Entretien avec Edgar Morin - Faculté des sciences sociales

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Entretien avec Edgar Morin - Faculté des sciences sociales
Entretien avec
Edgar Morin
Michaël Bréchir
Edgar Morin compte parmi les
penseurs
français
les
plus
importants
de
son
époque.
Sociologue et épistémologue, il est
directeur de recherches émérite au
Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) et est l’auteur
de nombreux ouvrages1.
Quelles voies pour le politique aujourd’hui ?2
A.S. Lors de la réunion de l'Organisation Mondiale du Commerce
(OMC) à Seattle en 1999, un grand nombre d'associations et de
groupuscules ont réagi par des actions de toutes sortes, le plus
souvent symboliques, il convient de le préciser. On a parlé d'un
embryon de résistance de la société civile. C'était la société civile qui,
en quelque sorte, s'affirmait et montrait qu'elle n'avait pas à subir
les décisions de l'OMC sans avoir son mot à dire. Mais ne pensezvous pas qu'il faudrait peut-être s'aventurer sur le terrain politique
pour avoir des résultats conséquents ?
1
Voir les principales publication d’Edgar Morin en fin d’entrevue.
Les sous-titres ont été ajoutés par le comité de rédaction d’Aspects Sociologiques.
*Référence de la photo : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Edgar_Morin
Aspects Sociologiques, volume 9, no1, août 2002
2
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ASPECTS SOCIOLOGIQUES
E.M. C'est vrai que tout ceci manifeste au départ des réactions
spontanées de la part de la société civile. Elles sont multiples, mais cette
manifestation a pris une expansion mondiale et a eu une publicité
mondiale. Mais il y a beaucoup de manifestations inconnues des médias :
on sauve par exemple un village qui meurt, là on sauve un lac qui était
privé de vie, là on crée des associations de chômeurs enfin, partout il y a
des manifestations de résistance. Par contre, le vrai problème est celuici : pourquoi cela n'arrive-t-il pas à l'expression politique ?
Premièrement, parce que les grands partis sont totalement sclérosés, ils
sont incapables d'écouter le message qui vient de la société civile et,
deuxièmement, les partis révolutionnaires sont des partis eux-mêmes
sclérosés dans leur litanie et leurs répétitions.
Cela veut dire qu'aucune force politique ne se dégage pour prendre
en charge ces aspirations. Dans le cas de Seattle, vous aviez des
confédérations, des mouvements corporatifs, des ligues de
consommateurs, des agriculteurs, mais vous aviez aussi la présence de
groupuscules de différentes variétés : trotskistes, anarchistes, libertaires,
etc. Cependant, ce type de groupuscule cherche toujours à noyauter les
forces politiques et, en noyautant, ils détruisent, finalement, et cela parce
qu’ils veulent trop prendre possession. C'est ce qui se passe souvent dans
des révoltes étudiantes… À mon avis, la forme politique doit être autre
que ces partis existants et elle n'est pas encore née. Je trouve que c'est
avec sagesse que José Bové, leader de la confédération paysanne en
France, a dit : « ceux pour qui je vote, ça n'a aucune importance », ce qui
signifie qu'il n’y a pas encore de force politique capable d'intégrer tous
ces courants sans vouloir les scléroser ni les durcir. Et d'autre part, ce qui
m'a beaucoup frappé, c'est que les partis socialiste et communiste
français par exemple, héritiers quand même d'une internationale, ont des
positions qui ne cultivent pas du tout ce qui est à la source de l'idée de
l'internationale, c'est-à-dire la solidarité de tous. Il faut donc qu'une force
politique se crée, mais qu'elle se crée sur des bases nouvelles. Alors je
suis tout à fait d'accord avec vous : il manque quelque chose. C'est ce que
j'appelle de mes vœux une politique de civilisation qui reprendrait non
seulement les grandes aspirations traditionnelles qui ont existé, mais qui
les traduirait sur le plan de la lutte contre la dégradation de notre
civilisation. Cette politique devrait se manifester par des grands travaux
publics et un changement dans la gestion. Prenez le projet de transformer,
par des investissements formidables, les centres-villes afin qu’ils
redeviennent piétonniers. Les éconocrates répondent : « ah non, ce n'est
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Entrevues
pas possible, il n’y a pas d'argent. » Cela bien entendu parce que comme
les budgets sont séparés, on voit le budget de la santé qui gonfle et on ne
voit pas que si l'on fait des grands travaux favorisant la santé publique
dans les villes, le budget de la santé va diminuer. Nous avons des
résistances de tous ces esprits fermés et corporatifs, ce qui exigent une
forme politique en contrepoids.
