ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livres I, VI et X Le bonheur et l
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ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livres I, VI et X Le bonheur et l
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livres I, VI et X Le bonheur et l’action Stage de formation continue des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles Organisé du 19 au 20 novembre 2013 et du 15 au 16 janvier 2014 Matinée de travail collectif conduite par Vincent SULLEROT Compte-rendu de Jeanne Szpirglas Vincent Sullerot débute la séance par la présentation des livres I et VI de l'Ethique à Nicomaque et des remarques portant sur l'ordre variable des chapitres de l'ouvrage. L'introduction souligne le sens de l'éthique conformément à la distinction que propose Paul Ricoeur entre l'éthique conçue dans une perspective téléologique et la morale affirmée dans sa dimension prescriptive. L'éthique d'Aristote souscrit bien à cette distinction, proposant une morale du « il faut » et non du « tu dois », habitée par la reconnaissance de la contingence des choses et de la finitude des hommes. Cette « philosophie des choses humaines » n'est pas toutefois dépourvue d'ambiguïté puisqu'elle reconnaît la finitude tout en appelant à « s'immortaliser » autant qu'il est possible, ambiguïté qui se retrouve dans la tension entre la vie éthique et la vie contemplative. Le premier texte étudié est extrait du livre I et traite du bien auquel tous les êtres aspirent. De ce souverain bien – expression qui est un héritage des traductions latines, en grec to ariston signifie le meilleur et met l'accent sur la comparaison – les conceptions divergent mais il n'est pas un genre ou une forme séparée. La science du bien est donc impossible mais aussi inutile pour bien faire car le bien ne peut être fait qu'en particulier dans la production comme dans l'action. Selon un schème technique, il doit exister une vertu ou une excellence qui permette à l'homme d'accomplir sa fonction propre : l'activité de l'âme raisonnable. La comparaison avec la production Le texte est structuré sur une comparaison, et une spécification du domaine de la production dont la norme est l'art, et du domaine de l'action qui est ici son objet propre. La production a son effet en dehors de l'agent, l'action a son effet en lui-même ; elle est intransitive. L'art concerne un devenir, or ce qui devient est affecté par la précarité et la contingence. L'art est donc lié au possible. La rigueur semble bien nécessaire dans l'art mais la production de l'artisan est comme modulée par le matériau auquel il faut s'adapter. C'est à partir de cette nécessité de l'adaptation de l'artisan que la comparaison devient analogie. Peut-on penser une règle de l'action ? Le livre I est émaillé de remarques de méthode et traite donc conjointement du bien et de la façon dont discours et pratique doivent se régler sur la nature des choses, fut-elle incertaine. De quelle précision est susceptible la philosophie pratique ? Parce qu'elle a rapport à ce qui se produit le plus souvent et résulte de l'expérience, elle ne peut rien déterminer avec nécessité. Mais la contingence du monde n'exclut pas des régularités fréquentielles soit une forme de fréquence relative donc au fond de constance. On peut donc approcher de la vérité « d'une façon grossière et approchée ». Méthodologiquement, la modalité se conserve des prémisses à la conclusion : de ce qui est indéterminé, la règle aussi est indéterminé. La règle conserve donc une part d'indétermination qui fonde l'approximation du discours mais non de l'action qui ne supporte pas l'approximation. L'action suppose de descendre au cas particulier ultime, infime, de faire consister la connaissance générale dans la reconnaissance de la singularité des situations. Il y a bien un impératif de précision en ce sens, mais non d'une exactitude mathématique. La précision s'applique notamment à l'identification du moment propice ou kairos. Il sait guetter ce moment et ces circonstances qui « tombent à pic ». Cette forme paradoxale de précision est également à l'oeuvre dans l'application de la loi qui doit comme la règle de Lesbos, épouser les irrégularités pour produire un tout ordonné. C'est en quoi consiste l'équité (cf intervention de J.M. Muglioni). La culture La culture est impliquée dans la formation du jugement : être cultivé c'est porter un jugement qui tombe juste (Parties des animaux, livre I). Paradoxalement, l'éducation et la culture sont requises pour renoncer au géométrisme et saisir la pluralité irréductible des discours. L'homme cultivé sait ne pas tout confondre. Mais la généralité de la culture générale ne peut résulter que de l'expérience de la vie, ce qui rend impossible aux jeunes gens d'accéder à la sagesse pratique. S'ils ne peuvent posséder la prudence, la réussite leur est ouverte dans les sciences abstraites qui ont affaire à des réalités séparées. La prudence La phronesis se rapporte à cette partie de la raison tournée vers l'action. Le désir est l'instance motrice car la raison délibère mais ne meut pas. La prudence réalise donc une synthèse pratique par où l'intellect désire ou le désir raisonne. La notion de volonté n'est pas présente chez Aristote. C'est ainsi que le dernier moment de la délibération coïncide avec le moment de l'exécution sans l'intermédiaire d'un vouloir. Les expressions « contre son gré » et « à son gré » s'appliquent également aux animaux. C'est sans doute la valorisation moderne de la liberté de la volonté qui a fait tomber la prudence en désuétude. La prudence est une vertu active. « disposition accompagnée de raison tournée vers l'action et qui porte sur les biens humains. » tournée vers le futur qui est contingent. Le prudent Aristote invite à se tourner vers les exemples d'hommes prudents et notamment Périclès. La prudence ne se comprend en effet que par l'homme prudent. La prudence n'est rien en dehors du prudent. Ce dernier se fait en lui-même dépositaire de l'humanité qui se constitue dans son acte et se distingue de l'habile qui sait agir conformément à ses propres fins et tourner les situations à son avantage. Sa disposition à la vertu est acquise, ce qui signifie que devenant interne au sujet, elle ne peut être oubliée. Elle ne relève pas pour autant de l'application mécanique d'une règle. 