Trouver Grâce - Theatre sur laclasse.com

Transcription

Trouver Grâce - Theatre sur laclasse.com
Trouver Grâce
Luc Tartar
Pièce écrite au cours d’une résidence virtuelle sur le site la classe.com,
En lien avec dix classes de collèges
de la Métropole de Lyon et du département du Rhône
septembre 2015 – juin 2016
Erasme, Compagnie Ariadne
Luc Tartar
[email protected]
www.luc-tartar.net
1
Trouver Grâce
Personnages
Le chœur des collégiens
Hakim
collégien
Alice
préparatrice en pharmacie
Pablo
collégien
Inès
collégienne
Claire
mère de Grâce et de Fabien
Mathilde
présentatrice de TV12
Fabien
frère de Grâce
La routière
Le professeur
Grâce
Tous ces personnages peuvent être joués par cinq comédiens, chaque comédien
jouant alors plusieurs personnages.
Grâce est en scène du début à la fin de la pièce. Elle assiste en témoin aux
différentes scènes, et participe parfois à l’action, soit dans son propre rôle, soit
éventuellement en prenant la place d’autres personnages, notamment les membres
de sa famille (Claire, Fabien). C’est un peu comme si elle inventait l’histoire…
2
Tableau d’une possible répartition des rôles
Comédien 1
Comédienne 2
Comédienne 3
Comédien 4
Comédienne 5
Scène 1
Hakim
chœur
chœur
chœur
chœur
Scène 2
Hakim
Alice
Inès
Pablo
Claire
Scène 3
Hakim
Mathilde
Inès
Pablo
Fabien
Scène 4
Hakim
La routière
Le professeur
Voix de Grâce
Scène 5
Hakim
La routière
Mathilde
Inès
Le professeur
Pablo
Grâce
Claire
Scène 6
chœur
chœur
chœur
chœur
chœur
3
Un tour du monde
Tu irais où toi ? Et par quel moyen de transport ? A pied à vélo en avion en auto ?
Est-ce que tu partirais tout nu comme le jeu qu’on voit à la télé avec la
débrouillardise en bandoulière sans savoir où tu vas à l’aventure récupérant des
vêtements et composant ton itinéraire au fil des rencontres ? Ou est-ce que tu
planifierais tout passant des nuits en cachette des parents à étudier les pays les
civilisations les us et coutumes des peuplades les plus lointaines et la route la plus
sûre la plus belle la plus époustouflante pour les rejoindre ? Tu partirais pourquoi
d’abord ? Pour voyager voir du pays des îles paradisiaques et les beautés qui vont
avec hommes et femmes animaux tous plus beaux les uns que les autres pour
changer d’air de vie d’environnement et d’entourage…
Respire.
…ou tu partirais pour frimer faire des selfies avec des gens devant des paysages des
monuments et poster tes photos sur Facebook ?
Ouf.
Je prends le globe terrestre et je dis ICI. Là où est posé mon doigt j’irai. Voilà
comment moi je choisirais.
Et si tu tombes dans la mer ?
Je suis libre de faire tourner le monde comme je l’entends aussi longtemps que je le
veux et je pose mon doigt sur les terres sur les mers.
Tu triches !
Dans la mer faut bien regarder des fois y a des îles.
La Patagonie.
C’est pas une île !
C’est au bout du monde. Il y a la mer.
Oui mais c’est pas une île !
Il y a des îles. J’irai là.
C’est froid.
Quitte à choisir moi je choisis Tahiti. Ou les Maldives. C’est bien aussi les Maldives.
C’est chaud.
Il paraît que sur les plages il y a des vendeurs qui vendent des cages à oiseaux tu
achètes une cage tu ouvres la cage et les oiseaux trois couleurs s’envolent en file
4
indienne virevoltant dans le ciel comme le fil coloré d’un cerf-volant c’est drôlement
beau.
A quoi ça sert ?
A faire quelque chose de beau ! A voir quelque chose de beau.
Ça ne sert à rien.
A relâcher des oiseaux.
Pour quoi faire ?
Et la cage qu’est-ce que t’en fais ?
Quel rabat-joie ! Dans la vie on fait des tas de choses comme ça qui ne servent à
rien.
Comme ce jeu débile le globe le doigt et plouf dans l’eau !
Moi j’aime pas les jeux débiles.
Comme quand le prof nous fait ouvrir le dictionnaire au hasard des pages.
J’aime bien moi : on tombe sur des mots inconnus.
A quoi ça sert ? Qu’ils restent dans leurs pages !
Mais s’ils restent dans leurs pages c’est idiot on ne les connaîtra jamais.
Il paraît qu’en Afghanistan ils font des concours de cerfs-volants.
A Berck aussi ils font des concours de cerfs-volants.
Où ?
Oui mais là c’est du sérieux. De vrais combats. Ils enduisent les fils de colle de
poisson et de verre pilé et quand deux cerfs-volants s’affrontent il y a des morts.
Il y a toujours des morts en Afghanistan.
Y a pas qu’en Afghanistan qu’il y a des morts.
C’est vrai. Y en a partout. La liste est longue des pays où ça meurt en vrac.
Ça meurt aussi en bas de chez toi si tu vas par là.
Voilà pourquoi moi je partirais : pour les morts en vrac. Leur porter secours.
S’ils sont morts c’est trop tard !
Comment tu peux vivre sans bouger quand tu vois tout ça à la télé et tous ceux qui
fuient leur ville en se crashant dans leur vie ?
5
Tu parles en vrille.
C’est trash.
On dit Tu pars en vrille. Pas tu parles.
Moi j’aime pas connaître des mots nouveaux.
Des morts nouveaux tu veux dire.
Venant de pays du bout du monde et d’îles paradisiaques aux longues plages de
sable blanc tachées de sang.
Moi je veux surfer tranquille chez moi dans ma chambre devant mon écran à jouer et
tchater et à faire le tour du Net c’est un autre tour du monde.
