l`esprit d`escalier

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l`esprit d`escalier
L’Esprit
d’escalier
L’ESPRIT
D’ESCALIER
Pierre Maudet,
Conseiller d’Etat
Généralement connu pour toutes les démarches en lien
avec la citoyenneté – Genevois, Suisses et étrangers
confondus – l’Office cantonal de la population (OCP)
dégage parfois une image d’austérité, dont il souhaite
aujourd’hui se départir.
Grâce aux coups de pinceaux inspirés des étudiants
de la Haute école d’art et de design – Genève et au
généreux soutien de la Fondation Hans Wilsdorf, les
espaces gris et quelque peu froids du bâtiment de la
route de Chancy ont repris vie et se sont illuminés.
La mission confiée aux étudiants de la HEAD – Genève,
à savoir que leurs œuvres créent une relation nouvelle
avec les usagers du lieu, qu’il s’agisse du public ou du
personnel, est ainsi pleinement remplie.
De par leur diversité, les peintures murales qui ornent
désormais les murs de l’Office cantonal de la population
nous rappellent les multiples tâches qui lui sont
confiées et la variété des publics auxquels il s’adresse
quotidiennement.
« L’inspiration nous vient en descendant l’escalier de la
tribune » disait Diderot à propos de « l’Esprit d’escalier ».
En l’occurrence, au-delà de l’inspiration, les escaliers de
l’OCP créent des ponts, des passerelles entre celles et
ceux qui les empruntent, entre les différentes cultures
qui s’y rencontrent.
Associé à des décisions parfois douloureuses, notamment en matière d’asile, l’OCP est aussi le lieu où
passent celles et ceux qui souhaitent en savoir plus
sur les procédures liées aux étapes heureuses de la vie
comme le mariage ou la naissance d’un enfant.
En délivrant chaque année environ 3’000 passeports
suisses (3’091 en 2011) à des personnes nouvellement
naturalisées, l’OCP est aussi la porte d’entrée pour les
étrangers désireux de s’ancrer un peu plus dans la vie
genevoise et suisse et de s’intégrer à la vie locale.
Dans son nouvel écrin, l’Office cantonal de la population
se voit ainsi renforcé dans son rôle de point de rencontre
de celles et ceux qui font Genève.
Vous avez dit
bizarre ?
Bernard Gut,
Directeur de l’Office cantonal de la population
Population, mouvements
et migration
Ce 31 octobre, veille de ténèbres, les visiteurs de l’OCP
n’auront ni à prendre de ticket, ni à s’annoncer aux
guichets. Le libre accès aux locaux leur sera garanti et le
voyage sera coloré. Suggérée dès l’entrée par les fleurs
et les pollens de Gérald Poussin, la migration aura alors
le sens des montées ou des descentes d’escalier.
Désireux de se départir de son image contraignante,
l’Office a souhaité célébrer dans la lumière le mouvement des populations, auquel il contribue bon an mal
an et dont il se nourrit quotidiennement.
Dans cette perspective et avec le soutien de la Fondation
Hans Wilsdorf, appel a été lancé à l’imagination des
étudiants de la HEAD – Genève et à un artiste rompu
à la divagation.
Soucieux d’allier l’ingénuité des artistes à leur créativité,
l’OCP a mis à leur disposition des murs gris, certes
occultés à tout regard externe, mais surfaces remuantes,
offertes à l’inspiration.
Le résultat dépasse toute espérance. Désormais nos
espaces bougent. La réflexion et le questionnement
débutent ou se poursuivent dans nos couloirs. Les
techniques utilisées sont audacieuses et les œuvres
produites ont en commun le fait qu’elles rassemblent,
sans se ressembler.
Il nous faut ici remercier ces interprètes des générations
montantes dont l’expression enthousiaste nous livre leur
vision du monde et nous révèle leurs envies de demain.
L’architecture de la passerelle, qui servira de cadre à
la partie officielle du vernissage et d’écrin à la présentation des projets réalisés, témoigne d’une volonté de
transparence. Cette intention devrait à la fois faciliter la
compréhension de nos activités et rendre plus évidente
la délivrance de nos prestations.
Le terreau étant semé, l’OCP veut persister et ambitionne
de devenir, à terme, un forum de projection et de
discussion avec la société civile. Quand émergeront ces
opportunités seront alors enfin réunies, entre Arve et
Rhône, touches d’insolite et pointes d’insolence.
Participants
Anaïs Perez Wenger
Construction
Meryl Schmalz et Robert Topulos
Communication visuelle
Bastien Guillan, Lucien Mottet
et Guillaume Zwaan
Communication visuelle
Un mandat de L’OFFICE CANTONAL DE LA POPULATION
confié à LA HAUTE ECOLE D’ART ET DE DESIGN – GENÈVE
Avec le soutien de la FONDATION HANS WILSDORF
Février - Octobre 2012
Carolina Guillermet
Postgrade ALPes
Sophie Ros et Aurélia Calo
Communication visuelle
Séverin Guelpa
work.master
Océane Izard
Communication visuelle
Nelly Haliti et Guillaume Fuchs
work.master
Suzanne Perrin
work.master
Boutheyna Bouslama
Postgrade ALPes
Débora Alcaine Gonzalez
Art/action
Gustave Didelot
Communication visuelle
Christoffer Ellegaard
Communication visuelle
Camille Silvain et Laurie Vannaz
work.master
Seda Yildiz
work.master
Elise Viladent et Ainhoa Cayuso
Communication visuelle
Le concours « l’Esprit d’escalier » invite les étudiant-e-s de la HEAD – Genève à
conduire une réflexion artistique à partir du thème « Population, mouvements
et migration » et ainsi à transformer la perception des espaces publics et de
travail de l’OCP à travers le traitement des quatre cages d’escaliers.
Axé sur les questions cruciales de culture et d’identité, de migrations et
d’échanges que posent les activités de l’OCP à Genève et dans sa région,
le projet associe, dans son lien à l’architecture et aux usages du lieu, une
nécessaire dimension visuelle à une réflexion sociale et politique.
Un pré-jury, formé par des représentants du personnel de l’OCP s’est
penché sur l’ensemble des seize projets présentés et en a retenu dix,
ceux qui correspondaient le mieux à l’esprit de l’Office, à la typologie des
bâtiments et au thème fixé. Le jury final, composé de représentants de l’OCP
et de personnalités extérieures a désigné quatre projets lauréats :
Oiseaux migrateurs —
­ Bastien Guillan, Lucien Mottet et Guillaume Zwaan
Miasto — Meryl Schmalz et Robert Topulos
Déplacement ­— Carolina Guillermet
Panorama urbain ­— Anaïs Perez Wenger
Présentation
Jean-Pierre Greff,
Directeur de la Haute école
d’art et de design – Genève
Il convient de s’en réjouir. La HEAD – Genève a été une nouvelle fois sollicitée
par un établissement public – l’Office cantonal de la population de l’Etat de
Genève – pour accompagner la démarche d’ouverture d’une institution et
d’un bâtiment liés à la vie et à l’identité de la cité. Cette marque de confiance
réitérée, mais assez peu commune, signifie aussi un défi renouvelé.
Soyons francs. Les quatre cages d’escaliers du bâtiment de l’OCP ne se
disposent pas, à première vue, comme des espaces hospitaliers pour
des œuvres d’art. Mais à y regarder de plus près, ces espaces de pure
utilité, non-lieux d’une nudité grise et de traversées furtives, concentrent la
complexité (comme les ambivalences) de l’invitation faite aux artistes dans
l’espace public.
Redonner vie et sens à un espace dépourvu de lien social véritable, en
renouveler le regard et les usages, conjurer la triste banalité d’un lieu
disqualifié, tel est le défi parfois excessif proposé aux artistes, désormais
reconnus en tant qu’acteurs majeurs de la scène publique.
Plus encore, l’OCP est une institution dont les activités sont décisives pour
la vie de celles et ceux qui s’y rendent et soulèvent des questions cruciales
à Genève, république dont l’identité est historiquement marquée par son
ouverture à la circulation des biens et des personnes : ville refuge pour de
grandes figures (Calvin, Lénine, Borges, parmi d’autres), ville dont la scène
artistique d’une vitalité et d’une pluralité sans pareilles, relativement à sa
dimension, ville étudiante. Notre école elle-même trouve une part de son
énergie dans l’accueil de nombreux étudiants, enseignants et intervenants
internationaux. Si elle appartient à l’héritage helvétique, la question de
l’hospitalité que l’on accorde aux artistes et aux intellectuels est toujours
instante, tout particulièrement en période de difficultés économiques. Il faut
à cet endroit souligner « l’intérêt scientifique et économique prépondérant »
de leur contribution, quand bien même elle ne répond pas à une efficacité
de court terme.
Les questions sociales et politiques de migration et du droit d’asile
concernent les artistes au premier chef et en particulier celles et ceux qui
vivent et travaillent à Genève. Au sein de la HEAD – Genève, l’enseignement
est volontiers tourné vers un art qui s’engage et se confronte aux réalités
sociales, un art qui, souvent, entend quitter l’école comme le musée, pour
se déplacer vers le théâtre de ces opérations.
C’est à l’aune de ces enjeux que je tiens à remercier l’OCP et sa direction
d’avoir offert ces lieux à la réflexion et aux propositions de nos étudiant-e-s.