A.S. Vous savez, je n'ai connu ni la première internationale, ni la
deuxième guerre mondiale, ni la guerre d'Algérie. Je suis né dans
une période où le discours dominant dit : « il n’y a qu'un seul
système possible, nous pouvons l'aménager de manière à ce qu'il soit
socialement tolérable », et on nous donne l'exemple du Parti
bureaucratique stalinisé comme seule forme politique alternative.
Alors, lorsqu’on parle d'une force politique, un parti doit être là ;
une sorte de centralisation…
E.M. Une forme d'organisation… Vous savez, le parti moderne n'existait
qu'à la fin du XIXe siècle et le premier fut le parti social-démocrate
Allemand. Avant, les partis politiques étaient des groupes de notabilité
avec des élections censitaires de notables. Les partis politiques se sont
développés, mais le monde politique vivait déjà. À l'époque de la
Révolution française, il y avait aussi les clubs, etc. La forme
contemporaine des partis n'est pas la forme unique, il peut y avoir
aujourd'hui des formes plus souples. Il faut une organisation,
certainement, mais qui soit assez souple et cependant assez ramifiée.
L’implosion de l'Union soviétique est la prise de connaissance que
cette économie hyper-centralisée et hyper-bureaucratisée, non seulement
n'était pas socialiste, mais en plus était très inefficace (sauf sur le plan
militaire et dans le domaine de l'aérospatial) et ne prenait pas en compte
la société civile. On se rend compte aujourd'hui qu'il n’y a pas
d'alternative. La recherche d’une alternative a commencé dans les années
trente au moment de la grande crise économique, où l'on voyait la crise
finale du capitalisme, et en plus, il y avait à ce moment le pire du
stalinisme et la monté du fascisme. À ce moment-là on disait : il faut
trouver la troisième voie entre les formes de totalitarisme et de
démocratie complètement impuissante et, bien entendu, le capitalisme.
Mais ces recherches d'une troisième voie qui ont été tâtonnantes et
embryonnaires n'ont pas abouti et ont été détruites par la Deuxième
Guerre mondiale, qui a simplifié les problèmes. Et maintenant le
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ASPECTS SOCIOLOGIQUES
problème se pose, seulement que la troisième voie n'est pas ce qu'ont
indiqué Blair et Schröder.
A.S. Et Giddens…
E.M. C'est de la pure plaisanterie ; ce n'est pas du tout une troisième
voie… La vraie troisième voie, celle qui irait au-delà du capitalisme tout
en intégrant les marchés, tout ce qui irait au-delà d'un système qui soit
bureaucratique et étatique, elle est à rechercher, elle n'est pas trouvée. Et
tant qu'il n’y a pas une alternative crédible, je trouve que les mouvements
de protestation seront frappés d'une relative impuissance. Je dis relative
parce qu'il y aura des actions qui seront quand même possibles dans de
nombreux domaines. Aujourd'hui, il n’y a pas d'espoir politique, il n’y a
aucun espoir. Alors comme il n’y a pas d'espoir, beaucoup d'anciens
partisans de l'union soviétique se réfugient purement et simplement dans
les imprécations anti-américaines, mais cela ne suffit pas, et d'ailleurs
l’Amérique… La question est beaucoup plus complexe. Mais il faut une
alternative et tant qu'on ne l'aura pas, on ne progressera pas.
A.S. Je vais vous citer un paragraphe de votre ouvrage Mes Démons :
« Ceux qui ne peuvent se rappeler l'expérience sont condamnés à la
répéter. Or, on n'a pas tiré les leçons du nazisme ni du stalinisme.
