Extrait PDF
Transcription
Extrait PDF
L’adolescence made in USA Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados Émilie Lemoine L’ADOLESCENCE MADE IN USA Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados Émilie Lemoine L’ADOLESCENCE MADE IN USA Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Mise en page : Dépôt légal 3e trimestre 2016 © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. ISBN 978-2-7637-3024-0 PDF : 9782763730257 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. TABLE DES MATIÈRES Avant-propos................................................................ 1 Introduction « Teen Series »............................................................... 3 Identité sexuelle et télévisuelle............................................. 5 Sexualités, genre et corps.................................................... 7 Partie 1 « MOI FOOTBALLEUR TOI CHEERLEADER » Chapitre 1 Des séries et des genres............................................... 13 Qu’est-ce que le genre ?....................................................... 13 Le mélange des genres…..................................................... 19 Chapitre 2 American Beauty.......................................................... 25 Signes extérieurs de féminité............................................... 25 Le poids des apparences ..................................................... 31 Truth or Dare ?.................................................................... 39 Chapitre 3 Boys don’t cry................................................................ 45 La masculinité des origines.................................................. 45 Les signes extérieurs de masculinité.................................... 47 À la recherche de la virilité perdue...................................... 51 Chapitre 4 Troubles dans le genre… et dans les teen series ?....... 57 Le genre : enjeu cinématographique et télévisuel ?.............. 57 La confusion des genres : entre clichés et mépris................. 59 Figures d’une résistance féministe ?..................................... 63 VII L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados Partie 2 SEXUALITÉ ADOLESCENTE : IDENTITÉ ET IDÉOLOGIE Chapitre 5 Le ghetto hétéro............................................................ 73 Des rituels exclusivement masculins ................................... 74 Des douleurs exclusivement féminines ?.............................. 79 La virginité : la « perdre » ou la « garder »............................ 84 (Hyper)sexualisation dans les teen series ?.............................. 100 Chapitre 6 Homo... mais pas trop.................................................. 111 De l’importance d’être hétéro............................................. 112 L’ambigu ou l’adolescent homosexuel................................. 113 De l’homophobie et de l’insulte.......................................... 116 Homosexualité : « ce douloureux problème »...................... 118 Lesbiennes, les grandes absentes......................................... 120 Du côté des adultes.............................................................. 121 Le cryptogay et ses limites................................................... 123 Adolescents gays, entre conservatisme et subversion ?........ 126 Partie 3 CORPS ADOLESCENTS : L’IDENTITÉ DANS LA CHAIR Chapitre 7 Sexe, hormones et puberté........................................... 133 Bienvenue dans l’âge pubère .............................................. 133 Les métamorphoses............................................................. 136 Corps sexuellement discriminés.......................................... 141 Chapitre 8 Des belles et des bêtes................................................. 147 Beauté et minceur obligatoires............................................ 147 Corps monstrueux ?............................................................. 154 VIII Table des matières Conclusion Miroirs miroirs............................................................. 165 Une jeunesse modèle........................................................... 166 Drama teen ?....................................................................... 166 Hétérocentrisme.................................................................. 167 Corps à corps...................................................................... 