Le Socrate du Christianisme Une thése de doctorat
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Le Socrate du Christianisme Une thése de doctorat
Le Socrate du Christianisme Une thése de doctorat suédoise sur Søren Kierkegaard par F. J. Billeskov Jansen ” Q u’on fasse de moi ce qu’on veut, écrivait Kierkegaard dans son journal en 1847, qu ’on m ’insulte, m ’envie, boude mes livres, me rosse, me tue: on ne pourra de toute éternité me contester ce qui fut mon idée, le fond de ma vie, qu ’une des idées les plus originales de beaucoup de siécles, et la plus originale exprimée en danois, c’est que le christianisme avait besoin d ’un expert en maieutique, et que j’étais fait pour l’étre — alors que per sonne n ’a su l’apprécier.” (Journal (Extraits), trad. du danois par Knud Ferlov et Jean Gateau, II (1954) p. 101 - 02). Au lieu d ’” un expert en m aieutique” Kierkegaard aurait pu mettre ” un Socrate” . En effet, Socrate avait comparé son activité philosophique å l’art d ’accoucher, /uaievoig: il était un expert en maieutique, une sage-femme spirituelle, parce qu’il voulait accoucher ses disciples de leur personnalité, de leur esprit. Or, pour les amener ainsi, chacun, å se connaitre soi-méme, le philosophe mettait en pratique une méthode indirecte: il n ’enseignait pas; plutot que de répondre aux questions, il en posait: L'homme, pensait-il, a la vérité en lui, il faut qu’il en prenne conscience par ses propres moyens. Kierkegaard voulait done étre l’expert en maieutique du christianisme. II voulait amener son leeteur au point ou il se voit forcé de prendre position lui-méme, ou son esprit peut percer, ou l’homme peut prendre conscience de sa destinée éternelle. II invente å cet effet les procédés les plus divers: il crée des personnages qui ont des philosophies opposées, il les confronte, plagant le leeteur devant un dilemme. II publie plusieurs de ses livres sous des noms d ’auteur fictifs, des pseudonymes, entre autres choses pour que le leeteur ne s’en tienne pas å l’autorité de l’auteur: le m aitre s’efface, Le Socrate du Christianisme 49 laissant la premiere place aux idées; ce sont elles que le lecteur doit affronter. Depuis longtemps on a senti le besoin d ’une étude large et approfondie de la méthode de Kierkegaard, de ses idées sur le moyen de communiquer une conception de la vie å autrui. Voici qu’un jeune savant suédois a osé s’attaquer å ce probléme — réussissant son expérience téméraire. Le 28 avril 1962, M. Lars Bejerholm a soutenu å l’Université de Lund une thése de doctorat: ” La dialectique de la communication. Études sur les théories de Søren Kierkegaard sur la langue, la communication et la pseudonymie.” (Meddelelsens Dialektik. Studier i Søren Kierkegaards torier om språk, kommunikation och pseudonymitet)1. Dans de petits ouvrages parus de 1950 å 1955, M. Paul V. Rubow a soutenu å plusieurs reprises que c’est dans la littérature danoise des années de 1830 å 1850 qu’il faut chercher les impulsions les plus décisives aux idées de Kierkegaard. Au congrés international des études kierkegaardiennes, tenu å Copenhague en 1955, M. Niels Thulstrup a fait une conférence sur ” Kierkegaard et Sibbern” , qui étonna ses auditeurs étrangers. En 1959, M. G. M alantschuk a montré que Kierkegaard a appris encore plus de Poul Møller que nous ne pensions2. Sibbern et Poul Møller furent les maitres en philosophie de Kierkegaard et ses protecteurs les plus énergiques. M. Bejerholm a marché avec enthousiasme sur les traces de M. Rubow et des autres chercheurs danois. Avec sa solidité suédoise et une parfaite sureté de méthode, il a dépouillé revues et livres danois, parus pendant les années d ’apprentissage de Kierkegaard. Aussi a-t-il