une ascension au mont blanc.
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une ascension au mont blanc.
UNE ASCENSION AU MONT BLANC. (1859.) EDMUND T. COLEMAN. Présentation. N sait peu de choses d’Edmund Thomas Coleman. Rien, en ce peu de choses, qui ne s’accorde étrangement avec la maigre fortune qu’a connue son livre, Scenes from the Snow-Fields, malgré son évidente beauté. Coleman est né en 1824. Il arrive que des notices le décrivent comme « one of the pioneers of Alpine painting » ; c’est donc un artiste avant tout. Mais cette vocation n’a pas suffi à sa postérité : amoureux de nature et de montagne, et délicat « amateur » en toutes choses, il ne souhaitait pas poser en alpiniste ardent et chevronné, pas plus qu’en peintre éperdument lié à son art. Voilà dans ces milieux un tort impardonnable. Sa qualité de membre fondateur de l’Alpine Club ne l’a pas protégé non plus de l’oubli d’un monde où pulluleraient les récits d’« exploits » les plus pauvres et les plus consternants. La situation, du reste, a peu changé ; la littérature alpine (et non l’alpestre) est toujours aussi pauvre et aussi consternante. Quant à la peinture de Coleman, elle n’a pas contribué à soutenir sa mémoire, et c’est injuste — car il n’est pas si simple de peindre la montagne, et lui la peint très bien. On le boudait, en somme, des deux côtés. Est-ce la raison pour laquelle il en a choisi un troisième, traversant un océan et un continent pour s’établir en Colombie Britannique, où il fit à Victoria office de bibliothécaire ? Un bibliothécaire ingambe et très O 170 CONFÉRENCE actif, comme en témoignent des livres ultérieurs, Mountaineering on the Pacific tout d’abord, Puget Sound and the Northern Pacific Railroad et Moutains and Mountaineering in the Far West ensuite. L’association des lieux et des livres ! Pétrarque se penchant sur des cartes vaporeuses, des manuscrits de Tite-Live parlant du mont Hémus, des textes approximatifs (comment faire autrement ?) rêvant de l’ultima Thulé — cette association, Pétrarque nous l’avait apprise. À moins, pas de raison, pas de saveur. Mais enfin, donc, pour Coleman les liens avec Londres se distendent sans se rompre pour autant : les collaborations à l’Alpine Journal sont nombreuses. Reste qu’à sa mort, en 1892, on ne trouve dans cette revue aucune notice nécrologique le concernant. Ingratitude des snobs et des techniciens. Et je consulte par exemple (à tout hasard) le Tableau littéraire du Massif du Mont-Blanc, de Claire-Éliane Engel et Charles Vallot (l’auteur des guides, quelle merveille ! avec derrière lui un nom accroché au vent de l’Arête des Bosses, à 4400 mètres… une manière de botanique minérale, si l’on peut dire) : eh bien, rien du tout dans le chapitre sur la littérature anglaise. Dommage, notre peintre-alpiniste fût entré dans l’index entre Colbert et Coleridge. C’est assez beau, cette aurea mediocritas choyée jusqu’au bout. Aucune voie nouvelle ne porte son nom. Il n’en a parcouru que de déjà connues, anonymement en somme, avec un rêve à portée de pas. Pourtant il est le premier à traverser le Col de Miage et à poursuivre jusqu’au Mont Blanc ; belle santé ! Mais motus. Il ne doit pas faire partie du cénacle. Il est vrai que d’autres éléments peuvent expliquer cette discrétion ; à partir de 1850 environ, c’est une bonne quinzaine de voyageurs « scientifiques », anglais pour la plupart, qui font l’ascension du Mont Blanc chaque été, une ascension popularisée par les ouvrages et les mots d’Albert Smith ; en 1852, son Ascent of Mont Blanc est même sur scène tous les soirs à Piccadilly. Les snow-fields se peignent sur des décors de théâtre. On se lasse de ce qui n’a plus l’attrait de la nouveauté. Les comptes rendus d’ascensions perdent de leur charme (en attendant de devenir des drames spectaculaires au goût du jour), tandis qu’à Londres se crée dans les cigares ce premier Club alpin, en 1857, qui par force EDMUND T. COLEMAN 171 banalise l’intérêt pour la montagne et l’idée de voyage et d’expédition. À moins que ne s’insinue et ne finisse par s’y imprimer l’appel discutable aux fiertés nationales ; plus tard, les mussoliniens, les hitlériens arraisonneront les sommets et captiveront des cohortes de jeunes musculatures. Les « vainqueurs » de la face nord de l’Eiger serreront au retour la main du moustachu — et quel bruit, quelles querelles en France pour l’ascension de l’Annapurna en 1950, en Angleterre pour celle de l’Everest en 1953 ! Fâcheuses années. Or, rien de tel chez Coleman, qui est plutôt rêveur, et dont l’ardeur anglaise ressemble, à vrai dire, au décor passé des photos anciennes, à un sépia victorien où les morts du dimanche sourient en s’éloignant. — Rien non plus d’un quelconque esprit de conquête. On voit paraître à pas légers un esthète au jarret qu’on imagine vigoureux, amateur de haltes pensives, mi-romantique, mi-ruskinien. Il pénètre, en somme, dans un temple (« une noble et majestueuse architecture », écrit-il en citant Ruskin à qui il dédie son livre) et, dans un temple, on ne fait pas de bruit. Même l’idée d’une élévation au-dessus des tracas du monde ressemble à un murmure, alors qu’elle aura bientôt des semelles de plomb — idéologie et psychologie de bazar, de Piaz à Bonatti, de Guido Rey à Gary Hemming ou à Reinhold Messner et sa chevelure aux idées chauves. Non, il suffit à Coleman, écrivain et aquarelliste, d’être doux, juste et précis. Il rassemble des