une année internationale des coopératives en demi

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une année internationale des coopératives en demi
Analyse de l’IHOES n°106 - 19 décembre 2012
2012 : une année internationale des
coopératives en demi-teinte en Belgique
Par Willy Hanson
T
out au long de l’année, l’Alliance coopérative internationale (ACI) et sa présidente, Pauline Green, se sont démenées aux quatre coins du monde pour promouvoir l’entreprise coopérative à l’occasion de l’année qui lui est
consacrée. 2012 a, en effet, été proclamée « année internationale des coopératives » par l’Organisation des
nations unies. Le but était de célébrer une façon différente de développer des activités, centrée sur les besoins des personnes et dont les membres (qui détiennent et gèrent l’entreprise) bénéficient collectivement des profits (au lieu de voir
ceux-ci bénéficier uniquement aux actionnaires). Trois objectifs à cette année internationale : sensibiliser le public aux
coopératives et à leurs contributions aux développements socio-économique et durable ; promouvoir la création et la
croissance des coopératives ; encourager les gouvernements à mettre en œuvre des politiques, lois et réglementations
qui favorisent la formation, la croissance et la stabilité des coopératives.
Les manifestations consacrées aux coopératives se sont succédé dans les diverses parties du monde et le point d’orgue
de l’année a sans nul doute été le sommet du 8 au 11 octobre 2012 à Québec. L’événement a rassemblé près de 3 000
responsables de coopératives des quatre coins du globe. Il a affirmé la réalité coopérative tant dans l’hémisphère nord
que dans l’hémisphère sud, conduisant à l’adoption, à Manchester, d’un « plan d’actions pour une décennie coopérative » (2011-2020).
Première de couverture de la brochure : 50me anniversaire 1886-1936 de la [société coopérative] des pharmacies populaires de Verviers et
agglomération, s.l., s.d., [40 p.] Coll. IHOES.
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: 2012 : une année internationale des coopératives en demi-teinte en Belgique
La Belgique n’a évidemment pas été absente de ce programme de manifestations. Bruxelles a accueilli la European
Co-operative Week du 23 au 27 avril 2012. Cette semaine organisée par la coupole européenne des organisations coopératives, CoopEurope, a permis aux différents secteurs (banque, agriculture, logement, consommation, industrie et services) de faire connaître leurs réalités économiques et sociales ainsi que leurs revendications dans le cadre des stratégies de l’Union européenne.
Cela étant, la réalité coopérative est peu connue en Belgique et l’un de ses piliers historiques, le Groupe Arco, est
aujourd’hui en liquidation. Plus fondamentalement encore, le mélange d’entreprise économique et d’association de
personnes apparaît peu compatible avec les paradigmes qui gouvernent la spécialisation des tâches dans une économie
libérale.
I. Un modèle hétérodoxe
Une coopérative est à la fois une entreprise qui opère dans l’économie (de marché, dans la plupart des cas aujourd’hui)
et une association de personnes. Celles-ci sont membres de la coopérative et la gèrent sur une base démocratique non
censitaire, c’est-à-dire (largement) indépendante de leurs apports financiers. L’entreprise peut opérer dans les divers
secteurs de l’économie : la production industrielle, les services aux entreprises, les services financiers, le commerce, la
production et la transformation agricole, etc. Les membres sont le plus souvent à la fois propriétaires de l’entreprise et
utilisateurs de ses services, voire travailleurs en son sein.
Par ailleurs, des principes de gouvernance et des valeurs fédèrent le mouvement coopératif. Déjà les vingt-huit tisserands, Equitable Pionneers de Rochdale, qui créèrent en 1844 une coopérative de consommateurs copiée ensuite dans le
monde entier, établirent une première liste de dix principes fondamentaux. Les créateurs des grands mouvements de
coopératives de crédit que sont Herman Schultze-Delitzsch et Wilhelm Friedrich Raiffeisen dressèrent également au XIXe
siècle une liste de principes coopératifs. Plus récemment, en 1995, l’ACI, à l’occasion de son congrès du centenaire à Manchester, entérina une liste renouvelée
de sept principes1 : adhésion volontaire et ouverte à tous ; contrôle démocratique
par les membres (référence au principe d’un homme, une voix) ; participation
économique des membres ; autonomie et indépendance (en particulier vis-à-vis
de l’État) ; éducation, formation et information ; coopération entre les coopératives ; engagement envers la communauté2.
Quels que soient les fondements économiques de ces principes, c’est-à-dire leur
intérêt en termes d’efficacité économique, ils traduisent clairement une composante idéologique qui ne cadre pas avec le modèle dominant de notre société
d’aujourd’hui : l’entreprise ne maximise pas son profit, le consommateur ne
maximise pas son utilité compte tenu de son budget, le travailleur ne vend pas
son travail à une entreprise qui lui est étrangère…
Dans le même esprit, qu’une association de personnes puisse gérer une entreprise en y intégrant des dimensions sociales et démocratiques va à l’encontre
d’une vision dominante actuellement qui réserve le social et le sociétal (non pris
en charge par l’État) à des organisations caritatives ou philanthropiques et l’économique à des entreprises qui ont pour but ultime la maximisation de la valeur
pour les actionnaires. Les coopératives sont des entreprises à part entière, mais
elles sont différentes. Nous retrouvons ici le débat qui oppose les tenants de la
coopération et des autres entreprises d’économie sociale (notamment les
mutuelles) à la conception anglo-saxonne d’un tiers secteur. Celui-ci regroupe les
entités philanthropiques indépendantes de l’État et du marché où n’opèrent que
des entreprises capitalistes.
Iconographie extraite du livret n° 37 289
délivré le 21 avril 1909 à l’un des sociétaires
de la coopérative du Bon Grain, « meunerie,
boulangerie, biscuiterie, brasserie, vinaigrerie à Morlanwelz-Mariemont (Hayette) »,
s.l., s.d., [p. 3]. Coll. IHOES.
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: 2012 : une année internationale des coopératives en demi-teinte en Belgique
II. Une réalité ancienne mais peu connue
Les coopératives belges ont une longue histoire et
comme leurs consœurs des autres pays, les premières
d’entre elles ont été créées il y a plus de 150 ans pour
améliorer le sort des ouvriers et des fermiers.
Beaucoup de coopératives se sont regroupées au sein
des piliers traditionnels de la société belge. Les mouvements ouvriers socialistes et chrétiens ont eu leurs
coopératives de consommation, d’assurance,
d’épargne, de distribution pharmaceutique… Les
héritiers de ces mouvements sont aujourd’hui
Febecoop, P&V et Multipharma, d’une part, la
Fédération nationale des coopératives chrétiennes,
devenue Groupe Arco, d’autre part. Enfin, les agriculteurs chrétiens, essentiellement flamands, se sont
regroupés au sein d’un troisième ensemble de coopératives liées au Boerenbond et à Cera. Cette dernière,
variante belge des caisses Raiffeisen3, a inspiré
Alphonse Desjardins qui créa au Québec le
Mouvement des caisses Desjardins, qui aujourd’hui,
est un groupe coopératif de premier plan et l’un des Publicité parue dans : C’est par la femme que triomphera la coopération :
piliers de l’identité québécoise francophone qui a agenda 1940, Liège, Union coopérative, s.d., p. 6. Coll. IHOES.
accueilli le sommet de l’ACI en octobre dernier4.
La Belgique a la particularité de disposer non seulement d’une législation spécifique aux coopératives depuis 1873,
mais, en outre d’une législation très libérale en ce sens que les règles à respecter par une société coopérative sont généralement plus souples que celles applicables aux autres types de sociétés commerciales (en termes de constitution, de
statuts, de capital minimum, etc.). De ce fait, le nombre de coopératives est en Belgique très élevé. On cite souvent le
chiffre de 30 0005. Pour beaucoup d’entre elles, le choix du statut coopératif relève d’une simple analyse des avantages
et inconvénients respectifs des diverses formes de sociétés commerciales et non d’un choix inspiré des principes et
valeurs coopératifs. En d’autres termes, le statut juridique coopératif ne garantit pas le respect de ces principes et
valeurs. Coexistent donc au sein des coopératives belges, ce que l’on appelle souvent les « vraies » et les « fausses » coopératives, seules les premières respectant les principes et valeurs. Face à cette situation, le législateur belge a institué en
1955 un Conseil national des coopératives (CNC) afin de diffuser et de préserver l’identité coopérative. Plusieurs critères doivent être respectés pour être agréés par le CNC : adhésion libre et volontaire ; égalité ou limitation du droit de
vote aux assemblées générales ; désignation des administrateurs et commissaires aux comptes par l’assemblée générale
des associés ; respect d’un dividende maximal (actuellement de 6 %) sur les parts coopératives ; ristourne aux associés.
Sur base de l’agrément, une coopérative bénéficie de petits avantages fiscaux et réglementaires.
Le CNC enregistre aujourd’hui environ 500 coopératives agréées dont près de la moitié sont des coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA). Les coopératives agréées emploient plus de 5 000 personnes6. Il s’agit là très vraisemblablement d’une sous-estimation de l’importance quantitative des « vraies » coopératives car la faiblesse des avantages liés à l’agrément par le CNC n’incite pas à demander celui-ci. Notons, par ailleurs, qu’il arrive que des entreprises
qui ont opté pour d’autres statuts de sociétés commerciales soient gérées de façon plus « coopérative » que certaines
autres pourtant agréées par le CNC.
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: 2012 : une année internationale des coopératives en demi-teinte en Belgique
III. Échecs et renouveau ?
L’image coopérative en Belgique est aujourd’hui brouillée du fait des malheurs d’un des trois piliers traditionnels, le
Groupe Arco, et plus modérément de ceux de l’autre pilier, Cera qui lutte pour se maintenir comme soutien du groupe
KBC. Le Groupe Arco est le successeur de la Fédération nationale des coopératives chrétiennes. Il fut actif dans le secteur bancaire (Bacob), les assurances (DVV-LAP7), les pharmacies, le tourisme social... Son évolution est retracée dans
un ouvrage publié à l’occasion de ses septante ans8. Malheureusement les déboires de Dexia, issu des fusions successives du Crédit communal de Belgique, du Crédit local de France, ainsi que de Bacob et DVV-LAP, ont conduit à la mise
en liquidation des trois coopératives constituant le Groupe Arco.
« Quels enseignements tirer du crash du groupe Arco? » tel est le titre d’une carte blanche parue dans les journaux Le
Soir et La Libre Belgique9 il y a un an. Difficile aujourd’hui de tirer un bilan complet. Quelles que soient les raisons qui ont
conduit à la fusion de Bacob et DVV-LAP dans le groupe DEXIA, force est de constater que cette opération de « décoopérativisation » a été un échec. Les 800 000 associés des coopératives Arco aujourd’hui en liquidation et qui détenaient
jusqu’il y a peu 13 % des actions Dexia ont cessé d’être membres d’une coopérative bancaire et/ou d’une coopérative
d’assurances pour devenir indirectement actionnaires d’un groupe capitaliste international et clients « privilégiés » de
ce même groupe. Le Groupe Arco n’en est pas moins
resté agréé. La réalité coopérative a cependant clairement reculé et l’aventure capitaliste a finalement tourné
au désastre avec le démantèlement du groupe Dexia.
Cela étant, la réalité coopérative ne se limite pas aux
trois grands piliers (P&V-Multipharma, Arco, Cera) dont
l’un est en cours de disparition. Sans parler des nombreuses coopératives agricoles, nous pouvons citer la
banque coopérative Crédit agricole, le CPH (Crédit professionnel du Hainaut), Ecopower (énergie éolienne) et
beaucoup d’initiatives récentes ou plus anciennes dont
le bilan indique à la fois la persistance d’une volonté
d’entreprenariat coopératif et les difficultés de s’éloigner du formatage général que nous imposent la société
et l’économie d’aujourd’hui (distinction des rôles de travailleur et de consommateur, prédominance des intérêts
du consommateur sur ceux du travailleur, recherche du Première et quatrième de couverture d’une brochure des magasins COOP
produit ou du rendement maximum par l’actionnaire et publiée à Liège aux Éditions Biblio, s.d. Coll. IHOES.
l’épargnant, caractère accessoire et supplétif de l’action
de l’État et/ou de la « générosité-charité »…).
La liste de ces initiatives pourrait être longue : coopératives de distribution de produits bio ou coopératives de requalification de logements comme celle « Les Tournières », fondée à Liège en 2003 et qui a principalement comme activités
l’acquisition, la rénovation et la mise en location sociale d’immeubles anciens10. Les coopératives de consommateurs ne
sont plus légion en Belgique, les mutations du secteur de la distribution ayant eu raison des magasins Coop. Toutefois,
des initiatives réapparaissent de temps en temps comme la C Populaire11 lancée en 2010 en région liégeoise à l’initiative
de l’Action commune socialiste et qui était censée offrir un commerce de proximité éthique et privilégiant les circuits
courts de produits locaux et de saison12. Cette initiative n’a pas rencontré le succès espéré car les clients n’ont malheureusement pas changé leurs habitudes d’achat. D’autres initiatives relèvent de ce qu’on appelle les coopératives de travailleurs ou de production. Ce sont les travailleurs qui gèrent ici leurs outils communs. Ce modèle d’organisation assez
répandu en France (les Scop), en Espagne (les sociétés laborales), en Italie (dans les districts coopératifs), est assez rare
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: 2012 : une année internationale des coopératives en demi-teinte en Belgique
en Belgique. Cela s’explique peut-être en partie par la réticence affichée par certaines composantes syndicales à investir dans ce genre de coopératives qui ne cadrent pas avec le formatage hérité des luttes ouvrières et qui présuppose que
le travailleur ne peut être patron… Un contre-exemple est la pérennité de la Socomef (Solidarité coopérative des métallurgistes franchimontois) qui depuis plus de trente ans maintient l’emploi d’une quinzaine de personnes en région verviétoise démontrant qu’une gestion par des dirigeants élus par les associés-travailleurs est capable de relever les défis
d’un monde en mutation permanente et qui ne fait aucun cadeau à ceux qui se lancent dans la concrétisation de
l’« idéal coopératif »13.
Il s’agit en effet d’un « idéal » qui éloigne le pouvoir économique de la propriété du capital et qui remet la personne au
centre de la gestion de l’entreprise. Modèle alternatif par rapport au modèle dominant de l’entreprise capitaliste et allié
naturel d’un État démocratique dans la prise en compte de l’intérêt général, la coopérative est aussi « fille de la nécessité » et elle pourrait bénéficier d’un regain d’intérêt en cas de persistance et d’approfondissement de la crise.
Photographie de la papeterie-librairie de l’imprimerie coopérative de Huy fondée en 1895, extraite de la brochure : Imprimerie coopérative, société
coopérative, Huy (Belgique), [publiée à l’occasion de l’Exposition Internationale de la Coopération et des Œuvres Sociales à Gand en 1924], s.l., s.d.,
[p. 6]. Coll. IHOES.
13
Des forgerons du Franchimont aux métallos de Socomef, Verviers, asbl Idées, 2012.
5
Analyse de l’IHOES n°107 - 26 décembre 2012
Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
Les comités locaux de Secours et d’Alimentation
pendant la Grande Guerre
Par Sophie Delhalle (ULg)
D
ans cet article, nous nous proposons d’aborder quelques aspects de notre recherche en cours à l’Université de
Liège. Dans le cadre de notre thèse de doctorat, nous avons choisi d’étudier l’organisation des secours pendant la Première Guerre mondiale dans la province de Liège par le Comité National de Secours et
d’Alimentation (CNSA). Cette recherche se base sur des sources inédites conservées dans le fonds du Comité provincial
de Secours et d’Alimentation aux Archives de l’Etat à Liège, récemment ouvert aux chercheurs.
Avant l’éclatement du premier conflit mondial, la Belgique – fortement industrialisée – dépend en très grande partie des
importations de céréales pour nourrir sa nombreuse population ; l’invasion puis l’occupation du territoire belge par les
troupes allemandes et le blocus décrété par la Grande-Bretagne interrompent brusquement les relations avec les partenaires commerciaux et, de ce fait, menacent la survie des Belges. Le pays se retrouve sans gouvernement puisque ce dernier a choisi de s’exiler en France où il s’installe dans la ville de Saint-Adresse, près du Havre.
Dans ce contexte d’urgence alimentaire, se fonde à Bruxelles dès le mois d’août 1914, à l’initiative du bourgmestre de
Bruxelles, d’industriels – comme Ernest Solvay1 – et d’hommes d’affaires – tel Émile Francqui2 – un organisme appelé le
« Comité Central de Secours et d’Alimentation » qui devient, en octobre de la même année, le CNSA, « Comité National
de Secours et d’Alimentation »3. Sa double mission, comme son nom l’indique, est d’assurer le ravitaillement du territoire et de distribuer des secours aux Belges les plus éprouvés par la guerre. Ce comité ne peut remplir efficacement sa
tâche sans la mobilisation internationale en faveur de la Poor Little Belgium4 et le soutien logistique de la Commission for
Relief in Belgium5. Présidée par l’américain Herbert Hoover (31e président des États-Unis de 1929 à 1933), cette dernière
trouve les moyens financiers et matériels pour acheminer les denrées de première nécessité vers la Belgique ; une fois
réceptionnées par le CNSA, celles-ci sont réparties entre les différentes provinces belges et livrées aux magasins communaux de ravitaillement. De longs et difficiles pourparlers diplomatiques ont été nécessaires entre les différents partis
concernés pour garantir l’existence du CNSA qui est placé sous la protection d’états restés neutres dans le conflit (ÉtatsUnis, Espagne et Pays-Bas).
Cette entreprise de sauvetage internationale, d’une ampleur inédite, a fonctionné efficacement pendant les quatre
années de guerre en dépit des tentatives renouvelées d’ingérence allemande et de l’entrée en guerre des États-Unis, principal fournisseur et bailleur de fonds, qui a bien failli compromettre la bonne marche de l’œuvre (en avril 1917).
1
Ernest Solvay (1838-1922) : industriel, penseur et homme d’action, sociologue, fondateur des instituts internationaux de physique et de chimie,
des instituts de physiologie et de sociologie ainsi que de l’école de commerce « Solvay » attachée à l’ULB (depuis 2008 la Solvay Brussels School of
Economics and Management) ; sénateur libéral de Bruxelles jusqu’en 1900, ministre d’État (1918) ; inventeur du procédé de fabrication de la soude
qui porte son nom (procédé Solvay) ; il est une des chevilles ouvrières du CNSA qu’il a financé en partie.
2
Émile Francqui (1863-1935) : officier, explorateur, diplomate et homme d’État ; après plusieurs expéditions en Afrique et des missions diplomatiques en Chine, il se convertit en homme d’affaires ; président du CNSA qu’il personnifie véritablement, il devient ministre d’État en 1934.
3
Pistes bibliographiques : A. Henry, L’œuvre du Comité National de secours et d’alimentation pendant la guerre, Lebègue, Bruxelles, 1920 ; Charles de
Lannoy, L’alimentation de la Belgique par le Comité National : novembre 1914 à Novembre 1918, Lebègue, Bruxelles, 1922.
4
Thème de propagande anglo-saxonne, réactivé tout au long de la guerre pour solliciter les dons en faveur de la population belge martyre.
5
La Commission for Relief in Belgium est créée en octobre 1914. Elle est composée de quatre bureaux installés à New-York, Londres, Rotterdam et
Bruxelles. Sa mission est de centraliser les dons en argent et d’organiser l’importation par bateaux vers la Belgique et le nord de la France des denrées recueillies principalement sur le continent américain.
Pistes bibliographiques : Herbert Hoover a publié ses mémoires ; l’historien américain G. Nash (1945) a publié aux éditions Norton une biographie (en 3 volumes) de Herbert Hoover dont le 2e tome (1988) est consacré aux années 1914-1917 sous le titre The Humanitarian.
1
: Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
L’objet de cette analyse est de présenter en quelques
mots l’organisation sur le plan local du Comité National
de Secours et d’Alimentation et de dépeindre l’attitude
adoptée par celui-ci face à l’immense défi relevé pendant
les cinquante mois d’occupation.
Le CNSA fonctionne selon une structure pyramidale
dont le siège central est installé à Bruxelles. Un appel est
lancé pour que se constituent des comités dans chaque
province qui veilleront à ce qu’un comité local de
Secours et d’Alimentation soit créé dans chaque commune.
Au cœur de chaque localité6, trois grands types de comités dits « locaux » sont créés7 : le comité d’alimentation
(chargé de la gestion du magasin communal de ravitaillement), le comité de secours (chargé de la distribution
des secours aux nécessiteux, aux épouses de militaires…)
et le comité de chômage (chargé de la distribution de
secours aux chômeurs involontaires par l’état de guerre).
Ces comités sont financés entre autres par les dons
étrangers, versés par le CNSA sous la forme de subsides
proportionnels au nombre d’habitants, puis au nombre
de secourus, après établissement des premières listes.
Les membres des comités locaux sont souvent choisis sur
proposition du bourgmestre ou du conseil communal
A. ACKERMANS, Amour et charité, Bruxelles, E. De Saedeler & E. Possoz, parmi les personnalités compétentes disponibles ; elles
ne sont donc pas « élues » mais désignées et peuvent
1915, 345 mm. Couverture d’une partition illustrée par V. Valéry.
Coll. IHOES, Seraing.
éventuellement refuser de faire partie d’un comité. Par la
suite, lorsque des changements interviennent, des candidatures spontanées se manifestent. Toute nomination doit être
avalisée par le comité provincial.
Certains comités de charité institués dès le début du conflit par les communes prennent le nom de « comité local » à
partir de 1915 lorsque le CNSA suggère de créer ces comités dans chaque localité.
Cette organisation entièrement nouvelle ne s’est pas mise en place sans quelques difficultés ; les premières apparaissent
précisément lors de la formation de ces comités. La plupart des crispations viennent des divergences de sensibilité politique des membres choisis pour en faire partie. Des anciennes querelles sont parfois ravivées et opposent les membres
d’un même comité. Ces derniers ne parviennent pas toujours à faire abstraction de leurs intérêts personnels malgré le
caractère – avant tout – humanitaire de leur engagement ; chacun essaie de tirer un bénéfice direct ou indirect de sa
participation aux travaux du comité.
Parallèlement, l’omniprésence des élus communaux dans de nombreux comités locaux, étroitement liée à ce qui vient
d’être énoncé, ennuie le CNSA qui craint que cette situation ne facilite l’immixtion des occupants allemands dans les
affaires de secours et d’alimentation. Afin de limiter ce phénomène, le CNSA émet une circulaire invitant les responsables à éviter toute confusion entre l’administration communale et le comité local et à favoriser l’équilibre politique entre
les trois tendances catholique, libérale et socialiste au sein des comités. Ce principe devient une condition presque sine
qua non pour l’attribution de subventions aux comités.
6
Nous attirons votre attention sur le fait que le nombre de communes est cinq fois plus important à cette époque antérieure à la fusion des communes (qui intervient en 1976 et réduit leur nombre à 589).
7
Dans certaines communes, un même comité prendra en charge plusieurs fonctions comme le secours et l’alimentation. À partir de 1917, le CNSA
demande aux comités de secours et de chômage de collaborer pour la distribution des secours. Pour être tout à fait complet, précisons qu’une
réforme structurelle conduit à la fusion de différents secours en un secours unique appelé secours alimentaire.
2
: Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
Comité national de Secours et d’alimentation, Commission for relief in Belgium, 259x379 mm. Photographie noir et blanc.
Coll. IHOES, Seraing.
De plus, il apparaît que les origines sociales diverses des membres ne facilitent pas toujours les échanges ; en effet, dans
les comités de chômage, des ouvriers, mineurs ou métallurgistes, côtoient des patrons de l’industrie et du commerce.
On notera également que les relations entre les membres masculins et féminins de ces comités sont souvent tendues ;
les hommes se montrent plutôt hostiles envers les femmes qui revendiquent plus de liberté d’action et demandent à
jouir du même pouvoir de décision que leurs homologues masculins. Comme en témoigne l’extrait d’une lettre, datée
du 31 mai 1915, de mesdames Damas, Lespineux et Gritten, chargées de la distribution des vêtements à Boncelles,
celles-ci refusent d’être « réduites à ficeler des paquets ».
À cette collaboration parfois laborieuse, s’ajoutent d’autres difficultés en lien avec la gestion concrète des fonds de
secours ; les comités se trouvent confrontés à des situations exceptionnelles, engendrées par la guerre, auxquelles ils ne
sont pas préparés.
Même si des consignes et instructions sont édictées par le CNSA et transmises aux comités locaux, ceux-ci ne les comprennent pas toujours et n’en mesurent pas correctement la portée. Pour élaborer les bases de sa règlementation, le
CNSA doit créer des catégories et donc opérer de nouvelles distinctions, choisir des critères définissant les conditions
d’accès aux secours. Le CNSA dresse, par exemple, une liste des professions exclues du bénéfice du chômage en considération des revenus jugés suffisants qu’elles peuvent encore rapporter. Le CNSA écarte également les cabaretiers ou
tenanciers qui refusent de fermer leur établissement. Dans ce cas précis, l’enjeu est surtout patriotique : moralement,
on ne peut admettre aux secours des patrons de cafés qui pourraient servir à boire aux Allemands et inciter les citoyens
à la débauche. D’autres mesures susciteront de véritables polémiques et le mécontentement de l’une ou l’autre frange
de la population, écartée par les nouvelles dispositions dont un exemple sera donné plus loin.
Le calcul de l’octroi des secours s’effectue d’après un barème déterminant l’état de besoin. Les ressources d’un ménage,
évaluées par le comité, ne doivent pas dépasser un certain plafond ; dans ce cas, la famille touche la différence – s’il en
est une – pour arriver à l’état de besoin fixé par le comité. Les ressources de chaque membre de la famille sont totalisées et le nombre d’enfants influence évidemment le montant du besoin. Les ressources comprennent les salaires, les
allocations, les livrets d’épargne, les propriétés, les animaux,… Plusieurs modifications interviendront au fil du temps
dans le calcul des revenus.
Ce système de calcul est parfois perçu comme injuste vis-à-vis de cas très malheureux. C’est pour cette raison que les
comités disposent d’une certaine marge de manœuvre pour soulager la misère dont ils sont les témoins. Par contre,
cette relative liberté d’action conduit parfois aussi les comités locaux à prendre des décisions contestées (par les secourus) et contestables (désapprouvées par les autorités supérieures du CNSA). D’ailleurs, les personnes qui s’estimeraient
lésées ont la possibilité d’introduire un recours auprès du comité provincial. De son côté, le CNSA peut tolérer quelques
écarts mais exige que toute décision soit motivée par les responsables locaux.
3
: Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
L’évolution – ou plutôt l’aggravation – de la situation matérielle des Belges et la marge financière réduite dont il dispose
obligent le CNSA à modifier très régulièrement ses instructions pour s’adapter à la réalité vécue sur le terrain et continuer à secourir les plus démunis. Il faut garder à l’esprit que le CNSA s’est constitué dans un contexte de crise dont on
ignorait la durée ; la législation – l’ensemble des « lois » internes au CNSA – a donc subi de nombreux réajustements au
gré des évènements (fermeture d’usines, arrivée de réfugiés français, retour des prisonniers…).
Au fil des mois, les membres des comités, investis de nouvelles responsabilités, rencontrent des cas particulièrement
complexes, ne pouvant être résolus par un simple calcul des ressources ou en se référant aux instructions. Ils sont soit
tranchés dans l’improvisation, soit soumis à l’appréciation de la hiérarchie. En voici quelques exemples :
•
•
•
•
Peut-on sanctionner par un retrait de secours une épouse de soldat belge coupable d’adultère ?
Faut-il secourir une femme enceinte dont on présume que le père de l’enfant est un soldat allemand ?
Doit-on tolérer que les chômeurs secourus se livrent aux jeux et à la boisson ?
Faut-il exclure les mendiants du bénéfice des secours ?
À ce sujet, il faut souligner que l’œuvre accomplie par les comités locaux de Secours et d’Alimentation revêt un caractère particulier : en fait, ceux-ci sont investis d’une mission tant philanthropique que morale. En d’autres termes,
notamment lors des enquêtes préalables et visites à domicile, les membres des comités locaux doivent vérifier la situation financière des secourus, mais aussi leur degré de moralité.
Nos recherches démontrent clairement que le secouru doit
adopter une attitude patriotique, que certains comportements « inadéquats » comme la participation à des jeux clandestins sont lourdement sanctionnés, qu’il doit également se
montrer reconnaissant envers ses bienfaiteurs (les injures
proférées envers des membres du comité peuvent entraîner la
suspension, voire le retrait définitif des secours, en cas de
récidive). Si les responsables de comités (souvent issus des
couches sociales plus favorisées) regrettent l’attitude déplorable de ces « inciviques », ces derniers (essentiellement issus
des classes laborieuses peu instruites) se plaignent de la
condescendance affichée à leur égard. Sur les fiches rédigées
par les présidents de comités, le retrait de secours est parfois
justifié par une rumeur ou une présomption fondée sur la
réputation de mœurs légères, le port de vêtements « luxueux »
ou la fréquentation des cafés. Les comités surveillent également la destination des secours : pour éviter un mauvais
usage de ceux-ci, la distribution de bons valables dans les
magasins ou échangeables contre de la soupe et du pain est
privilégiée à celle en argent.
Par exemple, le 15 juillet 1916 à Glain, le comité local de chômage avertit par affiche les bénéficiaires du secours chômage
qu’un mauvais usage de celui-ci par l’achat de boissons et/ou
la fréquentation des jeux et des cafés entraînera le retrait – ou
le refus – de secours.
De manière générale, le CNSA ne transige pas sur le principe
de sanctionner les infractions règlementaires mais fait preuve
d’indulgence lorsque les fautifs « se repentissent » et manifestent la volonté de réparer leur faute.
Comité hispano-néerlandais pour la protection du ravitaillement
en Belgique et dans le Nord de la France, Comité de secours et d’alimentation de la province de Liége, Liége, Imprimerie Bénard,
[19 ??], 78 p., 173 mm. Coll. IHOES, Seraing.
L’étude des traces du passé montre que le Comité National ne suscite pas l’unanimité auprès de la population belge.
D’une part, les lettres de réclamation adressées au comité provincial dénoncent les abus dont sont victimes les secourus – favoritisme, passe-droit, clientélisme, népotisme – et soulignent le caractère inégalitaire de la distribution des
4
: Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
secours. D’autre part, des citoyens se plaignent souvent que « certains secourus vivent mieux que les travailleurs à temps
plein ». Or, le CNSA veille à ce que le montant de l’allocation de secours n’encourage pas le secouru – et le chômeur en
particulier – à se conforter dans cette situation d’« assisté » ; au contraire, tout est mis en œuvre pour réguler et même
diminuer le nombre de secourus pour assurer la viabilité de l’organisme.
En parcourant la presse bourgeoise censurée de l’époque (c’est-à-dire autorisée par les autorités allemandes), le lecteur
d’hier et d’aujourd’hui découvre les multiples doléances de citoyens, adressées à la rédaction, surtout à partir de mars
1917 à la suite de la décision du CNSA d’octroyer une ration de pain supplémentaire à certaines catégories. Différents
groupes (tels que les policiers) expriment, via le journal, leur déception – mais surtout leur colère – de ne pas faire partie des « nouveaux privilégiés ». Les collaborateurs du journal rédigent quelques éditoriaux et autres articles attisant la
mauvaise humeur populaire.
De plus, Le Télégraphe, quotidien liégeois d’information8 dévoile que certains responsables malhonnêtes ont puisé dans les
caisses de secours pour s’assurer un train de vie décent et se mettre à l’abri des pénuries. Sur base de documents d’archives, il est également avéré que certains membres des comités profitent de leur position soit pour exercer un commerce frauduleux et lucratif de denrées alimentaires, soit pour admettre aux secours des personnes qui n’y ont pas droit
afin de conserver une forme de popularité.
La lecture de certains rapports d’inspection nous apprend qu’un certain nombre d’ouvriers secourus tentent aussi de
contourner les règles – parfois de connivence avec leur patron – en déclarant des salaires inférieurs à ceux réellement
perçus pour obtenir ou ne pas perdre leur complément d’allocation. De la même façon, lors de l’instauration d’un pointage pour contrôler les chômeurs, certains ouvriers quittent en fait leur travail pour signer la feuille de présence et y
retournent ensuite.
***
L’exploitation du fonds d’archives du Comité Provincial de Secours et d’Alimentation de Liège est éminemment instructive en raison de la quantité et de la variété des documents qu’il renferme. Cette masse archivistique nous permet de
croiser les regards à différents échelons de l’organisation ; les lettres de secourus peuvent être confrontées aux récits des
responsables locaux dont la gestion est contrôlée par de fréquentes inspections du CNSA. Il est donc possible de se faire
une idée nuancée et assez fidèle du fonctionnement – et des dysfonctionnements ! – de l’œuvre. Comme toute organisation nouvelle, originale et surtout inédite, créée de plus dans des circonstances hostiles, le CNSA a fonctionné comme
un laboratoire à grande et à petite échelle.
Sans aucune hésitation, on peut affirmer que la guerre 1914-1918 a fait naître avec le Comité National de Secours et
d’Alimentation, secondé par la Commission for Relief in Belgium, une des premières formes d’« œuvre humanitaire » d’envergure internationale. Il est d’ailleurs reconnu que la Première Guerre mondiale, crise internationale sans précédent,
marque une rupture avec le XIXe siècle et une entrée douloureuse dans le siècle suivant. Il est indéniable que cette guerre
a profondément bouleversé la société et les rapports sociaux ; l’étude des rouages locaux de l’œuvre du CNSA nous offre
une nouvelle perspective pour observer ce phénomène en Belgique.
En tant que citoyenne et chercheuse, nous sommes parfois surprise par l’étonnante actualité de certaines questions
posées pendant la Grande Guerre et par la similitude de certains comportements humains à des époques si différentes
et déjà éloignées ; toutefois, nous savons que les mentalités ont entre-temps beaucoup changé sur de nombreux points
et que notre rôle d’historienne est avant tout de dégager les spécificités de chaque épisode historique.
Nous sommes convaincue que nos recherches apporteront de nouvelles clés de compréhension, de nouveaux éléments
pour mesurer l’impact de l’organisation du CNSA (dissous en 1922) sur l’évolution après-guerre de la vie politique, économique et sociale belge.
8
Ce journal orienté à droite est édité à Liège du 26 août 1915 au 12 novembre 1918. Le directeur et rédacteur en chef Jean-Victor Fischer, avocat
de formation, sera condamné en juin 1920 devant la Cour d’Assises de Liège à un an de prison pour avoir aidé l’ennemi en diffusant des informations à son avantage et avoir facilité le recrutement d’ouvriers pour les entreprises allemandes.
5
: Le CNSA, œuvre purement humanitaire ?
Pour conclure, quelques réflexions de l’IHOES
Bientôt, le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale sera commémoré. Il nous semblait intéressant d’entrer « dans les coulisses » de ce conflit en vous faisant connaître les recherches que mène Sophie Delhalle, doctorante
en histoire, sur les comités locaux de Secours et d’Alimentation en province de Liège. Cette page d’histoire nous fait
explorer des « parties ombragées » de la nature humaine, mais nous interroge aussi sur les rapports de forces entre
sphères politiques et économiques en temps de guerre. Une structure d’entraide comme le CNSA témoigne bien
entendu d’une solidarité humaine. Elle soulève néanmoins des questions sur le fond idéologique qui sous-tend de telles
distributions de vivres et d’argent. Elle fait partie de ces institutions qui mêlent secours, charité et moralité : l’aide
apportée aux nécessiteux est conditionnée à des principes moraux porteurs de valeurs telles que la fidélité conjugale ou
la sobriété et, par-dessus tout, le patriotisme. Ainsi, l’action charitable met en lumière un certain nombre de comportements et de valeurs qui nous éclairent sur une époque, sur des groupes sociaux... Camille Baillargeon décortiquait déjà
ce phénomène dans ses articles La soupe populaire a-t-elle un arrière-goût amer ? (analyses n° 59 à 61 de l’IHOES publiées
en décembre 2009) sans qu’il ne concerne nécessairement le Premier Conflit mondial. De telles réflexions rétrospectives
permettent de questionner à notre tour ce qui se fait aujourd’hui dans ce registre car si le sol belge est épargné par les
conflits guerriers depuis plus d’un demi-siècle, si plusieurs de nos croyances et comportements collectifs ont changé
depuis les années 1910, le secours aux plus démunis, sous forme d’aides et d’allocations diverses, reste d’une cuisante
actualité, tout comme la tentation de distribuer ces « secours » moyennant certaines conditions...
6
Analyse de l’IHOES n°108 - 20 mars 2013
Médias et communication politique
La presse, l’Open Vld et l’impôt sur la fortune
Par Geoffrey Geuens
Administrateur de l’IHOES
Cette idée d’impôt sur la fortune n’est même pas à discuter (…) il est totalement
irresponsable, dans le contexte économique actuel, d’instaurer un nouvel impôt à
charge des familles.1
Luc VAN BIESEN, janvier 2010
Député fédéral, Open Vld
Vice-président de la Commission des Finances et du Budget
Beaucoup de Belges seraient étonnés de voir qu’ils soient considérés comme des fortunés quoi qu’ils ne possèdent que leur maison d’habitation et peut-être un peu
d’épargne.2
Guy VANHENGEL, juillet 2011
Vice-Premier ministre et ministre du Budget, Open Vld
Ce sont des impôts inefficaces que nous avons déjà évacués (…) Imposer maintenant
des impôts supplémentaires, ce serait pousser l’économie dans la direction d’une
récession (…).3
Alexander DE CROO, janvier 2012
Président de l’Open Vld
es trois citations reprises ci-dessus appellent un commentaire en trois temps : 1° en dépit de l’existence
de divergences internes, réelles mais secondaires, au sein de l’Open Vld, les principaux ténors du libéralisme flamand conservent un haut degré de cohésion et visent à préserver, en toute circonstance, l’image
d’unité de leur parti, ainsi que l’exigent les lois de la communication politique, et ce tout particulièrement en
période de crise, 2° ces trois dernières années, les porte-paroles de l’Open Vld ont été, au Nord du pays, les
plus farouches opposants politiques à l’adoption de nouvelles mesures fiscales visant à toucher – fût-ce indirectement, et même de manière marginale – les plus hauts revenus et les plus grosses fortunes, 3° la crise et
ses effets se faisant de plus en plus douloureusement ressentir chez les salariés, le rejet de toute forme de taxation des « plus riches » (taxe des millionnaires, impôt sur la fortune (ISF), taxation des plus-values…) fut justifié au nom de la préservation du pouvoir d’achat des « familles » (Luc Van Biesen), de tous ces Belges qui « ne
possèdent que leur maison et (…) un peu d’épargne » (Guy Vanhengel) ou, encore, de l’inefficacité de ces
impôts identifiés à une menace pour l’économie belge (De Croo).
L
1
« L’Open Vld radicalement opposé à un impôt sur la fortune », Lesoir.be, 18 janvier 2010.
Interview de Guy Vanhengel sur « Matin Première », RTBF La Première, 7 juillet 2011.
3
« Impôt sur la fortune : le match PS vs Open VLD », Trends.be, 27 janvier 2012.
2
1
: Médias et communication politique (...)
ENCADRÉ 1 : DE LA GESTION DE L’ÉTAT À LA GESTION DES GRANDES ENTREPRISES
GUY VERHOFSTADT/ député européen et président du groupe Alliance des
Démocrates et des Libéraux pour l’Europe/ADLE (2009-)
Ex-Premier ministre (1999-2008)
Ex-président du PVV (Partij voor de Vrijheid de 1989-1992), du Vld (19921995, 1997-99) puis de l’Open Vld (2012)
Administrateur de l’entreprise Exmar (transport de gaz et services maritimes), contrôlée par la famille de Nicolas Saverys (44e fortune belge :
237 millions d’euros)4. La fortune du frère de Nicolas Saverys, Marc
Saverys (groupe CMB), est quant à elle estimée à 936 millions d’euros, ce
qui en fait la 11e fortune belge. Administrateur du holding Sofina, contrôlée par la famille Boël (14e fortune belge : 759 millions d’euros).
WOUTER GABRIELS
Ex-chef de cabinet du Premier ministre belge (2003-2008) ; fils de Jaak
Gabriels, ancien ministre flamand de l’Économie (2001-2003)
Directeur, depuis 2008, de la division « Banque d’investissement Europe »
à la banque d’affaires Lazard.
FIENTJE MOERMAN /membre du bureau de l’Open Vld, parlementaire flamande
Ex-ministre Présidente flamande et ministre flamande de l’Économie
(2004-2007)
Ex-ministre fédérale de l’Économie (2003-2004)
Administratrice de Sea-Invest (manutention portuaire, commerce), société
contrôlée par la famille Van de Vyvere (24e fortune belge : 499 millions).
ANNEMIE NEYTS /membre du bureau de l’Open Vld, parlementaire européenne,
présidente de l’Agence belge pour le Commerce extérieur
Ex-ministre fédérale des Affaires européennes, du Commerce international et de l’Agriculture (2001-2003)
Ex-présidente de l’Internationale libérale (1999-2005)
Ex-vice-présidente du VLD (1993-1997)
Administratrice de la société UCO (textile), contrôlée par la famille Vlerick
(182e fortune : 38 millions) ; les Vlerick sont notamment liés, par mariages
interposés, aux Vanden Avenne (agro-industrie + KBC) (129e fortune :
74 millions).
Remarque : l’époux d’Annemie Neyts, Freddy Neyts, a été président de la
section Bruxelles-Ville de l’Open Vld ; il est responsable des relations extérieures du groupe Roularta Media, contrôlé par la famille De Nolf-Claeys
(82e fortune : 131 millions).
HERMAN DE CROO /député, ministre d’État
Ex-président du groupe Open Vld à la Chambre des Représentants (20102011)
Ex-vice-président de la Chambre des Représentants (2007-2009)
Ex-président de la Chambre des Représentants (1999-2007)
Ex-président du Vld (1995-1997)
Ex-ministre fédéral des Pensions (1980), des Transports (1981-1988) et
du Commerce extérieur (1985-1988)
Vice-président de Texaf (textile, construction, carrière, mécanique, coton),
holding présidé par le Baron Dominique Moorkens5 (34e fortune : 310 millions) dont la famille contrôle un autre holding, à savoir Alcopa (distribution automobile, real estate). La société Texaf est particulièrement active en
République Démocratique du Congo (RDC).
Pierre CHEVALIER
Ex-sénateur (2003-2007)
Ex-secrétaire d’État au Commerce extérieur (1999-2000)
Administrateur délégué de la société George Forrest Belgium et senior vice
president du groupe Forrest International-G.F.I. (mines, ciments, aéronautique, construction, agroalimentaire), contrôlé par la famille George
Forrest (23e fortune : 500 millions). Il est à noter que G.F.I. est également
particulièrement active en RDC et que cette société entretient aussi
des liens étroits avec le parti libéral francophone : Olivier Alsteens,
ancien porte-parole de Louis Michel, est directeur communication
du groupe Forrest ; quant à Louis Michel lui-même, il préside le
comité scientifique de la Fondation George Arthur Forrest.
4
Les positions dans le classement et l’estimation des fortunes belges sont
reprises de l’ouvrage de Ludwig Verduyn, De 200 rijkste Belgen, Leuven, Van
Halewyck, 2012.
5
Comme Herman De Croo, le Baron Moorkens est administrateur indépendant de Texaf.
Ces déclarations des leaders de l’Open Vld pourraient
être considérées, par certains observateurs, comme
« choquantes » – songeons à la confusion, savamment
entretenue, visant à faire croire que l’ISF toucherait les
« familles belges » alors même que ce dernier vise le
pouvoir des grandes familles – on aurait cependant tort
de ne voir dans ces déclarations que des dérapages verbaux, si tant est qu’ils puissent être qualifiés comme
tels. C’est que l’on sait, depuis Marx, que l’idéologie
s’attache, pour l’essentiel, à faire passer des intérêts
particuliers pour l’intérêt général (« les familles », « les
Belges », « l’économie »). Raison pour laquelle, en
période de crise, il est ainsi particulièrement intéressant
d’analyser les discours de crise, leur cohérence interne,
les argumentaires sur lesquels ils prennent appui, mais
aussi les lieux communs qu’ils endossent et, plus
encore, les acteurs sociaux qui s’en font les relais, avec
plus ou moins d’enthousiasme et de ténacité selon les
cas.
Pour en revenir aux leaders de l’Open Vld, on pourrait
aussi se demander si l’opposition de principe qu’ils manifestent à l’égard de l’ISF trouverait un écho aussi favorable dans une partie de l’opinion dès lors que serait
précisée la proximité qui est la leur – ou celle de leurs
collègues de parti – avec quelques grandes fortunes
belges. Les liaisons dont il est ici question ne sont certes
pas secrètes ; elles n’en demeurent pas moins discrètes
et témoignent, à leur façon, de cette forme d’entre-soi
si spécifique à la grande bourgeoisie.
Ainsi que le démontrent les informations des encadrés,
l’Open Vld a donc tissé, au fil du temps, des liens singulièrement privilégiés avec quelques-unes des plus
grosses fortunes du royaume ; certaines grandes entreprises préférant, pour leur part, miser sur la NV-A, le
CD&V ou un sp.a toujours plus proche des thèses
patronales, et du monde des affaires, à mesure que se
distendent ses liens avec le monde du travail.
Mais, en l’espèce, ce qui interpelle l’observateur neutre
des médias, c’est précisément la manière avec laquelle
la presse rapporte la plupart du temps les déclarations
de certains acteurs politiques. Ainsi, si les journalistes
n’hésitent pas à éclairer les prises de position de certains partis à la lumière des liens que ceux-ci ont tissés
avec le monde syndical, ce genre de mise en perspective
des discours et de leurs acteurs est bien plus rare
lorsqu’il s’agit d’établir des relations avec les grandes
fortunes de ce pays. Et, pourtant, les débats autour de
2
: Médias et communication politique (...)
ENCADRÉ 1 (SUITE)
l’ISF sont des controverses qui méritent notre attention tant elles témoignent des intérêts réels défendus
par certaines formations politiques. Encore faudraitil, bien entendu, prendre le temps – ce que les
patrons de presse ne laissent plus à leurs salariés – de
penser les relations entre finance et politique autrement que sous les termes, assez vagues, d’une dépendance réciproque ; et, encore, conviendrait-il de
reconnaître que la sociographie des élites ne saurait
être identifiée à une quelconque chasse aux sorcières, les acteurs ne valant, en effet, que pour autant
qu’ils incarnent des logiques sociales. Comme n’a
cessé de le rappeler Bourdieu – qui n’a jamais été
compris ou qu’on a jamais voulu comprendre sur ce
point – la « science sociale ne désigne “des personnes
que pour autant qu’elles sont la personnification” de
positions : elle ne vise pas à imposer une nouvelle
forme de terrorisme mais à rendre difficiles toutes les
formes de terrorisme. »6
JACQUES LAVERGE/ sénateur honoraire
Ex-membre du Parlement flamand (1995-2002)
Ex-sénateur (1985-1995)
Ex-administrateur (2004-2010) de l’entreprise Korimco (construction) dirigée par Christian Dumolin (32e fortune: 321 millions).
GEERT VERSNICK
Ex-député fédéral (1994-2010)
Ex-secrétaire général du Vld (1993-1999)
Actuellement administrateur d’Artexis Belgique (organisation de
salons), en compagnie entre autres de son PDG Eric Everard – élu
« Manager de l’année 2012 » par Trends Tendances – et de Christophe
Convent. Ce dernier est membre de la famille Van Thillo (13e fortune : 814 millions en 2010), laquelle contrôle le Persgroep (VTM,
Het Laatste Nieuws, De Morgen).
PATRICIA CEYSENS/ parlementaire flamande, membre du bureau de
l’Open Vld
Ex-ministre flamande de l’Économie (2003-2004, 2007-2009)
Présidente de BeCommerce, association belge des firmes actives
dans la vente à distance en ligne/hors ligne.
SVEN GATZ
Ex-chef de groupe Open Vld au Parlement flamand (2007-2011)
Actuellement directeur de la Fédération des Brasseurs belges.
ENCADRÉ 2 : DES GRANDES FORTUNES EN POLITIQUE
FAMILLE DE NUL (6e fortune : 1748 millions)
Anne-Marie Van de Casteele a été successivement présidente du groupe Volksunie-VU à la Chambre des Représentants (1995-1999), présidente
de SPIRIT (2001-2002), puis sénatrice VLD (2003-2007). Elle est l’épouse de Dirk De Nul.