eu la bonne fortune de découvrir des articles et chapitres de la littérature copenhaguoise qui éclairent, par exemple, l’attitude du philosophe devant ce Socrate avec lequel il se sentit toute sa vie si intimement lié. La thése de M. Bejerholm est complétée par une étude qu’il a publiée dans les Kierkegaardiana IV: ” Sokratisk metod hos Søren Kierkegaard och hans samtida” (La méthode socratique chez Kierkegaard et ses contemporains). En 1819 Sibbern, qui était professeur de philosophie å l’Université, publia un précis de psychologie: ” La Nature et l’essence spirituelles de l’homme” (Menneskets aandelige N atur og Væsen). II y soutient que les connaissances communiquées n'ont de valeur que dans la mesure ou elles éveillent la vie 1. L ’ouvrage, de 300 pages et un résumé en anglais, est paru chez Munksgaard, formant le n° II des Publications o f The Kierkegaard Society, Copenhague. 2. D ans le recueil de la Société Kierkegaard Kierkegaardiana III, 1959. 50 F. J. Billeskov Jansen intérieure de l'éléve. Toute vraie connaissance vient de la personnalité, se nourrit exclusivement de ” la réflexion et de la connaissance personnelles, du sentiment et de la résolution, qui viennent de l’intérieur et qui seuls permettent å l’individu de s’approprier parfaitement la donnée” . Lorsque, vers 1830, on discutait vivement des problémes pédagogiques, Sibbern répéta, dans ses ” Archives et répertoire philosophiques” (Filosofisk Arkiv og Repertorium) que toute vraie connaissance vient de l’intérieur, que le travail spirituel personnel est plus important que les connaissances spéciales, et que l’éléve doit apprendre d ’abord et surtout å poser des questions: ” Le ressort de tout développement intellectuel approfondi qui doit former et inspirer, est l’interrogation systématique: II existe trois espéces de savoir, nous apprend Sibbern” : 1. celui qui s’obtient par la sensation immédiate: 2. la compréhension logique, intellectuelle; 3. la connaissance personnelle, vécue, par laquelle l’objet et l’individu se fondent, comme dans l’expérience artistique et l’expérience religieuse. Cette échelle contient une critique du philosophe allemand å la mode. Hegel, selon qui la compréhension intellectuelle, traduction de tous les phénoménes en concepts spéculatifs, était l’expression du savoir le plus profond. On trouve une opposition aussi nette å Hegel dans une étude de Poul Møller, å laquelle les recherches kierkegaardiennes reviennent constamment. A l’occasion de quelques écrits allemands sur l’immortalité de l’åme, Poul Møller écrivit un article: ” Pensées sur la possibilité de prouver l’immortalité de l’homme” (Tanker over Muligheden af Beviser for Menneskets Udødelig hed), qui parut dans la revue M aanedsskrift for Litteratur, en 1837. M. Bejerholm y reléve la distinction qu’y fait Poul Møller des différentes démonstrations: en mathématiques et en philosophie spéculative, ou par exemple, on n ’a affaire qu’å des concepts purs, on peut avancer des preuves d ’ordre logique, mais dés qu’il s’agit de la spéculation dans laquelle entre une conception de la vie concréte, les preuves de cet ordre sont inutilisables: il est impossible de prouver l’immortalité de l’åme å un homme qui ne posséde pas déjå une conception de la vie présupposant la croyance en cette immortalité. S’il évite la communication la plus directe pour préférer les détours socratiques, Kierkegaard agit dans l’esprit de ses maitres. II devint poéte, il créa des personnages, dont quelques-uns sont auteurs de livres ou de parties de livres. Philosophes et poétes allaient de pair au temps de Kierke gaard. Dans son traité de psychologie, Sibbern énumére ses principaux Le Socrate du Christianisme 51 maitres: Platon, Kant, Fichte, Schelling, Steffens et Jean-Paul. Ce dernier nom est celui dont le romancier allemand Jean-Paul Richter signait ses ouvrages. Ses romans faisaient vivre les personnages les plus divers, tantot humoristiques, tantot pathétiques: Quintus Fixlein, le professeur de cinquiéme, Siebenkås, l’avocat des pauvres, Roquairol — un démolisseur désespéré (dans son æuvre principale ’T ita n ” , 1800- 1803). Tout le monde lisait ces romans, de méme que les idées de Jean-Paul sur la littérature: Vorschule der Åsthetik (1804). Depuis longtemps j’ai demandé aux jeunes historiens de la littérature une étude sur l’influence de Jean-Paul sur la littérature danoise. Pour les esprits les plus contrastés, Oehlenschlåger et Heiberg, Hauch et H. C. Andersen, il représente le sommet du savoir et de la sagacité, étant l’écrivain le plus spirituel de Fépoque. Encore dans son roman ” Les deux baronnes” de 1849, Andersen écrit que le nouveau romancier veut fondre Walter Scott et Jean-Paul! II est hors de discussion que les romans de Jean-Paul, et notamment ” Titan” , ont exercé une influence sur Kierkegaard. M. Bejerholm attire, cependant, l’attention sur l’esthéticien Jean-Paul, å qui tant C. Molbech que J. L. Heiberg se référent en parlant des personnages fictifs. Dans sa Vorschule, Jean-Paul veut que chaque homme recéle en lui toutes les possibilités de caractére. C’est done de son propre fond que le poéte tire ses personnages — seulement dans une faible proportion de l’observation des autres hommes. E t ces personnages, quand ils apparaissent, sont tout å fait indépendants de l’auteur, å qui ils dictent ce qu ’il doit écrire. L ’emploi que Kierkegaard fait des pseudo nymes s’accorde parfaitement avec cette théorie esthétique. C’est le cas, par exemple, de Victor Eremita, qui publie ” Ou bien — ou bien” , et de Constantin Constantius, qui est l’auteur de la ” Répétition” — ils seront tous les deux plus tard des personnages de ” In vino veritas” , avec Johannes le Séducteur, dont le journal est inséré dans ” Ou bien . . . ou bien . . .” . Kierkegaard a sans doute senti qu’il créait ces caractéres å partir des possibilités d ’imagination qu’offrait son propre intérieur, et il a fortement insisté sur l’indépendance de ces pseudonymes par rapport å leur auteur. C’est dans le ” Post-scriptum non scientifique” et dans ” Point de vue sur mon activité littéraire” que Kierkegaard motive l’usage qu’il fait des pseudonymes. M. Lars Bejerholm analyse ces passages avec perspicacité et esprit. En 1847, Kierkegaard préparait un cours sur la ” Dialectique de la Communication” . II y renonca par la suite, mais les notes qu’il avait 52 F. J. Billeskov Jansen réunies pour ces études de la méthode indirecte se trouvent dans ses ’T ap iers” (publiées dans le volume V III 2 B 79-89; cf. V III 1 A 120). En analysant ce projet dans un chapitre pénétrant, M. Bejerholm regrette que Kierkegaard n ’expose pas avec assez de détails la maniére de pratiquer cette méthode. II est pourtant évident que Kierkegaard a pensé constamment å ses nombreux ouvrages antérieurs å 1847 — comme Jean-Paul il pouvait se fonder sur une expérience surabondante. Peut-étre M. Bejerholm aurait-il du étudier les pseudonymes de Kierkegaard, avant d ’aborder son cours sur la communication spirituelle. E t entre ces deux études il aurait pu placer ses réflexions sur la ” théorie linguistique” de Søren Kierkegaard. Quand on discutait alors les origines et les moyens d ’expression de la langue humaine, les avis étaient partagés. L ’attitude de Kierkegaard dans ce débat était déterminée par son opposition å Hegel. M. Bejerholm montre que, comme ses autorités allemandes, Hamann et Rosenkranz, Kierkegaard