Le monde entier à portée de clic.
Y a plus besoin de partir !
Tu parles. Et tous ceux qui ne peuvent pas faire autrement ? Ceux qui fuient la
misère la guerre la dictature… avec rien dans les mains que leur tête parce qu’ils
n’ont pas eu le temps de prendre quelque chose…
Tu crois que c’est pour ça qu’elle est partie ?
Y a pas la guerre ici.
Non je veux dire : parce qu’elle aussi elle a le désespoir en bandoulière ?
Qui a dit ça ?
Les bruits circulent depuis qu’elle a disparu.
Elle n’a pas disparu. Elle est sortie du cours.
Mais depuis on ne l’a pas revue.
Hakim a refusé de sortir quand le prof lui a demandé. C’est elle qui est sortie. C’est
tout.
Tu trouves ça normal ? Le prof demande à un élève de sortir. L’élève refuse. Il y a un
face à face terrible et tout à coup c’est une autre élève qui sort et qui claque la porte.
Et celle-là on ne la revoit jamais.
Parle pas de malheur.
En tout cas c’est pas normal. Moi je dis il y a aiguille sous roche.
Anguille.
Et comment faire pour la retrouver ?
6
Alerte enlèvement.
C’est pour les enfants.
Autant chercher une anguille dans une botte de foin. Non c’est bon je déconne.
Tu déconnes ? Grâce a claqué la porte elle a couru dans le couloir descendu
l’escalier elle est partie en trombe dans la ville on perd sa trace dans le méli-mélo
des voies rapides et des échangeurs elle passe sous des ponts voit tomber la nuit
dort dans l’inconnu se réveille en larmes ne peut pas se laver peut-être qu’elle est en
danger entravée et toi tu déconnes ? Tu irais où toi si tu étais elle ? Et par quel
moyen de transport ? Est-ce que tu partirais sans savoir où tu vas ? Ou est-ce que tu
planifierais quelque chose ? Imagine. Tu es elle. Où tu vas ? Qu’est-ce que tu fais ?
Je suis Hakim.
C’est vrai que vous vous êtes disputés ?
*
Un arrêt de bus
Alice, au téléphone : Tu ferais quoi toi ? Et dans quel ordre ? Est-ce que tu
appellerais au secours est-ce que tu crierais à pleine voix A L’AIDE HELP AYUDA
HILFE en faisant de grands gestes pour attirer l’attention des passants des
automobilistes ou des motards parce qu’une dame vient de tomber sous l’abribus à
tes pieds sans crier gare tête la première ? Ou est-ce que tu parerais au plus pressé
en te penchant vers elle pour lui venir en aide lui porter secours parce qu’elle s’est
fracassée la tête contre le bord du trottoir et que ça doit faire mal et qu’il y a déjà du
sang et qu’il faut commencer sans tarder les premiers gestes de sécurité ? Temps.
Qu’est-ce qu’on faisait là d’abord ? Et qui est-elle ?
Pablo : Les gestes de sécurité j’ai pas écouté moi quand on a eu la formation.
Alice, au téléphone : On attend le bus. On est quatre. Un deux trois quatre. (Temps.
Aux autres) Nommez-vous. Je suis Alice. (Elle désigne son téléphone) C’est
Gwladys. Ma collègue. Alice et Gwladys. Préparatrices en pharmacie. Et vous ?
Inès et Pablo : On vient du collège.
Alice : Comment vous appelez-vous ?
Inès : Inès. Je suis Inès.
Pablo : Je suis Pablo.
Alice, au téléphone : Bon. Donc nous sommes quatre : Alice Inès Pablo… Et elle
comment s’appelle-t-elle ?
Pablo, à Inès : Tu les connais toi les gestes de sécurité ?
7
Alice, au téléphone et/ou à Inès et Pablo : Attendez. Récapitulons. On attend le bus.
Le 123. Il est toujours en retard. Tais-toi ! J’essaie d’y voir clair. On attend le bus.
Nous sommes quatre : Alice Inès Pablo et… une dame. Nous ne connaissons pas
son prénom. Elle ne nous l’a pas donné. Elle est tombée. Personne ne faisait
attention à elle. Nous étions en train de discuter.
Alice, au téléphone : On parlait de la télé. De l’émission qui refait ta déco intérieure tu
te souviens ? Oui. Bon. (à Inès et Pablo) Et vous de quoi parliez-vous ?
Pablo : On parlait d’une histoire au collège.
Inès : Une fille est partie. Elle s’est levée en plein cours elle a claqué la porte et on
ne l’a plus revue.
Alice : Ah bon ? Comment s’appelle-t-elle ? (au téléphone) Tu ferais quoi toi ? Mise
en position latérale de sécurité massage cardiaque ? Temps Est-ce qu’elle respire
encore ? Je ne sais pas. (à Inès et Pablo) Qui va voir ?
Inès : Pablo. Va voir si elle respire.
Pablo : Mais je sais pas moi. Les gestes de sécurité j’ai pas écouté.
Inès : C’est malin.
Pablo : Mais est-ce que je pouvais savoir qu’une dame allait tomber sous l’abribus
pratiquement à mes pieds ? Non je ne pouvais pas le savoir. Tu les connais toi les
gestes ? T’as écouté ?
Alice : Arrêtez. Récapitulons.
Inès : STOP. Elle respire ! Madame ? Madame vous m’entendez ?
Alice : On va crier. Appeler au secours. Attirer l’attention des automobilistes. Aidezmoi. A l’aide ! Help ! Ayuda ! Hilfe ! Criez ! Faites de grands gestes pour qu’on nous
voie !
Pablo : J’ose pas.
Inès : Il est timide. Il prend jamais la parole en classe.
Pablo : Tais-toi.
Alice : Ma parole. Ils accélèrent. Je leur fais peur. Une cinglée les bras en l’air devant
un abribus.
Inès : Je crois que le bus arrive.
