Quand le code devient vestimentaire

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Quand le code devient vestimentaire
LJA MAGAZINE - SEPTEMBRE / OCTOBRE 2014
HORS COUR
Par Antoine Couder
Côté vestiaire
Quand le code devient
vestimentaire
© MORRISON
Au-delà d’une décence de bon aloi, il est bien difficile de dire ce qui,
sur le plan vestimentaire, est permis ou non dans un cabinet d’avocats.
Variations, logiques de situation, subtiles évolutions… Il faut s’efforcer
de lire entre les lignes car le dress code relève avant tout de l’implicite.
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Le magazine
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HORS COUR
L
a scène se déroule au sein du conseil de l’Ordre, à Paris, à la fin de l’été 2012. On prépare
l’une des premières grandes soirées du bâtonnat de Christiane Féral-Schuhl. Or, contrairement à ce que veut la tradition, celle-ci ne
souhaite pas imposer la robe longue à ses invitées. « J’étais dans une idée de démocratisation, loin de penser que cela provoquerait un
tollé », explique-t-elle. Pourtant, l’ancien bâtonnier se définit
comme une femme aux goûts classiques, très à cheval, par exemple,
sur la tenue des membres du conseil de l’Ordre lorsqu’ils siègent
– « Je suis favorable au costume, au minimum une veste » –, et ne
soutenant que du bout des lèvres l’importation dans l’Hexagone de
la culture du Friday wear. Cherchant le juste équilibre entre modernité et sobriété, elle tient bon face à cette mini-bronca et fait effacer
la mention “smoking/robe longue” du carton d’invitation. Le jour j,
quelques jeunes femmes arrivent en baskets – « Là, je n’ai pas compris », reconnaît-elle –, côtoyant dans un joyeux mélange quelques
“résistantes” en robe longue. Soit une bonne illustration de ce qui se
passe aujourd’hui dans les cabinets d’avocats.
PASSE-PARTOUT
En dehors de ce chapitre exceptionnel de la vie du barreau, la question du code vestimentaire de ses membres subit la même pression,
entre tradition et réforme. Sans pour autant véritablement bousculer les codes. « Les gens ont une idée assez claire de l’apparence
que doit avoir un avocat, relève Valérie Duez-Ruff, membre du
conseil de l’Ordre de Paris. Leur conception est en partie alimentée
par les nombreuses séries américaines sur les avocats – Ally
McBeal, Damages, Scandal, Suits… –, et il en ressort que l’apparence doit être propre et lisse, soignée, de bon goût mais pas ostentatoire. Les hommes portent des costumes bleu marine, noirs ou
gris, avec des chemises blanches ou bleues. Les femmes jouissent
d’une plus grande liberté vestimentaire, dès lors qu’elles arborent
des couleurs neutres. » Bref, des tenues passe-partout au sein du
monde professionnel, auxquelles les cabinets d’affaires dérogent
au final assez peu.
LA DICTATURE DU BON GOÛT
En version masculine, la tenue de base connaît bien sûr des
variantes, depuis les costumes stricts mais chic à la Christian Dior,
qui permettent d’entrer élégamment dans le moule, aux tenues
fashion et plus originales, façon Dolce & Gabbana, qui permettent
au contraire d’en sortir. Entre les deux, toutes les variantes sont possibles en fonction de la personnalité des associés et de la culture du
cabinet. Mais le challenge consiste, dans tous les cas, à rester fidèle à
une certaine tradition vestimentaire tout en prenant en compte la
“révolution” du vestiaire qui, dans les années 1990, a accordé davantage de liberté aux jeunes avocats mais soumis du même coup toute
la profession à une nouvelle injonction : celle du bon goût.
