Visite guidée de quelques musées imaginaires

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Visite guidée de quelques musées imaginaires
Critique, juin-juillet 2014
Visite guidée de quelques
musées imaginaires
La Revue de l’art
« Musées imaginaires »
Numéro dirigé
par Ségolène Le Men
Paris, Ophrys, n° 182,
2013-2014, 103 p.
Étendre l’idée même de Musée imaginaire tel que Malraux
l’avait pensé bien au-delà de l’entreprise qui fut la sienne ou
du contexte historique et théorique que les spécialistes de son
œuvre ne cessent de convoquer lorsqu’il s’agit d’en juger la
pertinence (Walter Benjamin, Élie Faure, Erwin Panofsky…),
tel est l’objectif que se sont fixé les contributeurs de ce numéro
de La Revue de l’art, « Musées imaginaires », où sont examinés toutes les formes de « musées de papier », photographiques ou numériques imaginés au cours des siècles passés
ou qui s’annoncent à l’avenir. S’offre ainsi un vaste panorama
des « recueils d’antiquités » et autres histoires multipliant les
reproductions d’œuvres, parfois de manière tout à fait explicite comme dans L’ Histoire des peintres de Charles Blanc,
parfois de manière plus informelle, comme dans le cas de
Daumier, dont les caricatures ont offert un filtre visuel puissant, source d’inspiration essentielle pour Malraux, ainsi que
le montre Ségolène Le Men qui a dirigé ce numéro.
Alors qu’Internet fournit un horizon à peu près illimité
d’images en vrac ou plus ou moins ordonnées, il est intéressant de noter que dans l’analyse par Garance Coggins de trois
« musées imaginaires du web » (p. 71-78) : HumanKindWall,
Google Art Project et Europeana, c’est le premier qui est en
difficulté, parce qu’il faut ajouter un commentaire à l’image.
Or c’est ce lien entre l’image et le commentaire qui caractérise
le musée imaginaire et le distingue des banques d’images.
L’ usager de ces dernières se voit aujourd’hui le plus souvent
proposer des associations d’images « pré-programmées » :
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ce sont donc là de simples musées imaginaires de façade,
quelque peu Potemkine. En revanche, faut-il s’effrayer de
la mise en série qui engendrerait la « perte d’autonomie de
l’œuvre seule » (p. 77) ? N’est-ce pas le propre de tout musée
imaginaire, du web ou non ? On pourrait à cet égard tout
aussi justement souligner l’intérêt du processus heuristique
de dérive associative connu sous le nom de serendipity.
Dans son éditorial, Ségolène Le Men rappelle que « l’idée
du Musée imaginaire traverse l’ensemble des écrits de
Malraux » et cite Paul Veyne parlant des « rodéos de Malraux
à travers l’histoire de l’art ». Ce sont en effet – pourquoi ne
pas le dire ? – plusieurs générations d’historiens de l’art et
d’amateurs qui sont venus à l’art grâce à ce misfit entré en
piste sans révérence particulière, sinon à Walter Benjamin
qu’il a lu et dont il partageait les vues sur le cinéma mais pas
sur la perte de l’aura.
Dans un texte subtil où perce un agacement empreint de
bonhommie, Henri Zerner fait gloire à Malraux de l’efficacité
de l’expression « musée imaginaire » mais lui reproche de
lier trop exclusivement son apparition à l’âge photographique
alors que les artistes ont toujours constitué un « magasin
d’œuvres antérieures » (p. 9). Mouna Mekouar estime pour
sa part que le musée est aujourd’hui parfaitement apte à
dépasser les limites qui firent imaginer à Malraux l’alternative utopique du Musée imaginaire. Elle veut voir dans
le développement des expositions temporaires, le constant
changement des accrochages (les fameux accrochages
signés), ou encore le recours à des artistes pour disposer
autrement les collections et y faire leurs choix, l’équivalent
des ciseaux malruciens, tranchant dans la matière historique
pour faire naître de nouveaux aboutements d’œuvres souvent
en rupture avec la chronologie.
Dans les grandes lignes, on peut partager le point de vue
des deux auteurs. Pourtant, il n’est pas tout à fait sûr que la
réserve d’images d’un artiste suffise à constituer un Musée
imaginaire, même si l’étude d’une grande clarté que donne
Maya Tanaka de la collection d’estampes et de photographies
d’œuvres de référence de Gustave Moreau nous en persuade
dans ce cas précis. Quant à nos musées réels, ils sont encore
très loin d’avoir la souplesse suggestive du Musée imaginaire !
Mais surtout, il revient à Malraux d’avoir ménagé, entre les
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positions respectives de l’artiste – qu’il vénérait à distance
(voir La Tête d’obsidienne) – et du conservateur – qu’il gardait à distance avec vénération –, un accès à l’histoire de l’art
pour l’amateur et pour le connaisseur.
On objectera que Malraux est d’abord un écrivain, et
que depuis Diderot au moins, le musée imaginaire est affaire
d’écrivain. Mais justement, il ne se résume pas à cela : il est
intéressant de constater, à lire l’excellent article de MarieHélène Girard sur Théophile Gautier, que ce que Malraux et
lui ont en commun, ce n’est pas tant d’avoir un musée imaginaire d’écrivain que des vues communes sur la réception des
œuvres dans le temps. La notion de réversibilité que Gautier
emprunte, selon l’auteur, au second Faust de Goethe traduit
par son ami Nerval en 1840, désigne le fait que tout artiste
invente sa tradition, comme le pensa aussi Malraux.