Alice, au téléphone : Le bus arrive c’est pas dommage. Comment ? Quelle
émission ? Mais tu sais bien : Une dame vient. Chez toi. Avec son équipe. Elle voit
8
tout de suite ce qui cloche. La déco le mobilier les couleurs sur les murs elle rentre
partout dans toutes les pièces elle fait Ouh là là…
Inès : Et Super Nanny vous connaissez ? Elle va dans les familles.
Alice : Ah oui. Quand les parents n’ont plus d’autorité. (au téléphone) Une fois j’ai vu
une gamine fallait voir comment elle parlait à sa mère ! (à Inès) Tu ne parles pas
comme ça à ta mère toi ?
La dame : Personne ne s’occupe de moi. Je suis tombée à leurs pieds ils ne savent
pas les gestes. Ils n’ont pas écouté ou ils sont branchés télé. Le bus va arriver je ne
pourrai pas monter dedans. Pourtant j’aurais aimé participer à la conversation. Je
crois qu’ils ont parlé de ma fille. Je n’ai pas tout compris et j’ai mélangé beaucoup de
choses. Ma fille a disparu. Elle a quitté l’école en coup de vent le soir n’est pas
rentrée la nuit je ne sais où la police bien sûr la police mais la police a dit Il faut
attendre. Attendre combien de temps ? Madame calmez-vous c’est une question
d’heures. Soixante-douze heures. J’ai dit soixante-douze ! Ils ont dit Oui c’est une
bêtise un nouveau jeu un défi sur les réseaux sociaux disparaître pendant soixantedouze heures et puis réapparaître comme une fleur. J’ai dit Ma fille n’est pas une
fleur. C’est une fille. Le plus grand m’a regardée dans les yeux et m’a dit Et votre
mari ? J’ai dit Quoi mon mari ? Est-ce que c’est vrai tout ce qu’on raconte sur votre
famille ? Les cris le soir ? Les bris de vaisselle ? Les coups dans les murs dans les
meubles ? J’ai dit Les coups ? Et puis le petit a regardé le grand et il a dit d’un coup
Et Hakim ? Est-ce que vous connaissez Hakim ?
Alice : Madame madame vous m’entendez ?
Inès : Elle revient à elle.
Alice : Madame comment vous appelez-vous ?
Claire : Claire. Je m’appelle Claire. Est-ce que vous avez vu ma fille ? Elle passait là
sur le trottoir.
Pablo : Elle délire.
Claire : Elle s’appelle Grâce. Ce n’est pas une fleur c’est ma fille. Elle a disparu et
maintenant quel jour sommes-nous quelle heure est-il ? Elle marchait là. Sur le
trottoir. Ou peut-être ici. Je ne sais plus. Elle a claqué la porte elle a couru dans le
couloir descendu l’escalier elle est partie en trombe on a perdu sa trace et on s’est
réveillés en larmes. Son père son frère et moi. Peut-être qu’elle est en danger ?
Entravée ? A Inès. Tu irais où toi si tu étais elle ?
Inès : Madame je la connais. C’est ma copine. Au collège.
Claire, à Pablo : Et toi ? Hakim ?
Inès : Non c’est Pablo. Il est timide.
Claire : Qu’est-ce qu’il a fait Hakim ?
9
Alice, au téléphone : L’ambulance arrive. C’est pas dommage. (à Claire) Madame
l’ambulance arrive. Vous êtes tombée. Nous nous sommes précipités et ces jeunes
gens m’ont aidée à vous mettre en position latérale de sécurité. Rassurez-vous. Tout
va bien se passer. Votre fille on va la retrouver.
Inès, à Pablo : Une chance que tu savais comment faire. Moi j’ai pas écouté pendant
la formation. Temps. Qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ?
Pablo : C’est Hakim. Moi je ne voulais pas... On a déconné.
Temps.
Hakim : Pourquoi tu as dit ça ? Pablo mon ami pourquoi tu as fait ça ? Qu’est-ce
qu’ils vont croire maintenant ? Ce n’est pas ça. Pas ça que vous croyez. Je sais que
vous imaginez des choses. Vous vous racontez des histoires. Hakim ceci Hakim
cela. Des histoires où Hakim attise. Où Hakim attire. Où Hakim attaque. Vous ne
connaissez pas Hakim. Pas celui que vous croyez. Moi je rêve de cerfs-volants. Oui
vous avez bien entendu. De cerfs-volants. A Berck il y a des concours. A Dieppe
aussi. Et en Afghanistan. Ça ne fait pas de moi un taliban. Vous iriez où vous si vous
étiez elle ? Moi je voulais l’emmener voir les fleurs d’Atacama. Le désert le plus aride
au monde. Tu as vu ça à la télé ? Un sol désespérément nu. Et quand il pleut tous
les quatre ou cinq ans le désert devient un gigantesque champ de fleurs. Comme
quoi il ne faut jamais désespérer. Grâce où es-tu ?
*
Ce qu’on ne cherche pas
TV12 : Vous feriez quoi vous ? Votre fille a disparu depuis plus de soixante-douze
heures elle a quitté le collège en claquant la porte la mère a appelé la police la police
mène l’enquête l’enquête ne mène à rien et à l’heure qu’il est plus de trois jours
après la disparition de Grâce personne je dis bien personne ne sait où se trouve
cette jeune fille. Ni sa famille ni ses amis ni les professeurs réunis en ce moment
même derrière les murs de ce collège n’ont la moindre idée de l’endroit où elle se
trouve et si elle est en danger. Mettez-vous à la place de Claire sa mère victime hier
en fin d’après-midi d’un malaise en pleine rue. Mettez-vous à la place de sa famille
son père son frère mettez-vous à la place de ces élèves du collège ils sont en état de
choc et attendent ici devant les grilles jour et nuit des nouvelles de leur camarade.
Temps. Je me tourne justement vers une de ces jeunes filles. Bonjour. Comment
t’appelles-tu ?
