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lundi 2 mai 2016 LE FIGARO 16 CHAMPS LIBRES REPORTAGE Le gouvernement du Kenya a brûlé 105 tonnes d’Ivoire, lors d’une cérémonie organisée samedi dans le parc national de Nairobi. Mélanie Gouby @melaniiegouby C Nairobi Immortalisé par Angelina Jolie Désormais, l’ensemble des parcs d’Afrique centrale et de l’Est sont en état d’alerte permanent. Sur un continent inondé d’armes importées d’ex-URSS via le marché noir, les rangers font face à des groupes armés équipés et surentraînés. À Garamba, c’est l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony qui écume le parc. Plus au nord, les Janjawid soudanais ratissent le Cameroun, la République centrafricaine et le Tchad. En 2012, ils massacraient plus de 200 éléphants dans le parc camerounais de Boubandjida en l’espace de quelques jours. Boko Haram serait aussi impliqué au Niger et au Bénin. L’ivoire et les cornes transitent à travers les ports de Mombasa (Kenya), Dar es-Salaam, en Tanzanie ou encore l’archipel de Zanzibar qui lui fait face. Direction l’Asie, où la demande a explosé au milieu des années 2000. « Pas une semaine ne se termine sans que nous attrapions quelqu’un à l’aéroport ou à Mombasa », explique Kitili Mbathi, le directeur du Kenyan Wildlife Service (KWS), l’agence gouvernementale chargée de la protection de la nature. 140 km ÉTHIOPIE OUGANDA Lac Turkana KENYA Lac Victoria SOMALIE amouflés à la lisière d’un bosquet, à quelques mètres des carcasses d’éléphants qu’ils viennent de massacrer, les braconniers attendent que l’hélicoptère de l’équipe d’intervention rapide du parc national de la Garamba reparte chercher du renfort pour ouvrir le feu sur les rangers restés sur place pour inspecter le lieu du crime. Plusieurs hommes tombent à terre, grièvement blessés. Lorsque les secours arrivent, les assaillants ont eu tout le temps de prendre la fuite. L’embuscade ce samedi 23 avril, une semaine avant la cérémonie historique de destruction d’ivoire au Kenya, a fait 3 morts parmi les gardes de ce parc situé au nord-est de la République démocratique du Congo, à la frontière sud-soudanaise. Une tragédie de plus : en 2015, cinq gardes avaient péri pour défendre les éléphants de Garamba, l’un des plus anciens parcs d’Afrique aujourd’hui sur la ligne de front d’une nouvelle guerre sans précédent. Un temps l’apanage de doux amoureux de la nature, la protection de la faune africaine est aujourd’hui devenue une lutte armée sans merci. « Mon travail a commencé dans les années 1960, alors que les parcs nationaux nouvellement créés étaient des havres de paix sans danger. Personne n’aurait pu imaginer à l’époque que des hommes bardés d’armes automatiques envahiraient un jour ces parcs pour abattre nos éléphants et rhinocéros à grande échelle. Le rythme est intenable », déplore Iain Douglas Hamilton, zoologiste et président de l’organisation Save The Elephants. Certains n’hésitent pas à parler de génocide. On estime que 30 000 éléphants sont massacrés chaque année, pour une population de 500 000 sur l’ensemble du continent, et en 2015, plus de 1 300 rhinocéros ont été tués, un record terrifiant quand on sait que seules 15 000 bêtes subsistent. Nairobi Mombasa TANZANIE Infographie OCÉAN INDIEN BEN CURTIS/AP Mais si cette crise bat tous les records, elle n’est pas sans précédent. Déjà dans les années 1980, une importante augmentation du braconnage, liée à l’époque au marché japonais, décimait 50 % de la population d’éléphants africains. En 1989, le Kenya décide alors de mener la charge pour mettre fin au marché de l’ivoire avec un geste symbolique : il brûle son stock de défenses d’éléphant lors d’une grande cérémonie médiatisée. « Nous l’avons fait avant et nous avons réussi. Alors nous recommençons », clame Richard Leakey. Debout sur la scène dressée pour l’occasion dans le parc national de Nairobi, le vieux paléontologue ne mâche pas ses mots. « Les pays qui stockent leur ivoire sont des spéculateurs sans scrupule », déclare-t-il devant un parterre composé de personnalités politiques et du gotha de la conservation. À quelques dizaines de mètres derrière lui, onze piles de défenses d’éléphants ont été dressées pour être inhumées ce samedi 30 avril, un moment historique : ces 105 tonnes d’ivoire sont le plus large volume jamais détruit par un pays. Légende vivante dont la vie sera immortalisée dans un film réalisé par Angelina Jolie cette année, Leakey fut à l’origine de la découverte du « garçon de Nariokotome », sur les bords du lac Turkana au nord du Kenya. L’un des plus anciens squelettes hominidés complet jamais découvert. En 1989, il abandonne sa carrière d’archéologue pour prendre la tête du KWS. La crise du braconnage est alors au plus haut et il prend le taureau par les cornes. Sa première