2 Antoine LÉANDRI La place de l'amitié dans l'Ethique à Nicomaque, Livres VIII et IX L'éthique à Nicomaque présente un paradoxe : l'amitié parfaite, véritable, a pour objet la vertu mais on aime aussi l'ami pour ce qu'il est. L'amitié consiste donc à aimer quelqu'un pour ce qu'il est et/ou à aimer quelqu'un pour sa vertu. Nature de l'amitié Aristote parle de l'amitié comme d'une certaine vertu mais qui ne relève pas d'une disposition. Le courage est par exemple une disposition dans la durée. Par deux aspects au moins, il est difficile de penser l'amitié comme une disposition : elle suppose en effet deux individus. Il s'agit donc d'un prédicat à deux places. Or comment acquérir une disposition à deux ? Ensuite, on est ami en acte et non en puissance. Socrate avait tort de réduire la vertu à un savoir mais il avait raison d'associer la vertu au développement d'un certain type d'intelligence (livre VI). Les deux sont en effet étroitement liés, entrelacés. L'habileté ou intelligence technique se transforme en phronesis sous l'effet de la vertu (VI, 13), mais la vertu naturelle, sous l'effet de l'intelligence, se transforme en vertu éthique. Chacune des deux est l'effet de l'autre. L'amitié est vertu si on est ce dont on ne peut être séparé. L'amitié parfaite présuppose la vertu or comme toutes les catégories se disent de la substance, toutes les catégories de l'amitié se pensent par rapport à l'amitié parfaite qui en donne le sens directeur soit celui qui commande la compréhension des autres sens. L'amitié parfaite surgit comme un événement dans une vie. Mais la vie en société qui est nécessaire à l'acquisition des vertus éthiques, favorise indirectement l'amitié parfaite. L'amitié est vertu parce qu'elle n'a lieu qu'entre des hommes vertueux. Le Livre IX (9) demande si l'homme vertueux a besoin d'amis. Il a besoin d'amis pour s'encourager à la vertu, dans une relation spéculaire qui parachève sa vertu, de même que le plaisir parachève la vertu sans en être la conséquence logique. L'objet de l'amitié Aime-t-on l'autre pour ce qu'il est ? Si on aime une personne pour ses qualités, on n'aime finalement jamais personne, conclut Pascal comme une conséquence de la présupposition d'un moi substantiel (Pensées, Fragment?). A moins de considérer par quiddité ce que l'essence a de spécifiant, la socratéité de Socrate. L'amitié véritable ne vise pas une qualité ni l'être même de l'ami. Comment comprendre dès lors que son objet soit la vertu et l'articuler avec la proposition précédente ? Qu'est-ce qui permet de dire qu'aimer un homme pour son être, c'est la même chose que l'aimer pour sa vertu ? En premier lieu, c'est que la vertu est unificatrice. Elle unit d'une part et bien souvent les vertus entre elles, elle unit également l'intelligence et le désir. Le méchant est insaisissable. Le vertueux est proprement quelqu'un, et l'unité de la vertu fait de lui un être tel que Etre et Un deviennent interchangeables. En second lieu, la vertu nous donne de la stabilité. Le bonheur ne saurait être conçu sans cette durée ; il n'y a pas à proprement parler d'instant heureux. C'est pourquoi la question se pose quant au bonheur de Priam et la possibilité de le déterminer au terme de son existence. Cette détermination ressortit d'une identité narrative, du récit qu'on peut faire de sa propre vie. Aristote montre qu'il y a un moyen d'échapper aux aléas de l'existence et à l'aporie 3 de Solon : la vertu. Elle délie en effet notre bonheur des circonstances et se pérennise en nous comme une seconde nature. Se trouve ainsi résolu le problème de Pascal : aimer l'autre pour sa vertu, c'est l'aimer pour quelque chose d'inaliénable, d'inoubliable. La vertu n'est pas oubliable parce qu'elle fait partie de soi. Mais ceci suppose un exercice et une habitude qui en fassent non seulement une disposition acquise mais une disposition irréversible. Du reste, on aime quelqu'un pour ce qu'il a fait de sa nature et non pour ce que la nature a fait de lui. L'amitié et individualité Si c'est la vertu qu'on aime en chacun de ses amis, alors on rencontre en eux le même et au lieu que l'amitié soit la rencontre de deux singularités, elle est la convergence de deux vertus parfaitement rationnelles. De l'amitié à la philanthropie, la conclusion devrait être bonne. Or l'amitié d'Aristote a pour objet l'individu. L'idée non de subjectivité mais d'individualité est bien présente en Grèce et Arendt commente en ce sens la formule d'Homère : les hommes sont appelés les mortels. Dans le monde homérique, les hommes sont mortels parce que la naissance de l'un ne remplace pas la mort d'un autre. La réalité individuelle est une réalité irremplaçable. Cette individualité se traduit par une amitié envers soi-même ou amour de soi (philautia), dont la structure est identique à celle de l'amour de l'autre. Personne ne choisirait de posséder tous les biens de la terre au prix de perdre son identité. Si l'objet du désir n'est pas nous mais Dieu, il est inutile de le désirer. Dieu peut être conçu comme la lumière qui nous éclaire ; nous sommes alors des intellects patients. Les averroïstes pensent que ma singularité disparaît avec moi et que c'est là la conception d'Aristote. Demeure ce qui n'est pas de l'ordre de l'individualité. Mais le désir de l'homme ne peut pas se satisfaire de l'existence de Dieu après notre mort. Nous sommes certes des êtres dont le propre est de posséder une partie divine et nous devons en ce sens nous efforcer de devenir ce qui est autre en nous. Mais cette divinisation ou immortalisation ne doit nous conduire à perdre notre individualité et la vie éthique consiste précisément dans la reconnaissance de ce qui nous échoie. L'identité personnelle n'implique pas l'identité substantielle mais la possibilité de répondre : c'est moi qui l'ait fait ou c'est à moi de le faire. Ce n'est pas non plus une question de singularité et c'est peut-être pourquoi la vertu désigne l'excellence qui m'est propre et qui coïncide néanmoins avec ce que nous avons en commun. On retrouve la différence entre l'essence de Socrate, son humanité et sa quiddité, la socratéité, qui est une certaine façon d'accomplir la première. Il y a de la rétrospection dans la détermination de la quiddité, d'où la question de Solon sur Priam. C'est le temps, éventuellement lu à rebours, qui permet de passer du générique au singulier. Sophia et phronesis sont les vertus qui correspondent à la vie contemplative et la vie active, qu'il ne faut pas penser opposées. Il y a bien une tension entre l'ici et maintenant de la vie éthique et une vie contemplative qui doit maintenir l'individualité. 