Inès : Inès.
TV12 : Tu connaissais Grâce ?
Inès : Oui.
TV12 : Tu la connaissais bien ?
10
Inès : Oui. C’est ma copine.
TV12 : Je me suis laissé dire qu’elle aimait te confier sa souffrance ?
Inès : …
TV12 : Est-ce vrai ? Et dans quelle circonstance ? Temps. Que te disait-elle ?
Temps. Tu as entre les mains l’avis de disparition que la police a placardé dans toute
la ville. Peux-tu nous le montrer s’il te plaît ? Voilà. Comme ça. Face à la caméra.
Peux-tu nous le lire ?
Inès : Avis de disparition.
TV12 : Mais encore ?
Inès : Signalement : Jeune fille âgée de 15 ans – taille 1m 65 – corpulence mince –
cheveux châtains longs et ondulés – yeux vert-gris. Tenue vestimentaire : dernière
apparition en jean bleu foncé – sweat noir et Vans noires. Circonstance de la
disparition : le 3 octobre vers 14 h 30 l'intéressée a quitté son collège en plein cours
et n'est pas revenue chez elle le soir. Elle n'a plus donné signe de vie depuis.
TV12 : Elle n’a plus donné signe de vie depuis. Comme ces mots chers
téléspectateurs semblent claquer dans le vide ! Et toi ? Comment t’appelles-tu ?
Pablo :…
TV12 : Es-tu aussi un ami de Grâce ?
Inès : Il s’appelle Pablo. Il est timide.
TV12 : Pablo. Tu étais paraît-il un ami proche de Grâce. Que sais-tu de sa
disparition ? Es-tu au courant de quelque chose ? La police a retrouvé des textes
dans son journal intime. Notamment cette liste de mots étranges. Un poème ?
Hors de moi
Chiens de faïence
Ventre à terre
Colle et verre pilé
Ma vie dans le mille.
Qu’en penses-tu Pablo ? A qui ces mots sont-ils adressés ? Y a-t-il là-dessous un
code secret ? La question vous est également posée chers téléspectateurs. Vous
pouvez jouer de chez vous et tenter de décoder vous aussi ce message.
Pablo : Pablo Bacalo. C’est mon nom.
TV12 : Oui bien sûr. Mais à qui ces mots étaient-ils destinés d’après toi ? A Hakim ?
Qui est Hakim ? Hakim chers téléspectateurs est LE témoin de cette affaire.
11
Actuellement interrogé par la police qui tente de savoir l’objet du différend qui l’a
opposé à Grâce. Pourquoi Grâce et Hakim se sont-ils disputés ? Là est la clé de
l’énigme. Et toi Pablo ? Tu ne dis rien. Crainte et silence. Tu as perdu ta langue ?
Pablo : Moi j’aime la capoeira.
TV12 : On entend chers téléspectateurs dans cette voix qui tremble l’angoisse qui
étreint toute cette ville. Le moment est venu de clore cette émission avec une petite
surprise. Ce que vous entendez-là – et certains d’entre vous l’auront reconnue –
c’est Sitting down here de Lene Marlin une chanson que Grâce écoutait casque sur
les oreilles enfermée dans sa chambre. Où qu’elle soit nous pensons tous à elle ce
soir. Je rends l’antenne non sans vous poser une dernière fois cette question
lancinante : Et vous ? Que feriez-vous ? Temps. A bientôt pour un nouveau numéro
de Reviens-nous. Ici Mathilde Stokol. TV12.
Temps.
Inès : C’est complètement con.
Mathilde : Comment ?
Inès : Parler d’elle à l’imparfait. Elle n’est pas morte ! Et son journal à l’antenne. Vous
n’avez pas le droit !
Mathilde : Nous sommes là pour aider.
Inès : Qui vous l’a donné ?
Mathilde : J’ai mes sources. N’aie crainte. Ta copine on la retrouvera.
Fabien : Moi je sais où elle est.
Mathilde : Tu es qui toi ?
Fabien : Fabien.
Mathilde : Le frère de Grâce ? Ah attends ne bouge pas. On va te filmer. Elle est là ta
mère ? Je veux dire tu as le droit à l’image ? Tu as quel âge ? Bon. On va te poser
des questions. Tu sais ce genre d’émissions. Une dame vient. Avec un micro. Et son
équipe. La caméra et tout. Elle te pose des questions. La dame. Et toi tu réponds.
Voilà ce qu’on va faire. La dame c’est moi. Et toi tu réponds. D’accord ? C’est pour la
télé. Tu connais ?
Fabien : Ça va je suis pas débile.
Mathilde : Mais non qui a dit ça ?
Fabien : Vous me parlez comme à un débile.
Mathilde : Mais non voyons. Bon. Quel est ton prénom ?
12
Fabien : Fabien je vous ai dit. J’ai onze ans.
Mathilde : Ah oui. Parfait. Alors on y va. Tu es prêt ?
Fabien : Ma sœur a disparu.
Mathilde : Attends…
Fabien : Elle est partie. Maman a dit C’est pas un garçon pour toi elle a claqué la
porte et elle est partie. Ma sœur est somnambule elle marche dans les rues sans
s’arrêter et moi je la suis la nuit. J’ai fouillé en secret dans son ordinateur et j’ai
trouvé ça : Je ne me reconnais plus j’ai les mains moites je ne sais pas où je vais je
marche sans m’arrêter. Ma sœur est somnambule. C’est un secret que je n’ai jamais
dit à personne.
Mathilde : Euh c’était très bien mais… ça ne tournait pas. Un petit problème. On peut
le refaire ? Attends. Où vas-tu ?
Hakim : Laissez-le.
TV12 : Hakim ? Quel coup de théâtre chers téléspectateurs ! Je consulte mes notes.
Ah oui. Hakim. Robuste à l’extérieur mais fragile à l’intérieur dit le compte-rendu du
psychologue. Et aussi : pensées très noires. En rapport avec la dispute ?
