Noëlle Châtelet - le frisson esthetique

Transcription

Noëlle Châtelet - le frisson esthetique
Mon
premier
frisson
esthétique
Un magnifique
collier de chair
Par Noëlle Châtelet.
Paris, 29 mars 2011.
I
l ne doit pas y en avoir beaucoup, des petites filles qui ont appris à lire et à écrire
dans une ferme.
Pas beaucoup qui, à la récré, traçaient leur marelle entre les tracteurs et les bottes
de foin, jouaient à la balle contre la porte d’une écurie, ou sautaient à la corde sous l’œil
blasé des poules en liberté. Je suis de celles-là.
J’ai cinq ans, et, sur la tête des nattes en couronne assorties aux bottes de foin ; et
dedans, dedans la tête, quantité de sentiments qui passent en un rien de temps, d’un
extrême à l’autre.
C’est grâce à mon père qui dirige un centre pour jeunes gens — en danger moral,
comme on disait alors —, que la classe unique d’une dizaine d’enfants, réservée au
personnel éducatif du centre, a échoué là, dans une aile inoccupée de la ferme.
Notre institutrice sait mettre à profit les avantages de cette situation inédite. Elle
adapte notre instruction aux variations des saisons et aux aléas de la Nature.
La récolte des œufs, le ramassage du purin, la naissance d’un veau ou la reproduction
des lapins n’ont plus de secrets pour moi.
Chaque soir, après la classe, j’assiste à la traite des vaches et je rapporte à la maison,
avec la même ardeur, le pot à lait tiède et l’acquisition d’une nouvelle lettre de l’alphabet
ou d’une comptine ; inséparables pour moi, désormais, de l’odeur d’étable ou de caillé.
Depuis la rentrée, quand la fermière est de bonne humeur, elle veut bien que je
l’accompagne à la porcherie pour l’aider à nourrir le cochon.
Le cochon m’attire autant qu’il me dégoûte. L’auge, remplie de détritus, me soulève
le cœur. Son groin dégoulinant qui renifle mon tablier me fascine au plus haut point.
J’ose le dire : je le plains, mais aussi l’envie d’être aussi sale. Bref, je ne suis pas insensible
au destin de cet animal à qui l’on reconnaît le droit fondamental d’être dégoûtant pour
ne pas dire inconvenant.
« Il faut bien le nourrir ! » me crie la fermière entre deux pelletées de chou pourri
et de bouillie rance.
— Pourquoi, pourquoi il faut bien le nourrir ?
— Parce qu’il sera meilleur !
No ê l l e C h â t e l e t
est écrivain et universitaire. Elle fut
aussi comédienne.
Elle a été directrice de l’Institut
Français de Florence de 1989 à 1991,
puis, co-présidente de la Maison des
Écrivains de Paris, de 1995 à 1999.
Membre du Comité de la Société des
Gens de Lettres depuis 1996, elle en
est depuis 2003 la vice-présidente.
Spécialiste des questions concernant la problématique du corps, elle
multiplie sur ce sujet conférences et
colloques en France comme à l’Étranger. Son œuvre est traduite dans une
quinzaine de langues. Elle est également auteur de films documentaires.
Noëlle
“ J’ai posé ma tête,
et mon âme
bouleversée de
chagrin et de honte. ”
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Le frisson esthétique › N°11
© Hermance Triay
Châtelet
“ La Femme coquelicot, La tête en bas, La Petite aux tournesols ont été adaptés au
théâtre. Un téléfilm a été tiré de La Femme coquelicot. ”
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Mon
premier
frisson
esthétique
No
© Collection particulière
“ J’ai cinq ans, et sur
la tête, des nattes en
couronne assorties aux
bottes de foin. ”
— Meilleur ? meilleur en quoi ? meilleur comment ?
Ma question reste sans réponse, mais le cochon grossit à vue d’œil.
Les vacances de Toussaint approchent. Dans la conversation des adultes, le mot
« mort » revient plus fréquemment.
Le dernier jour d’école, l’institutrice nous annonce une surprise à l’occasion de la
leçon de sciences naturelles : « Si vous êtes sages, nous irons voir comment on prépare
le cochon ! »
À l’heure dite, nous sortons de la classe, les petits devant, les grands derrière ;
emmitouflés dans nos manteaux nous traversons la cour de ferme qui n’a pas son
air habituel. On en a chassé les poules. Il y a de la solennité dans l’air.
Ce qui nous attend n’est pas habituel non plus. La fermière et son mari s’activent
autour d’une échelle adossée au mur de l’écurie, à grands jets d’eau claire.
Il me faut un certain temps pour comprendre que cette eau est destinée à une énorme
masse de chair rose d’où émerge une tête de cochon dont le groin, tout rose lui aussi,
semble aspirer avec délectation cette fraîcheur inattendue.
« C’est un cochon ? il est mort ?
— Oui, il est mort. »
Maintenant les fermiers, armés de longs rasoirs, commencent à raser méticuleusement
l’animal. Les yeux clos paraissent apprécier la caresse de la lame.
À nouveau, grands jets d’eau sur la peau imberbe et luisante.
