Les fonds d`investissement étrangers : la part du mythe

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Les fonds d`investissement étrangers : la part du mythe
REPÈRES ET TENDANCES
ACTIONNARIAT
Les fonds
d’investissement étrangers :
la part du mythe
NICOLAS MOTTIS*
et JEAN-PIERRE PONSSARD**
L
La montée en puissance des fonds d’investissement étrangers dans le capital des grandes firmes
françaises et allemandes a été spectaculaire ces
dernières années. Ses principales conséquences
ont été une plus grande transparence de la gestion
des groupes, et un poids accru des analystes américains et britanniques dans le « consensus de
marché ». Mais, contrairement à l’idée reçue, les
dirigeants conservent une grande marge d’autonomie dans leurs choix stratégiques.
L
es fonds d’investissements
étrangers (FIE) prennent depuis quelques années une part
croissante dans le capital des
grandes firmes françaises et, dans
une moindre mesure, allemandes.
Ce phénomène se traduit par de
notables changements de propriété : en l’absence d’actionnaires
nationaux puissants, la part ancien-
nement détenue par l’Etat ou des
entreprises amies passe sous le
contrôle des FIE. Il est alors tentant d’attribuer à ceux-ci la responsabilité majeure dans l’évolution récente de la gestion des
entreprises en matière de politique financière, de choix de
portefeuille, de politique industrielle et de gestion des ressources
humaines1. Ce n’est pourtant pas
ce que montre l’étude approfondie
de quelques cas2 : rien n’indique
que l’influence des FIE aille au-delà
de celle de n’importe quel investisseur – national ou étranger –
disposant d’une réelle compétence
dans son domaine (la gestion de
fonds) et décidé à jouer son rôle
(défendre au mieux les intérêts de
ses clients). Les changements survenus dans les relations entre les
firmes et le marché financier, et
leurs éventuels effets négatifs
– « pillages » exercés par les actionnaires3, rémunérations excessives
des dirigeants, décisions court-termistes... – ne sont pas particulièrement imputables à ces fonds.
Pour comprendre cette évolution
dans des pays comme la France et
l’Allemagne, il faut d’abord prendre
la mesure des changements globaux qui affectent leurs marchés
financiers. A un environnement
dominé par les banques, les com-
1
Voir P. Artus,
M. Debonneuil
(et contributions
de Baudru et Morin),
1999.
2
En Allemagne :
Bayer, Hoechst,
Allianz,
DaimlerChrysler ;
en France : RhônePoulenc, AGF, AXA,
France Telecom,
Alcatel, Danone,
Renault,
Saint-Gobain, Total,
LVMH, ainsi que
de nombreux
« prescripteurs » :
BCG, Arthur
Andersen, Stern
Stewart, Hewitt
Associates....
3
Voir F. Parrat, 1999
et D. Bessire, 1999.
Sociétal
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* Professeur à l’ESSEC. E-mail : [email protected]
** Professeur à l’Ecole polytechnique. E-mail : [email protected]
Cet article a bénéficié des travaux menés pour la Direction générale de l’Industrie, des Technologies de l’Information et des
Postes (DiGITIP) du Ministère de l’Economie dans le cadre d’une étude sur la montée en puissance des fonds
d’investissements étrangers dans les entreprises françaises.
1er
trimestre
2001
31
REPÈRES ET TENDANCES
4
Il convient
de relativiser
l’influence réelle
de la structure
du capital
dans le
fonctionnement
de l’entreprise :
cf. « Top
executive
rewards and firm
performance :
a comparison
of Japan and the
United States »,
J. of Political Econ.
102(3),
juin 1994,
où S.N. Kaplan
a montré
par exemple
que la probabilité
d’éviction
d’un dirigeant
d’entreprise après
des performances
boursières
médiocres était
du même ordre
de grandeur
en Allemagne,
au Japon
et aux Etats-Unis.
Les circuits
de décision sont
différents mais
le résultat global
est le même.
5
Pour
une analyse
plus complète,
voir D. Plihon,
« Les
investisseurs
institutionnels,
nouveaux
acteurs
de la finance
internationale »
in
Documentation
française, Les
Cahiers Français,
n° 289, janv.-févr.
