épices, conflit et religion
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CENTRO DE ESTUDOS DE HISTÓRIA E CARTOGRAFIA ANTIGA SÉRIE SEPARATAS 246 ÉPICES, CONFLIT ET RELIGION LES MOLUQUES ET LES PORTUGAIS DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIe SIÈCLE PAR MANUEL LOBATO MINISTÉRIO DA CIÊNCIA E DO ENSINO SUPERIOR SECRETARIA DE ESTADO DA CIÊNCIA E TECNOLOGIA INSTITUTO DE INVESTIGAÇÃO CIENTÍFICA TROPICAL LISBOA • 2002 Separata do Séminaire sur les Nouvelles orientations de la recherche sur l'histoire de l'Asie portugaise Centre Culturel Calouste Gulbenkian, Paris - Ano 1994 - Págs. 133-151 EPICES, CONFLIT ET RELIGION LES MOLUQUES ET LES PORTUGAIS DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIe SIÈCLE MANUEL LOBATO Introduction: pour une histoire à (re)faire Les îles Moluques occupent une place unique dans l'histoire de l'Asie comme dans celle de expansion européenne. Seul producteur mondial du clou de girofle, ces îles ont attiré l'attention des marchands étrangers dès une époque très reculée. Le commerce des épices a été dominé par les Chinois, puis par les Javanais, les Luzons, les Hindous, les Gujarates, les Perses et les Arabes, et finalement par les Portugais, les Espagnols, les Anglais et les Hollandais. Aux Moluques, pendant le XVIe et le XVIIe siècles, il y eut ainsi des chocs violents et des tensions entre les mouvements d'expansion européens. Le but de cette communication est de présenter une étude déjà approfondie sur l'archipel des Moluques au XVIe siècle.1 Avant de poursuivre notre analyse, peut-être serait-il utile de faire quelques remarques pour situer ce travail dans un contexte plus large, celui des recherches qui manquent pour accomplir cette tâche. Dans un travail précédent, nous avons essayé de faire une analyse de l'histoire politique et commerciale du Malacca et des îles Moluques. * CEHCA-IICT — Centro de Estudos de História e Cartografia Antiga, Instituto de Investigação Científica Tropical, à Lisbonne. 1 Cette comunication c'est le résultat de la recherche pour le mémoire de Maîtrise, sur les Portugais dans le monde malais et indonésien à la fin du XVIe siècle, accomplie sous la direction du Professeur L. F. Thomaz: Manuel Lobato, Política e Comércio dos Portugueses no mundo malaio-indonésio (1575-1605), Lisboa, Universidade Nova de Lisboa, 1993 (dactil.), passim. Je veux remercier Mme Françoise 'Nalini' Delvoye pour son aide dans la révision de la version préliminaire de cette communication ainsi que Mme Lívia Ferrão, collègue à l'Institut d'Investigation Scientifique Tropicale, à Lisbonne, qui aimablement a traduit et fait la révision de ce texte pour parution. 3 Manuel Lobato En ce qui concerne Malacca — cette grande ville commerciale de l'Asie du sud-est, avec son réseau de vingt-six routes maritimes environ, depuis la Chine et le Japon, jusqu'à Timor et au Gujarat — nous sommes arrivés à des conclusions sur l'effacement du rôle de la ville, au cours de la période portugaise et avant l'arrivée des Hollandais, qui se produisit du fait de la concurrence des ports contrôlés par des Asiatiques placés sur les détroits, notamment à Aceh, Johor et Banten. Nous avons aussi abouti à quelques conclusions sur les changements dans la composition sociale de la ville et de son gouvernement, à la suite de l'abolition presque totale des monopoles royaux dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Certains de ces changements ont suscité des questions pour lesquelles on n'a point réussi à trouver de réponse. Néanmoins, il ne faut pas ignorer ces changements et le rôle qu'ils jouent au sujet de l'histoire des îles Moluques. C'est à dire qu'il faut faire l'articulation de l'histoire de cette région avec celle des Portugais en outre-mer. Même ceux dont les préocupations atteignent les limites de l'expansion portugaise en Asie et dans l'Océan Indien, ne peuvent éviter de s'intéresser de plus en plus à l'histoire asiatique, sans laquelle ils risquent de ne rien comprendre sur l'histoire portugaise elle même. Ce lien entre l'histoire des Portugais et l'histoire des contrées placées sur les rivages de l'Océan Indien ne cesse de s'accroître quand il s'agit de régions où des sources autres que les portugaises ne sont pas disponibles, parce que — au contraire de la Chine, du Japon, des royaumes agraires de l'Asie du sud-est, de l'Inde, etc., c'est à dire, des civilisations de l'écriture — il n'y a pas de sources locales. Parmi les contrées qui n'ont pas de sources indigènes on compte, évidemment, les régions les plus périphériques des mers d'Asie: l'Insulinde, les îles du Pacifique et la côte africaine. Là, si quelques écrits ont été produits, comme c'est le cas aussi aux îles Moluques, ils n'ont pas connu ni une quantité ni un emploi que leur eût permis de survivre jusqu'à nos jours. Il y manquaient un pouvoir politique assez fort et assez durable pour les faire préserver. En Insulinde, ce problème est encore plus grave à cause du climat et des supports périssables employés pour écrire. C'est pourquoi aux îles Moluques, aussi bien que sur les côtes africaines du Mozambique et sur les plateaux du Zimbabwe, les sources portugaises, aussi bien que les matériaux archéologiques, sont presque les seules que l'historien puisse utiliser pour écrire l'histoire des époques les plus anciennes, c'est à dire, l'histoire du XVIe siècle et ses projections rétrospectives sur des époques encore plus réculées. Certes on compte sur quelques chroniques javanaises écrites en malais qui sont d'autant plus importantes quand elles donnent des réfé4 Épices, conflit et religion rences sur des royaumes moluccains. Leur sens, pourtant, est quelque peu obscurci à cause d'un langage souvent trop ambigu dont le contenu n'a jamais été traduit dans aucune langue européenne, comme le français, l'anglais ou le flamand.2 À notre portée restent donc les sources portugaises et castillanes. À celles produites par des autorités et des marchands ibériques, viennent s'ajouter, dès le milieu du siècle, les lettres des prêtes Jésuites écrites, pour la plupart, en portugais, mais aussi en castillan et en italien.3 Outre ces sources d'archives, il y a des textes plus élaborés écrits par des auteurs qui ont séjourné aux Moluques et par des chroniqueurs de métier, par exemple, Gabriel Rebelo, António Galvão et Bartolomé Leonardo de Argensola, ou encore des chapitres dans des oeuvres plus générales de Fernão Lopes de Castanheda, João de Barros, Diogo do Couto, António Bocarro, etc. On ne peut pas étudier le passé des îles Moluques et même de l'Indonésie orientale au XVIe siècle sans utiliser ces sources-là. Ensemble elles nous permettent de faire à la fois