rocher, 1988
DUPRIEZ (B.), Dictionnaire. Les Procédés littéraires, Paris, U.G.E., 1984
DUROZOI (G.), ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990
GARDES-TAMINE (J.), HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire,
deuxième édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1996
HUISMAN (D.), Dictionnaire philosophie, Paris, Bordas, 1976
JULIA (D.), Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 1994
LALANDE (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophique, Paris, P.U.F.,
1988
Le Mini-Robert des grands écrivains de langue française, Paris, Le Grand Livre du
Mois, 2000
Le Petit Larousse illustré, Paris,1993, rééd. 2000
Le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1972
Le Petit Robert, Paris, 1973
Le Robert micro poche, Paris, 1993
LEBLANC-GINET (H.), Chronologie de l’histoire mondiale. De 3000 av. J.-C. à 2000
de notre ère. Les dates des 5000 événements qui ont fait l’histoire, Paris, Maxi-Livres,
2002
MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris,
Armand Colin, 1980, rééd. 1999
348
Pratique de la philosophie de A à Z (Sous la direction de E. CLEMENT), Paris, Hatier,
1994
RIPERT (P.)
- Dictionnaire des synonymes de la langue française, Paris, Maxi-Livres, 2002
- Dictionnaire des auteurs classiques, Paris, Maxi-Livres, 2002
- Dictionnaire des difficultés de la langue française, Paris, Maxi-Livres, 2002
RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, Paris, Larousse-Bordas, 1996
THIBAUD (R.-J.)Dictionnaire des Religions, Sarthe, Maxi-Livres, coll. « Références »,
2002
VAN HEEMS (G.), Dieu et Héros de la mythologie grecque, Paris, Flammarion-Librio,
coll. « Repères », 2003
X / ENCYCLOPEDIES, CHANSONS, FILMS et SITES INTERNET
BIYOGO (G.), Encyclopédie du Mvett, Paris, Editions Menaibuc, 2002
Encyclopædia Universalis, version 7 – 2003 ( CD-Rom Universalis)
Encyclopédia Universalis, corpus 7, Paris, 1985
Encyclopédie des Connaissances actuelles, Paris, Editions Philippe Auzou, 1989
Grand Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1984
BREL (J.), “La Quête”, extrait de “L’Homme de la Mancha », 1968
HALLIDAY (J.), « Sang pour sang », Laura Eyes Music/Maritza music, 1999
IGLESIAS (J.), « El Amor », Sony Music, 1978
«BALZAC », film produit par Marc JENNY/Michal PRIKRYL/Jiri TICHACEK/
Martina BURGETOVA/ Marketa HODOUSKOVA, montage Pauline CASALIS/
Adeline YOYOTTE-HUSSON/ Michel CRIVELLARO/Gina PIGNIER,
réalisé par Josée DAYAN, TF1- gmt Productions- TAURUSFILM MIDIASFTSPADD Production- France 1999
«Révélations », film produit par Michael MANN/Pieter Jan BRUGGE, scénario de Eric
349
ROTH et Michael MANN, réalisé par Michael MANN, 1999
http://agora.qc.ca./encyclopedie/index.nsf/Honore_de_Balzac
http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/91-02-16Chenet.htm: « Herméneutique et esthétique »
http://membres.lycos.fr/davidrouzeau/balzac.html?
