vies de job par pierre assouline, gallimard 2011 extrait n°2 p. 148-149

Transcription

vies de job par pierre assouline, gallimard 2011 extrait n°2 p. 148-149
VIES DE JOB PAR PIERRE ASSOULINE, GALLIMARD 2011
Merci à Pierre Assouline de nous avoir permis de retranscrire quelques extraits de son livre, et
merci plus encore d’avoir si bien décrit l’atmosphère de notre École.
Frère Hervé PONSOT o.p.
Directeur
EXTRAIT N°1 P. 142 :
Nablus road, dans la partie Est de la ville, l’adresse de l’École. La porte de Damas est au bout de
la rue. Tout est dit déj{. À Jérusalem, si on est { l’Ouest, on vit avec les Juifs ; { l’Est, du côté des
Arabes. Nonobstant la présence d’ultra-orthodoxes et de colons sauvages qui viennent fausser la
donne, la ville est partagée entre deux mondes qui s’ignorent. Le drapeau tricolore flotte parfois
sur le couvent. C’est un peu l’autre ambassade de France, officieuse et spirituelle, sans que nul ne
s’en offusque. Des religieux, pas des moines. Un couvent, et non une abbaye. Aussitôt franchi le
lourd portail blindé, un silence nous enveloppe. Avant de devenir un lieu de prière, de recherche
et de transmission du savoir, c’était un abattoir turc ; à la fin du XIX° siècle, dans les premiers
temps de l’École, des crocs de boucher pendaient encore aux patères. L’idée que des quartiers de
viande étaient suspendus l{ où désormais l’esprit critique le dispute au Saint-Esprit me remplit
de joie.
EXTRAIT N°2 P. 148-149 :
La basilique repose sur le site d’une ancienne église byzantine dédicacée en 439 sous l’autorité
de saint Cyrille, patriarche d’Alexandrie ; { cette occasion, elle accueillit les reliques du
protomartyr saint Étienne. Il faut croire que le lieu était des plus vastes puisque moins d’un
siècle après, dix mille moines pouvaient s’y rassembler afin de défendre la doctrine du concile de
Chalcédoine sur les deux natures du Christ. Les Perses et les Croisés s’y succédèrent. Elle fut
détruite, reconstruite, { nouveau détruite et encore reconstruite. Jusqu’{ sa consécration en
1900 et son service par des religieux dominicains.
Le père Hervé Ponsot, énergique directeur de l’École biblique, m’accueille lors de ma première
visite exploratoire en m’invitant à partager le repas commun. Une cuisine solide et variée que je
vais apprendre { aimer ; souvent goûteuse, préparée avec soin par les sœurs polonaises, on ne
risque pas d’y trouver une truite se livrant { son ultime natation dans une sauce excessive. La
conversation glisse aussitôt sur le Maroc, où il a grandi lui aussi, à Fédala, où nous passions les
dimanches d’hiver, quand la plage était encore impraticable pour les Casablancais. La nostalgie
se dissipe lorsque je lui expose mon projet. Et aussitôt :
« Je vous engage ! »
Je précise le statut plutôt littéraire de ma petite entreprise, les libertés que je ne manquerais pas
de prendre avec les canons de toutes sortes, la biographie de Job dût-elle s’inscrire dans le cadre
de recherches aussi rigoureuses que possible, mais il ne veut rien entendre : « Engagé, vous disje! Imaginez-vous que ce que vous faites de votre côté avec Job, c’est ce que nous faisons tous ici
depuis dix ans avec le projet Best! Alors, on vous embarque, vous verrez bien ! »
EXTRAIT N°3 P. 150 :
Imaginez une bibliothèque d’où vous n’émergez qu’aux heures du repas, { l’appel des cloches,
afin de le partager { l’étage du dessus avec des religieux savants qui sont bien souvent les
auteurs des livres que vous étudiez { l’étage du dessous.
« À propos, quelque chose m’échappe dans ce que tu as écrit...
