une ascension au mont blanc.

Transcription

une ascension au mont blanc.
UNE ASCENSION AU MONT BLANC.
(1859.)
EDMUND T. COLEMAN.
Présentation.
N sait peu de choses d’Edmund Thomas Coleman. Rien, en ce
peu de choses, qui ne s’accorde étrangement avec la maigre fortune qu’a connue son livre, Scenes from the Snow-Fields,
malgré son évidente beauté.
Coleman est né en 1824. Il arrive que des notices le décrivent comme
« one of the pioneers of Alpine painting » ; c’est donc un artiste avant
tout. Mais cette vocation n’a pas suffi à sa postérité : amoureux de
nature et de montagne, et délicat « amateur » en toutes choses, il ne souhaitait pas poser en alpiniste ardent et chevronné, pas plus qu’en
peintre éperdument lié à son art. Voilà dans ces milieux un tort impardonnable. Sa qualité de membre fondateur de l’Alpine Club ne l’a pas
protégé non plus de l’oubli d’un monde où pulluleraient les récits
d’« exploits » les plus pauvres et les plus consternants. La situation, du
reste, a peu changé ; la littérature alpine (et non l’alpestre) est toujours
aussi pauvre et aussi consternante. Quant à la peinture de Coleman, elle
n’a pas contribué à soutenir sa mémoire, et c’est injuste — car il n’est
pas si simple de peindre la montagne, et lui la peint très bien. On le boudait, en somme, des deux côtés.
Est-ce la raison pour laquelle il en a choisi un troisième, traversant
un océan et un continent pour s’établir en Colombie Britannique, où il fit
à Victoria office de bibliothécaire ? Un bibliothécaire ingambe et très
O
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CONFÉRENCE
actif, comme en témoignent des livres ultérieurs, Mountaineering on
the Pacific tout d’abord, Puget Sound and the Northern Pacific
Railroad et Moutains and Mountaineering in the Far West ensuite.
L’association des lieux et des livres ! Pétrarque se penchant sur des
cartes vaporeuses, des manuscrits de Tite-Live parlant du mont Hémus,
des textes approximatifs (comment faire autrement ?) rêvant de l’ultima
Thulé — cette association, Pétrarque nous l’avait apprise. À moins, pas
de raison, pas de saveur. Mais enfin, donc, pour Coleman les liens avec
Londres se distendent sans se rompre pour autant : les collaborations à
l’Alpine Journal sont nombreuses. Reste qu’à sa mort, en 1892, on ne
trouve dans cette revue aucune notice nécrologique le concernant.
Ingratitude des snobs et des techniciens. Et je consulte par exemple (à
tout hasard) le Tableau littéraire du Massif du Mont-Blanc, de
Claire-Éliane Engel et Charles Vallot (l’auteur des guides, quelle merveille ! avec derrière lui un nom accroché au vent de l’Arête des Bosses, à
4400 mètres… une manière de botanique minérale, si l’on peut dire) : eh
bien, rien du tout dans le chapitre sur la littérature anglaise. Dommage,
notre peintre-alpiniste fût entré dans l’index entre Colbert et Coleridge.
C’est assez beau, cette aurea mediocritas choyée jusqu’au bout.
Aucune voie nouvelle ne porte son nom. Il n’en a parcouru que de
déjà connues, anonymement en somme, avec un rêve à portée de pas.
Pourtant il est le premier à traverser le Col de Miage et à poursuivre jusqu’au Mont Blanc ; belle santé ! Mais motus. Il ne doit pas faire partie
du cénacle.