observations détaillées, décrit sans s’appesantir, et, comme dans ses autres ouvrages, parcourt en esprit, simplement, des lieux qu’il connaît du corps. Arrière les sportifs ! À cette date, ils n’ont pas encore rempli le monde d’une sottise supplémentaire. On suit à la trace les Ramond de Carbonnières, les Saussure, les Bourrit, les Forbes, avec ce même regard curieux et reconnaissant qu’ils ont tous, cet esprit de savoir et de rêverie. Si je vois une cordée sur l’arête Forbes, justement, au Chardonnet, je me demande comment les Travels in the Alps of Savoy ont pu se transformer en chaussures fluo et cliquetis de quincaillerie, cependant que plus loin, dix bons kilomètres au sud-ouest, pour être précis, sur le vaste plateau glaciaire, là, au pied de la face sud de l’Aiguille du Midi, de blondes fadeurs plantent leurs tentes anti-capitalistes achetées dans de grands magasins, aèrent au soleil leurs chaussons de varappe et 172 CONFÉRENCE bronzent avantageusement avant d’aller chercher des bolinettes au supermarché d’en bas atteint par téléphérique. Il paraît au contraire un tempérament très harmonieux dans le récit de Coleman. Les élans romantiques se sont apaisés, les considérations philosophiques aussi, la sécheresse des descriptions « scientifiques » s’est adoucie, et, par bonheur, l’alpinisme sportif n’a pas encore remplacé la culture des lieux par un hymne aux aisselles. L’expérience que nous livre le peintre anglais est d’un rare équilibre — on songe, cela ne fût-il qu’une postulation de l’esprit, à des moments où les différents éléments d’un monde se composent sans heurts ni trop de conflits, comme on voit Chappaz établir pour le Valais (de l’autre côté du Massif du Mont Blanc, il ne s’en faut que d’un ou deux cols) un point du temps où cesse la vie ancienne sans basculer encore du côté où nous sommes, écrasée, oubliée, refoulée ou flétrie par les « réussites » de la modernité. Tout se répond avec bonheur dans la prose de Coleman ; ni littéraire à proprement parler, ni scientifique, ni même artistique, au sens où il s’agirait pour un peintre défendant sa cause de donner en toutes lettres une théorie de l’art : pas d’embellissement échevelé des lieux, pas de cornues agitées au sommet, pas non plus de pose à la Kaspar David Friedrich. Et cependant il y a de tout cela — avec mesure, comme dans la représentation des paysages dont Coleman illustre son livre, sans insistance sur le sublime ou l’effroi ni la moindre exagération emportée au vent des mythes 1. Ici, comme il arrive chez les lecteurs de Ruskin, les citations de poètes s’unissent à la simple description d’un cheminement, les considérations géologiques ou climatiques aux échappées d’un enthousiasme retenu. Une atmosphère délicatement religieuse qu’on goûte chez Word1 Le lecteur nous en voudra-t-il ? Il n’était pas possible de reproduire dans ces pages les aquarelles de Coleman. Ou bien il aurait fallu rencontrer un mécène à ce jour inconnu. Mais on peut s’y reporter dans la réédition de son livre, dont les références seront données tout à l’heure. Ah ! on y rêve, et c’est possible dès à présent. La réalité est toujours là ; différente, sans doute, chamboulée, mais peut-être que l’essentiel est sauf. Saucissonnons sans plus attendre aux Grands Mulets. EDMUND T. COLEMAN 173 sworth, cité lui aussi, baigne sans indiscrétion l’ensemble des perceptions ; la parole, chez cet écrivain ou ce peintre qui n’est réellement ou jalousement ni l’un ni l’autre, hésite entre mille placements, que le lieu suivant invitera encore à modifier, au gré des pensées de l’heure, et dans le souci d’écrire pour autrui, de décrire pour lui. Double hommage aux lieux et aux êtres inconnus et très proches. La lointaine Colombie Britannique aura cette douceur d’une proximité imaginée et sans contrainte, elle saura distiller le même allégement.Voilà, il y a des lieux, il faut les peindre, les livres sont une conversation et les images une invite. Tant pis pour les maladresses, et bien sûr le lecteur saura discerner ce qu’elles ont de vieilli, de trop bucolique parfois, de trop naïf. Faisons-nous mieux sur nos autoroutes ? Pas sûr. Quelqu’un est venu, et il parle. Il aime ce qu’il a vu, et cela suffit. On est tenté, évidemment, par l’idée que ces éléments d’écriture aient quelque parenté avec la modeste situation de Coleman ; comme elle, ils sont toujours pris entre différents possibles, ne trahissant pas le moindre vertige vis-à-vis d’eux, ni la moindre complaisance. Il se trouve seulement qu’il y a une unité à établir, dont peu importent les traductions, pourvu que l’allure d’une vie digne y soit pressentie. À Londres, à Victoria, ou au long d’itinéraires déjà parcourus dont nul ne vous saura gré ; en peignant, en écrivant, en patientant. Cela n’apportera rien de notable, rien d’identifiable aux yeux de la postérité, toujours placée sous la surveillance de désirs qu’elle ne connaît pas. Il y aura eu une vie, versant progressivement dans l’oubli. On y est bien. C. C. UNE ASCENSION AU MONT BLANC. (I.) L’aspiration. This life, whereof our nerves are scant, Oh life, not death, for which we pant ; More life, and fuller, that I want. Cette vie, dont nos nerfs ont si peu ; Oh vie, et non mort, pour quoi nous peinons ; Plus de vie, et plus pleine — voilà ce que je veux. Tennyson. E voyageur qui arrive à Chamonix sous une bruine glacée, découragé et déçu de ne pas entrevoir le Mont Blanc, a parfois la