4 Jean-Louis POIRIER, Sur l’acte volontaire, ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livre III, ch. 7 Compte-rendu de Vincent ALAIN Références Platon, Protagoras, 345d- 358d ; Gorgias, 467c (et suiv.) et 509e (et suiv.) ; Ménon, 77b à 78, Les lois, livre 5, 731 (et suiv.), et livre 9, 860 d. . Aristote, Éthique à Nicomaque, livre III, chap. 7 et livre VI, chap. 12, livre VIII, chap. 3 à 5. Sur le Syllogisme pratique: Éthique à Nicomaque, livre VII, chap 5, 1146 b et suiv.; De anima, troisième partie, chap. XI, 435a-16 ; Mouvement des animaux, chap. 7, 701a et suiv.. I. Fil conducteur Aristote est aussi platonicien que Platon, peut-être plus. Le titre du chapitre 7 du livre III discute donc un thème platonicien : « nul n’est volontairement pervers, ni malgré soi bienheureux »1 . Cette citation n’est pas de Platon. Elle renvoie cependant à l’approche intellectualiste de la vertu par Socrate. La vertu est une science. Faire le bien exige de le connaître. Aristote ne s’inscrit pas en faux contre cet intellectualisme. Il en précise l’analyse spécifique en entrant dans des détails que Platon n’examine pas. Il est donc nécessaire de repartir de Platon. II. La vertu comme science selon Socrate L’occurrence la plus importante se trouve dans le Gorgias en 467b. Il s’agit d’établir que le tyran ne fait pas ce qu’il veut. Il fait ce qui lui apparaît le meilleur. Cette thèse deviendra la « formule » bien connue « des écoles »2 , nihil appetimus, nisi sub ratione boni. Le problème est ici celui de la fin et des moyens. La volonté porte sur la fin et non sur les moyens. Socrate en conclut que le tyran ne fait pas ce qu’il veut, si la fin recherchée lui est désavantageuse. Le tyran est ignorant. Il ignore où se trouve son avantage (Ménon 77d). Le tyran commet donc une erreur de jugement. Elle s’apparente à une erreur de calcul. L’attrait du plaisir n’explique pas, comme le croît Calliclès, la recherche par le tyran de la puissance et du pouvoir. Le comportement du tyran s’explique uniquement par un jugement faux. Le tyran n’a pas compris que la toutepuissance représentait pour lui un dommage. La tyrannie ne relève donc pas de l’affect, mais de l’intellect. Bref, l’ignorance est la cause de l’acte mauvais. Ce n’est pas une pulsion qui nous pousse au mal, mais une analyse défaillante (Protagoras 358c). Aristote rejette-t-il cette thèse en affirmant que le vice « dépend aussi de nous »3 ? III. L’acte volontaire selon Aristote Aristote reprend les analyses de Platon. Aristote est platonicien au sens où il reprend les mêmes problèmes que Platon et il les résout en demeurant socratique. Aristote propose 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 7, 1113b, 15‐16. 2 Kant, K.p.V., V., A.K., 59. 3 Aristote, op. cit., III, 7, 1113b, 6‐7, trad. Tricot, p. 140. 5 donc une analyse encore plus intellectuelle des comportements humains. Il fait avancer l’intelligence du problème jusqu’à son degré le plus extrême. Deux choses sont à relever dans l’analyse d’Aristote : l’opposition de la liberté à la contrainte et le syllogisme pratique. a. La contrainte Aristote ne se place pas au niveau des intentions, mais du résultat de l’action. L’involontaire suppose deux déterminations : la contrainte et l’ignorance. L’action est contrainte lorsqu’il n’y a aucun concours de l’agent. Or, il y a toujours un principe extérieur. L’agent est toujours déterminé par quelque chose. Une action a donc toujours des circonstances. Agir contre son gré, ce n’est donc pas agir nécessairement involontairement. Ainsi, le marchand qui jette sa cargaison ne le fait pas de gaieté de cœur, son acte est cependant volontaire. La liberté suppose le choix. Lorsque le bien est choisi en connaissance de cause, il est intériorisé. Il est devenu mien. Or, L’ignorance de l’avantageux rend-elle l’acte involontaire ? Aristote reprend l’analyse socratique de l’ignorance. L’ignorance ne supprime pas l’imputation de l’action, mais elle fait excuse. L’involontaire suppose donc à la fois la contrainte et le refus. L’acte est ainsi involontaire lorsqu’il appelle le repentir. La liberté repose sur l’intériorisation du principe moteur. Le syllogisme pratique permet d’en approfondir l’analyse. b. Le syllogisme pratique Le texte du De motu animalium (chap. 7, 701a sq.) présente le plus clairement le syllogisme pratique. L’important est de comprendre que la mineure du syllogisme porte le moment de la délibération ou de la réflexion. L’action irréfléchie, celle de l’homme comme de l’animal, se passe de syllogisme. Il n’y a dans ce cas aucune représentation, c’est le mouvement des animaux. Dans l’action réfléchie, par contre, ce n’est pas le désir qui est moteur, mais la représentation de soi dans le syllogisme. Car, c’est avant tout l’opinion qui détermine le désir. Ainsi, l’intempérant n’est pas emporté par ses désirs, il suit une autre règle que celle de la tempérance. L’intempérance est donc bien une ignorance. C’est la raison pour laquelle la bête ne peut pas être intempérante. Le syllogisme pratique est avant tout une appropriation de l’acte. Il ne faut donc pas interpréter la volonté dans un sens moderne. Le vouloir, c’est la compréhension. La responsabilité passe par le savoir. Conclusion La vertu et les vices sont volontaires. Socrate n’a jamais dit le contraire. Cette analyse aristotélicienne de l’acte volontaire ne s’oppose donc pas à la thèse nul n’est méchant volontairement. Pour Socrate, le tyran n’est pas innocent. Socrate critique l’image de toute-puissance attachée au tyran. Il y a là l’ébauche d’une doctrine de l’aliénation : comment peut-on vouloir ce qu’on ne veut pas ? Pour Platon comme pour Aristote, le savoir est une condition nécessaire de la vertu. Aristote toutefois complète en montrant que cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il analyse alors les conditions du volontaire, c’est-à-dire de la compréhension du bien. Cette compréhension de l’avantageux a des degrés et ces degrés décrivent des niveaux de responsabilité. Dès lors, pour Platon comme pour Aristote, sans intelligence, il n’y a pas de courage, ou bien ce courage est celui des bêtes. 