http://membres.lycos.fr/goriot/bibliographie/ouvrages_spe.html
http://pages.globetrotter.net/pcbcr/balzac.html
http://www.ac-orleans-tours.fr/lettres/coin_prof/realisme/compilation-realisme.htm
http://www.alalettre.com/balzac-goriot.htm
http://www.site-magister.com/grouptxt.htm: « L’ennui au feminin »
http://www.site-magister.com/grouptxt.htm: « Le Discours du carpe diem »
XI / COURS, REVUES, MAGAZINES et COLLOQUES PUBLIES
OU NON PUBLIES
Annales de la F.L.S.H. n°10, Libreville, U.N.G., mars 1995
Annales de la F.L.S.H. n°12, Libreville, U.N.G., janvier 2000
BANEN (D.), « Cours de philosophie », Bitam, Terminale littéraire, Lycée de Bitam,
1994-1995
BIYOGO (G.),
– « Le Samba Diallo de KANE et le Fama de KOUROUMA : essai sur la question de
l’aporie des héritages et du sens », Libreville, Séminaire de Maîtrise, U.N.G., 19981999
– « Cours magistral sur les Lumières, le XVIIIe siècle », Libreville, Séminaire de DEUG
I, U.N.G., 1998-1999
– « Cours de Poétique : Les Ruses diathétiques du Père », Libreville, Séminaire de
Maîtrise, U.N.G., 1995-1996
– « Cours de théorie littéraire », Libreville, Séminaire de DEUG II, U.N.G., 1995-1996
– « Introduction à la Poétique », Libreville, Séminaire de Maîtrise, U.N.G., 1993-1994
– « Destin paradoxal de la littérature africaine et sa critique », Libreville, Séance
inaugurale du « Café philosophique » de L’Institut Cheikh ANTA DIOP de l’U.N.G.,
septembre/octobre 1999
Bulletin de La Société française de philosophie n°1, Paris Armand Colin, janvier-mars
1965
CELEYRETTE (N.), « Poètes français du XXe siècle » Créteil, Séminaire de D.E.A.,
Université Paris XII, 1999-2000
CLAUDON (F.), « Culture européenne », Créteil, Séminaire de D.E.A., Université Paris
XII, 1999-2000
350
Entretien du journal Le Monde, présentation Christian DELACAMPAGNE. Publication
à Paris, La Découverte, 1986
L’Expansion n°681, Paris, décembre 2003
Le Monde, Paris, 21 juin 1952
Le Nouvel Observateur, Paris, 16/22 octobre 2003
Le Nouvel Observateur, Paris, décembre 2003- janvier 2004
Le Parisien, Paris, dimanche 25 avril 2004
Les Dossiers du Canard enchaîné n° 77, Paris, octobre 2000
Libération, Paris, mardi 2 mars 2004
Littératures Francophones : langues et styles, Colloque international de l’Université
Paris XII, organisé par Papa SAMBA DIOP, mars 1999. Actes publiés, Paris,
L’Harmattan, 2001
Magazine littéraire n° 383 « NIETZSCHE contre le nihilisme », janvier 2000
Magazine littéraire n° 425 « Les épicuriens : une philosophie du plaisir », novembre
2003
Magazine littéraire n° 431 « Georges SAND, une rebelle face à son siècle », mai 2004
Magazine littéraire n°422 « L’Angoisse », juillet-août 2003
Magazine littéraire n°428 « La Psychanalyse nouveaux enjeux, nouvelles pratiques »,
février 2004
Magazine littéraire n°429 « La Chine de CONFUCIUS à Gao XINGJIAN », mars 2004
Magazine littéraire n°430 « Jacques DERRIDA, la philosophie en déconstruction »,
avril 2004
Magazine littéraire n°436 « La
Altermondialistes », novembre 2004
Pensée
libertaire.
De
DIOGENE
aux
NGOU (H.), « Cours sur le XIXe siècle », Libreville, Séminaire de DEUG I, U.N.G.,
1995-1996
Paris Match n°2857, Paris, 19/25 février 2004
Revue de Littérature Modernes XIX-XXe siècles n°6 (Revue semestrielle éditée par la
Société de Presse, d’Edition et de Communication), octobre 1998
351
Revue le Débat n°15, septembre-octobre 1981
Romantisme Colloques, Société des études romantiques (Textes réunis par José Luis
DIAZ), Paris, Sedes, novembre 1993
SAMBA DIOP (P.), « Littérature francophone », Créteil, Séminaire de D.E.A.,
Université Paris XII, 1999-2000
THELOT (J.), « La littérature et la photographie », Créteil, Séminaire de D.E.A.,
Université Paris XII, 1999-2000
Ville, Texte, Pensée : le XIXe siècle, de Montréal à Paris (Publications du Département
d’Etudes Française de l’Université de Montréal), Montréal, 1991
XII / AUTRES OUVRAGES CONSULTES
ALBERONI (F.), L’Erotisme, traduit de l’italien par R. COUDERT, Paris Editions
Ramsay, 1987
ANZIEU (D.), Le Corps de l’œuvre, Paris, Gall., 1957
Arthur RIMBAUD (Sous la présentation de M. CONTAT), Paris, Gall./Jeunesse, coll.
« Folio junior en poésie », 1998
BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, Paris,
L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 1999
BAUDELAIRE (C.), Les Fleurs du mal, Paris, Bibliothèque Marabout, 1995
BECKETT (S.)