l'histoire d'un siècle de présence européenne et — plus intéressante et plus importante — l'histoire locale envisagée dans ses divers aspects: du politique au culturel, de l'organisation de l'espace aux structures économiques et à l'organisation de la société. Parce qu'une approche socioculturelle est trop éloignée de notre formation d'historien, ce n'est que dans une perspective politique — avec ses implications économiques et sociales, bien sûr — que nous essaierons de déveloper notre argumentation.4 On sait que les difficultés ne se limitent pas à poser des questions, mais qu'il y a aussi des problèmes beaucoup plus prosaïques à la suite, par exemple, de l'élaboration d'un arbre généalogique, de l'identification d'un personnage ou encore de la datation d'un événement. Pourtant, les plus grandes difficultées pour accomplir un programme de recherche, tel que celui que vient d'être esquissé, se trouve dans l'accès dificile aux documents éparpillés dans les archives du Portugal et de l'Espagne et aux sources en langue hollandaise. 2 Vide Z. J. Manusama, Hikayat Tanah Hitu, Ph. D. thesis, Université de Leiden, 1977, qu'il nous fût naturellement impossible de trouver au Portugal. 3 La mission, créée par saint François Xavier, le premier jésuite qui a séjourné dans la région, a survécu jusqu'à la fin de la présence espagnole vers 1682. 4 Cette approche socio-culturelle correspond justement à la problématiques des études récentes, cf. Léonard Y. Andaya, The World of Maluku. Eastern Indonésia in the Early Modem Period, Honolulu, University of Hawaii Press, 1993. 5 Manuel Lobato L'arrivée de l'Islam et l'interférence des étrangers Les Portugais sont arrivés aux Moluques vers 1512. Ils se sont engagés dans le commerce du clou de girofle avec les royaumes locaux, notamment avec le sultanat du Ternate, l'État le plus puissant de l'archipel, qui est devenu leur partenaire.Selon une perspective strictement comerciale à intérieur de 1'«empire» portugais — c'est à dire, du «réseau» asiatique des Portugais —, l'aspect le plus important est l'articulation du commerce sur place avec celui de la route des épices (MoluquesPasisir-Malacca-Goa), qui a subit une plus forte compétition des Javanais au fur et à mesure que le XVIe siècle s'acheminait vers sa fin. À leur tour, les Castillans, appartenant à la célèbre expédition conduite par Fernand de Magellan et Sébastien d'Elcano, n'y sont arrivés que quelques dix années après les Portugais. Ils se sont alliés au sultanat du Tidore, le rival du Ternate. Les Moluques sont alors devenues le dernier théâtre de l'ancienne rivalité luso-castillane à propos des droits sur des territoires d'outre-mer. Pendant plusieurs décennies encore, les uns et les autres se font bâtir des fortifications dans le but de contrôler la région. Les Castillans ayant manqué leur objectif, se trouvèrent confinés aux Philippines. Cependant, les Portugais avaient accordé leur protection aux missions jésuites. Les grandes difficultés qu'ils subirent leur feront perdre les positions qu'ils occupaient au sultanat du Ternate aussi bien que le rôle principal politique et militaire. Ce processus de décadence atteignit son apogée pendant la crise de 1570-75 qui conduisit à la prise de la forteresse par le sultan du Ternate. Les Castillans, à leur tour, revinrent aux Moluques vers 1582 après l'intégration du Portugal dans l'Espagne due à l'union des deux couronnes, sous les Habsbourgs. Les Castillans venus des Philippines restèrent dans la région grâce à l'appui qu'ils donnèrent aux Portugais face au sultan du Ternate. Au début du XVIIe siècle, les Hollandais arrivèrent et tentèrent de contrôler la plus grande partie du commerce des Moluques et l'archipel. Après un résumé aussi bref, il est difficile d'apercevoir non seulement ce qui est arrivé aux habitants des Moluques ou aux Indonésiens lors de leur rencontre avec les Portugais, mais aussi de se rendre compte de ce qui fut important pour eux au cours de tous ces événements, et de la façon dont les disputes des européens ont interféré sur leur destinée. En plus, il faudrait se demander dans quelle mesure l'analyse qui concerne l'histoire politique et le commerce des Portugais aux Moluques nous permettra de proposer des réponses à ces questions. Heureusement, et surtout parce que l'historiographie asiatique s'occupe de plus en plus des questions qui lui sont propres, nous nous som6 Épices, conflit et religion mes intéressés à l'évolution politique de ces royaumes moluccains et aux mécanismes qu'ils ont utilisé pour résister à la pression politique et commerciale ibérique. S'il fallait signaler les aspects les plus importants de l'histoire de ce petit archipel au XVIe siècle, ce serait sûrement l'islamisation et la centralisation du pouvoir politique des sultanats du Ternate et du Tidore, quoiqu'on ne doive pas oublier que la présence des Européens dans la région fut toujours la cause principale des positions prises par les habitants des Moluques. Les Portugais et les Castillans même s'ils n'en ont pas conscience, ont joué un rôle décisif dans tout ce processus. Il ne s'agit évidemment pas du même genre de centralisation que celui des états européens de l'époque moderne, encore qu'il s'agisse aussi d'une évolution s'acheminant vers la centralisation politique conduisant à l'affirmation du pouvoir du sultan. On s'aperçoit aussi que le pouvoir des courtisans appartenant à la famille du roi grandit, même s'il ne nous est pas toujours facile à comprendre les liens qui unissent le roi et la famille royale aux sengaji — c'est-à-dire les chefs traditionels — et aux autres communautés assujetties par le sultan. D'après un certain nombre de traditions orales recueillies par les Portugais et les jésuites aux Moluques, les Chinois furent les premiers étrangers à se rendre aux îles. Dans d'autres traditions, au contraire, c'étaient les Javanais les premiers à s'y établir, ce qui serait en accord avec les indices d'une très ancienne présence culturelle originaire des empires du Mahapahit (au Java Central) et du Çri Vijaya (au Sumatra). Il nous semble que les Chinois n'y arrivèrent qu'avant le XlVe siècle, et que leur présence, tout en n'étant pas très régulière, fût anéantie par le recul d'une politique d'expansion maritime décrété par les Ming, à la fin du premier tiers du XVe siècle. En attendant, Malacca avait réussi à occuper une place prépodérante dans le commerce de la région. Grâce à une très rapide expansion commerciale, Malacca fut aussi le principal agent de diffusion de l'Islam. Ce fut de Malacca que les îles Moluques reçurent la foi islamique en même temps que l'écriture et le Malais comme language d'usage commun. Les populations des Moluques quoique culturellement et linguistiquement très différentes, ont subi, depuis le XVIe siècle, une influence très forte soit des peuples originaires de l'Asie, ce qui les porta à adopter la langue malaise comme forme de communication, soit des Européens. Les historiens sont, dans l'essentiel, d'accord sur la date de l'arrivée de l'Islam aux Moluques. D'après A. Reid, ce serait entre 1460 et 1470. Pour R. Ptak, c'est surtout pendant les années 70. L.F. Thomaz situe l'arrivée de l'Islam aussi dans le troisième quart du XV e siècle. 