FAMILLE LEYSEN (90e fortune : 118 millions)
Christian Leysen a été conseiller communal Vld à la Ville d’Anvers (2000-2002). Ancien administrateur de la KBC – dont son frère Thomas est
le président – il contrôle le holding Axe Investments (Ahlers, Xylos) en partenariat avec le holding Ackermans van Haaren-AvH du Baron
Bertrand (17e fortune : 704 millions, voir plus loin). Son frère, Thomas Leysen, a été président de la FEB (2008-2011) et PDG d’Umicore (20002008) ; il est aujourd’hui à la tête de la KBC et du groupe Corelio (De Standaard, L’Avenir, Radio Nostalgie).
FAMILLE VAN WAEYENBERGE (73e fortune : 145 millions)
Marleen Van Waeyenberge a été élue membre du bureau du parti à deux reprises (1993, 1997). Son frère, le Baron Piet Van Waeyenberge, est
président du cercle d’affaires flamand De Warande, du holding De Eik, mais aussi administrateur de Corelio (voir plus haut), d’Electrabel et
de Suez Energy Services. Il fut aussi président du patronat flamand. Sa nièce, Giulia Van Waeyenberge, est la compagne du fils de Marc Saverys
(11e fortune : 936 millions, voir plus loin) ; cette dernière est également administratrice de la société Deceuninck (contrôlée par la famille du
même nom : 103e fortune : 105 millions) et responsable des investissements au sein du holding Sofina (contrôlé par la famille Boël : 14e fortune : 759 millions).
FAMILLE DESIMPEL (198e fortune : 33 millions)
Rose Desimpel-Leirens est deuxième échevine Open Vld à Destelbergen dont le bourgmestre est Marc De Pauw (voir plus loin). Elle est aussi
l’épouse de Christophe Desimpel qui est administrateur de Leasinvest Real Estate, en compagnie de Mark Leysen (87e fortune : 121 millions)
et du Baron Luc Bertrand (17e fortune : 704 millions, voir plus loin). Son beau-père, Aimé Desimpel, fut vice-président de la Commission des
Finances à la Chambre des Représentants (1999-2002).
FAMILLE VAN THILLO (13e fortune : 814 millions en 2010)
Propriétaires du Persgroep (VTM, Het Laatste Nieuws, De Morgen), les Van Thillo entretiennent des relations suivies avec l’Open Vld. Le PDG de
la société, Christian Van Thillo, a été régent de la Banque nationale de Belgique ; c’est un proche de l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt.
Son oncle, Herman Van Thillo, fut sénateur PVV. Ce dernier a été récemment condamné par la cour d’appel de Bruxelles pour délit d’initié, et
ce dans le cadre d’une affaire liée à la KBC dont Herman Van Thillo fut administrateur.
FAMILLE VAN HAAREN – BERTRAND (17e fortune : 704 millions)
Le Baron Bertrand, PDG du holding Ackermans & van Haaren (AvH), dispose de nombreux et précieux relais à l’Open Vld. Le directeur de la
Sofinim (filiale d’AvH), Marc De Pauw, est le bourgmestre Open Vld de la commune de Destelbergen où siège Rose Desimpel (voir plus haut).
Quant à Frédéric van Haaren (administrateur d’AvH), il est conseiller municipal de la commune de Kapellen dont le bourgmestre est Dirk Van
Mechelen. Ce dernier fut ministre flamand de l’Économie (1999-2001), puis des Finances (2001-2009).
6
Citation de Pierre Bourdieu, reprise dans Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002, p. 79.
3
: Médias et communication politique (...)
Rompre avec toute forme de terrorisme intellectuel et politique ; voilà bien l’enjeu d’une remise en perspective critique des discours dominants et de leurs acteurs. Procéder de la sorte s’avère, aujourd’hui, d’autant
plus salutaire que la presse ne cesse de confondre ses missions d’information avec les objectifs économiques
de ses propriétaires, et que tout opposant – aussi constructif soit-il – à l’Europe des marchés se voit trop souvent assimilé, en un geste routinier et sans autre forme de procès, à un élève turbulent que seule la pédagogie
de l’austérité est à même de recadrer. À l’heure où la Commission européenne impose misère et régression
sociale – avec, faut-il le rappeler, l’aval des gouvernements nationaux – il est ainsi des journaux belges qui n’hésitent pas à affirmer que « dans l’intérêt de l’Europe, c’est-à-dire de nous tous considérés un à un (…) Guy
Verhofstadt (devrait) prendre la relève de José Manuel Barroso !7 » Mais de quel Guy Verhofstadt parle-t-on,
au juste ? De celui que l’on surnommait « Baby Thatcher » dans les années 1980 ? De celui qui procéda à l’activation d’un État social, jugé trop généreux, lorsqu’il était Premier ministre ? À moins qu’il ne s’agisse de celui
qui, plus récemment, adressa ses félicitations à Elio Di Rupo pour sa politique de rigueur ? Ou, encore, à celui
qui rédigea, il y a plus d’un an de cela et dans les colonnes du Soir, une carte blanche où il devait préciser :
Le seul moyen de nettoyer les écuries d’Augias et de faire entrer les Grecs
dans la modernité à laquelle ils aspirent est de provoquer une grande
vague de libéralisation visant à découpler le travail de l’État. C’est tout le
marché du travail qu’il faut donc réformer dans un premier temps, ainsi
que supprimer les barrières administratives et règlementaires restreignant l’activité économique, puis il faudra privatiser les entreprises
publiques, sitôt la situation économique suffisamment stabilisée pour
éviter le bradage des biens nationaux à vil prix.8
Cette déclaration de foi ultra-libérale, qui promettait de nouvelles souffrances au peuple grec en échange de
la « modernité », ne suscitera guère d’indignation dans les médias belges. Bien au contraire : en décembre dernier, invité par Le Soir, l’ex-Premier ministre belge viendra présenter – avec son co-auteur, Daniel Cohn-Bendit
– son dernier livre, et ce à l’occasion d’un débat au BOZAR animé par Béatrice Delvaux et Yves Desmet
(De Morgen). Étienne Davignon – que Verhofstadt venait juste de « remplacer » au conseil d’administration de
la Sofina – se chargea de présenter les intervenants en évoquant le « rêve (d’une) Europe unie. »9 Laquelle ?
Celle des Boël ? Ou celle des salariés ?
7
Maroun Labaki, « L’Europe a besoin de Mario Monti », lesoir.be, 24 décembre 2012.
Guy Verhofstadt, « Grèce, et maintenant ? », lesoir.be, 21 février 2012.
9
Pascal Martin, « Verhofstadt et Cohn-Bendit ont plaidé pour une Europe fédérale », lesoir.be, 4 décembre 2012.
8
4
ANALYSE DE L’IHOES N°109
Eisenstein à Seraing (1930)
Par Bruno Bové1
« Je me suis produit devant les ouvriers dans un célèbre
faubourg de Liège, Seraing-la-Rouge (!) »
Sergueï Mikhaïlovitch EISENSTEIN
historiographie du cinéma en Belgique ne s’est à ma connaissance jamais vraiment arrêtée sur la visite d’Eisenstein
dans notre pays et cela malgré la renommée internationale du cinéaste soviétique, considéré jusqu’à nos jours
comme un des cinéastes majeurs de l’histoire du cinéma mondial, sinon son théoricien le plus important, et malgré
notamment l’importance de son film Le Cuirassé Potemkine2 pour la Cinémathèque royale de Belgique3. Une visite qui
d’ailleurs aurait été totalement oubliée si le cinéaste n’en avait parlé lui-même dans ses Mémoires4. Une première fois
dans un texte datant de 1945, sous le titre de Nouné5, il énumère les nombreuses manifestations auxquelles il est invité
après la sortie de Potemkine qui lui vaut une célébrité mondiale et soudaine. Dans ce chapitre, on découvre aussi ceci :
L’
« Se trouver embrassé par de drôles de gens inconnus, dans les faubourgs ouvriers de Liège, où on a vu
le film en cachette. »
Qui sont ces « drôles de gens » et les circonstances accompagnant la projection de Potemkine ? Rien n’en est dit. Dans
un autre texte, La Sorbonne écrit en 1946, et également repris dans ses Mémoires, Eisenstein commence par revenir sur
son passage en Belgique :
« Quelques mois passent... 1930. Paris. La mi-février. J’ai déjà fait des conférences à Londres. J’ai
séjourné en Belgique, où je me suis produit devant les ouvriers, dans un célèbre faubourg de Liège. Son
nom, Seraing-la-Rouge (!), parle de lui-même. Fuyant la curiosité sans bornes de la police, je quitte la
patrie de Till Eulenspiegel un peu plus rapidement que je ne l’avais supposé. Cela m’empêche d’aller à
Ostende répondre à l’aimable invitation du vieux James Ensor. Je le regrette beaucoup, car j’aime ses
eaux-fortes grotesques, où des squelettes et des hommes s’enlacent dans les mêmes arabesques fantastiques, prolongeant au seuil du XXe siècle les traditions de ces bizarres et étranges ancêtres flamands du
genre de Hiéronymus Bosch. »
Le cinéaste s’est donc produit dans divers lieux de notre pays, dont Seraing fin janvier et/ou début février 1930, avant
d’être contraint par la police de quitter prématurément la Belgique. C’est ce passage bref, certainement le moins documenté parmi les étapes qu’il a parcourues en Europe, mais pourtant hautement révélateur, que nous nous proposons
d’éclairer.
1
Pour rédiger cette analyse, l’auteur a traduit et retravaillé un article qu’il avait publié en néerlandais en tant que 23ème article sur la vie et l’œuvre
d’Eisenstein dans la revue trimestrielle Cinemagie (n° 249 - winter 2004). L’auteur est, à titre bénévole, membre de l’Afrika Filmfestival de Leuven
(Louvain), du Groupe Cinéma du Festival de cinéma d’ATTAC BXL 1 et de l’association ICS (Iniciativa Cuba Socialista).
2
Ce film est sorti fin 1925 en URSS.
3
La Cinémathèque royale de Belgique fut fondée en 1938, elle se nomme aujourd’hui Cinematek. En 1958, le film Potemkine est couronné meilleur
film de l’histoire du cinéma, lors d’un référendum organisé par la Cinémathèque royale de Belgique auprès d’un jury composé d’historiens du
cinéma provenant de vingt-sept pays du monde.
4
Eisenstein entame en 1946 ses Mémoires et il meurt le 11 février 1948 à l’âge de cinquante ans.
5
Comme le dit Eisenstein lui-même, Nouné correspond à la forme arménienne du prénom Nina et désigne affectueusement Nina Ferdinandnova
Agadjanova-Choutko. Dans ce chapitre, le cinéaste dit sa profonde gratitude pour sa scénariste et inspiratrice pour Potemkine.
1
: Eisenstein à Seraing (1930)
Eisenstein entre deux continents
L’année 1929 est aux États-Unis l’année du passage définitif du film muet au film sonorisé (l’Europe suit une année
après), entraînant une hécatombe de films muets jetés du jour au lendemain à la poubelle (il en ira de même pour bien
des acteurs du muet). L’URSS confectionne son propre système de sonorisation. Les réussites lors d’essais en labo ne
donnent pas lieu, comme dans tant d’autres pays, à un passage brutal au film sonorisé mais au contraire à un passage
progressif qui va de pair avec l’équipement sonore des salles : jusqu’en 1935, des films muets y sont pourvus de versions
sonorisées, et à l’inverse, on y fait des versions muettes de films déjà sonorisés de
manière à pouvoir les passer dans les salles
non encore équipées. Mais il n’est pas question pour l’industrie cinématographique
soviétique de dédaigner d’apprendre de l’expérience à l’étranger : dès août 1928, il existe
des plans concrets pour un voyage
d’Eisenstein à Hollywood (sur invitation
d’une délégation du studio United Artists6 en
visite à Moscou) pour lequel les autorités
soviétiques responsables ont donné leur aval.
Eisenstein accompagné de son assistant
Grigori Alexandrov et son opérateur Edouard
Tissé quittent donc Moscou le 19 août 1929
par train pour arriver deux jours plus tard à Berlin. Ils ont chacun 25 dollars en poche ; le but est d’assister à la première européenne de leur dernier film, puis de se rendre aux États-Unis. Mais une fois le trio arrivé à Berlin, les visas
pour les États-Unis se font attendre tandis que la United Artists fait savoir qu’elle n’est plus en mesure d’offrir un
contrat au trio. Cette annonce doit sans doute être mise en lien avec la féroce compétition que se livrent les grands studios hollywoodiens suite à l’introduction du son qui met fin à la carrière de Fairbanks et Pickford, mais aussi avec le
krach financier d’octobre 1929. Le but du voyage des trois cinéastes soviétiques – apprendre du film sonore au pays qui
l’a initié – n’est pas abandonné, mais ce n’est que le 6 mai 1930 qu’Eisenstein obtient son visa et embarque deux jours
après à Cherbourg, pour arriver cinq jours plus tard à New York, où il signe un contrat avec la Paramount, alors le plus
grand studio au monde (après la MGM). Durant ces presque neuf mois d’attente forcée en Europe, Eisenstein se rend en Allemagne mais aussi en Suisse, en
Angleterre, aux Pays-Bas, en France et en Belgique pour y travailler, y donner
des conférences ou encore visiter le pays. Le 29 décembre 1929, il donne une
conférence à Anvers, après quoi il retourne en France. Exactement un mois
plus tard, le 29 janvier 1930, Eisenstein donne des conférences à Bruxelles.
Le périodique communiste alors hebdomadaire, Le Drapeau Rouge, en fait
l’annonce le 11 janvier, suivi d’un compte rendu le 1er février. De Bruxelles,
Eisenstein se rend à Seraing mais les dates exactes ne sont pas connues,
Werner Sudendorf (de la Deutsche Kinemathek de Berlin) date ce déplacement de fin janvier et/ou début février 1930.
La Ligne générale / L’Ancien et le Nouveau
À « Seraing-la-Rouge » en 1930, c’est La Ligne générale qui est projetée au théâtre de
Seraing. L’équipe d’Eisenstein, en route vers Hollywood donc, a emmené dans ses bagages son
dernier film, encore muet. Celui-ci est entamé en 1926 (après Potemkine). Sa réalisation est interLa paysanne Marfa
rompue pour la grosse production Octobre prévue pour le 10ème anniversaire de la Révolution
Lapkina dans La Ligne
d’Octobre de 1917, mais qui prendra quelque retard et dont la première n’aura lieu que le 20 jangénérale.
vier 1928 (exploitation à partir de la mi-mars). C’est en 1929 que La Ligne générale est repris et terminé, en changeant en cours de route son titre en L’Ancien et le Nouveau, du moins en URSS7. Tous les films d’Eisenstein
sont au fond des films historiques, mais celui-ci traite de l’histoire contemporaine, des débuts de la collectivisation des
campagnes en Union soviétique, tandis que pour la première fois une production d’Eisenstein met en scène un person6
United Artists est fondé en 1919 par le couple vedette d’alors, Douglas Fairbanks et Mary Pickford, et les cinéastes D.W. Griffith et Charles Chaplin.
Il s’agit d’une tentative de cinéma indépendant aux États-Unis.
7
En URSS, le film est rebaptisé Staroye i novoye.
2
: Eisenstein à Seraing (1930)
nage individuel central, la paysanne Marfa Lapkina (jouant dans cette fiction quasiment son rôle dans la vraie vie).
Victime des traditions féodales et de l’obscurantisme régnant encore à la campagne, livrée à elle-même et n’arrivant plus
à survivre, elle adhère tout de suite aux premières propositions de coopératives. Ces dernières, bien que ne comptant
qu’un nombre restreint de personnes au départ (six dans le cas de celle de Marfa), entrent très vite en opposition avec
les paysans aisés alors toujours en place (les koulaks), mais aussi avec certains coopérateurs qui veulent s’approprier
les premiers gains obtenus grâce à la coopération agricole et à l’introduction de machines (la fameuse scène de l’écrémeuse), voire même avec une certaine bureaucratie qui se manifeste à travers l’appareil étatique soviétique. Tout au
long de son film, Eisenstein n’aura de cesse de démontrer que la réussite de l’idée coopérative, et par extension du socialisme naissant, dépend de l’introduction de la technologie moderne mais aussi de ce qui se joue dans la tête des concernés. En témoigne la déclaration d’Eisenstein et de son assistant pour ce film, le coréalisateur Grigori Alexandrov, lors
de la présentation de leur production :
« Le cinéma a pour devoir de saisir par les cheveux le spectateur abasourdi et, d’un geste impérieux, de
le mettre en face des problèmes actuels. […] C’est le premier film monumental bâti sur des matériaux
agricoles et paysans. La réalisation de ce film est une tentative pour rendre marquants et intéressants
les problèmes paysans les plus ternes et plus terre à terre, qui revêtent une importance politique et
sociale colossale. […] Forcer à avoir un comportement actif, à respecter les graphiques de l’augmentation de la traite et ces fichiers de sélection du grain, telle est la tâche que nous nous sommes imposée.
C’est encore insuffisant. Le cinéma de l’Occident bourgeois fait de la propagande pour l’amour de la
patrie, de dieu, et du commis-voyageur honnête, il érige un monument au soldat “inconnu”. Nous
devons obliger notre grand public à aimer le travail terne de tous les jours, le taureau de race, le tracteur
qui avance aux côtés de la carne décharnée. Est-ce que l’Occident connaît les incomparables conquêtes
de nos concitoyens sur le front “pacifique” intérieur ? […] Et nous-mêmes ? Et le spectateur de la ville ?
Savons-nous ce qui se passe dans la bataille pour la moisson ? La bataille pour le nouveau. […] De l’écrémeuse au taureau de race, du taureau au tracteur. Deux, dix, cent tracteurs !! […] Que les yeux de nos
spectateurs s’enflamment à la vue de l’écrémeuse en fer-blanc de la kolkhoze ! »8
C’est dire aussi qu’après les épopées révolutionnaires des films précédents d’Eisenstein, Potemkine et Octobre, le but de
son cinéma n’a pas changé. Pour reprendre les mots de Barthélémy Amengual9, dans son livre : Que Viva Eisenstein !
(1980) :
« Fidèle à ses principes, Eisenstein ne distingue pas l’information de l’édification : connaître, c’est changer ; comprendre, c’est agir. Le cinéma a son rôle à jouer dans la transformation des mentalités, dans
l’élaboration d’une culture nouvelle, dans l’intégration, l’adaptation du vieil homme à un monde nouveau. »
« Serge Eisenstein parle » (La Tribune)
C’est sous ce titre que H. Rassart (probablement Hubert
Rassart) rend compte de la visite d’Eisenstein à Seraing à la une du périodique La
Tribune, organe hebdomadaire des Unions socialistes du bassin industriel de Seraing et environs10,
le dimanche 9 février 1930 :
« Nous l’avons vu, dans ce petit théâtre, tel que l’image nous l’avait montré. Un front haut
sous une chevelure en broussaille, toute la figure éclairée d’un rire bon enfant qui dit la joie
ardente et saine, les épaules hautes et larges, à l’aise dans le costume ample, ce petit
homme rable s’avance en sautillant entre la double ligne de visages curieux. Il parle et le
public s’abandonne [sic]. Tout le sert : la connaissance profonde du sujet ; l’absence complète d’affectation[,] il raconte une bonne histoire; le rire naturel et franc ; le débit lent qui
grave les mots et les images ; l’enfant même, qui geint dans un coin : il y a donc ici des
enfants tsaristes ? On rit, c’est la détente; il reprend son auditoire et le conduit sans le
fatiguer en le distrayant vers la conception de “son” cinéma de masse. »
La Tribune : organe hebdomadaire des Unions socialistes du bassin industriel de Seraing et environs, Seraing, n° 6, 9 février 1930, p. 1. Coll. IHOES, Seraing.
8
Cette déclaration est publiée le 22 février 1929 dans la presse soviétique.
B. Amengual est un essayiste et critique de cinéma français (1919-2005).
10
Ce périodique a été consulté et est conservé à l’IHOES.
9
3
: Eisenstein à Seraing (1930)
Plus loin, H. Rassart nous livre aussi une description de la séance, on reconnaît les idées que le cinéaste a avancées précédemment à Bruxelles et en maintes autres conférences et/ou présentations de son film en Europe :
« Le film a une mission éducative et culturelle. Il déchoit quand il n’est qu’un passe temps pour le public
et un moyen commercial pour les directeurs. La forme de l’art est le résultat de la forme sociale. La
société soviétique neuve ne pouvait donner naissance qu’à une forme nouvelle de l’art qui s’adapte parfaitement aux nécessités sociales de la Russie actuelle. L’idée qui domine la production artistique
d’Eisenstein est celle de la beauté, de l’effort collectif, de l’effort de la masse, d’où la nécessité d’une
industrie cinématographique nationalisée. »
L’article de Rassart se poursuit à la page deux par une appréciation très élogieuse et se termine par un enthousiasme
débordant pour le film d’Eisenstein.
« Autour de la visite d’Eisenstein » (La Tribune)
C’est sous ce titre, toujours à la une mais dans un coin en bas de page, sous une rubrique « Echos », que La Tribune
revient deux semaines plus tard, le 23 février 1930, sur l’événement. L’article est signé par « l’équipe », il s’agit donc d’un
article rédactionnel :
« Il y avait à peine quatre cents personnes pour écouter Serge Eisenstein, la majorité de l’assistance
était composée d’étudiants et d’ouvriers israélites venus pour applaudir l’homme de leur sang. Si l’on
néglige la centaine de suiveurs aveugles, les quelques meneurs qui
sont toujours dans cette salle et d’ailleurs incapables, et les trois
Messieurs de la P.J. (Police Judiciaire - ndlr), on conclura que la
propagande et la publicité auront amené à peine une centaine d’auditeurs venus vraiment pour écouter l’homme de Potemkine.
C’est peu. »
Le ton est donc tout autre que deux semaines auparavant ! Après avoir
dénigré les trois-quarts du public de façon raciste et antisémite (la rédaction ignorant par ailleurs que le cinéaste malgré son nom n’est pas juif),
La Tribune poursuit en visant les organisateurs de la rencontre, membres
du Parti communiste :
« Ces gens n’ont jamais su organiser, quant à inviter la Presse,
savent-ils seulement que c’est l’usage courtois ? Qui aurait découvert le génial metteur en scène dans cette petite salle inconnue ?
C’est tout à fait par hasard qu’un de nos collaborateurs est entré et
a pu rendre compte, il était le seul journaliste présent et on aura
cette chose étonnante, Serge Eisenstein venant dans la banlieue de
Liège, la grande presse l’ignorant et ne rendant pas hommage.
Eisenstein pourrait s’en plaindre, ces gens l’ont leurré comme ils
leurrent Moscou sur leur puissance réelle (?) Si c’est [à] la masse La Tribune : organe hebdomadaire des Unions socialistes du
bassin industriel de Seraing et environs, Seraing, n° 8, 23
des prolétaires belges qu’il voulait parler, les portes de nos vastes février 1930, p. 1. Coll. IHOES, Seraing.
locaux lui étaient ouvertes, nous croyons avoir prouvé que nous
savions organiser, l’art est au-dessus des partis, nous faisons d’ailleurs une grande différence entre le
collectivisme d’Eisenstein et le “creux” de quelques aigris qui dirigent le PCB. »11
Les rédacteurs s’en prennent davantage aux
« dirigeants du PC [qui] se sont bien gardés de mettre Eisenstein en contact avec les intellectuels du
pays, ils ont préféré l’étouffer et le promener de banlieue en banlieue, ils ne risquaient point de lui faire
connaître l’indigence de leur parti. »
11
Le Parti communiste (Section belge de l’Internationale communiste) a vu le jour en septembre 1921 de manière à rassembler les deux partis préexistants à la demande de l’Internationale communiste. Voir notamment : « Rapide historique du mouvement communiste en Belgique (1917-1936)
in Milou Rikir, Répertoire des notices biographiques et/ou nécrologiques des militants du mouvement ouvrier et progressiste en Belgique, parues dans Le Drapeau
Rouge (1921-1936), Liège : Institut provincial d’enseignement de promotion sociale de Liège, formations pour adultes, 1999-2000, p. 34-35.
4
: Eisenstein à Seraing (1930)
La rédaction de La Tribune ne lit donc pas de journaux nationaux ? L’hebdomadaire socialiste sérésien ne fait aucune
référence à la conférence d’Eisenstein à Bruxelles deux semaines plus tôt. Pourtant, plusieurs quotidiens belges importants (et donc pas seulement Le Drapeau Rouge) en ont publié divers comptes rendus. Plus loin, la rédaction continue sur
le même ton pendant un certain temps et égratigne au passage
« le chef du groupe communiste sérésien qui se promenait à côté de Serge Mikhaïlovitch, les bras ballants, le regard terne, ne sachant que dire. On l’aurait trouvé tellement insuffisant, qu’on lui avait
envoyé pour le remplacer, un jeune Bruxellois […] qui s’empara de tout, poussa Julien dans l’ombre, ce
qui n’est point difficile […] et ne connaissait pas mieux Eisenstein et son œuvre. »
Lorsque l’équipe de La Tribune revient sur le film, ce n’est que pour ridiculiser à nouveau l’assistance :
« Sur l’écran, un hymne à la fécondité, à la maternité resplendissante, une femme qui porte la vie avec
joie […] et n’a point honte de son ventre. La salle éclate de rire, elle n’y a vu qu’une image à laquelle rattache – par quelle aberration ? – une idée d’obscénité. […] La figure d’Eisenstein a dû se crisper. »
Après lui avoir souhaité un bon retour et entre autres « qu’il se rende au Kremlin […] et qu’il leur dise que l’argent donné par le
prolétariat russe se perd dans les poches des maîtres farceurs de France et de Belgique », La Tribune conclut en feignant de s’adresser à Eisenstein : « Enfin, qu’il réalise le film de ce qu’il a vu dans les partis communistes occidentaux, c’est bien la pire chose qui pourrait leur arriver ».
Eisenstein et Julien Lahaut
Si la prise de bec grotesque de cet éditorial de « l’équipe » de La Tribune peut prêter aujourd’hui à sourire, en même
temps elle témoigne d’une certaine logique, au demeurant peu reluisante. Certes, « le seul journaliste présent » (Rassart)
dont se vante l’hebdomadaire est un des leurs, mais son article deux semaines plus tôt comme toute sympathie tant
soit peu avec la gauche révolutionnaire à la base du POB sont éliminés. Ce qui domine par-dessus tout dans l’éditorial,
c’est la rivalité entre le Parti socialiste et le Parti communiste. Celle-ci doit être replacée dans un contexte où les communistes ont remporté de premiers sucSerge Eisenstein.
cès électoraux en Belgique12. De toute évidence, les socialistes se sentent menacés.
C’est d’autant plus vrai dans cette région
puisque le PC compte alors à Liège un
tiers de ses membres et que parmi ses
mandataires figure le très populaire
Sérésien Julien Lahaut13.
Julien Lahaut.
L’esprit partial et méprisant dont regorge
l’éditorial du 23 février est si présent que,
même en supposant qu’il s’agissait de la
part de Eisenstein d’une visite éclair et
organisée en dernière minute à Seraing, il
est permis de douter sérieusement des
chiffres avancés par La Tribune en ce qui
concerne l’assistance lors de la soirée en
présence d’Eisenstein (« à peine 400 personnes »). Il est plausible que le POB
aurait pu offrir une infrastructure plus développée au
cinéaste soviétique que le PC, malgré la montée certaine de
ce dernier en région liégeoise au cours de ces années, mais
12
La première campagne électorale effective du PCB est celle des législatives de 1925 qui permet de rassembler 34 000 voix sur les listes d’un parti
qui compte à peine plus de 500 membres. Deux députés et huit conseillers provinciaux sont alors élus. Aux élections communales de 1926, le PCB
recueille 55 337 voix, ce qui permet à 22 élus de siéger dans des conseils communaux. Aux élections de 1929, le parti gagne des voix mais perd des
sièges : un député est élu ainsi que trois conseillers provinciaux. Voir : José Gotovitch, Du communisme et des communistes en Belgique : approches critiques, Bruxelles, Éditions Aden, 2011, p. 125-127 ; « Rapide historique du mouvement communiste en Belgique (1917-1936) in M. Rikir, Op. Cit.,
p. 34-37.
13
En 1923, exclu du POB et de son syndicat Julien Lahaut adhère au PCB, soit deux ans après la fondation de ce parti.
5
: Eisenstein à Seraing (1930)
pour venir y dire quoi ? L’idée que se fait Eisenstein n’est certainement pas d’un cinéma au-dessus des partis ou de la
politique. Sa vie durant, il n’a jamais formellement adhéré au PCUS (parti communiste de l’URSS), mais toute son
œuvre témoigne de son dévouement à la cause révolutionnaire. Et parmi ses œuvres, La Ligne générale est justement le
film le plus contemporain de la réalité de son pays et de la collectivisation alors naissante (son autre et véritable titre,
L’Ancien et le Nouveau, est d’ailleurs révélateur de toute la lutte pour chasser l’ancien qu’entend soutenir le cinéaste).
Remarquons aussi que quelques années plus tard, le Parti socialiste belge boycottera la distribution du documentaire
Borinage (Joris Ivens et Henri Storck, 1933). Montrer la misère ouvrière était admis, mais pas la volonté des ouvriers de
mettre fin à l’anarchie capitaliste et d’inverser les rapports de force entre le travail et le capital14.
Par ailleurs, La Tribune ne nomme pas de son plein nom Julien, le « chef » du groupe communiste sérésien, mais il n’y
aucun doute possible : Eisenstein et Lahaut se sont rencontrés ! Lahaut connaît bien l’URSS. Il a parcouru la Russie
durant la Première Guerre mondiale dans une unité d’auto-blindés. Après avoir assisté à la Révolution d’Octobre il a
sympathisé avec les bolcheviks et après la guerre il a visité plusieurs fois le pays. En plus de sa fonction de dirigeant du
parti communiste, il a été élu conseiller communal à Seraing en 1926. Loin d’être un dirigeant « ne sachant quoi dire »,
Julien Lahaut est réputé, auprès de ses amis mais aussi de ses ennemis, pour son talent d’orateur.
Jusqu’à présent on ne sait pas dans quelles autres banlieues Eisenstein se serait rendu. Par contre à Seraing, la soi-disant
« petite salle inconnue » où Eisenstein a parlé est en réalité celle du théâtre de Seraing que Julien Lahaut avait fait transformer à partir de 1925 pour y héberger le Comité de défense syndicale. Il était situé à la rue Papillon, 29 à moins de cent
mètres de la Maison du Peuple. Selon l’exposition photo Noss’ Julien! Julien Lahaut 1884-195015, ce théâtre populaire sera
pendant plus d’un quart de siècle l’épicentre du communisme à Seraing et ce sera aussi le siège des Italiens antifascistes
et le lieu de réalisation de leur journal Il Riscatto.
Extrait du plan d’une transformation du théâtre de Seraing
signé par l’architecte et Julien Lahaut, le 6 octobre 1925.
Coll. IHOES, Seraing.
Photo prise au théâtre de Seraing le 25 janvier 1946 lors
d’un meeting du P.C. Coll. CArCoB, Bruxelles.
Signalons aussi que cette diatribe hargneuse de La Tribune ne doit pas faire oublier qu’ailleurs en Belgique, Le Cuirassé
Potemkine d’Eisenstein a été montré dans plus d’une Maison du Peuple socialiste, y compris dans la région liégeoise, au
moins à Herstal comme nous le verrons.
Social-fascisme
De la part de La Tribune il ne s’agit que d’injures verbales, mais à Seraing on n’en est pas toujours resté là. Ainsi, l’historien Jules Pirlot explique que peu après l’exclusion de Lahaut par le POB de son parti et de son syndicat : « Le 25 octobre
1923, socialistes et “lahautistes” s’affrontent à coups de poings devant la Maison du Peuple. Le 30, le bourgmestre Joseph Merlot prend
un arrêté d’interdiction d’un meeting des Chevaliers du Travail. Ceux-ci répliquent en dénonçant “l’abominable gredin, le renégat Merlot”
14
Voir : Bert Hogenkamp & Henri Storck, « Le Borinage : La grève des Mineurs de 1932 et le film de Joris Ivens et Henri Storck », La Revue Belge du
Cinéma, n° 6-7, 1983.
15
Cette exposition a été réalisée par l’ IHOES en 2000.
6
: Eisenstein à Seraing (1930)
Ambiance! »16. Cette hargne du POB à l’encontre du PC s’est aussi exprimée par des violences physiques ailleurs qu’à
Seraing. Piet Vermeylen, jusqu’en 1930 avocat et dirigeant communiste17, rapporte dans ses mémoires ce souvenir :
« Aux élections de 1929, je fus amené à succéder à Charles Plisnier en tête de liste communiste dans
l’arrondissement de Mons. Je recueillis plus de coups que de voix. La campagne électorale fut très dure.
Le Parti ouvrier considérait les communistes comme des traîtres, et partout dans le Borinage je fus
accueilli par des foules hostiles, chauffées à blanc par des militants socialistes fanatiques. Un jour, j’ai
été couvert de bouse de vache à Wihéries ; les opposants étaient sous la conduite de Pierre Hubermont,
passé à la collaboration pendant la guerre. Une
autre fois, à Jemappes, j’ai été jeté sur la voie
publique, après être passé à travers les vitres d’un
tramway. [...] Au bureau du Parti ouvrier,
Vandervelde et mon père (August Vermeylen,
ndlr) avaient beau protester contre ces agissements
que les communistes qualifiaient à juste titre de
manifestations social-fascistes, les socialistes
borains n’en ont pas moins persévéré. »18
Or, Pierre Vermeylen est une source au-dessus de tout soupçon ; la campagne électorale de 1929 est la dernière qu’il
mène pour le parti communiste, en 1938 il rompt ses derniers liens avec le PCB et quand il publie ses mémoires en
Inauguration de l’Institut Émile Vandervelde en 1947. Au premier 1984, c’est après avoir exercé quinze années de fonctions
rang au centre : Piet Vermeylen. Coll. CArCoB - Archives commuministérielles en tant que membre du parti socialiste19.
nistes asbl.
Jean Derkenne
Les deux articles de La Tribune ne font aucune mention d’interprètes ou
même d’un accent russe : Eisenstein qui maîtrisait mis à part l’allemand
et l’anglais aussi la langue française doit s’être adressé à son public en un
français convenable. Alors que dans les deux articles de La Tribune
Eisenstein est décrit comme « l’homme du Potemkine » et que le cinéaste
parle dans ses Mémoires des « faubourgs ouvriers de Liège où on a vu le film en
cachette », c’est en toute logique non pas Le Cuirassé Potemkine mais son film
le plus récent La Ligne générale qu’on y a montré en 1930. Eisenstein a-t-il
dans ses Mémoires commis un lapsus ? Rien n’est moins sûr, en sa première
référence à la Belgique dans ses mémoires20 il peut tout aussi bien avoir eu
en tête la période de la sortie de Potemkine (en URSS fin 1925). Selon
Daniël Biltereyst & Thunnis van Oort, qui citent Le Drapeau Rouge du 7 septembre 1928, Potemkine connaît depuis des semaines un grand succès au
Cinéma Ouvrier de Seraing, mais donc pas ou plus en cachette (tandis que
durant le même mois la ville d’Ostende interdit la projection du film à
cause de son caractère subversif…).
Un passage du livre L’Usine d’Imelda Haesendonck témoigne de l’attrait
exercé par l’Union soviétique sur les ouvriers liégeois du temps de Julien
Lahaut et de ces projections de films soviétiques dans la commune21. Portrait de Jean Derkenne. Coll. CArCoB - Archives
communistes asbl.
16
Jules Pirlot, Julien Lahaut vivant, Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2010, p. 42.
P. Vermeylen deviendra en 1931 avec André Thirifays le fondateur du Club de l’Écran et en 1938 ces deux hommes rejoints par Henri Storck donneront naissance à la Cinémathèque de Belgique.
18
P. Vermeylen, Een gulzig leven, Leuven, Kritak, 1984 & P. Vermeylen, Mémoires sans parenthèse, Bruxelles, CRISP, 1985.
19
Après la Seconde Guerre mondiale, il a été ministre de la Reconstruction nationale, à deux reprises, de l’Intérieur, puis de la Justice et de l’Éducation nationale.
20
Pour rappel, dans le texte intitulé Nouné de 1945.
21
Imelda Haesendonck, L’Usine, EPO, 1999. Cet ouvrage rassemble les témoignages d’intellectuels qui en Belgique ont après Mai 1968 choisi de
travailler en usine. Il contient entre autres un épilogue consacré à la vie et l’action de Julien Lahaut.
17
7
: Eisenstein à Seraing (1930)
Ainsi, l’auteur s’arrête quelque temps sur la figure de Jean Derkenne (1907-1993) qui y a fondé l’association Les Amis
de l’Union soviétique
« qui diffuse à Liège le journal La Russie Nouvelle, tiré à 700 exemplaires, dont 400 sont écoulés par
un réseau de travailleurs que Derkenne avait constitué dans chaque usine. Depuis 1928, Derkenne
organisait chaque semaine la projection d’un film sur l’Union soviétique qui attirait entre 900 et 1.200
travailleurs ! Le film Le Chemin de la vie (de Nicolaï Ekk, 1931), traitant de l’accueil et de l’éducation
des orphelins en Russie, fait forte impression, tout comme La Jeunesse de Maxime (Kozintsev &
Trauberg, 1935), Le Cuirassé Potemkine ou La Ligne générale. (...) Dans les Maisons du Peuple, on
projette également des films russes et l’Union soviétique devient tellement populaire auprès des travailleurs que le bourgmestre de Herstal finit par intervenir dans les débats. D’après lui, les bolcheviks
construisent, spécialement pour leur propagande, des «usines modèles» le long des lignes de chemin de
fer, pour en mettre plein la vue aux touristes... »
Le public pour ces séances de films soviétiques était certainement plus large que ceux d’obédience communiste. Jean
Derkenne, qui organisait ces séances hebdomadaires de films soviétiques, est lui-même alors membre du POB et il ne
rejoindra qu’en 1939 le PC22. Imelda Haesendonck reprend les propos de J. Derkenne qui explique que durant la
Seconde Guerre mondiale « presque tous les Amis de l’Union soviétique serviront de courrier pour la diffusion de la presse clandestine communiste et de la presse syndicale, mettant ainsi leur vie en péril. Jean Derkenne explique ainsi le peu de dénonciations : “Il s’agissait de centaines d’ouvriers disciplinés qui se connaissaient tous, il ne pouvait pas y avoir beaucoup de problème. Et en cas de problème,
nous nous occupions du traître”. » Jusque dans les années 1950, Jean Derkenne a continué à organiser des activités de cinéclub. Il est décédé en 1993. Il apparaît à diverses reprises parmi les dizaines de témoignages d’anciens grévistes ouvriers
en 1960-1961 dans le deuxième film tourné par Jean-Pierre et Luc Dardenne Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse
pour la première fois (1979).
« La curiosité sans bornes de la police »
Quand Eisenstein se rend à Seraing, fin janvier ou début février
1930, des films soviétiques y sont donc régulièrement montrés
depuis quelques années déjà. Il est fort probable que de nombreux ouvriers, tant socialistes que communistes, assistant déjà
fin des années 1920 à de telles séances aient aussi été présents
lors de la conférence d’Eisenstein et de la projection de La Ligne
générale. Il n’est pas prouvé que « la curiosité sans bornes de la
police » obligeant Eisenstein selon ses Mémoires à quitter la
Belgique « un peu plus rapidement » qu’il ne l’avait supposé soit à
situer en cette soirée précise. Il n’y a en 1930 certes pas encore
comme après la Seconde Guerre mondiale un « rideau de fer »
entre l’URSS et l’Europe occidentale, mais Eisenstein est
constamment tenu à l’œil lors de ses déplacements. Malgré le
fait que l’article rédactionnel de La Tribune fait état de la présence de « trois Messieurs de la P.J. », il n’apparaît nulle part
qu’Eisenstein aurait délaissé le sujet de sa conférence (le film soviétique) et se serait par exemple laissé aller à faire des
déclarations sur des situations locales ou belges. Ou est-ce le fait que, comme l’écrit La Tribune, les organisateurs se
soient employés à « le promener de banlieue en banlieue » qui en ait été trop aux yeux de la police ? Quelques temps plus
tard, le 17 février 1930 à Paris, quand Eisenstein tiendra une conférence devant au moins 2 000 personnes à l’université de la Sorbonne, et cela malgré l’interdiction du même film La Ligne générale, il se verra le lendemain confronté à une
expulsion du pays qui fera la une des quotidiens. À la différence de la Belgique, une vaste campagne de solidarité des
milieux artistiques et intellectuels (dont témoignent des dizaines de pages dans les Mémoires du cinéaste) fera échec à
son expulsion. Toutefois, il me semble que pendant son séjour en Europe et son attente prolongée avant de rejoindre
sa destination (les studios de Hollywood) durant lesquels Eisenstein et ses deux compagnons ont parcouru une bonne
partie de l’Europe occidentale, ce passage à Seraing aura pratiquement été la seule occasion pour Sergueï Mikhaïlovitch
Eisenstein de se produire devant un public avant tout ouvrier. S’il s’était trouvé souvent ou plus d’une fois en face d’un
tel public, Eisenstein n’aurait sans doute pas insisté sur ce fait dans ses Mémoires.
22
J. Derkenne quitte le PC dans les années 1960 pour le groupe communiste plus orienté sur la Chine de Jacques Grippa, avant de rejoindre finalement ce qui est à l’heure actuelle le PTB (Parti du Travail de Belgique).
8
: Eisenstein à Seraing (1930)
SOURCES PRINCIPALES
● De l’auteur :
- Bruno Bové, « Eisenstein en België » in Cinemagie, Brussel, n° 249, 2004, p. 85-90.
- Bruno Bové, « Potemkin, Eisenstein en België - Een turbulente ontvangst en een onstuimige relatie » in De
Verlichte Stad - Een geschiedenis van bioscopen, filmvertoningen en filmcultuur in Vlaanderen, Daniël Biltereyst & Philippe
Meers (red.), Leuven, Lannoo Campus, 2007.
● Textes d’Eisenstein :
- Au-delà des étoiles, Paris, Union Générale d’Éditions, 1974, 314 p. Présentation par Jacques Aumont.
- Mémoires /1 , Paris, Union Générale d’Éditions, 1978, 444 p., ill. Présentation par Jacques Aumont.
- Mémoires, Paris, Ed. Julliard, 1989, 701 p. Reprise des textes Mémoires/1, Mémoires/2 et Mémoires/3, édités par
l’U.G.E., assortis d’une postface inédite de Bernard Eisenschitz.
- Annoncée pour octobre 2015 : une Nouvelle traduction des Mémoires d’Eisenstein.
● Archives ou productions de l’IHOES :
- La Tribune : organe hebdomadaire des Unions socialistes du bassin industriel de Seraing et environs, Seraing, n° 6, 9 février
1930, p. 1-2.
- La Tribune : organe hebdomadaire des Unions socialistes du bassin industriel de Seraing et environs, Seraing, n° 8, 23 février
1930, p. 1.
- Russie nouvelle : revue mensuelle des Amis de l’Union soviétique, s.l., Amis de l’Union soviétique, 1934-1936 : n° 15
(mai), n° 18 (août), n° 20 (oct.) - n° 47 (déc.).
- Fonds du Parti communiste, section belge de l’Internationale communiste, 1921-1946, dossier « Les Amis de
l’Union soviétique, 1930-1933 ».
- Exposition Noss’ Julien !» Julien Lahaut 1884-1950, produite en 2000, crédits IHOES / FAR / CArCoB.
- Imelda Haesendonck, L’usine, Bruxelles, EPO, 1999.
- Imelda Haesendonck, « Julien Lahaut, « Syndicaliste communiste au cœur des grandes luttes ouvrières » in Études
marxistes, Bruxelles, n° 48 (octobre-décembre 1999), p. 13-49.
- Jules Pirlot, Julien Lahaut vivant, Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2010, 191 p. (014. Julien LAHAUT vivant - Editions du
Cerisier - 10. Julien LAHAUT vivant).
- Piet Vermeylen, Een gulzig leven, Leuven, Kritak, 1984.
- Pierre Vermeylen, Mémoires sans parenthèses, Bruxelles, CRISP, 1985.
SOURCES COMPLÉMENTAIRES
- Werner Sudendorf, Sergej M. Eisenstein : Materialien zu Leben und Werk, Munchen ; Wien, Hanser, 1975, 277 p.
- La Cinémathèque française : S. M. Eisenstein - Ouvrages d’Eisenstein
- Contenu lié au mot-clé : “Jean Derkenne” | La Braise Liège
- Daniël Biltereyst & Thunnis van Oort, « Censuurmodaliteiten, disciplineringspraktijken en film. Een comparatieve analyse van de historische receptie van Sergej Eisensteins Pantserkruiser Potemkin (1925) in België en Nederland » in
Tijdschrift voor Sociale en Economische Geschiedenis: TSEG, 2011, 8(1), 53-82.
9
Analyse de l’IHOES n°110 - 2 octobre 2013
Des discours et des hommes
Enquête sur les (ex-)dirigeants du SP.A
et la stratégie de communication du parti :
de l’image institutionnelle aux réalités socio-professionnelles
Par Geoffrey Geuens
Administrateur de l’IHOES
[Le gouvernement Di Rupo] est un gouvernement « de réformes », d’adaptation, de mutation, de notre système de sécurité sociale, hérité… des années cinquante ! […] Pensez… Le divorce était interdit ! Il n’existait
qu’en URSS ! Je veux dire par là qu’il est temps de faire bouger les choses en sécurité sociale […] Sommes-nous
aveugles ? Veut-on tout perdre ? Non ? Alors, réformons !
[…] comment garder un « État providence » si on part du principe que les gens travaillent moins de la moitié
de leur vie et contribuent donc moins de la moitié de leur vie au financement du système ? Impossible.
[…] là où je ne suis pas d’accord avec les syndicats, c’est qu’ils tirent de tout cela des conclusions pessimistes,
négatives… Surtout ne bougeons à rien, battons-nous sur les « acquis », on verra combien de temps le système
social tiendra le coup, ce n’est pas notre problème… […] Je suis un homme de gauche, donc un progressiste, et
par définition, le progressisme, c’est l’adaptation, être proactifs. Le progressiste a envie d’aller voir de l’autre
côté de la colline. Le conservateur défend la forteresse, c’est tout.
[…] Il y a une crise, il y a des dettes, il y a un héritage social à adapter, et ce n’est pas crédible de répondre :
« Il n’y a qu’à faire payer les riches » ! C’est déraisonnable, mentir aux gens, et mettre en danger le système
social. Après nous le déluge !
[…] Je comprends l’inquiétude, mais une grève générale, c’est quelque chose de très rare, et il faut garder la
bombe atomique pour la guerre mondiale, pour le dernier combat, pour le gouvernement de droite qui applique
vraiment des mesures de droite ! […] Et une grève générale qui ne fait pas exploser le gouvernement est une
bombe sans effet.
EXTRAITS DE L’INTERVIEW DE BRUNO TOBBACK AU SOIR, 26 JANVIER 2012.
Puisant sa force dans les fausses évidences dont il est tissé, le discours du président du SP.A, repris ci-dessus, s’appuie
pour l’essentiel sur un argumentaire figé et une série de clichés qui ne sont pas sans rappeler la « rhétorique réactionnaire » étudiée par l’économiste américain Albert O. Hirschman1 ; ainsi en est-il, en particulier, de ces trois thèses traditionnellement convoquées par des acteurs politiques ou socio-économiques critiquant l’« inefficacité » du modèle
social belge et l’« inactivité » des allocataires sociaux :
1
•
la thèse de l’« effet pervers » (perversity), tout d’abord, consacre l’idée selon laquelle toute velléité de
transformation de l’ordre social et politique aurait pour effet d’obtenir des résultats inverses au but
précisément recherché. Ainsi, et pour reprendre l’analyse développée par Bruno Tobback, en cherchant à tout prix à préserver certains « acquis sociaux », il deviendrait impossible d’assurer « un
niveau de vie raisonnable » à tous. La défense inconditionnelle de l’actuel modèle social pourrait, en
quelque sorte, avoir pour conséquence directe l’affaiblissement de ce dernier ;
•
la thèse de l’« inanité » (futility) tend pour sa part à démontrer que tout projet politique d’émancipation ou action collective de contestation est incapable de modifier l’ordre des choses, sauf en apparence. À suivre le président du parti socialiste flamand, « une grève générale » qui ne ferait pas
« exploser le gouvernement » serait « une bombe sans effet » ;
•
la thèse de la « mise en péril » (jeopardy), plus radicale encore, ne souffre quant à elle aucune ambiguïté : en s’opposant frontalement au projet du gouvernement Di Rupo I, les syndicats pourraient
« tout perdre », et en voulant « faire payer les riches », mettre « en danger le système social » pour le
maintien duquel ils affirment se battre.
