Quand j`ai divorcé, j`avais 150 000 F de detteset le RMI.

Transcription

Quand j`ai divorcé, j`avais 150 000 F de detteset le RMI.
‹Il y a huit ans que je fais ça. De moi-même, j’aime le massage.
C’est ce que je privilégie : le massage plutôt que le sexe. › C’est
ce que nous a confié Alicia, masseuse, qui se bat de toutes ses
forces contre une étiquette de prostituée qui lui colle à la peau
et rêve, à 52 ans, d’un autre avenir…
! Alicia
Quand j’ai divorcé, j’avais
150 000F de detteset le RMI.
Un ami kiné m’avait enseigné le massage ; il avait de
gros ennuis avec la police mais
c’est à lui que je dois d’avoir
Propos recueillis
par Claudine
Legardinier
appris le métier. J’ai répondu à
l’annonce d’un sauna qui cherchait une masseuse. On n’avait pas
le droit de toucher le sexe. Le patron
surveillait ; c’était très strict, il avait
peur de tomber pour proxénétisme. Il a
fallu que je parte au bout de six mois parce
que les saunas préfèrent changer de filles.
Quand j’ai eu l’huissier à la maison, j’ai décidé
de me mettre à mon compte. J’ai fait les annonces
des journaux. A l’époque, il y avait deux rubriques :
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‹détente› et ‹contacts-amiMoi, je réponds le plus postié›. Tout ce qui entrait dans
sible. Je vends mon massage
la première était déclaré ;
en disant bien que je ne
dans la seconde, c’était pluvais pas jusqu’aux rapports
tôt des annonces de prostisexuels. Il y en a qui tentent
tution. Aujourd’hui, tout est
le coup : ‹ça vous coûte quoi
quand
mélangé, tout le monde doit
d’essayer ?› Ils croient tout
je fais mes massages,
être inscrit à la chambre de
acheter avec de l’argent. Pour
commerce pour passer des
moi, ce n’est pas une quesc’est en silence ;
annonces et les prostituées
tion d’argent, c’est une quessont de loin les plus nomtion de choix. Je suis déjà à
musique,
breuses. Je fais partie des
la limite. Je n’irai pas plus
lumière douce,
rares qui proposent de vrais
loin. Je ne vais pas leur donmassages.
ner mon intimité. C’est déjà
c’est tout.
Les clients me contactent
assez dur. J’ai une double
par téléphone. J’opère une
vie; deux grands enfants qui
sélection à la voix et j’ansont les seuls à savoir que je
je ne sais rien des clients.
nonce clairement ce que je
vis en faisant des massages.
fais. J’explique qu’il s’agit
Ils ne posent pas de quesd’un vrai massage avec finition et ne le disent à pertion manuelle et que je ne
sonne. Moi, je me sens
vais pas plus loin. Il y a des
propre mais je sais bien
hommes qui apprécient; ça
qu’on va dire que je suis une
leur permet de se sentir
pute. Je suis obligée de
‹clean›, de se dire qu’ils ne
mentir. J’habite un village
trompent pas leur femme
avec ma fille et je sais commême si je les ai masturbés.
ment sont les gens. Il y a une
J’ai aménagé un cabinet avec
question que je redoute par
lumière tamisée et musique
dessus tout : que faitesrelaxante. C’est comme en thalasso, comme chez l’esthéti- vous comme travail ? Quand on me la pose, j’ai la chair de
cienne. Evidemment, je reçois les hommes en body sexy et je poule. Il y a autre chose : je n’ai pas d’amour dans ma vie.
m’occupe de leurs zones érogènes, sinon ils iraient chez le kiné. J’aimerais bien rencontrer un homme. Pas pour le sexe mais
Mais pour moi, il s’agit de massage. Quand ils sont en érection, pour la tendresse, la présence. Je serais prête à arrêter pour lui.
je me dis que le sexe fait partie du corps; c’est tout. Alors que Mais c’est difficile pour moi d’en rencontrer un. Je me dis que
pour la police, si vous touchez le sexe, vous êtes une prostituée. si j’arrête, ce sera peut-être plus simple. J’ai déjà pris pas mal
Quand je masse, je suis bien. Il y a deux sortes de clients : de claques à cause de ma situation : une fois j’ai rencontré un
j’adore ceux qui n’ont pas besoin que je les aide. Par contre, il y homme avec qui je suis restée neuf mois. Il m’a dit que ce que
a les coriaces qu’il faut masturber. Là, je mets mes cheveux je faisais ne lui plaisait pas. Il voulait que j’arrête mais il m’a
comme un rideau ; je ne regarde pas, je me ferme de partout ; fait comprendre qu’il n’était pas prêt à m’aider. Après, je suis
je me sens mal, je me sens sale, j’ai l’impression d’être une tombée sur un gigolo ; il est resté trois ans chez moi, à profipute. Mais je suis bien obligée, sinon je n’aurais personne.