Il est vrai que d’autres éléments peuvent expliquer cette discrétion ;
à partir de 1850 environ, c’est une bonne quinzaine de voyageurs « scientifiques », anglais pour la plupart, qui font l’ascension du Mont Blanc
chaque été, une ascension popularisée par les ouvrages et les mots d’Albert Smith ; en 1852, son Ascent of Mont Blanc est même sur scène tous
les soirs à Piccadilly. Les snow-fields se peignent sur des décors de
théâtre. On se lasse de ce qui n’a plus l’attrait de la nouveauté. Les
comptes rendus d’ascensions perdent de leur charme (en attendant de
devenir des drames spectaculaires au goût du jour), tandis qu’à Londres
se crée dans les cigares ce premier Club alpin, en 1857, qui par force
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banalise l’intérêt pour la montagne et l’idée de voyage et d’expédition.
À moins que ne s’insinue et ne finisse par s’y imprimer l’appel discutable
aux fiertés nationales ; plus tard, les mussoliniens, les hitlériens arraisonneront les sommets et captiveront des cohortes de jeunes musculatures. Les « vainqueurs » de la face nord de l’Eiger serreront au retour la
main du moustachu — et quel bruit, quelles querelles en France pour
l’ascension de l’Annapurna en 1950, en Angleterre pour celle de l’Everest en 1953 ! Fâcheuses années. Or, rien de tel chez Coleman, qui est
plutôt rêveur, et dont l’ardeur anglaise ressemble, à vrai dire, au décor
passé des photos anciennes, à un sépia victorien où les morts du
dimanche sourient en s’éloignant. — Rien non plus d’un quelconque
esprit de conquête. On voit paraître à pas légers un esthète au jarret
qu’on imagine vigoureux, amateur de haltes pensives, mi-romantique,
mi-ruskinien. Il pénètre, en somme, dans un temple (« une noble et
majestueuse architecture », écrit-il en citant Ruskin à qui il dédie son
livre) et, dans un temple, on ne fait pas de bruit. Même l’idée d’une élévation au-dessus des tracas du monde ressemble à un murmure, alors
qu’elle aura bientôt des semelles de plomb — idéologie et psychologie de
bazar, de Piaz à Bonatti, de Guido Rey à Gary Hemming ou à Reinhold
Messner et sa chevelure aux idées chauves. Non, il suffit à Coleman,
écrivain et aquarelliste, d’être doux, juste et précis. Il rassemble des
observations détaillées, décrit sans s’appesantir, et, comme dans ses
autres ouvrages, parcourt en esprit, simplement, des lieux qu’il connaît
du corps. Arrière les sportifs ! À cette date, ils n’ont pas encore rempli le
monde d’une sottise supplémentaire. On suit à la trace les Ramond de
Carbonnières, les Saussure, les Bourrit, les Forbes, avec ce même regard
curieux et reconnaissant qu’ils ont tous, cet esprit de savoir et de rêverie.
Si je vois une cordée sur l’arête Forbes, justement, au Chardonnet,
je me demande comment les Travels in the Alps of Savoy ont pu se
transformer en chaussures fluo et cliquetis de quincaillerie, cependant
que plus loin, dix bons kilomètres au sud-ouest, pour être précis, sur le
vaste plateau glaciaire, là, au pied de la face sud de l’Aiguille du Midi,
de blondes fadeurs plantent leurs tentes anti-capitalistes achetées dans
de grands magasins, aèrent au soleil leurs chaussons de varappe et
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CONFÉRENCE
bronzent avantageusement avant d’aller chercher des bolinettes au
supermarché d’en bas atteint par téléphérique.