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
1
: Des discours et des hommes (...)
Exaltation du changement (« adaptation », « mutation », « proactivité », etc.), imposition des seules solutions néo-libérales au problème « des dettes publiques » et accusations répétées à l’encontre des organisations syndicales ; voilà donc,
en première analyse, quelques-uns des éléments définitoires de la communication politique du SP.A. Optimisme contre
pessimisme, altruisme contre égoïsme, vérité contre mensonge : les couples antinomiques se soutiennent l’un l’autre
pour mieux désigner à la vindicte populaire des syndicats soupçonnés à la fois de défaitisme, de corporatisme et de
populisme ; et, dans un même mouvement, décrédibiliser les actions de protestation (grève générale = bombe atomique) et propositions de gestion de crise alternatives. Ainsi que l’ont bien analysé les politologues français Rémi
Lefebvre et Frédéric Sawicki, la grande majorité des socialistes européens semblent aujourd’hui se donner pour mission
de convaincre une partie de leur électorat du bien-fondé des politiques d’austérité imposées à l’échelle du continent :
« Les élites socialistes partagent des représentations des catégories populaires relativement homogènes : le
peuple est jugé “rétif” aux changements, à la “modernisation”, à l’adaptation à la mondialisation, inapte à la
compréhension de la “complexité” du monde. Il convient donc d’adopter une “pédagogie” de la réforme à destination de ces groupes… »2
À cet égard, les prises de position du président du SP.A s’inscrivent, pour l’essentiel, dans la filiation des ténors du
social-libéralisme européen que sont Anthony Blair, Gerhard Schröder et Wim Kok, pour ne citer que les plus connus
d’entre eux. On aurait, dès lors, pu attendre des principaux observateurs de la vie politique belge qu’ils s’interrogent sur
les raisons de ce revirement idéologique et programmatique ; si tant est que l’on puisse réellement, en ce qui concerne
le SP.A, parler de revirement. Au contraire, la plupart des éditorialistes francophones comme néerlandophones virent
en Bruno Tobback un réformiste de « conviction », « moderne » et « courageux ». Ce fut notamment le cas du rédacteur en chef adjoint des médias du groupe RTL Belgique :
« Sur le plan purement politique on retiendra deux choses. D’abord que Bruno Tobback cultive sa modernité,
qui est un peu sa marque de fabrique. […] Mais aussi, et ce deuxième point est révélateur, qu’il n’a pas peur
de monter au créneau pour soutenir le gouvernement Di Rupo. Pour lui, il n’est pas question d’un gouvernement de centre-centre, mais d’un gouvernement de réformes. S’il se dresse contre la grève générale c’est parce
qu’il est pour les réformes gouvernementales. […] voici quelqu’un qui assume l’accord et qui le défend. […]
Bruno Tobback montre qu’il est dans la majorité par conviction, quand d’autres présidents nous donnent l’impression d’y être par obligation. »3
Une analyse visiblement partagée par Le Soir, convaincu à son tour de la pertinence du propos de M. Tobback :
« Les syndicats ont le droit de faire la grève et les politiques savent que ces craintes doivent être dites. Mais gare
aux communications corporatistes ou purement symboliques, aux “y a qu’à”. Les citoyens ont surtout besoin
qu’on travaille aux solutions. Les défis gigantesques et affolants du moment pèsent sur tous. Responsables
politiques, patronaux, ou syndicaux doivent refuser les slogans faciles, l’habillage. Il faut dire la vérité, assumer
les difficultés. C’est en cela que Bruno Tobback était remarquable dans Le Soir : il ne fuyait rien, ni la vérité ni
sa responsabilité. […] La schizophrénie n’apporte rien. Les citoyens veulent des discours vrais, non électoralistes ni de circonstance. Ils savent que les temps sont graves. Syndicats et hommes politiques ont intérêt à se
rejoindre après ce lundi. La transformation difficile mais impérative de notre modèle social demande de la coopération, de la pédagogie, de la transparence, pas d’affrontements démagogiques. L’heure n’est plus à se mentir ou à se bercer d’illusions. »4
C’est donc, pour les élites éditoriales belges, les positions les plus ouvertement néo-libérales défendues par le président
des socialistes flamands qui en feraient un dirigeant politique « vrai », « remarquable » et « responsable » ; les autres
leaders et ténors du parti ne manquant pas une occasion, d’ailleurs, de rappeler qu’il convient d’« activer » les allocataires sociaux, de défendre la « compétitivité » des entreprises et d’éviter un « dérapage » des salaires. Dans son allocution du 1er mai dernier, par exemple, M. Tobback exigera que l’argent récupéré par John Crombez (SP.A) dans le cadre
du programme de lutte contre la fraude fiscale serve à « réduire les charges sur le travail » ; après avoir affirmé en février
2013, au Vif, qu’il fallait « au moins travailler la moitié de sa vie ». À la même époque, lors de l’émission de radio « Le
Grand Oral » réalisée sur La Première (RTBF) en collaboration avec le journal Le Soir, Bruno Tobback enfoncera le clou,
précisant qu’en matière d’allongement des carrières « rien ou presque [n’avait] été fait », qu’il fallait des mesures
« fortes et rapides » et, surtout, travailler « aussi longtemps » qu’on le pouvait5.
2
Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006, p. 239.
Fabrice Grosfilley, « Bruno Tobback est contre la grève générale », Carnet politique, blog de Fabrice Grosfilley sur rtlinfo.be, 26 janvier 2012.
4
Béatrice Delvaux, « Une grève déchirante », lesoir.be, 28 janvier 2012.
5
Michelle Lamensch, « De Croo : «Travailler jusqu’à 65 ans» », lesoir.be, 11 février 2013.
3
2
: Des discours et des hommes (...)
De l’esprit d’entreprise au monde de l’entreprise
C’est ainsi, très précisément, leur abandon des politiques véritablement progressistes – et, par là même, leur adhésion
aux thèses des principales organisations patronales belges – qui vaut aujourd’hui aux dirigeants du SP.A d’être qualifiés,
par la grande presse, de « modernes » et de « progressistes ». Quant aux éléments avancés par les éditorialistes pour
expliquer ce relatif basculement idéologique, ils se révèlent assez pauvres et simplistes : désireux de capter les voix d’un
électorat issu des classes moyennes – pour lesquelles, dit-on, les principes d’égalité et de solidarité ne seraient pas (ou
plus) des valeurs en soi – et bien conscients du caractère figé de leurs anciens référents, les leaders du SP.A n’auraient
pas d’autres choix que de réviser une doctrine dépassée face à la « globalisation des marchés » et la « complexité du
monde ». Dans la grande presse, il est ainsi rarement suggéré que si le SP.A s’était aligné – au cours de ces quinze dernières années – sur certaines des positions défendues par la FEB (Fédération des Entreprises de Belgique), le VEV-VOKA
(Vlaams Economisch Verbond - Vlaams netwerk van ondernemingen)6 ou encore l’UNIZO (Unie van Zelfstandige
Ondernemers)7, c’était bien dans une large mesure parce que ces dirigeants avaient entre-temps rejoint le secteur privé
et, pour être tout à fait précis, quelques-unes des plus importantes sociétés belges et européennes.
À cet égard, le cas de feu Karel Van Miert, ancien président du SP et commissaire européen aux Transports (1989-1993)
puis à la Concurrence (1993-1999), mérite que l’on s’y attarde un instant et ce, pour plusieurs raisons. Ici, c’est
d’abord, bien entendu, le nombre de mandats qui interpelle : après avoir quitté Bruxelles, Van Miert deviendra administrateur ou conseiller international d’une quinzaine de sociétés financières et de multinationales présentes dans des
secteurs aussi divers que le multimédia (De Persgroep), l’électronique (Philips), la chimie (Solvay), l’énergie (RWE), la
pharmacie (Eli Lilly), les mines (Anglo American) et les technologies de santé (Guidant). Il est également intéressant de
noter que loin de se cantonner à son pays d’origine (Solvay, Agfa-Gevaert, SCR-Sibelco), Karel Van Miert obtiendra plusieurs mandats au sein de grandes entreprises européennes (RWE, Vivendi Universal, Philips) et américaines (Eli Lilly,
Guidant, Fitch) ; et, fait notable s’il en est, à la banque d’affaires Goldman Sachs. Jouissant d’un « capital social cosmopolite » – pour reprendre la formule de la sociologue Anne-Catherine Wagner8 – il fut, dès lors, en mesure de représenter les intérêts, parfois même contradictoires, des milieux d’affaires européens et américains, à l’instar, avant lui,
d’un Étienne Davignon. Enfin, il faut bien observer qu’aussi exceptionnelle que puisse apparaître la trajectoire professionnelle et politique de Van Miert, elle n’en est pas moins emblématique des stratégies de reconversion adoptées par
les plus grands noms de la social-démocratie européenne – on l’a montré par ailleurs9 – et, en particulier, par d’anciens
membres de sa propre formation politique (voir encadrés en fin d’article). Ainsi, la plupart de ceux qui firent partie, comme
Karel Van Miert, de la génération des « jeunes Turcs » du SP sont presque tous passés dans le monde des entreprises
privées – songeons à Willy Claes (Carrefour Belgique), Freddy Willockx (Banque Crelan, Akkermans & Partners,
Enfinity), Luc Van den Bossche (Optima Financial Planners, Arinso International, Merckx Holding) ou, encore, Marcel
Colla (Ritmo Interim, Waterland Private Equity Investments).
Notons que si c’est, bien évidemment, le carnet d’adresses de ces personnalités politiques – et, en tout premier lieu,
leurs contacts au plus haut niveau de l’administration – qui a favorisé leur reconversion dans le privé, leurs nominations
aux conseils d’administration de certaines sociétés semblent aussi répondre à des logiques que l’on pourrait qualifier
de sectorielles : Marcel Colla, ancien ministre de la Santé publique et des Pensions, a été administrateur de la firme privée Arseus, présente dans le secteur des soins et équipements de santé, et de Ritmo Interim ; Johan Vande Lanotte, exministre de l’Économie et de la Mer du Nord, siègera au conseil de plusieurs acteurs-phares de l’énergie éolienne
(Electrawinds, Northwind, Rotary RS) ; Luc Van den Bossche, jadis chargé de la Fonction publique et de la
Modernisation de l’État, est passé par Hudson Belgium (ressources humaines) et Arinso International (logiciels en gestion RH) ; quant à Freddy Willockx, ministre des Pensions du gouvernement Dehaene I, il est président du conseil d’administration d’Akkermans & Partners NV, une société précisément active dans le secteur de la gestion des pensions.
Si, enfin, la reconversion de Karel Van Miert – fort de son ex-position de commissaire à la Concurrence – a pu se réaliser, pour partie, à l’échelle internationale, il convient de noter que pour les anciens présidents et ministres du SP.A, c’est
souvent sur la base de réseaux de sociabilité locaux que se prennent certaines réorientations professionnelles. Steve
Stevaert, par exemple, a conseillé le groupe de construction Machiels basé à Hasselt, ville où il officia en tant que bourg-
6
Née en 2004 de la fusion entre le VEV et les Chambres de Commerce, la VOKA est actuellement la plus puissante des organisations patronales
du Nord du pays. Elle représente aujourd’hui plus de 16.000 entreprises.
7
Organisation patronale flamande, l’UNIZO représente les intérêts des entrepreneurs, des PME et des professions libérales.
8
Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007.
9
Geoffrey Geuens, « D’une Internationale à l’autre », article déposé sur le blog jolimai.org, février 2012.
3
: Des discours et des hommes (...)
mestre ; l’ostendais Johan Vande Lanotte sera lui administrateur de plusieurs firmes portuaires (Electrawinds, EKO) ; le
gantois d’adoption Luc Van den Bossche siègera au conseil d’administration de nombreuses sociétés basées à Gand
(Optima Financial, Hudson Belgium, Bouw Maes) ; quant à l’anversois Marcel Colla, il est notamment conseiller de
deux entreprises situées à Anvers (Waterland Private Equity Investments, Ritmo Iterim).
Ensemble au gouvernement, ensemble dans les affaires
En première analyse, il est donc permis d’affirmer que la reconversion d’anciens dirigeants du SP.A dans le monde des
affaires s’éclaire autant à la lumière de l’expérience professionnelle de ces agents sociaux que de leur carnet d’adresses
politique et proximité géographique avec les sièges sociaux des entreprises qui les emploient. Une étude, plus ciblée, des
réseaux sociaux à l’œuvre dans l’univers des grandes entreprises belges permet aussi, dans un second temps, de dessiner les contours de cette élite économique flamande à laquelle sont intégrés d’ex-responsables socialistes néerlandophones. Enfin, plusieurs phénomènes attestent aussi de l’existence de cette dynamique d’entre-soi observable dans le
monde des affaires : d’une part, il n’est pas rare de retrouver plusieurs anciens dirigeants du SP.A au sein d’une même
firme privée ; d’autre part, il est également fréquent que d’ex-partenaires gouvernementaux, issus de diverses formations politiques (SP.A, CD&V, Open VLD), se retrouvent au sein d’une même entreprise. Plusieurs exemples témoignent
de cette logique – proprement endogamique – de cooptation qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement des « noyaux
durs » à la française.
C’est sur proposition de Karel Van Miert, alors administrateur de Carrefour Belgium, que Willy Claes fera son entrée au
conseil du groupe de distribution ; Herman Verwilst (ex-Fortis), ancien chef de cabinet de Willy Claes au ministère des
Affaires économiques, est lui devenu administrateur et président du conseil d’administration du groupe Optima, en décembre 2011, en remplacement de Luc Van den Bossche, nouveau président du comité de direction d’Optima ; quant à Gérard
Van Acker, prédécesseur de Verwilst au cabinet de Willy Claes, il est président du comité d’investissement du QBIC Feeder
Fund dont Herman Verwilst est administrateur indépendant.
Marcel Colla (SP.A) a été administrateur de la société Arseus aux côtés de l’homme d’affaires Marc Coucke (patron d’Omega
Pharma) qui est actionnaire de la firme énergétique Enfinity – tout comme Christophe Desimpel (Open VLD)10 – dont Freddy
Willockx (SP.A) et Jean-Luc Dehaene (CD&V) sont conseillers ; Luc Van den Bossche (SP.A) a présidé aux destinées de la
société Merckx Holding (Groep Willemen) à l’époque où siégeait l’ancien secrétaire d’État au Commerce extérieur Pierre
Chevalier (Open VLD). Quant à Johan Vande Lanotte (SP.A), il a été administrateur de la compagnie Electrawinds, contrôlée par la famille de Paul Desender, conseiller communal N-VA à la ville de Bruges ; mais aussi administrateur du Basket Club
Oostende, aux côtés de Paul Desender et Arthur Goethals, ce dernier ayant été administrateur délégué de Gault Millau
Benelux, une société présidée par Steve Stevaert (SP.A).
Et s’il fallait un seul nom pour illustrer l’étroitesse des liens tissés, ces dix dernières années, entre le SP.A et quelquesunes des plus grandes entreprises et fortunes belges, on citerait celui de Luc Van den Bossche. Cet ex-ministre de la
Fonction publique – dont la fille (Freya) sera vice-Première ministre du gouvernement Verhofstadt II – fut membre du
comité de direction de l’organisation patronale flamande VOKA. Il est aujourd’hui président du Land Invest Group, une
entreprise de promotion immobilière contrôlée par Paul et Marc Schaling11. Ces deux hommes d’affaires étaient, jusqu’il
y a peu, les organisateurs de la très emblématique « Foire des Millionnaires »12.
10
Lire : Geoffrey Geuens, « Médias et communication politique. La presse, l’Open Vld et l’impôt sur la fortune », Analyse de l’IHOES, n° 108, 20
mars 2013.
11
Pour de plus amples informations sur la famille Schaling et la reconversion de Luc Van den Bossche, on lira avec intérêt l’article de Georges
Timmerman, « Comment le PS et la NV-A collaborent sur le marché immobilier d’Anvers », apache.be, 10 janvier 2013.
12
Pour découvrir la « Foire des Millionnaires », lire l’article du Nouvel Observateur consultable à l’adresse suivante :
http://tempsreel.nouvelobs.com/la-crise-financiere/20081128.OBS3047/ouverture-d-une-foire-pour-millionnaires-russes.html.
4
: Des discours et des hommes (...)
ENCADRÉ 1 : PRÉSIDENTS DU SP.A
Willy CLAES – membre du bureau du parti, ministre d’État
Ex-co-président du Parti socialiste belge (PSB) (1975-1977)
Ex-ministre des Affaires économiques (1977-1981, 1988-1992)
Ex-vice-Premier ministre (1979-1981, 1988-1994)
Ex-ministre des Affaires étrangères (1992-1994)
Ex-président du Parti socialiste européen (1992-1994)
Ex-secrétaire général de l’OTAN (1994-1995)
•
Administrateur de Carrefour Belgique (grande distribution) (2007-)
Karel VAN MIERT – ministre d’État (décédé)
Ex-co-président du PSB (1977-1978)
Ex-président du Socialistische Partij (SP) (1978-1989)
Ex-commissaire européen aux Transports (1989-1993)
Ex-commissaire européen à la Concurrence (1993-1999)
En Belgique :
•
•
•
•
Administrateur de De Persgroep (multimédia), groupe contrôlé par la famille Van Thillo (13e fortune belge en 2010 :
814 millions d’euros13)
Administrateur de Solvay (chimie), groupe contrôlé par les familles Boël (14e fortune belge en 2012 : 760 millions
d’euros) et Janssen (21e fortune belge en 2012 : 538 millions d’euros)
Administrateur de SCR-Sibelco (industries extractives), groupe contrôlé par la famille Emsens (3e fortune belge en
2012 : 2,4 milliards d’euros)
Administrateur d’Agfa-Gevaert (TIC, technologies de la santé)
En Europe :
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Administrateur de Philips (conglomérat)
Administrateur de Wolters Kluwer (édition)
Administrateur de DHV Group (ingénierie, consultance)
Administrateur de Münich Re (assurance, services financiers)
Administrateur de RWE (énergie)
Administrateur de Fraport (aéroports)
Administrateur de Vivendi Universal (communication)
Administrateur d’Anglo American (mines)
Conseiller international de Rabobank (Pays-Bas)
Conseiller international de Boer & Croon (société de conseils)
Conseiller international de Guidant Europe N.V. (technologies de la santé)
Aux États-Unis :
•
•
•
Conseiller international d’Eli Lilly Holdings (pharmacie)
Conseiller international de Goldman Sachs (services financiers)
Conseiller international de Fitch Ratings (agence de notation)
Patrick JANSSENS
Ex-président du SP (1999-2001) et du SP.A (2001-2003)
Ex-bourgmestre d’Anvers (2003-2012)
•
•
Directeur général de la firme VVL/BBDO (publicité) (1991-1997) et président de BBDO Belgium (1997-1999)
Ex-administrateur de Dexia Banque Belgique
13
Les positions dans le classement et l’estimation des fortunes belges sont reprises du livre de Ludwig Verduyn, De 200 rijkste Belgen, Leuven, Van
Halewyck, 2012.
5
: Des discours et des hommes (...)
ENCADRÉ 1 (SUITE) : PRÉSIDENTS DU SP.A
Steve STEVAERT – membre du bureau du parti, ministre d’État
Ex-vice-ministre-Président du gouvernement flamand (1998-1999)
Ex-ministre flamand de la Mobilité, des Travaux publics et de l’Énergie (1998-2003)
Ex-président du SP.A (2003-2005)
Ex-gouverneur de la Province du Limbourg (2005-2009)
Anciens et/ou actuels mandats détenus :
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Président d’EthiasCo (depuis juillet 2013)
Administrateur de la société Ethias Droit Commun
Administrateur de la société Network Research Belgium (lié au groupe Ethias)
Administrateur de Vitrufin (holding faîtier du groupe Ethias)
Président du conseil d’administration de Dela Investment Belgium (assurances obsèques)
Président du conseil d’administration de GaultMillau Benelux (guides gastronomiques)
Administrateur d’Elia (gestion du réseau de transport d’électricité)
Ancien président du conseil d’administration de Dinh Vu Industrial Zone (Vietnam), projet portuaire auquel participe
le Group Machiels (construction, logistique), contrôlé par la famille Machiels (124e fortune belge en 2012 : 77 millions d’euros)
Ancien administrateur de la société One Facility Services (nettoyage, entretien), aux côtés de Christian Van Thillo (13e
fortune belge en 2010 : 814 millions d’euros) et Philippe Van de Vyvere (24e fortune belge en 2012 : 499 millions d’euros)
Johan VANDE LANOTTE14 – membre du bureau du parti, ministre d’État, vice-Premier ministre et ministre de l’Économie (depuis 2011)
Ex-ministre de l’Intérieur et de la Fonction publique (1994-1995)
Ex-vice-Premier ministre (1995, 1999-2005)
Ex-ministre du Budget (1999-2005)
Ex-président du SP.A (2005-2007)
Anciens et/ou actuels mandats détenus :
•
•
•
•
•
Ancien président du conseil d’administration du groupe Electrawinds (énergies renouvelables) contrôlé par la famille
Desender
Ancien président du consortium Otary RS (éolien offshore)
Ancien administrateur du consortium Northwind (éolien offshore)
Ancien administrateur du Basket Club Oostende
Ancien collaborateur du cabinet d’avocats d’affaires international DLA Piper
14
Pour de plus amples informations sur les réseaux d’affaires de Johan Vande Lanotte, on lira l’ouvrage de Wim Van den Eynde et Luc Pauwels, De
Keizer van Oostende, Leuven, Uitgeverij Van Halewyck, 2012.
6
: Des discours et des hommes (...)
ENCADRÉ 2 : MINISTRES SP.A
Freddy WILLOCKX – membre du bureau du parti, ministre d’État, conseiller communal à Sint-Niklaas
Ex-ministre des PTT (1980-1981, 1988-1989)
Ex-ministre des Pensions (1992-1994)
Ex-parlementaire européen (1994-1999)
•
•
•
•
Président du conseil d’administration de la société privée Akkermans & Partners NV (consultance et gestion des pensions), filiale belge du groupe néerlandais éponyme
Membre du comité consultatif du groupe Enfinity (énergies renouvelables), dont les principaux actionnaires sont
Gino Van Neer (127e fortune belge en 2012 : 74 millions d’euros), Patrick Decuyper (127e fortune belge en 2012 :
74 millions d’euros), Marc Coucke (Omega Pharma / 18e fortune belge en 2012 : 588 millions d’euros), Xavier Vanden
Avenne (180e fortune belge en 2012 : 39 millions d’euros) ainsi que la famille de Christophe Desimpel (198e fortune
belge en 2012 : 33 millions d’euros)
Administrateur du Groupe Crelan, né de la fusion en avril 2013 du Crédit Agricole et de Centea. Crelan détient les
banques Crelan, Keytrade Bank et Europabank.
Ancien administrateur de Telenet (fournisseur d’accès à internet)
Marcel COLLA
Ex-ministre des PTT (1989-1992)
Ex-ministre des Pensions (1994-1995)
Ex-ministre de la Santé publique et des Pensions (1995-1999)
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Administrateur de l’entreprise privée Ritmo Interim (agences de placement, intérim) (2001-2007)
Administrateur de la société Sheherazade Developpement (services informatiques et logiciels en ressources humaines)
(2009-), société membre du groupe Acerta
Ancien administrateur de la société privée Arseus (fourniture de produits médicaux) (2009-2010), en tant que représentant de la firme EnHold, premier actionnaire d’Arseus. EnHold est un fonds d’investissements à travers lequel le
groupe belgo-néerlandais de capital-investissement Waterland Private Equity Investments est actionnaire d’Arseus.
Marcel Colla est toujours membre du comité consultatif de Waterland P.E.I.
Luc VAN DEN BOSSCHE
Ex-ministre flamand des Affaires intérieures (1988-1992)
Ex-ministre flamand de la Fonction publique (1988-1998)
Ex-ministre flamand de l’Éducation (1992-1998)
Ex-vice-Premier ministre (1998-1999)
Ex-ministre de l’Intérieur (1998-1999)
Ex-ministre de la Fonction publique et de la Modernisation de l’Administration (1999-2003)
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Président du Comité de Direction du groupe privé Optima Financial Planners (leader belge du marché de la planification financière et fiscale) (décembre 2011-)
Président du conseil d’administration du Land Invest Group (promotion immobilière) (2011-)
Administrateur de la société Hudson Belgium (ressources humaines, outplacement) (2007-), dirigée par Ivan De Witte,
vice-président d’Hudson Europe et président du club de football de La Gantoise
Ancien président du conseil d’administration de la firme Merckx Holding (ingénierie, construction) (2007-2010),
contrôlée par le groupe et la famille Willemen (172e fortune belge en 2012 : 44 millions d’euros)
Ancien président du conseil d’administration de l’Artevelde-Stadion (gestionnaire du nouveau stade du club de La
Gantoise) (2007-2011), aux côtés de l’actuel président de la société : Paul Gheysens (28e fortune belge en 2010 :
434 millions d’euros)
Ancien administrateur de la firme Ecodis (systèmes de désinfection des eaux) (2007)
Ancien administrateur du groupe Algemene Bouw Maes (construction), contrôlé par la famille Maes
Ancien administrateur de l’entreprise privée Arinso International (logiciels en gestion RH, outsourcing) (2003-07), alors
contrôlée par Jos Sluys (42e fortune belge en 2012 : 248 millions d’euros)
Ancien administrateur délégué de BIAC
Ancien président du conseil d’administration de Brussels Airport Company
Ancien président du conseil d’administration d’Optima Financial Planners (2008-2011)
Bruno TUYBENS – député fédéral
Ex-secrétaire d’État aux Entreprises publiques (2005-2007)
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Ancien directeur de la division « Investissements durables et éthiques » au sein de la société KBC Asset Management
(KBC Group) (2002-2005)
Ancien administrateur et co-directeur du fonds Impulse Microfinance Investment Fund (KBC Group)
7
: Des discours et des hommes (...)
ENCADRÉ 3 : CHEFS DE CABINET SP.A
Herman VERWILST – censeur honoraire de la Banque nationale de Belgique
Ex-sénateur (1991-1992)
Ex-chef de cabinet du ministre des Affaires économiques et de la Planification – Willy Claes (1988-1991)
Mandats actuels :
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Président du conseil d’administration du groupe Optima Financial Planners (leader belge du marché de la planification financière et fiscale) (décembre 2011-)
Président du conseil d’administration du QBIC Brussels Fund (le fonds QBIC est un fonds de soutien aux spin-off des
universités d’Anvers, de Gand et de Bruxelles) (2012-)
Administrateur du fonds QBIC Arkiv Fund (2012-)
Administrateur du fonds QBIC Feeder Fund (2012-)
Anciens mandats :
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Ex-administrateur délégué du groupe Fortis (2008)
Ex-président du conseil d’administration de Fortis Banque et Fortis Insurance (2008)
Ex-administrateur délégué adjoint du groupe Fortis (2000-2008)
Ex-président du comité de direction de Fortis Banque (1998-2008)
Gerard VAN ACKER
Ex-chef de cabinet du vice-Premier ministre et ministre des Affaires économiques – Willy Claes (1978-1980)
Ex-directeur général du holding public flamand Gimv (1980-2001)
Mandats actuels :
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Président du conseil d’administration du groupe Montea (immobilier) (2006-), dont le premier actionnaire est la
famille de Dirk De Pauw (190e fortune belge en 2012 : 36 millions d’euros)
Président du conseil d’administration de la firme de venture capital Capital E (2006-)
Administrateur de Capricorn Venture Partners (société d’investissements), présidée et contrôlée, pour partie, par
Philippe Haspeslagh (la famille de Richard Haspeslagh est, en 2012, la 171e fortune belge : 44 millions d’euros ; cette
famille contrôle les sociétés agro-alimentaires Dujardin et Unifrost)
Administrateur du groupe Exequtes (environnement, sécurité, géotechnique) (2006-)
Administrateur du fonds de capital risque Brussels I3 Fund (depuis 2002), contrôlé par les sociétés Brustart (groupe
Société Régionale d’Investissement de Bruxelles), Fortis Private Equity Belgium (groupe BNP Paribas Fortis), Ethias,
KBC Private Equity (groupe KBC) et la Vrije Universiteit Brussel
Administrateur du fonds QBIC Arkiv Fund (2012-)
Administrateur du fonds QBIC Feeder Fund (2012-)
Anciens mandats :
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Ex-administrateur de la société de private equity TrustCapital (2006-2012), présidée et contrôlée par Christian Dumolin
(32e fortune belge en 2012 : 321 millions d’euros), et ce par le biais de la holding Koramic Investment Group
Ex-administrateur de la société semencière américaine Ceres (2009-2010)
Ex-administrateur de la firme Accent Jobs for People (recrutement, sélection, interim) (2006-2012)
Ex-administrateur de la société RealDolmen (services informatiques) (2001-2004)
Ex-administrateur exécutif de la Verenigde Malderse Compagnie, holding de contrôle du groupe Seghers Better
Technology en Seghers Life Sciences, elle-même contrôlée par la famille d’Hendrik Seghers (2001-2002)
Ex-administrateur des Établissements Yvan Pâque (2001-2011), contrôlée par la famille Pâque et, depuis 2005, par le
groupe français de BTP Eiffage
8
ANALYSE DE L’IHOES N°111
- 21 OCTOBRE 2013
L’art progressiste en Belgique
au temps de la « paix impossible ».
De l’Appel de Stockholm à la fin de la guerre de Corée
Par Camille Baillargeon
« PAIX IMPOSSIBLE, GUERRE IMPROBABLE »1… La formule utilisée par Raymond Aron – devenue célèbre depuis – synthétisait
la dynamique de guerre froide dans laquelle le monde entrait alors. Deux superpuissances, les États-Unis et l’Union
soviétique, dont les conceptions idéologiques et les volontés hégémoniques s’opposaient, avaient en leur possession un
arsenal militaire et atomique capable d’anéantir l’adversaire ce qui, paradoxalement, éloignait la possibilité d’un conflit
direct. Cet équilibre des forces, qui semblait rendre une guerre improbable, ne faisait que renforcer le climat de tension
idéologique rendant par là tout espoir de paix chimérique. L’affrontement se matérialisait sur le terrain des mots et des
images, de la diplomatie et des alliances, des sanctions économiques aussi. Il s’exportait également et alimentait, à
l’étranger, de nouveaux conflits armés. La guerre de Corée (1950-1953), mais aussi, avant elle, la guerre d’Indochine
(1946-1954), témoignaient qu’on n’en avait pas fini avec l’usage de la force.
Les efforts de paix déployés par les grandes puissances après la Seconde Guerre mondiale tentaient de bâtir un monde
pacifié, mais ne fondaient pas encore un monde pacifique. Le monde, hier en guerre, ressentait toujours l’extrême fragilité de cette paix retrouvée et n’avait pas effacé le souvenir de ces temps traumatiques. L’aperçu de la puissance destructrice de l’arme nucléaire utilisée sur Hiroshima puis Nagasaki, même si elle avait mis un terme définitif à la Deuxième
Guerre mondiale, était lourd de menaces pour l’avenir et laissait craindre des lendemains apocalyptiques. Dans un
contexte enveloppé d’une dialectique complexe où chaque mot signifiait une prise de position ou l’alliance à un camp,
il n’était pas aisé de défendre la paix. Et pourtant, même si les positions américaine et soviétique semblaient en tous
points irréconciliables, il était des hommes et des femmes de toutes nationalités à se mobiliser et à l’appeler de ses vœux.
Parmi les actions pacifistes menées en Belgique pendant cette période centrée sur les trois années qui séparent l’Appel
de Stockholm2 en 1950 de la fin de la guerre de Corée, nous avons choisi d’explorer celle de jeunes artistes qui se sentirent particulièrement concernés par la lutte pour la paix. Inexorablement, nos recherches nous menaient vers cette
génération d’artistes dits « progressistes » qui partageaient les ambitions du mouvement des Partisans de la paix et qui
côtoyaient le Parti communiste de Belgique3. Notre regard se portera vers les œuvres de deux collectifs artistiques qui
sont évocatrices de cet engagement profond pour la défense de la paix : celles de Forces murales, composé de Edmond
Dubrunfaut (1920-2007), Roger Somville (né en 1923) et Louis Deltour (1927-1998), et celles de Métiers du mur réunissant Paul Van Thienen (1927-2013), André Jacquemotte (1925-1993), Jean Goldmann (né en 1922) et Yves Cognioul.
Nous verrons comment ces créations, bien que nourrissant la propagande politique d’un parti, n’en restaient pas moins
l’expression humaniste d’une jeunesse en quête d’un monde meilleur. À notre époque, alors que les guerres se succèdent sans qu’on en saisisse toujours les tenants et les aboutissants, alors que croît le sentiment d’impuissance des
citoyens, il n’est pas inutile de regarder en arrière pour savoir comment, dans un monde tout aussi complexe, des jeunes
se positionnaient, s’exprimaient, agissaient, devenaient acteurs de leur destinée.
1
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
Des œuvres pour la paix
Après s’être attachés à décrire le travail et la vie quotidienne des hommes dans des tapisseries et des fresques, les artistes
de Forces murales se consacrent, à partir de 1950, à des sujets plus politiques. Cette nouvelle orientation concorde avec
leur rapprochement avec le Parti communiste de Belgique4 qui est encore baigné de l’aura procurée par l’implication de
ses membres dans la Résistance. Les artistes de Métiers du mur évoluent dans leur sillage.
Forces murales, Non à la guerre, 1950, peinture au procédé sur coton, 240 x 660 cm. © IHOES (Seraing).
En 1950, Forces murales compose deux œuvres aux dimensions imposantes qui scandent, de concert, le mot « Paix ».
Celles-ci sont vraisemblablement exposées lors d’une réunion nationale des Partisans de la paix à Bruxelles en vue de
concourir au « Prix mondial de la Paix » qui doit être attribué lors du Congrès mondial à venir. La première toile est intitulée Non à la guerre et se décline, tel un triptyque, autour d’une scène centrale représentant un charnier et de deux scènes
latérales mettant en valeur l’action de femmes contre la guerre. La toile parle d’un passé récent, celui de la Deuxième
Guerre mondiale, dont ces jeunes adultes ont été les témoins bien involontaires. À gauche, des femmes se sont assises
sur une voie ferrée. « Non nos fils et nos maris ne partiront pas », scandent-elles déterminées alors qu’au-dessus d’elles,
l’inscription 1943-1944 situe la temporalité de cette résistance. Au centre, surplombée d’une croix gammée, la mort
s’affiche sans ménagement. Mais sur cet amoncellement de cadavres, résonne une phrase lapidaire : « Plus jamais
cela », que ces artistes ont déjà plus d’une fois formulée. Après la Libération, résonnent de nouveaux appels : « Paix en
Corée » et au « Vietnam », au-dessus d’une femme symbole : « Raymonde ». Il s’agit, selon toute vraisemblance, de cette
jeune française, Raymonde Dien5, qui a crié au monde « Non à la guerre », comme le font à leur tour les artistes de
Forces murales. À gauche, le passé, à droite, le présent et cet appel à la paix qui n’a de cesse d’être répété. La seconde
toile porte le titre Congrès de Varsovie ou En avant vers Sheffield et fait référence aux événements entourant la tenue du
Deuxième Congrès mondial des Partisans de la paix. Ce dernier, d’abord prévu à Londres, est reporté à Sheffield, avant
d’être finalement organisé à Varsovie du fait des entraves mises en place par le gouvernement anglais. Elle figure la rencontre mouvementée de militants pacifistes avec les forces de l’ordre. Les seules armes dont ils disposent sont leurs
revendications portées à bout de bras et leurs appels à la paix que semble relayer inlassablement l’écho. Néanmoins, ils
ne battent pas en retraite quand les soldats et les gendarmes pointent vers eux leurs baïonnettes et se préparent à porter les premiers coups. Ils s’en vont réclamer la réduction des armements, l’interdiction de la propagande de guerre et
le règlement pacifique des conflits armés en cours, et ils savent que leur cause est juste.
L’année suivante, Forces murales gagne, dans la section peinture, le premier prix du concours artistique national organisé en prélude au IIIe Festival mondial de la Jeunesse de Berlin avec l’œuvre baptisée Vive le Festival de la Jeunesse et des Étudiants cet été à Berlin ou En Avant pour Berlin. La toile primée appelle les jeunes à venir témoigner de leur opposition au
réarmement allemand et exprime leur désir de paix et de bonheur. Elle prend la forme d’une ronde exprimant l’esprit de
joie et d’amitié devant animer cette rencontre internationale. Forces murales et Métiers du mur reçoivent encore les 5e
et 4e prix de la section arts plastiques et arts appliqués pour des linogravures contre la guerre6.
Tous les supports sont bons pour relayer ces revendications pacifistes et de nombreuses autres œuvres faisant la promotion de la paix sont produites à l’occasion de ce concours auquel participent non seulement des artistes, mais aussi
de jeunes travailleurs dont l’expression artistique n’est pas la vocation. Ainsi, parmi les créations récompensées, trouvet-on les photographies d’un électricien et d’un ouvrier chauffagiste représentant respectivement le combat de la jeunesse pour la paix et l’opposition de la jeunesse à la prolongation du service militaire. Cette dernière mesure, annoncée
2
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
par le gouvernement Pholien en septembre 1950 et officialisée par une loi début 1951, porte la durée du service à deux
ans. Elle mobilise immédiatement la jeunesse qui exprime alors de diverses manières son profond désaccord. La problématique surgit simultanément dans la production artistique. Lors de cette mobilisation de la jeunesse, Métiers du mur
– peut-être en collaboration avec Forces murales – réalise une toile en soutien à un jeune marin ayant protesté contre
la prolongation du service militaire, Eddy Poncelet, que la justice militaire condamne pour incitation à la désobéissance7. Métiers du mur donne un élan graphique et une esthétique à une lutte que d’autres continueront à mener dans
les casernes et les usines, dans la presse et dans la rue, sur les planches également8. Dans les années suivantes, les artistes
de Forces murales traduiront à leur tour cette opposition à l’augmentation des mois de conscription. Pendant plusieurs
années encore, artistes, soldats et travailleurs partageront ainsi le même combat, matérialisant une alliance saluée
comme inédite dans l’histoire des luttes sociales en Belgique.
Forces murales, [La lutte des dockers à Anvers en 1920], peinture au procédé sur coton, [1951], [dimensions inconnues]. © IHOES (Seraing).
Nous sommes toujours en 1951 lorsque Forces murales et Métiers du mur collaborent à la réalisation de la décoration
monumentale du Palais du Heysel commandée par le Parti communiste de Belgique pour son XXXe anniversaire.
Côtoyant les nombreuses scènes peintes rendant hommage aux travailleurs belges et magnifiant l’action des communistes9, plusieurs toiles monumentales célèbrent, une fois encore, la lutte pour la paix. L’action de la première se déroule
en 1920. Elle fait référence à l’opposition des débardeurs du port d’Anvers à l’acheminement d’armes devant servir les
forces hostiles au régime bolchevique. L’Internationale des ouvriers du transport avait lancé un appel demandant aux
ouvriers du transport, aux gens de la mer et aux cheminots de tous les pays de refuser d’expédier du matériel de guerre
et de défendre la paix10. Celui-ci avait été entendu par les dockers d’Anvers qui, après avoir inopinément découvert des
munitions dans le chargement d’un navire, s’étaient immédiatement mis en grève. Leur action allait porter à l’attention
publique les manœuvres du Premier ministre catholique belge (Léon Delacroix) qui avait tacitement permis à la France
d’expédier à la Pologne, via la Belgique, une aide militaire pour contrer les forces soviétiques11. La toile exposée est, vraisemblablement, celle de Métiers du mur12, bien que Forces murales réalise également une œuvre sur ce thème laissant
planer, à ce sujet, une certaine confusion. Sur la coque d’un navire, on a inscrit « Geen wapens tegen de Sowjets » (Pas
d’armes pour les Soviets), tandis que, à quai, des militants interpellent les travailleurs et distribuent des tracts sur lesquels on lit : « Oproep aan de havenarbeiders, Geen wapens tegen de sowjets, Onmiddellijke staking ! » (Appel aux dockers. Pas
d’armes contre les Soviets. Grève immédiate !). Comme Métiers du mur, Forces murales traite de la lutte des dockers
pour protéger le jeune pouvoir soviétique et de leur détermination à refuser le transit de matériel militaire. Un meeting
improvisé sur un quai, des armes que l’on décharge à même le sol et cette phrase qu’un militant achève d’inscrire, en
flamand, sur les conteneurs barrant la perspective : « Pas d’armes contre les soviets », suffisent à résumer ce qui se
trame. Réalisée vers 195113, cette œuvre figure notamment au XXXVe anniversaire de la Révolution d’Octobre l’année suivante. Hommages rendus à l’existence d’une internationale socialiste, ces œuvres soulignent une solidarité ouvrière
prompte à défendre la paix et à ne pas servir les intérêts hostiles au prolétariat à un moment où la Belgique offrait indirectement son soutien aux armées blanches contre l’armée rouge.
Au Heysel, une deuxième toile de Métiers du mur met en valeur la lutte des dockers pour la paix et le socialisme. Cette
fois, l’action s’ancre dans l’actualité récente et illustre l’opposition des débardeurs au débarquement d’armes américaines au port d’Anvers. Au début de l’année 1950, les dockers belges, dans la suite des actions menées par leurs homo-
3
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
logues français et italiens, se mobilisent contre le convoyage de matériel militaire américain vers l’Indochine ou la Corée.
Le Comité d’action des dockers d’Anvers s’organise autour du mot d’ordre : « Empêcher la guerre par la grève » et veut
démontrer l’existence d’une solidarité des peuples pour la paix14. L’action, toujours plantée sur un quai de déchargement, montre le rassemblement progressif et la concertation des dockers devant des caisses en bois estampillées
« USA » et un bateau battant pavillon américain. Face à eux, les forces de l’ordre, prêtes à en découdre, font dos à une
palissade marquée du slogan « Geen USA wapens » (Pas d’armes américaines). À travers ces deux toiles, un dialogue se
crée où le passé donne une assise aux mobilisations du présent. Trente ans séparent ces luttes et l’on retrouve chez les
dockers cette même ferme volonté de ne pas prendre part aux politiques de guerre. Au début des années 1950, ce travailleur, qui avait longtemps eu mauvaise réputation, est transformé par les communistes en acteur héroïque du mouvement ouvrier et les artistes participent à cette édification15. On admire sa conscience politique aiguisée et la capacité
de résistance de ce travailleur dont le métier occupe une place stratégique dans l’économie, qu’elle soit de paix ou de
guerre.
Cette dernière toile sur Le refus de débarquement d’armes américaines au port d’Anvers en 1950 est reproduite dans le calendrier du Drapeau rouge de 1952, aux côtés d’autres œuvres ayant figurées au Heysel. On y trouve parallèlement la reproduction des toiles monumentales de la série intitulée Marche au socialisme à laquelle collaborent les deux collectifs Forces
murales et Métiers du mur. L’une d’entre elles décrit une manifestation communiste sur le thème de la lutte pour la paix.
Cette fois encore, c’est une page d’actualité qui s’offre aux yeux du public. Des manifestants de toutes générations défilent dans la rue, équipés de drapeaux rouges et d’affiches pacifistes produites par le PCB et le Parti communiste français entre 1949 et 1951. Marouflées sur la toile peinte, ces affiches contemporaines appellent à l’opposition au réarmement de l’Allemagne, à la politique de guerre du Pacte atlantique, à l’arme atomique et à l’impérialisme américain.
Un art mobilisateur
Ces toiles monumentales, qui traduisent différents efforts menés pour vivre un jour en paix, sont construites de manière
à ce que le spectateur s’identifie au sujet représenté. Le format y participe : les scènes sont composées à taille humaine,
si bien que le spectateur et les personnages représentés au premier plan sont pratiquement à la même échelle. Les
thèmes qu’elles exaltent ne sont pas étrangers au public. L’expérience et les images de la guerre ou des mobilisations
récentes pour la paix ont été maintes fois relayées par la presse et, en particulier par la presse diffusée auprès des communistes. Les référents ressortent de l’actualité immédiate et de faits souvent nationaux, ce qui tend à instaurer un sentiment de proximité avec le sujet et permet de mobiliser le spectateur. Les personnages dépeints ne sont jamais des victimes. Ils ne sont pas à proprement parler des héros, mais leur action est héroïque. C’est elle qui est glorifiée et chacun
peut s’y sentir lié. Dans la toile consacrée à Poncelet, surnommé par la presse communiste « l’héroïque marin
d’Ostende », Métiers du mur figure le jeune marin de dos. Son combat et le soutien que d’autres jeunes lui témoignent
sont mis en avant bien plus que sa propre personne. La lutte n’est généralement pas individualisée, elle apparaît comme
l’expression de volontés communes.
Forces murales [et Métiers du mur ?], Marche au socialisme, 1951, [ca 230 X 630 cm]. © IHOES (Seraing).
4
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
La réutilisation d’affiches contemporaines au sein de la peinture crée une mise en perspective qui trouble le rapport au
réel. Les luttes passées (même s’il s’agit d’un passé récent) ne semblent plus figées dans leur représentation, elles débordent dans l’actualité du combat politique. De même, en jouant avec ces artefacts, les artistes se présentent non pas
comme de simple traducteurs du réel, mais comme des témoins de ces moments clés de la lutte pour la paix, des passeurs de mémoire. La tridimensionnalité induite par ces affiches incrustées au sein de l’œuvre peinte questionne les
notions de réalisme et de réalité chères à ces artistes. Le choix de la narration fait par Forces murales et Métiers du mur
s’affirme en opposition avec la peinture non-figurative qui s’impose depuis l’après-guerre dans le monde de l’art. Cette
dernière est pour eux, comme pour Jean Marcenac qui la qualifie si bien, l’expression « d’une société qui, n’ayant envie
de rien voir, n’ayant plus rien à dire, craignant la vérité, fuyant la réalité, prenait ses plaisirs à un joli silence et accrochait sur son mur le non-dire en couleurs16 ». Les artistes de ces deux collectifs choisissent donc d’exploiter une peinture
figurative dont le vocabulaire plastique est aisément lisible et qui s’adresse au plus grand nombre plutôt qu’à quelques
initiés. Leur peinture, quoi qu’ils en disent, s’accorde à la définition du réalisme socialiste, donnée en 1934 par Andreï
Jdanov (1896-1948) lors du Premier Congrès des Écrivains soviétiques, car elle développe un contenu socialiste, mis au
service des luttes de la classe ouvrière, et possède, dans sa forme, un ancrage national. Cependant, ils rejettent, et rejetteront toujours, l’académisme de la peinture soviétique, de même que toute directive politique à propos de leurs choix
plastiques.
Leur art ne relève pas non plus d’un réalisme naturaliste. Il ne décrit pas l’homme servile et misérable, ni l’homme prisonnier de sa condition. C’est l’homme de volonté, l’homme conscient de son rôle dans le rouage politique, l’homme
en relation avec le monde, solidaire de ses confrères, qui est mis en avant. Les personnages décrits par Forces murales
et Métiers du mur sont toujours dignes et affichent un calme assuré. C’est leur capacité de résistance qui est citée en
exemple et le récit s’arrête généralement en amont de l’affrontement. L’utilisation de couleurs claires et franches donne
force et vitalité aux sujets traités. En même temps, le choix de la détrempe procure une certaine douceur que l’on
retrouve dans la peinture a fresco17.
S’il faut reconnaître des influences, il faut les chercher du côté de la peinture belge et de l’art engagé, français notamment. La plus flagrante est celle à Picasso, autre « peintre de la paix », dans la composition de Non à la guerre qui est un
peu leur Guernica, comme le soulignait Jacqueline Guisset18. Les artistes de Forces murales le citent à nouveau dans En
avant vers Sheffield, grâce à la réutilisation d’affiches du Congrès mondial des Partisans de la paix dont Picasso a réalisé
l’emblème. Extraite de l’affiche originale, cette colombe figure à nouveau dans la Marche au socialisme portée par de
jeunes pionniers.
