libye 2014

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libye 2014
CICDE / RED
28/05/2014
Caractérisation des Etats faillis dans la gestion des crises
Etude de cas : la Libye
Lieutenant ® Stéphane GRANIER
Cette fiche de synthèse est la seconde partie d’une étude sur la caractérisation des Etats faillis dans la gestion des crises
extérieures. En utilisant les matrices d’analyse présentées dans la première phase de l’étude, cette fiche examine les
contextes suivants : la gouvernance et la vie politique, puis la société et enfin l’économie et le développement. Elle établit
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que l’écroulement de l’État libyen et de l’ensemble de ses institutions est un des effets induits de l’intervention de 2011 . Cet
effondrement prend la forme de plusieurs grands phénomènes qui s’entrechoquent et s’autoalimentent : un vide
institutionnel, une économie en crise et l’absence de cohésion au sein d’une nation Libyenne unifiée. Dénués de projet
politique, les gouvernements de transition ont été incapables d’instaurer un Etat de droit constitutionnel. En l’absence d’une
armée professionnelle, les milices font régner la terreur et c’est un contexte de violence qui prévaut.
L’étude vise à identifier les centres de gravité et dégager des leviers d’action afin de bâtir une proposition de contribution à
la consolidation de l’Etat libyen.
1.
LA FAILLITE DE L’ETAT.
1.1. Une impasse institutionnelle et une crise politique.
La légitimité des gouvernements de transition est contestée, leur souveraineté est fragilisée :
-
le pouvoir est partagé entre deux instances : le gouvernement et le Congrès Général National ; les équipes
dirigeantes ne parviennent ni à s’imposer, ni à s’inscrire leur action dans la durée : les chefs de gouvernement sont
limogés ou démissionnent, le CGN a subi plusieurs attaques d’hommes armés ;
-
sur le plan de la gouvernance et des liens entre politique et militaires, les divisions persistantes entre forces
islamistes et libérales bloquent les instances de transition. Le Congrès accapare tous les pouvoirs alors que le
gouvernement en manque clairement ;
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Le gouvernement central est faible vis-à-vis des milices qui entretiennent le chaos et établissent des contrepouvoirs ;
-
l’absence de constitution complique l’application des missions régaliennes, notamment la sécurité intérieure ;
-
les militaires accusent l’exécutif et le législatif de l’échec de la reconstruction de la défense ;
-
la population manifeste son impatience vis-à-vis de l’action gouvernementale.
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L’Etat ne contrôle pas le territoire :
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-
un clivage important existe entre certains éléments de l’armée et les autorités de Tripoli ;
-
la justice est entravée : les assassinats de militaires, de policiers, de juges et de journalistes restent impunis et
entretiennent un climat de terreur pour des groupes clés dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme ;
-
dans un contexte d’autogestion des principales régions, certains groupes agitent des menaces de sécession
(fédéralistes à l’est, Touaregs et Toubous dans le sud, Berbères en Tripolitaine).
La stabilité de la Libye sous Kadhafi reposait sur des « équilibres contraints ».
V. page suivante. Les milices ont obtenu la démission du ministre de la Défense et du Président du CGN, alors que le CGN est une assemblée élue.
Le paysage politique est fragmenté et polarisé :
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le champ politique est grossièrement structuré autour d’une opposition entre « islamistes » et « nationalistes »,
mais reste marqué par la dimension communautaire et locale des acteurs ;
-
les revendications politiques s’opèrent par groupes armés ou communautés : séparatismes, radicalisme religieux.
1.2. Une société en voie d’implosion.
La société Libyenne est avancée, mais conservatrice, tribale et clanique :
-
la Libye est le pays le plus développé d’Afrique ;
-
les réflexes tribaux et claniques l’emportent sur la conscience nationale, en occupant le vide institutionnel ;
-
la religion n’a qu’un poids relatif.
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La Libye est désunie :
-
l’union reposait en partie sur la personnalité de Kadhafi ;
-
les luttes internes entre clans et tribus divisant le pays sont réapparues avec la mort de Kadhafi.
L’insécurité règne, le trafic d’armes s’est installé, les migrants sont victimes de trafics transnationaux :
-
dans un climat d’impunité généralisée, le banditisme, la criminalité et les trafics se développent. La Libye est une
plaque tournante du trafic d’êtres humains.
1.3. L’économie s’enfonce dans la crise.
Le blocage des terminaux pétroliers par les milices prive l’Etat de recettes financières :
-
le pétrole est l’atout maître de l’économie libyenne ;
-
l’économie est déstabilisée par l’occupation des terminaux pétroliers par les milices ;
-
une partie de la population libyenne est à l’étranger , fuyant l’insécurité et la crise économique ;
-
les Investissements Directs Etrangers (IDE) sont à l’arrêt.
2.