1999.
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pagnies d’assurances et les entreprises amies ne s’est pas simplement substitué un environnement
dominé par quelques FIE ; ce qui
frappe, au contraire, c’est la diversité et la multiplicité des investisseurs (fonds de pension, mutual
funds, hedge funds...) et la « professionnalisation » de la gestion
d’actifs, le clivage national/étranger
apparaissant somme toute secondaire. Dans un deuxième temps, on
tentera d’évaluer l’impact de ce
nouvel environnement sur l’évolution des pratiques de gestion des
entreprises et les nouveaux jeux
d’acteurs qui en découlent (acquisition de nouvelles compétences,
élaboration de chartes à tous les
niveaux, voire constitution de certains types d’acteurs totalement
nouveaux). Démarche qui permettra au moins d’apprécier l’influence réelle des FIE en évitant les
préjugés manichéens4.
LA FIN
DES « NOYAUX DURS »
L
es fonds d’investissement institutionnels existent depuis plusieurs décennies dans la plupart
des pays développés. Dans les pays
anglo-saxons notamment, le choix
de systèmes de retraites par capitalisation a très tôt amené la création de fonds de pension. Leur
montée en puissance dans le capital des grandes firmes allemandes
et françaises est cependant beaucoup plus récente et s’explique par
un phénomène parallèle dans les
deux pays : l’éclatement des
noyaux durs (mis en place notamment, en France, à l’occasion des
privatisations des années 1990) et
la disparition des participations
croisées (avec, en Allemagne, la
réduction du poids des banques
et compagnies d’assurance dans le
capital des groupes industriels).
Les FIE étaient d’ailleurs très critiques à l’égard de ces noyaux durs
et participations croisées, dans lesquels ils voyaient une source de
préjudice potentiel pour les ac-
ACTIONNARIAT
Tableau : LES FONDS LES PLUS ACTIFS EN FRANCE
Rang
Investisseur
Pays
Valorisation
des actions détenues,
en milliards de francs
1
Fidelity
Etats-Unis
30,73
2
Franklin Templeton
Etats-Unis
26,7
3
Capital Research
Etats-Unis
21,4
4
TIAA-CREF
Etats-Unis
14
5
T-Rowe Price
Etats-Unis
13,9
6
Merrill Lynch
Etats-Unis
12,2
7
Deutsche Bank
Allemagne
12,1
8
Putnam
Etats-Unis
10,8
9
Janus
Etats-Unis
9,7
10
Dresdner Bank
Allemagne
8,9
11
Schroder
Royaume-Uni
8,5
12
UBS
Suisse
7,6
13
Calpers
Etats-Unis
7,5
14
Scudder, Stevens
Etats-Unis
6,5
15
Deka
Allemagne
6,4
Source : CDA Spectrum - Thomson Financial services, Les Echos.
tionnaires minoritaires. Pourtant,
ils ne sont pas les principaux responsables du changement dans les
structures de capital des grandes
firmes. C’est bien plutôt dans les
cadres nationaux qu’il faut chercher les explications : si 30 à 40 %
des entreprises du CAC 40 sont
détenus par des FIE, c’est avant
tout parce que le contexte français
y est très favorable5.
En fait, trois raisons expliquent
cette évolution :
1/ Les privatisations, totales ou
partielles, d’entreprises précédemment nationalisées. Les conséquences de ce désengagement de
l’Etat dépassent le simple changement de propriétaire : plus grande
indépendance de décision, objectif
de rentabilité plus fortement mis
en avant, pratiques managériales
s’alignant sur celles des concurrents privés, etc.
2/ Les besoins de financement
croissants, qui obligent à diversifier
les sources de capitaux en nature
(fonds propres versus intermédiation bancaire) et en origine géographique (sortie du cadre national, devenu insuffisant). Ce dernier
argument est clairement mis en
avant par DaimlerChrysler pour
justifier sa cotation sur le marché
américain dès 1993.