Et, avec le soutien précieux de la Fondation Hans Wilsdorf, de les leur avoir
offert véritablement, c’est-à-dire non pas comme un exercice mais comme
un projet en vraie grandeur, dans un bâtiment public très fréquenté et
affecté, lourd d’enjeux sociaux – avec ce que cela signifie de prise de risques
mutuelle –, pour y réaliser avec un budget adapté un ensemble de quatre
œuvres « pérennes », puisque installées pour une dizaine d’années.
Je me plais à souligner ici l’engagement de tous – commanditaire, étudiants
et enseignants – dans ce projet. Les discussions furent nourries, serrées et
passionnées, mais il est juste de saluer l’ouverture d’esprit et la disponibilité
bienveillante de la direction de l’OCP.
Sans complaisance, je relève la qualité de réflexion de nos étudiants, la
façon exigeante et imaginative avec laquelle ils ou elles ont conçu leur projet.
En témoignent les entretiens menés par Maryline Billod, pour ne rien dire de
leur engagement de plusieurs mois dans la réalisation de ce vaste chantier.
Ce projet a été mené dans le cadre du programme ALPes, dont l’objet
est d’offrir des contextes réels, dans divers espaces publics, urbains ou
non, institutionnels ou non, de dimensions et de durées variables, afin de
permettre aux étudiant-e-s d’expérimenter, souvent pour la première fois,
la contextualisation de leur pratique en dehors de l’atelier et des espaces
d’exposition conventionnels.
L’appel à concours a été ouvert à nos étudiants Bachelor et Master, en
Arts visuels et Communication visuelle, favorisant ainsi une pluralité et
un croisement des regards, des approches, des générations comme des
pratiques.
Nous avons reçu un ensemble de seize propositions très différentes. Toutes,
ou presque, témoignent d’une confrontation exigeante à ces questions
complexes et d’une « négociation avec le réel », l’espace contraint d’une
architecture « fonctionnelle », l’institution du lieu, ses acteurs et utilisateurs.
Comment traiter d’un sujet tel que celui des migrations, dans le lieu même
où celles-ci sont placées sous le joug de l’institution, dans l’espace même
de contrôle, de régulation, voire de sanction des mouvements migratoires ?
Comment, en tant qu’artiste, prendre position, tout en restant juste, pertinent
et penser à la réception triple de l’œuvre – artistique, institutionnelle et
plus émotionnelle – par les usagers du lieu ? Quel rôle de l’artiste dans ces
situations qui peuvent être de l’ordre de la formalité administrative, mais
aussi de la tension, voire du drame personnel ? Quelle langue adopter,
quelles formes proposer, quelle stratégie employer ? Comment échapper à
l’instrumentalisation du geste artistique, tout comme à la provocation ? Et
finalement, quelles sont les fonctions de l’art, singulièrement dans l’espace
public ? Peut-on, en l’occurrence réhabiliter et légitimer une fonction
décorative ? Comment y exercer le questionnement critique, parfois grinçant,
qui est le propre de l’art ? En résulte quatre propositions aux sujets et aux
formes variées, mais qui ont toutes en commun de questionner, avec les
idéaux et les outils d’aujourd’hui – ceux des jeunes artistes encore en
formation et donc possiblement des artistes de demain – ce statut singulier
de l’art confronté à l’espace social, réel.
Sans provocation ni sujétion, ces propositions parviennent, avec une
véritable qualité de résolution formelle du propos – efficace, volontiers
allusif ou métaphorique – à animer ces cages d’escalier. A les animer au
sens fort, natif, du terme, c’est-à-dire à leur donner souffle et vie. Refuser
l’immobilisme, ébranler un espace confiné, rompre la grisaille des jours,
n’est-ce pas déjà subvertir l’ordre machinal des choses et ré-enchanter (un
instant) le quotidien de celles et ceux qui traversent ces lieux.
C’est peu et beaucoup à la fois.
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Panorama urbain
Anaïs Perez Wenger
Des vues de Genève sont tracées à même le mur
alors que d’autres villes sont projetées, de sorte
que l’on ne peut distinguer la silhouette de Genève
qu’en passant devant la source de projection.
Ainsi, l’ombre de l’utilisateur de l’escalier laisse
apparaître l’un après l’autre les monuments
représentatifs qui dessinent les contours de la ville.
Cette installation souligne l’importance du rôle de
la population genevoise qui crée l’identité de la ville,
puisque seule la présence humaine et le mouvement
révèlent le dessin de la cité de Calvin. Ce propos est
accentué par la projection des autres villes, insistant
ainsi sur le caractère multiculturel de Genève.
Tout en offrant une interactivité aux usagers du lieu,
cette mise en lumière de la diversité est également une
source d’éclairage additionnel pour la cage d’escalier.
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MIASTO
Meryl Schmalz et Robert Topulos
alias Bärltz
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Le projet que nous proposons répond à la question
de migration et de mixité des cultures en réalisant
une ville. Celle-ci est composée de diverses
architectures inspirées du monde entier. Notre idée
est de suggérer des styles d’architectures ou des
bâtiments existants, mais de ne jamais les représenter
de manière trop fidèle pour laisser libre cours à notre
imagination et à la libre interprétation des visiteurs.
La réalisation extrêmement détaillée a pour but de
faire perdurer le dessin dans le temps en amenant
les personnes qui fréquentent les lieux au quotidien
à découvrir de nouveaux éléments au fur et à mesure
de leurs passages et d’accentuer graphiquement la
multitude d’architectures et de matériaux existants.
C’est pourquoi nous avons choisis de composer
différents plans – plus ou moins rapprochés – qui
dévoilent en certains endroits des enseignes ou des
détails plus précis quant à un bâtiment (une grande
porte en bois, une statue, du mobilier, etc.) et ainsi
créent un rythme de lecture de l’image.
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Oiseaux
migrateurs
Bastien Guillan, Lucien Mottet
et Guillaume Zwaan
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Pour nous, il s’agit de sensibiliser le spectateur aux
dures réalités que rencontre chaque migrant. Pour
parler de la migration, du déplacement, du mouvement,
nous sommes partis de la thématique des oiseaux.
Un code (affiché dans l’escalier) associe les trames
qui les colorent et les différents conflits économiques,
politiques, sociaux, écologiques auxquels les
populations sont confrontées. Ces événements
apparaissent sur les murs des étages par des lieux
et des dates qui se réfèrent aux faits historiques liés
aux diverses migrations qui ont traversé notre pays.
Le spectateur associe librement les faits et les images.
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Déplacement
Carolina Guillermet
J’ai souhaité travailler la dynamique de la circulation
dans l’espace de l’escalier et la notion de déplacement
des usagers. J’envisage l’architecture comme
réceptacle d’émotions.
La vibration de la couleur produit des effets d’ambiance :
lumière et amplitude de l’espace. Le projet considère le
bâtiment dans une vision globale et la cage d’escalier
comme un espace de circulation vertical.
La couleur est en lien avec la typologie du lieu.
Deux couleurs se croisent. Si la cage d’escalier est
vue comme un parallélépipède, un L (mur long et mur
court) est de couleur A et l’autre L (mur long et mur
court) de couleur B. La dynamique de la circulation
La composition souligne la circulation en ellipse
et en vertical (ascendant - descendant) dans l’escalier.
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dans l’escalier fait que l’on trouve une fois
sur deux la couleur A sur la droite et une fois sur deux
la couleur B, ce qui produit un effet visuel de deux
couleurs en torsade le long d’un parallélépipède.
Les murs courts (où se croisent les deux murs longs
de couleurs distinctes) sont chaque fois légèrement
teintés par la couleur alternative (B dans A).
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Interviews des auteurs
des 4 projets lauréats
par Maryline Billod, historienne de l’art
Panorama
urbain
Anaïs Perez Wenger
Votre installation se déploie dans l’escalier « asile » ; elle propose des combinaisons de vues de Genève, peintes au lavis sur le béton, sur lesquelles
sont projetées des images de villes étrangères. Sur quels éléments du lieu
ou de la commande vous êtes-vous appuyée pour construire votre projet ?
Anaïs Perez Wenger : en fait, l’idée du dispositif précède le concours ;
elle est née d’une anecdote. En rentrant chez moi un soir, une voiture
m’a dépassée et j’ai vu mon ombre se déplacer en un grand mouvement
circulaire autour de moi ; j’ai trouvé cela très intéressant et je me suis dit
que j’allais décortiquer et creuser ce phénomène à l’atelier. Cette anecdote
faisait écho alors à une autre référence. En 2010 dans l’exposition Voici un
dessin suisse au Musée Rath, une installation d’Ante Timmermans m’avait
frappée : l’artiste avait construit une image au moyen d’une feuille de papier
trouée et placée sous un rétroprojecteur ; la projection qui en résultait
donnait à voir une ville la nuit. J’avais trouvé cela très beau, extrêmement
poétique. Et puis, au moment du concours de l’OCP, je développais en
atelier un travail sur le ciel. Je dessinais des skylines de Genève depuis mon
atelier, des vues de toits ; je me questionnais sur la relation entre la ville et
son architecture et dans quelle mesure cette association construisait son
identité. Lorsque l’on tape le nom d’une ville sur internet, il y a très souvent
une skyline qui apparaît et qui devient représentative de la ville. Voilà les
recherches qui étaient en cours au moment où j’ai commencé à réfléchir
au concours pour l’OCP.