ter. J’ai aussi connu un escroc qui m’a extorqué 150 000 F pour
Je suis à saturation. Les affaires sont devenues catas- une affaire de bagnoles, à une époque où je faisais des boulots
trophiques. La première année, il pouvait y avoir cent coups de de merde dans la restauration pour 3 000 balles par mois ; il
fil et dix clients en une journée. À l’époque, ils appelaient vrai- m’a eue dans un moment de faiblesse, après ma rupture avec
ment pour un massage. Maintenant, ils pensent tous prostitu- mon gigolo. Toutes ces histoires ont fini par me perturber.
tion. J’ai à peine quinze coups de fil quotidiens pour peut-être
Aujourd’hui, je me sens sale, j’ai l’impression d’avoir
un client. Et les habitués ont disparu.
raté ma vie. Tout me fait peur : la disparition des clients, mon
Quand je fais mes massages, c’est en silence ; âge, mes ruptures. Parfois, je ne supporte plus les clients. Celui
musique, lumière douce, c’est tout. Je ne sais rien des clients. qui me demande si je suis épilée, je l’envoie aux pelotes! Je
Après, je les accompagne à la salle de bains, je les lave, et là on bous au téléphone quand le mec me demande s’il y a des rapparle un peu du temps qu’il fait. Certains me disent juste ports ou si je fais les couples. C’est dur, tout ce que les types
qu’ils aiment mieux ça que d’aller voir une prostituée.
demandent : urologie, sadisme… Je suis atteinte. J’essaie de
Beaucoup de filles ne répondent pas au téléphone. faire quelque chose de propre et je m’aperçois qu’ils ne com5
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!
prennent rien. J’ai la haine des mecs. J’aime mes bons
clients qui ne me tripotent pas ; les autres, je les déteste.
Mon travail, c’est le soin du corps. Ce sont les clients
qui me renvoient à une image de moi que je refuse. Si je devais
aller plus loin, j’arrêterais. Je ne pourrais pas. Même pour
gagner plus de fric. J’ai déjà du mal à faire l’amour avec un
homme dans la vie si je ne suis pas assez en confiance, alors…
À l’étage du dessus, il y a une prostituée. Elle est
venue me voir parce qu’elle a eu peur de la concurrence. Je
tiens à dire que la prostituée a des relations sexuelles, et pas la
masseuse ! Pour moi, la différence est grande. Je me bats pour
ne pas être prostituée et c’est comme ça que je suis considérée.
C’est très dur à vivre. Du coup, je me suis renfermée dans ma
moi
je me sens propre
sous la porte, il ferme la porte de la rue à clé pour empêcher
les clients d’entrer. Je ne lui fais aucun tort, je suis discrète, je
fais les choses en ordre, je paye mes charges, les Urssaf, la
vieillesse et le reste. C’est à cause de lui que je me suis
brouillée avec la prostituée.
À la fin de l’année, j’arrête. Ma fille va commencer à
travailler, elle va m’aider. Je vais me remettre au RMI. Mais à
cinquante-deux ans, on va m’embaucher où ? J’ai envoyé des
CV dans la restauration collective. J’ai quatorze ans d’expérience dans ce secteur. Mais on m’a fait passer un test. Ce que
j’aurais parfaitement su faire dans une cuisine, je n’ai pas su
l’expliquer par écrit. J’ai eu honte. Que voulez-vous que je
fasse à 52 ans, sans diplôme, sans rien ?
mais
je sais
qu’on va dire
que je suis une pute.
coquille alors que ce n’est pas mon tempérament. J’ai l’impression d’appartenir à un monde à part. Je raconte à mon exmari que je travaille dans une cuisine, sinon il y a longtemps
qu’il m’aurait fait retirer ma fille. Je suis fatiguée dans ma
tête. Il y a de moins en moins de bons clients et, pardonnezmoi, de plus en plus de connards. Ils me demandent mon âge
(je réponds 32, alors que j’en ai vingt de plus), comment je suis
physiquement, ils pensent tomber sur une prostituée.
La prostituée du dessus m’a fait visiter sa chambre. Il
y a un lit, elle prend 400 F pour faire l’amour, c’est l’expression
qu’elle emploie. Moi je fais l’amour avec quelqu’un que j’aime.