3/ Enfin, la nécessité de pouvoir
réaliser des acquisitions ou partenariats par échange d’actions. Il s’agit
là d’un facteur clé du jeu concurrentiel dans certains secteurs, pour
lesquels la dimension pertinente
n’est plus française ou allemande
mais européenne ou plus souvent
mondiale. Ce point a été avancé par
Allianz à propos de son développement sur le marché américain.
Si la tendance est largement engagée dans les deux pays, des
LES FONDS D’INVESTISSEMENT ÉTRANGERS : LA PART DU MYTHE
éléments particuliers peuvent la
freiner. Toutes les entreprises allemandes ont notamment évoqué le
poids de la fiscalité sur les plusvalues : celles qui sont réalisées sur
la vente de titres, à l’occasion d’un
débouclement de participations
par exemple, sont en effet imposées au taux marginal (supérieur
à 50 %). La réforme fiscale engagée
par le gouvernement Schröder va
bientôt faire sauter cet obstacle.
D’autres facteurs, en revanche,
accélèrent le mouvement, notamment l’internationalisation du
marché du travail des dirigeants.
Un point surprenant, apparu dans
l’ensemble des entretiens, est le
peu de pression directe ressentie
dans le registre de la corporate
governance : mécanismes de droits
de vote, mise en place de comités
d’audit ou de rémunérations, profil des administrateurs... Ces éléments sont très largement perçus
comme « cosmétiques » par les dirigeants rencontrés – ce qui ne
veut certes pas dire que les recommandations correspondantes ne
soient pas suivies... Par contre, une
question émerge fortement : la
gestion de la relation avec les investisseurs.
LA TRANSPARENCE
À L’ÉCOLE ANGLOAMÉRICAINE
S
ur la relation entre les entreprises et le marché financier,
la montée en puissance des FIE a
un impact majeur : dans toutes les
entreprises visitées, les services
« Relations Investisseurs » (« Shareholder Relations ») se sont fortement développés depuis le milieu
des années 1990, et leur rôle va
bien au delà de la simple transmission d’informations. Ils peuvent
occuper de 5 à 20 personnes,
concentrées au siège social et, dans
certains cas, en partie décentralisées sur Londres et New York.
Dans ce domaine, les interviewés
ont insisté sur plusieurs points :
Une volonté de transparence
l La prédominance des acteurs
accrue. L’information circule de
anglo-saxons sur le marché finanplus en plus vite entre le marché et
cier. Ce point a été souligné dans
l’entreprise et elle est de plus en
tous les entretiens, tant en France
plus détaillée6. Dans la pratique, la
qu’en Allemagne : les interlo circulation se fait dans les deux
cuteurs – analystes, traders, foursens : le « consensus de marché »
nisseurs d’informations, spécia(la formulation d’un jugement collistes de fusions-acquisitions... –
lectif sur la valeur d’un titre) se
les plus compétents et actifs sont
en grande majorité anglo-saxons
construit avec l’entreprise, ce qui
et, pour l’essentiel, basés à Londres
suppose chez celle-ci un certain
ou New York. Constat corroboré
savoir-faire : elle est appelée à
par une enquête réalisée par
« commenter » les simulations
chiffrées des anaReuters, dans le secly s t e s . L’ ap p re n - Entre le marché
teur automobile, autissage de ce type de et l’entreprise,
près des principaux
relation n’étant pas
constructeurs eurol’information est
immédiat, il est clair
péens et de nomque certaines firmes de plus en plus rapide,
breux spécialistes
allemandes et fran- technique et détaillée
financiers. Les réçaises ont parfois
ponses à la question :
« essuyé les plâtres » avec les ac« Qui a la meilleure vision du secteurs du marché financier ces derteur ? » désignent à peu de choses
près la même liste d’interlocunières années.
teurs, pratiquement tous employés
l Une plus grande technicité de la
par des banques d’investissement
relation avec les analystes (sell side
anglaises ou américaines (même si
ou buy side7) comme avec les gécertaines sont détenues par des
rants de fonds. Il ne s’agit plus
banques suisses, allemandes ou
seulement d’échanger quelques
néerlandaises), les acteurs des
données comptables ou finanplaces de Paris et Francfort étant
cières consolidées. La maille d’anarangés le plus souvent en
lyse est la business unit (le départedeuxième catégorie.