168 Mauvais genre..................................................................... 169 Anges ou démons ?.............................................................. 171 Do not let your fire go out................................................... 173 Sources.......................................................................... 175 Bibliographie ................................................................ 185 IX SÉRIES D’ADOS Sexe, genre et conservatisme XI AVANT-PROPOS « Kiss the past hello ». Le nom de l’exposition de Larry Clark, qui fut présentée au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2010, a claqué dans l’air de la capitale comme un baiser vénéneux. Le photographe controversé y proposait une compilation de son travail et de ses photographies d’une adolescence américaine à la peau intranquille, marquée par l’encre des tatouages, les aiguilles sales, les langues, les sexes, la violence d’une existence qui semble jouer en permanence avec sa propre fin. Le scandale fut au rendez-vous et l’interdiction aux moins de dix-huit ans y participa autant qu’elle servit également de publicité gratuite et efficace. Il n’en demeura pas moins la sensation familière que la jeunesse et ses représentations ne laissaient personne indifférent. On l’aurait voulue propre, habillée, sobre et virginale alors qu’elle était crasseuse, nue, hagarde et quasi pornographique. Mais pourquoi les jeunes de Tulsa ne pouvaient-ils pas être à l’image de ceux des séries télévisées américaines ? Le fossé entre le désespoir cru des adolescents de Clark et les sourires éclatants des protégés d’Aaron Spelling semblait incommensurable. Nous semblions redécouvrir que la jeunesse américaine avait plusieurs visages et que chacun d’eux s’était imprimé avec force dans notre imaginaire. Tantôt choquante, avec le visage ravagé des Kids de notre réalisateur-photographe, tantôt malsaine et fascinante quand Gus Van Sant décide d’évoquer le carnage de Columbine dans son film Elephant, tantôt culte et identificatoire lorsque Salinger nous invite à suivre les pas d’Holden à travers New York, l’adolescence made in USA ne laisse jamais indifférent, puisqu’elle semble devenir l’objet de tous nos fantasmes1, quels qu’ils soient. 1. Pensez à Lolita de Nabokov (Paris, 1955 ; New York, 1958) ; à American Beauty de Sam Mendes (1999). 1 Introduction « TEEN SERIES » A u même titre que la photographie, la littérature ou le cinéma, les teen drama ont imposé leurs représentations adolescentes. Moins flatteuses, souvent méprisées, réduites à des brushings, des histoires de cœur que l’on juge niaises et sans intérêt, des mauvais acteurs, des Brandon, des Kelly… ces séries télévisées pour adolescents rencontrent pourtant un succès phénoménal et mondial. Et cet empire que les teen series ont su bâtir sur les jeunes (et moins jeunes) téléspectateurs du monde entier n’est ni le fruit du hasard ni celui d’une déconnexion totale de la réalité. Elles nous offrent un matériel formidable, permettant d’appréhender une époque, une société ou même – n’ayons pas peur des mots – une culture. Comment l’adolescence y est-elle construite, élaborée, représentée, imagée, déformée, idéalisée, caricaturée ? Comment ces figures adolescentes sont-elles devenues des armes de séduction massive auprès de la jeunesse et quels modèles proposentelles, notamment en matière de sexualité ? Car le sexe est évidemment au cœur de ces feuilletons pour ados. Entre les puceaux incandescents à la Dawson et les gossip girls décadentes de l’Upper East Side, s’entrechoquent nombre de données sociologiques, historiques, culturelles et politiques, qu’il est urgent d’analyser, en y intégrant notamment des problématiques d’égalité des sexes, mais aussi de sexualités et de genre. À travers les premières saisons d’une dizaine de teen series américaines – Beverly Hills 90210, My So-Called Life, Buffy The Vampire Slayer, Dawson’s Creek, Freaks and Geeks, Smallville, The O.C., One Tree Hill, Gossip Girl, Glee et Huge –, notre étude se propose d’observer et d’analyser la construction des adolescents et des adolescentes made in USA pendant deux décennies. De 1990 à 2010, notre regard tentera de déconstruire les mythes, de défaire les stéréotypes, de 3 L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados dénouer les passions et de démasquer les idéologies afin de comprendre pourquoi les représentations de