— J’ai écrit quelque chose, moi ? »
EXTRAIT N°4 P. 156 :
Régis Debray me précède de quelques mois dans ma cellule. Il n’y fait que deux séjours, mais
intenses et qui le marquent durablement. Les religieux se souviennent qu’{ table il ne cesse de
leur poser des questions, le plus souvent naïves et revendiquées comme telles. Il accomplit à sa
propre demande une mission sur la situation précaire des chrétiens d’Orient. Le président
Chirac, auquel il a rendu visite à cet effet, la lui a confiée. Il en tire un rapport et un livre, Un
Candide en Terre sainte.
EXTRAIT N°5 P. 158 :
N’étant pas sorti depuis une semaine, j’en avais oublié que je me trouvais en Israël. Ou même en
Palestine. Ou encore { Jérusalem. On n’entend pas parler arabe et encore moins hébreu. Le jour
où je suis sorti, le choc et la tension m’attendaient dans la rue. Je venais de quitter un éclat de
France, une île, le Dom-Tom inconnu.
EXTRAIT N°6 P. 158-161 :
Tous les jours au repas, on me demande des nouvelles de Job, comme s’il s’agissait d’un parent. Il
va peut-être finir par le devenir. Ici on parle autant qu’au sous-sol on se tait. Le jeune dominicain
polonais assis face à moi au même bureau travaille sur les lamentations de Jérémie ; il a fallu, au
bout de plusieurs semaines, que nous nous retrouvions face à face, au déjeuner, pour que je le
découvre. On parle donc d’Abraham le Mésopotamien et de Moïse l’Égyptien comme si on avait
partagé une salade de piments avec eux ici même la veille au soir. On reparle des moyens
rudimentaires avec lesquels le site de Qumran fut fouillé en 1951 et, immanquablement, du
rapport définitif espéré de longue date. Le père de Vaux, qui en fut le pionnier, n’avait pu publier
ses résultats en raison de la crise de Suez et des mauvaises manières que lui firent les Jordaniens
et les Anglais. Après sa mort, en 1971, l’affaire prit encore vingt ans de retard en raison d’un
imbroglio politique. La qualité de son site fait la gloire d’un archéologue. Il n’y a rien au-dessus
de Qumran.
Le frère Jean-Baptiste, pilier de la seule mission archéologique qui fouille à Gaza sans
discontinuer malgré la guerre, vient justement de poser son sac à dos Vieux Campeur dans un
nuage de poussière. Il sait qu’on attend depuis « un certain temps » sa publication des
découvertes du père de Vaux. Nombre de chercheurs à travers le monde, notamment aux ÉtatsUnis, les guettent le cœur battant, pour de mauvaises raisons : comme si la céramique allait les
départager enfin sur la vraie nature des Esséniens! Il fixe les uns et les autres de son intense
regard bleu acier, des yeux qui vous touchent comme des doigts, tout en dégustant sa soupe de
légumes à petites lampées. Et, comme son jugement est attendu, et, qui sait, une annonce qui ne
pourrait être qu’historique, il lâche dans un grand silence : « Ils vont être déçus. C’est toujours le
cas lorsqu’il y a trop d’attente. Tout ceci est irrationnel car mythique. De toute façon, la vraie
synthèse d’une fouille est dans la tête du fouilleur. »
Fermez le ban. Le père Justin, mariste néo-zélandais, fait diversion en apportant des explications
lumineuses sur l’âme du haka chez les All Blacks. Une discussion vive s’ensuit entre la poire et
l’absence de fromage : un épigraphiste, un philologue et deux archéologues débattent sur le sens
du h dans Abraham, l’abusif « Myriam » quand « Mariam » seule est attestée, le gavage des oies
d’Irak retrouvé sur les bas-reliefs, la vraie nature d’un maître de justice, la qualité d’essénien
attribuée à saint Jean-Baptiste, la manière la plus correcte de dire qu’on va aux vêpres et à
laudes ou pareillement ou le contraire — et le vin, d’une rudesse féodale, n’y est pour rien. Frère
Jean-Michel écoute avec une certaine philosophie. Pour lui qui enseigne le culte ougaritique, tout
s’arrête { Nabuchodonosor. Après, cela relève de l’actualité. Jésus ou la troisième République,