—
Pour votre dispositif, quelles sont les vues de Genève que vous avez privilégiées et quelles sont les villes que vous avez choisies ?
A. P. W. : pour Genève, j’ai opté pour des lieux facilement reconnaissables,
qui sont aussi devenus des symboles de la ville : le jet d’eau, la jetée des
Pâquis, le Pont de la Machine avec l’Ile Rousseau, le lac avec le Salève,
par exemple. Les lavis sont soutenus et présentent un dessin clair, délié.
Toutefois, j’ai cherché à jouer avec les aspérités, les accidents et les traces
présentes dans le béton, de sorte à ce que les images soient véritablement
ancrées dans leur support. Au départ, autant pour Genève que pour les
villes, j’avais imaginé des vues plus intimistes mais je me suis rendue
compte qu’elles n’étaient pas forcément identifiables et de facto mon projet
perdait en lisibilité. Pour les projections, j’ai des vues d’Amsterdam, de
Bamako, de Bruxelles, du Caire, de Kaboul, de Paris, de Skopje, de SaintPétersbourg et de Venise. J’ai choisi ces villes au hasard et les images
proviennent d’internet. A part pour Bamako, ce sont plutôt des vues
générales, qui permettent d’identifier les villes.
De haut en bas et de gauche à droite : Carolina Guillermet, auteur du projet « Déplacement » — Meryl Schmalz et Robert Topulos, auteurs du projet
« Miasto » — Meryl Schmalz et Robert Topulos dessinent à main levée leur ville imaginaire — Bastien Guillan, Lucien Mottet, Guillaume Zwaan et un
artisan de l’entreprise Jeca sérigraphient à même le mur les oiseaux qui composent la peinture murale — Bastien Guillan, Lucien Mottet et Guillaume
Zwaan, auteurs du projet « Oiseaux migrateurs » — Anais Perez Wenger, auteur du projet « Panorama urbain ».
—
Comment fonctionne votre dispositif et à quoi donne lieu la superposition des
images ?
A. P. W. : en traversant le faisceau lumineux, la personne qui déambule dans
la cage d’escalier va voir son ombre se projeter contre le mur et mettre en
évidence le dessin de Genève. Simultanément, l’image de la diapositive se
révèle brièvement sur son corps. Il y a donc un aspect assez ludique, c’est
véritablement l’usager de la cage d’escalier qui met en acte le dispositif.
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Il y a six ou sept superpositions de taille différente qui s’égrènent dans l’escalier. Je ne cherche pas à confondre les lieux ; toutefois, certaines superpositions reposent sur des similitudes ou des complémentarités, d’autres se
frictionnent davantage. De cet enchevêtrement d’images naît un troisième
lieu, un ailleurs.
—
On peut lire une idée d’effacement, de disparition dans votre installation.
Comment vient-elle toucher le thème « population, mouvements et migration »
proposé dans le concours ?
A. P. W. : au moment où la personne traverse le faisceau
de lumière, c’est comme si elle se trouvait entre deux
lieux. Un peu comme si Genève était là présente, mais
simultanément dissimulée, et parallèlement l’image
d’une autre ville émerge, mais de façon fragmentée et
fugace. A la manière d’un souvenir aux contours estompés, approximatifs qui surgirait à l’esprit inopinément. Il suffit parfois d’un son, d’une odeur pour faire
surgir à l’esprit un souvenir et nous dérober à la réalité.
Tout à coup, le souvenir apparaît au premier plan de
notre conscience, il se superpose à la réalité qui nous
entoure, puis s’efface. C’est un peu ce mécanisme que
j’ai cherché à mettre en œuvre dans cette cage d’escalier. En travaillant avec des images de villes,
je voulais parler de la migration, du déplacement des individus ou des populations.
Comment le souvenir d’une ville quittée par
un émigré se superpose à réalité de la ville
dans laquelle il habite désormais, comment
souvenir et réalité fusionnent. Et puis, il y a
également l’idée de la mémoire, de la remémoration. Les images projetées sont en noir
et blanc et présentent des contours légèrement estompés. Cette esthétique rappelle
les anciennes photographies ; cette forme
contient donc déjà l’idée du souvenir.
—
Qui fréquente cette cage d’escalier ?
—
Plus on s’élève dans la cage, plus elle devient claire en raison de la lumière
naturelle zénithale qui provient de la lucarne située au sommet de la cage.
Dès lors, l’intensité de la projection faiblit et le mécanisme du dispositif
s’atténue. Comment avez-vous travaillé avec ce paramètre ?
A. P. W. : à un moment donné, j’ai pensé à fixer un filtre sur la lucarne pour
assombrir le haut de la cage ou même à intervenir différemment au sommet de l’escalier. Puis j’ai décidé que c’était intéressant de travailler avec
cette contrainte. Cette lumière naturelle, qui évolue au fil de la journée et
au rythme des saisons, vient influencer mon installation en lui donnant une
sorte de pulsion et de progression. Je suis contente que le projet vive un peu
comme une respiration. Et puis l’idée d’effacement, de disparition apparaît
de façon renouvelée par cet aspect.
A. P. W. : seulement le personnel. C’est une zone un peu sensible apparemment. Elle a peu de lumière, c’est un peu un no man’s land.
—
—
Est-ce votre première commande pour l’espace public ?
Certaines des villes que vous avez choisies ont connu de récentes tragédies
ou sont aujourd’hui encore en grande tension ; leur présence résonne particulièrement dans cette cage d’escalier liée au secteur asile de l’OCP. D’autres
apparaissent bien plus apaisées et représentent des destinations touristiques
de premier choix. Comment s’est faite la sélection de ces villes ?
A. P. W. : oui, c’est ma première commande. Elle m’a offert un cadre de
travail que j’ai apprécié et que j’ai trouvé très stimulant. Il nous oblige à nous
confronter à des réalités très pratiques telles que réaliser un dossier présentant le projet, collaborer avec d’autres corps de métier (électricien) pour la
mise en place de l’installation. Mais c’est aussi exigeant, il faut que le projet
soit vraiment bien pensé et finalisé du point de vue technique. C’est un
long processus et parfois je me suis senti un peu impatiente. Mon travail est
en plein développement, je viens d’entrer en deuxième bachelor et, parfois,
j’avais envie d’aller plus vite, de passer à d’autres projets, d’essayer d’autres
choses.
A. P. W. : j’ai cherché une sorte d’équilibre entre des villes plus tranquilles
qui évoquent davantage les vacances, les loisirs et des villes qui avaient des
connotations plus tragiques. Il est vrai qu’à un moment donné je me suis
demandé si je donnais un trait plus politique à mon installation, en choisissant des villes plus sinistrée. Puis, je me suis rendu compte que le propos
dont je voulais parler se trouvait également dans le dispositif même de mon
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installation et qu’il n’était pas nécessaire de faire une surenchère de cet
aspect dramatique. Par rapport aux usagers, je voulais aussi ponctuer la
cage avec des lieux qui évoquent davantage l’évasion, la légèreté.
—
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A un moment donné vous avez dit « j’espère que l’installation va plaire aux
usagers ». Il est difficile de prévoir la réception du public, comment avez-vous
travaillé avec cette inconnue ?
A. P. W. : oui, dans la mesure où j’ai répondu à une commande, j’aimerais
vraiment que l’installation plaise aux usagers du lieu. Qu’ils trouvent la pièce
agréable à vivre et qu’ils n’en aient pas assez au bout de deux semaines !
J’ai pris en compte le confort des usagers, en faisant attention à ce qu’ils
ne reçoivent pas les faisceaux de lumière dans les yeux par exemple. Et
puis, l’installation se découvre dans le temps, elle ne se livre pas forcément
entièrement au premier coup d’œil ou passage dans l’escalier. L’usager
pressé ne réussira pas forcément à saisir tout le dispositif la première fois.
Cet aspect suscitera peut-être la curiosité et repoussera l’effet de lassitude.
Et si le public n’aime pas cette intervention et bien, ce n’est plus ma
responsabilité, je n’ai plus de contrôle là-dessus...
—
Les interventions resteront visibles pendant dix ans. Est-ce long ou est-ce
court ? Est-ce que le projet continuera à être éloquent sur une telle durée ou
pensez-vous qu’il puisse devenir plus silencieux ?
A. P. W. : c’est très très long. C’est la possibilité qu’offre l’OCP mais je ne
pense pas que les interventions resteront visibles aussi longtemps. Il y a aussi
des œuvres qui sont aujourd’hui démodées, dépassées mais qui continuent
quand même à être éloquentes, car elles traduisent un investissement, une
réflexion à un moment donné. Alors, effectivement, peut-être que dans dix
ans, cette installation sera moins parlante… oui, c’est fort possible. Je n’y
pense pas vraiment… Au moment où je l’ai faite, c’est-à-dire maintenant,
j’ai travaillé avec sincérité et engagement. Et il me semble que c’est ce qui
importe.
Miasto
Meryl Schmalz
et Robert Topulos
alias Bärltz
Nous sommes au haut de la cage d’escalier, face à votre intervention. Ici,
elle présente une ville, vraiment dense et d’une grande mixité architecturale.
Comment se déplie votre projet dans la cage d’escalier ?