Il paraît au contraire un tempérament très harmonieux dans le récit
de Coleman. Les élans romantiques se sont apaisés, les considérations
philosophiques aussi, la sécheresse des descriptions « scientifiques » s’est
adoucie, et, par bonheur, l’alpinisme sportif n’a pas encore remplacé la
culture des lieux par un hymne aux aisselles. L’expérience que nous livre
le peintre anglais est d’un rare équilibre — on songe, cela ne fût-il
qu’une postulation de l’esprit, à des moments où les différents éléments
d’un monde se composent sans heurts ni trop de conflits, comme on voit
Chappaz établir pour le Valais (de l’autre côté du Massif du Mont
Blanc, il ne s’en faut que d’un ou deux cols) un point du temps où cesse
la vie ancienne sans basculer encore du côté où nous sommes, écrasée,
oubliée, refoulée ou flétrie par les « réussites » de la modernité. Tout se
répond avec bonheur dans la prose de Coleman ; ni littéraire à proprement parler, ni scientifique, ni même artistique, au sens où il s’agirait
pour un peintre défendant sa cause de donner en toutes lettres une théorie de l’art : pas d’embellissement échevelé des lieux, pas de cornues agitées au sommet, pas non plus de pose à la Kaspar David Friedrich. Et
cependant il y a de tout cela — avec mesure, comme dans la représentation des paysages dont Coleman illustre son livre, sans insistance sur le
sublime ou l’effroi ni la moindre exagération emportée au vent des
mythes 1. Ici, comme il arrive chez les lecteurs de Ruskin, les citations de
poètes s’unissent à la simple description d’un cheminement, les considérations géologiques ou climatiques aux échappées d’un enthousiasme
retenu. Une atmosphère délicatement religieuse qu’on goûte chez Word1
Le lecteur nous en voudra-t-il ? Il n’était pas possible de reproduire
dans ces pages les aquarelles de Coleman. Ou bien il aurait fallu rencontrer un mécène à ce jour inconnu. Mais on peut s’y reporter dans la
réédition de son livre, dont les références seront données tout à
l’heure. Ah ! on y rêve, et c’est possible dès à présent. La réalité est toujours là ; différente, sans doute, chamboulée, mais peut-être que l’essentiel est sauf. Saucissonnons sans plus attendre aux Grands Mulets.
EDMUND T. COLEMAN
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sworth, cité lui aussi, baigne sans indiscrétion l’ensemble des perceptions ; la parole, chez cet écrivain ou ce peintre qui n’est réellement ou
jalousement ni l’un ni l’autre, hésite entre mille placements, que le lieu
suivant invitera encore à modifier, au gré des pensées de l’heure, et dans
le souci d’écrire pour autrui, de décrire pour lui. Double hommage aux
lieux et aux êtres inconnus et très proches. La lointaine Colombie Britannique aura cette douceur d’une proximité imaginée et sans
contrainte, elle saura distiller le même allégement.Voilà, il y a des lieux,
il faut les peindre, les livres sont une conversation et les images une
invite. Tant pis pour les maladresses, et bien sûr le lecteur saura discerner ce qu’elles ont de vieilli, de trop bucolique parfois, de trop naïf. Faisons-nous mieux sur nos autoroutes ? Pas sûr. Quelqu’un est venu, et il
parle. Il aime ce qu’il a vu, et cela suffit.
On est tenté, évidemment, par l’idée que ces éléments d’écriture
aient quelque parenté avec la modeste situation de Coleman ; comme
elle, ils sont toujours pris entre différents possibles, ne trahissant pas le
moindre vertige vis-à-vis d’eux, ni la moindre complaisance. Il se trouve
seulement qu’il y a une unité à établir, dont peu importent les traductions, pourvu que l’allure d’une vie digne y soit pressentie. À Londres, à
Victoria, ou au long d’itinéraires déjà parcourus dont nul ne vous saura
gré ; en peignant, en écrivant, en patientant. Cela n’apportera rien de
notable, rien d’identifiable aux yeux de la postérité, toujours placée sous
la surveillance de désirs qu’elle ne connaît pas. Il y aura eu une vie, versant progressivement dans l’oubli. On y est bien.
C. C.
UNE ASCENSION AU MONT BLANC.
(I.)
L’aspiration.
This life, whereof our nerves are scant,
Oh life, not death, for which we pant ;
More life, and fuller, that I want.
Cette vie, dont nos nerfs ont si peu ;
Oh vie, et non mort, pour quoi nous peinons ;
Plus de vie, et plus pleine — voilà ce que je veux.
Tennyson.