c’est tout un dans l’espace-temps. Il n’y a guère qu’ici, à cette table, que les rapprochements les
plus improbables peuvent s’opérer. Il est vrai que l’endroit n’a pas de vocation monastique, ce
qui lui donne une plus grande ouverture sur le monde. Ainsi lorsqu’on attend la visite de Michel
Goutal, architecte en chef des Monuments historiques : « Il est responsable de la restauration du
palais de l’Élysée et du tombeau des Rois. Intéressant, non ? »
À table, on ne sait jamais dans quelle direction partira la conversation. Tout dépend des
commensaux, de leurs tropismes et de leur humeur du jour. Souvent je me retiens de prendre
des notes, persuadé que ça ne se fait pas, jusqu’{ ce que frère Jean-Michel me libère : « Bien sûr,
allons ! Nous sommes entre nous. Rien ne se dit de secret. Et vous savez, avant vous, Régis
Debray, lui, prenait tellement de notes à table qu’il en oubliait de manger... »
EXTRAIT N°7 P. 165-166 :
Et soudain pendant les vêpres, en plein Salve Regina, l’église s’éteint. Panne générale. La seconde
fois en vingt-quatre heures. On finit { la lumière des chandelles et on dînera de même. C’est
chose courante à Jérusalem Est : parfois ce quartier, parfois un autre, une vieille technique de
déstabilisation. Les Israéliens sont maîtres de l’énergie : ils tiennent l’eau et la lumière. Ce qui ne
doit pas empêcher de convoquer un parlement des dieux afin qu’ils imposent un règlement de
paix aux hommes.
EXTRAIT N°8 P. 171-172 :
La bibliothèque est en accès libre jour et nuit pour ceux qui habitent au couvent. Ce qui signifie
qu’on peut y fureter et s’y servir vers quatre heures du matin si un désir irrépressible de vérifier
nous y conduit. Ce qui m’arrive plus d’une fois. Les chercheurs apprécieront. Les mêmes
comprendront que j’aie toujours décliné les offres, d’étudiants le plus souvent, de me seconder
dans mes recherches. Il faut savoir qu’on ne sait pas exactement ce que l’on cherche : c’est en
s’égarant qu’on le trouve. La langue anglaise offre un mot délicieux truffé de notes de musique
pour évoquer cette faculté de ne pas trouver ce que l’on cherche tout en trouvant ce que l’on ne
cherchait pas : serendipity. Oserai-je l’avouer, rarement comme en ce lieu je me suis senti aussi
béatement serendipitous. ..
Pourquoi ce bonheur d’être l{ au couvent plutôt qu’{ la bibliothèque de l’Université hébraïque ?
Il se trouvera certainement des juifs pour me le reprocher sans songer un seul instant au
supplément d’âme qui nimbe le chercheur sous les voûtes de l’École biblique. Un chercheur n’est
nulle part plus heureux que retranché derrière les livres de la bibliothèque. Une manière d’être
hors du monde, c’est-à-dire de le fuir. La différence, c’est que dans ce sous-sol, tout près de là où
l’on fouille encore, au cœur de Jérusalem, l’état d’imprégnation est le plus fort. La nuit, quand la
fatigue engourdit, l’esprit jusqu’{ l’anesthésier, écroulé entre les livres, je rêve que je participe à
la veillée sacrée des Thérapeutes, cette communauté contemplative de juifs de l’Égypte ancienne
qui avaient coutume de faire entendre et voir le Livre de Job en pièce de théâtre.
EXTRAIT N°9 P. 180-181 :
Au fond, si j’ai préféré m’immerger { la bibliothèque de l’École biblique plutôt qu’{ celle de
l’Université hébraïque, ce n’est pas seulement en raison de mes relations anciennes avec les
dominicains. Du commerce permanent avec les professeurs. De la qualité de la retraite. De la
richesse de la bibliothèque. De son architecture. Ou même de sa véritable raison d’être car j’en
suis venu { me demander si les dominicains n’ont pas édifié cette cathédrale de textes afin de
compenser l’absence de textes du fondateur de leur ordre, Dominique. Contrairement { d’autres,
il n’a pas laissé d’écrits, sauf une lettre, mais des constitutions fixant les règles de vie et
d’organisation de la communauté.