Meryl Schmalz et Robert Topulos : oui, en haut de l’escalier, c’est la partie
la plus dense du projet. L’idée était vraiment d’inscrire une évolution, une
progression depuis le rez-de-chaussée jusqu’au quatrième étage. Donc tout
en bas, c’est comme le commencement, avec peu d’éléments représentés
contre les murs. Et tout en haut, c’est un moment de saturation, qui nous
donne à voir une ville tentaculaire, avec un grand mélange d’architecture.
De nombreux bâtiments citent des architectures réelles ou s’en inspirent
dans une grande mesure. Mais à les regarder de plus près, on se rend
compte qu’ils sont transformés et qu’ils prennent des libertés par rapport
à une représentation fidèle. En ce sens, ils deviennent plus ou moins
imaginaires. D’autres sont de pures inventions. Par cette mixité, nous
voulons aussi dire que nous n’avons pas une position déterminée ou fixée
par rapport à une culture. Par exemple, nous avons représenté des églises
russes orthodoxes juxtaposées à des minarets. Tout est mélangé et dans la
réalité cet entremêlement est peu probable. Ce paysage culturel que nous
représentons est un peu forcé.
—
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S’agit-il pour vous d’une ville utopique construite sur un syncrétisme de nombreuses cultures ? Est-ce une ville idéale ?
M. S. et R. T. : non, elle n’est pas forcément idéale. Il y aurait peut-être l’idée
d’une ville utopique, dans laquelle tout peut exister, se côtoyer. En même
temps, cette ville peut encore se construire, elle n’est pas terminée. Ici et là,
on voit des grues qui indiquent le chantier, la progression de la construction.
Donc, comme pour toute ville, elle n’est pas figée ; elle vit, se développe,
s’agrandit. Le développement ne finit jamais.
—
Cette ville apparaît tentaculaire, elle ne semble plus être à l’échelle humaine.
Pourtant, il s’agit d’une ville pleine de mixité et je me demandais où était
l’individu. Il n’apparaît pas, la ville est vide. N’a-t-il donc pas sa place dans
cette ville utopique ?
M. S. et R. T. : c’est comme à New York par exemple, c’est une ville dense
et l’architecture est parfois écrasante. Le projet aurait été différent si nous
avions représenté des humains. Nous l’aurions construite différemment.
Il n’y aurait pas eu cette densité. L’être humain est finalement représenté
par l’architecture. Le fait qu’il ne soit pas représenté provient également
des différentes perspectives qui construisent la composition ; nous sommes
dans un dessin très spontané et souvent, nous ne sommes pas dans la
justesse. Les échelles entre les bâtiments sont très changeantes.
—
Est-ce que votre collaboration est nouvelle, est-ce une première ? Comment
avez-vous travaillé ?
M. S. et R. T. : non, il ne s’agit pas de notre première collaboration. Nous
avons déjà beaucoup travaillé ensemble. Pour ce projet, au niveau de
notre organisation, nous nous sommes entendus au départ sur le style. Au
niveau de la réalisation, nous nous échangeons parfois les rôles : l’un fait les
tracés, l’autre se concentre sur les textures ou inversement. Parfois, nous
construisons chacun une architecture de bout en bout. L’idée était d’arriver
à une véritable fusion de nos styles, de sorte à ce que l’on ne distingue pas
l’intervention de deux mains différentes.
—
Au niveau de la composition, travaillez-vous de façon linéaire, en progressant
de haut en bas ou commencez-vous à poser des éléments sur plusieurs étages
que vous complétez ensuite ?
M. S. et R. T. : au niveau de la réalisation, nous terminons généralement un
mur avant d’engager le suivant. Au vu de la particularité de son revêtement,
il y a toujours un mur que nous ne pouvons pas utiliser et que nous devons
laisser vide. Il a donc fallu tenir compte de cette contrainte dans la progression
de la narration. Nous veillons toujours à avoir une liaison entre la fin d’un
mur et le début du suivant, en tenant compte du mur vide. Au niveau de
la narration, nous sommes restés fidèles à notre idée de base, c’est-à-dire
qu’il y a une densité architecturale au sommet de la cage et que plus nous
descendons, plus la composition s’allège. Nous nous rendons compte que
lorsque nous arrivons dans les endroits où il y a moins d’immeubles, où
la composition s’est éclaircie, la narration devient plus importante, elle a
plus de sens. Peu à peu, nous quittons la ville pour nous retrouver dans la
banlieue. Puis, dès le milieu de la cage, la nature et le paysage émergent.
19
Des hameaux remplacent la grande ville, l’humain semble retrouver une
place possible. Au niveau de la réalisation, la composition se génère
d’elle-même, au fur et à mesure de son développement. Il y a beaucoup de
spontanéité dans la composition. Il ne s’agit pas d’une composition réfléchie
dans tous ses détails. Parfois des bribes de narration apparaissent presque
d’elles-mêmes, mais vraiment à l’échelle du détail.
—
Que signifie Miasto ?
M. S. et R. T. : Miasto signifie « ville » en polonais. Cet emprunt à la langue
polonaise vient renforcer l’idée de mixité culturelle dont nous parlons avec
notre projet.
—
Sur quel axe thématique émanant de la commande avez-vous développé votre
projet ?
M. S. et R. T. : le thème que nous avons surtout retenu était celui du multiculturel. Mais il est vrai que le thème de la migration apparaît aussi, par
le déplacement. Notre ville réunit des bâtiments qui ont été déplacés de
leur ancrage original. Des bâtiments phares de différents pays se retrouvent
côte à côte. Dans la même rue, on passe de New York à Sidney. Cela parle
d’une certaine façon de la migration. L’idée est aussi que les maisons que
nous construisons font référence à une culture ; elles ont leur propre origine ;
comme si chaque bâtiment symbolisait un individu de culture différente.
—
Il y a déjà deux mois que vous travaillez à l’OCP, avez-vous eu l’occasion
d’échanger avec les usagers du lieu ?
M. S. et R. T. : oui, il y a eu plusieurs échanges. Il est arrivé plusieurs fois que
les gens rebondissent sur la présence des minarets, en disant qu’ils n’étaient
pas assez visibles. Nous voyons donc plutôt le public se positionner par
rapport à notre proposition. Les gens sont surtout curieux de savoir comment
nous procédons, comment nous construisons notre intervention. Ils se
questionnent aussi sur l’identité de la cette ville ; comme ils reconnaissent
des bâtiments, ils pensent tout à coup avoir identifié une ville, mais ils se
rendent compte aussitôt que ce n’est pas celle qu’ils croyaient. Il semble
qu’ils aient besoin de se repérer, de se situer.
Et dans la liberté artistique, vous êtes-vous sentis contraints ou restreints ?
M. S. et R. T. : non.
—
Vous travaillez dans la cage d’escalier réservée au personnel de l’OCP. Les
gens que vous rencontrez travaillent sur des dossiers délicats, peut-être sontils dans des processus décisionnels importants liés au statut d’individus ou
de familles en Suisse. Ressentez-vous une tension dans ce lieu et est-ce un
paramètre qui aurait pu influencer votre composition ?
M. S. et R. T. : nous ne le ressentons pas comme tel, mais nous en sommes
conscients. Par contre, ce paramètre n’influence pas notre projet pour
autant. Si nous avons envie de faire quelque chose, nous le ferons. C’est
vrai que lorsque nous travaillons, nous sommes immergés dans nos pensées
et nous ne réfléchissons pas forcément à tout ce qui se passe autour… Ce
qui nous frappe surtout, c’est le paradoxe entre ce que nous faisons et ce
que ces gens font ici toute la journée. Nous avons l’impression que c’est
plutôt eux qui sont davantage interpellés par notre travail, que nous par eux.
Nous ne nous demandons pas constamment ce qu’ils font, ce qui se passe
avec leurs dossiers. Ils font de la bureaucratie, de l’administration, ce qui
n’est pas forcément drôle. Parfois, certains nous disent qu’ils aiment bien
dessiner et que nous voir à l’œuvre leur fait envie.
—
Avez-vous souhaité prendre une position critique par rapport aux activités du
lieu à un moment ou l’autre ?
M. S. et R. T. : nous avons une position critique par rapport au lieu et à ses
activités que nous avons traitées sous une forme humoristique. Les usagers
du bâtiment pourront découvrir des éléments traduisant notre position au
fur et à mesure de leur déambulation dans la cage d’escalier. Cela étant,
nous ne sentons pas le besoin de laisser à tout prix un message dans ce
lieu. Ce qui nous importe et que nous avons pu voir au quotidien pendant la
durée du chantier, c’est la réaction des usagers : l’intervention provoque leur
curiosité. Ils semblent avoir du plaisir à plonger leur regard dans le dessin,
comme s’il leur offrait un moment de récréation, une diversion. Entre autres,
c’est ce que nous gardons de cette expérience.
—
Est-ce que travailler avec une commande, qui précisait clairement ses souhaits et donnait des pistes au niveau formel, s’est révélé contraignant ?
M. S. et R. T. : par rapport au concept, nous n’avons pas trouvé qu’il y avait
beaucoup de contraintes ; nous n’avons donc pas ressenti les demandes
du commanditaire comme telles. Nous avons été complètement libres.
