Le général Poirier : itinéraire intellectuel d`un grand théoricien de la

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Le général Poirier : itinéraire intellectuel d`un grand théoricien de la
TRIBUNE n° 365
Le général Poirier :
itinéraire intellectuel d’un grand
théoricien de la stratégie
Colomban Lebas
Officier supérieur. Responsable de la section académique, Centre d’études supérieures de la
Marine (CESM). Chercheur associé au Centre de géostratégie, École normale supérieure.
L
orsque le lieutenant Lucien Poirier quitte en 1939, muni de son diplôme,
l’École spéciale militaire de Saint-Cyr pour une affectation dans l’infanterie
métropolitaine, rien ne semble le prédestiner, plus que ses camarades, à la
réflexion stratégique. Le métier des armes n’est pas de tradition dans sa famille, et,
si l’histoire l’attire, tout comme la culture allemande – et, singulièrement, la figure
faustienne de Goethe qu’il juge fascinante – la formation saint-cyrienne de
l’époque est peu disserte en matière de stratégie. Cette dernière est en effet réservée aux échelons les plus élevés de l’Enseignement militaire supérieur : elle ne peut
donc figurer au programme des écoles de formation initiale, destinées à l’instruction des jeunes officiers.
C’est donc la tactique, le maniement des armes, la topographie, l’administration militaire qui sont enseignés aux Cyrards, la balistique également, ainsi que
la chimie (en vue d’un possible usage des gaz dans le conflit en gestation). Rien ou
peu de choses sur les opérations combinées, comme l’évoque le général lui-même
dans son recueil d’interviews menées par Gérard Chaliand (Le chantier stratégique),
ni sur les opérations navales, les opérations aériennes, les bombardements dans la
profondeur, la problématique des débarquements sur les théâtres périphériques, les
emplois modernes du char, les caractères propres de la guerre industrielle (chapitre
« Jalons »). Rien non plus sur la stratégie de moyens, ni même sur la guerre des
communications. Ce qui n’empêchait pas la formation, très sérieuse et de niveau
élevé, de dispenser d’excellentes méthodes de travail, le tout dans une atmosphère
de patriotisme exigeant.
L’enseignement tout entier était conçu dans la perspective d’un affrontement avec l’Allemagne, ennemi désigné, dont on devait triompher par application
des recettes défensives de la Première Guerre mondiale. Et ce n’est que par le
truchement de l’histoire militaire ou bien de la géographie militaire que le jeune
sous-lieutenant se familiarise avec les principes de la guerre, néanmoins appliqués
au seul milieu terrestre, et le tout dans une perspective relativement européocentrée…
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On peut cependant déjà discerner chez le futur penseur militaire ce goût
inné de l’abstraction qui conférera cette tonalité si originale à son œuvre de stratégiste, et surtout, d’épistémologue de la stratégie. On peut remarquer, déjà, cette soif
inextinguible de connaissances dont il semble possédé et qui, ultérieurement, conférera aux analyses de ce lecteur infatigable une profondeur, une hauteur de vue et un
éclectisme dans les sources d’inspiration, qui frapperont tous ses interlocuteurs.
* Stratège et stratégiste
Le stratégiste est le théoricien de la stratégie qui commente ou enseigne ou écrit sur la stratégie, à la différence du
praticien de la stratégie, qui lui est, par opposition, qualifié de « stratège ».
Genèse intellectuelle
Les cinq années de captivité qui suivirent l’expérience douloureuse de la
défaite furent mises à profit par le jeune officier pour se créer un solide bagage
culturel qui se révélera précieux lorsque se dévoilera la vocation du stratégiste.
Lectures variées, rencontres improbables mais riches, discussions informelles avec
de nombreux experts émaillèrent de quelques lumières la vie rude et monotone
qu’il mena au sein du Burg Spangerberg, antique château de la région de Kassel,
en compagnie d’autres prisonniers dont bon nombre d’intellectuels.