6 Pierre-Marie MOREL, Vertu et sociabilité dans l’Ethique à Nicomaque Compte-rendu proposé par Juliette Ferrer Dans son ouvrage The virtue of Aristotle’s Ethics (2009) Paula Gottlieb propose une relecture de l’Ethique à Nicomaque à la lumière de « l’éthique de la vertu » développée par Elizabeth Anscombe. Dans cette perspective, l’éthique aristotélicienne permet de tenir une position intermédiaire entre le « formalisme kantien » (ou morale déontologique) et l’utilitarisme inspiré de Mill (qui est un conséquentialisme). « L’éthique de la vertu » insiste sur l’importance du caractère de la personne (êthos), les actions étant l’émanation des vertus personnelles, des traits caractéristiques d’une personne. Sans nier la pertinence de cette application de « l’éthique de la vertu » à l’éthique aristotélicienne, Pierre-Marie Morel insiste sur le fait que, pour Aristote, la vertu n’a d’effectivité que dans son accomplissement dans l’action. Or « l’éthique des vertus », telle que la propose P. Gottlieb, prend bien en compte l’action du sujet mais le souci d’autrui y est présenté comme second (dérivé) par rapport au souci de soi : le souci de sa propre réalisation morale doit précéder le souci d’autrui. Pierre-Marie Morel propose de confronter les notions de vertu et de sociabilité pour réfléchir à ce qu’il appelle l’« aporie de l’altruisme » : qu’est-ce qui me conduit, dans la vertu, du souci que j’ai d’être une personne vertueuse, au souci du bien d’autrui ? Puisque nous sommes en effet des « êtres politiques » et la sociabilité nous est en quelque sorte naturelle, que faire de cette sociabilité dans la culture de la vertu ? Pierre-Marie Morel admettant que la conception aristotélicienne de la vertu apparaît d’abord comme une théorie des dispositions personnelles, une activité de l’agent en vue de son bien propre, il a commencé par rappeler quatre arguments qui soutiennent cette thèse et qui expliquent que l’éthique aristotélicienne, en tant qu’éthique personnelle, ait pu être réinvestie par les lectures de « l’éthique de la vertu ». Mais en rappelant qu’Aristote insiste sur la communauté et les activités qui lient l’agent à autrui, PierreMarie Morel a choisi le statut de l’action comme fil conducteur de son exposé, en trois temps, pour montrer que l’action implique un rapport immédiat, et non dérivé, à autrui contrairement à la thèse soutenue par P.Gottlieb. Pierre-Marie Morel a commencé son exposé par l’étude de l’identification du bien et du bonheur dans le livre I de l’Ethique à Nicomaque pour montrer que, lorsqu’Aristote commence par définir le bien en terme de bonheur personnel, ce n’est en fait qu’une remarque préliminaire puisque, nos actions étant particulières, le bien ne peut trouver sa détermination que dans un contexte d’effectivité pratique. Il a montré aussi qu’Aristote définit paradoxalement l’autarcie d’un point de vue relationnel et aboutit à une détermination relationnelle du bien dans des actions effectives qui engagent autrui. Le bien implique donc autrui dans une dimension pratique et collective. Ainsi, si l’homme est bien l’auteur de ses actes individuellement puisque c’est ce qui fonde sa responsabilité, il n’est pas le seul auteur de son propre bonheur. Dans un second temps, Pierre-Marie Morel s’est efforcé de démontrer que la manière dont Aristote présente la vertu montre que celle-ci implique autrui, au moins au titre de paramètre nécessaire et irréductible, dans l’action vertueuse. Pierre-Marie Morel s’est appuyé sur le livre II de l’Ethique à Nicomaque où l’on assiste à un glissement de la 7 définition de la vertu puisqu’à partir d’une analyse proprement psychologique de la vertu Aristote va passer à une analyse plus directement pratique de celle-ci. Il a ainsi montré que si l’on suit ce parcours de la définition on aboutit à une intervention de la prudence et, avec elle, des conditions concrètes qui permettent d’atteindre le juste milieu et que ceci implique qu’on prenne en compte un certain nombre de paramètres parmi lesquels le rapport à autrui. Toutefois, pour P. Gottlieb, il ne s’agit que d’un rapport dérivé à autrui et cela ne réinscrit pas véritablement autrui au sein de la problématique éthique puisqu’autrui n’est qu’un des paramètres de l’action au même titre que le moment opportun. Pierre-Marie Morel s’est attaché à montrer, au contraire, dans le troisième et dernier temps de son exposé, que la question de l’amitié, telle qu’elle est développée aux livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque, permet de réinscrire la sociabilité dans la pratique vertueuse. Pour le démontrer Pierre-Marie Morel a choisi le problème du naturalisme comme voie d’accès à la problématique de l’amitié, pour se demander, si nous avons une tendance naturelle à vivre avec nos semblables, si la sociabilité n’est pas plus originelle que la vertu et si cela ne nous permet pas de tempérer l’idée selon laquelle l’éthique aristotélicienne serait une éthique personnelle. Cette hypothèse étant insuffisante, Pierre-Marie Morel s’est attaché à analyser l’analogie établie par Aristote entre la relation à soi et la relation à autrui pour montrer que cette analogie concerne directement la problématique morale puisqu’elle caractérise l’homme de bien dont la relation à son ami est la même qu’à lui-même. Il a enfin rappelé qu’Aristote insiste moins sur le fait que l’homme de bien s’aime lui-même mais plutôt qu’il faut qu’il s’aime lui-même et donc que la relation bonne avec autrui ne peut être dérivée d’une relation à soi-même comme donnée ou naturelle et qu’il n’y a de dérivation que fondée sur une conduite morale élaborée. Pierre-Marie Morel en a conclu que si l’éthique aristotélicienne n’a certes rien à voir avec la doctrine de la vertu chez Kant ou avec l’utilitarisme conséquentialiste, elle ne peut cependant être rapprochée de « l’éthique de la vertu », comme le propose P. Gottlieb, qu’à condition de souligner que la vertu ne trouve de l’effectivité que dans l’action ellemême et que cette action suppose un rapport à autrui qui n’est pas seulement accidentel ou secondaire. 