chance d’assister à l’un des plus beaux spectacles qui se rencontrent dans les Alpes1. L 1 Titre original : Scenes from the Snow-Fields ; being Illustration of the Upper Ice-World of Mont Blanc, from Sketches made on the Spot in the Years 1855, 1856, 1857, 1858 ; with Historical and Descriptive Remarks and a Comparison of the Chamonix and St. Gervais Routes, by Edmund T. Coleman, London, 1859. Nous traduisons ici le premier chapitre de cet ouvrage, et le lisons dans l’édition qu’en a procurée chez Olschki, en 2005, Paolo Pressenda (Edmund T. Coleman, Ascesa al Monte Bianco. Resoconto descrittivo-iconografico), où il se trouve aux pages 17 à 25. (NdT) EDMUND T. COLEMAN 175 De loin en loin, au lever du soleil, les nuages enveloppant la montagne se déchirent au zénith, et le Dôme se dévoile, apparaissant dans toute la netteté de ses contours sur un fond de ciel pourpre. Vu de cette manière, couronné de nuages et baigné d’une lumière rose, il produit un effet véritablement magique. Son altitude considérable (soulignée par l’absence d’objets à proximité, qui l’éclipsent quand il sort de la brume) remplit le spectateur d’admiration et d’effroi ; on éprouve le désir ardent d’explorer une région où règne tant de mystère et de beauté — de devenir le familier de ces scènes immortalisées par le génie de Saussure et consacrées par l’héroïsme de Jacques Balmat. J’avais déjà fait l’ascension de cette haute montagne, mais, jugeant impossible, dans l’espace d’une excursion aussi brève que précipitée, de comprendre comme il convient la grandeur extraordinaire et la variété des scènes au milieu desquelles je me trouvais, et, aussi bien, de séparer l’accidentel du permanent, j’avais décidé d’en refaire l’ascension. Je n’ai nullement l’intention de donner ici le récit suivi de mes expéditions, ni de reprendre tous les détails de mon ascension par la route de Chamonix, si souvent décrite. Les incidents propres à ce genre d’entreprise ont été maintes fois rapportés au public sous d’autres formes, et sont trop connus pour demander qu’on les résume. Je ne me suis pas rendu dans les Alpes pour y accomplir des exploits, ni pour y satisfaire le goût de l’action ; je n’ai pas de prouesses à raconter, et presque aucune aventure à évoquer ; c’est pour étudier l’art, comme un humble observateur de la Nature dans ses différentes dispositions, que je me suis rendu en haute montagne, et je voudrais avant tout aborder quelques points qui semblent avoir échappé à la connaissance des autres auteurs. Bref, j’aimerais simplement consigner ici des expériences que j’ai faites au milieu des neiges : peut-être seront-elles utiles aux observateurs futurs et offrirontelles quelque intérêt au public ; sans prétendre épuiser le sujet, mon but est surtout de jeter un peu de lumière sur des régions qui m’apparaissaient vagues et indéfinies. 176 CONFÉRENCE Une demi-heure après avoir quitté Chamonix, le voyageur pénètre dans la forêt des Pèlerins, où se prend un chemin muletier tracé généreusement jusqu’aux deux tiers de l’Aiguille du Plan [Plan de l’Aiguille] — nom donné au plateau qui s’étend au pied de l’Aiguille de Blaitière. C’est une excursion très intéressante, qui se distingue sensiblement des autres par la beauté des aperçus sur la vallée qu’offre l’essentiel du parcours ; ailleurs, si la plupart du temps on ne tourne pas le dos à la vallée, des arbres la dérobent à la vue. À mi-chemin environ, s’élève une ferme qui appartient à M. Eisenkrämer ; on peut, je crois, obtenir du lait au chalet. Un peu plus loin, on a une très belle vue sur les Aiguilles des Charmoz, du Grépon et de Blaitière, qui forment comme la toile de fond d’un majestueux amphithéâtre. Le voyageur traverse quelques taches de neige et parvient au point culminant de la route, ce qui demande environ trois heures de Chamonix. On distingue de là l’itinéraire qui domine le Glacier des Bossons, dans l’ascension du Mont Blanc, avec plus de précision que de Planpraz ou du sommet du Brévent, bien que son altitude plus élevée rende ce belvédère préférable pour en apercevoir les autres parties, ou, généralement, pour jouir d’une belle vue sur la montagne. On envisageait de construire au point culminant un chalet où trouver des rafraîchissements ; il est sûr que la beauté de la promenade en ferait bientôt l’une des excursions préférées. Le paysage aux environs est très sauvage ; un ami qui m’accompagnait et avait un peu poursuivi en direction des Aiguilles, tandis que je m’asseyais pour dessiner, me dit à son retour qu’il avait vu un chamois. Au sortir de la forêt des Pèlerins, le voyageur peut apercevoir le Glacier des Bossons, que domine la Montagne de la Côte. Saussure en fit l’ascension ; à côté s’élève l’Aiguille du Gouté2, avec le Dôme du Gouté sur la gauche. La L’orthographe adoptée par Coleman pour quelques éléments de toponymie est celle en usage à son époque ; elle s’est généralement modifiée dans les cartes modernes. (NdT) 2 EDMUND T. COLEMAN 177 route longe alors les cascades du Dard et des Pèlerins, et pénètre peu après dans un sous-bois épais, où coule un petit ruisseau, puis s’infléchit sur la gauche avant de monter en lacets. Au sortir de ce sous-bois, le voyageur se trouve sur la pente escarpée d’une prairie entourée d’arbres ; il la remonte — toujours par des lacets, effort qui dure de quinze à vingt minutes — et trouve à son sommet le chalet de la Para, dernière habitation qu’il