l’adolescence, de sa sexualité et du genre peuvent constituer un enjeu si crucial au sein de la société américaine, dont le puritanisme et le tout-sexe sont souvent pointés du doigt. Car les séries adolescentes américaines ne sont évidemment pas à l’abri des lourdeurs idéologiques et nous aurions presque tendance à affirmer que leur genre l’impose. Directement dérivées des teen movies, elles ont finalement exporté, à une plus grande échelle, mais avec la même volonté édificatrice, les messages de ces derniers, se faisant simultanément une place de choix dans la culture populaire américaine. Le teen drama est en quelque sorte le dernier-né d’une tradition télévisuelle aux États-Unis, celle qui consiste à montrer la jeunesse devenue cette bête curieuse du XXe siècle : le « century of the child2 ». En effet, la télévision d’après-guerre s’est donné pour mission de proposer des émissions familiales afin de cimenter les foyers de l’Amérique, et les professionnels du petit écran ont rapidement réalisé que les enfants, en plus d’être des individus à part entière, étaient aussi une masse de téléspectateurs/consommateurs potentiels : la séduction des innocents3 a pu dès lors commencer… Relayées par le cinéma, les icônes apparaissent et les films cultes se multiplient. De Mickey Rooney à James Dean, de Rebel Without a Cause à American Graffiti, en passant par le motard chef de bande Marlon Brando (jeans et Perfecto) dans The Wild One, la jeunesse mâle s’impose dans l’imaginaire collectif et ses représentations influent sur le réel, tout autant que le réel peut parfois se jouer d’elles. Le teen drama vient nous prouver que l’entreprise de séduction n’a jamais cessé. Quand la série Beverly Hills 90210 débarque dans les années 1990 – en devenant une émission quasi culte, d’abord auprès des jeunes Américains, puis parmi la jeunesse mondiale – on peut sans doute voir l’avènement du genre – celui d’intrigues dramatiques consacrées aux adolescents et destinées à 2. Spigel, 2001, p. 189. 3. Ibid., p. 185. Titre du chapitre « Seducing the innocent : Childhood and television in postwar America ». 4 Introduction eux – et d’une ère nouvelle pour la « télévision adolescente » : celle du succès et de la popularité poussée à son paroxysme. IDENTITÉ SEXUELLE ET TÉLÉVISUELLE À grande échelle, celle de la télévision, média de masse par excellence, les représentations de l’adolescence vont avoir une ampleur et une portée extraordinaires, alors même qu’elles se veulent témoignages plus ou moins fidèles de l’ordinaire. Cet âge adolescent dont les séries prétendent être le reflet reste ce laboratoire formidable où se constituent et s’affirment les identités, qu’elles soient sexuelles, sociales ou ethniques. Toutes ces questions identitaires vont se transposer à la télévision, et il est particulièrement intéressant de voir de quelle manière. Comment montre-t-on les problèmes liés au(x) sexe(s) ? Y a-t-il une perpétuation de certains modèles, pour ne pas dire stéréotypes ? Dans son ouvrage La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents (1999), où elle étudie le phénomène Hélène et les garçons et la relation des petites admiratrices avec leur série préférée, Dominique Pasquier s’étonne ainsi du fait que ces séries soient finalement faites par des garçons, mais pour les filles (dans ce cas par des hommes pour des fillettes). On suppose, à raison, que les problématiques relatives à la sexualité et aux questions de genre vont nécessairement se poser. Il n’y a qu’à observer l’environnement conservateur et pour le moins misogyne dans lequel évoluaient Hélène, Nicolas, Johanna et leurs amis, ravis – presque béats – d’évoluer dans un monde clos où l’unique but de la jeune étudiante n’est évidemment pas d’étudier ou de découvrir le monde, mais plutôt d’aller embrasser les lèvres pudibondes de son bien-aimé. La domination masculine en matière de production et de scénario n’est, pour les séries de notre corpus, ni totale ni nécessairement source de positions misogynes et caricaturales. Ces dernières ne sont après tout pas l’apanage des hommes, et sont souvent simplement inscrites dans une société, à l’image des États-Unis et de nombreux pays, où le pouvoir patriarcal est encore prégnant. On se doute qu’aux prises avec sa jeunesse et l’enjeu idéologique fort qu’elle constitue, la télévision américaine va elle aussi poser un certain nombre 5 