- L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, rééd. 1992
- En Attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, rééd. 1997
BENJAMIN (W.), Paris, capitale du XIXè siècle, passages, Paris, Editions du Cerf,
1989
BIYOGO (G.),
-Origine Egyptienne de la philosophie. Au-delà d’une amnésie millénaire : Le Nil
comme berceau de la philosophie, Paris, Editions du CIREF/I.C.A.D, 2000
-Kémit Anti-Démocrate : Essai d’élucidation de l’énigme de la souveraineté en Afrique
et dans le monde noire, Paris, CIREF/I.C.A.D, 2000
BONNEFOY (Y.), L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1959
BOURDIEU (P.), La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1998, rééd.
2002
352
Cahiers de l’Hermétisme – Faust, Paris, Albin Michel, 1977
CAMUS (A.),
- Le Premier homme (ouvrage posthume), Paris, Gall., 1994
- L’Homme révolté, Paris, Gall., 1951
-L’Etranger, Paris, Gall., 1942
- Caligula, Paris, Gall., 1958-Noces, Paris, Gall., 1937
CANGUILHEM (G.), Le Normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 1966, rééd. P.U.F.,
coll. « Quadrige », 1999
CARPENTIER (L.), Jacques le Fataliste et son maître de Denis DIDEROT, Paris,
Nathan, coll. « Balises », 1989
COLLIN (F.), Maurice BLANCHOT et la question de l’écriture, Paris, Gall., coll. « Le
Chemin », 1971, rééd. Gall., coll. « Tel », 1986
CONIO (G.), 25 Grands romans français résumés et commentés, Alleur, Marabout,
1990
CORNEILLE (P.), Nicomède, Paris Librairie Larousse, coll. « Nouveaux Classiques
Larousse », 1965
CORNEVIN (R.), Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F., 1976
CRISTIANI (H.), Il est libre Max !, Paris, Balland, 2003
DARD (F.), Les Pensées de San-Antonio, Paris, Le Cherche Midi Editeur, 1996
DELEUZE (G.), FOUCAULT, Paris, Minuit, 1986
DESCARTES (R.),
-Discours de la Méthode. Les Passions de l’âme, Paris, Booking International, 1995
-Les Méditations Métaphysiques, Paris, Bordas, coll. « Univers des Lettres Bordas »,
1987
DUFOUR (P.), FLAUBERT et le Pignouf, Paris, P.U.V., coll. « L’Imaginaire du
texte », 1993
EDZODZOMO-ELA (M.),
- De la Démocratie au Gabon, Paris, Karthala, 1993
- Mon Projet pour le Gabon, Paris, Karthala, 2000
FLAUBERT (G.), Madame Bovary, Paris, Au Sans Pareil, Editeurs, coll. « La
Bibliothèque des chefs-d’œuvre », 1996
353
FONTAINE (J. de la), Fables, Paris, Profrance/Maxi-Livres, 1992
GAARDER (J.), Le Monde de SOPHIE. Roman sur l’histoire de la philosophie, traduit
et adapté du norvégien par H. HERVIEU et M. LAFFON, Paris, Seuil, 1995
GIDE (A.), L’Immoraliste, Paris, Mercure de France, coll. « Folio », 1902
GUIDAL (F.), …et combien de dieux nouveaux. HEIDEGGER, Paris, AubierMontaigne, coll. « Philosophie de l’esprit », 1980
HUGO (V.), Odes et Ballades. Les Orientales, Paris, Garnier-Flammarion, 1968
IONESCO (E.), Le Roi se meurt, Paris, Gall., 1963, rééd. Gall., coll. « Folio », 1973,
1997
JANKELEVITCH (V.), Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, Paris, Seuil, 1980
KAFKA (F.),
- Le Procès, Paris, Gall., 1957
- Préparatifs de noce à la campagne, Paris, Gall., 1980
KANT (E.), Critique de la raison pure, trad. J. BARNI revue par P. ARCHAMBAULT,
Paris, Flammarion, 1976
La Sainte Bible, traduite d’après les textes originaux Hébreu et Grec. Nouvelle version
Segond révisée avec notes, références, glossaire et index, Paris, Alliance Biblique
Universelle, 1992
LAMARTINE (A.), Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques, revue et
complétée, Paris, Gall., coll. « Poésie », 1981
LAUTREAMONT (I. D.), Les Chants de Maldoror. Poésies I et II, Paris, Flammarion,