rencontre à flanc de montagne. Il peut toujours s’y rafraîchir d’une gorgée de lait ; et à la descente, le brave occupant, en saluant bien bas, ne manque jamais de gratifier l’heureux ambitieux du titre de Vainqueur du Mont Blanc*. Immédiatement derrière le chalet s’élève une forêt dense, la plus haute du versant ; des pins de grande taille y pullulent, dont certains sont extrêmement vieux, avec de longues barbes de mousse traînant à terre. C’est une forêt si sauvage qu’elle mérite bien l’attention du voyageur et l’emporte par ce caractère sur tout ce que les excursions permettent de voir à Chamonix. Le sol est jonché de feuilles rouges et de branches mortes, dont le bois sert aux guides pour faire le feu aux Grands Mulets — chacun prenant un ou deux rondins qu’il attache sur son havresac. Quand le voyageur sort de la forêt, du côté le plus éloigné du glacier, il s’engage sur une étendue sauvage parcourue par un torrent qu’il traverse et retraverse, en appuyant tout d’abord à gauche puis en se dirigeant à droite pour arriver à la Pierre Pointue, gros bloc de granit effilé qui se dresse tout droit. Jusque-là, le voyageur peut profiter des services d’un mulet ; mais après il doit poursuivre à pied. Le dernier arbre chétif est vite dépassé, et l’on approche d’un ravin sur le versant du Glacier des Bossons : le sentier court le long d’une paroi abrupte et ne permet de passer qu’un à un ; c’est une sorte de « Mauvais Pas ». Parvenu à sa base, on s’élève sur une pente couverte de débris rocheux, qui n’offrent qu’une marche incertaine ; et une heure environ après avoir quitté la Pierre Pointue, on parvient à la Pierre de l’Échelle, au pied de l’Aiguille du Midi. C’est un gros bloc d’à peu près vingt pieds de long que l’Aiguille a précipité ; il est tombé dans 178 CONFÉRENCE une position telle qu’il forme une sorte de saillie surplombante pouvant recevoir l’échelle dont on se sert pour franchir les crevasses lors de l’ascension. On trouve toujours de l’eau à cet endroit, qui se prête on ne peut mieux à la halte ; quand on monte, on y prend son dîner. À ce moment du trajet, le voyageur est tout près de la limite des neiges éternelles. De belles vues se découvrent à cet endroit, surtout au soleil de l’après-midi ; la chaîne des Fours avec son Aiguille, point culminant de la Montagne de Fours, appelée par Saussure « l’Aiguille percée du Reposoir »3, et le Buet, juste au-dessus des Aiguilles Rouges, sont les sommets les plus remarquables. On voit sur la gauche le Glacier des Bossons, vaste plaine de neige s’élargissant progressivement vers le haut, et terminée par de grands amas et de gros blocs de glace, d’où surgissent les Grands Mulets. Au-dessus, le Dôme du Gouté, l’Aiguille du même nom se trouvant à sa droite. Sitôt après avoir laissé la Pierre de l’Échelle, et avant d’arriver au glacier, on remarque que le sentier, dominant à présent le rocher animé, est jonché de débris d’avalanches tombées d’un mur de glace du côté de l’Aiguille du Midi — l’un de ces endroits dont j’ai parlé dans le chapitre introductif4. Une avalanche récente Il y a une large ouverture qui la perce, comme on peut bien le voir de Saint-Gervais avec une lunette. 4 [« Ice-cliffs and other formations of Nevé often assume the most extraordinary and architectural combinations, which may occasionally be very well observed in all their details, with the aid of a glass, from the valley. I would direct the attention of those interested in the subject to that portion of the Nevé which lies between the Grands Mulets and the Montagne de la Côte, immediately above the Glacier du Tacconay ; this may be surveyed from a point a little on this side of the Hamlet of Les Bossons, as the traveller approaches Chamonix. Last year the structure was very well developped, and in one part presented a striking ressemblance to the remains of an Egyptian temple, having the massive and solid character peculiar to that style of architecture, the markings of the strata which indicate the layers of snow deposited 3 EDMUND T. COLEMAN 179 se reconnaît aux fractures nettes et tranchantes des blocs qui la composent ; sinon, ils sont plus émoussés et d’un blanc moins vif. Il faut donc faire un peu attention, les blocs étant dispersés sur un espace considérable. On se met à courir et à sauter par-dessus les débris épars — la partie du chemin la plus dangereuse, dont la traversée ne demande guère plus de deux ou trois minutes —, et l’on finit par rejoindre le glacier. Quelles impressions intenses donne à celui qui aime la haute montagne la première glace qu’il touche ! Son esprit s’élève comme par enchantement. L’air vif de la montagne, la halte à la Pierre de l’Échelle, le scintillement de la glace sous le soleil du matin, tel un sol couvert de diamants, la joie d’entamer la part la plus intéressante du voyage, le goût de l’aventure — tout contribue à donner à la troupe des montagnards une allure peu discrète. Nous rions et plaisantons, et sautons les crevasses avec une vivacité de chamois. « Danger* ? », disons-nous au fidèle Jean Tairraz5, qui doit à ses nombreuses ascensions le surnom de Capitaine du Mont Blanc ; « Danger* ? Nous le défions, nous qui avons appris la nouvelle manière de faire l’ascension du Mont Blanc en sautant les grandes crevasses » ; et Jean, comme un époux responsable et prudent, hoche la tête et se fait sérieux : — « Mais, Monsieur* ! », dit-il — et avant même qu’il