Ti`Kok Dentelle - An Gren Kouler

Transcription

Ti`Kok Dentelle - An Gren Kouler
A travers les fentes des volets à bascule, un soleil diablement intrusif exhume
Ti’Kok Dentelle de son sommeil d'Artane. Le fracas d'un verre qui se brise contre
la mince tôle qui sert de cloison le réveille brutalement. Le ton monte, les cris et le
son sourd d'un corps qui tombe. Ces bezèrdrak de voisins entament de nouveau une
de leurs partitions favorites, la dispute. Encore abruti de sommeil, il reste
immobile, les yeux fermés, essayant de se raccrocher à cet état d'inertie
cotonneux. Peine perdue, les Courpatel se plaisent à faire traîner la musique.
Vaincu, il se retourne dans son lit, s'étire douloureusement et, les yeux toujours
fermés, il se venge d'un coup de pied dans la cloison, histoire de faire comprendre
à ces deux crétins qu'ils ne sont pas seuls dans le quartier.
« Guèt ton ... ! Té, kosa mwin lé pou fé ankor dann todila ? Mwin lé
kouyon minm ! Kansa ma sort dann troula ?
Furieux, il se redresse péniblement sur le matelas éponge. Le vieux lit
rouillé répond par un couinement plaintif aux toc-tocs d'un marteau sur la carcasse
d'une voiture.
Dans la semi-pénombre, les yeux malolés, la tête embrumée, il titube et
renverse une cannette de bière au pied du lit. Il écarte le rideau filasse et passe dans
l’autre pièce.
Sur la petite table en formica marron, les restes d'une barquette de
riz-grain-carri boucané-bringelle-sauce piment citron baillent au côté de six
cannettes de dodo vides. La vieille chaise cannelée de Tonton Roger croule sous
le tas de linge sale. Rézman que la vieille Scolastique lui a donné deux sofas rouges
pour arranger un petit peu sa case !
Il boirait bien une petite dodo, il est dix heures, c'est rafraîchissant ! A côté
de la table, le frigo pitaclé de rouille n'est plus qu'un nid de rien.
Les deux battants de la porte en bois qu'il pousse avec violence rechignent à
laisser entrer le jour. Vlan ! Le retour de la bascule le gifle en pleine figure.
« Totoche out momon ! »
Debout sur le perron, il salue Bébèr d'un hochement de tête et d'un
grognement. Bébèr, c'est l'autre voisin. Depuis bardzour, il crache sa résine
matinale : il tune la 206 de Timilyin Grotète. Tout ça sur un tas de carcasses
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gommées de fientes de canards et de poules.
Meuleuse, caquètements, criaillements, martèlements s'agrègent en une
grotesque symphonie. Timilyin ouvre la malle arrière de la 206 et laisse déferler
une vague de basses qui se répercutent dans les tôles. Quand il démarre la voiture,
un nuage noir s’élève et avale la population de coqs bataille qui traînaillent autour.
Là, c’est doss ! Quel festival ! Sons et poussières de plomb excitent G6K, la
tantine de Béber qui, tout en tendant le linge, se déhanche, reprenant le refrain en
vogue chez les cayras de « Plus fort que moi, tuner ! » :
« Boum, boum ... pétarades, engueulades, jérémiades, fusillades.
Boum, boum ...
Les jantes en action, bonnes ou mauvaises vibrations,
Rale sur mon pare-choc, oté la mok !
Mok an tol, parfum de la geôle,
Fascination, l’antenne se dresse
Satisfactione, on largue Babylone
Aliénations, sa nout nasyon !
Boum, boum ...
Pschitt, pschitt ...
Boum, boum ...
Pschitt,
Boum, boum ...
Pschitt,
Béton asphyxiant, étouffant, suffocant
Boum, boum ...
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Pot d'échappement,
Fumée noire et plomb digdiguent tes sens,
Annihilent l'essence
Boum, boum ...démon !
Boum, boum ... maître...
Boum, boum ...Boum, boum ...
De mon être !»
Son père n'avait jamais levé la main sur lui et peut-être qu'il eût mieux valu.