La rencontre du poète Patrice de La Tour du Pin lui fit découvrir la puissance
du verbe et l’intéressa à la genèse des œuvres de l’esprit. Plus précisément aux
processus créatifs à cette occasion mis en œuvre ; à la poétique en somme, qui jouera
plus tard pour lui un rôle si éminent dans sa trajectoire intellectuelle. Car ce qu’il
nous faut franchir, c’est bien, en poésie comme en stratégie – tout au moins lorsque
l’on prétend y faire œuvre originale –, le fossé entre un univers intérieur dont la
transcription nous obsède et un ensemble structuré de signes signifiants dont
l’emploi est régi par d’arides règles formelles. Thème fondamental chez Poirier qui,
sa vie durant, accordera une très vive attention à la question du langage et qui constitue l’un des points d’entrée de son questionnement épistémologique. Car c’est grâce
à une mystérieuse alchimie que, par le truchement même du jaillissement spontané
du langage, le flux ininterrompu de la conscience parvient à se ressaisir, s’organiser
puis à se muer progressivement en une pensée construite, communicable, et parfois
créatrice de concepts. Pensée du stratégiste qui elle-même est action puisqu’elle infléchira, consciemment parfois mais le plus souvent inconsciemment, la pratique du
stratège, soumis aux urgences et aux aléas de la bataille, et pourtant sommé de dessiner, dans cet environnement hostile, la trajectoire qui conduira ses forces à la
victoire. De Patrice de La Tour du Pin, Lucien Poirier retiendra également le rôle du
langage comme élément fédérateur de l’œuvre : à l’image du discours littéraire ou
bien philosophique, le discours stratégique d’un même auteur doit s’articuler selon
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un plan rigoureux et puissamment charpenté. Ce sont ici les vastes fresques romanesques de Balzac ou Proust (La comédie humaine et À la recherche du temps perdu),
ou bien encore les grands ensembles philosophiques de Saint Thomas d’Aquin
(Somme théologique) ou de Hegel qui sont érigés en modèle, au profit du stratégiste
soucieux de contribuer au progrès effectif de sa discipline.
Cette affinité entre méticuleux travail de la forme – qu’il s’agisse de l’architectonique globale de l’œuvre ou bien du simple polissage stylistique de la phrase –
et « quête du sens », constitue l’une des convictions les plus profondes du « stratégiste philosophe » qu’est Lucien Poirier et l’une des clés de compréhension de son
œuvre : pour lui, la pensée « s’engendre, s’organise et se cristallise » (Le Chantier
stratégique, p. 191) par le langage.
Autres rencontres marquantes de cette période de captivité : celle, fort brève
mais cruciale, d’Albert Lautman, philosophe initié à la mécanique quantique, à
l’origine de l’intérêt du futur général pour cette déconcertante branche de la physique moderne. Et bien sûr celle du grand philosophe français Jean Guitton qui, lors
de conversations fort enrichissantes, l’encouragera à la lecture des philosophes, ainsi
que, tout particulièrement, à celle de Valéry. C’est d’ailleurs la méditation d’une
phrase de l’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, qui, rapprochant d’une
manière insolite Léonard de Napoléon, décida pour une grande part du tour singulier que prendra la vocation de Poirier. Confronté à la tentation faustienne de s’approprier tous les savoirs tout en souffrant de se sentir écartelé entre tant de disciplines hétérogènes, le futur général retrouvera une manière d’unité spirituelle en
concevant le projet de détourner cette ardente pulsion de connaissance vers le
domaine du « dire sur le faire » c’est-à-dire vers celui du discours sur l’action et de
l’analyse scientifique de celle-ci. Ce qu’il appellera plus tard la praxéologie. Et
comme Poirier était militaire, le domaine de la praxéologie sur lequel il exercerait
prioritairement ses facultés serait la stratégie. D’où le trait fort original de sa
réflexion, mobilisant tour à tour des savoirs issus de régions de l’esprit fort diverses
mais réunis et scientifiquement articulés en une architectonique inébranlable au
profit de la discipline stratégique et de la conduite rigoureuse de ses raisonnements.
La stratégie aura donc une vertu fédératrice dans l’ambitieux programme
d’acquisition de connaissance que Lucien Poirier aura à cœur de mener toute sa vie
dans des champs du savoir aussi éclectiques que la mécanique quantique, la philosophie, l’histoire, la littérature, les probabilités (il est un fervent lecteur d’Émile
Borel). Tous champs du savoir dont on retrouvera l’influence – à l’état de trace –
dans son œuvre de stratégiste mais dont la présence résiduelle, quasi vestigiale, est
à l’origine de la couleur si singulière – et si personnelle – dont tout lecteur est frappé en s’immergeant dans ses ouvrages. C’est donc la réflexion sur les processus de
créativité stratégique et sur le rôle des discours dans la fabrication même de l’Agir
stratégique, par l’intuition tout autant que par le raisonnement, qui constitue le
filigrane caché, la texture invisible, la ligne de force sous-jacente de toute sa pensée
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de la conflictualité – autre concept majeur – ainsi que celle de sa réflexion de
« second degré » sur la stratégie.