Les antidotes contre les futures illusions n'ont pas été produits. Il
faut dire surtout que les mêmes structures de pensée, incapables de
tirer les leçons de l'expérience, sont toujours là, la réforme de la
pensée n'est pas encore à l'horizon. » Vous me disiez tout à l'heure
qu'il faut rechercher une troisième voie, cela revient pour ainsi dire à
se projeter dans le futur. Ne pensez-vous pas qu'il faut avant tout
cela essayer de tirer le bilan critique des générations qui ont lutté, je
veux parler entre autres du KAPD en Allemagne en 1921, de gens
qui ont lutté réellement et essayé de transmettre le bilan de leurs
luttes ? Ne pensez-vous pas qu’il faut essayer de revenir à quelque
chose et non pas simplement, parce qu’idéologiquement toutes les
alternatives paraissent mortes, faire table rase des leçons de
l'expérience.
E.M. En effet, la réflexion sur l'histoire est très importante. Prenez le
phénomène de la révolution d'octobre : Rosa Luxembourg fut très lucide
sur les dangers d'autoritarisme qui venaient de la structure même du parti
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Entrevues
bolchevique. Il y eut des critiques très lucides venant de gauche parce
que, vous savez, le communisme a été critiqué évidemment par la droite
mais du point de vue de la gauche (libertaire ou trotskisante). Il y avait
une critique qui était fondée justement sur les caractères anti-populaires,
anti-ouvriers ainsi que sur le caractère totalitaire du Parti, et cette critique
nous laisse un bon héritage. Quand vous réfléchissez au socialisme qui
est né un peu partout au XIXe siècle, vous avez d'un côté un socialisme
libertaire, de l'autre côté un socialisme autoritaire. Il faut donc réassumer
toute cette problématique du passé parce que les bons problèmes ont été
posés, même à l'époque où il y eut les pires erreurs et, sur la critique de
l'URSS, des gens comme André Gide et d'autres ont fait un bon
diagnostic. Beaucoup de bons problèmes ont été posés et il y a des leçons
à tirer de la guerre d'Espagne et de bien d’autres. Je crois que c'est
effectivement important, on n'est pas sur une table rase ; on est sur une
table où il faut réassumer.
[…]
La tête bien faite
A.S. Je vais quitter ce terrain, pour revenir à quelque chose qui est
présent tout au long de votre œuvre : la nécessité justement d'une
connaissance « épistémée » comme disait Michel Foucault. Vous
écrivez dans Terre Patrie ainsi que dans d'autres livres : « rechercher
une connaissance non mutilée et une pensée qui puisse relever le défi
de la complexité du réel. » Je voulais vous demander si vous pensez
que, maintenant, il est possible pour un étudiant d'entreprendre des
études universitaires avec ce désir de véracité tout en espérant
exercer un métier plus tard, bref, réussir à combiner ces deux
aspirations.
E.M. C'est très difficile. Lorsque je suis rentré à l'université, je ne savais
pas du tout quel métier j'allais exercer, alors je me suis dit : « je vais
satisfaire mes curiosités », je me suis inscrit en philosophie et en droit
non pas par amour du droit mais parce qu'à l'époque, l'économie était
enseignée en droit. Je me suis inscrit en science politique et, pour moi,
c'était une nécessité : je voulais comprendre les phénomènes humains et
sociaux. J'étais influencé par le marxisme que je ne connaissais pas bien,
mais mon idée c'était que dans la vision de Marx, il fallait voir les
phénomènes humains totaux dans tout leur sens… Cest pour cela que j'ai
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ASPECTS SOCIOLOGIQUES
étudié l'économie. Mais je pense que ce n'était pas le déterminisme
économique, comme beaucoup l’ont interprété dans le marxisme, qui
était la chose importante. C'était plutôt les idées que Marx défendait dans
ses œuvres de jeunesse, celles de l'accomplissement humain. J'ai fait ces
études et à un moment, je me suis dit : « peut-être que je deviendrai
professeur d'histoire », et il y a eu la résistance qui m’a détourné de l'idée
de faire un métier. J'ai eu différentes aventures puis je suis tombé fort
heureusement au CNRS où j'ai pu faire ce que je voulais avec un salaire
fixe et un travail non-fixe. Mon cas est singulier car j'ai vu beaucoup
d'étudiants intéressés par ces idées, mais lorsqu’ils proposent une thèse
qui ne peut être que nécessairement transdisciplinaire, on leur dit : « oh
là ! Il ne faut pas », et à ce moment-là on leur dit : « ou bien vous devez
quitter les études ou bien vous adapter » et beaucoup sont obligés de faire
le deuil de leurs aspirations. À mon avis, toute l'histoire de
l'enseignement ce résume à ceci : comment on enseigne à faire le deuil de
ses aspirations à la connaissance. Et donc, la machine les oblige à
renoncer à leurs aspirations intellectuelles. J'ai eu de la chance car on
développait au CNRS une section de sociologie et j'ai pu rentrer assez
facilement, mais, maintenant, pour celui qui veut y rentrer c'est très
difficile, il y a très peu de postes.