ment du groupe travaillant sur un
marché donné). Les dirigeants
Cette prédominance prend pluopérationnels et les experts techsieurs formes concrètes : un niniques du domaine sont sollicités.
veau d’expertise sectorielle jugé
Ainsi, Alcatel discute avec de vrais
très bon (« Avec eux, on va direcexperts des télécoms, Daimlertement à l’essentiel », « Ils nous
Chrysler et Renault avec des spéapprennent des choses sur nos
cialistes de l’automobile, Allianz
propres marchés »), un mode de
et AGF avec des professionnels de
relation très proactif (« Les Amél’assurance, etc. La discussion va
ricains m’appellent au minimum
donc bien au-delà du questionneune fois par semaine, les Allemands
ment sur l’obtention d’un ROE 8 de
et les Français une fois par mois »).
15 %. Elle approfondit les différents
La plupart des interviewés reconaspects du métier, les options
naissent cependant que le niveau
stratégiques retenues et la fiabilité
de professionnalisme des interlodes prévisions de résultat.
cuteurs basés à Paris et à Francfort
D’ailleurs, la plupart des analystes
a « beaucoup progressé ces derne se privent pas de donner leur
nières années ». Si la nationalité
avis sur les options stratégiques
d’origine du FIE a un impact, c’est
que devraient suivre l’entreprise
probablement là qu’il faut le cher(politique financière, mais aussi
cher : autour des questions de
choix de portefeuille, intérêt de
communication, de culture d’entelle acquisition ou désinvestistreprise... et tout simplement de
sement…).
langue. La documentation finanl
6
Cette transparence
touche peut-être
ses limites.
Une nouvelle
réglementation
de la SEC
(la « REG FD »)
est entrée en vigueur
le 23 octobre 2000 :
elle a pour objectif
de garantir une
même information
pour tous les acteurs
du marché. Dans
l’environnement
hyper-légaliste propre
aux Etats-Unis,
il est probable
qu’elle entraînera
une forte codification
des échanges
afin de prévenir
toute mise en cause
pour délit d’initié.
7
Sell side : analystes
liés à de grandes
banques d’affaires
et publiant
régulièrement
des rapports destinés
à la clientèle
de ces banques.
Buy side : analystes
liés à des fonds
d’investissement ;
leurs rapports sont
destinés
exclusivement
aux gérants
des fonds
dont ils dépendent.
8
Return on equity,
ou retour
sur fonds propres.
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33
REPÈRES ET TENDANCES
cière est depuis longtemps produite en anglais, et si de nombreuses informations sur les choix
opérationnels sont toujours fournies en allemand ou en français, il
est probable que le bilinguisme
s’imposera avec la montée en
charge des services Relations investisseurs.
COMMENT S’ÉLABORE
LE « CONSENSUS
DE MARCHÉ »
L
9
A. Orléan, Le
pouvoir de la
finance, Ed. Odile
Jacob, 1999.
10
Davis Global
Advisors,
« Leading
corporate
governance
indicators 1999 :
an international
comparison »,
novembre 1999.
11
N. Mottis et
J.P. Ponssard,
« Création de
valeur et
rémunération
des dirigeants :
enjeux et
pratiques »,
Annales des
Mines - Gérer &
Comprendre, juin
2000.
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34
e consensus de marché est finalement construit par très
peu de monde, d’autant plus que
la dimension sectorielle l’emporte
sur la dimension géographique.
Même si l’origine géographique
d’un groupe continue de peser sur
son évaluation, les grandes firmes
visitées se positionnent de plus en
plus par rapport à un champ d’activité industriel ou commercial, au
minimum européen. Environ dix
analystes « feraient » réellement la
tendance pour l’automobile, sept
à dix pour les télécommunications.
Les phénomènes de suivisme9 donnent un poids considérable à un
nombre limité d’acteurs disposant
de ressources d’investigation,
d’informations abondantes et
d’un poids financier suffisant
pour entraîner dans leur sillage
de nombreux autres. Cet effet de
« communauté » est renforcé par
certaines pratiques du milieu : visites groupées de sites d’entreprises ou débauchage d’équipes
complètes par un établissement
concurrent, par exemple.