8 Vincent SULLEROT : lecture des chapitres 6 et 7 du livre X de l’EN Compte-rendu de Nicolas Novion - 15 janvier 2014, matinée Cette partie du L. X ne conduit-elle pas Aristote à relativiser le bonheur proprement humain auquel les vertus pratiques semblaient mener ? L’identification du bonheur parfait et de l’activité contemplative n’exclut-elle pas les vertus éthiques de la vie heureuse ? 1) Chapitre 6 : la nature du bonheur comme activité de loisir est précisée par une comparaison avec l’activité ludique. Le bonheur est une certaine activité désirable en elle-même, et non en vue d’autre chose. Une vie heureuse est une vie de loisir. Or, le jeu semble désirable en lui-même. Mais si «nous avons besoin de relâche», c’est en vue d’autre chose que le jeu. L’analyse d’Aristote insiste sur le repos et le délassement dans le jeu, et son propos peut sembler manquer de réalisme (chasse et lutte, par exemple, ne sont pas de tout repos). Le jeu est un acte qui procure un certain plaisir, et il peut sembler se suffire à lui-même. Aristote insiste cependant sur ceci que le jeu est l’autre de l’activité. Le jeu est un moyen en vue d’un certain type d’activité. L’enfant et le tyran autonomisent le jeu, jouent pour jouer et non en vue d’autre chose que le jeu. Aristote réfute une opinion : la vie la plus désirable serait celle consistant à jouer comme un tyran, autrement dit à mener une vie de plaisir. Au contraire, il s’agit pour Aristote de montrer que la valeur du jeu est relative à l’activité qui le précède et le suit. D’où l’importance du kairos : il est bon de jouer quand on en a besoin, et dans une mesure correcte, en vue d’une activité. On ne vit pas pour jouer, mais on joue pour vivre : le jeu procure le délassement permettant de fournir le type d’effort (plaisant) nécessaire au bonheur. Le jeu n’appartient pas au loisir, mais au travail, dont il est le contrepoint. On remarque que l’homme d’Etat ne mène pas non plus une vie de loisir, dans la mesure où son activité n’est pas autarcique. La cité est autarcique, mais l’homme d’Etat dépend des autres. La question se pose donc de savoir si le spoudaios, lorsqu’il exerce les vertus éthiques (qui sont des vertus politiques), mène une vie de loisir. Nous sommes reconduits à la question suivante : en quoi consiste la vie parfaitement heureuse ? 2) Chapitre 7 : Aristote soutient que le bonheur parfait réside dans la contemplation, et plus précisément dans une vertu : la sagesse. L’activité contemplative possède toutes les caractéristiques du bonheur énumérées au L. I. En particulier, il s’agit d’un plaisir pur, d’une pure activité qui se suffit parfaitement à elle-même. L’autarcie n’est en revanche pas assurée par la vie politique, par le travail ou par l’exercice des vertus éthiques. En effet, tous les hommes vertueux (sauf le sage) ont besoin des biens extérieurs pour exercer la vertu. Le sage, au contraire, n’a pas besoin des biens extérieurs pour pratiquer la sagesse. La contemplation n’a pas besoin de bien extérieurs pour s’exercer. Qu’en estil alors des «collaborateurs», seul bien extérieur que mentionne Aristote dans ce chapitre ? L’homme parfaitement heureux a-t-il besoin d’amis ? Le vertueux a besoin de contempler son ami, alter ego vertueux qui lui permet de se réjouir du spectacle de sa propre vertu. Relativement à l’amitié, l’homme heureux (le sage) diffère-t-il de l’homme vertueux ou de l’homme juste ? Quoi qu’il en soit, la vie politique, en tant que vie vertueuse, semble entrer dans la constitution d’une pleinement humaine et heureuse. La tension entre vie active et vie contemplative n’est pas résolue : faut-il vivre ces deux vies (tout en sachant que la seconde a plus de valeur), ou faut-il vivre la seconde à l’exclusion de la première ? Aristote relativise-t-il la vie éthique, ou bien l’exclut-il de la définition de la vie parfaitement humaine ? Si «l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser», on peut se demander en quoi la contemplation peut s’identifier au souverain bien humain. C’est comme si le propre de l’homme n’était pas humain. En contemplant, l’homme s’identifie à la partie divine de l’âme. L’activité la plus heureuse pour l’homme est paradoxalement celle par laquelle il semble perdre son identité d’homme. 9 Anne MERKER : Aristote, Mortalité et Éthique, l’exemple insigne du courage Compte-rendu de Jeanne Szpirglas Anne Merker commence par préciser la nature de son approche philosophique ainsi que ses choix de traduction. Le bien n'a pas la connotation morale qu'il a prise ultérieurement et le terme, airesis, devrait plutôt être traduit par prise que par choix. La notion aristotélicienne de proairesis renvoie à l'anticipation mentale de la « prise » de la fin et la vertu est définie comme une disposition concernant la proairesis. I- L'éthique selon Aristote C'est Platon qui évoque l'ethos en l'associant à l'habituation (les Lois 792e). Aristote forge le terme ethike. L'Ethique à Eudème assimile l'ethos au caractère : « la qualité de ce qui dans l'âme n'est pas rationnel mais qui est capable de suivre la raison selon une raison prescriptive » (II, 1220 b57). L'ethos est une certaine qualité du désir puisque le désir est cette faculté de l'âme humaine capable de suivre ou de ne pas suivre la raison. Mais tandis que chez, Platon, l'hétérogénéité de la raison et de l'irrationnel rend indispensable la médiation de l'extériorité de la loi et de l'éducation, Aristote pense une analogie entre les opérations du désir et celles de la pensée. Le désir produit deux opérations : fuir, poursuivre. La pensée affirme et nie. Le désir sans logos affirme en poursuivant : c'est bon ; et inversement. De la pensée rationnelle entre dans la désir parce qu'on pense la fin et les moyens de l'atteindre. Il n'y a pas d'éthos sans désir donc pas d'éthique sans désir. Or comme cet ethos existe chez les animaux, on doit aussi