coll. « GF-Flammarion », 1990
LE ROY LADURIE (E.) et al, Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1981
Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets, Révisé et
Edité par La Présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques
Islamiques, de l’Ifta, de la Prédication et de l’Orientation Religieuse
LEBAUD (G.), Léopold Sédar Senghor ou la poésie du royaume d’enfance, DakarAbidjan, Les Nouvelles Editions Africaines, 1976
LEMAITRE (H.), L’Aventure du XXe siècle, Paris, Pierre Bordas et Fils, 1984
LENINE (V. I., dit),
- L’Etat et la Révolution, commentaires de P. GELARD, Paris Seghers, 1981
- Karl MARX et sa doctrine, Paris, Editions Sociales, 1973
354
Les Philosophes de PLATON à SARTRE (Sous la direction de L.-L. GRATELOUP),
Paris, Hachette, 1986
LEUSSE (H. de), Afrique et Occident, heurs et malheurs d’une rencontre, Paris,
Editions de L’Orante, 1971
LEVAILLANT (M.), L’Œuvre de Victor HUGO. Poésie. Prose. Théâtre, Paris, Librairie
Delagrave, 1959
LEVINAS (E.), En découvrant l’existence avec HUSSERL et HEIDEGGER, Paris,
Librairie philosophique J. Vrin, série « Bibliothèque d’Histoire de la philosophie »,
1949, rééd. 1994
LEVY (B.), Le Logos et la lettre. Philon d’ALEXANDRIE en regard des pharisiens,
Dijon-Quetigny, Editions Verdier, 1988
MACHIAVEL (N.), Le Prince, Paris, Librairie Générale Française, 1998
MAISTRE (J.de), Les Soirées de Saint-Pétersbourg, entretiens sur le gouvernement
temporel de la Providence, T. I., Paris, Guy Tredaniel Editeur, 1980
MANDELA (N.), Un Long chemin vers la liberté, autobiographie traduite de l’anglais
(Afrique du Sud) par J. GUILOINEAU, Paris, Fayard, 1995
MARX (K.), ENGELS (F.), L’Idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976
MAUPASSANT (G. de), Bel-Ami, Paris, Pocket, 1990, rééd. Pocket, coll. « Pocket
Classiques », 1998
MONTAIGNE (M. E. de), Extraits pédagogiques, Paris, Librairie Hatier, 1966
MUDIMBE (V, Y.),
- Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973, rééd. Présence Africaine/Nathan, 1986
- L’Odeur du Père, Paris, Présence Africaine, 1982
OUATTARA (B.), ADORNO et HEIDEGGER : une controverse philosophique, Paris,
L’Harmattan, coll. « L’Ouverture philosophique », 1999
PASCAL (B.), Pensées, Paris, Librairie Générale Française/Le Livre de poche, 1972
PAZ (O.), Point de convergence, Paris, Gall., 1976
PLATON,
- La République, intro., trad., notes et notices de BACCOU, Paris, Flammarion, 1967
- Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, trad., notes et notices de CHAMBRY,
Paris, Flammarion, 1967
- Œuvres complètes, traduit par ROBIN avec la collaboration de MORCEAU, Paris,
Bibliothèque de la Pléiade, coll. « N.R.F. », 1950
355
PRIGOGINE (I.), De l’Etre au devenir, Bruxelles et RTBF Liège, Alice Editions, coll.
« L’Intégrale des entretiens Noms de Dieux D’Edmond Blattchen », 1998
RACINE (J.), Andromaque, Paris Librairie Larousse, coll. « Classiques Larousse »,
1962
RISPAIL (J.-L.), Les Surréalistes. Une génération entre le rêve et l’action, Paris,
Découvertes Gall., coll. « Littérature », 1998
ROUSSEAU (J.-J.),
- Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1966
- Les Confessions T. I (Livres I à VI), Paris, Librairie Générale Française, 1972, rééd.
1998
RUBY (C.), Le Sujet (L’Homme et le Monde), Paris, Quintette, 1989
SADE (Le M. de), Les Infortunes de la vertu, (Préface de J. PAULHAN), Paris Gall.,
coll. « Folio », 1977, rééd., 1991
SALA-MOLINS (L.), Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, P.U.F., 1987, rééd.