tenait la langue pour un don de Dieu, qui offre å l’homme la possibilité d ’entrer en communication avec Lui: ” Dieu a donné la langue aux hommes, dit Kierkegaard, permettant par lå å chaque homme de saisir le plus élevé — hélas, c’est avec tristesse que Dieu en voit le résultat — car, dans la bouche de l’homme, la langue devient du mensonge, de l’hypocrisie, du non-sens” . (Papirer X I 2 A 140 et 147). E t c’est éminemment un non-sens que Hegel incorpore les termes et les expressions du christianisme dans une philosophie, qui ne reconnait pas l’opposition profonde de l’homme et de Dieu, du péché et de la gråce. Pour Hegel il ne faisait pas de doute que la pensée humaine était capable d ’exprimer tout ce que contient l’existence. Lå ou l’art a épuisé ses moyens, la religion y supplée par ses symboles, et les deux se fondent en une union supérieure, quand la philosophie exprime tout le contenu de l’existence dans la langue, c’est-å-dire en concepts philosophiques. Ce qui, chez Hegel, n ’était qu’une tendance générale: que tout ce qui est intérieur peut trouver une expression extérieure, se transforma en vérité pour ses disciples danois, l’esthéticien Heiberg et le théologien Martensen. Or, pour Kierkegaard, l’extérieur, la langue, n’est nullement un reflet de l’intérieur. II prétend que la langue, faite de concepts, est incapable de saisir la multiplicité de la réalité concréte; la langue ” ne peut exprimer l’im médiat” (Samlede Skrifter I, p. 60), et des qu’elle essaie de le faire, elle aboutit å la contradiction. Le monde immédiat, fait de sensualité, dans Le Socrate du Christianisme 53 lequel vit Don Juan, ne peut s’exprimer que par la musique. La langue est faite de concepts, aussi de concepts moraux, poursuit Kierkegaard, par conséquent les régles d ’une existence éthique peuvent se traduire en mots. Mais lorsque la morale est contrecarrée par l’ordre de Dieu; quand Dieu commande å un pére, Abraham, de tuer son fils, Isaae, qu’il devait aimer plus que lui-méme, ce conflit ne peut étre ni pensé, ni exprimé, ni compris par ceux qui n ’ont pas eux-mémes une expérience religieuse. Dans le domaine religieux nous sommes done au-dessus de la philosophie spéculative et de la morale ordinaire, ou tout peut s’exprimer en concepts nets; nous sommes dans une réalité nouvelle, une ” immédiateté supérieure” , ou toute tentative d ’utiliser la langue dans les rapports humains devient un paradoxe. Dans une note relative å ” Crainte et Tremblement” , que M. Bejerholm ne cite pas, Abraham dit que cette histoire l’a rendu å tout jamais différent de ce q u ’est un homme, parce qu’il n ’a plus de concepts en commun avec per sonne; il serait devenu un cheval, qu’il ne pourrait étre plus éloigné de l’état humain. (Papirer X, 4 A 357). — Comme tout individu est créé å l’image de Dieu, il posséde selon Kierkegaard un organe lui permettant de comprendre Dieu; Yesprit de l’homme est sa part de l’essence divine. Or un esprit ne peut communiquer son expérience å un autre esprit; il n ’existe pas de langue pour la communication religieuse directe. L ’examen de la langue et de celle de la religion confirme la doctrine de Socrate que toute influence spirituelle profonde doit s’exercer indirectement, par le détour de la mai'eutique. — M. Lars Bejerholm passa sa licence en théologie, puis fut quelque temps pasteur suédois å Copenhague. II passa ensuite la licence de philosophie. Dans ” La Dialectique de la Communication” , ces deux disciplines se trouvent réunies å l’histoire littéraire au service de l’histoire des idées. Cette thése de doctorat suédoise sur Søren Kierkegaard est une contribution des plus brillantes å l’histoire des idées danoises et par lå européennes.