De ma vie, je n’ai vu un cochon aussi propre, et aussi visiblement satisfait de l’être.
Bibliographie
Système de l'agression (Choix et
présentation des textes
philosophiques de Sade),
(Aubier-Montaigne)1972.
Le corps à corps culinaire.
Essai. (Seuil) 1976.
Introduction et Notes à Justine ou les
malheurs de la vertu, de Sade.
« Idées », (Gallimard) 1981.
Rééd. 1994 « Imaginaire»,
(Gallimard).
Trompe-l'oeil, Voyage au pays de la
chirurgie esthétique.
Essai. (Belfond) 1993.
Rééd. 1998 sous le titre :
Corps sur mesure. (Seuil).
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Le frisson esthétique › N°11
Soudain, silence.
D’un coup sûr et tranquille, le fermier vient d’ouvrir le cochon de haut en bas, de
la poitrine aux pattes arrière fixées sur les barreaux.
« Il a mal ? Il a mal Madame ?
— Non, non, il ne sent rien ! Ne t’inquiète pas !
— Regarde ! »
Je me serre contre la maîtresse qui a posé sa main chaude sur mon cou glacé.
Et je regarde. Tous, petits et grands, nous regardons, collés les uns aux autres.
L’échancrure du ventre s’élargit. On l’écarte. On l’ouvre davantage.
Une vasque remplie de mystérieuses surprises ?
Voici que le fermier plonge ses deux mains avec une infinie douceur, un infini respect,
dans la béance généreuse. Il en sort des trésors, un à un : des boules de toutes les
couleurs : rosée, nacrée, violine, marron, verdâtre… des chapelets translucides ou
opaques, aux formes étranges, et puis, une sorte de guirlande qui brille au soleil : un
interminable et magnifique collier de chair que la fermière reçoit, — douce, respectueuse,
elle aussi —, pour la poser dans un plat de faïence blanche où il s’enroule aussitôt en
boucles de rêve.
Les plats s’alignent sur la table de bois. La maîtresse, je l’entends vaguement, parle
de cœur, de reins, de foie, d’intestins, mais je l’écoute à peine.
Je suis transportée, éblouie.
Moi qui croyais le Beau réservé aux fleurs, aux robes des petites filles, aux bijoux de
princesse, voilà qu’il m’arrive, inespéré, sublime, du corps d’un cochon !
« Tu as froid ?
— Non, non. Je n’ai pas froid.
Je tremble d’émotion. Comment dire à la maîtresse que c’est de beauté que je
tremble ?
Une semaine a passé dans un étrange brouillard de perplexité.
Un soir, la fermière, après avoir rempli mon pot à lait, m’autorise à aller à la
porcherie, mais elle m’a regardée avec surprise : « Si tu veux ! Mais… »
Je cours. J’ouvre la porte. Vide ! la porcherie est vide ! L’auge aussi est vide. Seule une
odeur de pourri, de sale, de profondément sale, plane là, derrière la barrière en bois,
maculée de poils et d’éclats de bouillie séchée.
Affolée, je cherche la fermière. Elle est à l’étable, assise sous Margot, pour la traite.
Margot qui vient de donner un veau.
« Mais où il est, où il est le cochon ? »
— Le cochon, mais on l’a tué, le cochon ! La semaine dernière ! tu t’en souviens
bien, voyons ! »
C’est le veau de Margot qui accueillera mes pleurs. Contre son poil roux, j’ai posé
ma tête, et mon âme bouleversée de chagrin et de honte.
Le chagrin de n’avoir pas compris.
La honte de l’avoir trouvée si belle, la mort.
Bibliographie (suite)
Histoires de bouches. Récits.
Mercure de France, 1986.
Prix Goncourt de la Nouvelle 1987.
« Folio », Gallimard, 1987.
À contre-sens. Récits.
Mercure de France, 1989.
« Folio », Gallimard, 1990.
La courte échelle. Roman. Gallimard.
Prix René Fallet 1991.
Prix des Gr. Écoles et Universités
francophones 1991.
« Folio », Gallimard, 1993.
ëlle
Châtelet
À table. Récits. Éd. du May, 1992.
Rééd. (La Martinière) 2007.
La dame en bleu. Roman. Stock, 1996.
Prix Anna de Noailles de l'Académie
Française.
« Le livre de poche », 1997.
La femme coquelicot. Roman.
Stock, 1997.
« Le livre de poche », 1999.
La petite aux tournesols. Roman.
Stock, 1999.
« Le livre de poche », 2001.
La tête en bas. Roman. Le Seuil, 2002.
Prix DS-Magazine 2002.
« Points », Le Seuil, 2003.
La dernière leçon. Récit. Le Seuil, 2004.
Prix Renaudot des lycéens.
« Points », Le Seuil, 2004.
Le baiser d’Isabelle. Récit. Le Seuil 2007.
« Points », Le Seuil, 2008.
Au pays des vermeilles. Le Seuil 2009.
« Points », Le Seuil, 2010.
À paraître :
Noëlle Châtelet s’entretient avec
le Marquis de Sade.
Plon, Automne 2011.
N. C.
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