se mette à me sermonner, je prends pied de l’autre côté de la crevasse. — Oui, nous sommes à présent passablement loin de tout pays connu, nous sommes dans un nouveau monde et voyons la vie sous un autre aspect — nous avons rejeté les entraves, les conventions de la civilisation, cette routine successive years being clearly visible. Those who made the ascent in the year 1857 will recollect a striking scene on the Glacier des Bossons. The route lay for a considerable distance through a kind of corridor formed by a series of immense icebergs, which stood in regular order on either side, like ruined walls ans towers. »] 5 Des Praz. 180 CONFÉRENCE assommante et monotone de l’existence, et nous entrons dans quelque chose de nouveau. Assez de prudence ! L’esprit d’aventure est sur nous ; ce sont nos vacances, notre délassement ; nous allons explorer ces belles cavernes et pénétrer les secrets de leurs fonds bleutés : oui, nous attaquerons le Mont Blanc, combattrons le dragon de la montagne, le « terrible Mur de la Côte » ! Nous lui rognerons les griffes, le ferons prisonnier et l’exhiberons en spectacle6. Les traits nouveaux et majestueux du monde d’en haut commencent à se dévoiler. Regardez, au loin, les rochers des Grands Mulets se détacher noirs et sévères sur les glaçons qui les entourent, et leurs pics dépouillés et nus, comme des navires arctiques pris par les glaces de la mer polaire ; et derrière, le grand Dôme du Gouté s’élevant sur sa large base comme une grande pyramide, emblème de force et de puissance. Aux abords de la jonction, le glacier perd de sa planéité et prend un aspect accidenté, se fracassant en crevasses immenses, en abîmes insondables, tandis que les glaçons commencent d’entourer le voyageur, et de s’écrouler en cascades sur les pentes de chaque côté des Grands Mulets. On approche alors de la jonction. Il y a là une grande crevasse qui sépare les deux glaciers ; c’est l’un des endroits les plus redoutables de la route, car les lèvres de la crevasse ne se marquent pas toujours aussi nettement qu’à l’ordinaire : les séracs l’ont obstruée dans leur chute, une fine pellicule de glace et de neige durcie la dissimule — terre et neige amalgamées —, si bien qu’il est Cette partie de la route n’offre pas le même aspect selon la saison. Au mois d’août, j’ai toujours trouvé une plaine montant régulièrement en pente douce ; à sa surface, de la glace ou de la neige dure, sans reliefs de glace jusqu’à ce qu’on approche de la grande crevasse entre les deux glaciers. L’an dernier (1857), j’ai fait une excursion aux Grands Mulets à une date inhabituelle, à savoir au début de la saison (le 28 juin) : l’aspect du glacier avait totalement changé. Il ne présentait plus la surface unie que j’évoquais, et les concrétions de glace paraissaient commencer presque immédiatement ; le glacier lui aussi était couvert de neige, et l’on enfonçait jusqu’aux genoux. 6 EDMUND T. COLEMAN 181 difficile de la découvrir au premier regard, et qu’elle ressemble à une succession de trous et de fentes plus qu’à une crevasse de dimensions considérables. On fut donc souvent tenté d’oublier à quoi l’on avait affaire. Mais voilà que nous nous glissons précautionneusement sur une étroite corniche, juste assez large pour laisser passer une personne à la fois, surplombée par d’énormes blocs de glace qui penchent dangereusement au-delà de la verticale — nos épaules frottent contre leurs parois sales et trempées, auxquelles il est nécessaire de nous agripper pour rester debout. Nous grimpons alors sur un bombement de glace, au moyen d’une échelle placée tout contre. Il se peut qu’elle n’atteigne pas le sommet : il faut alors tailler des marches, avant de se laisser glisser de l’autre côté. Parfois il n’y a pas assez de place, et un gros bloc sert en chemin de plate-forme ; on serre ses bras le long du corps, on renonce à se servir de son alpenstock, ou bien on l’enfonce dans une fissure, et l’on se laisse peu à peu descendre dans un angle étroit en empoignant une saillie de glace pour atteindre la base. On prend appui sur un morceau juste assez large pour supporter l’une des extrémités de l’échelle, l’autre se trouvant plus bas, et cela sur une surface inégale qui rend chaque pas chancelant, puis on dégringole le long de l’échelle à quatre pattes. Tout cela sous la menace des séracs, et alors qu’on les sait en mouvement à partir d’un aplomb qui dépasse la verticale : on est donc très heureux de les avoir dépassés. Au début de la saison, les guides laissent l’échelle à cet endroit, sachant par expérience que les grandes crevasses au-dessus des Grands Mulets offrent des ponts suffisamment solides pour ne pas rendre son usage nécessaire. Nous sommes à présent pour quelque temps dans ce lieu extraordinaire qu’est la région des séracs — un désert de neige et de glace, qu’on rencontre rarement dans les Alpes7, des masses 7 C’est une région bien séparée et distincte, qu’on ne doit pas confondre avec les autres parties de la route ; elle s’étend au-dessous des Grands Mulets, des deux côtés, sur une distance considérable pour chacun des deux glaciers. 