Hakim : Quelle dispute ?
TV12 : Celle qui vous a opposé à Grâce. Mais reprenons au début voulez-vous ?
Grâce et vous c’est une affaire qui marche ?
Hakim : Je ne comprends pas.
TV12 : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Hakim : Mon père a eu un accident. Sa moto contre un arbre et ça ne pardonne pas.
A Berck il y a un hôpital pour les grands blessés. Les pieds dans l’eau ou presque.
C’est là qu’il s’est retrouvé. Moi je suis venu le voir tous les jours. J’ouvrais grand les
fenêtres de sa chambre et j’allais sur le sable pour faire voler mon cerf-volant. Je
voulais qu’il me voie de son lit. Qu’il voie les progrès que j’avais faits. C’est lui qui
m’avait offert mon premier cerf-volant. Il m’avait dit Un jour je t’inscrirai pour les
combats de cerfs-volants. Et puis un jour une fille est entrée dans sa chambre avec
des fleurs. Elle cherchait sa mère. S’était trompée de chambre. J’ai dit Les fleurs
elles sont pour moi ? Elle m’a regardé. C’était Grâce. Ses cheveux son visage sa
robe ses mains ses chaussures. On s’est revus tous les jours. On allait sur la plage.
Parfois jusqu’aux blockhaus. A Berck il y a des blockhaus indestructibles qui font
partie du paysage ils s’enfoncent dans le sable des dunes un peu comme des
cicatrices. Grâce et moi on aimait bien s’y réfugier. Des escaliers des couloirs des
salles à moitié ensablées des tourelles ça sent souvent mauvais mais on s’y fait on y
passait des heures à discuter de tout de rien à faire le vide à écouter de la musique
13
et même parfois à danser comme ce gars qui chaque jour sur la plage dansait la
capoeira. Un grand timide qui ne disait rien juste qu’il voulait devenir champion.
Pablo. Il n’est pas devenu champion il est devenu mon ami. Il a essayé de
m’apprendre la capoeira j’ai essayé de le faire jouer au foot. Qu’est-ce qu’on a
rigolé ! Et Grâce avec nous. Et puis un jour nos parents ont guéri. Enfin je veux dire
que mon père est sorti. Paraplégique mais il est sorti quand même. Voilà au début
c’était ça. Après…
TV12 : Oui ?
Hakim : Votre émission ? Y a des gens qui regardent ça ?
TV12 : Euh oui bien sûr Hakim les téléspectateurs sont là ils vous écoutent ils
cherchent à savoir qui vous êtes.
Hakim : Alors j’ai une question à leur poser.
TV12 : Oui…
Hakim : Quand on marche sans s’arrêter… est-ce qu’on finit par trouver ce qu’on ne
cherche pas ?
*
A l’aide
Un camion sur une aire d’autoroute.
La radio : …Les voyageurs de la nuit
sont de tout cœur avec vous Gabriel.
Gardez l’espoir et dites-vous que vous
n’êtes pas seul. Bon courage et
rappelez-nous pour nous donner des
nouvelles. Nous écoutons maintenant…
Du bruit dans la cabine, derrière le
rideau.
La routière, au volant : Y a quelqu’un ?
La porte d’entrée d’un appartement.
Le professeur : Hakim ? Qu’est-ce que tu
fais là ?
Hakim : Monsieur je…
Le professeur : Tu n’as pas à venir ici
chez moi.
Hakim : Monsieur je…voulais m’excuser.
14
Y a quelqu’un !
Le professeur : Comment ?
Hakim : Je voulais m’excuser pour ce qui
s’est passé en classe.
Si y a quelqu’un faut sortir. Y a
quelqu’un !
Le professeur : Hakim… pourquoi…
comment tu as eu mon adresse ?
Je vous préviens j’appelle la police. Je
ne veux pas d’ennui moi.
Hakim : Je me suis débrouillé.
Le professeur : Hakim tu n’as pas le
A Calais ils vont vous débarquer alors ce droit…
n’est pas la peine sortez tout de suite !
Hakim : Monsieur ne me jetez pas à la
porte !
Je compte jusqu’à trois. Un… deux…
Le professeur ferme sa porte.
Grâce, derrière le rideau : Non !
Hakim, repousse la porte : Non !
La routière : Qui est là ?
Le professeur : Hakim…
Hakim j’ai entendu tes excuses. On en
parle demain au collège.
C’est une fille ?
Hakim : Monsieur j’ai des choses à vous
dire. Ne fermez pas la porte.
Comment t’appelles-tu ?
Je n’ai pas le droit de transporter des
migrants. Pas le droit. Interdit. Niet.
Compris ?
La routière essaie d’ouvrir le rideau, mais
Grâce l’en empêche.
Grâce : Non s’il vous plaît ne regardez
Le professeur : Hakim regarde-moi tu as
pas !
fait des bêtises ?
La routière : D’accord d’accord je ne
regarde pas ! mais il faut sortir. Sortez et
vous n’aurez pas d’ennui.
Hakim : Monsieur… c’est Grâce…
Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ?
15
Hakim : Rien.
Le professeur : Tu n’as jamais rien fait
Hakim c’est bien ça le problème.
Grâce : Madame écoutez-moi.
Hakim : Monsieur est-ce que je peux
entrer ?
Le professeur ouvre sa porte.
La routière : Ah misère…
Je t’écoute mais fais vite.
Le professeur : Je n’ai pas beaucoup de
temps Hakim. Je suis en famille.
Grâce : Merci madame.
Hakim : Merci monsieur.
La routière : Quel âge as-tu ?
Monsieur je voulais m’excuser. De ce qui
s’est passé de mon comportement je
tiens tête et ça énerve tout le monde
vous aussi je vous tiens tête et pourtant
je vous aime bien je voulais m’excuser
de pas être sorti quand vous m’avez dit
de sortir j’ai bien vu que vous étiez tout
rouge hors de vous…
Grâce : Je suis enceinte.