Forces murales [et Métiers du mur ?], [Pétition pour la paix], 1951 [dimensions inconnues]. © IHOES (Seraing).
5
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
Ce que nous venons de dire sur l’approche privilégiée par ces artistes se retrouve dans des peintures qu’il nous est encore
difficile de bien situer. Il en est ainsi de cette toile qu’on peut vraisemblablement attribuer à Forces murales et qui représente la récolte de signatures pour la paix à la sortie des ateliers, aux portes des habitations et dans la rue. Bien qu’elle
ne soit pas titrée, il se peut que cette œuvre fasse référence à la campagne de pétitionnement conduite dans le cadre de
l’Appel de Stockholm. Celle-ci était menée aux quatre coins de la Belgique, par des hommes et des femmes de toutes
allégeances, dont « les Partisans de la Paix [qui] frapp[ai]ent à toutes les portes, parcour[ai]ent les villages, dress[ai]ent
des tables à la sortie des usines, des universités, sur les marchés, et [qui] partout […] re[cevai]ent le même accueil chaleureux »19. Il y a encore cette gouache de Louis Deltour où de fiers travailleurs, se dressant sur des fusils brisés, renversent, de leur simple volonté, les figures grotesques d’un capitalisme fauteur de guerre. Dans une composition un peu
caricaturale, des hommes font bloc pour protéger une femme et sa progéniture, ainsi que l’insouciance d’un enfant qui
s’amuse à agiter un fanion pour la paix. Sur son chapeau en papier, un slogan : « pour une paix durable / pour une
démocratie populaire »20.
Des toiles, mais aussi des dessins…
Les artistes de Forces murales et de Métiers du mur ne composent pas que des œuvres picturales. Entre 1950 et 1953,
ils produisent plusieurs créations graphiques de format plus modeste, mais ayant la possibilité d’être diffusées plus largement. À côté des estampes que nous avons déjà mentionnées, les artistes de Forces murales (au sein du groupe ou
de façon indépendante) réalisent des lithographies contre la Communauté européenne de défense (CED), illustrent le
poème politique d’Ita Gassel intitulé Corée pour tous et signent des projets d’affiches contre la guerre bactériologique21.
Avant cela, Roger Somville crée une série de dessins en Hommage à Berthold Brecht et à Serge Eisenstein qui répète son horreur de la guerre. Louis Deltour et Edmond Dubrunfaut réalisent encore quelques œuvres graphiques sur la question de
la prolongation du service militaire. La lutte contre cette mesure ne s’est pas essoufflée. Elle a au contraire repris de la
verve en 1952, au moment où la classe de 1951 constate qu’elle n’est pas libérée après 18 mois de service, comme on
le lui avait promis, et qu’elle sera certainement contrainte aux 24 mois que requiert la loi. Les miliciens sont furieux et
désertent les casernes pour manifester leur mécontentement. De lourdes sanctions tombent contre les jeunes soldats
réfractaires de Namur et de Casteau : plusieurs années de prison sont requises à leur égard.
Louis Deltour, alors très actif au sein de la Jeunesse populaire de Belgique (jeunesse communiste), consacre par la suite
une série de dessins et de gravures à ces miliciens, partageant ainsi l’indignation que suscite cette affaire dans le pays22.
Dans une de ses gravures sur bois, Deltour décrit la résistance des soldats de Casteau allant de caserne en caserne, en
camion militaire, mobiliser leurs congénères contre les deux ans de service23. Dans une autre, il présente les jeunes soldats de Namur désertant leur caserne, enthousiastes à entrer dans la lutte, face à une police militaire désemparée.
Deltour réalise également un lavis qui montre une manifestation aux portes d’une caserne où de jeunes soldats, demandant la libération des soldats emprisonnés, reçoivent l’appui d’ouvriers qui portent la même revendication. Dans un
autre, de robustes manifestants défilent poings levés, drapeaux flottants et bannière tendue en revendiquant haut et
fort leur refus des 18 ou des 24 mois. Il réalise également le portrait d’une mère et de son enfant qui font leur au revoir
déchirant au père soldat emprisonné. Deux gravures sur bois de Deltour sont vendues en soutien aux familles des soldats emprisonnés : La lutte des ouvriers pour la libération de
nos soldats injustement emprisonnés et Van Coppenolle en
liberté, nos soldats en prison ! Cette dernière met en parallèle le « deux poids deux mesures » existant entre le traitement réservé à ces jeunes soldats qu’on emprisonne et
la libération de ce gendarme condamné à mort en 1948
pour des faits de collaboration. Face aux protestations
nombreuses de la jeunesse, largement soutenue par
l’opinion publique, le gouvernement doit faire machine
arrière et réduire, en 1952, la durée du service à 21 mois.
C’est une victoire qui récompense la combativité de la
jeunesse et son esprit d’unité, mais pour les jeunes communistes c’est encore trop peu. La lutte continue pour
les 12 mois. Dans un lavis à l’encre de chine, Edmond
Dubrunfaut montre encore un groupe de militants
occupés à peindre clandestinement, sur la façade d’un
bâtiment, la revendication de l’heure : « À bas les 21 Edmond Dubrunfaut, Manifestation contre les 21 mois, [1951-1952], lavis à
l’encre de Chine et aquarelle, [dimensions inconnues]. Coll. privée.
mois »24.
6
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
En 1953, parmi les gravures soumises par Deltour au concours d’arts plastiques organisé dans le cadre du IVe Festival
mondial de la jeunesse et des étudiants pour la paix et l’amitié qui doit avoir lieu à Bucarest, figurent plusieurs travaux
qu’il a réalisés précédemment dont : Van Coppenolle, La lutte des ouvriers pour la libération de nos soldats emprisonnés injustement et La manifestation des soldats contre le service militaire de 24 mois. Elles permettent à Deltour d’obtenir le troisième prix
du concours et médiatisent à l’étranger le combat de la jeunesse belge25.
Pourquoi s’engager ?
Pendant la période qui nous préoccupe, mais aussi après, tous les moyens sont mis en œuvre pour défendre la paix et
contrecarrer le discours dominant : manifestations, marches, diffusion de journaux, de tracts, d’affiches, de pétitions
adressées aux parlementaires, organisation de meetings, etc. L’art est aussi mis à contribution comme en témoigne cette
énumération d’œuvres engagées réalisées par Forces murales et Métiers du mur. Qu’est-ce qui motive cet engagement ?
Nous l’avons déjà dit, ces jeunes adultes qui aspirent à un monde de paix et de bonheur ont passé leurs années d’insouciance ou d’adolescence dans un monde déchiré par la Deuxième Guerre mondiale. La cruauté, mais aussi l’injustice, qui s’y sont exprimées les hantent encore. Dans Non à la guerre, Forces murales se souvient de ces temps obscurs :
charnier, corps d’hommes et de femmes entremêlés, enfant se nourrissant au cadavre de sa mère… Dubrunfaut a dessiné certains de ces motifs pendant la guerre, sept ans plus tôt, dans ses Cinquante témoignages26. Il y faisait entendre le
triste vocabulaire de la guerre : massacres, arrestations, viols, bombardements.... Sur ces souvenirs macabres, Forces
murales estampille le véritable cri du cœur de cette génération : « Plus jamais ça ». Ensuite, la crainte de voir les anciens
ennemis – peut-être revanchards – réarmés motive la lutte engagée entre 1950 et 1952 contre le réarmement de
l’Allemagne et la création de la Communauté européenne de défense27. Mais il y a encore, derrière cela, l’opposition à
l’influence exercée par les États-Unis sur la politique de défense européenne et sur les efforts déployés par les membres
du Pacte Atlantique pour se garantir de l’influence communiste. La transcription plastique du blocage des dockers
d’Anvers pour empêcher le débarquement d’armes américaines en 1950 valorise tout autant l’opposition à la guerre
qu’à l’impérialisme américain. Comment comprendre, après cette guerre traumatique qu’on puisse encore mener, sur
d’autres fronts, d’autres offensives ? Le refus de la prolongation du service militaire ressort de cette même opposition
à une forme de sujétion américaine. Les deux ans de service sont une réponse à l’insistance des États-Unis à voir ses
alliés politiques posséder une force militaire propre à assurer leur capacité de résistance face aux forces communistes.
Or, cette mesure idéologique a une incidence directe sur les jeunes qui se voient privés plus longtemps de leurs proches
et de leur famille, de leur travail et des ressources financières qu’il leur fournit. Les jeunes se sentent otages d’une politique étrangère, forcés de répondre à des intérêts qui ne sont pas les leurs et craignent, demain, d’être entraînés dans
des guerres qui ne les concernent pas. Ils ne s’opposent pas à servir leur pays, à le défendre en cas d’agression, à l’exemple des soldats et résistants qui viennent de libérer le pays du joug de l’occupation, mais ils refusent absolument de devenir agresseurs, de prendre part à ces guerres menées sur d’autres terres pour d’autres raisons que la seule indépendance
de leur peuple. L’opposition à l’arme atomique est aussi indirectement abordée via les affiches apparaissant dans En
avant vers Sheffield et dans la Marche au socialisme, mais aussi dans la toile qui pourrait faire référence à l’Appel de
Stockholm. Les artistes se lient ainsi aux signataires de cette pétition visant l’interdiction de tout armement nucléaire,
de même qu’ils affirment leur opposition aux guerres bactériologiques au moment où est dénoncée l’utilisation, par les
Américains, d’armes biologiques contre l’armée et les populations nord-coréennes.
Forces murales, En
avant vers Sheffield ou
Congrès de Varsovie,
1950, fusain et
détrempe sur coton,
240 x 380 cm.
© IHOES (Seraing).
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
L’ensemble de ces revendications collent très étroitement au discours du Parti communiste de Belgique. Les valeurs
défendues par ces artistes sont, à ce point de l’histoire, en convergence avec celles du Parti, mais jamais leur vision du
monde n’est dictée par celui-ci. Même lorsqu’ils répondent à une commande politique, comme dans le cas de la décoration du XXXe anniversaire du PCB, ils s’assurent une liberté de création. Ils se veulent d’abord les messagers de la jeunesse et de la classe ouvrière. Ce sont leurs revendications qu’ils veulent diffuser le plus largement possible et auxquelles
ils donnent un certain esthétisme. Néanmoins, leur œuvre participe aussi, il faut bien le reconnaître, d’une propagande
qui les dépasse très largement. Dans ce monde polarisé par la tension américano-soviétique, tout argumentaire de ce
type profite à un camp. La paix est considérée comme un argument de campagne, voire une arme idéologique, qui sert
le bloc soviétique. Cela peut sans doute expliquer pourquoi certains défenseurs historiques de la paix, comme les socialistes, sont plus frileux à en faire la promotion et pourquoi une certaine défiance entoure ce type de création plastique.
Des œuvres suspectes ?
Il faut en effet rappeler le contexte de production de ces œuvres dont le contenu paraît aujourd’hui relativement inoffensif. Cette période de guerre froide est déterminée par un fort climat de suspicion politique et les thèmes abordés
n’ont pour cette raison rien d’anodin. La censure opère à tous les niveaux et des artistes sont mêmes traduits en justice
pour s’être exprimés sur le sujet. C’est le cas en France notamment, où l’on peut citer l’interdiction de diffusion d’une
affiche réalisée pour le PCF par André Fougeron et le procès fait à l’auteur pour une image, dont le seul objet est de
dénoncer la menace que laisse planer l’arme nucléaire sur la société. La censure opérée au Salon d’Automne de 1951 –
exposition annuelle d’œuvres d’art organisée à Paris − est plus parlante encore. Sept tableaux sont décrochés par la
police avant la visite du président Auriol. Après quelques péripéties d’accrochage et de décrochage, cinq d’entre eux
sont définitivement exclus de l’exposition. Parmi les œuvres censurées, trois font référence à la lutte des dockers contre
l’embarquement de matériel militaire à destination de l’Indochine28 et une toile rend hommage au jeune marin, Henri
Martin, qui s’était opposé à l’intervention française dans ce pays. On reproche à ces œuvres, qui ont probablement
influencé la production des artistes belges, de « porter atteinte au sentiment national »29. Comme en temps de guerre,
les actions promouvant la paix sont assimilées à des entreprises de « démoralisation de l’armée et de la nation », « nuisant à la défense nationale » et donc répréhensibles. L’année suivante, c’est le gouvernement mexicain qui ordonne, à
la veille de l’ouverture de l’exposition Vingt siècles d’art mexicain au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, le retrait d’un
tableau de Diego Rivera, intitulé Cauchemar de guerre et rêve de paix30. En Belgique, les artistes semblent bénéficier d’une
liberté d’expression plus grande. Néanmoins, on sait qu’en 1951 une œuvre de soutien au marin Poncelet installée sur
la façade du café Ons Lokaal à Gand est retirée par la police. De même, Forces murales parle de censure politique quand
une de ses toiles consacrées à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale est refusée lors de l’exposition Art et travail. L’art monumental dans les établissements publics et industriels, organisée par le ministère de l’Instruction publique en 1952
au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, puis écartée de l’exposition d’hommage au XXVe anniversaire de La Cambre31. Les
créations des artistes communistes étaient surveillées.
Des artistes porte-voix
De quoi nous parlent encore ces œuvres ? Elles nous disent le sentiment de ces artistes d’appartenir à une communauté
partageant les mêmes valeurs pacifistes. Forces murales ou Métiers du mur se solidarisent avec d’autres acteurs de la
lutte pour la paix et promeuvent leur action. Il en est ainsi du mouvement des partisans de la paix qui, bien qu’imprégné d’éléments communistes, réunit des hommes et des femmes de tous horizons : chrétiens, syndicalistes, scientifiques, intellectuels, hommes du peuple, hommes politiques, etc. Les artistes de Forces murales se sont d’ailleurs ralliés
au mouvement. L’Union belge pour la défense de la paix (UBDP), qui représente la section belge du Conseil mondial de
la paix, ouvre à ces artistes progressistes les portes de son siège social situé sur la Grand Place à Bruxelles pour qu’ils y
réalisent leurs travaux. On sait que Deltour, entre autres, fréquente ce lieu mis à disposition de l’UBDP par un autre
acteur célèbre de la paix, mais chrétien celui-là : le baron Antoine Allard, fondateur de Stop War.
Ces artistes transcrivent les revendications de la jeunesse communiste d’ici, mais aussi d’ailleurs. Celles de la Jeunesse
populaire de Belgique d’abord, que certains membres de Forces murales et de Métiers du mur ont rejointe, celles portées par des jeunes d’autres nations ensuite, dont ceux des républiques populaires qu’ils rencontrent dans les Festival de
la jeunesse et des étudiants. On se souvient aussi de l’hommage rendu à la jeune héroïne française Raymonde Dien dans
Non à la guerre. Militante communiste de leur génération (née en 1929), elle s’est, en gare de Saint-Pierre-des-Corps
(Indre et Loire), couchée sur les rails pour empêcher le passage d’un convoi ferroviaire transportant du matériel militaire à destination de l’Indochine. Arrêtée, elle est condamnée à une peine de prison ferme car toute action visant à
entraver, par quelque biais que ce soit, le travail de la Défense est alors punissable de réclusion32. Les artistes de Forces
8
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
murales ne la connaissent pas personnellement, mais médiatisent immédiatement son récit rapporté dans la presse
communiste33. Le portrait qu’ils en font salue son courage, immortalise son action, l’exemplifie en quelque sorte et
montre que des jeunes de toutes nations s’unissent pour refuser la guerre. Ils ne citent pas son nom de famille cependant car Raymonde est un peu de toutes les familles et qu’elle est aussi, en 1950, une figure célèbre du martyrologe
communiste. Comme plus tard, avec la représentation du marin Poncelet par Métiers du mur ou avec En avant pour Berlin
par Forces murales, ces artistes construisent l’image d’une jeunesse solidaire, qui se tient et se soutient.
Ces artistes se sentent aussi concernés par des combats qui leur sont plus lointains. Lorsqu’ils abordent la lutte des
dockers, par exemple, ils abordent un monde qu’ils méconnaissent en partie. Ils ne se contentent pas alors d’imaginer
leur lutte, mais vont sur place les rencontrer, recueillir leur témoignage, comprendre leur position et leur action34. C’est
une façon pour eux de se documenter, mais aussi de s’ouvrir à l’autre. Ils abattent ainsi les frontières existant entre des
mondes a priori étrangers comme ceux de l’art et du travail. Et ils donnent de la crédibilité aux images de mobilisation
qu’ils relaient.
Métiers du mur, Refus de débarquement d’armes américaines au port d’Anvers en 1950, 1951,
peinture au procédé sur coton, [dimensions inconnues]. © IHOES (Seraing).
Ils tiennent également compte de la vision de leur public, essentiellement composé de militants tout comme eux.
Exposées, ces toiles sont des appels au dialogue. Lors du XXXe anniversaire du PCB au Heysel, on distribue un questionnaire aux visiteurs pour connaître leur opinion sur les diverses œuvres qui décorent le lieu. Le public ne se contente pas
de voir les toiles, mais il a l’occasion de réfléchir à ce qu’il voit et de donner son avis. Les artistes, ainsi soumis à la critique et nourris par elle, prennent conscience de la façon dont leur discours plastique est compris par des personnes,
pour la plupart, extérieures au monde de l’art. Le choix de peindre sur des toiles libres, donc non encadrées, permet
d’étendre la possibilité d’échange avec le public. Car ces artistes ambitionnent de les voir circuler aux quatre coins du
pays, dans diverses rencontres, réunions politiques ou artistiques, rêvent surtout qu’elles accompagnent ou initient le
débat. Ils veulent un art militant, mais aussi engageant, participatif et agissant. Malgré cette volonté, la sphère d’influence de ces artistes se limite encore à certains réseaux, essentiellement communistes et pacifistes. Mais l’art ne cesse
jamais d’être opérant. On le redonne à voir et il retrouve immédiatement son pouvoir d’interroger le spectateur.
La production culturelle sur laquelle nous nous sommes penchés figure non seulement l’histoire d’une époque, mais
décrit une démarche de la part de jeunes artistes (on pourrait se contenter de dire de jeunes tout court) qui nous interroge sur les formes que peut prendre l’engagement face à une actualité et à des valeurs contestées. Les artistes auxquels
nous nous sommes intéressés défendaient une culture de paix à travers les outils qui étaient à leur portée : leurs mains
créatives, leurs crayons, leurs gouges et leurs pinceaux, mais aussi leur présence dans les grands rassemblements pour
la paix, leur volonté d’ouvrir un dialogue entre les classes sociales et entre les peuples. Dans leur travail d’artistes même,
dans cette volonté de travailler en groupe et de mettre momentanément de côté l’expression individuelle pour privilégier l’échange d’idées, le partage des connaissances et des savoirs, la création collective, ils témoignaient d’une volonté
d’ouverture à l’autre et de compréhension mutuelle. L’acuité qui était la leur face au monde qui les entourait, leur
démarche à visée démocratique et leur action pour défendre des valeurs pacifistes valent d’être rappelées. Car qu’a-t-il
de différent notre temps qui n’a pas mis fin aux guerres impérialistes ni aux oppositions de régimes politiques, qui n’a
pas effacé la menace nucléaire et chimique ni n’a fait disparaître la crainte d’une Troisième Guerre mondiale ? Peu de
chose lorsqu’on le regarde sous cet angle, bien qu’au-delà des similitudes existent certainement de grandes différences
dans la manière d’envisager le monde à soixante ans d’intervalle. Hier, en Europe, des jeunes voyaient la guerre arriver
aux pas de leurs portes. Aujourd’hui, la menace s’est en quelque sorte dématérialisée. La guerre s’opère sur d’autres
continents et se visionne sur écran plat. Mais est-on moins concerné ? Y a-t-il encore des artistes pour transmettre un
idéal de paix et surtout un public pour relayer leurs espoirs ?
9
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
1
Titre du premier chapitre de l’ouvrage de Raymond Aron, Le grand schisme, Paris, Gallimard, 1948, 346 p.
L’Appel de Stockholm est une pétition lancée par le Conseil mondial de la Paix, alors présidé par Frédéric Juliot-Curie (1900-1958), pour
l’interdiction de l’armement nucléaire. Elle circule partout dans le monde et rassemble plusieurs millions de signatures.
3
Les recherches que nous avons menées sur le sujet ne nous ont pas permis d’identifier une production artistique équivalente issue d’autres
tendances idéologiques (socialistes, chrétiens…). Il est cependant possible que des recherches plus poussées nous renseignent un jour sur une
production artistique qui ne serait pas issue de la sphère communiste. Il semble tout de même apparaître que le contexte de guerre froide, qui
fractionnait le monde en deux camps idéologiques, forçait les hiérarchies des autres tendances à une certaine prudence dans leurs prises de
position. Ceci pourrait en partie expliquer l’intérêt moindre consacré à élaborer une propagande artistique autour du thème de la paix.
L’attention portée à la conservation de ce type de production devrait aussi être questionnée pour mieux comprendre la présence ou l’absence de
positionnement artistique sur ce thème.
4
En 1950, L. Deltour devient membre du PCB section La Cambre. Il fréquente aussi la Jeunesse populaire de Belgique (jeunesse communiste). En
1951, R. Somville adhère à son tour au Parti et s’implique dans les travaux de sa Commission culturelle. E. Dubrunfaut, quant à lui, bien qu’il
côtoie les communistes dont il partage les convictions, ne semble pas avoir jamais officiellement adhéré au PCB. Voir : Jacqueline Guisset et
Camille Baillargeon (dirs), Forces murales, un art manifeste, Wavre, Mardaga, 2009, p. 96, 135 et 196.
5
C’est l’hypothèse que nous formulons, sans cependant qu’aucune de nos lectures ne nous en aient donné confirmation. Tant le récit figuré que
les traits que Forces murales confère à ce personnage féminin que l’année de réalisation de l’œuvre nous portent à penser qu’il s’agit bien d’une
référence à Raymonde Dien.
6
« Roger Somville de “Forces murales”, nous dit… », Jeune Belgique, 12 au 18 juillet 1951, p. 2. Les artistes de Métiers du mur sont récompensés
pour une création intitulée La lutte contre la guerre, Forces murales pour Les Horreurs de la guerre. L’Amsab possède une estampe de Forces murales
de 1951 qui porte ce titre (inv. PR 001335).
7
Pour en savoir plus, voir : Camille Baillargeon, « Art et Paix. 1951, l’affaire du marin Poncelet : un témoignage pictural qui nous entraîne vers le
présent… », [en ligne] : http://www.ihoes.be/PDF/Analyse_79-Affaire_Marin_Poncelet.pdf.
8
Ainsi, lors de la soirée de retour du IVe Festival de la Jeunesse et des Étudiants de Bucarest en 1953 organisée par le comité belge du Festival, les
ballets populaires présentent un ballet contre « Les 24 mois » (Archives du Carcob (Bruxelles), Fonds Camille Lejeune, 4ème festival mondial de la
jeunesse (Bucarest, 1953) […], dossier CAR LG/125). Voir aussi : Robert Dachet, « Le rôle de la jeunesse dans la lutte contre les 24 mois »,
Communisme, revue bimestrielle du Parti communiste de Belgique, nov. 1952, p. 30.
9
Pour en savoir plus, voir : Camille Baillargeon, « Hommage aux travailleurs belge. Forces murales au 30e anniversaire du Parti communiste »,
dans Jacqueline Guisset et Camille Baillargeon (dirs.), op. cit., p. 95-114.
10
« En 1920, l’Internationale des ouvriers du transport appelait les dockers, les marins, les cheminots à s’opposer au transport du matériel de
guerre », Le Drapeau rouge, 1er mars 1950, p. 6.
11
Pour en savoir plus sur cette affaire voir : Romain Yakemtchouk, La Belgique et la France: amitiés et rivalités, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 69.
12
Voir : « “Forces murales” et “Métiers du mur” préparent une décoration grandiose » et M.L. « Vers le XXXe anniversaire du Parti communiste.
Une visite au groupe “Métiers du mur” », coupures de presse, [1951], Archives R. Somville. Ces deux articles donnent quelques indices suggérant
que c’est la toile de Métier du mur, plutôt que celle de Forces murales qui est exposée au Heysel, mais laissent planer un doute.
13
L’IHOES possède plusieurs croquis de dockers réalisés en 1951 par L. Deltour et E. Dubrunfaut qui ont vraisemblablement servi à la réalisation
de cette toile. Ceux-ci sont aussi cités dans l’ouvrage de Guy Denis, Edmond Dubrunfaut, le lithographe, Louftémont, La Louve, 2002, p. 77.
14
Si l’opinion publique est généralement favorable à cette mobilisation, qui reçoit aussi l’appui des Partisans de la paix à travers ses
regroupements (Union belge des partisans de la paix, Rassemblement des femmes pour la paix), les organisations syndicales, y compris
socialistes, ne la soutiennent pas, au contraire de leur base. Le contexte de guerre froide donne rapidement une coloration politique à ce genre
d’entreprise ce qui oblige certains à faire preuve de retenue.
15
Tangui Perron, « Légende noire et icônes rouges (ou l’image des dockers au coeur de la guerre froide) », dans Dockers de la Méditerranée à la Mer
du Nord, Edisud, 1999, [en ligne] : http://www.peripherie.asso.fr/patrimoine-representations-de-la-classe-ouvriere/legende-noire-et-iconesrouges-ou-l-image-des
16
Jean Marcenac, « Quatre ans d’une bataille », Les Lettres françaises, 7 novembre 1951, p. 15, cité dans : Lucie Fougeron, « Un exemple de mise en
images : le « réalisme socialiste » dans les arts plastiques en France (1947-1954) », Sociétés & Représentations, 1/2003 (n° 15), p. 195-214, [en
ligne] : http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2003-1-page-195.htm.
17
Cette technique, qui permet la réalisation de fresques, consiste à diluer les couleurs à l’eau avant de les mélanger à l’enduit frais qu’on posera à
même le mur.
18
Jacqueline Guisset, « Forces murales et la guerre », dans Jacqueline Guisset et Camille Baillargeon (dirs), op. cit., p. 88.
19
Les Partisans de la paix : revue mondiale, juillet 1950, n°12, p. 57. Cette œuvre pourrait également faire allusion au référendum mené, au début de
l’année 1951 et selon les mêmes procédés, par l’UBDP sur la question du réarmement allemand.
20
Cette peinture est conservée à l’Amsab à Gand.
21
Voir : Paul Caso, Dubrunfaut au rythme de la vie, dessins 1938-1980, Bruxelles, André de Rache, 1980, p. 132 et Guy Denis, op. cit., pl. XXV et p. 82.
22
En août 1952, près de 30 000 soldats et travailleurs manifestaient à Liège indignés par l’arrestation des soldats de Namur (av) (DR). Cette
solidarité entre ouvriers et soldats est un « événement quasi unique dans l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique (communisme, n°3, nov.
1952), p. 8). Et ils étaient nombreux à se mobiliser : jeunes soldats des casernes de Wallonie, de Flandres et d’Allemagne, jeunes travailleurs des
industries du bassin liégeois (Ougrée Marihaye, FN, ACEC, Val Saint Lambert, Cockerill, Phenix Work, Englebert…), de Charleroi et d’ailleurs,
jeunes socialistes, jocistes et jeunes syndicalistes, recevant le soutien, parfois bien timoré, de leur hiérarchie, et bien entendu les jeunes
communistes de la Jeunesse populaire de Belgique
23
Louis Deltour, Protestation des soldats de Casteau contre le service militaire de deux ans, 1952
24
Ce dessin n’est pas daté si bien qu’il n’est pas impossible qu’il ait été réalisé précédemment. On peut par ailleurs signaler l’existence d’une
lithographie de Forces murales où, sur le mur d’un bâtiment industriel planté dans un sombre paysage minier, on a inscrit en lettres blanches le
slogan que répète en chœur la jeunesse : « Vive la paix. Ni 18 ni 24 mois ». Une fois encore nous ignorons l’année de sa création qui doit
vraisemblablement se situer vers 1952. Pour en savoir plus sur la lutte contre la prolongation du service militaire, on peut consulter le mémoire
de Collin Giraud, Les 24 mois de service militaire en Belgique, Mémoire de Master en Histoire, Université de Liège, 2012, 139 f.
2
10
: L’art progressiste en Belgique au temps de la « paix impossible » (...)
25
« Le concours d’arts plastiques », dans Festival : journal du Comité international du Festival, n° 20, 5 août 1953, p. 2.
Jacqueline Guisset, « Forces murales et la guerre », op. cit.. Voir aussi : Jacqueline Guisset, Edmond Dubrunfaut 50 Témoignages / 50 Geteuigenissen,
Bruxelles, Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire, 2009, 197 p.
27
On trouve mention de trois panneaux de Forces murales destinés aux Assises régionales de la paix et utilisés dans plusieurs réunions des
Partisans de la paix. Ceux-ci étaient regroupés sous l’intitulé général : La lutte contre la CED et rassemblaient : Plus jamais de guerre, Non à une armée
allemande revancharde et Il y a un printemps nouveau pour les hommes. Ces œuvres auraient été réalisées vers 1951-1952, mais il nous est encore difficile
de dire s’il s’agit d’œuvres qui nous sont inconnues ou si ces titres renvoient à d’autres toiles identifiées par ailleurs. Forces murales réalise ainsi
en 1952 deux toiles sur le massacre d’Oradour-sur-Glane en France pendant la Seconde Guerre mondiale, dont l’une porte le titre Plus jamais ça et
l’autre présente justement une armée allemande revancharde. Peut-être y a-t-il donc un rapprochement à faire avec les intitulés précédents ?
28
Les Dockers de Georges Baquier, Le 14 février à Nice de Gérard Singer et La Riposte de Boris Taslitzky. Voir : Tangui Perron, op. cit.
29
Jeannine Verdès-Leroux, « L’art de parti », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 28, juin 1979, pp. 33-55.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1979_num_28_1_2639?_Prescripts_Search_tabs1=standard&.
30
Gilbert Bloch, « Cette œuvre magistrale ne sera pas demain à Paris à l’Exposition d’Art mexicain », L’Humanité, 19 mai 1952, p. 2, cité dans
Christian Beuvain, « L’Humanité dans la guerre froide : la bataille pour la paix à travers les dessins de presse », Cahiers d’histoire : revue d’histoire
critique, n°92, 2003, p. 63 [en ligne] : http://chrhc.revues.org/1415.
31
Camille Baillargeon, « Hommage aux travailleurs belge […] », op. cit., p. 108.
32
Francis Joucelain, « Le Parti communiste français et la première guerre d’Indochine », Cahiers rouges, n° 8, Paris, François Maspero, 1973, p. 33
[en ligne] : http://www.association-radar.org/IMG/pdf/10-013-00008-33.pdf.
33
Raymonde Dien devient une icône du monde communiste et le récit de son action est acclamé bien au-delà des frontières, notamment à l’Est.
La peinture, mais aussi la sculpture (une statue lui est dédiée dans le parc de la Victoire à Saint-Pétersbourg) confèrent une pérennité à son
action. Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Raymonde_Dien.
34
M.L., « Vers le XXXe anniversaire du Parti communiste. Une visite au groupe “Métiers du mur” », coupure de presse, Archives R. Somville.
26
11
ANALYSE DE L’IHOES N°112
- 22 OCTOBRE 2013
Naître, toute une histoire
Par Jeannine Fonck
Préambule de l’IHOES
La présente analyse rend compte du récit et des propositions de Jeannine Fonck qui fut
infirmière accoucheuse indépendante dans les quartiers populaires de Saint-Nicolas,
Montegnée, Glain…, à la fin des années 1950. Elle fut l’une des premières à pratiquer
l’Accouchement Sans Douleur (ASD) en région liégeoise, à une époque où la méthode
commençait lentement à être connue en Europe occidentale. Elle avait pour volonté de
rendre les femmes conscientes de leur corps et de leurs compétences à gérer la douleur,
à mettre un enfant au monde, en s’y préparant… Elle organisa des réunions de préparation à l’accouchement dans sa propre maison, accompagna des femmes, mais aussi
leur mari et leur famille à domicile car, à chaque fois, c’était tout l’environnement de
la future mère qui l’accueillait. Fraîchement diplômée en juin 1955, elle cessera de pratiquer les accouchements à domicile en 1959. Par la suite, en tant qu’infirmière accoucheuse dans différentes cliniques et enseignante, elle continuera à encourager la pratique de l’Accouchement Sans Douleur. Elle n’aura de cesse de questionner sa pratique
et ses fondements. Une page d’histoire populaire, mais aussi d’éducation populaire
qu’il nous semble précieux de préserver et de diffuser.
« Ne vivez pour l’instant que vos questions.
Peut-être, simplement en les vivant,
Finirez-vous par entrer insensiblement, un jour,
dans les réponses. »
(Rainer Maria Rilke, Lettre à un poète).
J’ai été sage-femme. Ai-je pour autant été sage ?
Sur le fil étroit entre vie et mort, je crois avoir rempli le contrat qui
m’était imparti.
Ai-je pour autant aidé à rendre la parole au corps des femmes ?
Ai-je entendu le couple et ses désirs ?
Ai-je tenu compte des besoins relationnels et culturels des familles
que j’ai rencontrées ?
C’est avec beaucoup d’humilité et de tendresse que j’ai écrit sur ma
profession.
Ce texte, je le dédie à ces parents, ces enfants que j’ai rencontrés en
Belgique ou ailleurs et qui m’ont fait l’honneur de m’accepter à leur
côté dans cette grande aventure : faire un enfant.
Me voici devant la page blanche, avec tant de souvenirs dans la tête
et le cœur que je ne sais comment en parler et en écrire ; l’émotion
reste aussi présente qu’au moment où j’ai mis au monde ces petits
enfants.
Pochette du disque Vinyle : L’Accouchement Sans Douleur.
Reportage de Francis Crémieux réalisé en 1955, La voix de
son maître, FELP 120. Coll. IHOES.
1
: Naître, toute une histoire
Des accouchements, j’en ai réalisé beaucoup, des surveillances encore plus. Des assistances aux accoucheurs, qu’il ne
fallait surtout pas appeler trop tôt ou trop tard, ont rempli ma vie professionnelle.
J’ai des souvenirs de drames, de comédies humaines, d’amour, de haine, d’échecs et de réussites. L’inusable film qui
défile avec tous ses décors et surtout ses personnages raconte mon expérience d’« accoucheuse libérale »1.
Le quartier où je vis à l’époque est un quartier populaire ; les familles italiennes immigrées y sont nombreuses et riches
d’enfants. Les mères sont ménagères et les pères ouvriers mineurs ou métallurgistes. Les voisins de gauche de mes
parents sont italo-belges, ceux de droite tchécoslovaques.
Sur la façade de la maison familiale, on a accroché ma plaque professionnelle :
J. ROUCOURT2, ACCOUCHEUSE AGRÉÉE DES MUTUELLES
Plaque professionnelle d’accoucheuse de J. Roucourt.
Coll. privée J. Fonck (copie numérique à l’IHOES).
J’ai dû auparavant effectuer une série de démarches, comme faire valider mon diplôme tout neuf (obtenu en 1955)
auprès de la commission médicale provinciale, me présenter auprès des médecins généralistes de la commune, introduire une demande d’agréation auprès de l’INAMI.
Il a fallu m’équiper du matériel indispensable. Toute la parenté s’y est mise pour me l’offrir : un superbe sac en cuir, une
trousse contenant trois pinces chirurgicales, une paire de ciseaux, une pince à agrafes ; du coton pour la ligature du cordon, deux tubes cylindriques contenant chacun une seringue et des aiguilles pour injections intramusculaires. S’ajoutent
des boîtes de compresses stériles, un tube d’Esbach pour la recherche d’albuminurie3, des flacons d’alcool, quelques
médicaments indispensables. Me voila prête à parcourir les rues de Montegnée et de Saint-Nicolas, à pied bien évidemment ! En mars 1957, je ferai l’acquisition d’une Vespa.
Premier accouchement. Une semaine avant le terme prévu pour la naissance du bébé se présente un jeune couple : pas
de suivi de grossesse, ils n’en ont pas eu les moyens. L’examen clinique (tel qu’on me l’a enseigné) ne présente rien
d’anormal. Je recommande le matériel indispensable, à acheter à la
pharmacie. Les futurs parents occupent un appartement de deux
pièces au premier étage d’une petite maison ouvrière. Originaires de
la région hennuyère, ils vivent depuis peu à Saint-Nicolas et sont très
seuls. La naissance d’une petite fille se passe vite et bien avec la seule
assistance du mari que j’aiderai à ranger la cuisine et à effacer les
traces de l’accouchement. Heureusement, la mère de Madame
arrive le lendemain et apporte une aide précieuse à la nouvelle
famille.
Extrait (p. 46) de : Comment nous préparer à accoucher sans douleur par
la méthode psycho-prophylactique, Paris, Commission Nationale de
l’Enfance et des Activités Sociales de l’Union des Femmes Françaises
(Sous-Commission de l’accouchement sans douleur), février 1955,
63 p. Brochure provenant du Fonds Willy Peers. Coll. IHOES.
1
L’expression est communément employée. Il s’agit d’accoucheuses qui exercent leur profession sous statut d’indépendante.
Roucourt est le nom de jeune fille de Jeannine Fonck.
3
Entendez la recherche anormale d’albumine dans l’urine, symptomatique de diverses affections.
2
2
: Naître, toute une histoire
J’essaye de faire passer le message que la préparation à l’accouchement rend la douleur plus acceptable, et la « belle
place »4 de notre demeure familiale est convertie en salle de réunion pour futures mères. Le divan est utilisé à tour de
rôle par chacune d’entre elles pour apprendre la relaxation. J’inaugure ce que je crois une grande nouveauté : la présence des maris à ces soirées et à l’accouchement. Quelques jeunes couples de mon quartier y participeront. À ma
grande surprise, viendront se joindre d’autres futurs parents envoyés par la clinique ou le gynécologue choisis pour l’accouchement.
J’aimerais aujourd’hui faire témoigner ces parents pour conforter mes souvenirs : naissances sans problèmes, pas d’épisiotomies5, pas de déchirures, pas d’accouchements provoqués, pas de bébés traumatisés, calme et sérénité au sein de
la demeure familiale, si modeste soit elle. Je rencontre encore parfois certains d’entre eux ; il m’est même arrivé d’être
l’accoucheuse de leur fille.
Tout le côté pittoresque de ma vie professionnelle d’alors me revient.
Dans les familles nombreuses immigrées, les naissances revêtaient un caractère social traditionnel. L’entraide féminine
y était très présente ; telle voisine se proposait pour la lessive, telle autre pour la garde des enfants aînés et les repas, ou
encore, pour l’entretien de la maison.
Un jour, je suis appelée dans le « camp italien » qui se trouvait derrière la clinique psychiatrique Notre-Dame des Anges
à Glain. Les mineurs émigrés et leur famille sont logés dans ce qui a été un camp de prisonniers allemands. Chaque
famille dispose d’une pièce séparée en deux parties : une pièce à vivre, une pièce à dormir.
La petite fille naît rapidement ; elle est de petit poids (2,2 kg), et devrait selon les critères médicaux être transportée au
service des couveuses. Elle est cependant bien colorée, respire calmement et se montre active quand je lui présente une
cuiller d’eau sucrée bouillie. Les pauvres gens, récemment arrivés de leur région napolitaine, ne sont pas en ordre de
mutuelle. Une hospitalisation les obérerait pour de longues années. Je prends l’audacieuse décision de garder l’enfant
à domicile. Je l’enveloppe chaudement et fais comprendre à la mère qu’elle doit tirer son lait pour le donner au nouveau-né à la cuiller, par petites quantités.
Très inquiète, je quitte la famille et reviens tôt le lendemain pour surveiller l’état de santé de la mère et de l’enfant. Dans
la pièce à vivre, des hommes attablés, l’air fatigué devant un verre vide ! Dans la pièce à dormir, les deux enfants aînés
et d’autres petits que je ne connais pas. Dans le lit de l’accouchée deux dames (j’apprendrai plus tard qu’il s’agit des
belles sœurs)... et Mademoiselle Rosa tétant vigoureusement le sein de sa mère. Tout ce petit monde est venu de
Micheroux tard dans la soirée, les femmes sont restées pour aider la famille de Rosa, les hommes pour attendre le premier bus du matin qui les conduira sur leur lieu de travail, au charbonnage.
Tout ce petit monde est venu de Micheroux tard dans la soirée, les femmes sont restées pour aider la famille de Rosa,
les hommes pour reprendre le premier bus du matin qui les conduira reprendre le travail au charbonnage.
Les gens n’avaient pas toujours les moyens de me payer mes honoraires. À l’époque, 750 francs belges6 (environ
18 euros) couvraient l’accouchement, la surveillance prénatale, la surveillance postnatale d’une durée de neuf jours. S’y
ajoutait la présence au baptême ; l’accoucheuse portait l’enfant à l’église, c’était une coutume bien ancrée.
Le père de « César », premier fils d’une lignée qui comptait déjà six filles, promet de venir régler sa dette au plus vite. Il
me propose un beau perroquet qui, échappé de sa cage bourgeoise, est venu atterrir dans son jardin ; je refuse ce troc.
Plus tard, nous nous mettons d’accord pour une fourniture de charbon. C’est ainsi qu’il s’acquitte de sa dette.
Avec ma moto, le travail est plus facile. Je peux ajouter à mon travail de sage-femme les soins infirmiers à domicile.
Beaucoup d’anciens mineurs ont besoin de piqûres de streptomycine7 parce qu’ils ont contracté une tuberculose. Une
épidémie de scarlatine me donne beaucoup de travail.
Une nuit, j’assiste Madame P. ; un deuxième enfant est le bienvenu dans la famille. Le père est un homme courageux et
a bénéficié d’une promotion. L’enfant naît vers les six heures du matin et il est huit heures quand je quitte la famille,
après les deux heures de surveillance réglementaires. Il fait très froid et Monsieur P. tient absolument à me servir un verre
de grappa avant que je me mette en route. À ce moment, les parents, amis, ou voisins viennent proposer leur aide. Il
serait mal venu de refuser de trinquer avec eux : et va pour un deuxième verre de grappa. Je sors de la maison des P.,
veux enfourcher ma fidèle Vespa, et tout le paysage se met à tourner. Heureusement, je ne suis pas loin de l’endroit où
travaille mon père. Poussant ma Vespa que je n’ose pas conduire, je débarque chez lui. Imaginez sa surprise ! Sa fille
saoule au petit matin.
4
L’expression vient du wallon, « li bele plaece », comprenez « la belle pièce » de façade, ou « la pièce de devant », où était installé un petit salon
dans le logement social où elle habitait, rue Trixhes-aux-Agneaux à Saint-Nicolas.
5
L’épisiotomie est un acte chirurgical qui peut être pratiqué lors d’un accouchement. Cette incision est pratiquée dans le périnée afin d’agrandir
la taille de l’orifice vulvaire.
6
Pour donner une idée de ce que cette somme représentait, il faut savoir que son mari gagnait environ 6 000 francs belges par mois comme technicien qualifié aux Presses Raskin. Il n’était donc pas évident de vivre uniquement des accouchements à domicile.
7
Il s’agit d’un antibiotique contre la tuberculose dont on injecte une dose par jour.
3
: Naître, toute une histoire
Une famille avec deux garçons souhaite de tout cœur
la naissance d’une fille. Tous ont les
yeux curieusement bridés et
très petits ce qui les
Photos prises dans la rue Trixhes-auxrend très laids. NaisAgneaux à Saint-Nicolas où elle habitait et
sance facile de la petite
exerçait. Sur l’une de ces photos, on voit
fille tant attendue. Un
le papa qui a enfourché la Vespa de sa
fille. Coll. privée J. Fonck
problème se pose. L’ex(copie numérique à l’IHOES).
pulsion du placenta tarde
et je me vois obligée de pratiquer une délivrance manuelle. N’allez surtout pas
raconter cette histoire au
monde médical, je me ferais
traiter de criminelle et pourtant cet acte, considéré aujourd’hui comme médical, faisait alors partie du cursus de la
formation d’accoucheuse... Tous
sont en extase devant la dernière
arrivée. J’entends encore leurs exclamations « Mon dieu qu’elle est
belle ! » Elle a des yeux grands ouverts.
D’habitude, pour accoucher la mère, j’utilise la table de cuisine, très
inconfortable pour la parturiente. Je décide de changer de méthode et
de permettre aux femmes d’accoucher au bord du lit en le protégeant
d’une grande toile cirée, proposition qui est refusée chez certaines
d’entre elles.
Je rase le périnée au minimum, juste pour éviter une infection en cas
d’épisiotomie ou de déchirure. Chez Monsieur et Madame M. naît
un beau petit garçon, Éric. J’ai procédé comme d’habitude et tout
serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si la mère de
Madame M. n’avait pas cru bon de raser également le mont de Vénus. Elle
a lu dans je ne sais quel magazine que c’est plus « moderne ». Les belles-mères et mères
sont parfois bien encombrantes. Il me fallait parfois faire preuve de souplesse au sein des familles
qui m’accueillaient, chacune ayant ses habitudes, ses coutumes…
Je serai probablement la dernière accoucheuse à domicile dans ma région pour de nombreuses années. Les couples vont
de plus en plus souvent faire le choix de voir naître leur enfant à la maternité. Quelques années plus tard, en 1965, les
accoucheuses confondues avec des infirmières spécialisées se verront retirer le privilège de présider aux accouchements
normaux. Le terrain est occupé entièrement par les « génies-cologues » – permettez-moi ce jeu de mots.
Je ne porte pas de jugement sur cette évolution des mœurs. On pense parfois qu’il s’agit pour les parents d’un choix fait
en toute liberté. Derrière ce choix, il y a toute une manipulation des pouvoirs médicaux et politiques. Il m’a fallu beaucoup de temps pour en prendre conscience. Cette manipulation médicale me paraît incontestable. Aujourd’hui, elle
prend la forme d’un recours quasi systématique à la péridurale, d’une augmentation des accouchements provoqués ou
des césariennes. Si ces décisions sont parfois légitimement liées à la mère ou à l’enfant, elles peuvent aussi être posées
par les médecins pour des raisons de confort qui leur sont propres. Cette manipulation s’exprime aussi par des discours
tenus aux patientes tels : « Accoucher à domicile à notre époque, mais ça ne se fait plus madame ! ». Je constate que
dans d’autres pays, en Finlande, en Hollande, de très nombreux accouchements se font à domicile sans plus de problèmes qu’en Belgique où ils sont très majoritairement pratiqués à l’hôpital. C’est bien la preuve que c’est aussi une
décision politique.
4
: Naître, toute une histoire
L’accouchement sans douleur
À Liège, je fus une des premières accoucheuses (on
avait à l’époque supprimé le titre de sage-femme) à
tenter la pratique de l’accouchement sans douleur.
Il est vraisemblable que je porte en moi le désir de
communiquer mon expérience au sujet de cette profession qui m’a valu tant de gratifications. La tâche
m’apparaît cependant bien difficile, je ne me sens
guère capable de décrire cette époque sans y ajouter
tout mon vécu affectif.
Vingt ans en 1955, mon diplôme tout neuf en poche,
heureuse de ma réussite à l’Institut médico-chirurgical
d’Ixelles, j’avais convenu depuis le début de mes études
que je m’installerais comme accoucheuse indépendante dans la commune de Saint-Nicolas, résidence de
mes parents.
Une semaine après avoir accroché ma belle plaque
émaillée sur la façade, je faisais mon premier accouchement. Avant d’aller plus loin, il faut que je dise combien
je pense encore avec beaucoup de tendresse à ces
familles qui m’ont accueillie avec chaleur et déférence sans tenir
compte de mon inexpérience. Aujourd’hui, je puis encore les nommer toutes, décrire leur cadre de vie, raconter les petits et grands
évènements qui ont marqué la naissance de leur enfant.
Comment ai-je entendu parler de l’Accouchement Sans Douleur
(ASD) ? J’ai oublié par quel hasard je me suis retrouvée aux côtés
d’une collègue expérimentée qui a été ma formatrice. Il se peut que
certaines personnes parmi les plus âgées se souviennent de
Madame Renotte. Épouse d’un député communiste liégeois, elle a
eu la chance de se former à la clinique des métallurgistes à Paris où
avait été pratiqué pour la première fois un accouchement sans
douleur par le docteur Lamaze en 1952. Existe-t-elle encore cette
clinique quasi mythique pour moi ?8
Avec cette formation pour tout bagage et la lecture des Œuvres
Choisies de Pavlov qui m’avaient été offertes par mon futur mari et
auxquelles d’ailleurs je n’avais pas compris grand-chose, je me lançai dans l’aventure. La dédicace sur la première page commençait
ainsi : « Que ce présent renforce l’adoration que tu portes pour ton
beau métier » Cela en dit long !