C'est pour cela qu'il faut réformer tout le système d'enseignement et
d'ailleurs j'ai fait des propositions dans ce sens là, dans un livre
notamment La Tête Bien Faite, où j'explique de quelle façon il faut
réformer l'enseignement pour que les esprits puissent trouver une
nouvelle façon de développer la connaissance. Par exemple, si l'on crée
la « dîme épistémique », dix pour cent du temps pour tous (scientifiques
et littéraires) consacré à des questions telles : Qu’est-ce que la science ?
Qu’est-ce que la scientificité ? Qu’est-ce que c'est que la rationalité ?
Qu’est-ce que c'est que la poésie ? Si on commençait à se poser ces
questions, ce serait déjà un progrès en attendant de créer de nouvelles
universités qui rassembleraient par exemple tout ce qui concerne l'être
humain. Ce ne sont pas seulement l'économie, la sociologie, la
psychologie, l'histoire mais il y a aussi la partie biologique de l'humain
qu'il faut rassembler ; il faut révolutionner l'enseignement. En France, ce
n'est pas possible, il faudra attendre. Mais heureusement qu'il y a des
pays beaucoup plus bouillonnant, beaucoup plus neufs, beaucoup moins
sclérosés où peut-être la réforme peut venir, je pense à des pays comme
le Brésil… De toute façon le système actuel d'enseignement est un
blocage fondamental de l'esprit, parce qu'il empêche de développer les
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Entrevues
qualités propres de l'esprit humain à contextualiser, à globaliser et à
affronter la complexité. Si on n’a pas développé ces qualités, on est perdu
pour comprendre le temps et pour comprendre quoi que soit.
[…]
Génome humain et éthique
A.S. Abordons un dernier sujet, celui du génome humain. Comment
vous situez-vous par rapport à cela ?
E.M. Tout d'abord, il faut savoir qu'on a déchiffré le génome humain,
c'est-à-dire qu'on a déchiffré l'alphabet. C'est comme si vous déchiffriez
une série de lettres sans savoir ce que sont les mots, sans connaître la
partie sémantique, la signification. C'est comme si vous lisiez un discours
dans un ordre tout à fait dispersé, vous vous diriez : « cela a un sens,
mais lequel ? » Donc, on est à la première étape où on sait quelles sont
les lettres, mais où l'on ne sait pas quels sont les mots et encore moins
leur sens. Il faudra attendre… Or, on savait qu'un gène correspondait à
une protéine, qu'un gène pouvait jouer sur plusieurs facteurs différents et
que plusieurs gênes pouvaient influencer un même facteur. On s'est rendu
compte également que les gênes constituent une sorte de société,
d'assemblée, et peut-être même en mouvement, où il se passe des choses
entre eux. On s'est rendu compte que ce qui est strictement écrit est
évidemment capital, mais ne résout pas tout. Pourquoi le génome de
l'homme et celui du singe est différent à trois pour cent seulement, alors
que les différences sont énormes ? Et puis il y a cette chose-là que dit
Atlan, qui est un des rares biologistes qui à mon avis a le sens de cette
complexité : « tout le monde sait que si vous mettez de l'ADN dans une
éprouvette cela ne sera plus du tout un langage, ce sera purement des
molécules, donc cela prend un sens de langage en vertu de l'ensemble de
la cellule, du cytoplasme, etc. » Alors on ne peut pas dire que l'ADN est
le programme puisque pour que le programme soit réalisé, il faut que le
tout soit réalisé. Donc, la conception qui fait des gênes des sortes de
petites divinités toutes puissantes qui contrôlent tout est une idée fausse,
il faut la complexifier. Bien entendu, je suis persuadé des possibilités très
utiles de la médecine prédictive : on pourra voir non seulement quels sont
les gênes défaillants, par exemple les conditions qui produisent le
mongolisme, mais aussi les conditions génétiques de certaines
prédispositions héréditaires à des maladies.