La routière : Ah non ! Pas ça !
…et que tout ça c’était… je veux dire…
j’aurais pas dû faire ça.
Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait
Hakim. Qu’est-ce qui s’est passé avec
Grâce ?
C’est bien ma veine.
Grâce : Madame j’ai peur.
Hakim : C’est mon père.
La routière : Qu’est-ce que tu fais là ? Où
est ta famille ?
Mon père l’a mise à la porte.
Où sont tes parents ? Qui s’occupe de
toi ?
J’ai voulu la présenter à mon père il est
entré dans une colère mon père a dit pas
de ça ici pas d’elle chez moi qu’elle sorte
et tout de suite obéis ou je te fous dehors
avec elle. J’ai honte monsieur. De ce que
j’ai fait.
16
Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ?
Hakim : Rien. Je n’ai rien fait. Je n’ai pas
réagi. Je n’ai rien dit. Mon père l’a foutue
dehors elle est partie en pleurant ma
mère a dit A table et je me suis assis.
Depuis combien de temps ? Est-ce que
tu connais le père ?
Monsieur aidez-moi c’est à cause de moi
qu’elle a disparu.
Quelqu’un est au courant ? Tu en as
parlé… à ta mère ?... à l’infirmière à
l’assistante sociale je ne sais pas moi…
il y a bien des gens en qui tu as
confiance et à qui tu peux en parler ? Je
ne te comprends pas je ne vous
comprends pas mais qu’est-ce que tu as
dans la tête ? Tu ne sais donc pas qu’on
peut tomber enceinte à ton âge ? Tu
Le professeur : Qu’est-ce que je peux
veux foutre ta vie en l’air c’est ça ?…
faire ?
Pardon. Je ne voulais pas m’emporter.
Je… excuse-moi tu n’y es pour rien.
Hakim je veux bien t’aider mais je…
C’est…
Qu’est-ce que tu attends de moi ?
Je ne sais pas ce que je peux faire. Je
peux t’amener quelque part si ce n’est
pas trop loin de mon trajet j’ai des
horaires tu sais des horaires à respecter
je ne peux pas balader n’importe qui
dans mon camion mais pour toi je ferais
bien une exception à une condition il faut
ouvrir ce rideau d’accord ? Je veux voir
ton visage.
Est-ce que tu sais où elle est ?
D’accord ?
Grâce : J’ai une question.
Hakim : Il y a un blockhaus. A Berck.
C’est là qu’on se retrouvait quand on
s’est connus.
La routière : Oui ?
Le professeur : Tu penses qu’elle est làbas ?
Grâce : Qu’est-ce que vous transportez ?
Hakim : Monsieur. Aidez-moi. Il faut y
17
aller.
La routière : C’est ça que tu veux
savoir ?
Grâce : C’est drôle… une femme au
volant.
Le professeur : Est-ce que tu m’as tout
dit Hakim ?
La routière : Comment ça ?
Grâce : Une femme qui conduit un
camion.
La routière : Mais dans quel monde tu
vis ? Dans quel monde vous vivez vous
les jeunes ?
Grâce : Une femme…
La routière : Ça va pas ?
Grâce : Hors de moi
Chiens de faïence
Ventre à terre
Colle et verre pilé
Ma vie dans le mille.
La routière : Qu’est-ce que c’est ça ?
Grâce : Madame… aidez-moi !
Hakim : Monsieur c’est pas moi… C’est
Pablo…
La routière ouvre le rideau.
La routière : QU’EST-CE QUE TU AS
FAIT ? MAIS QU’EST-CE QUE TU AS
FAIT ?
*
Un blockhaus
Au pied d’un blockhaus, devant la mer. Grâce est en fauteuil roulant. Hakim se tient
debout à côté d’elle. Un long silence. Le bruit des vagues.
Grâce : Je marche. Je marche sans m’arrêter. Droit devant moi je ne sais pas où
mais j’y cours je ne peux pas rester comme ça immobile comme un bout de bois sur
les flots de la vie je me lève et je marche je claque des portes tous ces obstacles
devant moi je saute vos murs et je m’enfuis échappe à je ne sais quoi à la paralysie à
l’indifférence et même à la pitié qui me tatoue la peau y trace des mots à vif des
18
lettres de feu de sang regarde est-ce que tu sais lire ? Je me lève en rêve éveillé et
je marche droit devant je brise ces liens qui me maintiennent en cage je marche en
rage en nage à force de marcher transpire à grosses gouttes ma peau suintante
comme celle des grands brûlés je marche au bord de l’eau au bord des routes je ne
me reconnais plus et je ne te reconnais plus. Je crie. J’écris. EST-CE QUE TU SAIS
LIRE ?
Hakim : Papa… je…
Grâce : Tu ?
Hakim : Papa…
Grâce : Ton père est handicapé. Incapable de marcher mais il n’est pas incapable
d’aimer. Encore faut-il lui parler. Est-ce que tu lui parles ?
Hakim : Il est vieux. Il ne comprend rien.
Grâce : Et toi qu’est-ce que tu comprends ?
Hakim : Je l’aime.
Grâce : Alors dis-le lui.
Hakim : Ça se dit pas.
Grâce : Ça se dit pas ça se fait pas… On en crève de toutes ces choses qu’il faut
pas dire pas faire.
Hakim : …Il y a… une fille… au collège…
Grâce : Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Hakim : Non… C’est moi… C’est Pablo…
Grâce : Ça ne m’intéresse pas.
Hakim : Papa écoute-moi !
Grâce : Fais bien attention à ce que tu vas dire ! Tu n’es plus mon fils si tes paroles
écorchent mes oreilles.
Hakim : Papa je…
Grâce : Eh bien ?
Hakim : On a déconné.
Grâce : Vous êtes des garçons. A table.
Temps. Grâce se lève.
19
Grâce : Tu es plus handicapé que ton père. Ton père n’a pas de jambes et toi tu n’as
pas de cœur. Regarde ce que tu m’as fait.