Pour tenter de résumer ce qu’est l’accouchement sans douleur,
j’énumèrerais quelques principes fondamentaux : permettre à la
mère de se réapproprier son corps et ses « capacités » à accoucher,
lui offrir la possibilité de faire le lien entre la contraction et la
relaxation de manière à se désaliéner de la douleur, donner à la
future mère une connaissance de son corps en prenant le temps de
lui décrire, de lui expliquer son vagin, son utérus, etc. tout en
répondant à chacune de ses questions.
L’accouchement sans douleur… une réalité, Bruxelles, Le
Rassemblement des femmes, [19??], 22 p. Brochure
provenant du Fonds Willy Peers. Coll. IHOES.
CI-DESSUS : 1) Certificat d’immatriculation d’accoucheuse délivré à J. Roucourt le
30 juin 1955. Coll. privée J. Fonck (copie numérique à l’IHOES). 2) Photographie
des cinq jeunes filles qui furent diplômées à Ixelles en même temps que Jeannine
Roucourt. Coll. privée J. Fonck (copie numérique à l’IHOES).
8
Cette clinique, dite des « métallos » avait été ouverte en 1947 dans le 11e arrondissement, non loin du local de la fédération CGT des métallurgistes. Cette clinique existe toujours, mais elle est aujourd’hui sur la sellette, voyez : Alain Bertho, « La maternité des Bluets : un monument d’histoire sociale sous les feux de l’austérité socialiste », Mediapart, 27 mai 2013 (http://tinyurl.com/o4tudma).
5
: Naître, toute une histoire
DE GAUCHE À DROITE : 1) Page de titre de K. Figournov, L’analgésie de l’enfantement (les succès de la médecine soviétique dans le domaine de l’anesthésie obstétricale), éditions en langues étrangères, Moscou, 1955, 37 p. Coll. IHOES. 2) Page de garde de l’ouvrage de Pavlov offert pas son époux. 3) Page
de couverture de l’ouvrage de L. Dubrisay et de C. Jeannin qu’elle reçu comme prix à la fin de ses études d’accoucheuse et qui lui servit très régulièrement d’ouvrage de référence. Coll. privée J. Fonck.
Avec moi à leur côté, une trentaine de mamans ont mis leur enfant au monde, en appliquant la relaxation et la respiration du petit chien. À leur domicile, dans la quiétude de leur foyer, avec l’aide et la présence de leur mari, ce fut sans
douleurs insupportables et sans problèmes9.
Je décidai d’ouvrir aux groupes de préparation à l’ASD, les futures mamans qui avaient choisi d’accoucher à la clinique
avec l’aide d’un gynécologue. Je leur proposai un accompagnement durant le travail et en salle d’accouchement. Les
ennuis n’allaient pas tarder à commencer sous forme de moqueries, de scepticisme et même d’accusation de charlatanisme. Je me souviens d’un vieux professeur d’obstétrique m’assénant la malédiction biblique en hurlant dans les couloirs de la maternité : « Tu accoucheras dans la douleur ! Depuis la création du monde, les femmes accouchent dans la douleur et c’est
pour ça qu’elles aiment leur enfant » (sic).
Il est possible que les résistances à l’ASD s’expliquent aussi politiquement. En effet, la méthode avait été développée en
Union soviétique, et dans les années 1950, des partis communistes d’Europe occidentales tentaient de la populariser10.
J’ai résisté jusqu’à ce que je fasse le choix en 1959 d’abandonner mon statut d’indépendante pour travailler en maternité. Les couples choisissaient de plus en plus souvent la clinique comme lieu de naissance, les kinésithérapeutes se faisaient reconnaître en Belgique comme les techniciennes de la gymnastique prénatale, la sécurité sociale acceptait de
rembourser leurs prestations dans le même temps qu’elles étaient refusées aux sages-femmes11.
J’ai beaucoup souffert de cette relégation des compétences des sages-femmes.
9
En réalité, l’appellation « Accouchement Sans Douleur » est abusive car la femme connaît le plus souvent des douleurs, mais elle apprend à gérer,
à calmer, explique J. Fonck. Lorsqu’elle pratiquait à domicile, elle n’a jamais été confrontée à des douleurs insurmontables lors des accouchements, elle n’a rencontré cela qu’en clinique. Sur une cinquantaine d’accouchements pratiqués à domicile cependant, elle considère que ce n’est
pas une estimation scientifique à proprement parler.
10
Ainsi, en France en 1953, le PCF avait fait une proposition de loi, votée en1956, pour la prise en charge par la sécurité sociale des neuf séances
de préparation à l’accouchement sans douleur. A. Bertho, Op. Cit.
11
Jeannine Fonck précise à ce sujet que c’est parce que l’on avait qualifié la pratique prénatale de « gymnastique prénatale » en y ajoutant quelques
mouvements de gymnastique que les kinésithérapeutes purent être remboursés pour ces séances, contrairement aux sages-femmes. Avec le recul,
elle se demande si ces dernières étaient assez combatives. Aujourd’hui, les sages-femmes ont récupéré le droit de réaliser ces séances prénatales et
elles sont remboursées.
6
: Naître, toute une histoire
Changement de cap
Mon premier fils est né en 1960 et j’ai pu moi-même expérimenter l’importance d’une préparation à la naissance. Une
naissance facile, sans problème, le plus magnifique bébé de la terre qui pesait 3,8 kg !
Après des périodes d’interruption de carrière pour élever mes enfants, j’entamai une formation pédagogique qui
m’amena à enseigner dans les écoles d’aides soignantes et de puéricultrices, tout en réservant un peu du temps des
vacances pour revenir à mes anciennes amours et travailler en milieu hospitalier.
Je vis ainsi l’usage des dolantine, scopolamine, dolosal12, etc. devenir monnaie courante ; je constatais l’augmentation
du nombre des accouchements provoqués, et des césariennes, l’utilisation systématique des perfusions d’ocytocine13,
etc., etc. En même temps, je découvrais la sophrologie, l’haptonomie14, la naissance sans violence de Frédéric Leboyer,
les positions d’expulsion, l’utilisation de la baignoire pour faciliter la dilatation, la naissance en piscine et le film de
Bernard Martino, L’enfant est une personne.
Je participais avec curiosité à des congrès dont les ténors
étaient Michel Odent, Emmanuel Galacteros, Frans Veldman,
Monique Bydlowski, Serge Wesel pour la Belgique (entre
autres) alors qu’allait s’imposer de plus en plus la sacro-sainte
péridurale. Je fis aussi partie avec plusieurs de ces personnes
d’un groupe de réflexion sur la naissance de la Ligue francophone de l’hygiène mentale.
Dois-je dire que je vivais très mal cette dichotomie, tiraillée
dans ces courants. Deux naissances m’ont particulièrement
traumatisée. Dans le premier cas, il s’agissait d’une jeune
femme qui avait une grande réputation de courage et d’abnégation pour des raisons liées à sa vie privée. Elle accouchait de
son premier enfant, la dilatation en était à ses débuts et déjà
à ce moment, elle souffrait de ces terribles douleurs dorsales
si difficiles à soulager. Je ne la quittai pas un seul instant, cherchant par tous les moyens à atténuer sa souffrance et suppliant l’anesthésiste de revenir pour pratiquer une péridurale,
ce qu’il ne fit pas. Le gynécologue me faisait répéter des injections de doses importantes de dolantine enlevant à la future
mère le peu de conscience qui n’était pas annihilé par la douleur.
L’autre concernait une de mes amies qui m’avait demandé de
l’aider à vivre la naissance de son premier enfant, le plus
« naturellement » possible et qui débordée par la douleur finit
par demander une anesthésie péridurale. L’accouchement se
termina par un forceps difficile.
Je sais qu’aux yeux des psychologues, on peut trouver des
explications, des justifications à mon sentiment profond
d’échec lié à des fantasmes de mère toute puissante.
N’empêche que la souffrance a laissé chez elles et moi des
cicatrices douloureuses.
Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à prendre position vis-à-vis
de la péridurale de manière catégorique. Comme je viens de
l’écrire, j’ai connu des situations où ce pouvait être une technique de sauvetage. Face à la douleur, je continue à me ques12
Comment nous préparer à accoucher sans douleur par la méthode psycho-prophylactique, Paris, Commission Nationale de l’Enfance et des
Activités Sociales de l’Union des Femmes Françaises (SousCommission de l’accouchement sans douleur), février 1955, 63 p.
Brochure provenant du Fonds Willy Peers .Coll. IHOES.
Ces trois substances sont des anti-douleurs, dérivés de la morphine.
Il s’agit d’une hormone qui provoque la contraction de l’utérus au moment de l’accouchement. Elle est utilisée en perfusion lors d’un accouchement provoqué.
14
L’haptonomie est une discipline conçue par Frans Veldman, chercheur néerlandais en sciences de la vie, après la Seconde Guerre mondiale (présentée dans son livre Haptonomie, Science de l’Affectivité) et développée en grande partie dans le contexte des relations prénatales. Dans sa mise en
œuvre, il s’agit d’une méthode qui vise à relaxer et faciliter la guérison et la compréhension par le toucher. Elle est surtout pratiquée dans le cadre
néo-natal (accompagnement périnatal, premiers contacts du nouveau-né), parfois aussi dans l’accompagnement de fin de vie des personnes
âgées.
13
7
: Naître, toute une histoire
tionner. Lors d’un accouchement, en apparence, je garde tout à fait son calme, mais je sens en moi une angoisse. Je me
dis alors « vive la péridurale ! », mais je m’interroge aussitôt « pour l’accoucheuse ou pour la mère ? ». Ce dont je suis
certaine, c’est que plus il y aura de présence, de préparation, d’ouverture et moins il y aura besoin de péridurale.
Heureusement, mes séjours en Haïti, au Cambodge, au Maroc, m’ont réconciliée avec moi-même et avec ma profession. J’ai redécouvert en assistant les femmes en couches qu’il existe bien des manières d’atténuer la douleur. Bien que
la menace de la mort soit omniprésente et réelle, les mères sont extrêmement sensibles à la « réassurance » prodiguée
par les matrones traditionnelles et l’entourage familial. Cette réassurance, je l’ai vue se manifester sous forme d’attentions à l’égard de la mère, « je vais te masser, te faire une tisane, te faire marcher… », et par des paroles rassurantes telles
« c’est ton premier enfant, c’est normal que ça dure longtemps », etc. Je pense que la future mère est entourée, chérie,
protégée psychologiquement surtout quand l’accouchement est difficile.
Où en est-on maintenant ? Aurai-je de nouvelles réponses à mon incessant questionnement ? « Comment vivre, atténuer, supprimer la douleur de l’accouchement en respectant au mieux la physiologie et le symbolisme d’une naissance
humaine ? »
J’entends par « symbolisme d’une naissance humaine », ce que ça représente pour le couple dans son environnement
socioculturel. De quels désirs le bébé est-il le fruit de la part de ses parents ? D’un désir de représentation sociale, celui
d’accéder à l’âge adulte, celui de transmettre un héritage culturel ? Cet enfant désiré, il faudra l’accueillir, le reconnaître, l’accompagner. La douleur qui submerge, qui anéantit peut faire écran aux sentiments, entraînant une dysharmonie, une rupture dans la création du lien avec le nouveau-né. Comme je l’ai écrit plus haut, il faut permettre à la femme
de se connecter à ses propres ressources et non lui donner des moyens artificiels et médicamenteux pour apprivoiser la
douleur. Cela peut peser lourd pour l’enfant et pour la mère dans leur avenir, et bien sur, pour le père…
8
ANALYSE DE L’IHOES N°113
- 25 NOVEMBRE 2013
La dette publique belge :
notre passé a encore de l'avenir
Par Octave Warzée
Gradué en Kinésithérapie (EPSKP),
Certifié en Économie politique générale (ULg),
Diplômé en Économie et Gestion (ULg)
Titre en forme de boutade, teinté d’une pointe d’ésotérisme, c’est par ce biais libérateur que je m’engage sur la voie
d’un domaine singulier. Domaine vraiment très étrange puisqu’une grande partie du public ne lui accorde péremptoirement que son plus total mépris ou sa plus vive dénégation. Il s’agit du domaine de la dette publique consolidée en
Belgique.
Au-delà de la simple définition, j’ai voulu suivre cette dette, repérer ses variations et comprendre les stratégies tentaculaires qui veulent la réguler. Pour ce faire, je suis allé à la rencontre des faits afin de traduire leurs réalités.
1) Mais d’abord, qu’est-ce qu’une dette ?
Selon le Dictionnaire Étymologique et Historique1, le substantif français dette nous vient d’une forme particulière de l’infinitif latin debere, infinitif signifiant « devoir, être obligé à/de ». Cette forme particulière de ce verbe latin est extraite de son
supin (son participe passé) qui, au féminin, donne debita signifiant « due ».
Les mots français dette, endetté, débit, débiteur sont tous passés par le même sas, par le même moule de cette ancienne
forme verbale qui, au-delà de sa signification, induit une relation hiérarchique au travers de laquelle est perçu un rapport de dominant à dominé. Devoir et être obligé à/de sont deux verbes qui sous-entendent un rapport de force dans lequel
un des pôles est l’obligé de l’autre et contraint de s’y soumettre. Le même type de contrainte est évidemment généré par
le substantif dette.
2) Quand naît, quand surgit la dette (publique) ?
La gestion d’un domaine public impose l’existence de projets au service de la population : des routes, des chemins de
fer, des voies navigables, des administrations, des écoles, des hôpitaux, une armée, des services d’ordre, etc. Pour
concrétiser leurs ambitions, les gestionnaires auront besoin de moyens, c’est-à-dire surtout d’argent qui sera prélevé sur
les richesses créées par la population par les voies de l’impôt, de taxes, de transferts, de droits et d’amendes. Afin de
rendre la situation limpide et pour renforcer leur crédibilité, les gestionnaires publics devront établir deux listes : une
pour prévoir l’importance du coût de ces projets d’investissement (les charges) et l’autre pour prévoir la hauteur des
sommes d’argent susceptibles d’être récoltées par les prélèvements aux fins d’investissement (les produits). Puisque
nous sommes au stade des prévisions d’un ensemble de produits (ressources) et de charges (dépenses), nous pouvons
dès lors parler de l’établissement d’un budget (l’appellation complète est « Budget des voies et moyens »).
Jusqu’ici, tout est très simple. Mais cela se complique dès que le coût estimé des projets à mettre en oeuvre dépasse,
peu ou prou, la hauteur estimée des recettes récoltées. L’autorité publique peut commander n’importe quel travail, ce
dernier ne se conclura que si l’exécutant est payé à la régulière. Par conséquent, si l’autorité publique n’a pas pu réunir
l’argent nécessaire à la réalisation de ses projets, il ne lui reste plus qu’à s’adresser à un prêteur d’argent, en l’occurrence
une banque, afin d’y emprunter la quantité manquante d’argent.
Autant on pourra dire, d’une part, que l’autorité publique sera débitrice vis-à-vis de la banque puisqu’elle y aura une
dette, elle lui devra de l’argent ; autant on pourra dire, d’autre part, que la banque détiendra une créance sur l’autorité
publique, elle en sera la créancière.
1
Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterand, Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Éditions Larousse, 1971.
1
: La dette publique belge : notre passé a encore de l’avenir
Dès que les signatures du prêteur et de l’emprunteur sont inscrites au bas du protocole d’accord, la dette est née, la
dette surgit. De même, sont également nés tous les rapports de force que toute dette génère entre débiteur et créancier. L’autorité publique devient l’obligée de la banque car elle s’y est endettée. Une dette implique la contrainte de son
remboursement, toutes les sources de Droit le confirment. C’est une obligation quasi naturelle, depuis Hammourabi2
jusqu’aux codes actuels.
3) Qu’est-ce que la dette publique de la Belgique ?
Il s’agit de l’addition (on dit « consolidation » : rendre solidaires plusieurs éléments isolés, les ramener à un seul) de
toutes les dettes de l’État fédéral, des entités fédérées, des pouvoirs locaux (provinces et communes) auxquelles on
ajoute, dans une certaine mesure, les dettes de la Sécurité Sociale. Dans le jargon des professionnels, on parle de « l’endettement brut » de toutes les composantes de l’État duquel on déduit tous les placements en titres ou en portefeuille
de ces mêmes composantes afin d’obtenir l’endettement net.
Bien sûr, toutes ces dettes résultent d’une accumulation de déséquilibres budgétaires annuels négatifs. La dette
publique consolidée est donc le total des différents déséquilibres budgétaires précédents. Au déficit budgétaire de 1900
va s’ajouter celui de 1901, aux déficits budgétaires consolidés de 1900 et 1901, va s’ajouter celui de 1902. Et ainsi de
suite, sous la forme d’une très longue litanie.
À la fin de l’année 2012, le total net consolidé de toutes ces dettes atteint la somme astronomique de 375.000.000.000,
soit 375 milliards d’euros ou, pour les nostalgiques du franc belge, 15.000 milliards de francs. Bigre, c’est du costaud.
Ces chiffres donnent le vertige, nos neurones ne suffisent pas pour en mesurer et comprendre l’ampleur. C’est pour cette
raison qu’il a fallu inventer un instrument de mesure qui va permettre d’étalonner ces importantes masses d’argent : le
PIB3 (le Produit Intérieur Brut). Au 31 décembre 2012, la dette publique belge consolidée valait 98 % du PIB Autrement
dit, elle lui était presque équivalente.
4) Évolution de la dette publique belge consolidée entre 1945 et 2012
Ces deux « millésimes » délimitent une période heureuse pendant laquelle la population belge a vécu dans un climat de
paix. Le 8 mai 1945 (le lendemain de la capitulation allemande à Reims) marque la fin de la Seconde Guerre mondiale
qui fit plus de 50 millions de morts et le 31 décembre 2012 clôture la dernière année pour laquelle toutes les données
chiffrées sont disponibles, afin de se livrer à de savants calculs relatifs à l’éventuel déséquilibre budgétaire de l’année.
Au cours de cette longue période de presque 70 ans, tout a été bouleversé : notre niveau de vie, les techniques, les entreprises agricoles et industrielles, l’habitat individuel ou collectif, le fonctionnement de la Sécurité Sociale dont son autonomie financière partielle, le marché du travail avec l’entrée des femmes dans la vie dite « active », les transports individuels ou collectifs, l’urbanisation en général, les forces de défense ou de l’ordre, les moyens de communication entre
autres liés à la naissance de l’informatique, la finance mondiale, etc. Pas un seul recoin de notre existence n’a pu échapper à ce tsunami mondial du changement.
Même les méthodes d’évaluation et le nombre des grands agrégats économiques servant à déterminer les répartitions
budgétaires ont changé. Les composants de la masse monétaire, de la dette publique et du PIB ne sont plus les mêmes
depuis la rupture, par le Président américain Nixon, de la parité fixe entre le seul dollar US et l’once troy d’or (Cf. Infra).
Dorénavant, le dollar US ne sera plus le « Gold Exchange Standard ». Dès lors, il va de soi que l’observation de l’évolution de la dette publique consolidée en Belgique ne peut être opérée à la manière d’un examen linéaire parcourant
mécaniquement ces 70 années. En outre, afin de demeurer à l’intérieur des limites prévues de cet article, j’invite le lecteur à prendre immédiatement de l’altitude afin d’avoir un point de vue global sur la ligne du temps et l’errance de la
dette publique belge.
2
Hammourabi : roi de Babylone (1793 – 1750 avant J-C), il fit rédiger un code judiciaire, comme Justinien et Napoléon.
Le PIB ou Produit Intérieur Brut : indice de référence basé sur la somme des valeurs ajoutées (différence entre le chiffre d’affaires et le coût des
produits ou services bruts ou semi-finis consommés) créées par quiconque sur le territoire d’un État pendant un an.
3
2
: La dette publique belge : notre passé a encore de l’avenir
5) Synthèse du tracé de notre dette publique consolidée
Vu de plus haut, le volume relatif de notre dette publique est resté globalement maîtrisé par rapport au PIB pendant les
« Trente Glorieuses », soit de 1945 à 1975. Son montant total oscillait entre 55 et 75 % de notre PIB Ces années sont
caractérisées par une croissance économique soutenue. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les besoins sont
énormes, la population croît et consomme de plus en plus, l’aide américaine (Plan Marshall) est salvatrice et les gouvernements successifs ont encore une très haute idée de ce qu’est le bien commun.
Mais deux dates sont à retenir. Elles annoncent l’inflexion des politiques économiques mondiales tant l’impact des
conséquences qu’elles recèlent est énorme. La première date : aux États-Unis, le dimanche (jour de fermeture de la
Bourse) 15 août 1971, le Président républicain Richard Milhous Nixon suffoque le monde entier en annonçant que le
dollar ne sera plus convertible en or selon une parité fixe (un dollar = une once troy = 31,1034768 gr.) définie par les
accords de Bretton Woods du 22 juillet 1944. La valeur du dollar – et des autres monnaies – va devenir flottante. La
deuxième date : de la capitale du Koweit, le mercredi 17 octobre 1973, le cheik Ahmed Zaki Yamani, ministre saoudien
du Pétrole et des Ressources, annonce que l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) décrète un embargo
sélectif à l’égard de certains pays (dont la Belgique) et va diminuer sa production de 25 % afin de « libéraliser » le marché. Cette dernière décision va provoquer, en un peu plus de trois semaines, le quadruplement du prix de référence du
baril d’Arabian Light qui passe de 1,25 à 5 dollars US.
Pour mesurer les conséquences de ces décisions, il n’est pas besoin d’être grand clerc. Par « libéraliser le marché », il
faut comprendre : rendre un peu plus rugueuses et attiser les convoitises ou rivalités entre concurrents afin d’abattre
les plus faibles, gagner des parts de marché et accroître les marges bénéficiaires. Les décisions prises lors de ces deux
dates sont essentielles pour l’économie mondiale. Elles donnent le signal du départ à un néo-libéralisme plus sauvage
par lequel les « hommes d’affaires, entrepreneurs audacieux et autres capitaines d’industrie » vont se ruer furieusement
sur toutes les opportunités. Ils vont profiter de l’aubaine et tenter de devenir de plus en plus riches, forts et libres. Le
tout en se souciant le moins possible des règles qu’impose la plus élémentaire bienséance. Comme peut se sentir riche,
fort et libre le renard investissant un poulailler sans vergogne aucune. Désormais : « La fin justifie les moyens »
(Machiavel) et « L’homme est un loup pour l’homme » (Hobbes).
Pour l’Amérique républicaine, le capitalisme doit avoir davantage de liberté de manœuvre. La parité fixe dollar/or était
une entrave à l’égard de la notion de la « libre » entreprise. En 1981, un autre Président républicain, Ronald Wilson
Reagan, ira bien au-delà de la critique de la parité fixe dollar/or. Il dira tout le bien qu’il pense de la « dérégulation » et
proclamera que « l’État n’est plus la solution mais bien le problème ». Maintenant, c’est l’État qui gêne. Moins de règles,
plus de liberté, c’est bien mais cela peut très mal tourner car certains vont croire que tout est permis. La première victime importante de cette confusion extrême et perverse entre liberté et impunité fut le Président républicain Richard
Milhous Nixon lui-même, qui dut démissionner de la présidence des États-Unis le 8 août 1974, car convaincu de fraude
électorale par un tribunal.
Le quadruplement du prix du baril de pétrole à la fin de 1973 a eu des effets désastreux sur les économies des pays
importateurs du précieux fluide. Tous avaient assis l‘essentiel de leur consommation énergétique sur les énergies fossiles, tant pour ce qui relève du domaine du travail que du domaine des loisirs. Un redoutable coup d’accélérateur est
dès lors donné aux dépenses en général et donc forcément aux déséquilibres budgétaires et à l’accroissement de l’endettement public. La Belgique, afin de biaiser les difficultés, décida, entre autres, d’installer une nouvelle centrale
nucléaire à Tihange en 1975 (Tihange 2 et Tihange 3 suivront), ce qui devait faire d’elle un État moins dépendant des
énergies fossiles.
À l’aube des années 1980, et pour presque une décade4, les électeurs et les partis politiques nous concoctèrent une
coalition de conservateurs chrétiens et libéraux. Tout devint poussière de farine sous le poids des meules de leur moulin broyeur : blocage des salaires, sauts d’index5 et même une dévaluation (comme en 1926 et 1935) de 8,2 % de notre
franc national le lundi 21 février 1982 (dévaluation décidée en catimini, en l’absence du Gouverneur de la Banque
Nationale, dans une discrète chaumière se mirant dans les eaux de la Semois à Poupehan). Contrairement à ce qu’ils
proclamaient urbi et orbi, les conservateurs laissèrent filer l’endettement public vers des cimes inattendues. Le sommet
fut atteint avec 137 % du PIB en 1993. Caramba, c’était raté pour les chantres de l’orthodoxie budgétaire !
4
Les gouvernements Martens-Gol ont dirigé les affaires de l’État belge de 1981 à 1988.
À titre de rappel, il est vrai qu’en 1974, les rémunérations des acteurs économiques ont été indexées à huit reprises, soit une indexation tous les
mois et demi. En 1981, le coupon des obligations de l’État belge titrait 14 %. L’inflation n’était pas rampante, elle était vrombissante.
5
3
: La dette publique belge : notre passé a encore de l’avenir
Au cours de la fin des années 1990 et de l’amorce du XXIe siècle, les disciplines budgétaires successives ramenèrent la
dette publique consolidée à un niveau plus modeste, soit 87 % du PIB en 2007.
Et puis le lundi 15 septembre 2008, la grande affaire des subprimes éclate au grand jour aux États-Unis, la faillite de la
banque Lehman Brothers est déclarée. Cette annonce a l’effet d’un tsunami, on dit d’elle qu’elle est systémique. Cela
signifie qu’elle risque de miner le système, que la confiance est atteinte, et que chaque banque se méfie de chaque
banque. Les trois grandes banques belges, Dexia, Fortis et la KBC, se font porter pâles. Elles sont brutalement reconnues trop faibles et inaptes à s’intégrer au système financier mondial, alors que leurs instances dirigeantes les proclamaient invulnérables et universelles quelques semaines auparavant. Ces banques doivent être recapitalisées, elles ont
trop de valeurs pourries dans leurs coffres, leur état de santé est précaire. La recapitalisation décidée par le gouvernement aura coûté (et il n’est toujours pas possible de savoir en 2013 si tous les comptes sont clôturés, notamment les
réductions du nombre d’agences et d’agents) au moins vingt milliards d’euros (soit plus que 5 % du PIB) qui devront
être ajoutés au total de la dette publique consolidée qui, à la fin 2012, atteint 98 % du PIB
Il est étonnant de constater que le ministre des Finances qui, chaperonné par le Premier ministre, a dirigé la manœuvre
de recapitalisation des trois banques (en alourdissant la dette publique) en 2008, 2009, 2010 et suivantes est aussi celui
qui, pendant douze années aux Finances, n’a cessé de réduire les moyens de l’État en le privant d’une partie des impôts
des plus aisés et d’une partie des cotisations sociales des employeurs puisque le gouvernement, dans son ensemble,
avait prescrit à ce grand serviteur de l’État de les réduire.
Pour certains intervenants, parfois même des hommes politiques, la dette publique consolidée n’a guère d’intérêt car,
d’une part, on ne la paiera jamais et, d’autre part, qu’elle atteigne 50 ou 150 % de notre PIB c’est du pareil au même.
C’est ce qu’ils affirment. Au premier terme de cet argumentaire, il faut répondre que, en théorie, c’est en partie vrai :
un État est immortel et il lui est bien plus facile qu’à un individu (mortel par nature) de réemprunter afin de rembourser l’emprunt arrivé à échéance et de le renouveler par un suivant. L’État est-il éternel pour autant ? Une échéance
demeure toujours possible. Observons quand même que quiconque achetant une obligation souveraine (d’État) se la
verra néanmoins rembourser à son terme. Au deuxième point de l’argumentaire, je répondrai que la Belgique, comme
tous les autres États, est surveillée par les agences de notation (les plus connues sont Fitch Ratings, Moody’s et
Standard & Poor’s). Ces agences attribuent des cotes aux États et de ces cotes dépendent les taux d’intérêt que l’État
devrait payer lors des emprunts qui lui permettraient de renouveler sa dette publique. Dès lors, la hauteur de l’endettement d’un État par rapport à son PIB est un critère de bonne ou de mauvaise notation et de bon ou de mauvais taux
auprès des investisseurs. Qu’on se le dise.
6) Exemple de plan de réduction de la dette publique belge
QUELQUES DONNÉES :
•
Fin 2012, notre dette publique consolidée nette atteint : 375 milliards d’euros. À peu de
choses près, ce chiffre est égal à notre Produit Intérieur Brut (le PIB).
•
La Commission européenne souhaiterait que nous ramenions cette dette à 60 % du PIB en
20 ans. Donc, 40 % de la dette, soit 150 milliards d’euros, devraient être récupérés sur la
richesse créée en deux décennies.
•
Cela signifie, ceteris paribus (toute chose restant égale par ailleurs), que chaque année pendant 20 ans, nos gouvernements devraient saisir 150 milliards : 20 = 7,5 milliards d’euros
sur la richesse produite en Belgique. Et ce, en plus des corrections budgétaires habituelles
de l’année en cours.
•
7,5 milliards d’euros ? Est-ce trop ou est-ce acceptable ? Tout est relatif.
•
Les corrections budgétaires de l’année en cours devront, sans artifice, être ajoutées à ces
7,5 milliards d’euros. En tout, le prélèvement annuel total (réduction de l’endettement
public + les corrections budgétaires de l’exercice en cours) devrait être voisin de ce que le
gouvernement Di Rupo récupère depuis sa constitution en décembre 2011, soit une grosse
dizaine de milliards d’euros par an. Et ce, pendant 20 ans.
4
: La dette publique belge : notre passé a encore de l’avenir
Qu’en disent les augures ? L’équité et la justesse guideront-elles la réflexion des stratèges ? Alourdira-t-on encore la
ponction fiscale (actuellement 25 % au-dessus de la quotité exemptée) sur des revenus dont l’imposable atteint 7.000
euros par an (soit à peine 600 euros/mois) ? À l’inverse, allègera-t-on encore davantage la ponction fiscale sur les revenus des sociétés et des nantis sous le fallacieux prétexte qu’il faut les garder sur le territoire national ? Va-t-on, derechef,
s’en prendre aux allocations sociales afin de les réduire ? La Belgique étant terre de surréalisme, tout est possible. Qui
de Kant ou de Nietzsche l’emportera dans la conception des trains de mesures ?
Hésitation, mystère, prudence… D’où le titre laissant deviner l’importance des enjeux qui détermineront l’avenir de
notre société. Parmi ces enjeux, la dette publique en est le plus imposant.
5
ANALYSE DE L’IHOES N°114
L’image de la femme à travers la
publicité dans le journal La Wallonie
Par Sylvie Moyse
a publicité est présente dans la plupart des journaux d’hier et d’aujourd’hui et elle a rapidement eu recours à des
images mettant la femme en scène. Nous avons voulu questionner les parallèles existant entre l’évolution de
l’image de la femme dans la presse française et celle présente dans le journal syndicaliste et socialiste La Wallonie.
Ce choix méthodologique repose, entre autres, sur le fait que la plupart des ouvrages disponibles sur le sujet se trouvent être des ouvrages français. La Belgique francophone étant culturellement assez proche de la France, il nous est
apparu pertinent de faire ce croisement.
Pourquoi le choix de La Wallonie ? Tout d’abord, ce journal avait un nombre assez important de lecteurs dans la région
liégeoise : pour une population de 145 000 personnes dans l’agglomération liégeoise en 1970, il comptait près de
76 000 lecteurs, dont la majorité était issue de la classe ouvrière1. Un pourcentage important de la population lisait
donc ce journal dont une collection importante est conservée à l’Institut
d’histoire ouvrière, économique et sociale.
Nous avons choisi de comparer la publicité dans La Wallonie et la presse
française à partir des années 1940 car c’est dans ces années-là que
l’image de la femme commence à évoluer de la jeune fille à marier à la
pin-up (cf. infra).
L
De tout temps, la femme a pu être perçue comme une séductrice, une
tentatrice. Elle doit être belle et désirable Il était donc logique que les
publicitaires utilisent son image pour vanter les mérites de leurs produits. Les stéréotypes liés à ce qu’on appelait « le sexe faible » étaient
déjà présents au commencement de la publicité et continuent encore
aujourd’hui à polluer cet univers.
La publicité dans la presse apparaît en France dès le XVIIe siècle avec
Théophraste Renaudot et son journal La Gazette. En 1836, Émile de
Girardin insère des publicités dans son journal La Presse et permet ainsi
la diminution du prix de vente du journal. Avec la libéralisation de la
presse (vers la fin du XIXe siècle), le nombre de publicités présentes dans
les journaux augmente et la femme y occupe déjà une place de choix.
Au début du XXe siècle, les publicitaires développent leurs réclames
autour de l’image d’une jeune femme à marier, soumise aux désirs de
son mari et de sa famille. De nombreuses femmes se retrouvent effectivement coincées dans ce rôle à l’époque. Kodak nous en montre d’ailleurs un exemple dès 1910 (ci-contre).
1
78,7 % des lecteurs étaient des ouvriers et des employés, et 20,6 %, étaient issus de la classe moyenne. André Campe, Marthe Dumon et JeanJacques Jespers, Radioscopie de la presse belge, Verviers, Éd. Marabout, 1975, p. 480.
1
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
Il faudra attendre le début des années 1940 pour voir cette image évoluer. Avec
l’influence grandissante des États-Unis, due notamment à l’arrivée des soldats
américains en Europe, nous voyons apparaître un nouveau type de femme dans
la publicité : la pin-up. Pur objet de désir, cette femme apporte du réconfort
aux soldats qui se trouvent sur le front en Europe et en Asie. Les actrices de
cette époque illustrent bien cette tendance : Marilyn Monroe, Betty Grable ou
encore Jane Russel (ci-contre). Cette jeune femme souriante et coquine attire
le regard des hommes par sa magnifique plastique et même celui des femmes
qui souhaiteraient lui ressembler. La « femme érotique » domine les publicités
de cette époque. C’est à la fin de la guerre que cette mode atteint les pays européens, notamment avec Ambre solaire (ci-dessous). Cette marque met en
avant un personnage de baigneuse prénommée Suzy qui évolue d’année en
année suivant la mode de l’époque.
Ce changement dans la publicité s’inscrit dans un contexte où le statut de
la femme évolue comme en témoigne son accès au droit de vote. En
Belgique, le droit de vote est accordé aux femmes en 1948 (aux élections
parlementaires, ainsi qu’aux élections provinciales ; elles avaient déjà pu
aller voter aux communales en 1921) et en France, celui-ci date de 1945
(en avril aux élections municipales, et en octobre, pour les élections de
l’Assemblée constituante).
De plus, pendant la Seconde Guerre mondiale, les hommes sont partis au
front ou sont morts pendant les combats et les femmes doivent les remplacer au travail pour faire marcher l’économie, mais surtout pour aider
leur famille pendant ces années de privation. Les femmes ont dû prendre
une part active dans le monde du travail, se mettant à exercer des fonctions et des tâches exclusivement réservées aux hommes en temps de paix.
Un poids de plus sur les épaules de celles qui se battent déjà au quotidien
pour survivre.
La ménagère fait son apparition dans la publicité des années 1960. Les
technologies évoluant et le niveau de vie augmentant au cœur de ces
Golden sixties, les gens consacrent davantage d’argent à l’équipement
LA WALLONIE, 1 TRIMESTRE 1949
Les pin-up américaines, principalement issues du
cinéma, se retrouvent à la une de ce quotidien. On
peut trouver dans ce volume bon nombre de publicités concernant la beauté féminine, la santé, etc.
Certaines publicités sur les produits ménagers sont
tout de même présentes dans les pages du journal.
ER
2
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
LA WALLONIE, 1 TRIMESTRE 1957.
La pin-up disparaît progressivement pour faire place à la ménagère. L’équipement ménager
n’est pas encore très présent mais fait son apparition. On peut également y trouver un nombre
important de publicités concernant des produits pharmaceutiques (Sirop de l’abbaye, Rennie,
Pectoral Dupuis, Aspro, Pilules rouges, etc), notamment pour les personnes d’âge mûr et pour
les enfants.
ER
ménager et à leur logement2. La publicité cantonne alors la femme dans des
tâches très traditionnelles comme le ménage, la vaisselle ou encore le repassage. Elle est destinée à s’occuper de son mari et de son foyer, sans avoir de
temps pour ses loisirs ou son confort personnel. Ces publicités se trouvent
donc essentiellement centrées sur les devoirs de la femme et non ses droits.
Ce qui témoigne d’une certaine vision machiste que les publicistes ont de la
société où la femme se trouve reléguée au rang de potiche et de servante.
Nous noterons également que des publicités pour des produits d’entretien
sont très présentes dans les magazines féminins de l’époque comme Femmes
d’aujourd’hui (ci-contre). En effet, la publicité de ce type de presse est centrée
sur deux rôles en particulier pour la femme : celui d’épouse et celui de mère.
Malgré son travail de la journée, la femme doit tout de même rester belle,
propre et fraîche pour faire plaisir à son mari quand il rentre du bureau.
Interdiction donc de paraître fatiguée et de négliger le repas du soir.
Paradoxalement, c’est également à cette époque que les mouvements féministes réapparaissent aux États-Unis et en France, réclamant les mêmes droits
que les hommes3. Dans les années 1960, les femmes commencent à entrer
dans la vie active, à s’affirmer davantage dans la société. En Belgique, une
grande grève de femmes se déclare en février 1966 à la Fabrique nationale d’armes de guerre à Herstal. Elles réclament
un salaire équivalent à celui des hommes pour de mêmes tâches (d’où le slogan « Travail égal – salaire égal »), ainsi que
de meilleures conditions de travail. Cette lutte durera douze semaines et attirera l’attention sur la question du statut
social de la femme au niveau international.
Les rôles commencent à évoluer dans le couple et l’égalité entre les sexes s’amorce progressivement. Mai 68 jour un rôle
capital dans cette évolution. En effet, ce mouvement a prôné l’épanouissement personnel et a contesté différentes
formes d’autorité. Les publicitaires vont rapidement tenter de surfer sur cette vague de nouveauté et se référer aux
valeurs prônées par la révolte pour promouvoir leurs produits. C’est notamment le cas de marques comme Eram ou
encore Mir, alors même qu’une part de la société a du mal à accepter cette modernisation.
2
Guide de la publicité et de la communication, [s.l.], Éd. Larousse, 2004, p. 16.
En effet, le mouvement féministe apparaît déjà un siècle plus tôt, certes de manière beaucoup moins organisée, mais déjà avec des revendications fortes, notamment sur le droit de vote et l’égalité des chances.
3
3
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
La nudité fait alors son apparition dans la publicité, notamment chez
Rosy où elle est représentée d’une manière élégante et pudique ou
chez Dim où, pour la première fois, une femme apparaît seins nus
dans une publicité (ci-contre). Contrex, avec son célèbre slogan « La
meilleure gaine du monde » prétend aider la femme à prendre soin
d’elle et de son corps.
C’est dans ce climat de « liberté » que les années 1970 débutent. Les
fameuses « playmates4 » font leur apparition dans les réclames,
femmes plus provocatrices et plus dénudées. Parallèlement, la
« femme réelle » continue son ascension vers l’émancipation. La loi
pour la légalisation de la contraception est votée en 1967 en France,
et en 1973, en Belgique. Le premier centre de planning familial est créé en 1965 à Bruxelles, tandis que de plus en plus
d’associations prônent le droit à l’avortement5. En France, ce droit est acquis en 1975, et en Belgique, il faudra attendre 1990 pour qu’une telle loi soit votée.
En France, en 1974, Françoise Giroud, via le Bureau de vérification de la publicité, prône le respect de la condition féminine et demande aux agences de publicité de montrer une autre image de la femme, moins soumise aux tâches ménagères et plus active dans la société. Certains publicitaires, principalement des hommes encore à cette époque, émettront des réserves estimant que l’entretien de la maison continue à être une tâche purement féminine. Néanmoins, ils
admettront le bien-fondé des recommandations et tenteront de se plier à cette nouvelle tendance des mœurs.
LA WALLONIE, 4 TRIMESTRE 1960
La femme ménagère et l’équipement ménager
sont très présents dans les publicités de cette
époque. La femme porte le tablier, s’occupe des
enfants tandis que l’homme apporte une image
virile et rassurante à ce portrait de famille. Les
rôles restent figés pour les deux sexes. Ainsi, malgré une modernisation de la société, on maintient
toujours dans la publicité des valeurs familiales
traditionnelles.
E
LA WALLONIE, 4 TRIMESTRE 1972
On trouve peu de publicités mettant en scène des femmes dans ce
volume6. On peut néanmoins remarquer que l’émancipation de la
femme est assez présente. La femme travaille, elle porte des pantalons et consacre du temps à ses loisirs. Les articles ménagers
sont représentés, mais plus dans l’optique de faciliter la vie à ces
femmes qui doivent désormais combiner vie professionnelle et vie
de famille7. Au niveau des articles du journal, on retrouve plusieurs articles sur les luttes des femmes pour leur travail, pour
l’égalité des salaires, etc.
E
4
La « playmate » signifie « camarade de jeu ». Le terme est utilisé par Hugh Hefner pour désigner les femmes qui ont posé pour le magazine
Playboy. Plus largement, ce terme désigne des femmes qui posent plutôt dénudées pour des publicités ou pour des magazines masculins.
5
Cette lutte prendra un tournant décisif avec l’emprisonnement du gynécologue Willy Peers qui se bat pour ce droit et contribue à faire apparaître la pratique de l’avortement au grand jour. Il est emprisonné pour avoir pratiqué des avortements en 1973. De nombreuses personnes se
mobilisent alors contre son emprisonnement et en faveur du droit à l’avortement.
6
La plupart des numéros de La Wallonie que l’IHOES possède sont regroupés en trimestre ou en bimestre et sont reliés entre eux
7
En 1970, le taux d’activité féminine en Belgique atteint en 1970 les 34,6 % contre 33,6 % en 1968. José Schoonbroodt, Les femmes et le travail,
Bruxelles, Éd. Vie ouvrière, 1973, p. 14.
4
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
Pour cette décennie, nous retiendrons le slogan d’Éminence en 1978 « L’homme-objet8 fait enfin son apparition ».
L’homme prendrait-il alors la place de la femme ?
La super-woman des années 1980 est prête à entrer en scène. Elle doit tout gérer : sa famille, son travail, ses loisirs et elle
le fait avec une détermination sans bornes. Fini la « castration » des dernières années, elle gère sa vie et n’a besoin de
personne pour y arriver. Rodier met en scène cette
femme cadre en proposant des vêtements fonctionnels
mais élégants (ci-contre). En effet, malgré sa vie trépidante, la femme ne veut pas renoncer à son côté
séducteur9. L’érotisme fait son apparition dans les
publicités pour la lingerie qui restaient jusque-là assez
puritaine.
L’utilisation de l’homme-objet continue à se développer dans de nombreuses publicités. Avec son slogan
« Pour m’endormir, je compte les garçons », la marque
Kookaï cherche à mettre en avant le plaisir féminin et
continue encore aujourd’hui à le faire dans toutes ses
campagnes publicitaires L’indépendance y est également un thème récurrent. Mais selon certains spécialistes, ce phénomène est loin d’être représentatif d’une
émancipation de la femme, bien au contraire, car
l’homme garde toujours une emprise sur la publicité.
LA WALLONIE, 1 TRIMESTRE 1980
Comme dans le volume de 1972, on trouve peu de publicités avec des femmes. Celles qui s’y trouvent sont consacrées aux loisirs mais également à l’épargne et à l’économie. On peut mettre en exergue une publicité en particulier de la société
Bauknecht avec son slogan « Rompez avec votre passé ménager, madame » qui indique clairement que la femme quitte cette
fonction pour aller vers une vie moins centrée sur les tâches ménagères.
ER
8
Nous entendons par « homme-objet », un homme considéré comme une chose, au service de la femme et de son bien-être (parfois même
sexuel).
9
Guide de la publicité et de la communication, [s.l.], Éd. Larousse, 2004, p. 66.
5
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
Dans les années 1990, une grande liberté sexuelle apparaît dans les
publicités, notamment pour une marque comme Calvin Klein.
L’individualité devient un élément central de ces publicités et certains
poussent même cela à l’extrême. Les femmes deviendraient alors « le
sexe fort », protégeant les hommes, petits et faibles.
Aujourd’hui, chaque publicitaire cherche à se démarquer, à « faire du
spectaculaire ». Cela se marque de façon parfois un peu violente. Il
arrive que la publicité utilise certains codes de la pornographie10 : le
sadomasochisme est parfois utilisé, et ce, même chez de grandes
marques comme Chanel ou Pinko par exemple. Le corps de la femme
doit en permanence être sous contrôle et la beauté ne pourra s’obtenir
que grâce à un travail acharné. Même les femmes enceintes se doivent
de bien s’habiller et de rester sexy en toutes circonstances. Nous pouvons nous référer aux nombreuses publicités pour des produits amincissants, des crèmes anti-rides ou encore des produits cosmétiques. Les
femmes, et même parfois les hommes, cherchent à atteindre un idéal, à
se fondre dans la masse, mais cela les conduit parfois à s’oublier euxmêmes11, à mettre leurs spécificités de côté pour ressembler à une image
stéréotypée.
Le journal La Wallonie suit-il le schéma publicitaire pour chaque décennie ?
La Wallonie est un journal wallon, progressiste, syndicaliste et socialiste.
Dans cette optique, on aurait pu imaginer que celui-ci aurait suivi un
autre créneau en ce qui concerne la publicité. Il n’en est rien. Les besoins
financiers aidant, la publicité a pris une place assez importante pour
permettre au journal de conserver un prix raisonnable pour les lecteurs
et La Wallonie ne fait pas exception à la règle. Les grandes marques ont
posé leur empreinte sur les publicités présentes dans ce journal, mais
nous pouvons remarquer qu’une certaine place est laissée à des produits moins connus ou typiquement belges.
Dans ce quotidien ou ailleurs, la femme reste un objet à utiliser dans les
publicités. Elle est tour à tour désirable et désirée, même si ce n’est pas
toujours pour de bonnes raisons. Désirée pour faire le ménage ou la lessive, ou encore, pour amener les hommes à rêver d’une femme au corps
parfait et au sourire étincelant. Quelle image cela renvoie-t-il de la
femme aujourd’hui ? Les femmes ne devraient-elles pas se battre davantage pour « préserver leur image » ? Car leurs rôles sont sans doute
influencés par ces représentations. En voulant coller à ces « fausses
femmes parfaites » peuvent-elles encore trouver le temps et l’énergie de
s’impliquer dans la vie citoyenne et de défendre leurs droits ? Beaucoup
de gens ont tendance à voir dans ces images une certaine forme de réalité, même si nous savons qu’elles sont retravaillées ou encore mises en
scène. Les publicitaires cherchent à « conditionner notre comportement12 », à nous faire faire des choses que nous ne souhaitons pas forcément faire. Ne sommes-nous pas tout simplement manipulés par ces
dompteurs de l’image et par conséquent, notre liberté ne s’en trouve-telle pas bafouée ?
10
Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent, Contre les publicités sexistes, Montreuil, Éd. L’Échappée, 2012, p. 49.
Voir notamment : Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent, Op. cit., p. 130-141.
12
Eve Ensler, Un corps parfait, Paris, Éd. Denoël, 2007.
11
6
: L’image de la femme à travers la publicité dans le journal La Wallonie
LA WALLONIE, 1 TRIMESTRE 1997
Dans La Wallonie, une nouvelle rubrique
apparaît intitulée « Madame ». On y trouve
des informations sur les enfants, la beauté,
la santé, la mode, la maison, la psychologie,
la cuisine, etc. Bref, une série de sujets censés intéresser les femmes. On remarque
également l’arrivée dans chaque numéro
d’une photo de femme dénudée dans la
rubrique « Zapping » et surtitrée « TVGirl ». Les petites annonces pour des massages ou des rencontres avec des femmes
fleurissent également dans le journal.