Henri Zerner pointe l’ambiguïté du Musée imaginaire
selon Malraux : tout à la fois contenu de pensée, catégorie
mentale, voire réalité psychologique et / ou réalité d’un livre
où la pensée se déploie par la confrontation d’œuvres photographiées. Cette ambiguïté se retrouve dans le numéro luimême, certains articles portant sur les « musées de papier »
et tous les types de musées de reproductions, alors que
d’autres analysent le Musée imaginaire comme « phénomène
mental » (p. 10). L’ étude fouillée de Claire Barbillon sur
l’artiste et théoricien du XIXe siècle Charles Blanc montre que
celui-ci eut la volonté d’attirer le public par des reproductions détachables tandis qu’Atsushi Miura considère que le
musée de reproductions grandeur nature d’Otsuka Ceramics
(sis à Naruto, Japon), où deux versions de la Cène de Vinci
(avant et après restauration) se trouvent placées en vis-à-vis,
est un véritable musée imaginaire en trois dimensions. Dans
cet article, qui clôt le numéro, Atsushi Miura dit tout haut ce
que d’autres, sans doute, pensent tout bas : non « Ceci tuera
cela », comme dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo,
mais « Ceci survivra à cela »…
Dans son étude sur Daumier chez Malraux, Ségolène Le
Men pose la question du style d’un Musée imaginaire, tenant
compte de sa composante mentale (le fonctionnement de la
mémoire visuelle) en la reliant aux « arts de la mémoire » étudiés par Frances Yates et Lina Bolzoni. Elle parle du regard
« synthétique et abréviateur » (p. 51) d’avant la photographie
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qu’on trouve chez Daumier. Dans son cas, la caricature et la
parodie ne sont-elles pas les modes d’« amputation » dont
parlait Malraux : ce qu’il reste d’une œuvre dont une partie
du sens n’est pas conservée parce que le cadre de références
a changé avec l’époque ? Mais surtout, Ségolène Le Men identifie musée imaginaire et atelier de l’artiste, faisant du premier le domaine co-extensif du second dans la création.
Si l’on considère maintenant l’écriture de l’histoire
de l’art et ses rapports avec le musée d’images qui, autant
qu’un « lieu mental », est le musée des images, le musée de
l’imaginaire, il faut lire avec attention le texte alerte et précis d’Élisabeth Décultot. Elle se place aux XVII-XVIIIe siècles,
époque où se constitue en tant que discipline l’histoire de
l’art, et plus particulièrement l’histoire de l’art antique, pour
examiner la distinction entre une histoire de l’art par les
images et une histoire de l’art par le récit. On considère d’ordinaire que cette dernière a succédé à la première, et même
s’est constituée contre elle en cet âge des « antiquaries ».
Face à Winckelmann qui incarnerait le récit (l’affirmation,
de l’aveu de l’auteur, demande à être nuancée), Cassiano dal
Pozzo, l’inventeur du terme « musée de papier » (Museo cartaceo) dans la première moitié du XVIIe siècle et Bernard de
Montfaucon (L’ Antiquité expliquée et représentée en figures,
1719-1725) pratiquent une histoire fondée sur les œuvres via
leurs représentations : par les images donc, dans les recueils
illustrés d’antiquités qu’ils constituent. Caylus, auteur d’un
Recueil d’antiquités (1752-1767), y voit pour sa part la forme
la plus pertinente pour éviter les généralisations abusives
sur l’histoire de l’art. Ces musées imaginaires – si l’on suit
la convaincante analyse d’Élisabeth Décultot, chacun d’eux
est bien un « musée d’images » qui obéit à l’imaginaire de son
créateur – ont infléchi durablement l’historiographie dans la
mesure où Winckelmann lui-même (d’où la nuance introduite
plus haut) s’efforce de concilier dans ses Monumenti antichi
inediti (1767) image et texte, comme le fait après lui Séroux
d’Agincourt, qui va jusqu’à introduire des tableaux synoptiques dans son Histoire de l’art par les monuments (1823).
Élisabeth Décultot conclut donc à « la tension féconde »
(p. 25) entre l’histoire par le récit et l’histoire par les images.
L’ art contemporain est un peu absent de ce numéro. La
question du Musée imaginaire audio-visuel n’est pas abordée,
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alors qu’elle constitue l’aboutissement de la réflexion de
Malraux : son dernier livre L’ Intemporel (1976) l’atteste et
il en livre une belle illustration dans la série tournée pour la
télévision par Clovis Prévost, Les Métamorphoses du regard.
Malraux dit aussi qu’une génération partage un imaginaire
commun qu’elle ne choisit pas, rejoignant ainsi Maurice
Halbwachs pour qui la mémoire individuelle n’existe pas
ou est si fortement articulée à la mémoire collective qu’elle
paraît s’y fondre. Isabelle Saint-Martin aborde cette question
en confrontant « trois regards des années 1930 » sur « un
musée idéal de l’art chrétien » (p. 61) : ceux du religieux Abel
Fabre, du peintre Maurice Denis et de l’historien de l’art Louis
Bréhier. Elle fait apparaître de communs enthousiasmes et
des rejets quasi unanimes (l’art baroque).
Une caricature très réussie de Malraux en démiurge aux
ciseaux, due à Robert Parry, son photographe à la NRF, figure
en couverture de ce numéro qui paraît au moment où la NRF
publie un recueil très stimulant d’essais intitulés « Un Musée
imaginaire », qui se clôt sur un entretien passionnant avec
Jean-Luc Godard, autre grand manieur de ciseaux – ceux
du monteur –, rendant hommage à Malraux : après tout,
Histoire(s) de cinéma ne sont-elles pas un Musée imaginaire
du cinéma ?
Thierry DUFRÊNE