Le socle philosophique et dialectique
Ainsi, ces cinq ans de captivité, tant à cause du bouleversement existentiel
occasionné par la guerre elle-même que des lectures et rencontres effectuées au
cours de cette longue période d’inactivité forcée, constituent paradoxalement pour
lui comme d’ailleurs pour beaucoup d’hommes de sa génération, un moment décisif dans la formation de sa personnalité intellectuelle. Ce n’est cependant pas à
l’issue de la guerre que Poirier « entrera en stratégie » selon l’expression qu’il affectionnait. Il lui faudra une longue période de maturation, de 1945 à 1964, traversée de crises de doute comme celle qu’il connut après la tragédie algérienne, qui
succédait elle-même à la douloureuse épreuve indochinoise. Occasion pour le futur
stratégiste de s’intéresser à la guerre irrégulière mais également de vivre dans
l’ombre du grand chef militaire qu’était le maréchal de Lattre de Tassigny ainsi que
de s’initier aux subtilités dialectiques de la nouvelle idéologie montante, celle du
marxisme-léninisme qu’il va, conformément à ses méthodes habituelles, étudier
dans les textes même, sans pour autant céder aux séductions de ces œuvres à la
mode. Il disposait pour bien appréhender ces dernières d’un atout-maître, sa familiarité avec l’œuvre de Hegel, œuvre qui ouvre à la compréhension de celle de Marx
et qu’il avait fréquenté durant de longues années. Car c’est littéralement en renversant la dialectique idéaliste du maître de Berlin que Marx conçut sa propre dialectique – matérialiste quant à elle – mais qui usait d’un langage et d’un tour d’esprit
qui s’étaient forgé dans le creuset de l’école hégélienne, rendant plus aisé son accès
au lecteur de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, de l’Esthétique ou du célèbre
Science de la Logique du même Hegel.
Lucien Poirier va trouver chez Marx une véritable pensée de l’Agir et de
l’action politico-stratégique, dont la visée est à la fois « unificatrice » et « totalisante », présentée sous les espèces d’un « système » à vocation universelle (sans que
pour autant le général, à la solide foi catholique, ne verse aucunement dans l’adhésion à l’idéologie marxiste-léniniste). Cette étude du marxisme constitue à coup sûr
– et selon le propre aveu du général – l’un des germes intellectuels qui le conduira
au concept de « stratégie intégrale » : ce dernier occupera un rôle-clé dans l’économie interne de la « stratégie théorique » dont il posera ultérieurement les bases philosophiques et épistémologiques. La rencontre du colonel Nachin fut décisive dans
le processus de maturation de sa pensée de la guerre : précis et ordonné, féru
d’histoire militaire et théoricien classique de la stratégie, il va l’associer à sa collection « Classiques de l’art militaire », lui ouvrant la possibilité de publier des études
sur Guibert et Jomini. Il lui permettra aussi de publier de nombreux articles sur les
conflits contemporains. Rencontre décisive, parce que le commerce avec ce brillant
colonel lui apporta la solide culture militaire qu’il ne maîtrisait jusqu’alors
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qu’imparfaitement. Décisive également parce que ce militaire de haute culture
l’incita à discipliner sa créativité stratégique naturelle, afin de conférer à cette
dernière un maximum de fécondité, tant herméneutique qu’heuristique.
Ce à quoi s’efforce alors Poirier, c’est à discriminer les invariants intemporels et universels qui président à l’élaboration des stratégies. C’est aussi à discerner
dans l’écriture des grands maîtres du passé tels Guibert, Clausewitz ou Jomini – en
particulier par la pratique de la biographie intellectuelle – les voies de sa propre
écriture. Ainsi, pour chaque cas pratique analysé, il tente d’en restituer un « modèle
probable » de fonctionnement – adoptant ainsi une épistémologie « compréhensive », quasi-wébérienne – puis d’en tirer des conclusions qui puissent prendre une
valeur opérationnelle et éclairer utilement le débat stratégique.