Néanmoins, la publicité centrée sur les
femmes est peu présente.
ER
7
ANALYSE DE L’IHOES N°115
Les communistes au
Pays de Liège
Par Jules Pirlot
PRÉAMBULE
Le texte qui suit est celui d’une conférence donnée par Jules Pirlot, historien au CArCoB (Centre
des archives communistes en Belgique), le 3 décembre 2013, après la visite de l’exposition
Affiches communistes en Belgique : regards militants sur le XXe siècle. Cette exposition, qui prend place
au Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL) du 25 octobre 2013 au 6 janvier 2014, a été mise sur
pied par le Centre d’histoire et de sociologie des gauches de l’ULB, le CArCoB, l’IHOES et le
Mundaneum, en collaboration avec les Musées de Liège. Cent cinquante affiches y sont réunies, mettant en lumière la réaction des divers groupes et partis communistes (PCB, PTB,
LRT…) aux événements qui ont jalonné l’histoire du XXe siècle, depuis la crise des années 1930
jusqu’aux turbulences nationales et internationales de la fin du XXe siècle et aux délocalisations
et fermetures d’entreprises.
Du communisme, les manuels d’histoire n’ont retenu que le « totalitarisme » de Staline et les
goulags de Sibérie. « Ces réalités accablantes ont évidemment existé mais ne peuvent recouvrir
le militantisme des communistes qui, à travers le monde – et notamment en Belgique – ont
lutté pendant tout le XXe siècle au nom de leur idéal »1, et notamment à Liège…
L’histoire de la fédération liégeoise du Parti communiste reste à écrire. Il y a matière à un doctorat ou à plusieurs
mémoires de maîtrise. Avis aux amateurs.
Ici je m’attacherai à évoquer des personnalités représentatives de l’ancrage des militants communistes dans le tissu
social liégeois.
Depuis le Moyen Âge, en passant par la Révolution de 1789, celle de 1830 et
les émeutes de 1886, le Pays de Liège se caractérise par des traditions révolutionnaires qui mettent souvent les Liégeois dans une position plus radicale et
plus combative que celle des autres habitants du royaume. C’est une des
facettes de « l’esprit principautaire ».
Un personnage incarne cette radicalité : Célestin Demblon, qui a vécu à la
charnière des XIXe et XXe siècles. Instituteur d’origine modeste, il rompt avec le
catholicisme, s’inscrit au parti libéral et en est chassé, ainsi que de son poste
d’enseignant, à cause de ses opinions démocratiques. Il devient député du
Parti ouvrier belge et tribun des socialistes liégeois. Il rompt avec le POB jugé
trop réformiste et rejoint le Parti communiste en 1923. Il aurait été élu communiste s’il n’était mort avant les élections de 1925.
D’autres socialistes de gauche ne rompent pas avec le POB. C’est ainsi
qu’Arnold Boulanger, directeur de la puissante coopérative de Micheroux,
choisit d’être un « sous-marin » du PC. Il préside la régionale liégeoise des
Amitiés belgo-soviétiques et la Fédération belge de la Libre Pensée. Il est un
organisateur de la solidarité avec les républicains espagnols et ne se révèle
communiste qu’après la Libération, pour devenir sénateur.
Coll. IHOES.
1
Extrait de l’introduction du catalogue d’exposition : « Affiches communistes en Belgique : regards militants sur le XXe siècle », Bulletin des musées
de la Ville de Liège, Liège, hors série – octobre 2013, p. 3.
1
: Les communistes au Pays de Liège
Le représentant de Liège au parlement fut War Van Overstraeten, un artiste flamand, cofondateur, avec Joseph Jacquemotte, du PCB en 1921. Il avait été parachuté à Liège, parce que c’est là qu’il avait le plus de chance d’être élu.
Cependant, en 1928, il choisit le camp de Trotski contre Staline, est exclu du PCB
et perd son mandat de député en 1929 (il y aura donc eu un éphémère député
trotskiste à Liège).
Par la suite, il devient mystique et peintre renommé des campagnes flamandes et
espagnoles.
Son départ ouvre la voie à l’ascension politique de Julien Lahaut. Enfant, ce dernier
jouait à la grève, en chantant « Vive Demblon
et la révolution ! ». Jeune ouvrier, il est chassé
de Cockerill et du Val Saint-Lambert pour
syndicalisme. Engagé volontaire en 1914, il
Coll. IHOES.
participe à l’épopée de l’unité des autocanons-mitrailleuses prêtée à la Russie, alliée
de la Belgique. Il rentre avec ses compagnons d’armes par le transsibérien, traverse
deux océans et les États-Unis, réalisant le tour du monde en 1918.
Il reprend son travail de permanent syndical avec la conviction que Lénine avait
raison et ne tarde pas à entrer en conflit avec les chefs syndicaux et la direction du
POB. Il est exclu à l’occasion de la grève d’Ougrée-Marihaye de 1921, où il organise le départ des enfants des grévistes dans des familles d’accueil, sous la bandeJulien Lahaut. Coll. IHOES.
role « Les patrons sont des méchants ». Il fonde alors son syndicat « Les Chevaliers
du Travail » et adhère au PCB.
Élu conseiller provincial en 1929, il soutient, contre l’avis de son parti, la formation d’une députation permanente socialiste homogène à la Province. Il offre sa démission. C’est l’Internationale communiste, depuis Moscou, qui le maintient
dans le PCB et fait de cet homme qui avait le contact avec les masses le dirigeant des communistes liégeois. Lahaut est
élu à la Chambre en 1932, à la suite de la grève des mineurs, et en 1936, avec Alice Adère, épouse Degeer, une ouvrière
d’Ougrée2 et le mineur Eugène Beaufort.
Julien Lahaut, dirigeant de la grève des 100 000 en 1941, sous
l’Occupation, est arrêté, rate son évasion de la citadelle de
Huy et se retrouve en camp de concentration. Il est à peine
vivant quand on le retrouve à Mauthausen.
Manifestation à la Passerelle. (Julien Lahaut est au premier plan, à droite,
tenant un enfant dans ses bras.) Coll. IHOES.
Il est un des nombreux communistes liégeois déportés ou
fusillés pour leur action dans la Résistance. Je citerai ici un
seul autre exemple : Buntea Crupnic, réfugiée d’origine roumaine, alias Andrée Smesman (qui avait donc pris un nom
d’emprunt et fait un mariage blanc). Un moment secrétaire
d’État-major des partisans armés, elle est arrêtée comme
simple suspecte et expédiée à Ravensbrück. Là, un médecin
SS repère son origine juive et l’oriente vers Auschwitz. Elle
échappe à la chambre à gaz en se faisant passer pour infirmière. Elle est libérée par les Soviétiques à son poste au dispensaire du camp. Elle épouse ensuite Joseph Claikens,
ancien déporté et militant de la CGSP liégeoise.
Le retour de Julien Lahaut est triomphal. Il est accueilli à la gare des Guillemins par la fanfare de la police. Il est évidemment réélu au Parlement, mais obtient difficilement un échevinat à Seraing, les socialistes s’opposant à sa désignation
comme bourgmestre (il dépassait Merlot en voix de préférence) et même comme échevin. Il est assassiné le 18 août
1950.
Oui, il a crié « Vive la République ! » avec tous les autres députés communistes lors de la prestation de serment du prince
Baudouin.
2
A. Adère dut demander l’autorisation de son mari pour se présenter, à une époque où les femmes n’étaient pas électrices mais pouvaient être
élues.
2
: Les communistes au Pays de Liège
Non, ce n’est pas sa voix qu’on a entendue à la radio, c’est celle de Georges Glineur qui avait crié trop tôt.
Oui, ses assassins sont aujourd’hui connus et décédés, mais ils n’ont jamais été poursuivis parce qu’ils ont été protégés
par les services de contre-espionnage antisoviétiques de l’armée belge et d’autres amis encore à identifier. Une commission d’enquête mandatée par la Fédération Wallonie-Bruxelles y travaille actuellement.
Lahaut était président du PCB mais le vrai « numéro un » était Edgard Lamand, secondé par le Liégeois Jean Terfve. Ce
dernier, avocat, membre de la loge Hiram, avait été chargé de constituer avant-guerre le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Cette organisation pluraliste, efficace dans la lutte contre le rexisme et le franquisme, forme un
réseau qui permettra la création en 1941 du Front wallon pour l’indépendance du pays, prototype du Front de
l’Indépendance, principal mouvement de résistance. Le monument national avenue Rogier n’est pas à Liège par hasard.
En 1941, contrairement à Lahaut, Terfve réussit son évasion de Huy et dirige les Partisans armés. Il deviendra ministre
jusqu’en 1947. Après un passage à vide, à la suite du congrès de 1954, il remonte dans la hiérarchie du PCB et en devient
vice-président jusqu’à sa mort. Il s’occupe alors surtout de politique étrangère : conseiller de Lumumba en 1960, négociateur au sein du mouvement communiste international où il développe le concept de « solidarité critique » qui
implique des liens forts avec le bloc soviétique tout en formulant publiquement des désaccords.
La figure liégeoise sur le terrain devient Théo Dejace, un instituteur dans l’enseignement communal qui organise les syndicats clandestins pendant la guerre et est un des fondateurs de la CGSP. Il siégera au Parlement comme député puis
sénateur et comme conseiller communal jusqu’à sa retraite.
Mais revenons quelque peu en arrière. En 1936, les socialistes et les communistes forment la majorité au conseil provincial avec deux députés permanents dont le Liégeois Henri Grognard qui exerce les fonctions de gouverneur de la
Province en mai-juin 1940 – le gouverneur étant en fuite – jusqu’à sa révocation par les Allemands. Il passe alors à la
clandestinité comme partisan armé dans la vallée du Geer et reprend son poste en 1944, jusqu’au désastre électoral de
1949.
Cet esprit de front populaire flotte aussi sur la Violette (l’Hôtel de Ville de Liège) puisqu’une majorité socialo-communiste dirige Liège de 1947 à 1953 avec l’échevin des Beaux-arts, Paul Renotte, autre évadé de Huy. Paul Renotte laisse
derrière lui l’église Saint-André restaurée pour servir de salle d’exposition et le musée de l’Art wallon qui vient d’être
démantelé.
Dans le climat de guerre froide, le PC connaît des défaites électorales, perd des membres et des positions dans la FGTB,
les Liégeois Ernest Burnelle et René Beelen prennent la tête d’une contestation interne pour changer de ligne politique.
René Beelen, ouvrier, élève de l’école du Komintern avant-guerre, résistant et prisonnier politique, va devenir le principal animateur de la fédération liégeoise et
vice-président du PCB, il décède en 1966.
Ernest Burnelle, régent en mathématique, professeur dans l’Enseignement communal (à l’école moyenne de Jonfosse), membre clandestin du PCB, passe toute la
guerre à organiser la résistance communiste. À la Libération, il devient un cadre
permanent du PC. En 1954, il réunit une majorité et renverse la direction de son
parti. Comme secrétaire général, puis président, il entreprend de moderniser le
PC. Il fait retirer des statuts l’objectif de dictature du prolétariat ; encourage les
travailleurs communistes à conquérir des postes syndicaux au sein de la FGTB sur
base des objectifs du syndicat ; renoue avec la revendication fédéraliste (qui était
celle traditionnelle dans le PC mais qui avait été occultée depuis 1946), se rapproche d’André Renard et entre à la direction du mouvement populaire wallon. Sa
politique est en osmose avec celle de Nikita Khrouchtchev en URSS. Il expulse du
PC la fraction prochinoise. Les années 1960 voient un redressement du PCB.
René Beelen. Coll. IHOES.
Ernest Burnelle décède en 1968 quelques jours avant l’intervention soviétique en
Tchécoslovaquie. La direction du PCB désapprouve cette invasion mais demeure
fidèle à l’URSS, tout en se tenant à une solidarité critique3.
E. Burnelle avait été élu député une première fois en 1946, puis en 1961 et réélu jusqu’à sa mort. Son suppléant, Marcel
Levaux se retrouve en première ligne. Ancien ouvrier, il avait été résistant armé et avait participé, pour la bonne cause,
au braquage du bureau de poste de Cheratte. Par ailleurs, il avait été chargé par le PCB de tâches organisationnelles,
de la direction de la Jeunesse communiste, puis du journal Le Drapeau rouge. Il est réélu jusqu’en 1980 et sera le dernier
3
« Affiches communistes en Belgique : regards militants sur le XXe siècle », op. cit., p. 4.
3
: Les communistes au Pays de Liège
bourgmestre de Cheratte avant la fusion des communes. La fédération liégeoise, qui
connaît certains flottements, est reprise en main par Albert Juchmès, lui-même conseiller communal à Liège.
Mais le PC recule à nouveau. Il a perdu sa principale base : les mineurs. Il a raté l’adaptation à la tertiairisation de la société, perdu les batailles pour la sidérurgie et les services
publics. Il est miné par des querelles internes entre prosoviétiques, dominants à Liége, et
eurocommunistes. En 1985, le siège liégeois dévolu par apparentement au Hutois Daniel
Fedrigo est perdu. Jules Raskin sera le dernier conseiller communal à Liège jusqu’en
1988. Philippe Chevalier sera le dernier élu provincial en 1987, avant l’élection de Marcel
Bergen sur les listes du PTB en 2012.
Après la chute du mur de Berlin en 1989, le PC perd l’essentiel de ses membres4.
Marcel Levaux. Coll. IHOES.
J’ai parlé ici des hommes et femmes politiques, mais on ne peut évoquer les communistes
liégeois sans souligner leur impact dans la FGTB. Entre la Libération et les années 1990,
Cockerill, les Forges de Zeebruge, les ACEC à Herstal, Cuivre et Zinc avaient des présidents de délégation syndicale communistes. Les présidents de la CGSP-enseignement,
des Communaux et du CPAS de la Ville de Liège étaient communistes. Il y avait des cadres
syndicaux communistes liégeois à la SNCB, à GAZELCO, aux ministères, au Service régional d’incendie et même à la police.
Il ne faudrait pas oublier les Liégeois issus de l’immigration communiste italienne et espagnole qui se sont engagés dans l’activité syndicale et ont poursuivi celle de leurs prédécesseurs belges.
En conclusion, je dirai que les communistes liégeois n’ont pas été en marge de la société.
Ils étaient des acteurs de la vie politique et syndicale du XXe siècle.
Albert Juchmès. Coll. IHOES.
Au regard de cette « tranche d’histoire », plusieurs questions me viennent.
Pourquoi la réponse historique à la crise des années 1970 marquant la fin des « Golden
sixties » a-t-elle été le retour en force du capitalisme et non une avancée vers le socialisme ? N’y a-t-il pas une corrélation entre la montée du néolibéralisme à partir des
années 1980, le déclin du PCB et l’effondrement du bloc soviétique ? Et aujourd’hui, la
situation est-elle favorable à un redressement de la gauche et à l’émergence d’une nouvelle gauche radicale ? Les élections de 2012 sont-elles le signe d’un retour en force de la
gauche radicale, héritière de « l’esprit révolutionnaire liégeois » ?
Bibliographie sommaire
•
•
•
•
•
José GOTOVITCH, Du Rouge au Tricolore, Résistance et Parti communiste, Bruxelles, Labor, 1992.
José GOTOVITCH, Histoire du parti communiste de Belgique, Bruxelles, CRISP, Courrier hebdomadaire n°1582, 1997.
Jules PIRLOT, Julien Lahaut vivant, Cuesmes, Le Cerisier, 2010.
Publication en ligne sur le site du CArCoB : Jules PIRLOT, Ernest Burnelle, biographie.
Sources inédites : Dossiers de la Commission de contrôle politique, CArCoB.
Daniel Fedrigo. Coll. IHOES.
Jules Raskin prêtant serment au Conseil communal. Coll. IHOES.
4
Ibidem.
4
ANALYSE DE L’IHOES N°116
La pédagogie est-elle politique ?
Le cas de Francisco Ferrer
ou la résistance par la pédagogie1
Par Marie-Jeanne Fontaine,
Dawinka Laureys et
Micheline Zanatta2
riginaire de la région de Barcelone, Francisco Ferrer i Guàrdia naît en 1859, au cœur d’un XIXe siècle où la révolution industrielle bat son plein en Europe. Républiques ou monarchies parlementaires éclosent dans la foulée des révolutions libérales. L’Espagne n’échappe pas à ce mouvement avec des putschs et des changements
de pouvoir tout au long du siècle. C’est encore un empire colonial, mais il est en train de s’effriter alors que d’autres
pays d’Europe deviennent de véritables puissances coloniales3. Dans cette Espagne en crise, deux institutions demeurent très stables : l’armée et l’Église, sortes d’états dans l’État. L’Église jouit d’un important pouvoir économique, moral
et politique, tout en ayant la mainmise sur l’enseignement.
Sur le plan économique, le pays de Ferrer demeure essentiellement rural, bien que la région de Catalogne, dont il
est originaire, ainsi que les Asturies, fassent figure d’exception avec la présence de quelques poches d’industrialisation. La nouvelle classe ouvrière qui s’y développe donne
naissance à un mouvement de défense de ses droits qui
sera essentiellement marqué par l’anarcho-syndicalisme4.
O
Au cœur de ce XIXe siècle espagnol, Francisco Ferrer peut
être qualifié de résistant aux modèles dominants puisqu’il
est anarchiste, franc-maçon et partisan d’une école sans
dieu. Il sera contraint à l’exil, arrêté, jugé, condamné et
exécuté en raison de l’influence qu’on lui prête. Ce pédagogue, qui entend combattre le monopole de l’enseignement religieux et la soumission des enfants au déterminisme social, est considéré par l’État espagnol comme
F. Fagristá, Montjuich, la vision ultime, [S.l.], Le Réveil de Genève
et Tierra y libertad, [s.d.]. Coll. IHOES.
ayant, par ses idées subversives, déclenché la révolte qui
secoue Barcelone en juillet 1909. Le peuple remet alors en
question le pouvoir conservateur qui a relancé sa politique coloniale au Maroc et qui y envoie pour ce faire de nombreux réservistes, souvent issus des classes populaires. Les manifestations ouvrières du mois de juillet dégénèrent et de
nombreux édifices religieux sont brûlés. Après un simulacre de procès, Ferrer est condamné à mort et exécuté le 13 octobre 1909, au fort de Montjuïc, malgré l’ardente campagne en sa faveur qui a secoué les capitales européennes. Un culte
va naître autour de sa personne en tant que symbole de la lutte contre le fanatisme religieux et l’autoritarisme.5
Si Ferrer est resté célèbre sur ce plan, il est moins connu comme pédagogue. On y fait rarement référence dans les cours
d’histoire de la pédagogie. Or, c’est sur cette facette que nous voudrions mettre ici l’accent et examiner ensuite en quoi
ses propositions en la matière continuent à nous questionner plus de cent ans après son exécution.
1
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
I. Francisco Ferrer, un pédagogue résistant aux modèles dominants
Aux origines de sa pédagogie
Francisco Ferrer vient d’un milieu plutôt aisé, de la petite bourgeoisie paysanne. Enfant, l’école l’ennuie. Son père l’envoie travailler à Barcelone où il rencontre des républicains et des francs-maçons qui contribuent à sa formation politique. En 1886, il participe à un des soulèvements contre la monarchie, ce qui lui vaudra d’être contraint à l’exil. Il se
rend à Paris et fréquente des anarchistes français6. C’est à leur contact qu’il prend conscience du potentiel révolutionnaire de l’école en tant que moyen pour faire émerger une société égalitaire. Ferrer
mesure cependant la différence de contexte entre la France qui est en train de s’industrialiser, et l’Espagne où la majorité du peuple fait partie d’une paysannerie
miséreuse tandis que les ressources existantes sont détenues par de grands propriétaires terriens. Ferrer constate que personne n’a l’air de s’inquiéter de cette
situation. Il renonce dès lors à croire que la société peut évoluer grâce aux adultes
qui l’entourent. Il en conclut qu’il faut changer la manière de penser et que ce
changement passe par l’école, par l’enseignement.
Ferrer constate aussi que les récents progrès scientifiques ont modifié les conditions de travail et de production, le nouveau fonctionnement des entreprises
nécessitant des travailleurs instruits. Mais, dans un même temps, le pédagogue
estime que « ce serait une grave erreur de croire que les dirigeants n’ont pas prévu
les dangers que causerait le développement intellectuel des peuples »7. De peur
que la stimulation de l’intelligence fasse surgir des prises de conscience et un souhait d’émancipation, naît la volonté de canaliser ces forces, d’orienter intellectuellement et moralement les enfants. Dès lors, l’école se doit d’être un outil d’asservissement. « Éduquer équivaut aujourd’hui à dresser, entraîner, domestiquer »8,
écrit-il encore.
Si l’ignorance populaire peut faciliter la domination des gouvernants, Ferrer
estime que l’école peut a contrario former des hommes capables d’indépendance
intellectuelle. Pour atteindre cet objectif, il considère qu’il faut créer des écoles
nouvelles qui favorisent autant que possible cet esprit de liberté, où les enfants
peuvent se développer libres et heureux selon leurs aspirations, dans un milieu
naturel. Pour Ferrer, la réforme de l’école doit se fonder sur l’idéal que l’on a de la société. Son rêve d’une pédagogie
nouvelle se concrétise alors qu’il a quarante-deux ans…
Francisco Ferrer, victime de l’Inquisition romaine
[et] de l’intolérance cléricale, [S.l.],
Fédération internationale de la libre
pensée, [s.d.]. Coll. IHOES.
Principes clefs de sa pédagogie
À l’aube du XXe siècle, Francisco Ferrer fonde « l’École moderne » à Barcelone et en devient le directeur pendant ses cinq
années d’existence, soit de 1901 à 1906. Ferrer et d’autres pédagogues qui lui sont proches prennent alors la plume
dans Le Bulletin de l’École moderne. Dans cet organe de presse, ils expriment leur engagement militant pour l’enseignement, les raisons du choix d’une pédagogie nouvelle et ce qu’ils souhaitent concrètement mettre en place.
Dans le testament qu’il rédige en prison, Ferrer confie à son ami de toujours, Lorenzo Portet, la mission de rédiger un
ouvrage qui rende publique l’œuvre pédagogique de l’École Moderne. Celui-ci est publié en 1911 en Espagne. Portet s’y
est attelé avec l’anarchiste Anselmo Lorenzo à partir des notes prises par Ferrer pendant ses deux périodes de détention. Il faudra cependant attendre 2009 pour disposer de cette œuvre en français, à l’initiative de l’asbl Bruxelles Laïque
et grâce à la traduction de Marie-Jo Sanchez9.
La société dont rêve Ferrer est égalitaire, universaliste, rationaliste, respectueuse du travail de l’homme et de la nature.
Parce qu’il prône une société égalitaire et universaliste, il s’oppose à ce courant de la franc-maçonnerie espagnole, présent dans les milieux républicains anti-monarchistes, qui estime qu’une voie d’émancipation des peuples passe par le
régionalisme. Ferrer réfute cette thèse et consénovéeidère le régionalisme comme source d’étroitesse d’esprit, de mauvaise répartition des richesses et d’enfermement des gens dans leurs différences.
Considérant que l’utilité de l’homme passe par le travail, il prône une société qui repose sur la productivité. Il ne s’agit
cependant pas d’un travail au service du profit, mais au service du bien-être de chacun dans une société collectiviste.
Son aspiration le conduisant au respect de la nature lui a été insufflée par Elisée Reclus. Ce géographe belge, militant
et penseur de l’anarchisme français, l’amène à réfléchir à un monde où l’être humain peut développer et créer un environnement culturel sans porter atteinte à l’environnement naturel qui l’entoure et en harmonie avec lui.
2
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
Ferrer aspire à un monde sans dogme ni système. L’Église et la religion sont sources d’avilissement de l’être humain. Un
État aux mains de l’Église assure la défense des privilèges des nantis, il reproduit les inégalités sociales. La société dans
laquelle les êtres humains seront régénérés est celle où l’homme nouveau, créé par l’éducation, n’aura plus besoin d’un
État car celui-ci ne devra plus arbitrer les différences, les inégalités puisque plus personne n’en voudra. Les moteurs de
ce processus révolutionnaire ne peuvent être que la raison et la science. La science permet de rejeter les erreurs et les
superstitions.
Au cœur d’une pédagogie moderne, chacun des processus d’apprentissage doit être guidé par la raison. On ne peut
enseigner que ce qui est vérifiable, obénovéeservable. Tout doit être prouvé et démontrable scientifiquement.
L’anticléricalisme de Francisco Ferrer ne le conduit cependant pas à revendiquer une école athée. Il considère que les
croyances religieuses relèvent de la sphère privée, qu’il faut laisser les parents les transmettre si c’est leur choix. Son école
est une école dans laquelle la question de la religion ne se pose pas. Dans l’Espagne d’alors, dire qu’il faut être athée va
à l’encontre de l’éducation familiale dans la plupart des cas. Ferrer considère que l’école ne doit pas intervenir, mais
plutôt expliquer le rôle de l’Église dans l’évolution des États car l’histoire de l’humanité doit être racontée, sans pour
autant enseigner la religion.
Par ailleurs, un enseignement rationnel se doit d’être mixte. « La nature, la philosophie et l’histoire nous enseignent, à
l’encontre de toutes les inquiétudes et de tous les atavismes, que la femme et l’homme complètent l’espèce humaine et
la méconnaissance d’une vérité aussi essentielle et transcendantale est la cause de maux gravissimes », peut-on lire dans
le deuxième numéro du Bulletin de l’École moderne10. N’échappant pas à son temps, et s’appuyant sur les dires d’un « grand
nombre de psychologues et de sociologues », l’organe de presse de l’école de Barcelone considère que « l’humanité se
divise en deux facettes fondamentales : l’homme signifiant la prédominance de la pensée et de l’esprit progressif, la femme donnant à sa figure morale la note
caractéristique du sentiment intense et de l’élément
conservateur ». Mais si la femme est telle « par loi
naturelle », il ne faut pas en tirer la conclusion qu’il
faut lui interdire de penser à des sujets élevés ou lui
permettre d’exercer son intelligence dans un sens
opposé à la science, en assimilant des superstitions et
des mensonges de tous genres. « Si on instruit la
femme dans des idées philosophiques et scientifiques,
sa force conservatrice servira en bien, pas en mal, les
idées progressistes »11. La femme ne doit pas être
recluse dans son foyer et pour que son action puisse
être bénéfique hors les murs des maisons, elle doit
pouvoir disposer qualitativement et quantitativement
des mêmes connaissances que celles dispensées aux
hommes.
Le rationalisme auquel sont attachés Ferrer et les
pédagogues de l’École moderne s’exprime aussi dans
l’attention qu’ils portent à l’hygiène et à la santé. À
leur époque, ils constatent que les écoles ne protègent
pas assez les enfants. Les mères qui les y conduisent
estiment que ceux-ci grandissent sainement jusqu’au
moment de fréquenter l’école. Ils y contractent alors
des maladies, avant bien souvent, de contaminer la
famille. De ce fait, de nombreux parents doivent
renoncer à l’instruction de leurs enfants. Dans l’école
Louis Lejeune, Souvenir de Ferrer, mort pour le peuple et la libre pensée
qu’il fonde, Ferrer engage un médecin, des visites
internationale en Espagne, le 13 octobre 1909, Farcienne, Louis Lejeune,
médicales hebdomadaires sont organisées et un car[s.d.]. Partition sur l’air de « Les huit heures de travail ». Coll. IHOES.
net de santé est tenu pour informer la famille du développement de l’enfant. Le but est avant tout d’assurer une éducation intellectuelle en réunissant les conditions qui permettent d’éviter l’absentéisme des élèves généré par les maladies. Le rôle de ce dispositif est d’éduquer l’enfant en lui
donnant le désir de préserver sa santé, de transmettre les conseils reçus autour de lui, au sein de sa famille. Plus tard,
il agira de la sorte avec ses propres enfants12.13
3
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
Illustration parue dans :
L'Assiette au beurre, n° spécial : une page d'histoire
de l'Espagne (l'assassinat de Ferrer), Paris, 1909.
Coll. IHOES.
Le pédagogue catalan s’oppose à une école publique car c’est, à ses yeux, le meilleur moyen pour que l’État prenne la
main sur le fonctionnement et les programmes de l’enseignement et sur les enseignants eux-mêmes. Or, nous avons vu
combien Ferrer se méfie de l’Espagne dogmatique dans laquelle il vit. Il ne peut être question de confier l’école « à l’État
ni à tout autre organisme officiel, dès lors qu’ils soutiennent les privilèges », peut-on lire en mai 1905 dans le Bulletin de
l’École moderne14. Dans le même ordre d’idées, Ferrer refuse d’utiliser des manuels scolaires émanant d’un État dogmatisant et qui ne peuvent être considérés comme neutres. Il crée donc son propre matériel pédagogique et idéologique.
Son école de Barcelone sera privée et financée par trois sources de revenus : les dons, les bénéfices de la maison d’édition et le minerval demandé aux élèves. Pour concrétiser son projet d’école, Ferrer bénéficiera de nombreuses donations
car il côtoie des gens fortunés. Mademoiselle Meunier en particulier, une ancienne étudiante, lui offre les fonds nécessaires à la création de l’école de Barcelone. La maison d’édition qu’il crée conjointement à cette institution d’enseignement rationnel est une entreprise commerciale qui finance en partie l’école et produira des manuels de manière à alimenter les réflexions et pratiques pédagogiques.
Le minerval demandé aux élèves de l’École moderne est estimé selon les ressources du milieu familial, « en pratiquant
une sorte de nivellement allant de la gratuité, aux mensualités minimes, moyennes ou maximales ». Ferrer conçoit une
école visant la coéducation de pauvres et de riches. Son ambition consiste à les mettre en contact « dans l’innocente
égalité de l’enfance, au moyen de l’égalité systématique », dans le but suprême de refondre tous les enfants dans une
classe unique. À nouveau, il se réfère à la raison pour justifier sa position. Une école regroupant uniquement des enfants
pauvres ne saurait être rationnelle. Si on se refuse à enseigner la soumission et la crédulité (comme d’autres le font),
l’école amènera forcément à la rébellion. Une école pour enfants riches ne peut pas non plus être rationnelle car, par la
« force des choses même », elle enseignerait la conservation du privilège et l’exploitation des avantages. Ferrer estime
néanmoins que les spoliés, les exploités doivent être rebelles car ils doivent récupérer leurs droits « jusqu’à leur complète et parfaite participation au patrimoine universel », mais il ajoute : « l’École moderne œuvre sur les enfants par
l’éducation et l’instruction pour en faire des hommes et n’anticipe pas sur les amours, les haines, les adhésions, les
rébellions, qui sont des devoirs et des sentiments propres aux adultes ». « Que les enfants apprennent à être des
hommes et quand l’heure arrivera qu’ils se déclarent rebelles »15.
4
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
On trouve aussi les traces d’une éducation populaire chez Ferrer. Son souci d’éducation ne se limite pas aux enfants, il
entend aussi atteindre leurs familles, le monde des adultes. À leur intention, il met en place des conférences dominicales
publiques sur les différentes matières enseignées à l’École moderne. Ses locaux et sa bibliothèque sont mis à disposition
des syndicats ouvriers. Ferrer compte aussi sur les enfants pour faire entrer dans les familles des éléments de l’enseignement rationaliste et scientifique que lui et son équipe pédagogique prodiguent. Enfin, il lui importe d’associer les
parents à l’éducation de leurs enfants, les conduire à prendre conscience de l’importance de l’enseignement, les inviter
à réfléchir à la nécessité, ou non, d’envoyer les enfants travailler par exemple.
Dans une certaine mesure, on peut qualifier la pédagogie de Ferrer de « pédagogie active ». L’école moderne n’a pas
d’objectifs d’enseignement prédéterminés, elle ne vise pas l’apprentissage d’une spécialisation dans un domaine donné.
L’instruction uniquement théorique, traditionnellement pratiquée, n’a aucune signification pour l’enfant. Il faut partir
de l’instruction pratique16, et au fur et à mesure que l’élève avancera dans son apprentissage, le besoin de savoir se présentera.
Pour accompagner l’enfant dans son cheminement, le pédagogue cubain Don Rogelio Columbié (qui signe plusieurs
articles du Bulletin de l’École moderne) n’hésite pas à prôner l’introduction du jeu dans les cours. Il fait référence au pédagogue allemand Frédéric Froebel pour qui « tout jeu bien dirigé se convertit en travail, comme tout travail en jeu »17. Il
considère encore que le jeu permet le développement de l’altruisme et « la mise en pratique de la loi de la solidarité »18. Ainsi,
l’enseignement doit se baser sur la motivation et le plaisir.
Parents et pédagogues doivent, jusqu’à un certain point, rester
passifs dans la démarche éducative.
L’enfant ne doit pas absorber un apprentissage théorique, mais
plutôt débattre avec le professeur de manière à constater si son
comportement est nuisible ou bénéfique pour lui et la collectivité. Dans ce modèle, il est impossible d’octroyer des récompenses ou des punitions. À nouveau, les pédagogues de l’École
moderne s’opposent aux pratiques des écoles traditionnelles. Ils
considèrent que les examens classiques ne donnent aucun résultat, mais flattent l’amour propre des parents et des instituteurs
qui pensent développer les connaissances de l’enfant. Parmi les
effets néfastes de ce modèle d’apprentissage traditionnel, l’enfant, une fois dans la vie active, croira que pour réussir, il faut
vaincre les autres. Or, Ferrer veut voir éclore une société où la
hiérarchie n’existe pas.
Si l’on compare la pédagogie de l’École moderne à celle qui est
alors dominante en Espagne, on peut considérer Ferrer comme
un révolutionnaire. Pour lui, l’enfant ne doit pas aller à l’école
pour s’adapter à la société dans laquelle il se trouve car il est
impératif que celle-ci évolue. Il faut donc former des enfants
aptes à devenir des adultes capables de créer ce changement
fondamental. C’est un processus révolutionnaire, mais qui se
veut totalement pacifiste et éducatif.
L’École rénovée : revue d’élaboration d’un plan d’éducation moderne,
Bruxelles, n° 1, 1ère année, 15 avril 1908, 32 p.
Une pédagogie qui a fait des émules…
Lorsque Ferrer est arrêté pour la première fois en 1906, la maison d’édition liée à l’École moderne est bénéficiaire. Elle
est cependant contrainte de fermer ses portes en même temps que l’établissement scolaire. Par la suite, Ferrer tente de
poursuivre son œuvre et de développer un réseau international d’écoles rationnelles. « En effet, les protestations dans
le monde entier contre son arrestation et l’accueil qu’il recevra dans diverses villes européennes à sa libération le persuadent que le moment est propice »19. En 1908, il donne naissance à la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance, sous la présidence d’Anatole France, qui se dote d’un organe de presse : L’école rénovée, tout d’abord
publiée à Bruxelles, puis à Paris20. De son vivant, Ferrer collabore notamment avec Paul Robin et Elisée Reclus, comme
nous l’avons évoqué. Il exerce aussi une influence particulière sur Ovide Decroly avec qui il est en contact.
5
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
En 1910, on compte une cinquantaine d’écoles modernes en Espagne. D’autres se développent aussi en Italie, en
Angleterre, en Autriche, en Belgique21, au Brésil, en Argentine...22 La même année, en Suisse, le pédiatre libertaire Jean
Wintsh ouvre à Lausanne « l’École Ferrer », établissement rationaliste directement inspiré de l’Escuela moderna, soutenu
par la presse libertaire et financé par des syndicats et des dons personnels23. Après la mort de Ferrer, son modèle pédagogique continue à rencontrer un certain succès, aux États-Unis notamment, dans le milieu anarchiste. Emma Goldman
joue ainsi un rôle important dans la diffusion des idées de l’École moderne.
II. Une pédagogie qui continue à nous questionner
La pédagogie est-elle politique ?
Revenons à notre questionnement initial. Dans le cas de Francisco Ferrer i Guàrdia, on peut assurément répondre par
l’affirmative. C’est un pédagogue ancré dans son temps dont l’école ne se contente pas d’entretenir des rapports avec
la société, mais cherche à la modifier en profondeur. Ferrer soutient que la réforme de l’école doit se fonder sur l’idéal
que l’on a de la société.
Qu’en est-il aujourd’hui en Belgique francophone ? En réaction aux propositions de Ferrer, nous pouvons légitimement
nous demander si nos écoles se fondent sur un idéal. Est-ce qu’elles cherchent à organiser la société ? À la modifier ?
En Fédération Wallonie-Bruxelles (ex-Communauté française), le décret « missions » de 1997 définit les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire. Ses objectifs consistent à : promouvoir la
confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves, amener tous les élèves à s’approprier des
savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans
la vie économique, sociale et culturelle, préparer tous les enfants à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures, ainsi qu’assurer
à tous les enfants des chances égales d’émancipation sociale24.
Le décret neutralité de 2003 est aussi d’application. Il entend entre autres : garantir l’exercice de l’esprit critique, éduquer les élèves au respect des libertés et des droits fondamentaux, garantir au sein des établissements subventionnés le
respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses et dispenser un enseignement où la vérité est
recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle, où l’esprit de tolérance est développé…25
Les textes de ces deux décrets sont assurément l’expression d’un projet politique fondé sur des idéaux. La démocratie
sert de « valeur phare », tandis que ces textes reflètent aussi des compromis politiques pouvant satisfaire les différents
partenaires des coalitions gouvernementales qui les ont votés. Ces textes sont-ils pour autant l’expression d’une volonté
de transformation de la société ? En intention, la Fédération Wallonie-Bruxelles entend bien défendre la mise en place
d’une société idéale qu’elle définit comme « une société démocratique solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ».
Si de telles déclarations de principe ont le mérite d’être formulées et votées (comme l’est dans un autre registre, la
Déclaration des droits de l’homme), il n’en demeure pas moins qu’il peut exister une distance entre celles-ci et la réalité. Leurs transpositions pédagogiques ne sont pas nécessairement réfléchies par les mandataires politiques et, sur le
terrain, elles sont appliquées de manières très diversifiées. Chaque école exprime ses objectifs et ses valeurs dans son
projet d’établissement. Les pédagogies appliquées diffèrent, parfois nettement, d’un endroit à l’autre et développent
chez les apprenants une façon particulière d’appréhender les problèmes. Par ailleurs, les enseignants sont des « acteurs
scolaires », mais sont-ils pour autant des acteurs sociaux dans leur classe, dans leur école et dans la société ?26 On peut
aussi se demander si les enseignants ont toujours conscience de la portée politique de leurs cours ? Quelles sont les
conséquences du fait qu’ils en ont conscience ou pas ?
En France, Philippe Mérieu propose « dix renversements pour construire une École démocratique » qui demeure de
toute évidence un idéal à atteindre.27 Il existe donc des enseignants qui s’interrogent et émettent des propositions. En
Belgique par exemple, l’APED (Appel Pour une Ecole Démocratique) milite pour un enseignement démocratique qui
s’inscrit dans un projet de transformation progressive de la société. Son président, Jean-Pierre Kerckhofs, définit celuici comme « un enseignement qui donne aux jeunes les connaissances et les compétences pour comprendre le Monde et
participer à sa transformation vers plus de justice ».28 L’APED questionne le concept de neutralité, se demandant
si l’école ne passe pas sous silence certains sujets. La question est notamment posée à l’égard de la situation socio-économique actuelle, J.-P. Kerckhofs posant la question : « Au nom de la neutralité, doit-on taire que, dans le monde, plus
de 4 500 milliards d’euros ont été transférés par les États vers le secteur bancaire ? Que 95 % des dépenses publiques
destinées à la fameuse « relance » sont allés et vont dans les poches du 1 % le plus riche ? […] ». Il se positionne alors
clairement : « L’enseignement doit sortir de cette neutralité qui reviendrait à une acceptation du système et rimerait plutôt avec complicité ».29
6
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
Les programmes exprimés en termes de compétences ont l’avantage de laisser assez bien de liberté aux enseignants mais
songent-ils, osent-ils suffisamment aborder des sujets perçus comme « sensibles » ?
De plus, la garantie de l’exercice de l’esprit critique est une préoccupation du décret Neutralité. Or, nous considérons
que cet esprit critique doit s’exercer sur les éléments présentés à analyse, mais également sur tous les éléments en cause
et cela dans tous les domaines qui exercent une influence sur notre société. Le « non dit » est donc une atteinte à la
compréhension critique. Il nous apparaît dès lors fondamental d’élargir la réflexion sur la notion de neutralité.
La pédagogie découlant de l’idéal que l’on a de la société…
Soulignons également que Francisco Ferrer considère que c’est de l’idéal que l’on a de la société que doit découler la
pédagogie que l’on met en œuvre.
Dans une certaine mesure, on peut le considérer comme un précurseur de la diffusion des pédagogies actives, notamment lorsqu’il s’oppose à l’étude uniquement théorique, lorsqu’il valorise le plaisir et le jeu comme sources d’apprentissage... Il met aussi en évidence le besoin de savoir des enfants au départ d’un problème concret qui peut s’avérer être
la recherche d’une solution à un travail manuel ou autre. Célestin Freinet et Ovide Decroly se réclament d’ailleurs de son
héritage.
Aujourd’hui, quelques pédagogues pensent que seules les pédagogies actives pourraient parvenir à remplir les objectifs
du décret « missions ».30 Pourquoi seraient-elles plus appropriées pour y parvenir ? Pourquoi les pouvoirs organisateurs
des établissements scolaires ne les favorisent-ils pas davantage ? Y a-t-il parfois une volonté de préférer une instruction
traditionnelle ? D’autres pédagogies que celles dites « actives » permettraient-elles aussi d’atteindre les objectifs du
décret « missions » ?
L’école de Ferrer se veut le vecteur politique et philosophique du changement souhaité par les anarchistes. Même si l’on
ne se trouve pas en accord avec cette proposition, les valeurs qu’elle entend promouvoir peuvent nous interpeller, plus
d’un siècle après sa mort.
Ferrer défend un modèle de société égalitaire et de ce fait, il s’insurge notamment contre le mauvais partage des
richesses entre la population espagnole majoritairement miséreuse et une minorité de grands propriétaires détenant les
terres. Il estime qu’un État aux mains de l’Église assure la défense des privilèges des nantis. Ancré dans son temps, cet
homme prend position vis-à-vis de situations qu’il juge inacceptables et qu’il entend combattre.
C’est dans ce contexte qu’il revendique une école privée afin d’échapper à la mainmise de Église et de la monarchie espagnoles. Aujourd’hui en Belgique, la problématique ne se pose plus du tout dans les mêmes termes puisque les écoles
privées représentent une infime part des établissements scolaires de Belgique francophone, tandis que les représentants
des autorités fédérées tentent, tant bien que mal, et avec des volontés variables en fonction de leur parti et de leurs
valeurs, de défendre un modèle plus égalitaire.
Les réactions suscitées par les récents décrets « inscriptions »31 (qui organise les inscriptions en 1ère année de l’enseignement secondaire) et « mixité sociale » en sont une belle illustration.32 Pourquoi ces décrets créent-ils autant de crispations ? Comment notre système scolaire se positionne-t-il vis-à-vis des inégalités sociales ? Combat-il vraiment le maintien de privilèges ? Le projet de mixité sociale évite-t-il le débat sur l’égalité sociale ?
Par ailleurs, en Belgique francophone, l’enseignement formel dont la connaissance ne conduit pas directement à l’exercice d’un métier reste le plus valorisé et, peut-être, réservé à ceux considérés comme capables d’entreprendre des études
supérieures. Depuis des années, l’enseignement professionnel fait l’objet de tentatives de revalorisation, mais sans effets
probants. Qu’est-ce que cette situation reflète du fonctionnement de notre société ? Ne témoigne-t-elle pas d’une certaine déconsidération du travail manuel héritée de la dichotomie sociale opposant les personnes de milieu favorisé et
les ouvriers dont l’apprentissage est orienté vers la pratique professionnelle ?
Aujourd’hui, l’idée d’une prolongation du tronc commun au début de l’enseignement secondaire réapparaît dans les
projets ministériels. Il faudra suivre attentivement la façon de mener cette initiative ainsi que les compétences qui y
seront exercées. Ira-t-elle vers le développement des capacités de base de tous les élèves, mais aussi vers le développement des capacités qui leur permet de réfléchir à la compréhension de notre monde ? Un renforcement de la formation
générale s’accompagnera-t-il notamment d’une approche de l’évolution technologique et de son influence sur les sociétés, aspect assez peu envisagé dans l’enseignement général et qui permettrait une ouverture d’esprit sur le monde du
travail ?33
Par ailleurs, Ferrer nous fait remarquer que les buts de l’enseignement sont intimement liés à l’image que l’on se fait de
l’homme et de la femme, et de leur place dans la société. Sur ce point également, il en appelle à une égalité de traitement. Or, cette image diffère au travers de l’histoire et dans différents pays. Il peut dès lors être intéressant de se demander quelle image de l’homme et de la femme l’enseignement devrait véhiculer dans une société qui se veut démocratique
et multiculturelle.
7
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
La société dont rêve Ferrer se veut respectueuse du travail de l’homme, un travail qui ne soit pas au service du profit,
mais du bien-être de chacun. Il aspire également à une société où l’homme se développe dans le respect de la nature.
Ce sont là des enjeux qui ne sont guère démodés et qui sont en corrélation. Avec la révolution industrielle, l’homme a
été exploité et les richesses minérales utilisées abusivement non sans incidence sur l’environnement. Au niveau agricole
notamment, l’exploitation intensive a généré nombre de pollutions. Si aujourd’hui, la plupart des établissements primaires et secondaires se sont emparés, au moins théoriquement, du thème de la protection de la nature, qu’en est-il du
respect du travail humain ? Est-ce là un sujet au cœur des préoccupations scolaires ? Ferrer a connu les prémices de la
révolution industrielle en Espagne ; en Belgique aujourd’hui, nous en vivons sans doute la fin. Comment en gérer l’héritage ? Pourrons-nous, dans une économie dorénavant davantage basée sur des services et les nouvelles technologies,
garantir un travail qui soit respectueux des hommes et de la nature ? Vis-à-vis de ces préoccupations, quel rôle l’école
peut-elle jouer ?
Ferrer rêve d’une société sans dogme ni système. Pour y parvenir, il croit en la raison et en la science.
À l’heure où « l’émocratie » (ou la gouvernance sous le coup de l’émotion) gagne du terrain, où les médias nous invitent régulièrement à réagir aux faits avec chagrin, peur, passion et sans discernement, éduquer à exercer son esprit critique, à revenir aux faits et à leur analyse, s’avère une démarche bien nécessaire.
Aujourd’hui, l’école a sans doute aussi un rôle à jouer dans la désacralisation de théories qui nous sont présentées
comme des vérités inéluctables. Sur ce plan, même les « vérités scientifiques » méritent d’être questionnées.
Il y a fort à parier que nos écoles n’échappent ni aux dogmes, ni aux systèmes. Le peuvent-elles ? Si l’on ne peut jamais
complètement y échapper, n’est-il pas nécessaire d’apprendre à les repérer, à les comprendre, et d’œuvrer aux prises de
conscience pour faciliter les prises de position en appréhendant le « jeu » dans lequel cela se passe ?
Donner des armes contre les formatages de diverses natures, tel est toujours l’enjeu.
Ferrer a lutté contre les abus de pouvoir de la part des autorités monarchistes et religieuses et contre la mainmise de
l’Église sur l’enseignement.
Aujourd’hui, ce n’est plus nécessairement l’obéissance, la charité, l’abnégation qui sont véhiculées par l’école mais d’autres valeurs, bien présentes dans notre environnement économique, social et culturel. L’argent, la compétition, le
contrôle, l’individualisme font régulièrement actes de présence dans les écoles. Comment l’école prend-elle, ou ne
prend-elle pas, position ? Fait-elle suffisamment prendre conscience des « abus de pouvoir » ?
Si l’on considère, par exemple, que les multinationales exercent un pouvoir antidémocratique sur la population mondiale en imposant les prix d’achat de leurs produits par leur position de monopole, comment l’école peut-elle réagir ?
Est-elle à même de le faire ? Seule ? On peut par exemple se demander si le fait d’accepter que dans nos écoles soient
installés des distributeurs de cannettes ou de collations, commercialisées par les multinationales telles Kraft Foods ou
CocaCola, est une position neutre. Les écoles pourraient-elles ouvrir ou renforcer le débat sur le fait d’être ou pas un
« consom’acteur » ?