Par contre, ce serait plutôt au niveau de la réalisation que les contraintes
sont apparues, par exemple, au niveau des horaires. Nous apprécions de
travailler beaucoup d’heures d’affilée. Mais ici quand nous sommes bien
lancés, nous devons nous arrêter.
—
20
21
Sont-ils reconnaissables et identifiables ou s’agit-il d’inventions ?
G.Z. : ils sont un peu imaginaires. Au début, nous étions dans une optique
plus scientifique mais peu à peu nous avons abandonné cette idée pour des
raisons diverses. Comme l’oiseau est tramé, il est déjà un peu abstractifié et
partant de là, nous avons parfois forcé le trait imaginaire. Lorsqu’ils se superposent, ils deviennent moins lisibles.
B. G. : nous nous sommes basés sur quatre causes d’immigration en Suisse,
trouvées sur le site de la Confédération : politiques et économiques, image
du pays, sécurité personnelle, désastre naturel. Chacune de ces causes est
représentée par une trame différente. Et puis, il y a encore quatre couleurs,
utilisées aléatoirement, en fonction de l’équilibre chromatique de la composition. Elle dit la mixité, la pluralité. Donc une même trame peut être de
différentes couleurs. La couleur n’a pas d’identification précise.
—
La frise que vous avez composée comprend un certains nombres d’éléments
visuels et textuels.
D’une part, il y a les oiseaux représentés par des trames, des couleurs et des
tailles différentes. D’autre part, des éléments textuels sont partie prenante de
la composition, apparaissant au même niveau que les oiseaux ; ils donnent
des chiffres et retracent une histoire récente de l’immigration en Suisse. Des
textes relatifs aux causes d’immigration puisés dans les statistiques officielles
de la Confédération viennent compléter le propos. Le projet présente donc un
caractère documentaire.
Est-ce que cette composition devient une sorte de graphique, une mise en forme
visuelle et esthétique d’un ensemble de données statistiques qui se déploierait
dans la cage d’escalier ?
Oiseaux
migrateurs
La cage d’escalier que vous avez investie est la seule ouverte au public.
Comment avez-vous répondu à la commande, autrement dit sur quels éléments
est-ce que votre projet s’appuie par rapport à la thématique donnée par le
commanditaire, par rapport au lieu et par rapport à sa réalité architecturale ?
Bastien Guillan,
Lucien Mottet
et Guillaume Zwaan
Guillaume Zwaan : à partir de la thématique population mouvements et
migration, nous avons essayé de trouver un symbole qui puisse être compris
par tout un chacun et donc nous avons trouvé l’oiseau.
Bastien Guillan : oui, l’oiseau migrateur parle à tout le monde ; le rapprochement avec la migration, avec le déplacement se fait quasi spontanément.
C’est donc le symbole de base sur lequel nous avons construit notre projet.
G. Z. : puis nous avons décidé de l’articuler dans cette cage d’escalier, de
l’inscrire dans une large composition qui révélerait une idée de mouvement,
de flux de population.
B. G. : nous voulions surtout donner une dynamique à notre composition.
Comme il s’agit d’un escalier et qu’il induit un mouvement du bas vers le
haut, car le public peut l’emprunter depuis le rez-de-chaussée pour aller dans
les étages supérieurs, nous avons travaillé sur l’idée d’élévation, l’élévation
des oiseaux, leur envolée, et donner à voir un flux disparate dans la cage. En
ce qui concerne les tailles des volatiles, c’est un élément esthétique qui vient
rythmer la composition.
G.Z. : oui, ce sont tous des oiseaux migrateurs. Par contre, les oiseaux ne
symbolisent pas un pays en particulier.
G. Z. : cependant, pour renforcer la compréhension de notre idée, nous
avons introduit des textes. L’idée de base, de flux, de migration est vite
compréhensible. Mais nous voulions donner une idée plus précise ; nous
voulions pointer de façon claire les causes de l’immigration sur lesquelles
nous nous sommes basés pour notre projet, citer également nos sources, en
introduisant des textes officiels. Cela donne la possibilité de se projeter dans
cette frise de plusieurs façons ou simplement de s’informer sur l’immigration
en Suisse. En donnant des sources officielles, il y avait aussi l’idée de rester
neutres, car nous ne sommes pas des experts dans ce domaine et nous ne
voulions pas interpréter nos sources.
—
—
—
Votre composition comprend plusieurs espèces de volatiles. Sont-ils tous
des oiseaux migrateurs ? Au niveau du choix, est-ce que chaque oiseau est
représentatif d’un pays connaissant une forte émigration ?
24
G. Z. : en fonction du temps de travail que nous avions pour développer ce
projet et en fonction de la taille même du projet, il n’était pas réaliste de vouloir
introduire ce rapport avec les statistiques et donc de construire un graphique.
Notre intervention s’est construite sur un point de vue esthétique. Il n’y a pas
deux strates de lecture.
25
Y a-t-il une volonté d’information voire d’éducation sous-tendue à votre
projet qui serait destinée autant au personnel qui travaille quotidiennement
dans cet office qu’au public qui emprunte occasionellement l’escalier ?
La commande était précise sur la forme souhaitée (plutôt figurative avec une
dimension narrative) : était-ce là des éléments contraignants ou au contraire
sources de défi ?
G. Z. : ce qui apparaît dans les quatre textes donne matière à réfléchir.
Personnellement, j’ai beaucoup appris sur les causes de l’immigration
en Suisse par ce projet. Par exemple, si je devais aller me faire faire des
papiers dans cet office, je prendrais conscience qu’il y a d’autres causes
que les miennes. Ces données prennent une résonnance particulière dans
ce lieu.
B. G. : à la base comme c’était un concours, il y avait l’idée de se faire plaisir
dans l’esthétisme, dans le concept. Nous sommes partis dans l’optique
de faire quelque chose qui nous plaise, sans nécessairement faire plaisir
au commanditaire. Nous avons été très vite dans le thème (population,
mouvements et migration) et l’idée de narration, de figuration, voire de
progression etc. représentaient pour nous plutôt des paramètres de travail.
Et c’est à chaque fois intéressant de répondre à des paramètres. C’est ce
que l’on a fait tout au long du projet. C’était très prenant de se plonger dans
un projet réel. Nous avons appris de nouvelles spécificités de la sérigraphie.
Ce sont de belles découvertes.
B.G. : éducation me semble un peu fort, parlons plutôt d’information. Par
exemple, dans la frise, on rencontre ici et là des oiseaux morts. Ils ne sont
pas intégrés à l’ensemble, ils ne participent plus à l’envolée générale. Ils
sont différenciés. Ce détail n’est pas anodin, il indique une certaine réalité.
Le projet comprend donc une certaine honnêteté. La présence de ces
oiseaux morts peut faire réagir, faire prendre conscience des risques et des
dangers encourus par les migrants au cours de leur voyage.
—
Dans ce projet, qu’est-ce qui vous a d’emblée séduit, pourquoi avez-vous
concouru ?
—
G. Z. : c’était l’idée d’avoir un projet particulier, qui s’inscrive dans un
contexte complètement nouveau. C’était une opportunité à saisir et qui ne
se présentera peut-être plus dans notre formation.
Votre frise présente une progression (densité, allègement, etc.) dans sa
composition et une narration, que raconte-t-elle ?
B. G. : la composition est très dense au bas de l’escalier puis s’allège pour
revenir dans la densité et finalement s’alléger au fur et à mesure que l’on
atteint le sommet de la cage d’escalier baignée dans une lumière naturelle
provenant des vitres situées au sommet de la cage. Les premiers étages
sont davantage plongés dans une (semi-) obscurité, car les lumières
artificielles sont relativement faibles.
G. Z. : par transposition, la composition parle également des obstacles et
des difficultés que doivent traverser les migrants pour arriver jusqu’à leur
destination, et leur long parcours peut se terminer dans la lumière lorsque
le but (pays) est atteint. En outre, le dernier étage du bâtiment est celui des
naturalisations ; il représente l’étape finale du parcours d’un migrant au
sein de l’OCP, en ce sens qu’après différents permis, il peut espérer obtenir
la naturalisation. Il y a donc comme une progression et la composition est
assez symbolique. La lumière au sommet de l’escalier représente un peu la
liberté et les fenêtres permettent de sortir de la cage.
—
Déplacement
Carolina Guillermet
La cage d’escalier que tu as investie est celle utilisée par les membres de
la direction. Tu as utilisé quatre couleurs pour peindre les murs de la cage
d’escalier ; s’agit-il d’une composition, comporte-t-elle une progression ?
G.Z. : nous avons travaillé sur plusieurs paramètres. Tout d’abord, au niveau
de la conservation de l’oeuvre, les sérigraphes ont tenu compte de cette
donnée temporelle. Il pourrait y avoir du vandalisme, mais à petite échelle.
Nous avons vu du reste quelques petites inscriptions faites ici et là dans les
couloirs. Mais le vandalisme est aussi un témoin du temps, et en ce sens
il devient intéressant. Les textes présents à chaque étage permettent de
se souvenir à travers le temps des causes de l’immigration en Suisse. Ces
textes deviennent des jalons temporels, historiques.
