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BRUXELLES-SUD Magali Mineur Ça fait plusieurs jours qu’il attend devant l’école. Et je n’arrive pas encore à croire que c’est pour moi. Tout a commencé à la Fancy Fair de l’école. L’air est empli d’odeurs écœurantes, où se mêlent gaufres chaudes et frites. Au milieu du brouhaha de la cour, deux haut-parleurs diffusent trop fort du Daniel Balavoine et le dernier tube du groupe ABBA. Je traîne d’une classe à l’autre avec les copines du moment. Je le vois, je m’arrête, figée. Mes pieds quittent le sol. Une copine nous présente. Il blague, rit, questionne. Je bégaie une réponse. Et il se rapproche de moi… En fait, il n’a fait que ça : se rapprocher. Une petite voix me dit que c’est un signe. Ma raison me dit tout le contraire. Un homme comme lui – parce que, pour moi, c’est un homme – doit connaître des tas de femmes belles, intelligentes, hors du commun… >< Moi, j’ai treize ans, je sors à peine de la petite école. Pourquoi se rapprocherait-il de moi ? Mais je fais taire ma raison et consacre toute mon énergie à travailler mon air mystérieux de femme expérimentée… Sous ma casquette grise, perdue dans un grand pull gris tricoté par ma mère, j’ai tout l’air d’une femme expérimentée ! Pourtant, ce jour-là, il marche à côté de moi. Il ne marche pas, il danse… Et c’est moi qu’il raccompagne. Les façades noircies. Les papiers gras. La fumée des usines. La Sambre et son eau épaisse, noire. Les limailles qui piquent aux yeux. Je ne vois rien, je n’entends rien, je ne respire rien. Il n’y a que lui. Il s’arrête net à l’arrêt du bus, derrière la gare. Le réveil est brutal. Le quartier me saute à la gorge. C’est fini. Je l’entends déjà me dire : « Bon… À demain ? » Si j’ai de la chance… Sinon, ce sera simplement : « Salut ! » Il lève la main, siffle et disparaît en courant. Il monte dans un bus, discute avec le chauffeur, redescend et me rejoint. Il me prend la main, m’invite à monter avec lui. Le bus est orange. C’est le plus beau bus orange que j’aie jamais vu. >< C’est le 32, celui qui monte au numéro 8, l’ancien puits de mine de Farciennes. Farciennes, c’est un repère de bandits. Tout le monde sait ça ! Je monte les marches, je lève la tête. Le chauffeur me fait un clin d’œil. Je regarde vers le fond du bus : personne. J’ai l’impression de commettre un délit. Et les portes se referment derrière moi comme un soupir. Je suis accrochée à la barre de devant, tout contre lui. Le bus démarre… Quand il m’emmène danser au « Radio Radar », la boîte de nuit du quartier, c’est à chaque fois la même chose… Il entre, je le suis. Il dit bonjour à au moins dix mille personnes. J’arrive à peine à le suivre. Déjà, il disparaît dans l’escalier qui mène à la piste. Il fait un signe au disc-jockey. La musique change. Un cercle se forme autour de lui. Il danse, dans la lumière. À des milliers de kilomètres de moi, il danse. Je me contente de le regarder avec un sourire pas très naturel. Et je dois le partager avec la salle entière… Mais là, dans le bus, il est à moi toute seule. Alors, je prends tout mon temps pour le regarder… Ses doigts : longs. Le bus prend la rue de la Vallée. Ses bras : fins. Il passe devant l’école Sainte-Marie. Ses épaules : délicates. >< La Place de la Madeleine. Ses boucles : noires, serrées, qui viennent mourir dans sa nuque. La Maison du peuple, puis le cimetière. Ses lèvres : fines, presque absentes. Le bus s’arrête. Je tourne la tête. Je suis juste devant ma maison, le n° 32. Les portes s’ouvrent. Il descend, je le rejoins. Et ce que je voudrais, à cet instant précis, c’est que mon père ouvre la porte et sorte de la maison… Lui, il prend ma tête entre ses longs doigts fins. Il penche son visage vers le mien. Ses lèvres touchent les miennes, il m’embrasse. Nos bouches se quittent, je reprends mon souffle. Je viens de vivre un grand moment. Il est reparti dans son bus orange et il est redevenu un mythe. Pour moi, comme pour les autres. « Never know how much I love you Never know how much I care When you put your arms around me I get a fever that’s so hard to bear You give me fever when you kiss me Fever when you hold me tight Fever in the morning Fever all through the night. >< […] Now you’ve listened to my story Here’s the point that I have made Cats were born to give chicks fever Be it fahrenheit or centigrade We give you fever when we kiss you Fever if you live and learn Fever till you sizzle What a lovely way to burn What a lovely way to burn What a lovely way to burn. » (Elvis Presley) Je l’ai revu il n’y a pas si longtemps. J’étais à Bruxelles, près de la place Flagey, en voiture. Il a traversé juste devant moi. Une femme se tenait à ses côtés. Il ne marchait pas, il dansait… >< C’est dans le « pays noir » que Magali MINEUR est née en 1968, à Charleroi. Un pays fait de montagnes de charbon et d’usines, de suie et d’anciennes mines. Après plusieurs années de formation à l’art de conter, elle exerce ce métier, mêlant les techniques du comédien à celles du conteur traditionnel, et explorant les limites de la parole et de l’art de conter dans tous ses possibles. Elle a créé plusieurs spectacles dont « La Femme à dire », inspiré des textes de Christian Bobin, et « De Terre et de Suie », conçu à partir d’un travail de collecte réalisé pendant deux ans auprès d’anciens ouvriers mineurs du Bassin de Charleroi et de leurs filles. Bookleg réalisé à l’occasion de la Journée Mondiale des Langues Maternelles de l’Unesco le 21 février 2009 à Bruxelles Collection dirigée par Daoud El Gian Autres titres dans la même collection... Bruxelles-Liège/Liège-Bruxelles Christine Andrien Histoires et carabistouilles autour des Etangs Noirs Michel Verbeek La Femme de l’Ogre Hamadi Les premiers titres de cette collection ont été réalisés en partenariat avec la Maison du Conte de Bruxelles que les livres circulent... la photocopie ne tue que ce qui est déjà mort... che circolino i libri... la fotocopia uccide solo ciò che è già morto... © Magali Mineur © maelstrÖm éditions, Bruxelles, 2009 sur www.maelstromeditions.com achetez les Booklegs’ Collectors 5 booklegs! à 10 € ISBN 978-2-87505-003-8 — Dépôt légal — 2009 — D/2009/9407/103 Imprimé dans la dignité en Belgique sur les presses de la Maison de la Poésie d’Amay La collection de booklegs Bruxelles se conte - histoires urbaines à dire est une initiative de la COCOF-Culture et bénéficie de son soutien