Les « Tèt piosh », « Sak la tay » et autres noms tout aussi fleuris qu'il lui aboyait à
longueur de journées le rongeaient encore, jusqu'à la moelle. Il en avait tiré un
fonnker qu’il débitait à qui voulait l’entendre :
«Hein ! Ou koné sak mi pans ? Lé pli meyèr gaingn in koudkony kantand
la lang i bat si out do a longuèr zourné. Mazine in pé, out kor i gard pa bann blé.
Kan lo bobo lé sek, la, li fé pi mal a ou, mè bann mo la-la, lé pa kouyon, hein !
Zot i rest anndan, i ronz a zot, zot i sar pa, sa lé kom in kansèr.»
D'ailleurs, au collège, les profs en avaient même rajouté ce qui avait
largement épicé le rougail de sa vie :
« Tu ne feras rien de ta vie ! L'homme a évolué, mais toi, t'es un modèle de
régression. T'es qu'un fouteur de merde et la merde finit toujours à la fosse. »
Boum, boum ... Boum, boum ...
Tout cela calé dans sa tête, jeune homme, il avait eu du mal à marcher droit.
Après tout, quand on ne vaut rien au départ, on ne se bonifie pas par la suite. Il
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traînait avec des gars qui ne valaient pas mieux que lui et qui occupaient leur temps
comme ils le pouvaient. Un d'eux, Aymeric, qui se faisait appeler RickM, lui dit un
jour du ton d'un prof rasta :
« Tu wa, lofrèr, lo bann mo, zot iprodui pa ryin ke bann maux. »
Lui, Rickm, il les scandait, les pliait, les découpait, les déguisait, les percutait à sa
guise, leur faisait faire tout ce qu'il voulait. Alors, Ti'kok s'y était mis, lui aussi.
Boum, boum ... Boum, boum ...
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Tout est là !
Le triste écho du béton étouffant, le hurlement infect des fuites d'eau exiguës,
le tapage des cafards dans la proximité crade, la pétarade moisie des peintures
écaillées, les tags des rats et marques de doigts dans la cage d'escalier, l'ascenseur
en panne croulant sous le poids des mégots, le chewing-gum aplati sur le mur de la
cage à lapins insalubre et inconfortable, l'odeur de l'urine poubelle, l'insécurité d'un
petit parking boum boum bruyant, tout est là ... Cité Cow-boy ...
Ils sont tous là. Le parking est désert comme à son habitude, c'est leur
territoire. Personne dans le quartier n'oserait s'y garer. Le dernier impudent a
retrouvé sa voiture désossée.
D’ailleurs, c'est la vieille Peugeot-là-la. RickM s'est installé sur le capot et
termine son bouchon gratiné. Face à lui, assis à même le sol, Paulo s'applique à
rouler sa sèche. Avachi sur la banquette arrière installée au soleil, Marco lui tend
une dodo en signe de salut. Son air hilare laisse deviner qu'il n'en est pas à sa
première.
« - Koman i lé? Mersi ga ! Té ! Mon gozyé té sek !
Té lo frèr ! La swaf koman don ? I shèk pi ou kwé ? lance RickM la bouche
encore pleine.
Afol pa mon kaf ».
Une fois, les civilités passées, Ti’Kok Dentelle avale une bonne gorgée. La
sensation de bien-être est instantanée et lui détaque la langue. Au beau milieu de
ses dalons, il expérimente une fois de plus ses talents de slameur. Son public
l'encourage en rythmant ses mots. RickM fait la boîte à musique, Paulo s'improvise
MC tandis que Marco claque des doigts.
Bon, c'est pas tout à fait ça, encore une fois ! Les restes de la soupe « Plus fort que
moi ... » l'embrouillent ... Il s'en sert quand même comme base pour mieux décoller
mais n'arrive à sortir que les inepties habituelles :
« A zot makro la polis, makro la zistis,
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si zot i rod a mwin, zot i sa gouté,
Babylone sort mon zone,
Soley i kongn, la kour i grongn
Marmay la po, la po sison
Sison mon tantine, sison...sssssss »
Le fou rire les prend tous soudain ! C'est mol mais ça sonne bien. Tikok décapsule
une autre bouteille, le temps que RickM soulève le capot et en sorte deux boîtes
cachet.