initiative sera de détruire les 12 tonnes d’ivoire stockées dans les réserves du KWS. Les prix du marché s’effondrent et les pays membres de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) décident sous l’impulsion du Kenya d’inscrire les éléphants à l’Annexe I de la convention soit le niveau de protection le plus élevé qui interdit tout commerce international de l’ivoire. Rapidement, le braconnage cesse, les troupeaux du continent recommencent à se reproduire. La population d’éléphants d’Afrique se rétablit à un niveau acceptable. Le pire semble être derrière. À la fin des années 1990, la vigilance de la communauté internationale se relâche. Certaines populations d’éléphants sont même transférées dans l’Annexe II de la CITES, ouvrant de nouveau la voie à la vente à l’internationale. À la demande du Botswana, de la Namibie, du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud, la CITES autorise deux ventes ponctuelles en 1999 et 2008 vers le Japon et la Chine. Les vannes s’ouvrent et le marché de l’ivoire repart de plus belle, démultiplié par les changements mondiaux profonds qui sont intervenus entre-temps. Outre le marché noir des armes légères qui permet aux braconniers de travailler de manière redoutablement efficace, l’Afrique est en plein boom démographique et économique. La Chine y investit massi- Nous l’avons fait avant et nous avons réussi. Les pays qui stockent leur ivoire sont des spéculateurs sans scrupule RICHARD LEAKEY, FIGURE DE LA LUTTE CONTRE LE BRACONNAGE vement, et les centaines de milliers de Chinois qui débarquent sur le continent contribuent à l’établissement de réseaux mafieux permettant l’exportation vers le marché asiatique, où l’ivoire circule légalement pour le plus grand plaisir d’une classe moyenne en quête de symboles matériels de réussite sociale. Les cornes de rhinocéros sont, elles, utilisées par des charlatans se revendiquant de la médecine traditionnelle chinoise pour soigner au choix cancer ou troubles érectiles. La corruption ravageant nombre de pays africains tient lieu d’huile à ce rouage infernal. En 2014, plus de 50 % des éléphants massacrés provenaient de Tanzanie où pourtant aucun groupe armé n’opère. Sensibiliser la population chinoise Il y a - de nouveau - urgence. À 70 ans, Richard Leakey est alors sorti de sa retraite par l’actuel président du Kenya, Uhuru Kenyatta, pour reprendre les rênes du KWS. « Le président m’a convoqué et m’a interdit de quitter sa résidence avant de lui avoir dit oui », s’amuse-t-il. « J’ai eu carte blanche. » Un énorme nuage de fumée envahit la clairière dans laquelle les bûchers ont été érigés. Léchées par les flammes, les défenses noircissent, craquent, crépitent. Il faudra quatre jours pour que les 105 tonnes soient réduites en cendres. C’est 150 millions de dollars que les autorités kényanes brûlent, envoyant ainsi un message aux braconniers et aux marchands d’ivoire. Devant les barrières, la foule compacte prend des selfies qui seront postés en ligne accompagnés du hashtag «#worthmorealive », autrement dit : « ils valent plus en vie ». Appuyé sur sa canne, Leakey regarde avec satisfaction. Avec l’aide de l’organisation WildAid, la cérémonie aura été retransmise en direct à des millions de personnes en Chine sur une chaîne distribuée par Internet, dans l’espoir de sensibiliser la population souvent très mal informée de l’origine meurtrière de l’ivoire. « Le Kenya peut-être fier », souffle Paula Kahumbu, présidente de l’organisation Wildlife Direct et amie de Richard Leakey, en prenant une photo pour immortaliser le moment. « Nous avons réussi à diminuer le braconnage de 80 % en formant et en équipant nos rangers et en augmentant les poursuites judiciaires des criminels. Aujourd’hui nous montrons l’exemple une fois de plus. » Mais le principal reste à faire. En septembre, le « Club des Géants », une coalition des présidents du Kenya, de l’Ouganda et du Gabon demandera la réinscription des éléphants à l’Annexe I de la CITES. Reste à savoir si les pays du sud de l’Afrique accepteront de coopérer pour obtenir une interdiction totale et mondiale du commerce de l’ivoire. Rien n’est moins sûr : le président du Botswana a refusé de participer à la cérémonie samedi. Présente à la cérémonie, Ségolène Royal, la ministre de l’Écologie, a annoncé qu’elle décréterait une interdiction totale de tout commerce d’ivoire en France, par solidarité avec les pays africains engagés dans la lutte contre le braconnage et demanderait aux autres pays européens de faire de même. Le marché légal en Europe est réduit, mais sa simple existence signifie qu’il est possible pour des contrebandiers d’insérer de l’ivoire « neuf » sans être détecté. Si rien n’est fait, éléphants et rhinocéros pourraient avoir disparu de la planète dans vingt ans. ■