7 Manuel Lobato Alors que les deux premiers auteurs soulignent l'importance des villes marchandes du Pasisir javanais et particulièrement de Tuban, l'un des premiers établissements musulmans du Java Oriental, pour L. F. Thomaz, le début de l'islamisation des Moluques est dû à l'action des musulmans originaires de Malacca. Il justifie son affirmation dans le fait que l'introduction de l'Islam dans les Moluques remonterait, au plus tard, aux environs de 1470, période où l'islamisation commençait à peine à Java. Ce n'est qu'après la disparition de l'empire du Majapahit après 1515, que l'Islam s'y installa définitivement. 5 Tous ces auteurs ont eu recours au témoignage de Tomé Pires pendant les premières années de l'établissement des Portugais à Malacca. Les renseignements dont nous disposons montrent que cette version aurait été donnée par les Malais et les Javanais qui auraient maintenu des contacts plus étroits avec le Ternate qu'avec les autres royaumes des Moluques. Peut-être, cette version se serait-elle répandue à partir de la cour du sultan du Ternate. Le chroniqueur espagnol Bartolomé Leonardo Argensola présente, néanmoins, une version différente, obtenue par les Castillans à la cour du sultan du Tidore, qui était devenu leur principal allié dans la région. D'après cette version, que la tradition orale retenait encore à la fin du XVI e siècle, il y avait eu treize générations royales avant l'arrivée de l'Islam. Malgré ce que dit Tomé Pires, l'Islam y serait arrivé vers 1440, lors de la conversion du roi Bongue du Tidore. 6 A cette époque-là, l'influence chinoise se maintenait encore quoique n'étant plus aussi forte. Les Chinois, confrontés avec des antagonismes régionaux, se seraient alors liés au Ternate, qui était le plus puissant royaume. Le fait que ce soit le roi du Tidore le premier à se convertir à la religion islamique pourrait signifier que les premiers musulmans — probablement des Malais — qui fréquentaient l'archipel, aient été obligés de s'allier au Tidore, une fois que les Chinois jouissaient de la faveur du roi du Ternate. L'Islam aurait été, ainsi, dès le début, au centre des antagonismes régionaux: les marchands musulmans et les souverains du Tidore, à l'époque 5 Anthony Reid, «The Structure of Cities in Southeast Ásia, Fifteenth to Seventeenth Centuries», Journal of Southeast Asian Sîudies, XI, 2 (septembre 1980), Sing. Univ. Press, p. 236; Roderich Ptak, «The Northern Trade Route to thé Spice Islands: South China Sea—Sulu Zone—North Moluccas (14th to early 16th century)», Archipel, 43 (1992), pp. 37 et 41; L. F. Thomaz, «Maluco e Malaca», A.Teixeira da Mota (éd.), A viagem de Fernão de Magalhães e a Questão das Malucas. Actas do II Colóquio Luso-Espanhol de História Ultramarina, Lisboa, 1975, pp. 29-48, p. 32. 6 Bartolomé Leonardo de Argensola, Conqvista de Ias Islãs Malvcas, Madrid, 1609, pp. 3-4. 8 Epices, conflit et religion moins puissants que les rois du Ternate et du Bacan, auraient été forcés à faire une alliance. Sous la protection de l'Islam, le sultan du Tidore aurait embrassé la foi islamique alors que les Chinois maintenaient leurs liens avec le Ternate. Après les luttes qui étaient survenues, le Ternate et les autres royaumes ont rapidement annullé leur infériorité, due à l'affaiblissement du pouvoir des Chinois au XV e siècle, en adhérant à la doctrine islamique. L'islamisation aux Moluques fût assez rapide et plus réussie que dans d'autres régions de l'Insulinde. Elle s'est produite à partir des élites vers les paysans et les pêcheurs, de la cour du sultan vers les communautés plus éloignées, de la côte vers l'intérieur des îles. Le faite que des «réfugiés» païens, d'après le témoignage de Pigafetta, se trouvaient encore vers 1520 dans les montagnes de l'intérieur, ne signifiait pas qu'il y eut une vraie résistance à l'Islam en tant que religion, mais plutôt une reaction de préservation des droits d'autonomie de la part des communautés de l'intérieur du pays, liée au désir de maintenir leur croyance — qui en est aussi politique — au mythe du Bikusigara. 7 C'est-à-dire que l'islamisation et la centralisation politique sont inséparables l'une de l'autre, les mouvements de résistance n'étant plus que le refus du modèle centralisateur, dont l'Islam a été l'instrument. Grâce au contact avec les étrangers et à l'articulation des grands réseaux commerciaux de l'Asie, les Moluques s'encheminèrent plus rapidement que les autres îles de l'Insulinde, soit vers l'islamisation soit vers la formation d'États centralisés. Dans les premières décades du XVI e siècle, il y avait encore aux Moluques quatre royaumes: le Ternate, gouverné par des sultans dès le dernier tiers du XV e siècle; le Tidore et le Jailolo dont les souverains, quoiqu'en retenant toujours le tittre de raja, employaient parfois, du moins dans leurs rapports avec les étrangers, le titre de sultan; et finalement le petit royaume du Bacan. Il y avait encore dix sept sengaji ou chefs traditionnels qui étaient subordonnés aux rois. Cette organisation, issue d'une évolution précédante, ne fût adoptée par les autres îles de l'Indonésie Orientale. Même dans l'archipel de Banda, lui aussi producteur d'épices, la décentralisation politique en chefferies et en communautés de paysans gouvernées par un «conseil d'anciens», a été maintenue, quoique quelques îles, notamment Neira, soient devenues plus importantes que d'autres. Ces deux archipels étaient fréquentés par des marchands étrangers du Java et de Malacca qui y venaient acheter les épices. Néanmoins, pendant que les habitants de Banda navi- 7 Cf. L. F. Thomaz, «Maluco e Malaca», p. 30; Argensola, Conquista, p. 4. 