Carolina Guillermet : une couleur est attribuée à chaque mur composant la
cage d’escalier. Deux nuances de rose pour deux murs et deux teintes de
bleu vert pour les deux autres murs. La couleur est appliquée de façon très
fluide sur les murs, laissant apparaître la porosité du béton. Je ne voulais
pas une couche opaque qui étouffe le mur, mais davantage une couleur
qui pénètre dans ses aspérités. La pose de la couleur évolue dans la cage,
allant d’une régularité à une forme plus hasardeuse, qui présente des
coulures, notamment dans le haut de la cage, sous la lucarne. La lumière,
artificielle dans les étages, puis naturelle sur les hauts de la cage, vient
aussi moduler la couleur, la faisant évoluer. Ainsi, un même mur coloré
apparaît différemment à chaque étage, brouillant légèrement les repères
ou la systématique qui pourrait apparaître en parcourant l’ensemble de la
cage. Cette modulation évolue au fil de la journée et des saisons avec la
progression de la lumière naturelle.
—
—
Les œuvres resteront en principe visibles dix ans. Comment avez-vous tenu
compte de cette donnée temporelle, était-elle influente dans la conception
de votre projet ?
26
B. G. : deux critères m’ont paru très intéressants : la liberté que laissait la
commande mais aussi sa dimension, la taille conséquente du projet. Et puis
l’idée de réaliser quelque chose dans une architecture, de développer une
proposition in situ s’est révélée très motivante.
27
La commande émise pour le concours listait un ensemble de paramètres
relativement précis quant à la forme souhaitée de l’intervention (narration,
progression, figuration plutôt qu’abstraction). Ton intervention basée sur
la couleur contourne ces données et je me demande sur quels paramètres
s’appuie ton projet ?
C. G. : très honnêtement, je trouvais quelque peu ironique de réaliser des
interventions artistiques dans les cages d’escalier d’une institution dédiée
à la politique d’accueil en Suisse et traitant des affaires délicates. En effet,
le public qui se rend dans ce lieu a beaucoup d’attentes et d’espoir ; sa
situation est fragile. Il vient ici pour des demandes de papier pour pouvoir
(continuer à) résider en Suisse, pour obtenir des autorisations de travail. A
chaque moment du processus, ses demandes peuvent être déboutées. En
réfléchissant à la commande, en pensant à la situation du public, j’ai trouvé
que c’était quelque peu cynique de faire des interventions artistiques
dans ce lieu, pour l’embellir ou le rendre plus accueillant. Je ne suis pas
sûre que les interventions artistiques contribueront à ce que les gens se
sentent mieux dans ce lieu, qu’elles permettront de chasser les tensions.
Aussi, j’ai décidé de ne pas adopter une position politique de façon
figurative et j’ai cherché une solution de contournement en choisissant de
travailler avec la couleur. La couleur peut rappeler la diversité, elle crée
des ambiances, elle crée des architectures émotionnelles qui peuvent
influencer notre mental.
A un moment, tu as parlé de « pacifier l’espace », est-ce que cela nous renvoie
à la fonction de l’œuvre dans le lieu ? Endosse-t-elle (malgré elle) un rôle de
« médiateur », en venant adoucir les tensions ou les conflits du lieu ?
C. G. : oui, peut-être. Mais je ne crois pas que « pacifier » soit le bon mot,
car si je vois le contexte sous cet angle-là, j’ai bien peur de partir avec
le présupposé qu’il y aurait des conflits, des tensions, des luttes ; et de
confirmer ces éléments, ce serait comme de les normaliser. J’aurais très
peur que l’œuvre tombe dans une espèce d’illustration un peu simpliste ou
une sorte de propagande.
—
Avec ta composition de couleur, de facto abstraite, as-tu opté pour une
position plus silencieuse ou muette ?
C. G. : plutôt silencieuse que muette. Ce silence est
volontaire, il traduit une position. En choisissant
de ne pas parler directement de la migration,
des mouvements de population, de ne pas traiter
frontalement les thématiques politiques inhérentes
à ce lieu, j’ai cherché à parler d’une autre façon de
ce sujet, de pointer des choses différentes, d’éviter
les clichés. Lorsque l’on travaille dans le cadre d’une
commande et qu’il y a des demandes précises sur
telle ou telle thématique, il est parfois facile de tomber
dans des clichés ou alors de prendre en charge des
revendications qui ne sont pas les nôtres. En quelque
sorte, l’institution nous canalise, nous dirige dans sa
demande.
—
Peux-tu parler de cette architecture émotionnelle, de l’influence possible de
la couleur sur la disposition mentale des gens ?
C. G. : en fait, je pense que
la couleur peut induire ou
influencer des états psychiques. J’ai beaucoup étudié
le travail de Luis Barragán,
l’architecte mexicain. J’avais
aussi en tête l’intervention que
Peter Roesch, qui enseigne
à la HEAD – Genève, a réalisée dans une école à Zurich,
basée complètement sur la
couleur. En étudiant ces deux
artistes, j’ai compris comment
fonctionnait la couleur dans
les espaces. La couleur est
une matière tridimensionnelle
qui construit véritablement
l’espace ; elle crée l’architecture. Donc, j’ai trouvé très
intéressant de me concentrer
sur l’aspect de la circulation
dans la cage d’escalier, sur le déplacement des usagers. Il s’agissait d’envisager la globalité de la cage d’escalier, de voir comment la circulation intervenait dans ce lieu. Il y avait aussi l’idée de la balade architecturale : à chaque
moment au cours de sa déambulation dans la cage d’escalier, l’usager peut
voir des perspectives de couleurs qui génèrent des ambiances, des espaces,
un peu à la manière des peintures de Mark Rothko. Ces éléments ont constitué les références de ce projet.
—
28
—
A priori, la forme de ton projet ne répond en rien à ce qui a été demandé…
C. G. : oui, c’est intéressant et je ne sais pas vraiment comment il a été
interprété et pour quelles raisons il a été retenu. Peut-être que la couleur
donne une idée de mixité, de pluralité. Et les couleurs offrent des points de
repère dans l’escalier, elles orientent l’usager, le situent dans l’espace.
—
Peut-être que le dossier a été retenu sur un malentendu qui serait une sorte de
grand écart d’interprétation entre l’émetteur et le récepteur…
Par rapport à la pratique de l’atelier, qui offre beaucoup de liberté, estce que les demandes du commanditaire deviennent des contraintes ou au
contraire peuvent-elles être envisagées comme des défis qui te permettent de
transgresser ton cadre de réflexion ?
C. G. : personnellement, je sens plus de liberté lorsque je travaille dans
l’atelier que dans le cadre d’une commande publique, évidemment, car
il n’y a pas ou peu de contraintes extérieures. Même si c’est paradoxal,
je pense qu’il ne faut pas trop penser à l’usager lorsqu’on travaille dans
l’espace public. Il faut prendre en compte les spécificités du lieu, comme
son architecture par exemple. Et en prenant en compte ce paramètre, c’est
comme prendre tacitement en compte ses usage(r)s. Mais je ne pense
pas qu’il faille positionner les usagers, le public au premier plan lorsqu’on
réfléchit à une commande publique. En fait, il faudrait se soustraire des
29
attentes du public, car elles sont souvent présupposées. Je ne crois pas
qu’il soit possible de faire un projet qui détermine précisément comment se
comportera le public. Par exemple, dans l’urbanisme, même lorsqu’un lieu
est planifié, comme une grande place, il n’est pas gagné d’avance que le
lieu sera plus dense et plus riche au niveau de son public. Je pense qu’un
lieu fonctionne davantage d’une façon spontanée. Et cela est difficilement
prévisible.
—
Est-il difficile de rester intègre avec sa démarche, ses idées dans le cadre
d’une commande publique ? Y a-t-il beaucoup de négociations dans un tel
projet ?
C. G. : oui, je pense que c’est un équilibre délicat. En fait, les contraintes
sont souvent d’ordre techniques ; elles peuvent fortement limiter le développement d’un projet. Il y a aussi des petits éléments techniques qui peuvent
s’avérer très contrariants sans pour autant être insurmontables. On parle
parfois des langages très différents entre le commanditaire et l’artiste et il
est difficile de se comprendre sur certains points. La présence d’un interlocuteur artistique, connaissant autant le terrain artistique que le contexte
du commanditaire, optimiserait certainement la communication. Il pourrait
faire le relais entre le commanditaire et l’artiste. Cet acteur m’apparaît très
important dans le cadre de la commande publique.
—
Le projet restera visible dix ans. C’est une longue durée mais il y a toutefois
une échéance donnée d’emblée. Est-ce que cette durée déterminée a influencé
ton projet, t’aurait-elle poussée vers l’abstraction ?
C. G. : non, que ce soit pour dix ans ou pour une année, mon projet serait
abstrait et il ne changerait pas. Par contre, le fait que la peinture soit une
sorte d’aquarelle qui recouvre le béton et pénètre dans sa structure est un
paramètre réfléchi en fonction de cette donnée temporelle. Elle s’intègre
au béton et peut-être que, petit à petit, cette couleur va s’estomper, voire
disparaître. Et je trouverais cela très bien : ce serait l’idée d’un geste, presque
organique, qui disparaîtrait de lui-même, une sorte de respiration.
—
Qu’est-ce qui t’a séduite dans ce projet au départ et qui t’a motivée à concourir ?