Pour différentes raisons, le tout début des années 1960 fut pour Poirier une
période de sommeil stratégique : saisi de morosité et allant jusqu’à douter de sa
vocation militaire, il ne se remit réellement « au chantier stratégique » – pour
reprendre l’expression qu’il affectionnait – qu’en 1963-1964, sous l’influence de
deux événements. On le chargea de présenter au profit de l’Armée de terre la littérature américaine récente de niveau tactique et opératif. Ce qui l’amena de fil en
aiguille à découvrir à la lecture de Brodie, Wohlstetter, Kahn, Kissinger et Schelling,
une pensée stratégique créative, qui, sur des bases radicalement neuves, établissait
les outils permettant d’appréhender scientifiquement la rupture radicale qu’annonçait le fait nucléaire. Réel épisode de conversion pour le futur général que cette
période d’intense bouillonnement intellectuel et spéculatif, dont la profondeur et le
caractère irréversible fut consolidé par l’intégration à un groupe de réflexion réuni
par Maurice Prestat, constitué en grande partie de jeunes normaliens.
Puis, en automne 1964, Pierre Messmer crée le Centre de prospective et
d’évaluation (CPE) : dirigé par le brillant ingénieur Hugues de l’Estoile, il est rattaché directement au cabinet. Poirier s’y distingue rapidement par ses aptitudes à la
conceptualisation. Il y produit en 1965 une note prospective sur les missions et
tâches des forces armées, posant les grandes lignes d’une articulation efficace entre
stratégie de dissuasion nucléaire et stratégie d’emploi des forces. Cette dernière
constituait la base possible d’un modèle stratégique pour la France. Elle fut remarquée du ministre, envoyée à l’Élysée et, selon la réponse du Chef d’état-major
présidentiel, approuvée par le général de Gaulle. Dès ce moment, Lucien Poirier
était « entré en stratégie ».
Le chantier stratégique
En vertu de l’usage d’une méthode prospective rigoureuse dépassant
l’approche historique traditionnelle et grâce à l’emploi de concepts opératoires
bien définis, faisant la part belle aux notions de systèmes, de structures ainsi
que d’emboîtements hiérarchisés de sous-systèmes modulaires depuis le niveau
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« tactico-technique » jusqu’au niveau « politico-stratégique », le CPE acquit rapidement une influence notable. Celle-ci s’établit néanmoins plutôt par capillarité
que par la diffusion rigide de doctrines avalisées par les autorités. En réalité, il
s’agissait ni plus ni moins de penser la « rupture politico-stratégique » que figurait,
relativement à l’histoire de notre nation, l’ambition gaullienne de restauration du
rang de France dans le monde. Projet considérable, auquel le CPE ne put offrir
qu’une modeste contribution mais qui fut appréciée des instances politiques.
Que retenir des apports du général Poirier à la stratégie générale ?
Précisément, et en tout premier lieu, cette modélisation des structures dédiées à
l’action en milieu conflictuel en terme « d’emboîtement hiérarchisé de modules » aux
fonctions bien déterminées – que l’on vient d’évoquer ci-dessus. Ensuite, le concept,
fondamental pour la stratégie française, « d’autonomie de décision ». L’articulation
des notions « d’interdiction dissuasive » et « d’action extérieure » également. La délimitation des espaces géographiques en plusieurs cercles appelant des réponses
politico-stratégiques bien distinctes en cas de menaces (théorie des trois cercles) :
espace national métropolitain des intérêts vitaux en stricte correspondance avec le
domaine sanctuarisé par la dissuasion nucléaire (la dissuasion élargie n’étant selon le
général pas crédible, pas plus que ne le serait le protection américano-otanienne en
cas de réelle menace soviétique sur le territoire européen) ; espace des intérêts locaux
et limités hors métropole, dont la défense serait susceptible d’engager une action
armée de la France ; espace européen enfin, à protéger « en coopération avec nos
alliés ». Ajoutons à cela que Poirier joua un rôle majeur dans la théorisation du
concept français de dissuasion dit « du faible au fort » qui, à l’époque, était au centre
de la doctrine française. En particulier, Il usera à cette fin d’un concept sous-jacent,
qu’il dénomma « espérance politico-stratégique ». Le dévoilement de cette loi fondamentale de la « pensée de l’agir » permit, en effet, d’expliciter certains aspects latents
de la décision stratégique : toute action stratégique d’importance doit s’apprécier par
la balance de l’espérance mathématique des gains qu’il est loisible d’escompter de cet
acte au moment de la prise de décision, contrebalancée de la somme des coûts encourus, pondérés par leur probabilité d’occurrence, toujours compte-tenu des informations disponibles au moment de la prise de décision (ces données étant elles-mêmes,
en situation réelle, entachées d’un certain degré d’incertitude, comme le manifeste
avec limpidité le concept clausewitzien de « friction » !). Cette notion est bien sûr
latente dans toute l’histoire de la stratégie – ou bien même de la réflexion sur l’action,
ce que Poirier, avec le souci de rigueur qui le caractérise, désigne sous le vocable
susmentionné de « praxéologie ». Car, en réalité, ce concept est bien présent dans
l’univers intellectuel, en filigrane, depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux stratèges américains, en passant par Pascal et Guibert.