Il s’agit dès lors de savoir identifier le petit détail qui fait la différence entre une pièce chic et un costume lambda : la “main” d’une
cravate – la sensation en main, plus c’est lourd, meilleure est la
main –, la qualité d’une soie, la présence d’une “triplure” qui en
assure artificiellement le maintien... Mais, aussi, de comprendre
toutes les nuances qui font la qualité d’un indispensable tel que la
chemise blanche : type de col, ton de blanc, finesse du fil, nacre des
boutons, précision des finitions… Les puristes n’hésiteront pas à
examiner les coutures du col : plus elles sont proches du bord, plus
la chemise est de bonne facture.
Mais alors que le chic-décontracté cherche à s’imposer, la cravate
et le gilet ont fait un retour en force en revisitant les classiques du
dandy, prenant à revers la tendance casual. Bref, un véritable
casse-tête au masculin, épineux pour certains, divertissant pour
d’autres. « Ça en devient presque drôle, observe avec un brin de
sarcasme une associée d’un cabinet britannique. Les hommes sont
devenus pires que nous. »
FEMMES, MAIS PAS TROP
Nous, c’est-à-dire les femmes, dont l’arrivée progressive puis massive a fait voler en éclats la grammaire d’un dress code quasi exclusivement masculin, tout en élaborant ses propres règles au fur et à
mesure de l’arrivée des nouvelles générations. « Il est clair que le
dress code féminin a évolué, observe Aude Bonja, jeune collaboratrice en droit social, qui a exercé chez August & Debouzy avant de
rejoindre Sekri Valentin Zerrouk. Nous avons aujourd’hui un
grand nombre de possibilités permettant de paraître sans pour
autant être austère et sombre. En ce qui me concerne, je ne pourrais pas travailler dans une structure qui imposerait un code trop
strict comme, par exemple, le tailleur. »
Pour autant, le vestiaire des avocates reste sujet à caution dès lors
qu’il s’affiche clairement… féminin. Ainsi, on ne compte plus les
rumeurs qui courent sur telle ou telle collaboratrice engagée ou
révoquée pour son joli vestiaire. « Le vrai piège est en interne, et
pas tellement avec le client, avec lequel chacun règle évidemment
son style », confie une jeune collaboratrice à qui une associée a
demandé un jour si elle n’avait pas « honte » de s’afficher dans des
tenues que la jeune femme juge pour sa part tout à fait correctes.
Parfois, il suffit d’un rien : un chemisier un peu trop ouvert, un bras
nu, une mèche de cheveux que l’on repousse…
HABILLÉ COMME UN CLIENT
Autre bon moyen de ne pas faire de plis dans les codes : s’habiller
comme ses clients. Aussi la mode en cabinets d’avocats a-t-elle tendance à se décliner selon les spécialités “métiers”. Et personne ne
s’étonne, par exemple, de ce que les spécialistes du private equity
s’habillent comme des banquiers. Quant aux spécialistes du droit
d’auteur qui conseillent artistes et producteurs de variétés, « on est
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LE SUJET A LE DOUBLE INCONVÉNIENT D’ÊTRE À LA FOIS FRIVOLE ET GÊNANT
PARCE QU’IL PEUT LAISSER ENTREVOIR UNE CERTAINE ÉTROITESSE D’ESPRIT
© AENYETH
pas toujours à la page ou laisser entrevoir une certaine étroitesse
d’esprit. Du coup, le silence radio est souvent de mise. C’est tout
juste si, parfois, l’équipe dirigeante s’aventure à envoyer un mail
collectif en début d’été pour indiquer que, en l’absence des clients,
le style casual peut prendre le pouvoir tous les jours de la semaine.
Aussi, quand un cabinet s’empare véritablement du sujet, est-ce à
ses risques et périls… Les membres du comité directeur de Clifford Chance en ont ainsi mesuré les conséquences fin 2013
lorsqu’ils ont laissé diffuser un mémo à l’attention des femmes travaillant pour le cabinet aux États-Unis, lequel a provoqué la stupeur sinon un mini-scandale. On y lisait une série de préceptes
mâtinés de candeur sexiste, dignes d’une école de jeunes filles. Il y
était conseillé, par exemple, de s’identifier « plutôt à Lauren
Bacall qu’à Marilyn Monroe »... Un incident qui a peut-être eu le
mérite de révéler une part d’“inconscient” quant au code vestimentaire des grands cabinets d’affaires.