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L’ANALYSE DE LA SITUATION
2.1. Les risques :
Le chaos sécuritaire qui règne actuellement en Libye, entre exactions des milices, banditisme et trafics, peut dégénérer en
guerre civile à tout moment. Dans ce contexte peuvent survenir d’autres menaces :
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politiquement, le gouvernement est à la merci des groupes révolutionnaires et pourrait se fracturer en trois entités
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étatiques, avec un évident risque de Balkanisation ;
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économiquement, les sites d’extraction ou d’exportation du pétrole sont aux mains des milices et le spectre d’une
crise économique durable menace Par ailleurs, la défaillance de l’Etat générant des dynamiques transnationales
avec l’industrialisation de la traite humaine (réseaux terroristes, migrants, réfugiés), la situation en Libye pourrait
déstabiliser des pays voisins, notamment dans la Bande Saharo-Sahélienne compte-tenu des intérêts en jeu.
2.2. Des leviers déterminants.
Humains :
-
La population :
Le peuple libyen espère avant tout un retour à la sécurité au quotidien et aspire à un redémarrage économique.
-
une personnalité :
Les libyens réclament désormais un leader qui serait capable de restaurer et d’incarner l’unité du pays et la
souveraineté du gouvernement.
Les institutions :
La souveraineté et la légitimité du pouvoir reposeront sur des institutions solides et fonctionnelles.
Les milices et groupe terroristes :
L’Etat doit régler la question des milices et groupes terroristes qui contestent son pouvoir et entravent son action.
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Il y a un brassage de la population qui favorise la répartition des tribus à travers le pays (nomadisme géographique et sociétal). C’est ce qui a contribué à la
dynamique d’élargissement du soulèvement à tout le territoire
On estime que 600.000 Libyens sont en Tunisie, certains font des « aller-retour » pour gérer leurs affaires
« Eclatement d’un pays en au moins trois nouveaux Etats », S. Rosières, 2008
Les lignes de fractures :
Plusieurs dynamiques de divisions voire de fractures internes se dessinent entre les trois grandes régions, mais également
entre le citoyen libyen et le milicien armé, entre les politiques et les acteurs de la sécurité, et même entre les centres
économiques et le sud, région délaissée par le pouvoir central et devenue zone de non-droit.
Les pays voisins :
La Tunisie, l’Egypte et l’Algérie sont victimes de l’incapacité des autorités libyennes à assurer le contrôle des frontières ; au
Tchad, Idriss Deby ne cesse de contester les autorités libyennes, affirmant que les djihadistes maliens et AQMi ont été
armés par les islamistes libyens.
Les intérêts des puissances :
La Libye représente un espace d’intérêts multiples pour les puissances régionales (Qatar, Arabie Saoudite) et pour les
grandes puissances (France, UE, Russie, Chine). Les enjeux sont de plusieurs ordres :
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enjeux économiques : hydrocarbures, contrats de reconstruction ;
-
enjeux géopolitiques : la Libye est un carrefour géographique et un espace de projection vers l’espace SaharoSahélien et vers le golfe de Guinée ;
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enjeux d’influence : la Libye est particulièrement un lieu d’expression des rapports de forces entre puissances à
différentes échelles : région et Bande Saharo-Sahélienne, monde arabe, continent africain et plan international.
2.3. Les leviers d’action.
-
La constitution de forces de sécurité Formées et crédibles, permettant de restaurer l’intégrité territoriale, et
d’assurer la protection des sites d’exploitation et de transfert du pétrole et du gaz,
-
La rédaction et la mise en application de fondements institutionnels afin que l’Etat retrouve sa légitimité et sa
souveraineté, et surtout sa crédibilité auprès des acteurs de la politique de sécurité ; le renforcement des
institutions devra permettre d’assurer la présence locale de l’administration d’Etat,
-
Le renforcement de la stabilité économique et de la cohésion sociale (éducation, santé, emploi, culture) en vue de
préserver l’unité du pays,
-
L’encouragement de la reprise économique soutenue par la manne pétrolière.
3.
PROPOSITION DE CONTRIBUTION POUR CONSOLIDER L’ETAT LIBYEN.