Il y a donc bien une histoire des concepts en stratégie, et cette dernière reste
à écrire. Il s’agit là d’une « généalogie » de la pensée stratégique, à mettre au jour
par l’étude méthodique et détaillée de la « stratégothèque », c’est-à-dire de
l’ensemble des données (documents, écrits, vidéos) constituées en « bibliothèque »
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(d’où le terme), et dont dispose le stratégiste à un instant donné de l’histoire de la
discipline. C’est à partir de cette « stratégothèque » que le stratégiste va pouvoir se
forger, par l’observation des récurrences transhistoriques tout autant que par
l’autoanalyse de ses talents personnels, une « boîte à outils » conceptuelle qui lui
sera propre. Par cette démarche peu usitée, il s’agit également d’établir, d’étudier,
voire de pénétrer les ressorts intimes des « morphogenèses socio-politiques » que
traversent les États, les organisations et « le collectif des acteurs de la conflictualité »
au cours des âges afin d’en induire les éléments de récurrence ou bien les régularités, ainsi que de suivre à la trace l’édification progressive des concepts par lentes
maturations ou parfois par cristallisation brutale – comme face au fait nucléaire. Il
faudrait alors en établir les généalogies secrètes ou bien même en dévoiler les invisibles parentés, occultées par l’habitude, les dogmatismes divers ou encore le classement traditionnel des notions. Opérant par rapprochement de ces lignées généalogiques diverses, il devient alors loisible de produire de nouveaux concepts,
comme par une sorte de fécondation croisée : la mise en présence, en apparence
insolite, d’éléments disparates donne parfois de surprenants résultats.
Ainsi, au-delà des simples innovations en matière de théorie stratégique
(modélisation des situations stratégiques auquel le stratège confronté à la conflictualité doit faire face), le général Poirier dans un second temps fait évoluer sa
réflexion vers la stratégie théorique ainsi que l’épistémologie et la philosophie de la
stratégie. Il tente ainsi de résoudre le problème de la fondation de la stratégie.
Quelle place cette dernière discipline occupe-t-elle parmi l’ensemble des connaissances accumulées par notre espèce ? Quel est son degré de scientificité ? Quel
niveau de certitude peut-on accorder à ses énoncés ? Quels sont ses liens avec les
autres sciences humaines ? Quels usages la stratégie doit-elle faire des champs du
savoir, tant scientifiques que littéraires, qui lui sont hétérogènes ? Comment justifier ces emprunts ? Et comment s’assurer de la légitimité des méthodes utilisées
pour élaborer de nouveaux axiomes ou théorèmes stratégiques ? Peut-on alors
effectivement repérer et thématiser les réels invariants qui pourraient stabiliser le
corpus de connaissances à disposition du stratégiste ?
Néanmoins, l’interrogation de Lucien Poirier n’est pas seulement d’ordre
méthodologique mais porte également sur les bornes de la stratégie. De même que la
Guerre constitue pour Lucien Poirier le pôle symétrique de la Paix – au sein du
concept, plus général et plus opératoire au XXe siècle, de « conflictualité » – la stratégie militaire ne doit-elle pas voir ses limites élargies, de la compréhension de l’art
de la guerre et de l’établissement de guides pour l’exercice de celui-ci, à l’analyse et
au dévoilement de préceptes pour l’action conflictuelle tout entière ? Le concept de
guerre est alors englobé dans la notion, devenue plus extensive, de stratégie militaire.