Chacun fait son choix et les médocs retournent à leur planque.
Les cadavres de bouteilles s'accumulent sur l'asphalte brûlant, des volutes de fumée
alourdissent l'atmosphère. Les corps se lâchent, les langues aussi. La kouyonis
règne, les idées s'entremêlent. Bientôt poussé par la faim, Ti’Kok Dentelle prend
son chemin.
Ses Air-Max le traînent tant bien que zamal jusqu’à l’entrée de la grande surface
voisine. Il renifle l’odeur de la viande, celle dont les effluves lui avaient
délicieusement chatouillé l’estomac un peu plus tôt dans la matinée alors qu’il
passait devant le supermarché. La viande, bien rouge, bien saignante, est posée sur
l’étal du boucher. Lo boug est en train d'aiguiser les lames effilées de deux
couteaux luisants.
Riiik. Riiiik. Riiiik.
Chair écarlate, envie brûlante,
Riiiik Riiiik.
Désir brutal, corps animal,
Riiiiik.
Ti'Kok Dentelle s’approche du présentoir, les narines frémissantes. Ah, planter les
crocs dans la chair tendue, déchirer d’un coup de mâchoire les muscles blêmes et
savourer –enfin- le goût de la viande morte. Il fallait qu’il le fasse, bien qu'il ne
sache pas trop pourquoi. Il était une bête, pas un être humain ; il n'avait pas besoin
de justifications. Vite, agir, étouffer ces misérables scrupules, enlever ce manteau
d’hésitation. Ti'Kok Dentelle se gratte l’oreille machinalement. Encore un coup de
ces satanées puces. Elles sont partout, en dedans et en dehors. Chez lui, dans son
matelas, dans sa cuisine, en lui. Elles le démangent, le rongent, le tuent.
Le poids familier de sa vessie pleine se fait soudain sentir. Il se gratte l'entrejambe
puis urine sur le sol finement marbré du hall d’entrée, sous le regard effaré de
quelques clients. Il pisse, tranquillement, posément, assure le jet puis, soulagé,
remonte sa braguette.
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Jennifer est là, comme d’habitude, à l’angle de la pâtisserie. Pantalon treillis bleu
marine, chemise blanche, talkie-walkie à la main, les cheveux en brosse ; seule sa
poitrine généreuse trahit sa féminité. Vingt-deux ans. Le regard déjà durci par la
vie.
Des clients l’interpellent :
- « Qu’est-ce que vous faites ? Vous ne voyez pas ce qui se passe là-bas ? »
Se sentant fautive, elle se précipite vers la boucherie. Ti’kok Dentelle est là. A ses
pieds, une mare de pisse. Il a le regard rouge vitreux et un sourire niais étire ses
lèvres.
Elle l’empoigne par le bras et l’entraîne fermement vers l’extérieur.
- Ton têt lé èg ou kwé ? Ou vé mi perd mon travay ! lui crie-t-elle, du même ton
qu’elle employait autrefois quand ils se disputaient sur les bancs de l’école. Ti’kok.
Son dalon. Les mêmes bleus, les mêmes galères.
Ti’kok n’ose pas la regarder en face.
- Non, mwin lé zist fatigué.Ma la ryin manzé.
- Out matant lé pa la ?
- Non, li la parti la kaz Emili pou la kominyon Zérémi.
- Aou lé pa invité donk ?
- Kisa i vé invit un boug kom mwin ?
- A ou mon dalon, touzour abandoné. Alé, té ! Fé pa out groker ! Aswar, mi travay
dann in swaré spésyal gro zozo. May pa, si ou lé korek, mi amèn a twé.
Rendez-vous à 20h30, parking Jumbo !
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A 21 heures, Ti’kok et Jennifer garent la 206 fuschia turbo diesel, tunée la veille
par Bébert, entre une BM et une Porsche Carrera métallisée.
Cinq minutes passées, Jennifer ouvre l’entrée de service. Ti’kok se glisse à
l’intérieur et rejoint les invités autour de la piscine illuminée de mille projecteurs.
« Wa, la classe !
Son regard papangue embrasse le lieu.