leur reconnaître du désir soit une faculté désirante qui réagit à des impressions externes. L'éthique de l'homme repose sur la relation du désir à la raison. Si l'être humain n'avait pas de raison, il aurait encore de l'éthos en un sens affaibli. Ainsi la spécificité de l'être humain, ce n'est pas la raison mais le fait de combiner du désir et de la raison. Parmi tous les vivants qui vont de la plante jusqu'aux dieux - le dieu a de la pensée mais pas de désir puisqu'il n'a pas de manque ; l'animal a du désir mais pas de penser - ce que l'homme possède en propre, c'est cette conjonction des deux. Ce maillon qu'est l'être humain, est l'entrelacement de deux autres maillons (le divin et l'animal) et c'est là que se constitue la sphère proprement humaine de l'éthique. Or il n'y a pas de désir s'il n'y a pas du manque, ce que dit la notion d'aporia, embarras, impasse, privation de chemin. On ne peut pas emprunter le chemin qui pourrait nous approvisionner ; selon un registre initialement commercial. Ce manque, Platon le décèle dans l'existence même du désir (Discours d'Agathon dans le Banquet). Et la philosophie se reconnaît comme la pensée du dénuement de la pensée, du manque de la pensée. Le manque d'ailleurs concerne aussi bien les choses inanimées et signifie alors (endeia) être en défaut par rapport à une perfection ou une plénitude. L'endeia se dit des êtres qui n'ont pas atteint leur fin, qui sont comme la vie humaine aimantée vers une fin en tant qu'ils ne la possèdent pas. De ce point de vue, il n'y a pas lieu d'opposer désir et besoins : le besoin est la source d'où peut jaillir le désir. Mais Aristote se préoccupe assez peu de remontée au-delà du désir ; il conteste d'autre part que le plaisir soit lié à un manque. Approche par les expressions linguistiques de l'injonction morale Pour la pensée morale des grecs, l'injonction morale ne se dit pas prioritairement par le devoir. La notion d'obligation n'est pas inexistante mais elle n'a pas la portée qu'elle a prise depuis Kant. L'injonction prend sens par la condition de l'endeia, ce à quoi il faut quelque chose : aux dieux, il ne faut rien. Le falloir découle donc de la faille. Obliger signifie tenir quelqu'un dans une situation de dette, en faire son obligé dans une logique de la dette qui marque la pensée morale grecque. Toutefois, l'éthique ancienne n'est pas prioritairement fondée sur la relation à autrui et « falloir » est bien un impersonnel. 10 Chaque individu est en relation avec sa propre défaillance et à ce mélange d'être et de non-être propre à l'être en devenir. Le bien est parfois exprimé par le beau comme dans l'expression « c'est pas beau de mentir ». L'image désigne la beauté du comportement et pour les grecs, il peut s'agir aussi de son éclat. II- la tâche éthique Le « il faut » oriente le désir dont le but, dit Platon, est de s'approprier l'objet, de réussir la prise pour prendre ce que l'on désire. On peut ainsi voir toute l'éthique comme une entreprise pour satisfaire le désir et en premier lieu déterminer l'objet de cette satisfaction. Encore celle-ci ne supprime-t-elle pas le besoin d'être satisfait. Car le besoin est une condition. Or cet objet qui promet une pleine satisfaction n'est autre que le bien. Le Philèbe souligne l'autosuffisance du bien : le bien est ce qui se suffit à lui-même et ce qui suffit à celui qui l'a poursuivi. Le bien de l'être humain s'y identifie au beau moral. La vertu aristotélicienne se dédouble : elle est vertu en puissance ou vertu en acte ce qui permet de dire que le bien de l'être humain est la vertu mais que la vertu ne coïncide pas avec le bien de l'individu. La vertu met la chose dans son état d'excellence. C'est aussi trouver le milieu, la médiété et s'en saisir comme l'âme d'Ulysse cherche, trouve et se saisit de son genre de vie. Le courage Platon, dans le Lachès, établit une liste des courageux. Aristote commence l'étude des vertus particulières par le courage selon une approche qui n'est plus extensive. Ainsi le courage politique consiste à endurer les dangers à la guerre non pas seulement parce que c'est beau de l'endurer, la loi y oblige et les chefs l'ont commandé. Aristote ressert le courage sur le face à face avec la mort. C'est également une façon de prendre à rebours l'opinion de son temps. Le courage conduit à l'absolue déprise de soi, d'où sa place insigne dans le système des vertus. Mais seul en est capable l'homme vertueux qui fait de la déprise, son airesis. Jean-Michel MUGLIONI, L'équité au livre V Compte-rendu de Jeanne Szpirglas) La tradition présente souvent Aristote comme un empiriste et insiste sur son opposition à Platon. Le passage sur l'équité semble à certains égards une reprise des Lois et du Politique de Platon. L'équitable désigne l'homme de bien et l'équité n'a pas le sens qu'il a pris dans notre droit positif. Au lieu d'une contradiction en effet, l'équité représente pour Aristote la vérité du droit, ce dont témoigne la question de l'application de la loi aux cas particuliers. Le pouvoir du juge se déduit de la nécessité même du jugement qui subsume le particulier sous le général. Et l'absence d'automaticité de l'application des lois justifie le pouvoir qui lui est accordé. L'usage des termes « Les choses qui semblent à tous bonnes, nous disons qu'elles sont bonnes » (X, 2). Nous devons faire confiance au parler ordinaire ce qui n'équivaut pas à rechercher en tout le consensus et pas davantage à ne se fier qu'aux opinions. L'usage commun de la langue dit l'être des choses et c'est ce que doit reconnaître l'analyse métaphysique de ce qui est. Les opinions peuvent être droites et il n'y a donc pas lieu de les mépriser ni de dénier que les hommes puissent être sensés. La vérité est en effet l'élément même où nous naissons. 