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ASPECTS SOCIOLOGIQUES
Maintenant, le vrai danger, ce sera assurément les manipulations
génétiques. Ce sont des manipulations dont pourrait disposer un futur
nouvel État totalitaire, mais également des familles : « moi je veux un fils
avec les yeux bleus, avec un nez comme-ci… et qui soit sain d'esprit. »
Donc, vous éliminez toutes les déviances, c'est-à-dire tous les génies. Il
ne suffit pas d'être un déviant pour être un génie, parce qu'on peut être un
cinglé, mais vous savez que la différence est très faible entre les deux. Le
danger c'est comme en politique, c'est comme en tout, c'est la
normalisation. Cette part de hasard, cette part de folie, de jeu qu’il y a
dans le mélange génétique il ne faut pas vouloir trop la réduire. Il faut la
réduire dans le sens négatif. Mais à mon avis, le jeu des gênes entre eux,
le jeu des gênes et de l'organisme est tellement complexe qu'on aura
certaines idées comme ça, mais on n’aura jamais quelque chose de clair
et de précis. Donc, la connaissance sur le génome humain est très
importante, c'est une conquête de la science. Cela peut être très utile mais
aussi extrêmement dangereux. Et nous verrons ce qu'il va se passer…
A.S. Faire figurer la bioéthique dans la dîme épistémique que vous
préconisiez tout à l'heure à propos de la réforme de l'enseignement,
serait un moyen, je pense, de prévenir les dérives dans le domaine
des manipulations génétiques. Il faudrait également que des groupes
de pression se mettent en place pour imposer un code de déontologie
collectif qui semble faire défaut individuellement. Mais au fond, n'y
a-t-il pas des enjeux économiques qui viennent désamorcer les
tentatives de régulation des applications scientifiques ?
E.M. C'est vrai, il faudrait faire comprendre dans cette partie épistémique
que la science, dans ses premiers siècles, avait besoin de s'affranchir de
toute contrainte morale, politique et religieuse. L'idée de la connaissance
pour la connaissance, sans connaître les conséquences, était sa seule
façon de s'émanciper. Cette science a acquis des pouvoirs tellement
terrifiants de destruction et de manipulation que désormais on ne peut pas
ne pas penser qu'elle a besoin d'un contrôle et d'une régulation éthique et
politique. Il faudrait non seulement que des comités de bioéthique se
multiplient, mais il faudrait aussi qu'il y ait quelque chose du bioéthique
au niveau international. Rien que l'idée, qui aujourd'hui a de fortes
chances de s'imposer, qu'il ne faut pas breveter les gênes, est une idée
éthique très importante. Aujourd'hui, l'idée de bioéthique n'est pas
simplement la conséquence du sperme des mères porteuses ou du
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Entrevues
clonage, c'est plutôt celle-ci : est-ce qu'on peut laisser des pouvoirs
économiques s'approprier la vie ? Des choses qui étaient à tout le monde
et à personne…
Je suis pour le principe de précaution, pour expérimenter en vase clos,
mais je pense qu'il faut faire attention à la tendance de l'appropriation. Je
pense qu'il faut aujourd'hui faire une politique de déprivatisation, car il y
a beaucoup de choses aujourd'hui qui doivent être déprivatisées. Or, c'est
le contraire qui se produit. L'eau était une chose non-privatisée,
aujourd'hui ce sont de grandes compagnies qui font de l'eau en bouteille,
et demain ce seront les États qui se feront la guerre pour le contrôle de
l'eau, comme c'est déjà le cas au Moyen-Orient…
Juillet 2000
Michaël Bréchir
***
Les principales publications d’Edgar Morin
(1962), L'esprit du temps; essai sur la culture de masse, Grasset.
(1969), Introduction à une politique de l’homme, Seuil.
(1974), La Nature de la société, Seuil.
(1975), Autocratique, Seuil.
(1977), La méthode, Seuil.
(1982), Science avec conscience, Fayard.
(1987), Penser l'Europe, Gallimard.
(1993), Terre-patrie, Seuil.
(1998), Mes démons, Stock.
(1999), La tête bien faite : repenser la réforme, réformer la pensée,
Seuil.