- Té, néna pou fé a swar, néna in shié moun !
Trois cents personnes à coup sûr. Babillements, brouhaha feutré, gloussements,
cliquetis de rires saccadés, conversations animées, airs sérieux, ventres bedonnants,
femmes aux gorges déployées, futilités et signes extérieurs de richesse. Bon plan,
vraiment un bon plan !
- Bonsoir Monsieur, vous désirez quelque chose ?
-Un Johnny coca s’il vous plaît.
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Un grésillement dans une sono invisible suivi d'un larsen attire son attention vers le
deck qui borde la piscine. Là, devant le buffet chargé de samoussas à l'ananas et
autre espadon, un métro replet, costume cravate vert pomme, se balade en se
recoiffant, un micro sans fil à la main.
- Mesdames et Messieurs, merci d’être parmi nous ce soir. Bienvenue à tous, merci
pour votre générosité, merci pour votre participation généreuse. Nous avons
l’honneur d’accueillir Mme Mélanie Shoenberg qui parraine notre opération «Mille
pièces pour la RHI »
Un tonnerre d’applaudissements salue l’entrée d’une sculpturale blonde drapée
dans une robe fourreau scintillante. Ti’kok ne voit rien, il est préoccupé par la
chaîne de cou de son voisin.
« Mi lèvré bien dé-trwa zafèr an or aswar !
Au moment où il tend la main pour s’en emparer, un nouveau larsen lui vrille les
tympans.
Foutor ! Cette voix, il la reconnaît. Cette manière de traîner sur les dernières
syllabes, et surtout sur le « jour » de Bonjour… Sur le coup, il se revoit, avec
Sabrina, à 10 ans, muni d’un faux cadre de télé en bois, sur le terrain vague à côté
de chez elle. Elle adorait jouer à la speakerine. Et lui, il l’adorait !
Sa proie voisine se déplaçant, il se retrouve face à elle et la reconnaît pour de bon,
sous son opulente chevelure blonde et son maquillage sophistiqué. Sabrina Payet,
sa cousine, tantine la kour !
Ti’kok se fraie rapidement un chemin à travers la foule, le whisky coca toujours à
la main, pour arriver devant la scène.
- Té Sabrina ! Ou rekoné pa mwin ? Ti'kok !
Mélanie le regarde et détourne immédiatement son regard. Il en est sûr, il l'a vue
s'affoler !
Silence. Les regards médusés-intrigués-condescendants vont tour à tour de
Mélanie-rictus-figé-crispé-embarrassé
au
visage
de
Tikok
sourire
joyeux-consterné-amusé puis … déçu lorsqu'il comprend enfin le pourquoi de la
gêne de la .... Sabrina-Mélanie. En un clin d'oeil, voilà notre Tikok sur le ring, dans
l'arène, on the deck. Il s'avance, le dandy dandinant de la cour de Halte-là, se
balance de droite de gauche,.
Face à elle, la main droite en haut en mouvement, la main gauche sur les hanches
...paf, il pose...
« Té Cafrine ou la refé solman! Ou rekoné pa mwin, vréman? Out zié letshi ek out
zoli figuir sou out takon pintir i di « Koué sa i fé la ? Lé pas vré ?»
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Il tourne autour de sa proie, la toise, s'amuse, maintenant, de la peur qu'il croit lire
dans son regard. Nouvelle pose, se caresse le menton, un sourire narquois court sur
ses lèvres.
« Ben oui, mwin lé la. Té ou la refé vréman! Kan mi pans lo ti tantine ou lété ! Ou
té mèg kom in tililit i gaingn pa manzé ! »
Se reprenant, professoral en direction du public qu'il sent intéressé : « Vous voyez,
messieurs-dames, un coucou sous-alimenté, quoi ! ! (Rire du public), Out dé ti zanb
té kom dé baguèt batri (rires), out ti figuir codindé ... Je veux dire : ton visage aux
multiples tâches de rousseurs. Out sévé mayé, a lépok ou té i inm pa tro pass pègn
lad’dan. Non ou té bel kan mèm, mwin té trouv a ou bel an tou ka. Tout bann ga
lakour té i plan' si ou. Lo mo lé fèbl. Banna té i inm a ou, wè! Ou té koz byin fransé
déza. Nou té koné ou noré alé lwin. Ou la parti lwin, lé vré mè mi té pansé pa ou
noré alé osi lwin.... »
Tourne autour de Mélanie-Sabrina, de gauche à droite cette fois-ci.