182 CONFÉRENCE gigantesques, de forme régulière le plus souvent, portant sur leurs parois, à intervalles réguliers, des bandes sombres qui indiquent les strates de neige annuelles. Nous voilà sur le Glacier de Tacconay, et la scène gagne encore en sauvagerie. Demeurent ici ou là des traces de murs de glace ; on aperçoit par leurs brèches des étendues de neige qui montent jusqu’au Dôme du Gouté. Rien ne peut avoir un air de grandeur plus sauvage et plus indomptable ; les pentes de neige s’élèvent à une telle altitude qu’elles cachent par endroits la montagne, les Grands Mulets ressemblant à des récifs sur lesquels les vagues se brisent. Rien ne donne une idée plus frappante de la « marche majestueuse » du glacier que de voir ces immenses blocs de glace surplombants, tous en mouvement, mais obéissant tous à la même loi générale. Cette zone extraordinaire, appelée Névé ou cuvette de neige par les géologues, et qui forme le réservoir des glaciers, commence à peu près à cet endroit ; elle se distingue du glacier proprement dit, et s’étend à partir de 8000 ou 9000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Nous sommes restés jusqu’ici sur la glace, ou sur une solide croûte de neige, avec des crevasses de tous côtés ; mais celles-ci se font à présent moins nombreuses et plus vastes, la distance s’accroît entre elles, et à mesure que nous avançons, l’espace qui les sépare s’élargit au point de former des champs de neige dépourvus de ces graviers et de ces impuretés des moraines qu’on voit sur le glacier proprement dit ; ils sont de la blancheur la plus immaculée. Nous en remontons péniblement deux ou trois d’une certaine raideur, et arrivons aux Grands Mulets. Ces rochers forment un admirable poste d’observation d’où noter les traits particuliers du Névé — sa surface lisse et unie, sa pureté étincelante, la régularité avec laquelle les crevasses se succèdent, et sa forme concave (celle des glaciers étant convexe, en règle générale). Le voyageur ne manquera pas de remarquer, entre autres choses, une donnée d’un genre singulier, une longue paroi vue sur son bord le plus reculé, qui contourne le champ de neige en direction de la Montagne de Tacconay. La scène entière, en EDMUND T. COLEMAN 183 vérité, avec ses successions de sommets et le frappant contraste entre un premier plan de neige et un arrière-plan de montagnes, compose un paysage majestueux, à cette altitude qui n’est ni trop basse pour réduire le nombre des objets à voir, ni trop élevée pour ôter aux montagnes leur caractère individuel et les confondre dans la forme générale qu’elles prennent quand on les voit de très haut. On considère généralement que le paysage alpin, envisagé sous l’angle de l’art, ne se prête pas à l’activité du dessin : le caractère infini des détails (dû à la luminosité excessive de l’atmosphère), les masses de blanc et le manque supposé de couleurs sont tenus pour de sérieuses objections ; comme si le seul but, le seul objet de l’art était le pittoresque — la pure pratique de la peinture —, comme si l’art du paysage n’existait que pour flatter les sens, et non pour informer ou pour élever. Il me semble que l’école moderne est un peu timorée dans ses buts, et trop limitée dans ses ambitions : le goût de la couleur et de l’effet va peut-être trop loin, au détriment de plus hautes qualités. L’Art n’a-t-il pas de but plus noble que la couleur pure, la simple satisfaction sensuelle du regard ? Sommes-nous destinés à ignorer la forme, à nous fermer aux manifestations supérieures de la puissance, telle que le paysage de montagne nous la révèle ? N’aspirer qu’à la beauté sans considération de la grandeur me paraît dégénéré, indigne du caractère de simplicité et de virilité qui a toujours été la marque distinctive de l’Anglais — de la nation qui entend donner au monde une tonalité morale. La haute fonction de la Peinture, comme de sa sœur la Poésie, n’est pas seulement de flatter les sens, mais de purifier et d’élever, d’affiner notre vie quotidienne — en un mot, de mener l’homme du matériel au spirituel ; et de même que l’épopée est la forme la plus haute de l’art poétique, la représentation de scènes de montagne est la plus haute incarnation de l’art du paysage. Les scènes alpines sont essentiellement héroïques et sollicitent les sentiments les plus élevés dont la nature humaine soit capable ; mais il 184 CONFÉRENCE y a aussi dans la haute montagne une couleur qui n’a rien à envier à tout ce que l’on peut rencontrer dans un paysage de plaine. Sans parler des différentes nuances de rouge dont se teintent les rochers, le rose des levers ou des couchers de soleil sur la neige est d’une beauté exquise, surtout dans les zones d’ombre, qui ont la variété changeante et la délicatesse de l’opale ; les crevasses prennent alors les nuances de bleu et de gris les plus merveilleuses. Les voyageurs les connaissent bien. Si nous admirons les perce-neige et les lis, pourquoi ne pas admirer un champ de neige avec ses plis et son drapé d’un dessin si délicat ? Si l’on dit que le manque habituel de couleur qu’on reproche à la neige se refuse à la peinture, on peut considérer d’un autre côté qu’il est largement compensé par le sentiment de pureté et de délicatesse que font naître ces étendues. Avons-nous plus belle coutume que celle de teinter de blanc l’emblème de l’innocence et de la vertu ? Ainsi Richardson : Dans toute fleur qui vit, s’épanouit L’agréable emblème de ton esprit ; Parmi les rougeurs d’une rose éclose Ta tendre modestie s’expose. Les lis de la vallée, d’une blancheur de neige, Répandant leur parfum sous les venteux cortèges Refusent les nuances indiscrètes Des senteurs trop satisfaites ; Insouciante et légère, en eux s’essaime La forme adorable