Et, la stratégie elle-même, ne doit-elle pas s’ouvrir bien au-delà de ses seules parties
militaires ou bien même génétiques (adjectif désignant la stratégie de moyens) ? Et ce,
malgré les caractéristiques propres associées à la stratégie militaire, que l’on relie
traditionnellement à l’usage effectif – ou bien virtuel mais toujours possible – de la
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force. D’où, à nouveau, la notion de stratégie intégrale, qui paradoxalement tient du
marxisme une part de sa visée totalisante. Concept ambitieux, dont l’introduction
constitue en tout cas une novation stratégique majeure, en particulier parce qu’y figurent les stratégies économiques tout autant que culturelles.
La stratégie intégrale serait alors la « politique-en-acte », englobant en un
même discours l’intégralité des « systèmes de relations de coexistence » qui président au développement historique des acteurs socio-politiques. Programme démesuré sans doute mais prémonitoire des transformations que subira la stratégie au
tournant du XXIe siècle, avec l’émergence des acteurs non-étatiques dans le jeu
transnational.
L’œuvre
L’esquisse, fort brève et nécessairement superficielle de l’apport du général
Poirier à la stratégie qui est entreprise ici, ne peut enfin se clore sans l’évocation de
la polarité essentielle qui fonde la relation politico-stratégique entre acteurs fondamentaux de l’échiquier politique : la dialectique du Même et de l’Autre.
Lorsque l’analyste tente d’approfondir la différence essentielle qui préside à
la séparation intuitivement perceptible de Soi et de l’Autre, il observe que, dans
l’arène internationale, chacun n’existe que par une distinction irréductible, d’ordre
ontologique, qui, au moins potentiellement, l’oppose absolument à l’Autre, et qui
réciproquement fait du Même, l’autre de l’Autre. Sauf à renoncer à persévérer dans
l’être par dilution volontaire de son identité dans un Autre plus grand que Soi, ou
bien à moins de n’être plus en mesure de persévérer en son être, par exemple à
l’issue d’une épreuve de force qui se révélerait fatale, chacun est porté à défendre
quasi-inconditionnellement son existence, son identité et ses moyens d’existence,
avant que de nouer d’éventuelles relations de coexistence ou bien de partenariat.
D’où un principe initial de « conflit », qui chez Poirier est antérieur à toute
éventuelle manifestation de bienveillance ou bien même à toute possible neutralité ; sorte « d’infrastructure » par-dessus laquelle se grefferont les « structures de
coexistence » adversaro-partenariales. Principe anthropologique pessimiste, certes,
dont le concepteur ne cherche pas à identifier les origines, que celles-ci résident
dans la structure même du système international, dans la nature des régimes et des
sociétés ou bien dans les perversions intrinsèques de l’âme humaine, selon la
célèbre classification opérée par le théoricien des relations internationales Kenneth
Waltz. Mais néanmoins principe à forte valeur opératoire, permettant d’établir
ontologiquement l’irréductible distinction du Même et de l’Autre, qui, intrinsèquement, s’avère à en croire Poirier, moins circonstancielle que clivage ami/ennemi
au fondement de la conception schmittienne des relations internationales. Car
cette dualité ami/ennemi, bien qu’étroitement associée au politique, constitue dans
la détermination concrète des acteurs qui y participent, un résultat accidentel du
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développement historique – en tout cas pour qui ne croit pas à une vision fataliste
de l’évolution des rapports entre puissances.