E voyageur qui arrive à Chamonix sous une bruine glacée,
découragé et déçu de ne pas entrevoir le Mont Blanc, a parfois la chance d’assister à l’un des plus beaux spectacles
qui se rencontrent dans les Alpes1.
L
1
Titre original : Scenes from the Snow-Fields ; being Illustration of the
Upper Ice-World of Mont Blanc, from Sketches made on the Spot in the Years
1855, 1856, 1857, 1858 ; with Historical and Descriptive Remarks and a Comparison of the Chamonix and St. Gervais Routes, by Edmund T. Coleman,
London, 1859. Nous traduisons ici le premier chapitre de cet ouvrage,
et le lisons dans l’édition qu’en a procurée chez Olschki, en 2005,
Paolo Pressenda (Edmund T. Coleman, Ascesa al Monte Bianco. Resoconto descrittivo-iconografico), où il se trouve aux pages 17 à 25. (NdT)
EDMUND T. COLEMAN
175
De loin en loin, au lever du soleil, les nuages enveloppant la
montagne se déchirent au zénith, et le Dôme se dévoile, apparaissant dans toute la netteté de ses contours sur un fond de ciel
pourpre. Vu de cette manière, couronné de nuages et baigné
d’une lumière rose, il produit un effet véritablement magique.
Son altitude considérable (soulignée par l’absence d’objets à
proximité, qui l’éclipsent quand il sort de la brume) remplit le
spectateur d’admiration et d’effroi ; on éprouve le désir ardent
d’explorer une région où règne tant de mystère et de beauté — de
devenir le familier de ces scènes immortalisées par le génie de
Saussure et consacrées par l’héroïsme de Jacques Balmat.
J’avais déjà fait l’ascension de cette haute montagne, mais,
jugeant impossible, dans l’espace d’une excursion aussi brève que
précipitée, de comprendre comme il convient la grandeur extraordinaire et la variété des scènes au milieu desquelles je me trouvais, et, aussi bien, de séparer l’accidentel du permanent, j’avais
décidé d’en refaire l’ascension. Je n’ai nullement l’intention de
donner ici le récit suivi de mes expéditions, ni de reprendre tous
les détails de mon ascension par la route de Chamonix, si souvent
décrite. Les incidents propres à ce genre d’entreprise ont été
maintes fois rapportés au public sous d’autres formes, et sont trop
connus pour demander qu’on les résume. Je ne me suis pas rendu
dans les Alpes pour y accomplir des exploits, ni pour y satisfaire le
goût de l’action ; je n’ai pas de prouesses à raconter, et presque
aucune aventure à évoquer ; c’est pour étudier l’art, comme un
humble observateur de la Nature dans ses différentes dispositions, que je me suis rendu en haute montagne, et je voudrais
avant tout aborder quelques points qui semblent avoir échappé à
la connaissance des autres auteurs. Bref, j’aimerais simplement
consigner ici des expériences que j’ai faites au milieu des neiges :
peut-être seront-elles utiles aux observateurs futurs et offrirontelles quelque intérêt au public ; sans prétendre épuiser le sujet,
mon but est surtout de jeter un peu de lumière sur des régions
qui m’apparaissaient vagues et indéfinies.
176
CONFÉRENCE
Une demi-heure après avoir quitté Chamonix, le voyageur
pénètre dans la forêt des Pèlerins, où se prend un chemin muletier tracé généreusement jusqu’aux deux tiers de l’Aiguille du
Plan [Plan de l’Aiguille] — nom donné au plateau qui s’étend au
pied de l’Aiguille de Blaitière. C’est une excursion très intéressante, qui se distingue sensiblement des autres par la beauté des
aperçus sur la vallée qu’offre l’essentiel du parcours ; ailleurs, si la
plupart du temps on ne tourne pas le dos à la vallée, des arbres la
dérobent à la vue. À mi-chemin environ, s’élève une ferme qui
appartient à M. Eisenkrämer ; on peut, je crois, obtenir du lait au
chalet. Un peu plus loin, on a une très belle vue sur les Aiguilles
des Charmoz, du Grépon et de Blaitière, qui forment comme la
toile de fond d’un majestueux amphithéâtre.