La situation actuelle de la Libye résulte de points fondamentaux de blocage sur les plans institutionnel, politique, sécuritaire,
économique, sociétal. En termes d’acteurs comme de prérogatives, la situation est très confuse :
-
-
-
sur le plan politique, on dénombre une multiplicité d’acteurs et des fractures persistantes, entre :
•
Nouri Abou Sahmain, président du CGN, considéré comme allié des forces islamistes ;
•
Abdallah Al-Theni, premier ministre démissionnaire (le 4 mai), qui vient de proposer un plan de sortie de crise
en 10 points dont la mise en vacance du parlement ;
•
Ahmed Miitig, homme d’affaires, élu le 4 mai président du CGN lors d'un scrutin dénoncé comme un coup de
force des formations islamistes ;
sur le plan militaire, des hommes forts émergent. Ils contestent le CGN :
•
le général Khalifa Heftar, chef autoproclamé d'une coalition hétéroclite ;
•
Le colonel Wanis Boukhamada, chef des forces spéciales, qui a rallié Heftar ;
•
Le colonel Mokhtar Fernana, commandant de la police militaire et originaire de Zenten, s’exprime « au nom de
l’armée », et affirme représenter l’union entre l’armée et les révolutionnaires ;
les chefs des milices sont également à intégrer dans le recensement des hommes influents du pays, entre le
monde politique et le monde militaire : un certain nombre d’entre eux souhaitera être intégré au processus de
construction de l’Etat en tant qu’ancien chef de guerre, dans les domaines politique, militaire ou économique.
Une contribution à la consolidation de l’Etat libyen pourrait être proposée sur deux plans :
-
sur le plan militaire et politique :
Elle porterait sur la restauration et la pérennisation des liens entre acteurs politiques et militaires. Puisqu’une
défiance des uns envers les autres s’est installée, chaque groupe rejetant sur l’autre la responsabilité de
l’effondrement de l’Etat, l’action autour de ces groupes d’acteurs consisterait à déployer des experts civils et
militaires dont la mission serait :
•
renforcer la fiabilité des intervenants, afin que la collaboration entre politiques et militaires s’instaure sur des
rapports de confiance ;
•
améliorer leurs compétences (militaires et/ou politiques) afin de transcender les mécaniques identité / pouvoir
/ profits ;
•
identifier leurs motivations réelles et les consolider, tout en cassant les logiques de violence et les
dynamiques de profit de la crise et du chaos.
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L’action viserait particulièrement les cadres militaires d’une part , politiques d’autre part, que l’on doit inciter à se
positionner comme des agents modérateurs compétents, agissant dans l’intérêt du pays. Le renforcement de leurs
compétences permettrait de hiérarchiser les attributions et de mettre en place une véritable structure de
gouvernance. Elle permettrait également de reconstruire « par le haut » le système de sécurité du pays.
-
sur le plan politique et institutionnel :
La contribution pourrait prendre la forme d’une aide à la rédaction d’une constitution qui poursuivrait trois objectifs :
•
rendre la Libye gouvernable en définissant les prérogatives du gouvernement et du Congrès et en statuant sur
un processus de désignation des Présidences ;
•
restaurer l’efficience de la gouvernance et réinstaller la sécurité dans le pays ;
•
préserver l’intégrité du pays, tout en ouvrant une option sur un modèle fédéral.
Elle consisterait à déployer des experts en charge d’aider à la conception d’actes constitutionnels fondateurs,
tenant compte des particularismes sociétaux, religieux, ethniques propres au pays. Le projet politique devra établir
la forme de l’Etat : centralisé, fédéré, régions autonomes… et intégrer deux questions-clés : le pluralisme politique
d’une part, la redistribution de la rente pétrolière d’autre part.
4.
CONCLUSION.
La principale difficulté d’un éventuel appui à la consolidation de l’Etat réside dans la lecture et la compréhension des
allégeances de chacun, politiques et militaires, et au sein de chaque groupe d’influence. Une telle assistance nécessite
beaucoup de discernement car la société libyenne est complexe et la situation est très tendue. D’autant que ces
allégeances ne sont pas figées et évoluent au gré des intérêts individuels, voire à l’intérieur même de chaque entité,
politique ou militaire.
Aussi, tant que n’émergeront pas des hommes compétents fédérés par un leader, porteurs d’un projet constitutionnel,
garants d’un début de stabilité politique et s’appuyant sur une armée formée, la Libye sera ingouvernable et restera classée
parmi les Etats faillis.
Ces fiches apportent des éclairages prospectifs dans les cinq grands domaines de travaux menés par la
sous-direction RED :
-
Contexte stratégique ;
-
Stratégies militaires ;
-
Combats/combattants/milieux ;
-
Atouts/vulnérabilités/retour d’expérience ;
-
Aspects juridiques.
Elles ont pour objectif d’apporter des éléments d’analyse pour comprendre et améliorer l’interopérabilité
de nos armées.
Pour les réaliser, il est fait appel à des personnes extérieures au CICDE : chercheurs, doctorants, officiers
de liaison ou en poste à l’étranger. Les opinions exprimées dans ces travaux, issus d’informations de
source ouverte, n’engagent que leurs auteurs.
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Des opérations de formation des forces armées initiées par l’OTAN sont en cours (dont une action française). Elles rencontrent des difficultés : Etat
fragmenté, pas d’interlocuteurs fiables, manque d’assiduité des effectifs, critères de sélection des personnels, incertitudes sur le financement.

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