Grâce, ses bras en sang.
Hakim : Où vas-tu ?
Grâce : Tu n’as rien vu. Rien lu. Mon corps pleure et toi tu ne me défends pas tu ne
bouges pas. Tu vis assis.
Entrent La routière, Le professeur… Grâce est présente pendant toute la scène qui
suit, tantôt observatrice, tantôt prenant part à l’action.
La routière : J’ai ouvert le rideau et il y en avait partout. J’ai cru qu’elle était morte. Du
sang des tessons de bouteille ça coulait sur mon duvet sur mes oreillers j’ai crié j’ai
paniqué j’ai cru qu’elle avait tué le bébé attenté à ses jours que sais-je j’ai pris ce que
j’avais sous la main pour essuyer mais je ne savais pas d’où venait tout ce sang j’ai
tapoté sa peau ses bras ses jambes ça coulait de partout j’ai appelé à l’aide mais ma
voix étouffée ne portait pas je n’osais pas descendre de mon camion j’avais peur de
la laisser seule j’ai continué à tapoter doucement sa peau pour trouver où faire le
garrot je criais Qu’est-ce que tu as fait ? J’ai pensé à mon téléphone à appeler les
secours qu’est-ce que j’avais fait de mon téléphone ? Je lui ai dit Aide-moi qu’est-ce
que tu as fait ? Elle délirait c’était incompréhensible une histoire de colle des chiens
de faïence du verre pilé je me suis dit elle est droguée en manque jusqu’à ce que
j’aperçoive des lettres sur ses bras puis sur son ventre alors j’ai compris qu’elle ne
s’était pas ouvert les veines mais qu’elle avait écrit des mots sur sa peau un peu
comme… des scarifications je crois qu’on appelle ça comme ça… ça m’a soulagée
j’ai lu HAKIM sur son corps plusieurs fois en long en large et en travers je me suis dit
celui-là elle l’a dans la peau elle s’est mise à pleurer elle a dit maman maman et je
l’ai prise dans mes bras.
Hakim et Le professeur, comme s’ils arrivaient devant le blockhaus.
Hakim : Hakim. Elle a écrit mon prénom…
Le professeur : C’est du sang.
Hakim : Elle n’est pas là.
Le professeur : Comment le sais-tu ?
Hakim : Elle n’est pas là. On s’est trompé.
Hakim s’empare du fauteuil roulant et le pousse devant le blockhaus.
Le professeur : Qu’est-ce que tu fais ?
Hakim : C’est mon père.
20
Le professeur : Ce fauteuil appartient sans doute à l’hôpital. Il y en a plein sur leur
terrasse. Des enfants s’en seront emparés pour jouer et l’amener ici près des
blockhaus… Ça n’a rien à voir avec ton père.
Hakim : Si vous le dites…
Le professeur : Hakim. Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est Grâce ?
Hakim : On ne peut pas revenir en arrière.
Le professeur : C’est ce que tu voudrais ?
Hakim : Monsieur...
Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ?
Temps.
Hakim : J’ai voulu tester son amour. Sa fidélité. On a échafaudé un plan avec Pablo.
Il devait lui parler. Lui dire que je ne l’aimais plus. Pour voir comment elle réagirait. Et
puis il devait sortir les violons jouer la sérénade pour voir si elle tombait dans ses
bras à lui.
Le professeur : C’est ignoble.
Hakim : Ça nous a échappé. Ça a mal tourné.
Le professeur : C’était après que ton père l’ait mise à la porte ?
Hakim : Oui.
Le professeur : Tu comprends ce que ça veut dire Hakim ?
Hakim : Oui.
Le professeur : Tu l’as abandonnée deux fois.
Hakim : Je sais.
Le professeur : Tu ne l’as pas protégée tu ne l’as pas défendue et comme si ça ne
suffisait pas tu l’as mise à l’épreuve tu l’as sacrifiée à l’intransigeance de ton père. Tu
vaux mieux que ça Hakim. Il va falloir réparer.
Hakim : C’est impossible.
Le professeur : Pourquoi ?
Hakim : Parce que je l’ai tuée.
Temps. Apparition soudaine de Mathilde et de la caméra de TV12.
21
TV12 : Quel coup de théâtre Mesdames et Messieurs ! Le meurtrier se dénonce en
direct dans notre émission consacrée à cette affaire qui passionne tout le pays.
Hakim se met à table. Sous le regard de son père et de douze millions de
téléspectateurs il avoue avoir tué Grâce.
Hakim : Elle m’a dit Je suis enceinte. J’ai dit C’est qui ? Elle m’a dit C’est Pablo j’ai dit
Je le tue mais en vrai c’est elle que j’ai tuée.
TV12 : Ment-il ou dit-il la vérité ? Envoyez dès maintenant par sms à notre numéro
spécial les mots Coupable ou Innocent. Une voiture est à gagner. Mais je vois que la
mère approche. Un autre moment de vérité ? Nous allons le découvrir ensemble et
tout cela en direct sur TV12 !
Brouhaha, forêt de micros, crépitements de flashes.
Claire : Crier. A m’en arracher la gorge. Des coups dans les murs dans les meubles
nos visages défaits devant les caméras. Ô ma fille mon enfant ma rose blanche notre
famille en larmes ton père ton frère et moi soutenus par des voisins impuissants
devant ce pire qui nous tient à la gorge les crocs dans nos jugulaires et qui ne nous
lâche plus resserrant son étreinte à chacune des mauvaises nouvelles que nous
apprenons depuis soixante-douze heures. Notre famille écorchée vive disséquée
notre douleur offerte à la curiosité des foules qui entrent dans notre intimité par
effraction et se repaissent du spectacle. Notre fille s’appelait Grâce. C’était une jeune
fille charmante et la vie le lui rendait bien.
Inès, à Grâce : Tu pleures ?