Deux formes de communication
semblent cohabiter : d’une part
des échanges sur le fond, caractérisés par une accumulation massive de données très diverses et
une « mémoire » vigilante (comparaison systématique de ce qui a
été annoncé à ce qui a été effectivement réalisé), d’autre part le flux
des événements, dont certains
peuvent provoquer des ajustements brutaux du cours de
bourse. Plusieurs entreprises ont
ainsi expliqué que les annonces
(rachat des AGF par Allianz, alliance
Renault-Nissan, fusion DaimlerChrysler, acquisition de start-up
Internet par Alcatel…) pouvaient
avoir un impact boursier dépassant
très largement leur poids économique réel. Là encore, pour les
groupes français et allemands,
l’effet d’apprentissage a joué à
plein ces dernières années. L’adoption de la pratique des profit warnings, par exemple, se généralise
depuis peu. Dans l’ensemble, ces
à-coups sur la valeur du titre ne
semblent pas traumatiser outre
mesure les dirigeants rencontrés :
« Le marché finit toujours par revenir aux fondamentaux, notre
problème est de les aider à le faire
vite », déclare l’un d’eux.
Finalement, deux points marquants
émergent des entretiens :
– L’impact des aspects qualitatifs
dans la relation avec les investisseurs. Tous les interlocuteurs ont
insisté sur l’importance des
contacts « one to one » entre investisseurs et dirigeants opérationnels. L’appréciation de la
qualité du management est déterminante. Les aspects culturels ne
peuvent donc pas être neutres,
et les dirigeants français ou allemands ont tout intérêt à bien faire
comprendre à leurs interlocuteurs
le contexte dans lequel ils agissent (pouvoir des salariés en
Allemagne, impact des 35 heures
en France…).
– La persistance de situations très
contrastées dans chaque pays. La
montée en puissance des FIE dans
le capital des firmes considérées
ne s’est pas traduite par une
homogénéisation rapide des pratiques. Cas souvent cité : alors que
DaimlerChrysler fait de gros efforts de transparence vis-à-vis des
investisseurs, Volkswagen semble
s’en préoccuper assez peu, sans
pour autant être sanctionné par
le marché. Plus généralement, il
semble que les entreprises françaises aient adopté ces pratiques
plus rapidement que les groupes
ACTIONNARIAT
allemands, qui seraient en phase
de rattrapage rapide10.
QUELLES CONSÉQUENCES
SUR LA GESTION ?
O
utre l’usage de l’anglais
comme langue de communication interne et externe, on note
une accélération du rythme de
gestion, qui devient trimestriel.
Sur le modèle des groupes américains, les groupes européens s’alignent sur les exigences du marché
financier : projection de résultats
détaillés par trimestre, production d’une information permettant les comparaisons avec le
même trimestre de l’année précédente, etc. Ce point a été cité
par Alcatel comme l’une des
conséquences du choc de l’été
1998 (chute brutale du cours du
fait du décalage entre les résultats
attendus et annoncés).
A long terme, on peut prévoir
trois évolutions dans le pilotage
des firmes :
l Les critères de performance
prenant plus directement en
compte le coût du capital se diffuseront très largement dans les
systèmes de planification et de
contrôle11.
l Les mécanismes de rémunération chercheront à aligner de
façon de plus en plus explicite
l’intérêt des actionnaires et celui
des salariés, au travers de vecteurs tels que les stock options ou
l’augmentation de la part variable
des rémunérations. Les vifs débats
apparus récemment en Europe
continentale (France, Allemagne,
Espagne…) sur ces pratiques
montrent que l’apprentissage en
est à ses débuts, et qu’entre le
rejet dogmatique des uns et certains abus manifestes des autres,
de nombreuses options pratiques
et réglementaires restent à définir.
l Les opérations purement financières (rachat d’actions, augmentation de l’effet de levier…) menées
dans l’intérêt des actionnaires,
LES FONDS D’INVESTISSEMENT ÉTRANGERS : LA PART DU MYTHE
dont le nombre a considérablement augmenté ces dernières années, se poursuivront. L’activisme
accru des actionnaires, FIE ou
autres, se traduit incontestablement par une plus grande attention apportée au critère de retour
sur fonds propres et par l’exploitation de marges de manœuvre
« facilement » accessibles.