C’est la langue qui a décidé pour moi. Même si, ici comme l{-bas, les livres et les revues parlent
toutes les langues vivantes ou anciennes, le français est la langue qui court entre ces murs. Làbas, ce serait l’hébreu et l’anglais. Ce choix irréfléchi me dit que le Français l’a emporté en moi
sur le Juif. Chaque fois qu’il est présenté comme écrivain juif, Philip Roth manifeste son
exaspération en répondant qu’il écrit non pas en juif mais en anglais. Il n’y a pas { en sortir : la
vraie patrie intérieure d’un écrivain, c’est sa langue. La sienne propre, celle des origines et de
l’enfance, celle dans laquelle il rêve et pleure, quand bien même il en aurait appris d’autres
entre-temps. La seule dans laquelle il sache vraiment mettre au clair sa pensée, et son cœur { nu.
Ici, { l’École biblique, on est en France. Dès qu’on passe le seuil, on se trouve dans un pays arabe.
Mais au bout de la rue c’est déj{ Israël. Trois mondes réunis sur deux cents mètres : on y croise
des êtres de toutes sortes venus de partout, et même des religieux qui croient en Dieu. Qu’ils
l’appellent Iyov, Iob, Job ou Ayoub, tous se le sont approprié. Ces gens ne s’accordent au fond que
sur un point : sans le monothéisme, nous vivrions un temps de ténèbres.
Pas une pierre ici qui ne le crie.
EXTRAIT N°10 P. 193 :
« Alors, la Best ?
— Ah, la Best... On a le temps, non ? »
La grande machine de l’ÉcoLe. Par Best, il faut entendre la Bible En Ses Traditions. Rien de moins
qu’un projet interreligieux et international patronné par l’École biblique. L’intuition de départ
revient { frère Étienne. Mais l’entreprise étant lourde à porter, surtout dans une lointaine
perspective d’aboutissement, frère Olivier-Thomas a pris le relais avec le père Justin. Nul doute
qu’{ leurs yeux cette refonte de la Bible de Jérusalem constitue un pas aussi grand pour l’homme
que pour l’humanité.
EXTRAIT N°11 P. 194-195 :
La BEST reflète une vision du monde en trois dimensions : texte, contexte, réception. Un
exemplaire de démonstration est prêt, de même que le site, grâce à frère Kevin, un programmeur
informatique particulièrement efficace, qui a accumulé quinze ans d’expérience avant d’entrer
dans les ordres (« C’est la Providence qui nous l’a envoyé ! »). Des laboratoires de recherches
vont être ouverts, des contrats types établis, des contributeurs recrutés par le biais du fichier de
la Catholic Biblical Association aux États-Unis. Toutes choses qui aboutiront, si Dieu et internet le
veulent, à la constitution d’une banque de données inédite sur la réception de la Bible de tout
temps en tout lieu. Tout n’est pas encore au point, il s’en faut. L’élaboration d’un modèle
économique pérenne, qui n’exclut pas de monétiser l’accès en faisant « payer au verset », est
entre les mains du directeur de l’École biblique, frère Hervé, l’un des plus actifs parmi les
anciens élèves d’HEC.
Gutenberg a fait de la Bible un livre. Avec le projet Best, elle redevient une vision. Qui eût cru
que, grâce à des technologies sophistiquées, sa dématérialisation allait la rendre à sa vocation
première ? Elle existera comme jamais par sa transmission, le texte et sa réception à nouveau en
osmose. À les observer tous travailler { leur grand œuvre, se donnant trente ans pour son
achèvement tout en sachant qu’elle sera par définition à jamais inachevée, on se laisse traverser
par un sentiment d’un autre âge, comme si les bâtisseurs de cathédrales venaient de ressusciter
devant nous, derrière leurs ordinateurs, et qu’ils construisaient quelque chose de plus grand
qu’eux pour la seule gloire de Dieu.