9 Manuel Lobato gaient vers les ports de Java et des Célèbes y apportant la noix muscade, le macis et le clou-de-girofle qu'ils allaient chercher aux Moluques, les habitants de ces îles ne s'aventuraient en pleine mer que pour faire des expéditions guerrières et du pillage, ne s'occupant pas de l'exportation du girofle dont ils étaient les seuls producteurs. L'équilibre politique dans la région à la suite de la rivalité entre les Portugais et les Castillans Après avoir conquis Malacca en 1511, Afonso de Albuquerque envoya trois navires aux Moluques. L'armada comandée par António de Abreu arriva aux îles Banda. Le mauvais état des vaisseaux, dont l'un fit naufrage, força l'expédition à retourner à Malacca. A son retour, Francisco Serrão, capitaine d'une jonque qu'il avait achetée à Banda pour remplacer le vaisseau perdu, échoua de nouveau. Sauvé par les habitants d'Ambon, il fût invité par le sultan du Ternate à visiter cette île où il s'installa définitivement. Il y mourut dix ans plus tard. Pendant son séjour aux Moluques, Serrão en tant que consul joua un rôle important dans les relations entre les Portugais et les rois locaux. Les Portugais furent bien reçus aux Moluques, grâce à leur pouvoir militaire et aux avantages commerciaux qu'ils apportaient aux gouvernants locaux. Ceux-ci, se disputaient entre eux l'amitié des nouveaux venus mais le sultan du Ternate, Bayan Sirullah, le plus puissant roi de ces îles, l'emporta sur les autres car il avait non seulement reçu chez lui Francisco Serrão, mais aussi parce que Ternate était en condition de mieux pourvoir aux besoins du roi du Portugal en ce qui concerne le clou de girofle. Les intérêts discordants des Portugais qui arrivaient aux Moluques ou qui s'y installaient — les intérêts du souverain Portugais, des gouverneurs, des officiers du roi, des marchands privés et des habitants — créèrent un rapport très complexe et équivoque entre européens et asiatiques. Cette ambiguïté fut encouragée du coté portugais par un flot d'informations très souvent malveillantes qui constituent les importants assemblages d'écrits dont nous disposons aujourd'hui. Au début, les Portugais n'avaient pas l'intention de s'établir de façon permanente aux Moluques. Le réseau commercial, soutenu par les forts, avait grandi selon le projet asiatique imaginé par D. Manuel et exécuté par Afonso de Albuquerque. Le plan de construire une forteresse aux Moluques surgit à la suite de l'expédition de Fernão de Magalhães en 10 Epices, conflit et religion vue d'atteindre ces îles. Donc, la forteresse n'a pas été construite en fonction des relations commerciales entre les Portugais et les souverains locaux. Le sultan du Ternate se refusa de recevoir les Castillans et de leur fournir du clou de girofle, en tant qu'allié des Portugais. Les Castillans, par contre, reçurent l'appui du sultan du Tidore, le rival du Ternate, qui les acueillit dans son île et leur donna les épices. Dorénavant, la rivalité entre Portugais et Castillans servirait de prétexte pour les anciens différends qui opposaient non seulement le Ternate et le Tidore mais aussi les habitants de la vaste région qui s'étend vers les îles des Papous, les Célèbes et les Philippines. Apparemment, ces guerres ont été causées par l'intervention des Castillans qui réussirent à obtenir l'appui des sultans du Tidore et du Jeilolo. Cependant, même pendant le temps où les Castillans n'étaient pas dans la région, ces querelles étaient sans fin. La situation évolua favorablement pour les Portugais jusqu'au milieu du XVIe siècle. Dans l'impossibilité de refaire leurs armées au rythme que la guerre et les conditions naturelles défavorables exigeaient, les Castillans furent continuellement chassés jusqu'à leur établissement aux Philipines, en 1565. D'après V. M. Godinho, la présence des Portugais aurait été sauvée par l'incapacité des Castillans à trouver le chemin de retour, et aussi d'après L. F. Thomaz, par le manque d'accès aux marchés asiatiques qui fournissaient l'étoffe destinée au commerce des Moluques et qui retenait presque toute la production de clou.8 Les habitants des îles des épices préferaient un équilibre de forces et la répartition en aires d'influence entre Portugais et Castillans, à la victoire définitive de l'un des deux. C'est pourquoi les Portugais, quoique toujours vainqueurs dans les luttes, ont trouvé d'énormes difficultés pour vaincre les Castillans. En effet, tandis que les Castillans traversaient la mer allant du Mexique aux Moluques en trois mois, les Portugais utilisaient un plus long trajet, qui s'arrêtait dans plusieurs ports du Pasisir javanais. D'autre part, les Portugais, quoiqu'en jouissant d'une certaine supériorité vis-à-vis des Castillans, ne se sentaient pas très tranquilles aux Moluques, redoutant une révolte des rois. António de Brito, en 1524, mit en pratique la mesure de tenir prisonnier dans la forteresse portugaise non seulement le jeune sultan du Ternate mais aussi les autres fils de l'ancien sultan Abu Lais qui étaient tous de virtuels candidats au.pou- 8 V. M. Godinho, Os Descobrimentos e a Economia Mundial, III, Editorial Presença, 2. éd., Lisboa, 1982, pp. 142-4. a 11 Manuel Lobato voir. Les successeurs d'Antonio de Brito continuèrent à tenir le jeune sultan comme otage pour empêcher toute révolte contre la forteresse. Le gouvernement portugais eut ainsi le pouvoir de nommer des «gouverneurs» et des premiers ministres qui leur étaient plus favorables. Ceux-ci — connus sous la désignation de regedores dans les sources portugaises — du fait de leur condition de régents du sultanat, étaient les vrais détenteurs du pouvoir dans l'absence du roi. Ils étaient dénommés Patih sauf quand ils descendaient du roi, étant alors désignés par Kaicil, titre appartenant seulement aux oncles, frères et fils du roi. Les Portugais sont ainsi intervenus profondément dans la politique interne du sultanat du Ternate, tranformé en une sorte de protectorat, et ont conditionné ses rapports avec les autres royaumes voisins. Les tensions furent à leur comble pendant le gouvernement de António Galvão (1536-1539) qui, après avoir mis en déroute un complot royal organisé par le sultan du Tidore, réussit à obtenir une paix temporaire. Galvão sanctionna la mise sur le trône du nouveau sultan Hairun (1535-1570) parvenant à ce qu'il fut accepté par la noblesse de son pays et par les autres rois et sengaji des Moluques, bien qu'il lui manquât les atributs de sang royal qui auraient déterminé son accession au trône. Galvão a aussi encouragé le mariage du sultan Hairun avec une princesse, fille du roi du Tidore. Ce mariage fut un événement politique extrêmement important car il s'agissait du premier mariage de ce genre depuis l'établissement des Portugais dans la forteresse du Ternate, ce qui aida à maintenir Hairun sur le trône. A cette époque-là, António Galvão réussit encore à introduire un nouveau genre d'urbanisation aux Moluques quand, après avoir reconstruit la petite ville des Portugais avec des rues et des édifices en pierre, d'après le plan des cités portugaises, ce modèle fut imité par les habitants des Moluques qui, eux aussi, construisirent leur capitale, située aux environs de la forteresse portugaise, en abandonant l'utilisation exclusive de matériaux périssables, propres à leur tradition architectonique. Comme il connaissait ce qui manquait aux Portugais qui habitaient aux Moluques, Galvão non seulement importa de l'Inde des produits jusqu'alors inconnus en Insulinde, nommément la vigne, comme il emmena avec lui des femmes dans le but de peupler la colonie portugaise. Réputé dévot, il porta une attention particulière à la conversion des natifs à la religion chrétienne. Dans le but de convertir quelques communautés païennes qui s'opposaient aux sultans du Tidore et du Ternate qui voulaient étendre leurs domaines jusqu'à la région de Morotai, dans le NordOuest de Halmahera, qui produisait du riz et d'autres denrées, Galvão y envoya des religieux. 