et si douce de toi-même. Mais j’aimerais à ce sujet me référer à un art apparenté : je veux parler de l’Architecture. Je ne peux m’empêcher de penser que si les professeurs en ce domaine consentaient à fréquenter plus souvent la Nature, et à passer un peu de leur temps dans les montagnes plutôt que de le gaspiller à Rome ou à Athènes à reproduire des styles usés jusqu’à la corde, en nous donnant une EDMUND T. COLEMAN 185 Grèce ou une Rome de seconde main, véritable réchauffé* de structures antiques ou médiévales, nous pourrions espérer voir quelque chose de plus original et de plus frappant, quelque chose de plus digne de l’époque que ce qui apparaît en quelques-uns de nos édifices publics d’aujourd’hui. Je serais aussi porté à croire qu’une étude plus intime de la Nature, sans parler de toutes les tentatives d’originalité dans le dessin, ferait naître un goût plus simple et plus raffiné, un mode d’expression plus viril que ce qui nous est trop souvent présenté comme l’idéal de l’architecte. Notre architecture devrait être, d’après moi, un représentant du caractère national ; elle devrait être simple et sévère, avec un recours modéré à l’ornement, qui ne serait introduit qu’à titre d’accessoire, sans devenir le trait principal. Il m’apparaît comme le signe d’un caractère efféminé, le témoin de la faiblesse et de la dépravation du goût, qui se marque dans l’ornement au détriment de traits plus nobles — le contour, la composition, le clair-obscur. Une débauche de dorures et de décoration, comme on l’a vu récemment, trahit en particulier un goût aussi discutable que l’ajout de couleur ou de dorure à la sculpture ; appropriée à une époque barbare, quand des festons et des fanfreluches clinquants étaient nécessaires pour impressionner un peuple ignorant et sans éducation, elle n’est pas digne d’un haut degré de civilisation — de l’époque qui a produit The Light of the World, The Huguenot et Chatterton 8. Si les architectes faisaient le tour du Mont Blanc et observaient la montagne de différents points de vue, celui surtout qui s’ouvre sur le versant sud à partir du Col de la Seigne et de l’Allée Blanche, où les sommets se dressent avec leurs vastes précipices, leurs pitons immenses et leurs piliers prodigieux, ils seraient très impressionnés, à mon sens, par la structure et le dessin merveilleux qui s’y découvrent. Ils verraient combien les dessins de la Nature varient à l’infini ; qu’il n’y a pas en elle cette 8 Trois tableaux, respectivement, de William Holman Hunt (1853), John Millais (1852) et Henry Wallis (1856). (NdT) 186 CONFÉRENCE répétition constante de parties, résultat de la pauvreté du dessin et de la paucité des idées, où l’on a voulu voir récemment le grand art en architecture ; que la Nature est avare d’ornements dans ses grands ouvrages, et qu’elle compte, pour frapper l’observateur, sur la hardiesse des contours, l’ampleur et la composition des masses, la profondeur et l’intensité du clair-obscur ; et qu’enfin, pour reprendre les termes de M. Ruskin parlant de la haute montagne, celle-ci met sous nos yeux « une noble et majestueuse architecture ». Mais revenons aux Grands Mulets. Les vues qu’on en donne ici montreront clairement que ces rochers offrent plus qu’une plate-forme ou un replat permettant d’y passer la nuit, comme on l’a représenté ; en réalité, ils sont nettement plus vastes que la plupart des récits d’aventures au Mont Blanc le laissent supposer. Mais la réputation qu’on leur a faite présente ces fameux rochers comme l’un de ces lieux qui, comme le passage escarpé au-dessus de la Pierre Pointue, le Mauvais Pas, ou celui de la Cheminée dans l’ascension du Brévent, ont longtemps servi à susciter l’effroi dans l’âme d’une jeunesse casanière. Il faut cependant tenir compte des différences d’opinion concernant le danger d’endroits comme celui-là — le simple touriste les considérant avec d’autres yeux que le montagnard chevronné. Des panoramas étendus ne sont peut-être pas les meilleurs sujets pour l’art du paysage, trop faible pour rendre pleinement justice à ce qui fait leur plus grand charme — l’espace. On imagine parfois que l’ascension du Mont Blanc a pour seul but de jouir de la vue du sommet, comme s’il n’y avait rien d’autre à observer durant la route ; comme si les mille et un phénomènes présentés par ce monde de glace toujours changeant ne relevaient que de considérations secondaires, et qu’un voyage entrepris au cœur d’un des paysages les plus majestueux au monde n’offrît pas en lui-même — que ce soit au géologue, à l’homme de science, à l’artiste, ou au simple amoureux de la nature — des objets dignes d’être portés plus particulièrement à la connaissance du lecteur. Dans la planche VI, quand on regarde en direction de la montagne, on voit sur la gauche l’Ai- EDMUND T. COLEMAN 187 guille sans Nom9, et, entre celle-ci et le rocher au milieu de l’image, un précipice de glace10. Ce dernier s’achève à son extrémité supérieure par un trait fin et parfaitement net : c’est le Grand Plateau, que sa poussée fait chuter brutalement dans le précipice en créant la cascade de glace que l’on voit entre le pied de l’Aiguille sans Nom et le rocher mentionné. Dominant immédiatement le Grand Plateau, c’est le Dôme ou sommet du Mont Blanc, avec les Rochers Rouges, qui forment les deux îlots rocheux sur sa gauche. Celui de droite, sous le Dôme, est appelé le Rocher Rouge Supérieur ; Saussure le nommait « les Escaliers » ou « l’épaule gauche de la cime du Mont Blanc » : on n’avait pas encore adopté à l’époque la dénomination actuelle11. Le rocher est flanqué de précipices de glace qu’on peut voir de Chamonix ; la route empruntée par Saussure et les premiers aventuriers passait à leur gauche. Saussure décrit en ces termes cette partie de la montagne : « Nous tirâmes à gauche pour arriver sur le rocher le plus élevé à l’est de la cime. La pente est extrêmement rapide, de 39 degrés en quelques endroits ; partout elle aboutit à des précipices ; …nous mîmes deux heures à gravir cette pente, qui a environ 250 toises de hauteur. » On trouve à gauche du Rocher Rouge supérieur un autre îlot appelé le Rocher Rouge inférieur, et au-dessus, le couronnant, un Dôme de neige plus petit. Celui-ci s’achève du côté est, à main gauche, par le Mur de la Côte, dont l’infléchissement, avec la masse anguleuse à l’opposé, forme le Corridor. À droite des rochers, au centre de l’image, et dans la continuité des Grands Mulets, se trouve le Dôme du Gouté ; au-dessous, le Névé ou réservoir de neige où le Glacier de 9 Les Docteurs Martens et Lepileur, ainsi que M. Bravais, qui ont fait l’ascension par l’ancienne route en 1844, proposent de l’appeler Aiguille de Saussure. 10 De Chamonix, on peut le voir à l’œil nu. 11 Le Dôme et les Rochers Rouges sont représentés dans la planche VIII. 188 CONFÉRENCE Tacconay prend sa source, comme fait le Glacier des Bossons de l’autre côté. En tournant le dos à la montagne et en regardant vers la vallée, nous contemplons l’autre partie du panorama, comme le montre la planche VII, exact opposé de la VI : la plate-forme de rocher au premier plan de celle-ci se prolonge jusqu’aux pics élancés figurant au premier plan de la suivante. On voit à l’extrémité gauche de la planche VII la chaîne crénelée des Fours, qui s’élève au-dessus de la vallée tel un énorme rempart, avec en son centre la Montagne des Fours12, en forme de lion couché. Vient ensuite le groupe de Varens, avec ses aiguilles pittoresques ; elles surplombent Saint-Martin (Sallanches est à l’opposé), et tous ceux qui visitent Saint-Gervais les connaissent bien. Puis ce sont les Rochers des Fys, si saisissants, qui s’achèvent sur la droite par la Pointe de Sales : elle ressemble à une tour en ruine vacillant sur sa base ; à côté, le Col d’Anterne. Au-dessus de ces deux groupes de Varens et de Fys, on aperçoit la longue chaîne du Jura. À droite de la Pointe de Sales, une infime traînée de blanc signale la partie du Lac de Genève qui va de Morges à Rolle. Saussure y fait allusion en ces termes : « Nous avions de là entrevu le Lac au travers de la Vallée d’Abondance, depuis les premiers rochers ». Plus loin sur la droite, on aperçoit le Dôme du Buet13 ; à peu près sur la même ligne, mais un peu plus loin en arrière, la Dent du Midi de Bex ; plus loin encore, à droite des rochers effilés des Grands Mulets, ce sont les Diablerets et un certain nombre de sommets de moindre importance, et à l’extrême droite, l’Aiguille du Tour, devant laquelle on aperçoit le pied de l’Aiguille du Midi. Je n’ai pas introduit la partie supérieure de celle-ci ni le Mont Blanc du Tacul, situé entre elle et l’Aiguille sans Nom, pas plus que l’Aiguille du Gouté, de l’autre côté, parce qu’ils sortent du champ Saussure l’appelait « Aiguille percée du Reposoir ». La planche I propose une vue de la Montagne de la Côte vue de la Forêt des Pèlerins (son versant est) ; c’est son sommet qu’on voit dans la planche VII. 12 13 EDMUND T. COLEMAN 189 de vision. Tout près, au premier plan immédiat, on voit sur la gauche le Névé ou réservoir du Glacier de Tacconay. Le lecteur remarquera l’un de ses traits les plus singuliers : un mur courant tout le long de son bord le plus éloigné, jusqu’à la forte déclivité de l’espace séparant la Montagne de Tacconay de la Montagne de la Côte, que l’on voit à l’arrière s’élever de la vallée, la première à gauche, la seconde à droite. C’est à partir de la Montagne de la Côte que Saussure a abordé les Grands Mulets, la distance qui l’en sépare étant selon lui d’à peine trois-quarts de mille ; mais c’était si horriblement crevassé que la traversée lui a pris trois heures. Ces difficultés ont été cause, comme on sait, de l’abandon de cet itinéraire au profit du passage plus facile par le Glacier des Bossons14. La chaîne qui s’étend derrière la Montagne de la Côte et la Montagne de Tacconay forme le versant nord de la vallée de Chamonix, au fond de laquelle coule l’Arve. Un peu à droite de la Montagne de la Côte, c’est la grande pente du Brévent, au-delà de laquelle, appartenant à la même chaîne, les Aiguilles Rouges se perdent dans la brume. Quel spectacle majestueux ! Un premier plan de neige, un arrière-plan de montagnes, chaîne après chaîne dans un vaste amphithéâtre qui s’étend du Jura à l’ouest à la vallée du Rhône à l’est ! C’est à toute heure une scène solennelle, mais spécialement à la tombée du jour, quand, touchées par les derniers rayons du soleil déclinant, les cimes élancées des Grands Mulets s’élèvent de l’âpre désolation vers le ciel profond et calme, comme les flèches d’une cathédrale gothique au-dessus des exhalaisons de la ville, — Mener nos pensées loin des tristesses obscures Et chercher le jour limpide où resplendit la Vérité. Edmund T. COLEMAN. (Traduit de l’anglais par Christophe Carraud.) 14 En certaines saisons, cela ressemble à un pic.