11 La lettre et l'esprit de la loi L'équitable signifie une bonté supérieure au juste si l'on entend par ce terme la conformité à la loi. Il est un correctif de la justice légale. Doit-on en conclure que la justice ait à être corrigée ? Cette correction introduit-elle de l'illégalité et est-elle une façon de mettre en cause la loi ? La loi ne peut s'occuper que des cas qui se produisent le plus souvent si bien qu'il n'y a pas de loi universelle stricto sensu. La cause en est à la « matière des choses pratiques » (V, 10). Entre le particulier et le général, il y a une distance infranchissable mais le particulier n'est pas pour autant indéterminable ou insubsumable. Le médecin doit ainsi considérer le malade et sa façon à lui d'être malade. Lorsque Kant pose l'universalité de la loi morale, il n'a pas en vue les cas mais la maxime de l'action. Il s'agit de s'efforcer de vouloir non en individu mais en législateur. Mais Kant se trompe dans sa lecture d'Aristote (Métaphysique de la vertu, §10). Lorsque survient un cas en dehors ou à côté de la règle, on a le droit de corriger la loi et celle-ci ne vise pas dans sa formulation une exhaustivité absolue. L'équité restitue l'esprit (dianoia) de la loi soit l'intention qui a présidé à l'élaboration du texte. La correction de la loi en est alors le comble et non le contraire. La nécessité d'un correctif a pour analogon la règle en plomb de Lesbos dont la malléabilité permet d'épouser l'irrégularité de la rangée de pierres pour produire un mur finalement régulier : « de ce qui est indéterminé, les règles aussi sont indéterminées ». La souplesse de la règle garantit la rigueur de son application ; elle permet de juger selon l'intention de la loi. Qui est l'homme équitable ? Après la question du jugement, suit une réflexion sur l'équité en tant que valeur. La conformité à la loi ne fait pas l'homme juste car il est possible d'utiliser la loi à son profit en en trahissant l'esprit. Par ailleurs, il n'est nul besoin d'ajouter à la loi l'indulgence comme la Charis qui serait extérieure à la Diké. L'équité consiste à intégrer l'indulgence dans le jugement en se rendant indulgent aux faiblesses des hommes. La rectitude du jugement traduit par elle-même une bonne disposition à l'égard des autres, unissant vertu intellectuelle et vertu morale. L'homme équitable est « favorablement disposé pour autrui ». Ainsi, la moralité ne s'ajoute pas à l'intelligence comme quelque chose d'extérieur. Le chapitre expose donc le passage du juste selon la loi au juste selon le jugement, soit de l'extériorité de la loi à l'intériorité du jugement. Le général et le particulier Le juge est donc celui qui se met à la place du législateur. Mais cela suppose que le législateur soit déjà un juge antérieurement à la loi, et que le rapport au particulier soit à l'origine de la formation de la règle. Ce n'est donc pas la référence aux cas qui permet la formation de la règle et l'universel est trouvé à même le cas. Un homme de jugement n'est pas toujours capable de fonder la règle qu'exprime son jugement. Conformément au mode ordinaire de penser, la règle n'est pas formulée préalablement au jugement qui l'applique. Que les principes soient indémontrables n'implique pas qu'ils soient irrationnels. La pensée appréhende le principe « d'une seule vue ». La règle droite est donc celle que le prudent détermine, étant entendu qu'à la différence du raisonnement, le jugement ne peut être séparé de celui qui juge. L'homme prudent qui sait juger, ne généralise pas, il singularise au contraire, se rendant attentif à l'irréductible variété des cas et s'efforçant de faire surgir le contrexemple. L'expérience permet ainsi de se déprendre du général et elle exprime par là la vérité de l'empirisme. Chacun doit l'effectuer pour son propre compte et les jeunes gens qui en manquent par principe, doivent en rester à l'abstraction. Comment juge-t-on de son jugement ? Par un sentiment. Comme dans le jugement esthétique kantien, ce que produit le jugement, c'est le sentiment par lequel l'esprit prend conscience de sa propre activité. 12 Jean-Louis LABARRIÈRE, Vie pratique et vie contemplative chez Aristote Compte-rendu de Thibaut Saint-Sauveur Existe-t-il un conflit entre ces deux vies dans l'EN ? La conférence est en trois parties : le point de départ (1) est un passage connu du livre X.8, qui peut sembler spectaculaire mais qui l'est moins si on revient (2) au livre I.3 et I.7. On reviendra ensuite (3) au livre X.7, un texte qui fâche les interprètes mais pas moi. On peut se reporter au volume édité par Pierre Destrée : Aristote : Bonheur et vertus, PUF, l'article « Comment vivre la vie de l'esprit ? » et le texte inédit sur le plaisir pris dans la vie contemplative. X.8 : il y a un conflit d'interprétation à propos du statut de ces derniers chapitres dans l'EN. X.7,8 et 9. Que viennent faire ces chapitres sur la vie contemplative ? Comment Aristote peut-il dire une chose si horrible : « pratiquons la vie contemplative » ? D'où le conflit entre le livre I et X qui est un conflit entre : A/l'interprétation inclusiviste : la vie contemplative n'exclue pas la vie pratique : l'idéal de vie est une « vie mixte » (Gauthier/Jolif). Mais c'est en fait une notion romaine venant de Macrobe) et B/l'interprétation exclusiviste : c'est bien la vie contemplative qu'il s'agit de mener. Ce qui choque est qu'après avoir parlé de la vie pratique, Aristote dit qu'elle ne procure qu'un plaisir de second ordre. Ce qu'Aristote veut dire est que la vertu contemplative n'implique pas autrui. Elle ne remplit donc plus la définition de l'autarcie. La vie pratique implique des choses humaines, donc non divines. Ces vertus pratiques impliquent le corps (on n'est pas là dans les plaisirs pris par l'âme). Aristote est loin de la théorie du plaisir chez Platon. La prudence est liée à la vertu morale. Le cercle vertueux chez Aristote : il n'y a pas de prudence sans vertu morale et pas de vertu morale sans prudence. Mais il n'y aucun cercle vicieux : par l'éducation la prudence est acquise. Il y a un lien très fort entre le vertu de sôphrosunè qui est vertu du caractère et la prudence qui elle est une vertu intellectuelle. Il y a un lien étroit entre la sôphrosunè et le phronèsis (bien plus qu'entre le courage et la justice) : Aristote suit Platon en pensant que la grande affaire est la régulation des désirs, la tempérance ou (meilleure traduction) la modération. X.8 : ce passage a-t-il de quoi choquer les auditeurs d'Aristote ? Non. Car Aristote dit à peu près la même chose dès le début de l'EN : chap I.3 (p . 