***
Francisco Ferrer recommandait de fonder la pédagogie au départ de l’idéal que l’on a de la société. Dès lors, mettonsnous à rêver… Si nous faisions tendre cet idéal vers la démocratie politique (qui semble aujourd’hui acquise mais qui
est si souvent malmenée et toujours en construction) et, au-delà, vers l’instauration d’une démocratie économique,
mais aussi culturelle ? Et si cet apprentissage collectif s’installait à différents âges de nos vies pour, peu à peu, permettre l’émergence de cette démocratie dans tous ses aspects ? Et si son instauration passait par l’école, mais aussi par ces
réseaux de formation « tout au long de la vie », par des structures d’éducation permanente ? L’école aurait un rôle à
jouer, parmi d’autres acteurs. Il s’agirait de dégager du temps permettant à chacun de se former tout au long de la vie
à l’exercice d’une citoyenneté réelle et entière. Nous en revenons ainsi à l’enjeu d’une meilleure répartition du temps de
travail et de sa redistribution. Nous vous convions à rêver collectivement pour mieux guider nos projets, nos actes ?
Pistes bibliographiques :
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Francisco Ferrer et Marie-Jo Sanchez Benito (trad.), L’École Moderne. Explication posthume et finalité de l’enseignement rationnel,
Charleroi, Couleurs livres, 2009.
Guillaume Goutte, « Francisco Ferrer i Guardia : le pédagogue anarchiste », Le Monde libertaire : l’hebdomadaire de la
fédération anarchiste, n° 1607, 7-13 octobre 2010 (http://www.monde-libertaire.fr/portraits/13817-francisco-ferrer-iguardia-le-pedagogue-anarchiste, dernière consultation 16 octobre 2013).
Juanito Marcos, Violette Marcos, Annie Rieu, Francisco Ferrer i Guardia, 1859-1909, une pensée en action, Toulouse, Le
Coquelicot, 2009.
Jean Wintsch et Charles Heimberg, L’école Ferrer de Lausanne, Genève, Éditions Entremonde, 2009.
8
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
Notes
1
La présente analyse est entre autres basée sur la table ronde L’héritage pédagogique de Ferrer que nous avions organisée le 11 février 2010 à l’Espace
laïcité de Seraing, et plus particulièrement sur les interventions de Micheline Zanatta et Marie-Jo Sanchez. Voir notamment notre lettre d’information n° 15.
2
Nous remercions Annick Sacrée pour sa relecture et ses précieux conseils.
3
La Belgique, notamment.
4
L’anarcho-syndicalisme est encore bien présent au cœur du mouvement ouvrier espagnol lorsque la guerre civile éclate en 1936 et encore
aujourd’hui au sein de la CNT (Confédération nationale du travail) espagnole. Ce mouvement ouvrier diffère de celui que connaît la Belgique,
principalement partagé entre les idéologies socialistes et marxistes, même si la pensée anarchiste n’était pas complètement absente surtout dans
les années 1860-1870, en particulier à Liège et à Verviers.
5
En Belgique, aujourd’hui encore, septante rues portent son nom.
6
Ami d’anarchistes français, tels Charles Malato, Jean Grave et Sébastien Faure, fondateur de l’école libertaire « La Ruche » (à Rambouillet dans
les Yvelines), Ferrer rencontre aussi Paul Robin qui propose une « éducation intégrale » qui formera à la fois le travailleur et le citoyen, dans une
approche scientifique de l’éducation. Féministe, Robin prône notamment l’enseignement mixte.
Voir : J. Husson, « Paul Robin, éducateur : un pédagogue méconnu », Brochures d’Éducation Nouvelle Populaire, n° 44, mars 1949 (article en ligne sur
le site de l’Institut Coopératif de l’École Moderne – Pédagogie Freinet, voir : http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/11167, dernière consultation 28 octobre 2013) ; page Francisco Ferrer sur Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Francisco_Ferrer, dernière consultation 28 octobre
2013)
7
Francisco Ferrer et Marie-Jo Sanchez Benito (trad.), L’École Moderne. Explication posthume et finalité de l’enseignement rationnel, Charleroi, Couleurs
livres, 2009, p. 51.
8
Ibidem, p. 53.
9
Ibidem, p. 117.
10
Ibidem, p. 28.
11
Ibidem.
12
De manière plus terre à terre, il s’agit aussi d’assurer le financement de l’école car sans une fréquentation suffisante de l’école, les frais de scolarité ne sont pas payés et le fonctionnement de l’établissement scolaire ne peut être garanti. (Cf. infra).
13
F. Ferrer et M.-J. Sanchez Benito (trad.), Op. cit., p. 36-41.
14
Ibidem., p. 33.
15
Ibidem, p. 32.
16
Ibidem, p. 112.
17
Ibidem, p. 43.
18
Ibidem, p. 44.
19
Ibidem, p. 114.
20
Elle compte 900 abonnés en 1909.
21
Lors d’une visite en Belgique en 1908, Ferrer crée des liens avec les socialistes Furnémont et Denis, ainsi qu’avec les libéraux Janson et Lorant. P.
Snyers décide de créer une école moderne à Anvers. Paul Delfosse, Dictionnaire historique de la laïcité en Belgique, La Renaissance du livre, 2005.
22
Carlo Romani, L’émigration européenne et les écoles libertaires en Argentine et au Brésil au début du XXème siècle, s.l., s. n., [mai 2013], (article en ligne :
http://www.academia.edu/3511728/Lemigration_europeenne_et_les_ecoles_libertaires_en_Argentine_et_au_Bresil_au_debut_du_XXeme_siecle,
dernière consultation 28 octobre 2013).
23
Jean Wintsch et Charles Heimberg, L’école Ferrer de Lausanne, Genève, Éditions Entremonde, 2009.
24
Voir : Décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre. (http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/21557_010.pdf, dernière consultation 16 octobre 2013).
25
Voir : Décret du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en
matière d’enseignement. (http://www.enseignement.be/index.php?page=23725, dernière consultation 15 octobre 2013).
26
Notons à ce sujet qu’en mars 2012, à la suite d’un processus d’évaluation de la formation initiale des enseignants en Fédération WallonieBruxelles, il était souligné que les futurs enseignants se projettent davantage comme des « praticiens », des acteurs scolaires, œuvrant isolément
dans leur classe, plutôt que comme de réels acteurs sociaux. Plusieurs constats sont alors dressés, dont le fait que les futurs enseignants et une
majorité de leurs professeurs perçoivent le système institutionnel qui organise leur formation « comme une sorte de monstre qui leur est étranger,
vivant sur une autre planète, d’où il lance ses directives et qu’ils subissent sans vraiment les connaître ». Les résultats de l’évaluation font aussi part
d’une certaine méfiance de la part des enseignants à l’égard de tout projet de réforme notamment parce que, disent-ils, « on les a tant subies sans
que nos avis soient vraiment pris en compte ». De cette situation naît une « non appropriation du Système » par ses enseignants qui le perçoit
comme étranger. Véronique Degraef, « Problématiques de synthèse et perspectives pratiques » [dans le dossier « Évaluation de la formation initiale »], Prof : le magazine des professionnels de l’enseignement, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, n° 13, mars 2012, p. 16-18. (URL :
http://www.enseignement.be/index.php?page=25869&pu_ref=13, dernière consultation 2 décembre 2013).
9
: La pédagogie est-elle politique ? Le cas de Francisco Ferrer (...)
27
Voir son site « Histoire et actualité de la pédagogie » (http://www.meirieu.com/), et notamment : Philippe Meirieu, Dix renversements pour
construire une École démocratique… & Principes possibles pour une éducation démocratique, articles téléchargeables. (URL : http://www.meirieu.com/MANIFESTESETPROPOSITIONS/dixrenversements.pdf et
http://www.meirieu.com/MANIFESTESETPROPOSITIONS/PRINCIPES.pdf, dernière consultation 2 décembre 2013).
28
Jean-Pierre Kerckhofs, C’est quoi une école démocratique ?, article mis en ligne le 21 octobre 2013 sur le site de l’APED (URL :
http://skolo.org/spip.php?article1630, dernière consultation 2 décembre 2013).
29
Ibidem.
Ces aspects ont notamment été débattus lors de la table ronde L’héritage pédagogique de Ferrer du 11 février 2010 à l’Espace laïcité de Seraing (Cf.
supra).
31
Ce texte de loi entend notamment « limiter la tension entre les places disponibles dans certains établissements et l’importance des demandes
les concernant », assurer une égalité d’accès à l’ensemble des établissements à toutes les familles, « promouvoir la lutte contre l’échec scolaire,
améliorer les performances de chaque enfant, lutter contre les mécanismes de relégation en soutenant la mixité sociale, culturelle et académique ».
Ce décret fut intégré à celui du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignant secondaire et
organisant les structures propres à les atteindre. Il a été modifié le 21 décembre 2011. (URL : http://www.inscription.cfwb.be/, dernière consultation 16 octobre 2013).
32
Voir aussi : N. Ryelandt, « Les décrets «inscriptions» et «mixité sociale» de la Communauté française », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 21882189, 2013, 118 p.
33
L’APED, sous la plume de Nico Hirtt notamment, se questionne à ce sujet et défend « une formation générale et polytechnique pour tous » entre
6 et 15 ans qui impliquerait l’abandon de toute spécialisation professionnelle avant l’âge de 16 ans. Voir : Nico Hirtt, Pas d’école démocratique sans
instruction polytechnique, article mis en ligne le 19 mars 2012 sur le site de l’APED [et publié dans : L’école démocratique, n° 47, septembre 2011] & Pour
une école démocratique : document adopté le 15 janvier 2000 par le Conseil de l’Aped, mis en ligne le 15 janvier 2000. (URL : http://skolo.org/spip.php?article1630 et http://skolo.org/spip.php?article18, dernière consultation 2 décembre 2013).
30
10
ANALYSE DE L’IHOES N°117
L’émergence d’une parole
Par Steve Bottacin1
est l’histoire d’un fils d’ouvrier bien élevé, propre sur lui, premier de la classe, et convaincu d’appartenir à la
bonne moitié de l’humanité. Ce brave jeune homme s’intéressait au vaste monde, mais d’une manière distraite. Sans doute, il savait, grâce aux journaux, à la radio et à la télévision, qu’il y avait ici et là des conflits,
des mutations, des révolutions, mais tout cela ne le concernait pas vraiment. Ne vivait-il pas dans un pays riche, civilisé,
démocratique ?
C’
Né dans une famille aux revenus modestes, n’ayant pas accès au même train de vie que certains camarades d’école, le
fiston se sentait parfois à l’étroit. Il s’apercevait aussi de plus en plus souvent que ses parents n’avaient pas reçu une
formation du même niveau que la sienne. Il commençait également à comprendre qu’il appartenait avec eux à une
couche de la population censée obéir plutôt que commander. Mais tout cela finirait par s’arranger. N’était-il pas intelligent, gentil et travailleur ?
Le temps de l’ignorance
Ainsi se passèrent les premières années de son existence. Appelons ça « le temps de l’ignorance ». C’est l’époque de la
vie où, de bonne foi, les enfants protégés du vaste monde croient à ce que leurs parents, leurs enseignants et leurs héros
de télévision racontent : « Tant que tu te comportes convenablement, tant que tu ne dévies pas de la ligne, il ne peut
t’arriver que du bonheur. Aux bons élèves, les bons bulletins ; aux mauvais élèves, les remontrances (pour leur bien). »
Et s’il arrive qu’on soit puni ou qu’on ait mal, c’est forcément justifié d’une manière ou d’une autre. En ce monde, ne
récolte-t-on pas toujours ce qu’on mérite ?
Entre Dieu le Père et MTV, entre images pieuses et racoleuses, entre catéchisme des pauvres et grand-messe consumériste, le temps de l’ignorance va durer, pour le garçon de cette histoire, jusqu’à ses 18 ans. Son père meurt alors, peu
après la chute du mur de Berlin. Coup d’arrêt… et coup de chance, dans un sens : le processus de deuil l’empêche de
participer pleinement au délire d’une société occidentale euphorique. Il quitte les rangs des fantassins de l’offensive
ultralibérale. Il y aurait fait merveille, pourtant : intelligent, discipliné, ambitieux, il était mûr pour n’importe quel fascisme en col blanc.
Le temps de l’errance
D’autres événements, mortifères ou lumineux, d’autres rencontres aussi le conduisent vers de tout autres horizons.
Lentement, avec une patience et une rigueur implacables, la vie lui démontre par l’absurde que les commandements
qu’il avait fait siens ne sont tout simplement pas dignes de foi. Non, le bonheur de tous n’est pas inscrit au programme.
Non, les règles auxquelles il obéissait ne sont pas forcément conçues « pour son bien ». Oui, ses parents, ses enseignants
et ses héros de télévision se sont trompés ou ont menti. Double deuil, en somme : familial et idéologique. Longue traversée du désert. Appelons ça « le temps de l’errance», en quête d’une base solide, sur laquelle fonder une identité et
une présence au monde véritables.
1
Steve Bottacin est né et vit à Liège. Par différentes voies créatives (écriture, théâtre, radio, interventions), il interroge la déshumanisation du
monde occidental.
1
: L’émergence d’une parole
« Je ne chante pas pour passer le temps », dit Jean Ferrat. De même, dans ces années-là, lorsque le jeune homme commence vraiment à lire, à écrire, à (se) mettre en scène, il ne crée pas pour passer le temps. Avec toute la (mauvaise)
volonté qui est la sienne, il se met en quête d’une parole enfin vraie, susceptible de prendre la place d’un discours sans
âme, auquel il n’est plus possible de prêter sa voix. Comme souvent dans ces cas-là, c’est au théâtre que tout cela
conduit. Et c’est une forme théâtrale que revêtiront les premières tentatives, maladroites, de parler en son nom.
Viendront encore, après cela, de longues marches et quelques chutes bien senties, de celles qui, quand elles ne tuent
pas, instruisent jusqu’à la moelle des os. Ce sera alors l’expérience du corps comme première et dernière maison : une
forme de reprise de contact franche et rugueuse avec le monde réel. Quand tout se dérobe, en effet, seul reste à l’être
humain son corps propre, dans lequel sa vérité profonde s’inscrit à son insu. Comme dit le poète persan Attar, ressuscité par Peter Brook : « Vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur ».
Le temps de l’écoute
C’est ainsi que, cahin-caha, l’anti-héros de cette histoire rejoint l’année 2014 du calendrier occidental. Un nouveau chapitre de son existence et de sa création s’est ouvert. Après le temps de l’ignorance et le temps de l’errance, quel nom lui
donner ? Sans hésiter : le temps de l’écoute.
Désormais, les vapeurs des philtres somnifères se dissipent. Le champ de bataille de l’Histoire apparaît dans toute sa
grandiose désolation. Il se fait tard et de grands combats se préparent. Les vociférations des fous de guerre retentissent.
Un nombre croissant d’opprimés gémissent et courbent l’échine. Il faut tendre l’oreille pour percevoir la voix des rares
hommes et femmes qui pratiquent encore le « parler-vrai ». Récolter leurs paroles et les diffuser demande du temps et
de la patience.
Bientôt, enfin, dans le grand concert du monde à venir, il restera à entendre et à faire entendre sa propre parole, la première : celle qui attend depuis le début d’être manifestée. Venue de loin, longtemps réduite au silence, elle a son mot à
dire : le sien, et non celui que d’autres auraient aimé lui voir prononcer. Si donc l’anti-héros de cette histoire possède un
destin, que ce soit celui-là : devenir la parole qu’il porte et qui le porte depuis le début. Tout le reste est divertissement.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, mon travail explore différentes voies créatives, notamment le théâtre, l’écriture et la pratique de l’interview. Toutes ont à voir avec la recherche et la structuration d’une parole, au sens noble du terme.2
Ma pratique théâtrale comporte deux aspects. D’une part, des projets de création collective que je conduis et mets en
scène (avec des acteurs amateurs, adultes et adolescents) ; d’autre part l’écriture et l’interprétation de plusieurs spectacles constituant la partie émergée d’un processus créatif en cours : SOLO (phase 1), MIDI (phase 2), MUTATION
(phase 3).3
Le recours à l’improvisation est une constante dans mon travail théâtral, et ce
depuis mes débuts dans une compagnie de théâtre action, il y a vingt ans. Verbale
ou non- verbale, l’improvisation consiste en l’exploration non préparée d’une
consigne ou contrainte fixée. Si cette contrainte est bien conçue (notamment si
elle vise autre chose qu’un effet sur le public), alors elle place l’acteur en position
de découvrir de nouvelles parts de son être au monde, en action et en présence de
ses partenaires. Au fur et à mesure,
sa représentation de lui-même
s’étend et se nuance. Il se révèle,
dans sa complexité et ses contradictions. Portée à la scène, cette
révélation est une invitation et un
défi lancés au spectateur : « Et toi,
dirais-tu, ferais-tu, serais-tu
cela ? »
2
3
Cette parole n’est pas forcément verbale. Sans mots, le corps parle, bégaye, crie, chante.
http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20110606_00010192.
2
: L’émergence d’une parole
La pensée mécanique
Dans une démarche parallèle et similaire, mon travail d’écriture œuvre également au dépassement des automatismes
acquis. Mes écrits visent notamment à mettre en évidence les dysfonctionnements d’une pensée mécanique, propre aux
ères industrielles et post–industrielles qui ont fait de nous les êtres neurologiquement modifiés que nous sommes.
J’appelle « pensée mécanique », pour l’instant, une façon de penser la vie comme une série de procédures à accomplir
le plus vite et le plus efficacement possible, à la manière d’une machine. Je constate la disparition du temps et de l’espace dévolus à l’erreur et au silence. Je m’intéresse à la façon dont chaque individu intériorise les commandements de
la pensée mécanique, jusqu’à prendre en haine, parfois, sa propre humanité et celle de ses semblables.
Depuis deux ans, pour différents partenaires ou commanditaires, j’écris plusieurs articles sur les ravages de cette pensée mécanique4. J’interroge par exemple la crise systémique que nous connaissons, l’histoire des modèles et des valeurs
qui s’affrontent dans ce contexte, ainsi que la manière dont ces modèles et ces valeurs déterminent les comportements
ordinaires, au quotidien. En tant qu’artiste, je m’intéresse particulièrement à la façon dont la logique financière transforme toute création en création de valeur (marchande), et tout artiste en entrepreneur.5
Enfin, un troisième aspect de mon travail consiste en une « récolte de paroles » sous la forme d’interviews, diffusées sur
Internet via mes propres blogs ou sur les sites des personnes que j’interroge6. Il s’agit d’une initiative personnelle, le plus
souvent sans financement ni cahier de charge extérieurs. Les hommes et les femmes que je choisis de rencontrer se distinguent par leur capacité à élucider le fonctionnement d’un modèle socio-économique non pensé pour les êtres
humains. Ils contribuent, de mon point de vue, à éclaircir et à révéler ce que les discours dominants tentent d’occulter,
par souci de garder la main.
Un processus vivant
Lors de ces interviews, je joue mon propre rôle, celui
d’un homme qui cherche à savoir et à comprendre. En
même temps, l’auditeur peut s’identifier à moi, citoyen
de base, sans expertise, engageant un processus de questionnement et d’apprentissage. Plus encore que la parole
de mon vis-à-vis (qui n’est jamais, pour moi, parole
d’évangile), c’est ce processus que je cherche à rendre
perceptible et vivant. Mon but est de donner à l’auditeur
l’envie de faire de même : interroger tout ce qui, le plus
souvent, est décrit comme « naturel » et « allant de soi ».
Et s’enrichir d’autres possibles7.
Globalement, mon parcours et mon travail s’orientent
dans une direction qui m’apparaît, au fil du temps, de
plus en plus claire. Tout ce que je fais consiste, dans les
limites qui sont les miennes, à substituer la conscience à
l’inconscience, la veille au sommeil. Il s’agit d’un cheminement personnel, mais qui porte également ses fruits lors des rencontres qui s’opèrent avec d’autres, partenaires ou
publics.
Si cette « extension du domaine de la conscience » a effectivement lieu, si ce que je fais contribue à l’émergence d’une
parole un peu plus éveillée et agissante, en moi et autour de moi, alors je peux me réjouir au moment de mettre à ce
bilan provisoire, ici et maintenant, un point final.
4
Voir notamment : http://www.pauljorion.com/blog/?p=29168.
Voir par exemple : http://www.smartbe.be/docs/news/document-news-1585-SMart-Capital-creatif.pdf et
http://audioblog.arteradio.com/radiostatut.
6
Parmi ces personnes : Paul Jorion, Benard Friot, Eve Chiapello...
Voir http://audioblog.arteradio.com/CreationFleuve.
Voir aussi, plus récemment : http://pointculture.be/activites/hors-cadre_3886.
7
C’est l’objectif du cycle de rencontres « Sonnez les Matines », que j’ai mis en place à la Médiathèque-Point-Culture de Liège en 2013-2014. Y sont
notamment invités Olivier Bonfond, Nico Cué, Bernard Friot, Jacques Delcuvellerie et Jean Faniel. Voir par exemple :
http://pointculture.be/activites/rencontre-entretien-entre-olivier-bonfond-et-steve-bottacin_4213.
5
3
ANALYSE DE L’IHOES N°118
La restructuration d’ArcelorMittal
Liège à travers la caricature
Par Julien Dohet
Nous remercions vivement les caricaturistes
qui ont accepté que leurs dessins soient
reproduits dans la présente analyse.
Les caricaturistes, des éditorialistes pas comme les autres
« UN BON DESSIN VAUT PLUS QU’UN LONG DISCOURS » dit-on parfois. Le dessin de presse, la caricature politique répond parfaitement à cela. Elle a toujours été présente dans la presse, et plus largement dans la vie politique. Elle est un miroir
déformant, mais très révélateur, de son époque1. Les caricaturistes de presse résument souvent brillamment une situation. Parfois leur dessin est plus mordant, plus éclairant, que de longs articles.
Malgré les grands bouleversements subis par la presse quotidienne et le développement des médias 2.0, tous les quotidiens belges ont maintenu, ou redonné, une place pour un édito dessiné dans leurs éditions. Nous avons même l’impression que la caricature a regagné des lettres de noblesse ces dernières années. D’une part, la place qu’elle occupe
physiquement dans les quotidiens est une place stratégique, dans l’une – voire la – page la plus lue. D’autre part, des
caricaturistes sont clairement vus comme des éditorialistes à part entière et pas uniquement à travers leurs dessins.
Ainsi Pierre Kroll ou Nicolas Vadot, par exemple, sont-ils des chroniqueurs attitrés d’émissions radio ou TV où ils sont
amenés à décortiquer l’actualité sans pouvoir avoir recours aux dessins. Les ventes de leur recueil de fin d’année montrent également qu’ils touchent un large public. Enfin, élément parmi d’autres, le dessin quotidien de Pierre Kroll dans
Le Soir connaît aujourd’hui une déclinaison télévisuelle après le JT de la RTBF, ce qui augmente encore son audience et
donc sa portée.
Comment ces éditorialistes particuliers ont-ils vu et analysé la longue et importante restructuration subie par la sidérurgie liégeoise ? Dans une actualité qui se bouscule et s’accélère, où il est rare qu’un sujet reste plus de 24 heures sur
le devant de la scène, encore plus s’il s’agit d’un sujet socio-économique, les caricaturistes ont-ils suivi cette restructuration dans la longue durée ? Il nous a semblé intéressant de répondre à ces questions à travers cette analyse qui nous
a replongés, seize ans en arrière, dans ce qui faisait l’originalité de notre mémoire de fin d’études2.
Un long conflit
Si un excellent dessin peut être facilement compris et faire rire ou sourire sans légende ni explication, il n’en reste pas
moins que la compréhension globale d’une caricature de presse nécessite de connaître le contexte dans lequel elle est
parue ainsi que les éléments auxquels elle fait référence. D’autant que souvent le caricaturiste mélange en un seul dessin plusieurs actualités. Avant d’entrer dans le cœur de notre sujet, il nous semble donc indispensable de faire un rapide
résumé de la restructuration subie par le site liégeois d’ArcelorMittal3, tout en rappelant que l’évolution de celle-ci se
fait en parallèle du dossier similaire de Florange en France.
1
Sur le rôle de la caricature dans l’histoire de la Belgique, voir : Paul Van Damme et Stijn Van De Perre, Sans commentaire ? Une histoire de la Belgique
à travers la caricature, Bruxelles, Le Cri, 2011.
2
Julien Dohet, La caricature politique dans la presse de collaboration en Belgique francophone 1940-1944, ULg, 1997.
3
Le lecteur intéressé pourra consulter le chapitre de Michel Capron, « Conflits latents et patents dans la sidérurgie en Wallonie », Grèves et conflictualité sociale en 2012. I Grève générale et secteur privé, Bruxelles, Courrier Hebdomadaire du CRISP n° 2172-2173, p.47-54 ; ainsi que, toujours de
Michel Capron, sa contribution « Le SETCa liège face à ArcelorMittal »dans l’ouvrage Cols blancs, cœur rouge, Liège-Seraing, SETCa-IHOES, 2012,
p. 271-280. Ces deux textes couvrant la période antérieure à notre analyse, et en l’absence d’une synthèse déjà existante pour 2013, le lecteur
pourra retrouver un grand nombre d’informations sur les sites suivants : www.6com.be et www.setcaliege.be.
1
: La restructuration d’ArcelorMittal Liège à travers la caricature
Le 13 octobre 2011, la direction d’ArcelorMittal fait part de son intention de fermer l’essentiel de la phase à chaud de
la sidérurgie liégeoise, condamnant près de 800 emplois. La réaction des organisations syndicales sera immédiate, avec
une concentration à Seraing le 26 octobre et une grande manifestation dans les rues de Liège le 7 décembre 2011. Par
ailleurs, la revendication d’une nationalisation de la sidérurgie est mise sur la table. Le 25 juin 2012, un plan alternatif
pour une sidérurgie intégrée qui prouve la viabilité d’une telle activité dans le bassin liégeois est présenté à la presse. Ces
alternatives sur le volet industriel appuient la résistance mise en place sur le volet social que la direction peine à boucler. Suite à l’intervention d’un conciliateur social, un accord intervient le 20 septembre qui relance les discussions.
Celles-ci bloquent cependant rapidement et la tension sociale, accompagnée d’actions, remonte en novembre lorsqu’il
s’agit de conclure le plan social dont une version sera rejetée par les travailleurs.
C’est dans ce contexte d’une première restructuration qui n’est toujours pas finalisée 14 mois après son annonce que
le 24 janvier 2013, la direction d’ArcelorMittal donne un coup de massue en annonçant une deuxième restructuration.
Celle-ci concerne ce qui restait de la phase à chaud et une majorité de la phase à froid. Près de 1 300 emplois supplémentaires sont concernés, portant le total à plus de deux tiers des emplois directs du site de Liège. Dès le lendemain, le
gouvernement reçoit une délégation des travailleurs. Le 6 février 2013, une grosse manifestation appuiera des rencontres au Parlement européen de Strasbourg, manifestation qui sera lourdement réprimée par les forces de l’ordre françaises. Les actions et négociations continueront avec une nouvelle poussée de fièvre en juillet 2013, avant une reprise
des négociations dès la rentrée académique, appuyée par le gouvernement wallon. Ces négociations seront marquées
par le suicide médiatisé4 d’un travailleur le 12 octobre. Après de longues négociations, deux accords seront signés,
d’abord sur le volet industriel puis sur le volet social. Ce dernier, signé le 7 décembre 2013 clôture un conflit social qui
s’est étendu sur 27 mois.
Un corpus de dessins
Notre corpus d’analyse s’étend sur l’ensemble de l’année 2013. Il commence donc à la suite de la seconde annonce de
fermeture et se termine avec la signature des accords sur les plans industriel et social. Il couvre donc une période cohérente d’un conflit qui était déjà évoqué, mais de manière nettement moins importante, par les caricaturistes dès la première annonce. C’est ainsi que Clou publie dans La Libre du 25 juillet 2012, un dessin représentant Lakshmi Mittal
habillé en coureur portant la flamme olympique et interpellé par trois personnes, habillés en rouge et que l’on identifie
comme des syndicalistes, qui lui disent « Plus haut le Fourneau ». Ce dessin aborde la polémique autour du sponsoring
important de Mittal aux jeux olympiques de Londres et d’une image ainsi donnée qui était en contradiction avec ses
actes en France et en Wallonie, ce que les syndicats ne manquèrent pas de rappeler à travers un courrier, rendu public
envoyé à Jacques Rogge, président du Comité olympique.
Aux six titres de la presse quotidienne francophone (Vers L’Avenir, La Meuse, La Dernière Heure, La Libre, Le Soir et L’Écho),
nous avons ajouté dans notre corpus un hebdomadaire (Le Vif L’Express) et un site Internet (www.humeurs.be) afin de
donner un aperçu plus large et de voir si les thèmes et la manière de traiter l’information différaient selon les supports
et les périodicités. Sans les intégrer directement à notre corpus, d’autres dessins ont également été analysés dans la
même logique, qu’ils aient été publiés sur Internet ou dans d’autres organes de presse écrite. Ainsi Le Poiscaille, journal
satirique liégeois, publiera plusieurs articles illustrés sur le dossier5, en faisant même sa « une » avec « un reportage BD »
de six pages6, et plusieurs dessins (notamment de Jacques Sondron et Oli). Signalons dans le même état d’esprit la présence de deux dessins hors de notre corpus dans le recueil de fin d’année de Pierre Kroll. Tous deux de fin janvier 2013,
ils confirment totalement le cadre d’analyse qui suit7. Terminons en signalant que nous avons été attentifs également à
la production française et liée à la restructuration parallèle du site de Florange qui sera, notamment, l’objet de sketchs
particulièrement acides des Guignols de l’Info.
Vingt-cinq dessins ont ainsi été collationnés et forment notre corpus. Ils sont l’œuvre de huit dessinateurs, à savoir dans
l’ordre alphabétique : Cécile Bertrand, Clou (Christian Louis), Frédéric Dubus, Jak (Jérémy Jacot), Pierre Kroll, Oli
(Olivier Pirnay), Jacques Sondron et Nicolas Vadot.
4
Nous ajoutons ce qualificatif car Alain Vigneron ne sera pas le seul travailleur à se suicider, mais il est le seul à avoir clairement indiqué Mittal
dans les causes de son geste via une lettre diffusée aux médias.
5
Le Poiscaille, n° 28 de janvier 2013, n° 30 de mars 2013 et n° 35 d’octobre 2013.
6
Idem, n° 34 de juillet-août 2013.
7
Le premier provient de l’émission Mise au point du 27 janvier 2013 et montre un Mittal assis dans son fauteuil demandant « Monsieur comment ? »
à un petit personnage debout sur l’accoudoir qui répond « Marcourt, Jean-Claude Marcourt. Liège ». Le second tiré du Ciné-télé-revue montre un
Mittal en maharadjah écoutant avec la plus grande indifférence les pertes d’emplois du site de Liège. Dessins publiés dans : Pierre Kroll, On s’en
souviendra, Waterloo, Renaissance du livre, 2013, p. 63 et 69. Précisons que page 61 se trouve un dessin de décembre 2012 pour le journal des
Grignoux faisant allusion à la situation chez ArcelorMittal.
2
: La restructuration d’ArcelorMittal Liège à travers la caricature
Trois périodes se distinguent
L’essentiel des dessins se concentre sur trois périodes significatives du conflit : l’annonce de la seconde restructuration ;
le suicide d’Alain Vigneron ; les accords marquant la fin du dossier.
Avant de développer la manière dont ces trois périodes ont été vues par les caricaturistes, signalons que trois dessins
sont publiés en dehors de cette période. Deux relèvent d’une même thématique (voir infra) : celle d’une puissance
publique qui est démunie face au poids du géant mondial de
l’acier. L’un est de Vadot8 montrant une gigantesque
enclume au nom d’ArcelorMittal tombant dans l’eau où
flotte une petite barque portant un drapeau « site de Liège ».
Sur cette embarcation, des travailleurs, significativement en
rouge, disent « nous craignons des remous houleux à brève
échéance, monsieur le ministre… ». Le Ministre Marcourt,
qui se distingue en étant habillé en costume, répondant «
allons, allons, restons optimistes »… Ce dessin intervient à
un moment où les négociations sur le volet industriel se
déroulent en tripartite. L’autre est antérieur et est l’œuvre de
Clou9. Intitulé « Le parlement wallon invite Lalshmi Mittal à
venir s’expliquer », il montre quatre personnes dont les yeux
lancent des éclairs vers une personne, dont on ne peut même
pas voir les genoux tellement elle est grande, et qui disent :
« on va lui faire des gros yeux ». Le troisième, de Nicolas
Dessin de Pierre Kroll paru dans Le Soir du 25 janvier 2013.
Vadot, fait suite au préaccord sur le volet industriel10. Il montre une grande page noire avec un travailleur abattu tenant
son C 4 et qui dit « j’avais un moral d’acier… Mais même çà ;
ils l’ont bradé… »
1° L’annonce le 24 janvier du second plan de restructuration fait l’objet de très nombreux dessins. Quinze
dessins, soit plus de la moitié de notre corpus s’y
attardent. Pierre Kroll publie trois dessins d’affilée11,
dont le premier résume bien le drame social et fait la
liaison entre les deux plans sociaux puisque l’on y voit
à gauche des travailleurs enfournés dans un haut fourneau et à droite des travailleurs écrasés par un coil
(grosse bobine d’acier). Le dessin est sobrement
légendé « la recette Mittal. Le chaud et puis le froid »12.
« Le bain de sang social » est le titre d’un dessin d’Oli
publié sur son site Internet et qui montre un Mittal
Dessin de Jacques Sondron paru dans L’Avenir du 25 janvier 2013.
grand sourire, les mains pleines d’argent, mais dont
du sang coule recouvrant la sidérurgie, et qui dit « j’ai
sauvé… ce que j’ai pu ». Cette thématique sera également au cœur du dessin de Cécile Bertrand sobrement
intitulé « Arcelor Mittal hier… aujourd’hui » ou le logo de Mittal devient un nœud coulant de pendu13. Et celle
de Sondron montrant Mittal écrasant sous la semelle de sa chaussure un travailleur d’Arcelor sous le titre
« Arcelor : 1 300 emplois sacrifiés »14. Les autres dessins s’attarderont essentiellement sur l’impuissance du
politique face à une telle décision. Le premier des deux dessins de Dubus étant particulièrement marquant. Il
représente le premier ministre Di Rupo sortant d’un emballage cadeau un coucou intitulé « souvenir de
Davos » dont sort un Mittal faisant un doigt d’honneur en disant « cocu, cocu »15, rappelant ainsi la rencontre entre les deux hommes lors du sommet de Davos et les promesses faites alors.
8
L’Echo du samedi 7 septembre 2013.
La Libre du mardi 19 mars 2013.
10
Le Vif du vendredi 4 octobre 2014.
11
Le soir des vendredi 25, samedi 26 et lundi 28 janvier 2013.
12
Nicolas Vadot reprendra, d’une autre manière, ce thème du chaud-froid dans son dessin paru dans L’Echo du vendredi 25 janvier 2013. Il est présent également dans la rétrospective de l’année publiée dans le supplément Regards sur 2013 de L’Echo du samedi 21 décembre 2013.
13
La Libre du mardi 29 janvier 2013.
14
L’avenir du vendredi 25 janvier 2013. Repris en décembre par le même journal comme l’événement marquant du mois de janvier.
15
La Dernière Heure du vendredi 25 janvier 2013.
9
3
: La restructuration d’ArcelorMittal Liège à travers la caricature
2° Le suicide d’Alain Vigneron le 12 octobre et ses funérailles largement médiatisées du 16 octobre. Ce fait
dramatique sera traité par trois dessins : un de Vadot, dans Le Vif16, représentant une tombe est intitulé
« ArcelorMittal. Après la phase à chaud. La phase à froid », un d’Oli sur son site17 et un de Jak dans La Meuse18.
Ce dernier est sobrement intitulé « Mittal m’a tuer »19 et montre une main avec un revolver portant une étiquette « acier liégeois ».
3° Les accords sur le volet industriel puis sur le volet social font également l’objet de trois dessins. Jak titre
« Mittalloween »20 en représentant un Mittal en Dracula abreuvé de sang et malgré tout approvisionné par un
Marcourt en Quasimodo qui lui présente une poche de sang au logo de la Wallonie en disant « tenez mon bon
maître… au cas où vous n’en auriez pas assez ». Ce dessin synthétise bien une certaine vision du dossier où la
région met à nouveau de l’argent pour assurer un plan social correct pour les travailleurs. Plan qui, soulignonsle, n’est pas encore signé à ce moment. C’est dans La Libre que les deux autres dessins sont publiés. L’un de
Cécile Bertrand et l’autre de Clou dans le supplément Entreprise21. Ce dernier, titré « accord chez ArcelorMittal », montre des travailleurs aux foulards rouges. L’un, que l’on devine délégué syndical, s’exprime « c’est
un accord en béton ! » suscitant le questionnement de ceux auxquels il s’adresse qui demandent
« Inoxydable ? ».
Quatre thématiques ressortent
Outre les trois périodes, quatre thématiques peuvent également être dégagées de notre corpus. Un dessin pouvant évidemment relever de plusieurs thématiques.
1° La première est la brutalité et le caractère inhumain de Mittal qui sacrifie des milliers de travailleurs et une industrie historique au nom de son seul
profit financier. Nous avons vu que cette thématique est transversale aux trois périodes que nous
avons identifiées. Quatorze dessins abordent ce
thème de manière principale ou secondaire.
2° La deuxième est le peu de poids du politique
face au milliardaire indien. Onze dessins y sont
consacrés. Parmi ceux que nous n’avons pas encore
évoqués et qui abordent exclusivement cette thématique, relevons celui de Cécile Bertrand avec une
case intitulée « l’appel de Marcourt vers Mittal »22
ou un petit personnage produit un énorme phylactère ne comprenant que trois petites lettres
« SOS ». Dubus quant à lui23 montre Di Rupo,
Marcourt et Demotte essayant de faire tomber une
Dessin de DuBus paru dans La Libre Belgique
plaque intitulée « Mittal Steel » sous le regard d’un
et La Dernière heure du 31janvier 2013.
travailleur disant « on dira ce qu’on voudra mais
c’est du costaud ». On notera que ce rapport de force disproportionné est également souligné de manière graphique par la représentation à plusieurs reprises de Mittal comme un géant.
3° La troisième est l’utilisation des origines indiennes de Mittal. Trois dessins relèvent de cette catégorie. Ainsi,
Vadot illustre-t-il le « nouveau rapport de force intercontinental » avec un éléphant d’Asie, identifié comme
ArcelorMittal, qui a écrasé « la petite souris européenne ». De la marre de sang sous la patte de l’éléphant
s’échappe un drapeau belge et la phrase « allez les gars, on se ressaisit ». Elle est plus claire encore dans deux
dessins parus dans La Libre où Mittal est représenté comme la déesse Shiva, debout avec plusieurs bras et en
16
Le Vif du vendredi 18 octobre 2013.
Publié le mardi 15 octobre 2013, ce dessin intitulé « lettre à Mittal » reprend le thème du Mittal souriant tenant dans ses mains une masse d’argent, dont dépasse un pendu, et qui dit « je n’ai fait que prendre… ce qui m’appartient ».
18
La Meuse du samedi 19 octobre 2013.
19
Allusion à l’inscription « Omar m’a tuer » [sic] lors de la célèbre affaire judiciaire française des années 1990.
20
La Meuse du samedi 2 novembre 2013.
21
La Libre Entreprise du samedi 14 décembre 2013.
22
La Libre du jeudi 31 janvier 2013.
23
La Libre et La Dernière Heure du jeudi 31 janvier 2013.
17
4
: La restructuration d’ArcelorMittal Liège à travers la caricature
Dessin de Cécile Bertrand.
équilibre sur une seule jambe. Clou représente ainsi Mittal distribuant les C 4 aux travailleurs24, tandis que
Cécile Bertrand l’utilise pour « la traduction gestuelle d’Arcelor » en multipliant les doigts d’honneur de Mittal
après la signature de l’accord25.
4° Enfin la quatrième thématique abordée par les dessinateurs est la sidérurgie elle-même. Cinq dessins en
parlent. Les dessinateurs souligneront à plusieurs reprises les spécificités du métier, souvent en arrière fonds
du dessin ou en élément graphique. Parfois comme avec le dessin de Pierre Kroll déjà cité en en faisant l’élément principal.
Conclusion
Ce qui s’est passé chez ArcelorMittal a attiré l’attention des caricaturistes d’une manière plus importante que tout autre
conflit social au cours de l’année écoulée. Outre le nombre de dessins produits lors de l’annonce de la deuxième fermeture en janvier 2013, c’est également le fait que le sujet ne disparaisse pas ensuite qui est significatif. Notons ici que l’intérêt marqué des caricaturistes n’est pas isolé. Les médias en général suivront ce dossier avec grande attention et seront
présents à toutes les étapes importantes. Les caricaturistes ne se distinguent pas à ce niveau. Plus de la moitié des dessins ont cependant été publiés lors de l’annonce de la seconde restructuration. Et des étapes marquantes pour les protagonistes, comme la manifestation de Strasbourg le 6 février, ne sont pas abordées par les caricaturistes malgré une
couverture médiatique importante.
Nos quatre thématiques sont significatives et collent assez bien aux « moteurs » qui seront utilisés par les caricaturistes
français pour parler de Florange. Ainsi les Guignols de l’info représenteront ils Lakshmi Mittal dans leurs sketchs sous les
traits de « Monsieur Sylvestre » portant le turban et enchaînant les répliques cyniques.
La lecture du conflit à travers les caricatures donne les grandes lignes du conflit et surtout du sentiment qu’il a laissé.
La brutalité de la décision du milliardaire indien se souciant uniquement de ses intérêts financiers et sacrifiant les travailleurs sur l’autel de la rentabilité à outrance a été unanimement dénoncée. L’image de Mittal est donc clairement
écornée par les caricaturistes qui ont à l’inverse une vision bienveillante des travailleurs. Le sentiment du désarroi du
politique et de son impuissance devant un rapport de force inégal a également été largement partagé dans l’opinion
publique, d’autant que ce qui se passait en France renforçait cette impression. Notons ici que le volet social n’a cependant pu être obtenu avec de bonnes conditions pour les travailleurs que grâce à une intervention importante du politique. On notera a contrario que les caricaturistes n’ont pas relayé le discours d’une sidérurgie considérée comme une
industrie du passé sans avenir et qu’il fallait laisser mourir.
Au final, les caricatures repérées en dehors de notre corpus confirment l’analyse de celui-ci et ne s’en distinguent pas.
On retiendra également que ce dossier permet aux dessinateurs de personnifier le capitalisme prédateur et ses conséquences dramatiques.
24
La Libre du samedi 26 janvier 2013.
La Libre du vendredi 13 décembre 2013. Cécile Bertrand avait déjà utilisé cette image le mardi 2 octobre 2012, mais en armant Mittal qui tirait
ainsi sur Seraing et Florange en même temps.
25
5
ANALYSE DE L’IHOES N°119
NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire
Éclairage historique à partir de la Banque Belge du
Travail et de l’Union Coopérative (Liège)
Par Jean Mertens, membre de Mémoire de Neupré1
[email protected]
www.editionsdenullepart.info
« Il vaut mieux enseigner les vertus que condamner les vices. »
BARUCH SPINOZA
Introduction
« Le projet New B renoue avec l’utopie des origines : s’il faut s’organiser à l’intérieur de l’économie
de marché – puisque nous y sommes jusqu’à nouvel ordre –, il n’est pas obligatoire de se laisser
contaminer par ses valeurs. L’engouement rencontré par ce nouveau projet est vraiment rafraîchissant : et si un autre monde, en plus d’être désirable, était vraiment possible ? »2
UN POINT COMMUN : LA COOPÉRATIVE
New B, cette coopérative qui pourrait devenir une banque coopérative, et l’Union coopérative de Liège (UC)3 ont toutes
deux choisi d’être une Société Coopérative. Moins connue que la SPRL, la scop (société coopérative) est pourtant une
autre forme d’organisation de société commerciale régie par une législation spécifique.
La relation entre « investisseurs » (les coopérateurs) est strictement égalitaire, quel que soit le montant du capital
investi. Un seul vote par coopérateur. Dans un Société Anonyme cotée en bourse, les droits de vote sont proportionnels
aux actions détenues. Les petits se font écraser : ce n’est pas aux petits porteurs4 de certaines banques pris dans la tourmente il y a quelques années que cela doit être démontré…
La rémunération du capital investi (maximum 6% dit New B, de 0 à 6 donc) sera limitée afin de ne pas alourdir le « plan
de vol »... À l’UC, les ristournes de fin d’année payées aux coopératrices n’ont jamais dépassé les 3% dans les meilleures
années. Elles ont le plus souvent plafonné à 2% avant d’être supprimées dans les dernières années de (sur)vie de l’UC.
1
Et lecteur assidu auprès de la bibliothèque de l’IHOES !
Henri Goldman, Politique, mai-juin 2013, n°80, p 3.
3
Créée en mai 1918 pour une durée de trente ans, six mois avant la fin de la Première Guerre mondiale, elle fusionne nonante sociétés coopératives existantes de la province de Liège. L’objectif est d’être plus efficace dans la distribution alimentaire – dont le pain – et de biens de consommation courants. Sa durée de vie s’échelonne sur plus de soixante ans : elle a prolongé deux fois son existence – 1948 et 1978 – avant de devenir
une société coopérative en « restructuration des activités commerciales » au début des années 1980. Elle a alors pour objectif unique, avec un personnel très réduit, de vendre ses actifs – immeubles – pour rembourser les nombreuses dettes contractées et lever une à une les hypothèques.
4
La langue française rend la gestion du masculin/féminin incommode : l’auteur a choisi de varier le genre.
2
1
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
Source : New B (formation des ambassadeurs).
Je me suis servi d’une synthèse graphique extraite de la campagne médiatique extrêmement forte mise en place par la
coopérative New B plutôt que d’aborder ses douze valeurs fondatrices de façon analytique (cette démarche a été entreprise et figure sur mon site5).
Les valeurs mises en avant par la coopérative New B sont médiatisées de façon plus analytique dans un dépliant publicitaire au printemps 2013 et dans Imagine - Demain le monde n° 97, mai-juin 2013, p. 26.
J’ai voulu confronter ces valeurs regroupées en quatre grands thèmes synthétiques à l’histoire d’une coopérative de production et de consommation, l’Union Coopérative de Liège. J’en dépouille depuis plus de trois ans les archives détenues
par l’IHOES7, à raison de deux ou trois heures par semaine.
PREMIÈRE VALEUR SYNTHÉTIQUE : LA PARTICIPATION
Trois valeurs ont été rassemblées par New B sous le vocable « participation » : l’insertion sociale, la participation proprement dite au fonctionnement de la coopérative et l’inclusion (services bancaires pour tous).
L’INSERTION SOCIALE
New B compte, début juillet 2013, 101 associations et quelque 43 300 coopérateurs sur 11 076 847 habitants en
Belgique8. Cela représente 3,9 ‰ de l’ensemble de la population belge. L’adhésion est remarquable, mais il ne faut pas
rêver non plus.
HISTOIRE :
La fluctuation du nombre de coopérateurs est une constante dans la vie de l’Union coopérative (UC). Le comité directeur
s’en inquiète quand le nombre chute, il suit ces données avec précision en essayant de déterminer l’un ou l’autre malaise
caché. Des analyses fines (pour l’époque) sont présentées, permettant éventuellement d’inverser des chutes dans certaines régions, etc. Des comparaisons sont aussi faites avec d’autres coopératives de consommation et de production.
Dès la fin des années de la Seconde Guerre mondiale, l’âge moyen des coopératrices augmente, à mesure que celles-ci
vieillissent. La plupart des enfants de coopérateurs ne le deviennent pas.
5
http://tinyurl.com/nullepart1363.
http://tinyurl.com/imaginemag111.
7
http://www.ihoes.be.
8
http://tinyurl.com/pdata23.
6
2
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
Graphique 1 : Nombre de coopérateurs à l’Union coopérative entre 1919 et 1965
Une seconde notion est le taux de pénétration des magasins traditionnels de l’Union coopérative par rapport aux autres
commerces de détail durant la Deuxième Guerre mondiale.
La direction sociale de l’Union coopérative entreprend en pleine guerre de rendre visite à un certain nombre de comités locaux. Les notations qui apparaissent ne sont pas systématiques; la sélection se concentre sur 25 communes pour
lesquelles les relevés sont complets.