« Non ! Kom sa, ou rekoné pa mwin ? Mi fé ont a ou ou kwé ? Mwin lé pa asé byin
pou ou, pou out swaré? Pou la sosyété tèrla? Pourtan mwin la kas larmwar, mwin lé
in zoli p'ti ga. E pi, mi koz byin fransé osi.
*******************
Saaaaabriiiiinaaaaaaaaaa !
Atand ! mi arrive !
Moi, j'te revois Sabrina ! Tu t'avances au portail de tôle rouillée, trouée. Tu
t'souviens du baro marron pourri qui s'ouvre. Cette plainte grinçante, métallique,
résonne là .... toujours ... dans ma tête.
Les particules de rouille s'effilochent, se volatilisent dans l'air et les copeaux de tôle
tombent au sol.
Tes doigts gommés au baro de tôles rouillées, sont toujours là .... eux-aussi ... dans
ma tête.
La dernière fois que chui entré dans ta cour, Sabrina, mon vieux tee-shirt s'est
déchiré en s'accrochant à un bout de tôle. Tu sais, ta clôture de tôles ondulées, ce
mur bancal métallisé qui a goûté bien des vents et des cyclones, et bien, il verse
maintenant tantôt à gauche tantôt à droite. Terre et madriers ne suffisent plus à le
maintenir droit. Té, messieurs-dames, pangare à celui qui ose s'aventurer
au-dessus de ce mur, ça peut être fatal !
Il chantonne :
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« La tôle fatale n'a pas fané ma souffrance... »
Prenant à témoin dans l'auditoire une cafrine en robe fuseau paillettes dont il pense
qu'elle pourrait partager son point de vue :
« Vous savez, les clôtures, les baros, y en avait des tas, de toutes les formes,
de toutes les couleurs à Halte-là, un grand amayage de bric, de broc et de
moques bigarrées comme chez Patrick Kontryman. Sa clôture de tôles
ondulées était peinte en jaune, rouge et vert. Il avait écrit en noir sur un
carton pendillé à l'entrée : « Bienveni ché Kontryman ». Et, fier au dessus du
baro en contreplaqué, un drapeau aux couleurs rasta ...
Kontryman vendait des tisanes, des plantes multiples et des bocaux de piments. Des
gens, beaucoup de jeunes gens d'ailleurs, venaient de loin se procurer ses plantes
médicinales. A croire qu'elles étaient bénéfiques et efficaces, ça ne désemplissait
pas chez lui.
« Il faut comprendre, messieurs-dames, que, dans notre cour, la plupart des
maisons étaient collées les unes aux autres. A l'époque, nous, on n'avait pas de
clôture. Toute la famille vivait là, les deux frères et deux soeurs de ma mère et
nous. Ils étaient tous en ménage avec un tralé d'cousins-cousines. Le grand-père
et la grand-mère qui avaient tous deux la diabète étaient décédés l'un après
l'autre et avaient laissé leur case au dernier p'tit frère, Tonton Valère. Moi,
marmay, je rêvais d' une maison en béton comme celle d'Henri Soupra en bas
de la Rivière des Galets avec un gros baro forgé et deux bels lions blancs de
chaque côté. »
Ne se rendant pas compte qu'il oublie dans sa rêverie, son auditoire, il se balance
alors, les mains ouvertes à la hauteur de la poitrine, marquant son rythme intérieur
et lance :
Tôle qui poique, moi je craque
Boum boum,
Sueur !
Tôle qui craque, moi les claques
Boum boum,
Peur !
Tôle qui s'envole, moi je vole
Boum boum,
Mol !
Là-bas sous la tôle,
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Boum boum,
Ça roule,
Boum boum,
Ça coule
Boum, boum,
Ça s'écroule
La-bas sous la rouille,
Que de brouilles
Que d'embrouilles !
Boum boum
Boum boum ...