Le voyageur traverse quelques taches de neige et parvient au
point culminant de la route, ce qui demande environ trois heures
de Chamonix. On distingue de là l’itinéraire qui domine le Glacier des Bossons, dans l’ascension du Mont Blanc, avec plus de
précision que de Planpraz ou du sommet du Brévent, bien que
son altitude plus élevée rende ce belvédère préférable pour en
apercevoir les autres parties, ou, généralement, pour jouir d’une
belle vue sur la montagne. On envisageait de construire au point
culminant un chalet où trouver des rafraîchissements ; il est sûr
que la beauté de la promenade en ferait bientôt l’une des excursions préférées. Le paysage aux environs est très sauvage ; un ami
qui m’accompagnait et avait un peu poursuivi en direction des
Aiguilles, tandis que je m’asseyais pour dessiner, me dit à son
retour qu’il avait vu un chamois. Au sortir de la forêt des Pèlerins,
le voyageur peut apercevoir le Glacier des Bossons, que domine la
Montagne de la Côte. Saussure en fit l’ascension ; à côté s’élève
l’Aiguille du Gouté2, avec le Dôme du Gouté sur la gauche. La
L’orthographe adoptée par Coleman pour quelques éléments de
toponymie est celle en usage à son époque ; elle s’est généralement
modifiée dans les cartes modernes. (NdT)
2
EDMUND T. COLEMAN
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route longe alors les cascades du Dard et des Pèlerins, et pénètre
peu après dans un sous-bois épais, où coule un petit ruisseau,
puis s’infléchit sur la gauche avant de monter en lacets. Au sortir
de ce sous-bois, le voyageur se trouve sur la pente escarpée d’une
prairie entourée d’arbres ; il la remonte — toujours par des lacets,
effort qui dure de quinze à vingt minutes — et trouve à son sommet le chalet de la Para, dernière habitation qu’il rencontre à
flanc de montagne. Il peut toujours s’y rafraîchir d’une gorgée de
lait ; et à la descente, le brave occupant, en saluant bien bas, ne
manque jamais de gratifier l’heureux ambitieux du titre de Vainqueur du Mont Blanc*. Immédiatement derrière le chalet s’élève
une forêt dense, la plus haute du versant ; des pins de grande
taille y pullulent, dont certains sont extrêmement vieux, avec de
longues barbes de mousse traînant à terre. C’est une forêt si sauvage qu’elle mérite bien l’attention du voyageur et l’emporte par
ce caractère sur tout ce que les excursions permettent de voir à
Chamonix. Le sol est jonché de feuilles rouges et de branches
mortes, dont le bois sert aux guides pour faire le feu aux Grands
Mulets — chacun prenant un ou deux rondins qu’il attache sur
son havresac. Quand le voyageur sort de la forêt, du côté le plus
éloigné du glacier, il s’engage sur une étendue sauvage parcourue
par un torrent qu’il traverse et retraverse, en appuyant tout
d’abord à gauche puis en se dirigeant à droite pour arriver à la
Pierre Pointue, gros bloc de granit effilé qui se dresse tout droit.
Jusque-là, le voyageur peut profiter des services d’un mulet ; mais
après il doit poursuivre à pied. Le dernier arbre chétif est vite
dépassé, et l’on approche d’un ravin sur le versant du Glacier des
Bossons : le sentier court le long d’une paroi abrupte et ne permet
de passer qu’un à un ; c’est une sorte de « Mauvais Pas ». Parvenu
à sa base, on s’élève sur une pente couverte de débris rocheux, qui
n’offrent qu’une marche incertaine ; et une heure environ après
avoir quitté la Pierre Pointue, on parvient à la Pierre de l’Échelle,
au pied de l’Aiguille du Midi. C’est un gros bloc d’à peu près
vingt pieds de long que l’Aiguille a précipité ; il est tombé dans
178
CONFÉRENCE
une position telle qu’il forme une sorte de saillie surplombante
pouvant recevoir l’échelle dont on se sert pour franchir les crevasses lors de l’ascension. On trouve toujours de l’eau à cet
endroit, qui se prête on ne peut mieux à la halte ; quand on
monte, on y prend son dîner. À ce moment du trajet, le voyageur
est tout près de la limite des neiges éternelles.