Pendant un temps, on s’est bien entendu ; elle m’envoyait des
hommes pour des massages, moi je lui envoyais ceux qui voulaient autre chose. C’est d’ailleurs la preuve que je ne suis pas
prostituée…
Il y a de plus en plus de problèmes. J’ai démarré chez
moi en utilisant ma chambre ; après j’ai loué un appartement,
je voulais préserver ma vie. Tout s’est bien passé. Quand j’ai
pris celui-ci, avec un bail commercial (comme métier, j’ai mis
‹relaxologue›), les problèmes ont commencé. Un type au-dessus nous a repérées, la prostituée et moi. Il nous met des mots
Je ne me sens pas protégée. Par personne. J’ai la haine
des mecs. J’ai toujours été autonome mais j’aurais besoin de
sentir que quelqu’un est là. Ce que je voudrais, c’est un homme
qui me dise : ‹laisse tomber tout ça›. Mais si je rencontrais un
homme qui va voir des prostituées, ça me serait insupportable.
Je le virerais, je ne pourrais
pas. Personne ne comprend,
surtout pas les flics. Ils mettent tout le monde dans le
même panier. Pour mon histoire d’escroc, je suis allée à la
police. J’ai dit que je faisais des
massages. Ils m’ont humiliée,
ils n’ont fait aucune différence
avec une prostituée. Pour la
chambre de commerce, on est
masseuse indépendante et pour
la police on est une pute. J’ai
horreur de ce mot, pute. C’est
terrible, ce qu’il est lourd à
porter ce mot.
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La réinsertion, c’est possible
! Justine
UN MÉTIER POUR TE RECONSTRUIRE,
C’EST LE TOP
Pour s’en sortir il faut t’entourer de gens positifs qui vont
te tirer vers le haut intellectuellement et culturellement.
Etre le soir dans ton canapé et te dire que personne te
touche, ça c’est du bonheur. C’est donner de toi, je donne
des cours de soutien scolaire dans une association, tu
donnes de toi et tu te donnes à toi aussi.
Il faut absolument te réinsérer dans la vie professionnelle
parce que c’est par là que ta liberté passe et uniquement par là.
Cela veut dire que tu te lèves le matin, tu vas bosser, tu rentres le
soir, tu es fatiguée, tu dors à l’heure ; dans la prostitution tu vis la
nuit, tu dors le jour donc pour te réinsérer c’est dur de te lever le
matin, de te coucher tôt le soir. Cela ne passe que par un travail. Si
tu vas faire des ménages ou bosser en
usine, c’est pas un déshonneur, je l’ai fait,
! Estelle
mais ça va te gaver, au bout d’un moment
L’ENVIE D’AVOIR UNE FAMILLE
tu vas avoir envie de te prostituer.
Ma décision de quitter la prostitution est l’aboutissement
Il faut apprendre un métier, un
d’un long processus. Le ras-le-bol et puis une prise de
métier qui te plaît, c’est impératif. Il faut
conscience, je me demandais ce que je foutais là, j’ai
en avoir envie de se réinsérer, la réinréalisé que c’était pas une décision que j’avais prise…
sertion passe par là. Il ne faut pas
Inconsciemment tu penses que tu l’as décidé mais en fait
confondre social et assistanat : quand on
c’est eux (les relations) qui t’ont guidée et quand tu
donne le RMI à une prostituée qui se
prends conscience de ça tu dis : qu’est-ce que je fais là, j’ai rien à
sort du tapin, on devrait lui proposer des
faire là… et puis tu te sens sale, tu te sens… sur le trottoir c’est
formations aussi ; il faut absolument
vraiment pas bien…
apprendre un métier car c’est que
Et puis l’envie d’avoir une famille, d’avoir une vie norcomme ça que tu peux t’en sortir. Le tramale. Je voyais des femmes, des mamans qui faisaient leurs courvail c’est la liberté, c’est ta dignité, c’est
ses, j’étais là en train de travailler sur mon morceau de macadam.
avec ça que tu vas construire ta vie et
J’avais envie d’être comme elles, avec leur mari, tu vois. Pour moi
t’assumer. Une prostituée lâchée avec
c’était un idéal, c’est ce qui m’a motivée aussi…
le RMI et pas de travail, elle va se reIl y avait un problème financier pour avoir un enfant, j’aprostituer, c’est clair… un métier
vais pas d’argent devant moi, j’avais rien, je savais pas comment
manuel car quand tu t’es détruite à l’insubvenir à mes besoins, il aurait fallu que je me prostitue tout en
térieur tu as besoin de te reconstruire et
étant enceinte et ça, non, que je me salisse c’est une chose, mais
le manuel c’est le top pour ça.
que je salisse mon enfant… c’était pas possible que je fasse ça,
que je prenne cette responsabilité-là par rapport à mon enfant…
Au bout de dix ans je me suis rendu compte que le but
que je m’étais fixé tout au début je l’atteindrais jamais : c’est-àdire l’argent que tu gagnes est vite gagné et c’est encore dix fois
plus vite dépensé. Au départ, je voulais mettre de l’argent de côté,
m’acheter un petit commerce… mais c’est pas facile d’économiser de l’argent facile surtout quand il y a des personnes derrière
et des personnes intermédiaires qui profitent.
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