*******************
- « Nou sa va la Rivière? Ou vyin ek nou ?
- Là ? Toudswit la? Non pa zordi, momon i vé pa. Mwin na in tacon travay
pou fé! Demain c'est la rentrée.
La mère de Sabrina hurle à l'intérieur de la maison.
−
Sabrina rant' la kaz ! Mwin la finn di a ou : hein, arèt trèn' ek bann
parésélà. Alé fé out travay lékol !
*******************
Balançant maintenant les épaules, les yeux mi-clos, il scande, marquant les rimes
au gré de ses pulsions.
- « La tôle fatale n'a pas fané ma souffrance, les tôles bouillent toujours
sous la misère et les gens rouillent encore dans cet enfer. Tu vois, Sab,
nos idéaux nous unissaient. Le poing levé, la rage au coeur, toi, t'y croyais
parce que cette houle de violence où tourbillonnaient les coups, les cris, tu
disais qu’elle nous emprisonnait, mais, alala ! Non té ! Nous, on
n's'laisserait plus enfermer ! Tu m'emportais alors sur une vague de liberté
insouciante, vacances permanentes sur un récif de cases bidonvillées
fruitées de mangues, letchis, caramboles, avocats, sapotes et consoles. Ta
peau sapotille brillait, ta voix shakwat vibrait car, à l’époque, tu ne
léchais pas ceux qui chiaient sur nous, eux là, carambolage d'avocats, de
despotes, de riches qui nous bananent ! »
Un rire spasmodique le secoue brutalement :
- « Tu t'souviens du rassemblement du PCR où ton oncle te traînait ? La
commune organisait les réunions le samedi après-midi dans une vieille
maison délabrée. Les « employés la mairie » ratissaient les ruelles du
quartier pendant la semaine. Ils monnayaient les discours de quelques
militants passionnés en échange d'un T-shirt, à l'effigie de Ti-Paul.
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Calamité, modernité, nécessité de ne pas oublier les blessures du passé,
… capitalisme, colonialisme, idéalisme, misérabilisme… Ce qui
m’intéressait, moi, c'était de jouer aux cannettes. Toi, la fillette toute sage,
commune image d'un autre âge avec ta robe, tes rubans roses, rose au
milieu des calicots, tu restais dans ton coin, tu déchiffrais les paroles des
grands sur des lèvres imprégnées de haine, de colères et d'alcool. »
Au fil des sobatker, leurs voix s'étaient jointes aux cris de dépitation, de désolation
comme ceux de tonton Loute qui giclaient sur leurs têtes :
- « Mè, kosa ban zélu i fé pou nou ? La mizèr lé toujour la ! »
Tout l'auditoire l'accompagnait, hurlements sonores, éructations. Chacun puisait
des exemples autour de lui, larmoyait sur les misères de la vie de tous les jours.
Et quand venait la collation, bonbons coco, café pays servis sur un vieux plateau
rouillé, on entonnait en coeur l'Internationale.
- « Pour toi, avenir rimait avec promesses, pour moi, avec détresse. Croire
à notre chance, réussir, mais sans trahir, juré craché ! Dis-moi, Sab, où
sont passées tes chimères d'enfant, tes rêves de revanche, ton
ressentiment, la houle de ton corps sage qui ravageait les guêpes de mon
cœur, la haine qui agaçait la patte lézard de mon esprit ? Briser les
chaînes, rêver de cabales, abattre les murs... Oté Sabrinaaaaaaaa ! »
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Mémoire, logique et facteur chance avaient longtemps permis à Ti'Kock de
surfer à la crête des vagues. Des fois même, pour tenir le cap de son errance
scolaire, il avait dragué les bonnes réponses sur la copie de ses voisins. Il échoua
tout naturellement, en première sur les brisants du bac de français.
Dans le reflux du redoublement, il retrouva Sabrina. Elle passait son temps au
C.D.I. Il la collait aux basques en permanence. Pour l'épater, il travaillait même
chez lui. On ne le reconnaissait plus, lui qui jusque-là passait son temps à
vavanguer et à se prendre la tête avec son père jusqu'à pas d'heure.