C. G. : peut-être l’idée du défi, celui d’introduire une pièce artistique dans
un lieu si difficile, si dense politiquement, très institutionnalisé et qui d’une
certaine façon représente la situation fragile de certaines personnes qui
résident ici (à Genève). L’enjeu pour moi était de réfléchir à ce qu’il était
possible de mettre en place dans un tel lieu. Quel angle d’approche pouvait
être possible ? Surtout, je ne voulais pas donner une réponse illustrative ou
adopter une forme visuelle politique ; je ne souhaitais pas donner un retour
sur la thématique. Cela a été dès le départ ma position dans ce projet et elle
m’apparaissait comme la seule issue possible. Aussi, c’est là peut-être ma
position politique et artistique.
30
Terre inconnue
Sophie Ros et Aurélia Calo
A partir du thème, nous nous sommes concentrées
sur l’idée de mouvement et de migration. Les principes
de flux et de déplacement nous ont amené à traiter
le thème du voyage.
Nous ne souhaitons pas prendre une position
autoritaire, mais au contraire aborder le sujet de
manière forte par une approche poétique, en vue
d’apporter une dimension plus sensible et accueillante
à ces lieux.
Nous voulons faire voyager le visiteur. Pour cela,
nous avons décidé de ne pas montrer des paysages
réalistes, qui pourraient devenir des clichés, ou cibler
trop précisément certains lieux, mais au contraire de
rester dans l’abstrait, pour que tout un chacun puisse
(re)trouver quelque chose de plaisant qui lui serait
propre dans ces paysages imaginaires.
31
LA LIGNE GRISE
Séverin Guelpa
Les courants migratoires répondent à des réalités
économiques ou politiques fluctuantes, implacablement
dictées par la dureté de conditions de vie, la misère ou
des situations de conflit.
La ligne grise, du terme technique désignant
la ligne de démarcation entre la partie éclairée de
la terre et celle plongée dans l’obscurité, parle de
cette frontière mouvante entre le sud et le nord, l’est
et l’ouest, marquant symboliquement les inégalités
sociales et économiques du globe dans une répartition
sans cesse changeante.
Ce projet s’intéresse à cet entre-deux, cette zone
sombre, jamais entièrement éclairée, état incertain
dans lequel vivent quotidiennement des millions de
personnes à travers le monde. Immigrés, réfugiés ou
clandestins, autant d’individus qui ont un jour été
déracinés, qui ont dû prendre la route sans autre
bagage que leur expérience et leur savoir-faire.
Ce projet parle de trajectoires, d’efforts et de
reconnaissance en évoquant à travers la confection
de voiles les conditions de vie des migrantes souvent
obligées de renoncer au métier qu’elles ont appris pour
accepter dans leur pays d’accueil les tâches les plus
précaires, les plus dévalorisées.
LA LIGNE GRISE est ainsi un projet collectif imaginé
avec trois femmes migrantes et sans-papier domiciliées
à Genève. Originaires du Brésil et de Bolivie, elles ont
toutes étudié ou pratiqué le stylisme dans leur pays
d’origine pour aujourd’hui à Genève gagner leur vie de
petits travaux de retouches.
En leur demandant d’élaborer et de réaliser une
série de voiles qui seront tendues dans les escaliers
des 4 étages du bâtiment de l’Office cantonal de la
population, c’est symboliquement l’histoire de leur
propre exil, de leur propre parcours qui est ici abordée.
32
Flag
Océane Izard
Un drapeau représente l’identité collective
d’une population, d’un pays, d’un monde.
Il permet, grâce à ses couleurs et à son emblème,
de se distinguer. Ainsi la notion de drapeau à l’OCP
aura valeur de signal et de marque.
L’idée principale du projet est de créer un effet de
mixité et de mouvement entre toutes les populations
représentées par ces différents drapeaux. L’intérêt n’est
pas de les reconnaître tous. Ces drapeaux forment
ensemble une identité, celle de l’OCP. L’anamorphose
est utilisée pour créer visuellement l’idée de mixité et
donner ainsi une dynamique à cet espace. L’utilisation
de superposition permet d’effacer les limites des
territoires.
Un drapeau c’est un pays, une identité à laquelle on
se réfère ; on peut être aussi « nationaliste », chauvin...
C’est le propre d’un pays parfois peu enclin à accepter
d’intégrer ceux qui demain peut-être seront Suisses.
D’où l’envie de montrer que le drapeau est avant tout
un jeu formel qu’on éclate et qu’on mélange comme
la population, et ainsi d’en faire un artifice joyeux, une
tapisserie ethnique et de couleurs.
33
Tapisserie tropicale
Guillaume Fuchs et Nelly Haliti
Migration, population et mouvement sont autant de
concepts qui constituent le champ d’un rêve d’ailleurs
aussi galvaudé qu’actuel. Notre travail pictural, qui
puise son inspiration dans la figuration narrative et
les icônes pop, lesquelles sont fréquemment invoquées
aujourd’hui dans une réflexion sur les relations entre
art et industrie, et qui d’autre part rejoignent l’imagerie
exotique véhiculée par les médias occidentaux.
Au-delà de l’aspect léger et coloré de l’ensemble,
nous questionnons, de manière implicite, les enjeux
d’une société postmoderne qui déjoue toutes velléités
de découvrir des territoires encore inexplorés. Nous
avons réuni une série d’images stéréotypées mais
séduisantes qui se confondent les unes avec les
autres pour produire une composition qui tende vers
l’abstraction.
Notre projet consiste à réaliser huit motifs sérigraphiés
à même le mur. Des images exportées viennent se
confronter à une imagerie contemporaine : plante et
fruits exotiques, avions, animaux. Ces motifs imbriqués
les uns aux autres arborent des couleurs irisées,
dans des tons variés. Les patterns qui en résultent
renvoient à la tradition du papier-peint qui donne,
pour les visiteurs et les employés de l’OCP, comme
une invitation à se sentir chez soi. Ce procédé offre
la possibilité de jouer avec l’architecture ; la couleur
du béton est préservée entre les patterns et leur
agencement nous permet de jouer avec les lignes du
bâtiment.
La permutabilité des motifs sert d’une part la flexibilité
du projet et, d’autre part, à créer des effets de
gradation d’un étage à l’autre. Plus on monte dans
les étages plus les patterns superposés et juxtaposés
s’accumulent jusqu’à rendre illisible l’élément figuratif.
La notion de migration est alors explicitée par le fait
que cet ensemble iconographique ne s’apparente pas
à la réalité mais à une stylisation graphique qui gravite
autour d’un rêve insaisissable.
Aux Iris
Suzanne Perrin
44 photographies réparties sur les paliers de la cage
d’escalier réservée au personnel de l’OCP, comme
des cartes postales.
Promenade Osiris.
Regarder le chez-soi comme un ailleurs.
Mi-chalets, mi-cabanes, village de pêcheurs,
résidences de vacances, ces habitations sont réservées
aux résidents de la ville d’Yverdon, habitables cinq
mois par année selon le règlement. Avoir un endroit
autre que celui du quotidien dans sa propre ville.
Posséder une petite maison individuelle, un extérieur
proche, en lien avec la nature. Portails, haies,
séparations, propriété privée en même temps que lieu
communautaire, cette promenade montre une situation
de l’habiter faite de compromis, un espace de liberté
et d’illusion de liberté peut-être, à utiliser lorsque
le règlement le permet.
Une recherche sur l’origine du nom de la rue me parle
également de l’ailleurs, de l’étranger. Initialement la rue
fut baptisée « Promenade Osiris », en l’honneur d’un
riche mécène égyptien qui résidait à Lausanne, Osiris
Iffla. Avec le temps une méprise se produisit et c’est
pourquoi aujourd’hui l’endroit est appelé « Aux Iris ».
Je vois là un rappel des relations de la Suisse avec les
ressortissants d’autres pays et, à l’OCP en particulier,
avec des gens plus ordinaires peut-être qu’Osiris Iffla,
vivant des situations souvent plus précaires.
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Yes,
but not to all !
Boutheyna Bouslama
Je trouve que l’œuvre de Sylvie Fleury – le très rose
et accueillant YES TO ALL (Néons à Plainpalais) –
propose une réflexion sur l’accueil de la ville,
en plaçant l’art dans une position chaleureuse
vis à vis des flux migratoires.
La situation administrative des jeunes artistes
est plus complexe et difficile que ce que véhicule
chaleureusement un YES TO ALL. Ils doivent quitter
le territoire dès la fin de leurs études, ils n’ont pas
la possibilité de faire partie de la vie active de la ville
qui les a formés, qui les a adoptés artistiquement
mais qui les expulse administrativement.
Le mouvement des populations est désormais lié
aux catégories de pays (européens/extra-européens).
Débora Alcaine
Vos papiers s’il-vous-plaît !
Qui n’a jamais entendu cette phrase dans sa vie ?
Elle fait partie de notre quotidien, de nos déplacements
et de nos démarches. De nombreuses situations nous
amènent à devoir prouver notre identité. Les papiers
témoignent pour nous. Attestations, certificats, formulaires, papiers d’identité et j’en passe. Nos vies, nos
parcours, tiennent en une pile de feuilles.
Ils sont le moyen qu’a l’institution de nous suivre
depuis notre naissance et jusqu’à notre mort.
Au sein de l’OCP il existe une salle d’archivage
où des classeurs retracent les vies des citoyens
du canton de Genève.