P.U.F., coll. « Quadrige », 2002
SAMB (D.), Les Premiers dialogues de PLATON. Structure dialectique et ligne
doctrinale, Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997
SAUTET (M.), Les Femmes ? De leur émancipation, Paris, Editions Jean-Claude Lattès,
1996
SCHOPENAUER (A.), Le Monde comme Volonté et comme Réprésentation, trad.
BURDEAU, Paris, P.U.F., 1996
SEIGNOBOS (S.), Histoire sincère de la Nation française. Essai d’une histoire de
l’évolution du peuple français, T. II, Paris, P.U.F., 1985
SEMBENE (O.), Les Bouts de bois de Dieu, Paris, Le Livre Contemporain, 1960
SENART (P.), IONESCO, Paris, Editions Universitaires, 1964
SOLJENITSYNE (A.), L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974
SOLLERS (P.), Une Curieuse solitude, Paris, Seuil, 1958, rééd. Le Livre de Poche,
1974
356
SONGOLO (A.), Aimé CESAIRE : une poétique de la découverte, Paris, L’Harmattan,
1985
STAROBINSKI (J.), L’Œil vivant, Paris, Gall., 1961
STENDHAL (H. BEYLE dit),
- Le Rouge et le Noir, Paris, Librairie Générale Française, 1997
- La Chartreuse de Parme, Quetigny-Dijon, Gall. 1967, rééd. 1972, 2000
T. HALL (E.), La Dimension cachée, traduit de l’américain par A. PETITA et F.
CHOAY, Paris, Seuil, 1971
THEVEAU (P.) et al, La Dissertation littéraire par l’exemple, Paris, H. Roudil Editeur,
1973
TORDJMAN (G.), La Femme et son plaisir, Paris, Editions du Club France Loisirs,
1988
Une Europe des poètes (Poèmes choisis par B. LORRAINE), Paris, Hachette, 1991
VAN-HEEMS (G.), Dieux et Héros de la mythologie grecque, Paris, Flammarion –
Librio, coll. « Repères », 2003
VOLTAIRE, Candide, Paris, Pocket, coll. « Pocket Classiques », 1989, rééd. 1998
WEBER (M.), Le Savant et le politique, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1963
ZOLA (E.), L’Assommoir, Paris, Librairie Générale Française, 1996
357
La Comédie humaine se pense dans l’existence, en son inflexion sociologique,
heideggérienne et bientôt nietzschéenne. Le romanesque balzacien pose le sujet comme
un sujet d’ouverture, de transformation, de modification… mais voué à l’angoisse du
mourir. Nous touchons ici au point nodal de la philosophie balzacienne du secret.
BALZAC fait mystère à BALZAC, s’y maintient pour éprouver le réalisme lui-même, et
lui opposer un secret, une énigme jamais complètement accessible. C’est cette part
cachée, restée intacte interpellant son néo-réalisme, qui fait esquive au réel, échappe au
« donné brut », et s’ouvre dans une nouvelle esthétique du secret par quoi il annonce les
temps modernes. BALZAC se soustrait au réalisme. Car ce dont retourne la Comédie
humaine, c’est l’intensité de la création, une création dissidente, débordante, massive,
puissante, nominant aussi bien la déréliction que la forme alternative : l’invention du
nouveau.
Human beings can practise comedy thanks to its sociological extension, Heidegger’s
philosophy and very soon Nietzsche’s. Balzac’s Romanesque essay raises the subject as a
subject of openness, change, innovation… but doomed to the fear of dying. This
constitutes the nodal characteristic of Balzac’s philosophy based on secret. BALZAC is
mysterious to BALZAC, keeps mysterious in order to be personally in touch with realism
and oppose that realism to a secret. That opposition has never been comprehensively
examined, and is viewed as the invisible and unchangeable aspect of neo-realism, that is
not real, “something raw”, that leads, however, to a new aesthetic of secret allowing
BALZAC to announce modern times. BALZAC subtracts to realism for the creation
intensity, a dissident, exaggerated, great and powerful creation are the basis for human
comedy, naming dereliction as well as the alternative aspect: the invention of an up-todate model.
MOTS CLÉS
Herméneutique
Tragique
Réalisme
Néo-réalisme
Parricide
Perspectivisme
Quérulence
Surhomme
358