Il faut noter cependant que la
montée en puissance, incontestable, du pouvoir actionnarial produit des conséquences stratégiques très variables selon les
firmes. Il ne se traduit pas seulement, comme on le dit souvent,
par une pression systématique au
downsizing, au recentrage, au sousinvestissement, mais par une
grande variété de politiques, pour
des objectifs de retour sur fonds
propres identiques. Ainsi, dans un
secteur chimique pourtant très
mature, le pilotage interne de
Bayer met fortement l’accent sur
la croissance. L’assureur Allianz, au
contraire, malgré son impressionnante force de frappe financière
favorable à la croissance, semble
plutôt privilégier l’amélioration de
sa rentabilité. L’influence des
FIE laisse donc une très grande latitude aux équipes dirigeantes : la
« dictature » des marchés financiers doit être relativisée.
QUEL DEGRÉ DE LIBERTÉ
POUR L’ÉQUIPE
DIRIGEANTE ?
E
n France notamment, les
équipes dirigeantes ont longtemps disposé d’un pouvoir relativement discrétionnaire sur les décisions affectant l’entreprise et
son développement. Elles pouvaient engager une politique de
développement volontariste et
risquée, ou au contraire excessivement prudente, sans avoir à
rendre réellement de comptes
– du moins rapidement. Aujourd’hui, cela n’est plus possible : si
quelques acteurs clés (analystes, investisseurs, administrateurs, autres
dirigeants,...) ne sont pas suffisamment informés et convaincus des
options retenues, leur comportement peut avoir un effet bloquant
(consensus de marché défavorable, problèmes de financement,
chute du cours, mise en cause de
l’équipe dirigeante, OPA...).
Pourtant, il ressort également de
l’enquête qu’une équipe dirigeante
qui a défini un bon cap peut
décider de le tenir dès lors qu’elle
respecte quelques conditions minimales de transparence : annonce
des objectifs, réponses aux demandes d’explication des investisseurs, respect des règles commu-
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–
J. Flynn, P. Zachary, “Philips defies trend of shareholder rights sweeping the world”, Wall Street Journal, 10 septembre 1999.
nément admises en matière de
corporate governance. Le cas d’Alcatel est significatif. Lors des premières interviews, réalisées début
1999, deux points émergeaient :
premièrement, les axes stratégiques sont maintenant clarifiés, les
options opérationnelles sont définies et déjà partiellement mises en
œuvre ; deuxièmement, le marché
ne les valide pas. L’entreprise était
donc sous-valorisée aux yeux de
ses dirigeants. Un an plus tard, la
politique menée semble être appréciée et le cours de bourse a
considérablement progressé.
L’équipe dirigeante a pris des options, les a maintenues sans tenir
réellement compte de la désaffection ponctuelle des investisseurs,
mais s’est engagée dans une politique de communication financière beaucoup plus conforme aux
attentes du marché.
Pour les entreprises françaises,
l’enjeu est double :
1/ Elles doivent comprendre ces
pratiques, pour les appliquer dans
l’intérêt non seulement des shareholders (actionnaires) mais aussi de
l’ensemble des stakeholders (tous
les partenaires de la firme, y
compris ses salariés), les intérêts
des uns et des autres étant convergents à moyen terme.
2/ Il leur faudrait pouvoir s’appuyer
sur des acteurs nationaux – investisseurs, analystes, administrateurs
indépendants, autorités de régulation... – capables de formuler et de
relayer ces enjeux au sein de la
communauté internationale. Là se
trouve vraisemblablement la principale difficulté : l’émergence
d’acteurs continentaux capables
de contrebalancer les leaders
d’opinion et la technicité des opérateurs anglo-saxons prendra un
certain temps. La voie suivie par
quelques établissements – suisses,
allemands et néerlandais notamment –, consistant à racheter des
établissements financiers basés à
Londres ou New York pour aller
plus vite, semble, à l’évidence, semée
de nombreuses embûches... l
Sociétal
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