12 Épices, conflit et religion La politique de «colonisation» de Galvao n'eut pas de continuateurs. Les gouverneurs portugais aux Moluques s'intéressant surtout à leurs affaires personnelles, avaient souvent des querelles soit avec les natifs soit avec la communauté portugaise. Les luttes dont les Portugais étaient obligés à se mêler, empêchèrent la mise en pratique du régime monopoliste des épices, prévu par le gouvernement portugais. Les Portugais aux Moluques, et surtout à Ternate, dont la forteresse avait quarante ou cinquante résidents9 (port, vizinhos; lit. = «voisins») formaient une communauté profondément divisée par des intérêts contraires et par de différentes façons d'entrer en rapport avec les natifs. Tandis que le groupe des plus riches casados (lit. = «les hommes mariés») du Ternate s'était lié au sultan par des liens de parenté et des intérêts commerciaux, les gens moins privilégiés étaient traitées de façon hostile par la population native.10 Au premier groupe appartenait, par exemple, Paulo de Lima, probablement un métis ou un converti, marié à la nièce du roi du Tidore, elle même convertie au Christianisme. Par son mariage, il appartenait aussi à la famille du sultan du Ternate et était propriétaire de quelques villages dans l'île Motiel.11 Ce groupe de riches casados étaient, en effet, la deuxième génération de portugais qui s'étaient établis dans ces îles, et qui se joignit à un autre groupe, plus ancien, dont le promoteur fut António Galvao. Ce qui veut dire que le système politique et administratif traditionnel basé sur la solidarité de sang, sanctionné par le mariage entre les membres des communautés locales et la royauté de la région, s'élargit aux membres les plus importants de la communauté portugaise. A la première génération appartiennent les casados Henrique de Lima et Manuel da Silva auxquels M. A. Lima Cruz a 9 Hubert Jacobs, S. J., Documenta Malucencia, vol. II, Roma, 1980, p. 79. Artur Basílio de Sá (éd.), Documentação para a História das Missões do Padroado Português do Oriente - Insulíndia, vol. IV, Lisboa, 1956, p. 185. 11 II était était sûrement apparenté à un certain Francisco de Lima qui, en 1585-1586, navigait vers les Moluques avec le poste de gouverneur du Ternate et était «ami» du roi du Ternate. La famille Lima était la plus importante famille portugaise aux Moluques. Les membres de cette famille étaient des métis mariés à des femmes natives de souche royale. Ceci n'empêchait pas le souverain Portugais de souscrire à leur noblesse et de les reconnaître comme ayant les qualités requises pour occuper le poste de capitaine de forteresse et de capitaine de viagens (lit = «voyages»). Ils appartenaient peut-être à la seule famille aristocratique, d'origine portugaise, établie dans la région. Il se peut qu'ils descendent d'un noble quelconque de nom Lima — Paulo de Lima était peut-être le fils de Henrique de Lima qui fut membre de la famille du roi du Ternate — mais il se peut aussi que ce soit un nom local devenu portugais. D'après Argensola qui a connu Paulo de Lima à son passage par les Philippines, celui-ci serait un parent du roi du Tidore et non du sultan du Ternate. Quelquesunes de ses propriétés situées à Ternate, avaient appartenu à ses aïeuls, ce qui prouve qu'il avait une double origine: portugaise et asiatique. 10 Manuel Lobato ajouté Gonçalo Fernandes Bravo et Baltazar Veloso, tous les deux mariés à des soeurs du sultan Hairun, et António Ribeiro et Lopo Ribaldo appartenant aussi à la famille du roi du Ternate.12 L'une des formes le plus souvent utilisées par les Portugais pour renforcer leur pouvoir sur une région, fut celle de prendre contrôle sur la royauté. Ils le firent pendant le XVIe et le XVIIe siècles dans la région swahili de la côte orientale de l'Afrique et ont aussi essayé de le faire aux Moluques. Cependant, au sultanat du Ternate, les mécanismes constitutionels subirent des arrangements qui ont permis aux forces politiques de la région de trouver des règles pour empêcher leur roi de devenir un fantoche des Européens. Vers 1540, les Portugais comprirent enfin l'inutilité de placer ou de déplacer sur le trône les rois, car les élites locales pouvaient choisir leur souverain dans un groupe de plus en plus grand de candidats, membres de la famille du roi. Après avoir été éloigné du pouvoir, Hairun fut aidé par le viceroi D. João de Castro qui proposa son retour sur le trône en 1547. A la suite de l'écartement des Castillans de l'expédition de Rui Lopez de Villalobos, en 1545, qui donna aux Portugais le domaine, quoique temporaire, de l'archipel, le sultan revint au pouvoir. Hairun, leur «fidèle allié», se rendit compte du besoin pressant de s'affirmer pour contrebalancer l'influence croissante des Portugais. Aussi, au cours de l'offensive des Castillans aux Moluques dans les années 40, le sultan ne s'engagea pas autant que les Portugais l'auraient désiré, soit au bannissement des Castillans soit à la lutte contre leurs alliés, qui étaient aussi des ennemis du Ternate.13 Jusqu'à sa mort, en 1570, le sultan s'efforça de combattre l'hégémonie portugaise par la création d'un équilibre régional dont il fut le garant. Cette politique serait ensuite adoptée, après l'expulsion des Portugais du Ternate, en 1575, par le sultan du Tidore. Pour remporter les meilleurs bénéfices de cette situation, Hairun se prêta à des manoeuvres politiques, sachant toujours comment profiter des opportunités qui lui étaient offertes. Il se montra au début assez favora- 12 Maria Augusta Lima Cruz, «O assassínio do rei de Maluco — Reabertura de um processo», Artur Teodoro de Matos & Luís Filipe F. Reis Thomaz (eds.), As Relações entre a índia Portuguesa, a Ásia do Sueste e o Extremo Oriente, Actas do VI Seminário Internacional de História Indo-Portuguesa (Macau, 22-26 de octobre 1991), Macau-Lisboa, 1993, pp. 511529, pp. 515, 518 et 522. 