Ainsi, par sa profondeur de vue, par l’ampleur de ses desseins, tout comme
par l’exigence de rigueur qui s’y manifeste, l’œuvre du général Poirier apparaît
comme une pièce fondamentale dans l’histoire de la stratégie et ce, tant par ses
apports en matière de doctrine nucléaire qu’en vertu de sa contribution novatrice,
inédite et sans véritable précédent, à l’épistémologie de la stratégie. Contribution
essentielle, puisque – cela est bien connu – la réflexion stratégique souffre d’un
défaut congénital, en particulier au regard des sciences dures : elle s’applique à un
objet dont la nature évolue à chaque instant, échappant de fait à toute analyse
quelque peu définitive, par la transformation permanente de ce à quoi elle
s’applique ! Le travail philosophique apparaît alors essentiel pour déterminer, dans
un souci kantien, les conditions de possibilité qui permettraient de fonder le plus
solidement possible la discipline stratégique. La double réflexion du général,
menée à la fois sur le geste créateur – autrement dit la geste du stratège – mais
étroitement combinée avec une taraudante interrogation sur la nature de l’acte
intellectuel et spéculatif que pratique quotidiennement le théoricien de la stratégie,
constitue pour ainsi dire la marque de fabrique de l’œuvre ici présentée.
Ce constant souci épistémologique a d’abord surgi du questionnement
permanent de Lucien Poirier sur les hypothèses explicites ou implicites inhérentes
à la stratégie nucléaire française. Mais ce thème n’a pas tardé à s’ériger en domaine
de réflexion séparé, montrant ainsi toute l’acuité critique du regard porté par le
général sur son travail et celui de ses contemporains, tout en préparant dans la pensée du maître les instruments réflexifs qui allaient permettre l’écriture d’un remarquable ouvrage, intitulé La crise des fondements et publié en 1994. En questionnant
les évolutions géostratégiques en cours, cet essai tente d’en discerner l’impact sur
les fondamentaux même de la stratégie, tout en pointant du doigt, sans pouvoir les
résoudre, les problèmes épistémologiques que cette sorte de renversement copernicien de la géopolitique classique de type stato-centré recèle en son sein. À l’orée des
années 1990, se profilent en effet de nombreux phénomènes qui bouleversent
l’échiquier mondial : fin de la bipolarité ; émergence d’un monde où « l’influence » gagne ses lettres de noblesse au détriment de la puissance brute ; édification
progressive d’une nouvelle arène géopolitique où l’État se voit de plus en plus souvent concurrencé par des acteurs non-étatiques qui n’en mènent pas moins des
stratégies, et dont les capacités de transformation du monde – et parfois même de
subversion de celui-ci – peuvent être redoutables. Ouvrage prémonitoire, écrit
cependant par un militaire depuis longtemps retiré des affaires au moins au plan
opérationnel, qui démontre ainsi toute la flexibilité conceptuelle et l’envergure
intellectuelle d’un stratégiste hors du commun et pourtant tard venu à cette discipline. Nul doute que ce grand livre, tout comme le célèbre Les voix de la stratégie
ne devienne un ouvrage essentiel de la bibliothèque du stratège comme de celle du
stratégiste.
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À l’issue de ce long périple, il semble clair que l’œuvre du général Poirier,
d’une grande profondeur philosophique, constitue un jalon incontournable dans
l’histoire de la pensée politico-militaire.
Si le cœur de sa réflexion stratégique s’articule autour d’une version très
« orthodoxe » de la doctrine française de dissuasion, qui présente de notables différences avec sa reformulation contemporaine, l’œuvre de Poirier n’en mérite pas
moins d’être lue et méditée avec la plus grande attention, et ce pour de nombreuses
années. Moins d’ailleurs pour ses préconisations – adaptées à la dialectique des
volontés qui, de son temps, prévalait – que pour cette attitude d’éveil réflexif
qu’elle promeut et ce questionnement exigeant qu’à tout instant elle suscite. Ne
serait-ce pas précisément le signe que cette œuvre serait en passe de devenir un classique, à étudier non pour les prescriptions qu’elle formule mais pour la manière
dont elle invite à interroger le monde, la guerre et les grands bouleversements que
la pensée stratégique devra affronter : poids des nouveaux acteurs, stratégie spatiale,
cyberstratégie, rééquilibrage géopolitique entre puissances émergentes et anciennes
grandes puissances, etc. Modèle également que cette œuvre pour l’organisation de
la réflexion stratégique, montrant toute la fécondité de l’approche qui parviendrait
à associer compétences militaires et savoirs universitaires et dont il pourrait être tiré
leçon aujourd’hui.
Itinéraire exemplaire, enfin, d’un homme toujours modeste, indifférent
avec constance aux mirages de la médiatisation, exigeant avec lui-même comme
avec les autres, et, par-dessus tout, passionnément épris de vérité ainsi qu’indéfectiblement attaché au service de la France.
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