Grâce : C’est ma mère. Elle pleure parce que je suis morte. C’est ma mère c’est mon
père et c’est mon frère. C’est mon corps. Souillé. Retrouvé je ne sais où dans un
fossé ou un trou d’eau puis exposé pendant trois jours on vient de loin pour me
rendre hommage ma famille le collège les élèves les professeurs tout le monde se
bouscule à mon enterrement je suis morte et c’est bien fait pour eux tu m’entends
c’est bien fait pour eux tous. Ils verront à quoi ressemble la vie maintenant que je
suis morte. Adieu je disparais regardez bien je ne suis plus là vous aurez beau dire
On l’aimait c’est trop tard je ne suis plus rien plus une fille maman encore moins une
rose je ne suis plus qu’une marche blanche PLUS JAMAIS CA ! Hakim tu entends
ça ? Plus jamais tu m’entends ? Plus jamais bafouée comme ça. Et ah oui j’oubliais :
je suis enceinte.
Inès : T’es sérieuse ?
Grâce : Je crois. Enfin je ne sais pas. Je m’en fous.
Inès : Ce n’est pas vrai.
Grâce : Qu’est-ce que ça change puisque je suis morte ?
Le téléphone d’Hakim sonne.
22
Hakim : Pablo ? Quoi ? Où ça ? Au collège ? Au professeur. Ils viennent de la
retrouver. Elle est vivante.
*
Dernier combat
Tu aurais fait quoi toi ? Ton petit ami t’envoie un pote à lui qui dit J’ai un message il
ne t’aime plus mais moi si tu veux je suis disponible… Tu aurais accusé le coup
genre la fille qui pâlit mais qui essaie de ne pas le montrer tu aurais cédé aux
avances du messager – on va dire par vengeance – et ce faisant tu aurais été piégée
ou tu aurais feint l’indifférence genre Je m’en fous il ne me méritait pas et toi tu n’es
pas mieux que lui dégagez de ma vie ? Ou tu aurais fait comme elle brouiller les
pistes en criant Je suis enceinte et puis claquer la porte faire trois pas et t’enfermer
dans la pièce d’à côté pendant que tout le monde te cherche dehors ?
Elle était vraiment dans la pièce d’à côté ?
Dans le débarras du collège le local de la femme de ménage.
C’est dingue.
Personne n’a pensé à la chercher là.
Parmi les seaux les serpillères et les balais.
Qu’est-ce qu’elle a fait pendant trois jours ?
Elle a pleuré elle s’est sentie abandonnée et elle s’est vue morte…
Quelle imagination ! C’est bien une fille…
Tu n’as jamais imaginé ton enterrement ?
Non.
Aucune imagination. Tu es bien un garçon !
J’imagine ce que je veux quand je veux ! Mon avenir mes enfants mes voyages et
même la fin de cette histoire.
Vas-y je t’écoute…
Rappel des faits. Un tour du monde. Tahiti Les Maldives et tout ce qu’on ne cherche
pas : un arrêt de bus un blockhaus un camion et dans sa tête une fille enceinte
jusqu’au sang.
Je suis Grâce. Belle et rebelle musique à fond dans ma chambre I’m sitting down
here but you can’t see me. J’ai un frère de onze ans et des parents. Sur mon bureau
une photo. Il s’appelle Hakim. Je l’aime.
23
Je suis Hakim. Robuste à l’extérieur mais tout petit devant mon père. Je lui rends
grâce pour toutes ces années mais aujourd’hui c’est fini. Je l’affronte. Dans le parc
en face du collège. Et devant Grâce qu’on a retrouvée.
Regardez !
Deux cerfs-volants.
Les fils enduits de colle et de verre pilé.
Le bleu. Le rouge. Dernier combat.
Le bleu c’est le père. Assis dans son fauteuil roulant au milieu du parc.
Le rouge c’est Hakim. Un petit cerf-volant de rien mais qui traîne une longue
banderole derrière lui. C’est dangereux. La banderole peut s’enrouler autour du fil.
Empêcher le maniement et les figures. Hakim – qu’est-ce qui lui prend ? – bille en
tête prend le vent et remonte vers le fil de l’adversaire. Le bleu esquive comme pour
mieux contre-attaquer. Un instant tout se fige comme si le vent était tombé d’un coup
ou comme si les cerfs-volants se jaugeaient avant le coup de grâce. Soudain le
rouge fait un bond dans le ciel les deux fils se rapprochent se touchent on dirait qu’ils
chantent tellement ils sont tendus appuyés l’un contre l’autre – le fils le père – lequel
des deux va l’emporter lequel va céder la place ou crier grâce ? Alors le rouge saisit
sa chance un tourbillon qui passe et qui le projette en avant coupant net le fil
paternel. Ainsi va la vie. Et tandis que le petit cerf-volant bleu dégringole dans l’herbe
Hakim prend son envol décrit quelques arabesques et sous nos yeux ébahis déploie
fièrement sa banderole. Quatre mots qui flashent un smash jeu set et match :
GRÂCE JE T’AIME.
Ça c’est de la déclaration !
Il pose un genou à terre tout en continuant à diriger son cerf-volant.
Comme s’il disait devant tout le monde : Grâce… je te présente mes excuses.
Grâce à quoi il retombe dans ses bonnes grâces.
Elle s’approche.
Il se relève. Lui tend la poignée du cerf-volant.
Elle s’en saisit.
Il passe derrière elle.
L’entoure de ses bras.
Replace ses mains par-dessus ses mains à elle.
Elle se love contre lui.
24
Ils regardent le ciel.
Ensemble.
Comme s’ils savouraient l’instant présent.
Cette belle lumière de fin d’après-midi.
Le vent qui modèle les nuages et fait danser les cerfs-volants.
Et l’amour fou.
Plus fort que tout.
Qui les fait décoller au quart de tour avec la joie en bandoulière et sans affaires de
rechange.
Et la vie soudain trouve grâce à leurs yeux.
25

Documents pareils