13 M. A. Lima Cruz, «O assassínio do rei de Maluco», p. 518. 14 Épices, conflit et religion ble aux prétentions d'evangélisation des Portugais. Parmis ses nombreuses épouses, il y en avait une qui était chrétienne. Il avait lui-même promis de permettre que l'un de ses fils devienne chrétien. Celui-ci, assuraient les Portugais, régnerait sur tous les Chrétiens de l'archipel. 14 Il s'agissait d'une manoeuvre de la part des Portugais pour diviser les Moluques en deux blocs: l'un engloberait les communautés chrétiennes et l'autre les communautés islamiques. La légitimité du royaume chrétien serait assurée par le choix d'un roi chrétien de la lignée royale du Ternate. Le siège de cet État chrétien serait la fertile région du Moro — qui renfermait l'île Morotai et la péninsule de Morotia, dans l'extrémité nord de Halmahera — dont la plupart de la population était animiste et où le nombre de Chrétiens, convertis par Saint François Xavier, surpassait l'influence musulmane qui n'y existait presque pas. Les Portugais, s'assuraient ainsi la possession d'un fort appui pour dominer les Moluques surtout parce que le Moro fournissait les provisions qui pourvoyaient soit les royaumes producteurs de clou, chroniquement déficitaires en ce qui concerne les denrées, soit la forteresse portugaise du Ternate. Hairun qui, en promettant de laisser que son fils devienne Chrétien essayait de sauvegarder le pouvoir à Moro, 15 n'a jamais suivi les Portugais dans cette aventure; au contraire, il s'engagea à combattre par les armes, l'influence chrétienne dans cette région. Néanmoins, il a rendu à des membres de sa famille qui s'étaient, eux aussi, convertis, le gouvernement des zones d'influence chrétienne au Moro. 16 Le sultan réussit donc à manoeuvrer à sa volonté l'alliance portugaise dont il sut retirer les meilleures bénéfices, et à en gagner de plus en plus d'autonomie. Le déclin de l'influence portugaise aux Moluques et l'essor du sultanat du Ternate II a fallut attendre jusqu'à 1550 pour voir s'élever un fort pouvoir territorial du sultan du Ternate sur les autres îles; ce pouvoir est devenu une menace pour les Portugais qui commencèrent à perdre leur ascendant sur les Moluques.17 Ce fut à cette époque-là que fut consommée 14 Id, îk, pp. 515, 518 e 522. John Villiers, «Las Yslas de Esperar en Dios: The Jesuit Mission in Moro 15461571», Modem Asian Studies, 22, 3 (1988), p. 600. 16 Francisco de Sousa, Oriente Conquistado a Jesus Cristo, M. Lopes de Almeida (éd.), Lello & Irmão, Porto, 1978, p. 1101. 17 Hubert Jacobs, S. J., «The Portuguese town of Ambon, 1567-1605», // Seminário Internacional de História Indo-portuguesa, IICT, Lisboa, 1985, p. 604. 15 15 Manuel Lobato la rupture définitive entre l'option islamique de l'État du Ternate et sa politique antérieure condescendante envers l'expansion du christianisme. La complaisance dont les musulmans avaient fait preuve arriva à sa fin, avec le renforcement des liens qui unissaient Ternate et Japara, puissance mercantile et militaire du Pasisir javanais qui, à son tour, maintenait des rapports d'alliance avec Aceh, le plus redoutable ennemi des Portugais de Malacca. La conversion du roi du Bacan à la religion chrétienne en 1557, amplifia ce différend religieux. A partir de cette date, ces deux positions deviendront définitivement antagoniques. Ternate et les Javanais aidèrent les musulmans de Ambon à se soulever contre les communautés chrétiennes de l'île. Le capitaine de la forteresse portugaise, D. Duarte de Eça (1556-1559) emprisonna Hairun mais les Portugais, redoutant la révolte de la population, furent obligés de le mettre en liberté. Le sultan montra son habilité en empêchant son pouvoir d'être affaibli par l'ascendant croissant du christianisme, en même temps qu'il apaisait le gouvernement portugais en favorisant les intérêts commerciaux des gouverneurs de la forteresse et des capitaines de vaisseau de la carreira des Moluques, car il redoutait une intervention militaire ordonnée par le viceroi de Goa. Il fit, de ce fait, don de ses royaumes et de ses territoires au roi du Portugal. Il s'agissait d'un acte fictif et d'une donation feinte, semblable à celle de l'empereur du Monomotape un demi siècle plus tard. Ces actes formels quoique forcés par des pressions de la part des Portugais, démontrent, aux Moluques comme au Monomotape, l'incapacité des Portugais pour s'assurer la possession de ces régions. En 1563, ayant su qu'une mission de Jésuites était en train de se diriger vers les Célèbes et le Syau, Hairun obligea les rois locaux, encore animistes, à accepter l'Islam pour éviter leur conversion à la religion chrétienne. Cependant, ce ne fut pas le cas à Syau où le roi se converti au Christanisme.18 De même, le «Roy des Papous Empereur de Bengay» envoya son fils comme ambassadeur à Ternate, en 1563, dans le but de choisir entre les deux religions celle qui devrait être introduite dans son royaume. Le choix tomba par hasard sur la religion chrétienne. Pour contrecarrer ces projets, le sultan Hairun demanda la fille du roi du Banggay en mariage à condition qu'il accepte l'islam à son tour; il s'agissait d'une alliance avec Hairun, le plus puissant souverain de l'Archipel Oriental, donc un acte irrécusable.19 18 19 Francisco de Sousa, Oriente Conquistado, pp. 1043, 1059 e 1115. Id., ib., pp. 420-1. 16 Épices, conflit et religion On pourrait ainsi dire que le succès des missions religieuses aux Moluques dans la deuxième moitié du XVI e siècle fut le résultat d'un conflit qui fût beaucoup plus qu'une simple lutte religieuse. La résistance du peuple à accepter l'Islam et à remplacer ses anciennes croyances, encouragea et donna un espoir excessif aux premiers missionaires. L'action des jésuites, ayant comme but la conversion des ces populations, déchaîna des réactions de la part du roi du Ternate qui força quelques communautés animistes, situées dans les îles les plus éloignées, à choisir entre l'islamisme et le christianisme. Quoiqu'il y eut des rois qui ont fait semblant d'être favorables au christianisme pour obtenir la faveur des Portugais, en réalité, les plus puissants rois des Moluques, pour rendre légitime le pouvoir royal et assurer la cohésion de leurs domaines, dépendaient de leur conversion à la religion islamique.20 Vu la situation critique dans la région, le gouvernement à Goa decida d'intervenir militairement aux Moluques. Sous le commandement de Gonçalo Pereira Marramaque, une flotte de bâtiments de mer fortement armés partit de Goa vers les Moluques en avril 1566. Pendant le voyage, la flotte fut défaite par les Castillans qui appartenaient à l'expédition de Miguel Lopez de Legazpi, arrivés depuis peu aux Philippines. Le but de Marramaque était de reconquérir le pouvoir et le prestige que les Portugais avaient eu à Ambon et d'en chasser les Javanais. Les Portugais abandonnèrent le fort de Ternate en 1575, à la suite d'un conflit avec le sultan. D'après les témoignages portugais, il y eut un manque de tact de la part du gouverneur de la forteresse, Diogo Lopes de Mesquita, en faisant assassiner le sultan Hairun, en 1570. Pendant les dernières années du règne du sultan Hairun, les persécutions contre les Chrétiens de Moro, dans le nord-est de Halmahera,21 étaient devinues de plus en plus violentes ainsi que dans l'archipel 20 John Villiers, «The Cash-crop Economy and State Formation in the Spice Islands in the Fifteenth and Sixteenth Centuries», J. Kathirithamby-Wells & John Villiers (eds.), The Southeast Asian Port and Polity. Rise and Démise, Singapore University Press, Singapore, 1990, p. 96. 