43 de la traduction Tricot). Il aborde le choix du genre de vie. Aristote n'invente rien ici. Quels sont les genres de vie ? : -La vie de jouissance (mais on va retrouver la jouissance dans la vie contemplative, là ce sont les plaisirs de la vie corporelle, les plaisirs de la masse, « le monstre » comme dit Platon) -La vie politique -La vie contemplative Aristote a la République de Platon en tête : la bestialité, la flagornerie, la flatterie. Par 13 opposition on a les gens « cultivés » (bonne et saine éducation). Ils préfèrent l'honneur (Platon dans le Timée) : la recherche des honneurs est préférable à la vie de porc. On est au début de l'EN : la recherche des honneurs ne procure pas le bonheur. Premier renversement : on mène la vie politique pour rechercher les honneurs et cette vie est meilleure que la vie de porc. Mais on ne s'autodécrète pas les honneurs. Or dans la vie politique ce sont les vertus qui sont mises en avant. Aristote soutient par exemple que nul ne peut penser que Priam est heureux. Même s'il a tout perdu, Priam ne perd pas sa noblesse d'âme. La vertu ne garantit pas le bonheur. Cf I.6 : L'ergon propre de l'homme consiste à mener une vie conforme à la partie de l'âme qui possède la raison (1098 a 15-16). La sophia est la vertu de la partie intellectuelle de l'âme. Dès le livre I Aristote balise l'avenir de l'EN : la vie théorétique. Il a déjà dit que la vie politique et la vie des honneurs n'était pas l'idéal de vie. Le bonheur implique l'autosuffisance. X.7 : Il y a un problème du sens de « parfait » et de « autarcie » : Quand il dit que la cité est autarcique il sait que la polis a un port. Platon, lui, ne veut pas de port. L'homme heureux a besoin des biens extérieurs. Son autosuffisance, dans son action de pensée, est dépendante de son action. La perfection ce n'est pas avoir besoin de rien. On ne peut mener la vie contemplative si on a faim. L'autarcie est la maîtrise de son destin. Il n'y a que la sophia comme vertu du nous qui peut prétendre au bonheur, ce n'est pas la phronesis (cf Sarah Broadie, Ethics with Aristotle, Oxford University Press, 1991). Aristote reprend un thème qui lui est cher et qu'il tient de la République IX : la complétude du bonheur, le lien nécessaire entre ce type de vie et le bonheur qu'on y prend, le plaisir pur et le bonheur stable du sage (cf aussi dans le Philèbe). Il y a deux passage de la Métaphysique importants ici : λ 7 1072 b 14-16 : ce principe est une vie comparable à la plus parfaite qui nous soit donné. Et λ 7 1012 b 24-26 : si donc cet état de joie, dieu (Tricot met un grand D mais ce n'est pas cela. Quand on dit « dieu » personne ne sait, chez Aristote, ce que c'est) l'a toujours cela est admirable. L'homme a pour modèle la vie du dieu. Les humains peuvent le vivre mais pas tout le temps, c'est impossible. Notre corps se fatigue. Cela implique la notion de charis : joie. On se réjouit dans les plaisirs intellectuels et spirituels : X 1174 b 19-23, et X 1175 b 36 puis X 1175 a 29. Aristote soutient que les activités sont accrues par les plaisirs qui lui sont appropriés. Ceux qui prennent plaisir à la géométrie par exemple. On trouve une notion de plaisir intellectuel qui repose sur la charis (joie, jouissance). Dans le chapitre 5, Parties de animaux, Aristote cite Héraclite : ceux qui se tourneront vers les objets de la nature auront beaucoup de joie. A l'intérieur de ces plaisirs intellectuels il faut distinguer les plaisirs spirituels : les plaisirs noétiques, plaisirs de l'intellect, de la pensée et de l'intelligence. L'activité du noûs est la plus haute. L'activité selon la sagesse « tout le monde le reconnaît » (ce n'est pas si certain). La vie théorétique n'est pas une vie d'étude mais plutôt la persévérance dans son être. Aristote dit que le sage, un peu comme un dieu, jouit de son savoir. Puisqu'il prend plaisir il va réussir. L'activité du sage n'est pas l'apprentissage d'un savoir, la contemplation de son savoir. Il s'extasie du spectacle du monde. Il prend plaisir à ce qu'il fait. Ce n'est pas la vie monastique ou la vie de celui qui se fouette. Cf p. 511 de Tricot, argument 6. L'homme sage, s'il est assez pourvu de biens et même s'il est laissé à luimême, garde la capacité de contempler (au contraire de celui qui mène une vie 14 pratique) : c'est en ce sens qu'il est autosuffisant. Seule la vie de contemplation permet le plaisir d'exercer cette vie là. L'homme heureux a besoin d'amis, il ne peut faire autrement (il a besoin de compagnons car les compagnons peuvent s'aider dans leur amour du savoir). La vie contemplative est une fin en soi, c'est la seule à être aimée pour elle-même, elle ne produit rien en dehors de l'acte de contempler. La vie pratique n'est pas en vue d'elle-même et les actions pratiques ne sont pas réellement autosuffisantes. Les arguments 7 et 8 (p. 512 de Tricot) sont ceux qui fâchent le plus. Dans le Théétète chez Platon (et c'est pareil chez Plotin) : « s'immortaliser ». Faut-il chercher à vivre cette vie ? Aristote pense que c'est une vie possible mais seulement par moment. L'étincelle de dieu en nous. Ce n'est pas un écrit de jeunesse, il n'y a pas de raison de dire cela. Le bonheur le plus haut sera de mener la vie selon cet élément divin en nous : le noûs. La vie qui ne mènerait pas cette vie vivrait la vie d'un autre : ce qui serait propre aux être humains est qu'ils ne seraient pas qu'humains. La seule chose qui nous différencie des animaux est le noûs. Aristote maintient toujours la frontière entre les animaux et l'homme. Il précise que les animaux politiques mènent ensemble une vie une (il y a une unité d'action des animaux politiques, ce qui n'est pas le cas des animaux grégaires : ruche ou fourmilière). Le noûs et le logos sépare l'homme des animaux. Les plaisirs de la pensée sont propres aux être humains, mais ils partagent avec les animaux les plaisirs corporels. On a besoin des cortèges des biens extérieurs (p.517 Tricot) pour vivre mais pas pour contempler. Mais l'idéal n'est pas une vie de moine ou de lamas. D'ailleurs le vote était obligatoire à Athènes. Vie mixte peut-être, vie alternative (quelquefois on participe plus pratiquement, d'autres fois c'est plus contemplatif). Aristote sait que cette vie est extrêmement difficile. On ne peut la mener de façon continue. 15