C’est la seule fois entre 1938 et 1982 que des calculs aussi précis sont mentionnés dans les procès-verbaux des comités
directeur et exécutif.
Le tableau 1 page suivante permet de constater la force de l’Union coopérative pour vendre à la population des marchandises rationnées de première nécessité dans cette époque troublée : en effet, la moyenne sur ces 25 communes,
comptant 65 082 habitants, est de 30,1%. Septante ans plus tard, on l’a vu, New B a rassemblé 3,9‰ de la population
belge sur son projet.
Les deux situations ne sont pas tout à fait comparables puisque ces données concernent des zones géographiques différentes (le pays ou une région ciblée) et des contextes différents (en temps de guerre et en temps de crise).
La PARTICIPATION des clients coopérateurs, qui occuperont le siège du conducteur lors des assemblées générales
La démocratie coopérative devra jouer à plein au sein de la banque coopérative à venir pour que chacun ait plus que
l’impression nominale d’être consulté une fois par an dans des votes cadenassés par le conseil d’administration, le
comité de gestion, voire même dans le pire des cas l’administrateur-général s’il se révèle être un autocrate, comme c’est
le cas dans trop de coopératives, ceci au nom de l’efficacité de gestion...
L’expression siège du conducteur dans l’intitulé de la valeur est une forme d’esbroufe marketing; c’est une faiblesse.
L’intention exprimée de s’atteler à la définition d’une plateforme sociale est de nature à garnir cette formule un peu
creuse de contenus précis.
HISTOIRE :
Le concept de démocratie coopérative fait l’objet de prises de position récurrentes dans les comptes-rendus du Conseil
d’Administration (CA) de l’UC. Le CA déplore en effet que celle-ci survive difficilement, voire pas du tout, au fur et à
mesure que sa taille croît. Un rapport de J. Namotte (bourgmestre de Herstal, membre du bureau du CA) en 1966 est
honnête et éclairant à cet égard. Cette discussion reprend de plus belle en 1973-1974. En 1974, un congrès de la
Fédération belge des coopératives (FEBECOOP) y est même entièrement consacré.
Voici une tentative de synthèse définitoire de la notion « démocratie coopérative » en peu de mots :
• un magasin traditionnel s’ouvre – la plupart avant la Deuxième Guerre mondiale –, un comité local (de
sept à une vingtaine de membres coopérateurs) épaule la gérante dans ses tâches et discute de tout ce qui
a trait à son magasin.
• Les comités locaux, après avoir eux-mêmes voté chacun en leur sein, se rassemblent une fois l’an en assemblées circonscriptionnaires pour voter le bilan financier.
• Il existe encore une assemblée générale de délégués et une assemblée du personnel, qui deviendra, après la
Deuxième Guerre, le conseil d’entreprise.
• Les membres du CA sont désignés par les régions (circonscriptions) en fonction de leur poids dans le chiffre d’affaires de la coopérative. Leur nombre est proportionnel au nombre de coopérateurs dans la région
concernée.
• Le comité directeur émane du CA et lui rend compte. C’est le véritable lieu de pouvoir. Une fois nommé,
un directeur l’est jusqu’à sa pension.
• Sur papier, la chaîne de délégation de pouvoir est bien claire.
3
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
Un second concept découle de celui de démocratie coopérative : « l’association coopérative ». Elle est définie
comme « l’ensemble des activités non-commerciales d’une coopérative qui animent, en principe, la communauté des sociétaires et la rattache à la coopérative9. » Une direction sociale en est chargée. Elle reste même
active pendant la Deuxième Guerre mondiale, alors que les coopératives sont mises sous tutelle par un administrateur-commissaire allemand, dont elles doivent financer les frais de fonctionnement par ailleurs !
Les statuts de l’UC révisés en 1963 stipulent en leur article 41 que « l’assemblée générale est constituée par les
délégués des sections, désignés à raison de un par 100 membres ou fractions de 100 membres. »
Tableau 1 : population inscrite à l’UC.
9
37e congrès du mouvement coopératif socialiste belge (1974), La démocratie coopérative devant la mutation des entreprises, Bruxelles, Febecoop, 41 p.
4
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
À titre d’exemple, une des activités non-commerciales de l’UC fut la fédération des guildes de coopératrices. En un temps où
les femmes n’avaient pas encore le droit de vote10, cette fédération était une forme d’émancipation. La guilde fut souvent chargée de réunir, de « dynamiser » les femmes des coopérateurs. Elle prit aussi en charge l’animation dans certains magasins sous forme de démonstrations d’appareils, de campagnes de recrutement, etc.
La plateforme sociale envisagée par New B est de bon augure pour assurer une certaine fluidité dans la circulation des
informations entre les coopérateurs et les décideurs. Ces derniers peuvent en effet prendre des décisions de gestion
parce que les assemblées générales annuelles leur ont donné délégation. Nous attendrons de connaître le contenu qui
lui sera donné sur papier.
L’INCLUSION via l’accès aux services bancaires pour tous
Y aura-t-il des frais mensuels ou annuels à payer à la banque pour bénéficier de ses services bancaires ?
Quelles conditions mettront les banques traditionnelles pour offrir l’accès au réseau Bancontact ? Visa ? Mastercard ?
Il suffit apparemment d’être déclaré « banque » par la Banque Nationale de Belgique. Les peaux de banane glissées sous
les pieds de la jeune collègue devront sans doute être évitées !
Comme le rappelle aussi Henri Goldman dans son éditorial (voir note 1), les coopératives de consommation et de production sont nées dans le dernier tiers du XIXe siècle du souhait des ouvriers de se libérer entre autres de l’obligation
d’acheter dans des magasins patronaux pour pouvoir toucher toute leur paie. New B offre la possibilité de se libérer
d’une forme d’asservissement aux grandes banques internationales.
Le libellé de cette valeur semble viser le service bancaire universel, ce qui est une bonne intention. Elle doit faire partie
des préoccupations de certaines associations coopératrices. Comment organiser la solidarité entre coopérateurs pour
que les plus démunis d’entre eux puissent bénéficier de services gratuits, financés par la contribution des autres ?
DEUXIÈME VALEUR SYNTHÉTIQUE : LA TRANSPARENCE
La transparence et la simplicité sont deux valeurs susceptibles de rencontrer l’adhésion des coopérateurs de New B.
La TRANSPARENCE dans les activités de la banque
Ce terme emprunté à l’industrie du verre... a été longtemps omis par le système bancaire traditionnel. Même Triodos,
Société Anonyme de droit néerlandais, a ce défaut de transparence quant à son actionnariat, notamment.
Quand plus de quarante ou cinquante mille coopérateurs sont concernés, il est hors de question de les réunir une fois
l’an pour s’estimer satisfaits. Lors de l’assemblée du 6 juillet 2013, seuls 1 100 coopérateurs sur 43 300 étaient présents
(2,5 % de coopérateurs présents) Il faudra observer les moyens mis en place. Comment cette transparence sera-t-elle
assurée ?
HISTOIRE :
La lisibilité de l’organigramme de l’UC était assez mauvaise, vue d’en bas, pour les magasins traditionnels et les comités locaux. Ils ne savaient tout simplement pas à qui s’adresser quand ils rencontraient un problème de livraison, de fraîcheur, etc. C’est la raison pour laquelle, entre deux passages de l’inspecteur des magasins, ce genre de problèmes
remontait souvent au Conseil d’Administration alors qu’ils auraient pu être traités en d’autres lieux.
La SIMPLICITÉ en proposant aux clients des produits et services simples à comprendre
La méfiance du citoyen vis-à-vis du système bancaire classique invite à cette simplicité.
Ici la lisibilité textuelle sera aussi en jeu. Il entre dans l’intention de la coopérative de créer un comité de lecture. Un
engagement écrit à le mettre en place si la banque est créée serait indispensable : il pourrait faire partie du règlement
d’ordre intérieur par exemple. La chasse aux petits caractères qu’on ne lit jamais dans les conditions générales de vente
ou d’adhésion rentre bien dans cette valeur. Il conviendrait de limiter en nombre, en exceptions et/ou en exclusions de
tous ordres la portée des clauses générales.
Le plus important sera de présenter aux épargnants des produits lisibles dont le risque est précisé quant à la certitude
ou non de retrouver son capital de départ et aux taux d’intérêt annuels pratiqués. Pourront-ils diverger beaucoup de
ceux des banques classiques ? L’obligation légale d’établir un profil d’investisseur guidera l’offre de placements.
10
Ni le droit de poser des actes administratifs sans l’assistance et l’autorisation du mari. Dans un acte notarié de 1930, figure la mention « Madame…,
épouse assistée et autorisée de Monsieur … ».
5
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
HISTOIRE :
Rester simple c’est aussi rester petit, à taille humaine. L’UC avait atteint une taille trop grande, surtout après la création de Coop-Sud au milieu des années 1970 pour regrouper quatre coopératives socialistes wallonnes11, une neutre12 et
l’UC sous même bannière. Il semble essentiel de rester à taille humaine, sinon :
•
•
•
les assemblées générales de coopérateurs deviennent d’inutiles chambres d’entérinement de décisions prises ailleurs et la
démocratie coopérative n’existe plus. Jusqu’à cinq ans avant la débâcle, l’UC s’est penchée sur les manières (théoriques)
de faire vivre cette démocratie coopérative ;
les frais de personnel, ses revendications, légitimes souvent, dépassent la charge admissible; dans les comptes-rendus du
comité directeur apparaissent ça et là des références à ces frais de personnel qui augmentent de façon exponentielle;
l’intendance, la logistique13 deviennent tellement complexes qu’ils prennent le pas sur l’idée de coopération : renouveler le
parc automobile, assurer son entretien, mieux organiser le dépôt centralisé à Liège-Droixhe, maîtriser les coûts salariaux,
mettre à disposition de nouveaux bureaux pour réunir les services administratifs en un seul endroit, impliquant achats, frais
d’aménagements, etc.
HISTOIRE :
L’administrateur-général de l’UC, quel qu’il soit, produisait chaque année une plaquette de plusieurs dizaines de pages
vulgarisant bien le bilan de l’année écoulée, pour les coopérateurs qui faisaient l’effort d’assister aux assemblées générales. Il donnait des explications détaillées sur certains chiffres et sur certaines décisions prises. La lisibilité était recherchée et atteinte à ce niveau.
TROISIÈME VALEUR SYNTHÉTIQUE : L’ÉCONOMIE RÉELLE
Dans le domaine bancaire, nous sommes tous devenus des chats ; nous craignons l’eau froide. La sécurité, l’innovation
et la proximité sont-elles des valeurs susceptibles d’emporter notre adhésion à cette banque potentielle à créer ?
La SÉCURITÉ à travers des investissements dans l’économie réelle, en Belgique essentiellement
Il faudra dire le pourcentage d’investissements relocalisés; il n’est pas gênant d’investir dans le développement du sud,
bien dans une multinationale américaine, chinoise ou anglo-indienne de l’acier!
Le mot « réel » dans l’expression « l’économie réelle » doit être précisé. Il s’oppose à virtuel. Il sera par exemple indispensable d’être coopérateur (à 20 €) pour pouvoir bénéficier d’un prêt. Il faut qu’être client soit un engagement, pour tous
les clients aussi bien pour ceux qui y (dé)placeront leur épargne et/ou pour ceux qui bénéficieront de prêts.
Une information claire sur les crédits-ponts, crédits de soudure etc. : pourront-ils donner lieu à octroi de prêts ? Les
franchisés, qui ont des frais de franchisage, seront-ils traités de la même manière que les indépendants ? Cette pratique
semble courante dans le monde de la culture. New B devrait aussi prendre position. S’agit-il d’économie réelle ? La
banque devra clairement marquer ses choix.
HISTOIRE :
« En 1920 Le COMPTOIR DE DÉPÔTS ET DE PRÊTS récolte et centralise les fonds des petites caisses d’épargne locales.
La BANQUE BELGE DU TRAVAIL s’occupait des services financiers.
•
•
•
•
•
En 1930, LE COMPTOIR a 200 millions en caisse : il effectue des placements massifs auprès des banques et des agents de
change alors que l’article 4 de ses statuts interdisait toutes les opérations de pure spéculation.
Fin 1930, pertes de plus de 18 millions qui résultent de la spéculation financière et de la crise boursière.
1931 : le comptoir est repris par la BBT.
1934 LA BBT s’effondre à son tour, avec de nombreuses banques belges.
Elle est remplacée en 1935 par COOP DÉPÔTS qui a pour objet de surveiller et de contrôler la gestion tant des fonds
d’épargne que la trésorerie des petites caisses locales.14
Ce point d’histoire concernant la BBT montre l’importance de l’éthique qui doit animer une coopérative financière. La
sécurité, comme valeur fondatrice, devrait à elle seule justifier la création d’un Collège transversal d’éthique. J’y reviendrai en conclusion.
11
L’Union des coopérateurs de Charleroi (ayant déjà fusionné avec La Maison du Peuple de Bruxelles) ; Le Progrès de Jolimont ; l’Union des coopérateurs borains à Pâturages et Les magasins généraux de Philippeville.
12
La coopérative neutre de Tournai pour ses pharmacies.
13
Création du poste « inspecteur des tournées » : « devant la diminution de certaines tournées et le manque de qualification de certains livreurs,
cet inspecteur serait affecté à la boulangerie de Seraing et aurait pour mission d’organiser et de surveiller les différentes tournées. » (liasse 1973)
14
Mémoire Ancion Guy, Université sc et techn Lille I, UER sc éco et soc, DEA Rationalisation des choix de politique économique, 1980, 158. Fonds
IHOES.
6
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
L’INNOVATION en favorisant des solutions originales pour le développement d’une économie sociale et écologique
Un « think tank » interne à la banque devrait être mis sur pied, comme les bureaux d’études des grands syndicats, étopia, l’I.E.V., il permettrait de réfléchir à l’innovation permanente à l’invitation de la direction.
Chaque solution originale, novatrice, innovante devra être mise au point et détaillée pour en arriver à disposer d’une
palette d’outils adaptables à chaque situation.
Il sera difficile pour New B de naviguer sur le long terme sans un CA qui est lui-même animé par la pensée divergente
tout en restant dans les balises « raisonnables » pour le monde de la finance du système capitaliste. Celui-ci ne manquera pas de mener la vie dure à la petite dernière.
Sur quoi l’innovation portera-t-elle ? Les produits financiers ? Les types de prêts ? Les taux offerts ?
J’ai entendu citer un exemple de conditions qui pourraient être moins arbitraires pour l’octroi d’un prêt hypothécaire.
La mise sur papier de ces innovations devra avoir lieu, comme de tous les engagements verbaux entendus.
HISTOIRE :
Les administrateurs de l’UC ont tendance à ne pas rassembler sur leur tête les compétences utiles à une surveillance professionnelle de la gestion financière et administrative d’une grande entreprise. Personnes méritantes, mais souvent
âgées, sans aucune autre expérience que celle de consommateur militant dans sa commune. Ce siège au CA représente
une forme de reconnaissance. Il faudra le milieu des années 1970 (et la fusion au sein de Coop-Sud) pour que l’administrateur-général de l’UC (Joseph Polet) constate que les règles d’éligibilité pour les administrateurs vont devoir être
modifiées.15
« M Barchy, président du CA, se rend bien compte de ce que les problèmes actuels dépassent sensiblement le
CA et que celui-ci ne peut qu’entériner les décisions prises par la direction. »16
On attend d’eux de la clairvoyance, une bonne connaissance du terrain, à la fois bancaire et sociétal, une capacité à
anticiper sur le futur, de faire preuve de prudence, voire de sagesse… et certainement pas d’avoir le regard tourné vers
le passé.
Un second exemple d’innovation mise en place par l’UC concerne l’introduction de caisses enregistreuses. Au sortir de
la Deuxième Guerre, elles sont mises en place dans le grand magasin de la place Saint-Lambert. Elles permettent de simplifier drastiquement les procédures comptables et de raccourcir le temps de la transaction commerciale pour le client.
La vente est désormais entièrement confiée à la vendeuse, de préférence au binôme précédent vendeuse/caissière, qui
doublait le temps d’attente. La « paperasse » comptable est également réduite.
La PROXIMITÉ avec les clients
NEW B a pour objectif d’offrir tous les services de base d’une banque ordinaire auxquels le particulier peut prétendre :
les opérations sur les comptes courants et d’épargne. Les retraits d’argent dans les distributeurs Mistercash et
Bancontact ainsi que toutes les formes de crédit.
La proximité laisse planer un doute quant au sens à lui attribuer. Le sens commun, ne pas être éloigné de, vient à l’esprit. Le
sens plus pointu peut aussi faire référence à des produits qui répondent aux besoins quotidiens des coopératrices et des
coopérateurs.
Dans les grandes banques classiques, l’automatisation des transactions a peut-être été néfaste au maintien d’une
confiance minimale dans l’institution provoquée par la dilution du lien social faible existant entre le banquier et le
client. D’où cette méfiance consensuelle qui laisse « traîner » 240 milliards d’euros sur les comptes d’épargne des Belges.
Les machines ont remplacé les guichets pour la plupart des opérations courantes, avec les risques de « largage » d’une
frange non négligeable de la population. Cela semble être une évolution peu susceptible de marche arrière.
Ne serait-il pas possible qu’en cas de problème, un épargnant voit son cas traité toujours par la même personne ? Il
convient d’éviter les call centers tenus par des employés n’appartenant pas à New B (et n’en partageant pas forcément
les valeurs).
15
« Étant donné la modification de la structure de la société, consécutive à la fermeture de nombreux sièges, le moment va venir de réexaminer la
composition du CA. De plus en plus, les administrateurs devront être les représentants de la société plutôt que de la région. Il serait cependant
normal de faire place à des camarades représentant les régions de jolimont et Pâturages. » J. Polet, adm.-gén.- CA 23 2 74.
16
Liasse 1974, CA du 23 février 1974.
7
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
HISTOIRE :
Jadis, la proximité était physique (plus de 340 magasins au meilleur de l’UC). Maintenant, elle serait virtuelle, autrement dit via Internet, comme l’est la coopérative ardente17... Le monde change. En mieux ?
QUATRIÈME VALEUR SYNTHÉTIQUE : LA SOBRIÉTÉ
L’éthique de la sobriété est un concept à creuser. Il provient probablement de Pierre Rabhi qui a écrit un ouvrage Vers la
sobriété heureuse aux éditions Actes Sud. Il semble proche de la décroissance. Ce serait trop radical pour une coopérative
qui se crée, mais en tout cas il conviendrait de préciser les critères de la sobriété sur une série de sujets : voitures de fonction, frais de représentation, frais d’adhésion à divers organismes, etc.
La SOBRIÉTÉ dans la gestion économique
Derrière cela se cache probablement l’absence de siège central rutilant de marbres rares mais aussi d’agences locales,
comme c’est déjà le cas pour Triodos. Les associations coopératrices ont des bureaux, qui pourraient accueillir des
« banquiers mobiles ». Il existe encore 21% de personnes qui ne possèdent pas Internet à domicile. Elles sont même 23 %
en Région wallonne en 201118.
Combien de personnes seront salariées directement par New B ? Dans quelles fonctions ? Et quel organigramme ? La
tension salariale sera de 1 à 5. À nouveau, une concrétisation de cet engagement aura dû avoir lieu par écrit.
Les coûts inévitables engendrés par la structure bancaire seront budgétés tandis que le recours à l’externalisation devrait
faire l’objet de choix limités et judicieux.
HISTOIRE :
L’UC avait elle aussi progressivement externalisé un grand nombre de fonctions qu’elle assumait d’abord en interne :
Cinq exemples illustreront mon propos, il y en a d’autres :
1. la gestion directe des Maisons du Peuple – l’UC est très souvent propriétaire des bâtiments – est progressivement cédée à la brasserie Wielemans qui y place un cafetier, quand les bâtiments ne sont pas simplement vendus;
2. les ateliers de boucherie-charcuterie ferment au milieu des années 1960 pour cause de vétusté et de difficultés de transport vers un maillage dense de petits magasins qui ne passent que de petites commandes; le repreneur rencontrera les mêmes problèmes ;
3. les ventes directes du charbon ont lieu jusqu’en 1967, Le portefeuille de clients de l’UC est alors cédé à un
vendeur privé;
4. le conditionnement et l’emballage des fruits et légumes (1969);
5. le soutirage des vins (1969).
Toutes ces mesures visaient à réduire les frais de fonctionnement de l’UC. Une fuite en avant perdue d’avance face au
capitalisme de consommation qui s’était mis en place avec les « Grandes Surfaces ». Plus le temps passe, plus ces
mesures sont draconiennes, allant jusqu’à toucher à l’essentiel : non renouvellement des peintures intérieures, mise en
place au compte-gouttes dans les magasins traditionnels de comptoirs réfrigérés, de présentoirs à fruits et légumes. Au
final, les coopérateurs sont moins bien servis. Le temps (dans les années 1950-1960) n’était plus à la sobriété. L’UC a
raté le tournant du libre-service mis en place par Delhaize dès 1957. Faire revenir des clients qui se sont éloignés semble être peine perdue.
Conclusion générale
Dans son dernier ouvrage, Plaidoyer pour l’altruisme, Matthieu Ricard consacre un chapitre aux « vertus de la coopération ».19 Il y souligne qu’il « est préférable, pour soi comme pour les autres, de se faire mutuellement confiance et de
coopérer plutôt que de faire cavalier seul. »
Même s’il déplore qu’il y ait « toujours des gens foncièrement égoïstes… Malheureusement […] ils peuvent constituer
une oligarchie très puissante. »20
17
http://www.lacooperativeardente.be.
http://www.luttepauvrete.be/chiffres_fosse_numerique.htm.
19
M. Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme: la force de la bienveillance, Éditions Nil, 2013, p. 587.
20
M. Ricard, Op. cit., p. 589.
18
8
: NEW B : valeurs d’aujourd’hui face à l’Histoire (...)
« Le succès des entreprises repose moins sur des génies aux mille talents que sur la coopération fructueuse des personnes
qui ont de bonnes raisons de se faire confiance. »21
La confiance est ce qui reliait les coopératrices, au sein de l’Union coopérative qui rassemblait des milliers d’ouvriers
considérant, à l’origine, « la coopérative » comme un moyen d’émancipation22 économique et sociale, au même titre
que les mutuelles et les caisses de pensions.
Face à l’internationalisation bancaire et au manque « de prise » que nous avons encore en tant que simples détenteurs
d’un compte, New B, cette banque coopérative en devenir, pourrait également constituer une réponse d’émancipation
sur un territoire précis (Belgique-Luxembourg).
« Selon l’Alliance coopérative internationale23, une ONG qui regroupe des coopératives du monde entier, une coopérative est « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et leurs
besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le
pouvoir est exercé démocratiquement. »24
En rédigeant cet article, j’ai essayé de montrer de façon synthétique comment un fonds d’histoire sociale très étendu
peut livrer quelques enseignements susceptibles d’alimenter la réflexion et la créativité de coopératrices associées au
sein d’une banque coopérative, ainsi que celles de leurs dirigeants. Il s’agit à la fois de déceler des pratiques vertueuses
mais aussi de souligner une série d’erreurs commises par le passé. L’histoire n’éclairerait-elle pas un peu le présent en
livrant quelques-uns de ses enseignements ?
21
M. Ricard, Op. cit., p. 591.
Matthieu Ricard cite l’Organisation Internationale du Travail : « Les coopératives ont un rôle d’émancipation en permettant aux couches les plus
pauvres de la population de participer aux progrès économiques. Elles offrent des possibilités d’emploi à ceux qui ont des compétences, mais peu
ou pas de capital, et organisent la solidarité et l’assistance mutuelle au sein des communautés. » (591)
23
http://ica.coop/en.
24
Les mots soulignés sont de mon fait. M. Ricard, Op. cit., p. 591.
22
9
ANALYSE DE L’IHOES N°120
Apprendre à pouvoir avec de futurs
enseignants en sciences humaines (1/2)
Une classe coopérative verticale dans l’enseignement supérieur
pédagogique (pédagogie institutionnelle – techniques Freinet)1
Par Michel Thiry
epuis deux décennies2 s’est installée une crise de confiance en l’école et en ses capacités de préparer les
hommes et les femmes de demain. Face à cette crise, la peur est souvent mauvaise conseillère. Elle conduit vers
plus de contrôle. On a tendance à tout préciser, tout prévoir, tout codifier pour se rassurer. Par ailleurs, l’école
emprunte insensiblement les habits du monde de l’entreprise. Les fusions d’écoles, les économies d’échelle, le service
comm’, le management des équipes éducatives, la cotation des écoles, la capitalisation de crédits - entendez la réussite
par les étudiants d’un certain nombre d’heures de cours - tout ce vocabulaire n’est pas anodin. La compétitivité, la
sélection, la conquête de parts de marché (les élèves) sont bien le lot de nombreuses écoles supérieures et secondaires.
Et pour ceux qui rêvent d’une école où l’on forme des êtres humains et où l’on est convaincu qu’on est tous capable
d’apprendre et de progresser, un désir de profonds changements se fait sentir. En tant que formateur d’enseignants, il
est contradictoire de dire comment changer l’école sans le faire soi-même. En tant que formateur de citoyens, il est
contradictoire d’enseigner la démocratie dans un système hiérarchisé et autoritaire. C’est pourquoi un groupe d’enseignants a décidé de modifier en profondeur ses méthodes et son cadre de travail.
D
Depuis dix ans déjà, notre système de formation destiné aux étudiants bacheliers en sciences humaines à l’HELMo3 fonctionne en classe coopérative verticale. Ce système, appelé « Tenter Plus », tire ses fondements de la pédagogie institutionnelle et des techniques développées par Freinet. Je vais tenter d’en préciser les fondements et leurs réalisations
concrètes.
1
Ce premier article se concentrera sur les apports de Célestin Freinet dans notre système de formation. Un second article abordera les principes
de la pédagogie institutionnelle développée par Fernand Oury et Aïda Vasquez.
2
Ce point mériterait d’être développé ailleurs : des changements profonds comme les accords de Bologne, l’arrivée d’Internet et le bouleversement
des connaissances, l’échec des grèves de l’enseignement ont sans doute pesé dans la balance. Le chômage des jeunes, les enquêtes PISA ou la
« baisse de niveau dans la maîtrise du français » sont souvent épinglés comme des preuves de l’incapacité de l’école à former les jeunes.
3
Le Bac Sciences humaines, anciennement Régendat Sciences humaines, forme des étudiants qui se dirigent principalement dans le secondaire
général inférieur, mais ils sont également habilités à donner cours dans le secondaire supérieur en technique et professionnel. Ils donnent les cours
d’étude du milieu (cours interdisciplinaire en 1ère et 2e année dans l’enseignement libre), d’histoire, de géographie, de sciences sociales et de
sciences humaines.
4
Le texte libre : « Il s’agit d’inciter les enfants à écrire le plus possible sur les sujets qui leur plaisent, réels ou imaginaires, dans des registres divers
(reportages, récits, contes, poèmes, essais, etc.). C’est une écriture libre dans le temps (il n’est pas fixé à l’horaire), dans le contenu (mais tout
n’est pas publiable), dans l’orthographe (corrigée a posteriori). De façon régulière (Freinet souhaitait que ce soit quotidien), des enfants présentent leurs textes préférés. Cette mise en commun est importante pour la socialisation de l’expression libre ; on ne se limite pas au journal intime
qui a d’autres motivations, ni à la lecture par l’enseignant qui est généralement le seul lecteur des exercices de rédaction. Un choix est opéré collectivement sur les textes qui seront publiés dans le journal. Les textes non choisis peuvent être échangés avec les correspondants et/ou mis au net
dans le recueil personnel de l’enfant. Cette pratique s’est largement répandue mais s’est parfois dévoyée. Il ne s’agit pas d’un exercice scolaire dont
on se contente de supprimer le sujet (on a même vu proposer des thèmes, ce qui ramène à la rédaction traditionnelle). » Bibliothèque québécoise
de Pédagogie Freinet, http://bqpf.info/, consulté le 9 septembre 2013.
1
: Apprendre à pouvoir avec de futurs enseignants en sciences humaines (1/2)
Célestin Freinet et la dimension politique de sa pédagogie
L’image d’Épinal véhiculée sur cet instituteur français voudrait que, une blessure de guerre l’empêchant de parler longuement, Célestin Freinet recourut davantage aux apports des élèves. Ceux-ci apportaient des choses en classe, ils
racontaient, ils posaient des questions. De ces apports virent entre autres le jour le « texte libre »4 ainsi que les « sorties-enquêtes »5. L’après-midi, Freinet et sa classe sortaient à la découverte de la nature, des artisans du village, etc.
Henri Landroit, du mouvement Freinet d’éducation populaire, replace bien cette anecdote à sa juste place quand il met
en avant l’appartenance de Freinet au syndicalisme révolutionnaire et au mouvement des instituteurs communistes
français. Le journal pédagogique qu’il imprime dès 1932 avec les premiers coopérateurs s’appelle L’Éducateur prolétarien.
Après la Première Guerre mondiale, ce mouvement d’extrême gauche prône des pratiques pédagogiques avec une orientation politique claire : éduquer l’enfant autrement pour changer la société. Ils partent du principe que les élèves, et plus
particulièrement ceux issus des classes populaires, subissent le système traditionnel de l’enseignement parce que le maître et le savoir sont inatteignables et infaillibles. Ce rapport au maître et au savoir conduit à l’aliénation, c’est-à-dire à
la dépossession de l’individu de ses forces au profit d’un autre. C’est donc dans un projet d’émancipation que Freinet
prône la recherche, la rencontre du réel, la construction du savoir. Il entend redonner du pouvoir aux futurs hommes et
femmes. Il est donc faux de croire que les techniques Freinet sont juste bonnes pour les enfants. Le conseil et l’imprimerie, par exemple, sont des instruments fondamentaux de l’action politique de chaque individu. La presse clandestine de
la résistance durant la guerre en est l’exemple le plus évident. C’est tout sauf un jeu et une perte de temps.
Dans les actuels projets pédagogiques6 des écoles Freinet en Fédération Wallonie-Bruxelles, la dimension politique du
syndicalisme révolutionnaire a disparu. Certaines de ces écoles qui recrutent pour une large part des populations aisées
seraient même contraires aux desseins premiers d’éducation prolétarienne des instituteurs communistes français. Il
serait intéressant de comprendre pourquoi cette dimension s’efface au cours du temps. Était-elle présente au moment
de l’implantation de la pédagogie Freinet en Belgique ? Plusieurs pistes de réflexion sont à creuser. D’abord, le syndicalisme révolutionnaire n’a jamais connu en Belgique le même développement qu’en France7. Dès 1920, le Syndicat
National des Instituteurs, affilié à la CGT8 en 1925, est la principale organisation syndicale des enseignants du primaire
en France. En Belgique, l’organisation syndicale se développe davantage autour du Parti Ouvrier Belge puis, dans un
second temps, des chrétiens démocrates. Le syndicalisme révolutionnaire qui prône l’autonomie par rapport aux partis
et le refus de la concertation trouve très peu d’écho, d’autant que la guerre des réseaux de l’enseignement force presque
les enseignants à adhérer au syndicat majoritaire dans leur réseau.
De plus, à partir de 1944, dans le contexte de guerre froide, les idées du syndicalisme révolutionnaire ne sont plus en
odeur de sainteté. Dans Du rouge au tricolore, José Gotovitch explique bien que, dans l’immédiat après-guerre, les mouvements résistants principalement communistes ont fait l’objet de poursuites et de politique de désarmement de la part
du gouvernement. Des campagnes de diabolisation se multiplient à l’encontre du parti communiste belge et la propagande anticommuniste est particulièrement virulente, si bien que Hans Depraetere et Jenny Dierickx peuvent écrire dans
la conclusion de La Guerre Froide en Belgique : « En Belgique, la Guerre Froide prit fin vers 1952. […] Le Danger Rouge
était conjuré, il ne se répandrait pas sur l’Europe toute entière, tel un énorme poulpe.9 »
Enfin, une dernière piste pour expliquer l’effacement de la dimension politique de la pédagogie Freinet est le recul de
l’éducation politique dans l’enseignement. Elle s’enclenche dans les écoles avec l’affirmation de la neutralité qui prend
en partie ses racines dans le Pacte scolaire de 1959. Peut-être aussi qu’avec le rénové (1969), le discours pédagogique
officiel utilise certains termes chers au mouvement Freinet : liberté, coopération, individualisation, juste et égalitaire.
Aujourd’hui, les classes fonctionnant en pédagogie Freinet se revendiquent de Freinet, mais sûrement pas du syndicalisme révolutionnaire. Elles se gardent bien d’ailleurs de prendre des positions politiques vis-à-vis du monde extérieur,
comme le souligne Henry Landroit.
5
Sortie-enquête : « Ce sont des moyens d’observer en direct, de collecter dans leur milieu des éléments qui seront ensuite étudiés en classe, d’assister au travail des adultes, de prendre contact avec des monuments, des œuvres d’art. » Bibliothèque québécoise de Pédagogie Freinet,
http://bqpf.info/, consulté le 9 septembre 2013.
6
Voir par exemple : le projet pédagogique de l’école du Laveu (Liège) (http://www.ecoledulaveu.be/?page_id=613) ou celui de la Nouvelle Ecole
à St-Josse (Bruxelles) (http://aplanoeblog.blogspot.be/p/les-invariants-pedagogiques.html).
7
Pour plus d’info, voir : Mateo Alaluf, Syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire et renardisme, article publié en ligne le 19 juin 2006,
http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=153, consulté le 28 décembre 2013.
8
CGT : la Confédération Générale des Travailleurs est, avec Force Ouvrière, le principal syndicat communiste en France.
9
Hans Depraetere et Jenny Dierickx, La Guerre Froide en Belgique, La répression envers le PCB et le FI, Anvers, Éditions EPO, 1986, p. 247.
2
: Apprendre à pouvoir avec de futurs enseignants en sciences humaines (1/2)
Décider ensemble pour (ré)apprendre à pouvoir
Dans le système « Tenter Plus », nous cherchons à opérer une série de ruptures dans les représentations des étudiants
vis-à-vis de l’école, du savoir, de l’enseignement et de l’autorité. L’une des ruptures se situe en droite ligne du mouvement Freinet en ce sens qu’elle cherche à rendre du pouvoir à l’apprenant, que ce soit sur sa vie ou sur la société, en travaillant collectivement dans la coopération. Paolo Freire disait : « Personne ne se (trans)forme seul, personne ne
(trans)forme autrui, c’est ensemble qu’on se (trans)forme. » Ce principe est fondamental pour comprendre la façon de
travailler d’une classe coopérative verticale. L’enseignant doit renoncer à l’illusion qu’il peut enseigner. Il n’a pas le pouvoir de faire apprendre. Célestin Freinet le disait : « On ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif ». Du manque et de
la frustration naissent le désir. Dès lors, l’enseignant ne peut créer que les circonstances favorables à l’apprentissage. Et
comme chaque étudiant a ses propres manières d’apprendre et qu’il a ses propres sources de motivation, il est nécessaire d’entendre ses besoins, ses envies et ses projets.
Ainsi, lors d’une série de temps collectifs, nos étudiants prennent des responsabilités, des secrétariats, des présidences
qui permettent au groupe de gérer l’apprentissage, la production et le relationnel. Pour de futurs enseignants, ces
moments sont très formateurs. En effet, ils vivent des situations insatisfaisantes où le groupe se crispe, où certains cessent de produire parce qu’ils jugent qu’ils n’ont pas été entendus, ou encore où certains font juste ce qu’on leur a
demandé mais ne comprennent pas ce qu’ils font, ni pourquoi. Tous ces moments analysés ensemble sont transférables
dans leurs futures classes où Jérôme refuse de travailler, où Sandrine a recopié bêtement, où Arthur prend toute la place,
et où Yanis fait sans cesse le pitre. On aura beau enseigner à ces enfants-là, leur énergie est ailleurs.
En dehors des temps d’apprentissage, il existe aussi des temps de décision : le « Conseil de Tous », les « Conseils de
Classe » et l’« Assemblée générale des étudiants » (sans professeur)10. Ces temps de décision cherchent à créer un équilibre entre de « l’institué » et de « l’instituant » ; « l’institué » étant ce qui est organisé, prévu (notamment par les professeurs via le programme de formation qui fait office de constitution) et « l’instituant » correspondant à ce qui laisse
la place à la création, l’innovation, la contestation, la co-construction par les étudiants et les professeurs en cours d’année. Au Conseil de Tous, sorte d’assemblée parlementaire souveraine, étudiants comme professeurs prennent des décisions relatives à la formation : un professeur peut être interpellé quant à sa charge de cours ; on peut y ouvrir des commissions pour réfléchir à un problème et pour préparer un projet de loi à faire voter à la prochaine séance, etc. Le vote
est à la majorité simple des votants, sauf pour une modification du programme de formation (notre constitution), où
la majorité des 2/3 est requise. Dans les faits, tout est négociable sauf deux choses : la Loi de la Classe et les objectifs
d’apprentissage fixés dans le programme par les professeurs. La Loi de la Classe, inspirée de la pédagogie institutionnelle11, se fonde sur deux lois fondatrices non négociables, ni par les étudiants, ni par les professeurs. « Si c’est ensemble qu’on se forme, on a besoin des autres pour se former et les autres ont besoin de nous. Nous avons besoin pour
apprendre non seulement de la présence physique des autres, mais aussi et surtout de leur implication dans le travail,
comme les autres ont besoin de notre propre implication. Chaque absent manque aux autres. C’est cela qui justifie
l’obligation déclarée de participation effective aux activités et notre exigence à ce propos. Nous exigeons et exigerons
donc la coopération dans la formation. De là découle la première Loi de la classe : « ici, chacun est tenu de s’impliquer
dans le travail pour se (trans)former et pour contribuer à (trans)former les autres ». Cependant, personne ne peut exiger l’implication personnelle de personne. Car nul n’en a le droit ni la capacité : l’implication personnelle, l’usage de soi
pour soi et pour les autres n’est et ne peut être que le fait du sujet lui-même. La démarche de connaissance est, et restera toujours, une démarche de liberté. Cela exige donc de reconnaître que paradoxalement le devoir d’implication et
de travail doit obligatoirement s’accompagner du droit de librement s’engager ou non. Chacun est sujet de son histoire,
sujet libre de dire «oui» ou de dire «non» à notre exigence de participation, d’implication et de travail. Ceci induit la
deuxième Loi de la classe : « ici, nul ne peut être considéré comme objet, pas même objet de formation ; chacun est
sujet à part entière, chacun a donc le droit de s’engager ou de marquer son refus. » […] En résumé, chacun a le devoir
de dire «oui» et le droit de dire «non».12 » Les professeurs, responsables du système de formation et de la sécurité de
chacun, ont un droit de veto s’ils estiment qu’une décision du Conseil va à l’encontre de la Loi de la Classe ou de notre
constitution.
10
Pour avoir une idée plus concrète de ce qui se cache derrière ces termes, vous pouvez consulter le programme de formation Tenter Plus sur le site :
www.tenterplus.be.
11
« Des travaux d’ethnologues ont montré, dans de nombreuses civilisations, l’existence de trois lois fondatrices et non négociables, en deçà desquelles tout progrès de l’individu dans sa société et tout développement de la société elle-même sont impossibles. Ces trois lois sont l’obligation
de produire pour survivre, l’interdit de violence et l’interdit d’inceste. » Dans Edith Héveline et Bruno Robbes, Démarrer une classe en pédagogie institutionnelle, Paris, Éditions Hatier, 2000.
12
Extrait du programme de formation 2012-2013, « Tenter Plus » (http://www.tenterplus.be/programme-2012-2013/).
3
: Apprendre à pouvoir avec de futurs enseignants en sciences humaines (1/2)
Dans ces temps de décision, les apprentissages visés sont intimement liés à l’autonomie du sujet, à l’exercice de la démocratie, au refus de l’autorité pour l’autorité, au débat politique, aux stratégies de négociation, à l’exercice du pouvoir (à
ses limites et à ses dérives), aux systèmes de décisions et à leurs biais13. Se réunir en conseil permet de vivre puis d’analyser des situations insatisfaisantes et de prendre la mesure entre l’idéal démocratique et l’exercice de la démocratie. Par
exemple, les étudiants éprouvent les frustrations des débats qui n’aboutissent à aucune décision, de la majorité qui
dicte la norme à la minorité, la nécessité de clarifier le terme d’une loi pour ne pas subir des effets pervers, des dérives
formalistes, légalistes ou démagogiques. Ils apprennent également à prendre confiance dans leur jugement : un professeur ou quelqu’un qui crie fort n’a pas automatiquement raison. Tous ces apprentissages sont primordiaux pour un
enseignant car il est appelé à être un acteur social dans sa classe, dans son école et dans la société. Cependant, nous
voulons plus. Au-delà des enseignants que nous formons, ce sont les élèves que nous cherchons à former autrement.
« Ne rien dire que nous n’ayons fait » disait Fernand Oury, fondateur de la Pédagogie institutionnelle. C’est aussi dans
les classes du primaire et du secondaire qu’il faut rendre du pouvoir et de l’autonomie aux élèves.
Le savoir n’est pas un objet immuable et sacré aux mains de spécialistes
Une autre des ruptures que nous voulons entamer avec nos étudiants est liée au rapport au savoir et à l’apprentissage.
Pour la majorité d’entre eux, nous sommes obligés de passer par une étape de déconstruction/reconstruction nécessaire
en raison de leur vécu scolaire. Le désir d’apprendre est mort chez certains. De prime abord, ils attendent que nous leur
donnions cours et leur énergie est focalisée sur la détection de ce que nous attendons d’eux dans l’optique de réussir.
En bon consommateurs, ils choisissent un compromis entre ce qui les divertit, ce qui ne coûte pas trop cher (en investissement et en effort) et ce qui ne leur nuira pas (les efforts consentis sont liés à la réussite des examens).
Ce qui déroute un étudiant qui entre dans le système Tenter Plus, c’est qu’il n’a pas dans son horaire des cours d’histoire, de géographie, de sciences sociales et de pédagogie. Il aura à s’investir au cours de l’année dans plusieurs projets
et/ou moments collectifs nommés : « Projet Collectif Vertical, Bawète, Conseil de Tous, Botroûle, Cocotte-minute,
Traces, Conseil de Classe, Tandem, Assemblée générale, Atelier socio, Projet NTIC »14, etc.
Je suis professeur d’histoire et je suis entre autres responsable d’un « Projet Collectif Vertical ». Il s’agit d’un temps qui
dure 80 heures de cours durant lesquelles des étudiants de 1ère, 2e et 3e construisent ensemble une séquence de cours15
à destination des professeurs d’étude du milieu du secondaire. Ces derniers viennent vivre, en fin de projet, une partie
de la séquence et critiquer la production des étudiants. Pour créer cette séquence, nous partons une semaine en voyage
pour étudier un milieu de vie (un quartier urbain ou un village). Durant cette semaine d’enquête, nous cherchons à
cibler les enjeux auxquels sont confrontés les hommes et les femmes qui y vivent. Le groupe, après ces observations,
construit sa question de recherche. Le fait que j’enquête avec eux favorise trois postures importantes pour l’enseignant :
personne ne connaît tout, le savoir se construit par rapport au réel et leur recherche a de la valeur (je n’ai pas un cours
tout fait qui les attend en rentrant, ce qui induirait que je les laisse jouer avant d’ouvrir le robinet du savoir).
Autre rupture fondamentale, je suis professeur d’histoire et pourtant dans le projet, je fais aussi de la géographie, de la
sociologie et de la pédagogie. Le projet est divisé en « séances de pilotage » où le groupe décide des orientations du projet et fait avancer la production et en « séances d’éclairage » où, sur base de nos demandes, le professeur de sciences
sociales, d’histoire, de géographie ou de pédagogie apporte sa contribution disciplinaire pour mieux comprendre un
phénomène lié au milieu. De retour en « séance de pilotage », les étudiants et moi, nous tentons de nous approprier ces
notions, de les articuler dans notre analyse de cas. À plusieurs moments, je pose des questions, j’explique ce que j’ai
compris de la « ségrégation socio-spatiale » par exemple. Les étudiants de 2e ou de 3e apportent également des précisions. Au besoin, nous retournons dans des livres ou auprès de professeurs. L’important n’est pas ce que ces derniers
ont donné comme cours mais bien ce que nous en avons compris et comment nous parvenons à l’utiliser. Je suis parfois stupéfait de voir comment, alors que je maîtrise très bien les concepts de « colonisation » et de « colonialisme », le
professeur de géographie ou un étudiant parvient plus aisément à ce qu’un néophyte comprenne et retienne les fondements de ces concepts.
13
On se rend vite compte en projet que voter à la majorité simple pour des décisions importantes peut démobiliser 49 % des participants tout au
long du projet. On apprend à choisir les moments où il faut voter et les moments où il est préférable d’avoir un consensus pour continuer avec
l’ensemble du groupe. On apprend aussi que le statut d’une personne (par exemple le statut de professeur) influence le vote démocratique même
pour des décisions n’ayant rien à voir avec son expertise.
14
Pour avoir une idée plus concrète de ce qui se cache derrière ces termes, vous pouvez consulter le programme de formation Tenter Plus sur le site :
www.tenterplus.be
15
Une séquence de cours est un ensemble d’activités d’apprentissage reliées les unes aux autres par un fil conducteur cohérent (thématique, projet, production à la clé, etc.).
4
: Apprendre à pouvoir avec de futurs enseignants en sciences humaines (1/2)
Désacraliser le savoir est une nécessité démocratique. À l’heure où les experts dictent la marche à suivre aux décideurs
politiques, il est primordial de se réapproprier la connaissance et de se souvenir que la science n’est jamais neutre. Nos
étudiants osent créer du savoir. Ils osent construire un concept. Pour y parvenir, le chemin est évidemment long et semé
d’embûches mais l’important, c’est de s’être mis en route.
Bibliographie
Les fondements de la pédagogie Freinet, article publié en ligne sur le site de la Bibliothèque québécoise de Pédagogie Freinet (Bqpf),
http://bqpf.info/dossierplan/01fondementsPF.html, consulté le 6 juillet 2013.
Mateo Alaluf, Syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire et renardisme, article publié en ligne le 19 juin 2006,
http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=153, consulté le 28 décembre 2013.
Françoise Budo, « Travailler l’habitus dans un collectif acculturant », Bulletin du CIFEN, n° 32, janvier 2013.
Jacques Cornet, « Pensée interdite », Traces de changement, n° 221, mai-juin 2013, p. 6-7.
Hans Depraetere et Jenny Dierickx, La Guerre froide en Belgique, La répression envers le PCB et le FI, Anvers, Éditions EPO, 1986.
Gustave Gautherot, Le Communisme à l’Ecole en Russie Soviétique et en Belgique, Renaix, [1930].
José Gotovitch, Du rouge au tricolore. Résistance et parti communiste, Bruxelles, Éditions Labor, 1992.
Edith Héveline et Bruno Robbes, Démarrer une classe en pédagogie institutionnelle, Paris, Éditions Hatier, 2000.
Francis Imbert, Médiations, institutions et loi dans la classe, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2007.
Yves Jeanne, Fernand Oury, fondateur de la PI, article publié en ligne en février 2008 sur le site du Collectif européen d’équipes de pédagogie institutionnelle (Ceépi), http://www.ceepi.org/fernand-oury-01112, consulté le 5 juillet 2013.
Claudine Kefer, « Tenter Plus : une expérience de formation d’enseignants avec la PI », Actualité de la PI de Fernand Oury, le livre des groupes, Vigneux,
Éditions Matrice, 2011.
Henry Landroit, Quelle est donc la spécificité de la pédagogie Freinet ?, article publié en ligne sur le site de la Bibliothèque québécoise de Pédagogie Freinet
(Bqpf), http://bqpf.info/dossierplan/01textesfondements/18fondements.html, consulté le 6 juillet 2013.
Jacques Pain, Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/oury_pain.pdf.
Catherine Pochet, Fernand Oury et Jean Oury, L’année dernière, j’étais mort. Pédagogie et psychothérapie institutionnelles, Vigneux, Éditions Matrice, 1997.
Fernand Oury, Institutions : de quoi parlons-nous ?, article datant de 1980 publié en ligne sur le site de Philippe Meirieu (consacré à l’histoire et à l’actualité de la pédagogie), http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/fernandoury_institutions.pdf, consulté le 9 septembre 2013.
Aïda Vasquez et Fernand Oury, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Vigneux, Éditions Matrice, 2000.
5

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