21 Moro comprenait Morotai, Morotia et la petite île de Rau. C'était une région ayant des conditions écologiques très particulières car au contraire des autres îles, il s'agissait d'une contrée plutôt plate, qui exportait du riz et du sagu, et dont les rois des Moluques se disputaient la possession depuis des siècles, en imposant de lourds impôts aux habitants. Ceux-ci se sont mis sous la protection des missionaires jésuites et des Portugais, qui y faisaient aussi leur ravitaillement. 17 Manuel Lobato d'Ambon, aux Moluques du Sud. Le capitão-mor Gonçalo Pereira Marramaque tenta de mettre en prison Hairun, qui, averti par les Portugais du Ternate appartenant à la famille du roi, échappa à l'arrestation. En outre, le sultan eut aussi connaissance d'un plan du gouverneur Mesquita pour le tuer. La position de ce gouverneur à l'égard des habitants du Ternate était bien plus radicale que ne l'avait été celle des gouverneurs antérieurs. Ceux-ci avaient tous cherché de faire des alliances avec le sultan: les uns parce qu'ils manquaient d'autorité, les autres à cause du profit qu'ils en tiraient du commerce du clou de girofle. Le paradoxe créé par cette situation est que Goa, tel que Lisbonne, croyait qu'il était possible non seulement de gagner l'appui du sultan mais aussi d'augmenter le nombre de chrétiens qui échappaient à l'influence du roi. Le gouvernement portugais croyait aussi que c'était suffisant d'avoir de bonnes relations avec le sultan, en lui gardant tous ses privilèges, pour contrebalancer le pouvoir pris par les villes commerciales du Pasisir Javanais. Les stratégies suivies par le sultan pendant dix ans, et surtout sa prévention pour éviter une confrontation avec les Portugais ont aussi joué un rôle important dans tout ce processus. Les Portugais ne s'attendaient pas à la réaction des peuples des Moluques à la suite du meurtre d'Hairun. D'après P. R. Abdurachman, une vraie djihad — une «guerre sainte» — fut alors déclarée contre les Portugais. Leonardo de Argensola, un chroniqueur Castillan, donne des renseignements sur un pacte établi entre les rois et les sengaji de l'archipel des Moluques, en 1572, quelque deux ans après le meurtre du sultan du Ternate. Argensola ajoute aussi qu'aucun des fils d'Hairun ne voulu se mettre à la tête de cette «alliance». Baab Ullah, le nouveau sultan du Ternate, a pris finalement cette charge. Cependant, d'après les témoignagnes des Portugais, notamment des prêtres jésuites, il y eut une révolte des peuples des Moluques, mais ceci n'est pas en accord avec le récit d'Argensola. En 1557, il y avait déjà eu un soulèvement de la population, à la suite de l'emprisonnement du sultan Hairun ordonné par le gouverneur Duarte d'Eça (1556-1559). Hairun avait alors été accusé d'avoir encouragé les activités des Musulmans contre la communauté chrétienne à Ambon et d'avoir permis l'exportation du clou de girofle au Japara. Les arguments évoqués pour justifier ce soulèvement massif étaient plus culturels que politiques. Les rois du Ternate et du Tidore se disaient descendants des dieux et l'île de Ternate était au centre d'un lieu sacré dont les limites dépassaient les Moluques. Les Portugais qui suivaient une politique de partage de la région pour en assurer plus aisément la domination, ont été pris à l'improviste par la coalition de tous ces royau18 Épices, conflit et religion mes autour de Ternate. D'après cette interprétation, les Européens ignoraient les liens mythiques et sacrés qui unissaient ces royaumes. Ils connaissaient à peine les relations de parenté entre des familles royales qui semblaient ne pas avoir une politique assez cohérente pour s'opposer, même temporairement, aux rivalités qui divisaient les habitants des Moluques. Les Européens en avaient déjà fait l'expérience: ils n'avaient jamais réussi à faire combattre les rois des Moluques les uns contre les autres, jusqu'à ce qu'ils deviennent des ennemis irréconciliables. D'autre part, quelques sources espagnoles, nommément le chroniqueur Gaspar de San Agustin, interprètent le meurtre du sultan comme étant un prétexte invoqué par certains habitants des Moluques pour se soulever contre les Portugais. D'après San Agustin, il y avait un groupe dans la famille royale qui encourageait une opposition plus forte vis-àvis les Portugais. Débarassé du vieux sultan, ce groupe s'empara du pouvoir en choisissant son fils Baab Ullah (1570-1583), qui n'était pas l'héritier légitime du trône. Les Portugais à Ambon: guerre, islamisation et société Chassés du Ternate, les Portugais se trouvent dans une situation difficile, malgré les nouveaux établissements militaires à Ambon et à Tidore. À l'origine de l'édification du nouveau fort portugais à Tidore on trouve la crainte justifiée du roi local en ce qui concerne l'hégémonie soudainement acquise par le roi du Ternate. Le sultan du Tidore s'empressa à renouveler les anciens liens créés avec la couronne portugaise, en lui payant le tribut convenu. Les deux parties acceptèrent enfin sans réserve l'inversion des alliances qui s'effectuait depuis plus d'une décade. La forteresse de Tidore fut bâtie sur «terre d'autrui», octroyée par le souverain à qui elle était presque soumise. Au contraire, la forteresse d'Ambon fut bâtie sur «sa propre terre», où les Portugais jouissaientt d'une vraie souveraineté quoique limitée. En même temps, une très grande confédération se forma contre les Portugais, comprenant presque tous les potentats de l'Insulinde orientale. Seules, quelques petits villages éparpillés dans plusieurs îles et dépourvus d'influence politique, restèrent alliés aux Portugais. Le sultan du Ternate avait l'intention d'anéantir le caractère permanent des établissements portugais sans que les relations commerciales en souffrent. C'est pourquoi il a continua d'assurer des cargaisons d'épices aux navires venant de Goa et de Malacca. Cette politique du sultan se maintiendra jusqu'à l'établissement des Hollandais aux Moluques. 