VALEURS SÛRES
relax, mais seulement si votre associé l’est aussi », persifle un collaborateur. Mais globalement, l’idée est d’être « un pas derrière son
client », confirme Pierre Servan-Schreiber, managing partner de
Skadden à Paris, et qui se souvient, par exemple, avoir dû choisir un
look casual pour « rester dans le ton » avec son client Quicksilver.
DES STYLES QUE L’ON NE MÉLANGE PAS
Reste que, de manière générale, et au-delà de la seule exigence de
décence, il faut être assez intuitif pour décoder les non-dits car l’interdit en soi n’est jamais vraiment explicite dans la profession,
sinon lors de brefs moments de stress. Ainsi à Marseille, la foudre
d’un magistrat s’est abattue sur deux avocats sautant tout juste de
leur yacht pour assister à l’audience en sandales. À Paris, on
raconte que la barbe naissante d’un collaborateur a provoqué la
contrition d’un associé qui a expliqué gentiment au jeune homme
« qu’il est désolé mais que “ça”, ce n’est pas possible » : “ça”, la
fameuse barbe de trois jours, pourtant furieusement tendance. Toujours au chapitre des petites inconvenances, on notera qu’il est possible de s’habiller un poil plus chic eu égard à sa position au sein
du cabinet, mais pas plus. Et si l’absence de cravate ne choque
presque plus personne, les jeans, eux, continuent d’alimenter les
guerres de tranchées, même dans le cadre du Friday wear. Pour
autant, on ne peut nier une évolution « plus rapide aujourd’hui
qu’elle ne l’a jamais été, observe Pierre Servan-Schreiber. Venir en
réunion en portant la barbe et sans cravate peut passer sans difficulté dès lors que les autres participants sont sur la même longueur d’onde. » Encore faut-il s’en assurer.
CELA VA MIEUX SANS LE DIRE
On peut comprendre que les cabinets d’avocats se gardent de trop
communiquer sur un sujet qui a le double inconvénient d’être frivole et – parfois – gênant parce qu’il peut dévoiler des préférences
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Au final, les classiques ont toujours le dernier mot. Comme en
témoigne Mathieu, ex-collaborateur d’un grand cabinet français,
aujourd’hui associé dans une petite structure, et qui passe alternativement du veston impeccable porté sans cravate au style « cheveux
attachés et bagues aux doigts ». Réputé pour cette excentricité, le
jeune quadragénaire reconnaît volontiers qu’elle n’a certainement
pas accéléré l’évolution de sa carrière. Peut-être parce que les associés ont « une vision assez théorique de ce que pourrait être un
code vestimentaire », explique-t-il, laconique. « La profession
d’avocat ne valorise pas les individualités qui se démarquent par
une apparence trop frivole ou extravagante », relève Valérie DuezRuff. C’est clairement ce que l’on peut lire entre les lignes du dress
code des cabinets d’affaires. o
Quelques conseils plus ou moins utiles
Vous êtes large d’épaules ? Évitez le prêt-à-porter, vous avez
sans doute deux tailles d’écart entre la veste et le pantalon.
Pour des chemises blanches parfaites, choisir les boutiques de
dandy : la Maison Courtot (comme Hervé Temime) ou Charvet
(comme Georges Kiejman).
Attention aux systèmes de boutonnage obsolètes – deux, trois
boutons maximum sur une veste –, aux chemises mal repassées,
aux teintes de cheveux démodées, aux ongles qui ne seraient pas
toujours impeccables…
« Si vous portez une jupe, assurez-vous que le public ne sera pas
troublé lorsque vous serez assise sur l’estrade » (mémo Clifford
Chance aux États-Unis).
« Pour des raisons de sécurité au travail, mais pas seulement, il est
déconseillé de porter plus de sept bijoux ainsi que tout bijou trop
voyant. Enfin, il n’y a aucune obligation à en porter » (dress code UBS).