Le jour du résultat du bac, Sabrina stressa, c'était limite agaçant : c'était évident
qu'elle l'aurait son bac et avec mention ! Ti'Kok ne voulait pas le dire, mais il
craignait plus ses résultats à lui. Le surveillant venait d'accrocher le palmarès ...
Sabrina l'avait pris par le bras pour l'emmener vers le tableau d'affichage.
« C'est bon, on verra après, dit-il en s'arrêtant sec. On peut attendre un instant. T'as
vu la foule ou quoi, même au bazar, na pwin tan dmoun ! »
Quelques instants après, sabrina lui sautait au cou, sa mention très bien lui
assurait une super prépa en métropole. Ti'kok, mention passable, ne s'en sortait pas
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si mal.
Voilà, Sabrina allait partir en métropole. Il devait trouver un moyen de la suivre.
Lors d'un salon du travail, il apprit que la SNCF recrutait encore des domiens. Bon
plan pour sauter la mer !
Mais la nonchalance de l'hôtesse à l'enregistrement fit qu'ils ne furent pas assis
l'un à côté de l'autre. Il n'hésita pas, après le décollage, à la rejoindre mais la belle
était ailleurs, elle organisait son voyage. A l'aéroport Charles-de-Gaulle, il lui vola
un baiser tandis qu'elle lui glissait dans la poche le numéro d'un cousin qui pourrait
l'accueillir.
Bien sûr, il perdit le précieux sésame, et avec, l'hospitalité créole et le contact
avec son amie. Il ne la revit jamais plus. Deux longues années passèrent. La
Réunion lui manqua tout d'un coup. Les trains, ça n'était pas pour lui. D'ailleurs, il
n'y avait pas de train dans l'île. Il chia avec ça.
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Monsieur, monsieur, suivez-nous, s'il vous plaît ... Monsieur, monsieur !
Saisi par une déferlante d'applaudissements qui ricochent contre ses tempes, il croit
voir à travers le voile déchiqueté de ses yeux Jennifer, sa copine vigile, et Fifty
Cents. Non, c'est pas lui, mais qu'est-ce qu'il lui ressemble ! C'est Kléri, un cafre
costaud qui lui écrase l'épaule et le pousse vers la sortie.
- « Té, Tikok ! Kèl bébèt la grimp si ou ? Ma la di a ou rest trankil, é ou,
non ! I fo ou fé romark a ou ! Lo patron la demand a mwin kisa la lès
antré lo lartisla ! Mi té koné pa ! Li la di a mwin kom sa nena in moun lé
po fé in lespektak i rakont la mizèr Sabrina la travèrsé avan li la dni in
star. Li la di nout dé Kléri : "alé rod bougla, don' a li san éro. Di a li pas
mon biro somèn proshèn". E sa lété ou alor ! Té, Ti'kok lo sézisman ou
la fé guingn a mwin ! Alé, bar a ou aster ! Rès pa la, bar a ou vitman !"
Sabrina n'est plus là, il n'y a plus personne d'ailleurs, tous partis à l'appel de
l'animateur vers la salle de projection pour une présentation de la future RHI.
Complètement sonné, Ti'kok se laisse pousser jusqu'à la sortie. Sous le porche
d'entrée, hagard, il serre sans s'en rendre compte les cent euros.
- "Ti'kok ... Ti'Kok !
Il la voit, à travers la pluie qui tombe sans prévenir chassant les derniers invités.
Elle est là, de l'autre côté de la rue, appuyée contre une voiture sous un gigantesque
parapluie multicolore. Elle rit :
- "Je ne t'ai pas oublié, Ti'Kok ! Comment veux-tu ? Viens, vyin vitman !"
Le marmaille n'en croit pas ses yeux, ni ses oreilles ni son corps qui frémit, tremble
sous le froid de la pluie qui sinue dans le cou et détrempe les linges. Il prend son
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élan et se jette dans la rue. Le choc dans la poitrine est violent, l'étoile par dessus le
coffre et la réception sur le goudron fracassantes. Il aurait voulu le faire, il n'y serait
jamais arrivé, même pour épater ses dalons.
Té ! La gamelle !
Boum, boum,
Boum, boum
...
Boum.
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