19 Manuel Lobato À Ambon, où ils jouissaient d'une force militaire, -les sultans du Ternate revendiquaient une suzeraineté assez vague qui rémontait à 1501, lors de la conclusion d'un pacte à Bima entre le sultan Zainal Abidin et le patih de Hitu. Étant la plus importante entité politique à Ambon, Hitu comprenait une «fédération» d'environ trente villages situées dans la région côtière au nord de l'île, dont le centre formait deux petites cités — Hitulama et Hitumesing. Conclusions Cette étude a posé, évidemment, plusieurs questions dont la plus importante concerne l'évolution du sultanat du Ternate au cours du XVIe siècle. Nous avons mis en perspective les sultanats des Moluques au cours du XVe siècle. Nous avons ainsi constaté que les problèmes étaient plus au moins mêlés à l'islamisation et à la centralisation politique. Nous avons tiré les conclusions suivantes : D'abord, nous croyons qu'il est possible que l'introduction de l'Islam aux Moluques s'est effectuée vers 1440, une trentaine années plus tôt que les historiens ne l'avaient estimé. Cette hypothèse se base sur le fait que l'Islam s'étant mêlé, dès le début, aux conflits régionaux, une logique d'alliances et d'accords commerciaux avec les marchands étrangers ae Chinois et Musulmans ae a put être esquissée. Nous avons aussi remarqué que l'islamisation s'est développé beaucoup plus vite aux Moluques qu'ailleurs. Les relations entre les Asiatiques et les Européens ont pris, dès le début, une dimension surnaturelle. Les Européens furent considérés comme étant des êtres prédestinés à susciter la grandeur des habitants des Moluques. Le roi de Ternate avait l'intention de devenir le seul interlocuteur des Portugais. Le sultanat de Tidore avait une politique très ambiguë non seulement à l'égard des Européens mais aussi à l'égard du sultanat du Ternate. Les royaumes producteurs d'épices s'étaient mis d'accord pour profiter de la présence des marchands étrangers; ils s'engagèrent, par ailleurs, dans une guerre fratricide sans vouloir, pour autant, l'anéantissement de l'ennemi. L'organisation sociale et politique du monde Indonésien qui repose sur la polygamie, était beaucoup mieux structurée pour accepter l'Islam qu'elle ne l'était pour le Christianisme. Il n'y avait pas de place pour la mission chrétienne en dehors de l'influence portugaise, même si sa disparition provoqua des phénomènes de cryptochristianisme. L'adhésion à une de ces deux religions resta trop superficielle pour occulter ou 20 Épices, conflit et religion déguiser des rivalités plus anciennes et plus enracinées. L'étude de certaines formes de syncrétisme religieux est très éclairante pour la compréhension de l'opposition entre les communautés musulmanes et les communautés soit disant «chrétiennes». Certaines de ces pratiques syncrétiques ont été intégrées à la mise en scène du pouvoir politique et aux cérémonies à la cour du sultan. A cet égard, les jésuites avaient pris conscience de la spécificité du contexte où ils se trouvaient et avaient fait des concessions semblables à celles qu'ils avaient faites en Chine, avec les rites Chinois, ou au Japon. Nous ne pouvons pas oublier que la superstition, le merveilleux, la croyance au surnaturel et à la sorcellerie, n'étaient pas l'exclusivité des Asiatiques. Le sultan du Ternate a utilisé la foi musulmane comme une sorte d'idéologie impérialiste et centralisatrice dans le cadre d'une politique concertée, avec l'objectif d'unifier des communautés très éloignées dans l'espace, mais aussi par la culture et par une tradition d'indépendance. La présence des Castillans après 1580 n'a pas empêché le sultan de Ternate et celui de Tidore de développer les mécanismes de la centralisation et d'imposer leur hégémonie sur les Moluques, bien au contraire, le succès de la résistance de Ternate aux Ibériques a attiré dans sa sphère d'influence de nombreux potentats qui débordaient de beaucoup le cadre limité des Moluques. La résistance à la domination européenne a modifié le système de succession des rois, en remplaçant les droits du sang par le prestige personnel et le charisme du candidat. Le pouvoir du sultan fut imposé sur des régions où la source légitime du pouvoir restait, pourtant, la communauté où le chef était élu. Au cœur même du sultanat, la concentration des pouvoirs dans la main d'un seul chef ou d'un seul roi, est restée liée à l'idée d'usurpation, de quelque chose d'illégitime, même si, finalement, le pouvoir des rois était pleinement accepté. Nous connaissons assez mal le système de domination sur lequel Ternate a construit son empire. La cohésion entre les dépendances d'outre-mer était maintenue par la force et par la répression des autonomistes. Cela nous aide à comprendre la pénétration des Javanais, et surtout des marchands de Japara, aux Moluques du sud après 1575. L'accumulation de richesse par les sultans leur a permis de mener des politiques impérialistes de la région des Papous jusqu'aux Célèbes, et des Philippines jusqu'aux Petites îles de la Sonde. À cet égard on voit les flottes de Ternate faire des expéditions militaires dans des régions très éloignées où leur influence était assez faible. Le modèle de l'État dit «galactique» triompha et se répandit, en détruisant les petits équilibres géopolitiques locaux, au profit d'un grand équilibre régional que 21 Manuel Lobato englobait la plus grande partie de l'Insulinde et où les Javanais jouaient un rôle assez important. Les sultanats des Moluques combattaient les Européens avec l'aide militaire des villes de la côte nord de Java — c'est à dire les ports de Gresik, Tuban et Japara. Le commerce du clou de girofle apporta aussi un changement dans la géographie économique et de l'équilibre politique des îles. Pendant le XVIe siècle, et surtout dans la deuxième moitié, le centre de gravité, du point de vue économique, mais aussi politique, fut transféré des Moluques du nord vers les Moluques du sud, aussi appelées archipel d'Ambon, avant même l'installation des Hollandais. Cette évolution est étroitement liée au passage de la simple récolte du girofle en état sauvage, au système de plantations de girofliers. En ce qui concerne les Portugais, je termine donc en disant, qu'en dehors du commerce par la route des épices (Moluques-Malacca-Goa) en concurrence avec les Javanais, ils ne surent pas profiter des conflits régionaux, même si cela était l'intention de Goa. 22