L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados de problèmes. Brandon, Dawson, Clark, Nathan, Luke, Seth, Ryan4… autant de prénoms masculins pour autant de héros blancs, hétérosexuels et pour la plupart issus de la classe moyenne. L’omniprésence du personnage principal, jeune, blanc, hétérosexuel et socialement acceptable semble parfois être une obsession américaine. La « culture de l’homme blanc, chrétien, bien portant, hétérosexuel, et de classe moyenne5 » aurait-elle envahi grand et petit écran en toute impunité ? Mais où sont donc passés les contre-modèles, les figures rebelles, les incarnations déviant 6 d’une route tracée par des boyscouts tout-puissants ? On verra que nos séries américaines ne sombrent jamais totalement dans une peinture monochrome et offrent des éléments perturbateurs, hauts en couleur. Si la sexualité peut apparaître comme une problématique centrale chez les adolescents, elle est aussi, de fait, un enjeu idéologique puissant pour nos séries. L’âge de la puberté et de la construction des identités, sexuelles notamment, ne saurait s’épargner des questionnements et des prises de position autour du genre et de ces corps qui changent. La toute-puissante hétérosexualité inspire la plupart de nos intrigues, entretenant dans le même temps un culte du corps parfait et une répartition des genres absolument réductrice et caricaturale : le sculptural capitaine de l’équipe de football américain d’un côté et la sémillante et toujours mince cheerleader de l’autre. Les ados du ghetto « hétérosexuel, culturel et politique7 » auraient-ils donc toujours raison des autres figures possibles ? Pas totalement. Les échappées existent, qu’elles mettent en scène des corps différents (obèses, transgenres…) ou qu’elles fassent intervenir des personnages gays ou bisexuels. Il est important d’analyser de quelle manière et jusqu’à quel point ces trouble-fête font face aux omnipotents modèles. Car les problématiques sexuelles restent complexes, fréquemment 4. Prénoms de quelques-uns des personnages principaux dans les séries que nous nous proposons d’étudier. 5. Guilbert, 2004, p. 82. 6. Nous pensons ici légitimement à Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1985), dans lequel Howard Becker définit la déviance « comme la transgression d’une norme acceptée d’un commun accord » (p. 32). 7. Bourcier, 2001, p. 35. 6 Introduction sous-tendues par le projet ou l’objectif d’une édification morale ou un conservatisme pur et dur, en particulier lorsqu’il s’agit d’aborder les sujets sensibles que sont par exemple la virginité féminine et l’avortement. SEXUALITÉS, GENRE ET CORPS « Masculinité », « féminité », « hétérosexualité », « homosexualité », « fille », « garçon », « transgenre », « efféminé », « manqué », etc. : les concepts et autres notions catégorisantes sont fréquemment utilisés comme les outils interchangeables d’une même boîte, dont la principale utilité réside en un partage identitaire binaire, clair et rassurant : les filles féminines et hétérosexuelles d’un côté, et les garçons masculins et hétérosexuels de l’autre, mais aussi les hétérosexuels d’un côté et les homosexuels de l’autre. Dans nos séries télévisées, les thématiques de genre, de sexualité(s) et du/des corps s’entremêlent et bien souvent se confondent. Ce mélange illustre d’une part le fait que ces notions néanmoins distinctes se nourrissent l’une de l’autre, et d’autre part le fait que cette confusion est à la fois une erreur épistémologique (identité genrée = orientation sexuelle = sexe physique/corps), mais qu’en outre, elle trahit un caractère idéologique qu’il conviendra de distinguer, de déconstruire et de traiter de manière critique. Nous nous attacherons donc à aborder dans un premier temps les problématiques liées au genre et à observer dans quelle mesure la répartition masculin/féminin est respectée à la lettre ou au contraire remise en question. Dans un second temps, nous nous plongerons au cœur de la sexualité adolescente en analysant toutes ses formes d’expression, qu’elles se traduisent par l’omnipotente norme hétérosexuelle ou qu’elles passent par la thématique de l’homosexualité, masculine essentiellement. Enfin, dans un troisième temps, il nous a semblé essentiel de nous intéresser aux corps adolescents, à la manière dont ils sont représentés dans les teen series et à l’importance qu’ils peuvent avoir quant à l’existence de la jeunesse. 7