Je propose donc de mettre en lumière et en néon rose
la phrase phare de ce livre :
Le projet Papiers à fleur de peau cherche pour
ces raisons à réintroduire le corps dans l’institution.
J’ai ainsi décidé d’utiliser les traces laissées par le
coffrage lors de la construction : 144 petites cuvettes
le long de la cage d’escalier. Dans ces réservations
viennent s’insérer des disques en terre imprimés
de photographies de peau. La peau : enveloppe
protectrice du corps, premier organe en contact
avec le monde extérieur, caractéristique à chacun.
ALL ANIMALS ARE EQUAL
BUT SOME OF THEM ARE
MORE EQUAL THAN THE OTHERS
La peau en tant que surface aussi mais cette fois-ci
vivante. Le mur dévoilerait cette peau par endroits,
rappelant le vrai enjeu : la personne en soi.
L’écrivain britannique Georges Orwell (1903-1950)
s’est attardé sur les liens entre les rouages de
l’administration et les parcours humains, sur leurs
flux de migrations et leurs mouvements, dans son
livre Animal Farm (1945) qui s’avère d’une actualité
étonnante dans notre société contemporaine.
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Papiers
à fleur de peau
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FLUX
Gustave Didelot
Ce projet a pour but de permettre à l’usager, comme
à l’employé, de perdre son regard dans la multitude
d’objets dessinés, mais aussi de s’attacher à l’un
d’entre eux plus particulièrement au moment où
il utilise l’escalier. A chaque passage, on peut voir
de nouveaux objets et ainsi penser à de nouvelles
histoires.
Les objets représentent deux choses : premièrement,
c’est tout ce qu’une personne ou famille peut déplacer
avec elle lors de n’importe quel changement, autant
pour des raisons affectives que par nécessité, voire
obligation ; ces objets sont en suspens, juste posés,
exposés à tous les aléas de la vie ; deuxièmement,
ces objets sont aussi le reflet d’une personne, de son
sexe, de son âge, de son niveau social, de sa culture.
Alors, même si certains objets ne donnent que peu
d’informations (comme un frigo), d’autres vont en
donner beaucoup plus (comme une paire de basket
ou une belle gourmette). Ces objets sont ceux des
personnes qui viennent à l’OCP, mais aussi du
personnel qui y travaille ; ils représentent les points
communs et les différences entre chacun.
Narration abstraite
Christoffer Ellegaard
Le thème majeur abordé est la motivation
des migrations, forcées ou choisies, causées par
la guerre, une envie de changement ou de salaire.
Qu’est-ce qui change quand on est ailleurs ?
Des dessins de paysages, de plantes, véhicules
et portraits sont accrochés les uns à côté des autres.
Chaque dessin est basé non sur un pays existant mais
sur un climat, une manière de vivre. La mise en place
de ces panneaux les uns à côté des autres crée une
narration abstraite, chacun peut ainsi faire ses propres
liens, inventer ses propres histoires par rapport aux
images mises en place. Les panneaux sont disposés
sur le mur à diverses hauteurs comme une bande
dessinée géante.
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A very serious
individual
surival form
Seda Yildiz
The OCP’s call for projects focused on critical issues
of culture identity and migration in Geneva, through
the request to « design » the perception of its public
spaces.
For a relatively political space, for such an « international » office, and for a city which is considered as
one of the most international cities in Europe, with up
to 45% of population consisting of « étrangers » as they
call, all the information forms are only in french, which
immigrants are asked to fill on their arrival, even for
those who are not able to speak French.
L’Autre et l’Ailleurs
Camille Silvain et Laurie Vannaz
Nous nous sommes rendu compte de notre méconnaissance des situations complexes qui se jouent dans
un bâtiment tel que l’OCP, car étant suissesses, nous
n’y avons jamais été confrontées. Notre projet est alors
volontairement fondé sur la grande distance que nous
avons avec cette réalité. En réfléchissant à la fonction de
l’OCP, nous pensons à la notion de l’Etranger. L’étranger
comme personne, mais aussi comme fruit de la notion
d’ailleurs, d’inconnu ou de presque inconnu.
Que connaissons-nous réellement du reste du monde,
des autres cultures, des autres modes de vie ?
Nous croyons connaître chaque endroit de la planète
car nous avons accès à une certaine information
véhiculée par les médias. Mais notre perception de
l’Ailleurs n’est-elle pas majoritairement influencée et
faussée par des informations subjectives et lacunaires
se basant souvent sur des clichés ? Clichés qui se
sont glissés dans notre perception de l’Ailleurs et dont
l’imaginaire collectif est imprégné sans que nous nous
en rendions compte. En réponse à ces questions,
nous avons décidé de (re-)raconter l’Ailleurs, à notre
manière et avec humour, en fonction de notre subjectivité et en jouant avec les stéréotypes. Notre idée
tient également compte du besoin d’évasion, de rêve,
entrevu dans l’accrochage d’images « paradisiaques »
dans certains bureaux de l’OCP. Notre volonté est alors
de produire non seulement un espace de réflexion sur
notre vision de l’ailleurs et de l’étranger, mais aussi une
image amenant quelque chose d’agréable pour la vie
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dans l’établissement, de la couleur, et une possibilité
de projection dans un autre endroit, comme cela fonctionne avec un papier peint par exemple.
4 à 5 photos de très grand format font office de trompel’œil ou d’ouverture de la cage d’escalier sur un autre
monde. Ces photos sont des tableaux, des mises en
scène, reprenant, avec distance toutefois, certains
« codes » des photographies d’expositions coloniales.
Pour ce faire, nous avons cherché des lieux, en Suisse
même, mettant en scène l’« exotisme ».
The project points out this « non-communication »
language problem in offering a free guide for all
immigrants. This guide is prepared by the answers
I got while talking to officials working there, and over
my 8 months experiences living in Geneva, trying
to survive. So I propose a free survival guide for all
immigrants, installed at the « information desk »,
in the main waiting room ; printed as the same official
format and outline of the (French) forms, which are
available in the immigration center currently. So during
their wait, printed guides can be picked up, hopefully
« helping » them to survive.
Comment reproduit-on l’ailleurs en Suisse ? Il existe
par exemple le Jardin Zen à Aigle, recréant minutieusement l’ambiance d’un jardin japonais. Mais au loin,
les montagnes suisses sont clairement reconnaissables.
Le décalage est déjà présent. Il y a également le Palais
Oriental à Montreux, qui propose de se retrouver dans
le décor d’un pays maghrébin et boire une tasse de thé
à la menthe.
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Portraits Mosaïque
Elise Viladent et Ainhoa Cayuso
Notre réflexion s’est axée sur la question d’identité liée
au thème. Il nous est donc paru comme une évidence
de se servir de l’esthétique de la photographie
d’identité. Passage inévitable à toutes démarches
administratives, ce portrait doit rester le plus neutre
et lisse possible, effaçant toute trace de personnalité
de l’individu.
Notre idée est d’inverser le côté froid et strict du lieu
et de celui de la photographie par une série de
portraits aux visages sympathiques et aux couleurs
vives, de les immortaliser en les agrandissant et en
les reproduisant avec un matériel solide et inaltérable,
la mosaïque. Les gens viennent et repartent, alors
que nos mosaïques perdurent et laissent l’individu
au centre de l’attention en transformant ainsi
ces démarches administratives en tableaux pop.
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CRéDITS Equipe de suivi de projet Chef de projet OCP : Jean-Jaques Herren ; HEAD – Genève : Yann Chateigné ; Jean Stern (Laboratoire ALPes) —
Professeurs associés Jérôme Baratelli, Albertine Zullo, Christian Robert-Tissot ­— Assistants Baptiste Gaillard et Aurélie Menaldo — Pré-jury de sélection
formé de membres du personnel de l’OCP, sous la présidence de M. Jean-Jaques Herren, chef de projet, secrétariat assuré par Mme Deborah Bolognino :
Sylvie Bargetto, Isabelle Piard Ameli, Zulal Mützenberg-Yildiz, Catherine Narvaez, Valérie Nese, Fernand Simeth, Philippe Kursner, Jonathan Siegrist,
Melvin Bertagna, Alan Shalizi —
­ Jury final sous la présidence de M. Bernard Gut, Directeur général de l’OCP, secrétariat assuré par M. Jean-Jaques Herren.
Représentants de l’OCP : Sylvie Bargetto, Philippe Kursner, Isabelle Piard Ameli, Alan Shalizi. Représentant du Département de l’urbanisme (ex-DCTI) :
Jean Bozonet. Joëlle Flumet, alumni de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts, aujourd’hui HEAD – Genève. Jean-Pierre Greff, Directeur de la HEAD – Genève
Entreprises Atelier Fabien Pont, Atelier JECA Enseignes, Fanac et Robas SA.
impressum Directeur de la publication Jean-Pierre Greff — Coordination éditoriale Jean Stern — Interviews des auteurs des projets retenus Maryline Billod
Conception graphique Anaïs Coulon, bold atelier — Crédits photographiques @ Sandra Pointet et Baptiste Coulon — Relecture Valérie Muller — Photolitho
Claudio Cicchini — Achevé d’imprimé le 26 octobre 2012 sur les presses d’ATAR Roto Presse SA — Avec nos remerciements à la Fondation Hans Wilsdorf
pour l’appui donné à ce projet.
@ Haute école d’art et de design – Genève, 2012.

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