De belles vues se découvrent à cet endroit, surtout au soleil
de l’après-midi ; la chaîne des Fours avec son Aiguille, point culminant de la Montagne de Fours, appelée par Saussure « l’Aiguille
percée du Reposoir »3, et le Buet, juste au-dessus des Aiguilles
Rouges, sont les sommets les plus remarquables. On voit sur la
gauche le Glacier des Bossons, vaste plaine de neige s’élargissant
progressivement vers le haut, et terminée par de grands amas et
de gros blocs de glace, d’où surgissent les Grands Mulets. Au-dessus, le Dôme du Gouté, l’Aiguille du même nom se trouvant à sa
droite. Sitôt après avoir laissé la Pierre de l’Échelle, et avant d’arriver au glacier, on remarque que le sentier, dominant à présent le
rocher animé, est jonché de débris d’avalanches tombées d’un
mur de glace du côté de l’Aiguille du Midi — l’un de ces endroits
dont j’ai parlé dans le chapitre introductif4. Une avalanche récente
Il y a une large ouverture qui la perce, comme on peut bien le voir de
Saint-Gervais avec une lunette.
4
[« Ice-cliffs and other formations of Nevé often assume the most
extraordinary and architectural combinations, which may occasionally
be very well observed in all their details, with the aid of a glass, from
the valley. I would direct the attention of those interested in the subject
to that portion of the Nevé which lies between the Grands Mulets and
the Montagne de la Côte, immediately above the Glacier du Tacconay ;
this may be surveyed from a point a little on this side of the Hamlet of
Les Bossons, as the traveller approaches Chamonix. Last year the
structure was very well developped, and in one part presented a striking ressemblance to the remains of an Egyptian temple, having the
massive and solid character peculiar to that style of architecture, the
markings of the strata which indicate the layers of snow deposited
3
EDMUND T. COLEMAN
179
se reconnaît aux fractures nettes et tranchantes des blocs qui la
composent ; sinon, ils sont plus émoussés et d’un blanc moins vif.
Il faut donc faire un peu attention, les blocs étant dispersés sur
un espace considérable. On se met à courir et à sauter par-dessus
les débris épars — la partie du chemin la plus dangereuse, dont la
traversée ne demande guère plus de deux ou trois minutes —, et
l’on finit par rejoindre le glacier. Quelles impressions intenses
donne à celui qui aime la haute montagne la première glace qu’il
touche ! Son esprit s’élève comme par enchantement. L’air vif de
la montagne, la halte à la Pierre de l’Échelle, le scintillement de la
glace sous le soleil du matin, tel un sol couvert de diamants, la joie
d’entamer la part la plus intéressante du voyage, le goût de l’aventure — tout contribue à donner à la troupe des montagnards une
allure peu discrète. Nous rions et plaisantons, et sautons les crevasses avec une vivacité de chamois.
« Danger* ? », disons-nous au fidèle Jean Tairraz5, qui doit à
ses nombreuses ascensions le surnom de Capitaine du Mont
Blanc ; « Danger* ? Nous le défions, nous qui avons appris la nouvelle manière de faire l’ascension du Mont Blanc en sautant les
grandes crevasses » ; et Jean, comme un époux responsable et prudent, hoche la tête et se fait sérieux : — « Mais, Monsieur* ! », dit-il
— et avant même qu’il se mette à me sermonner, je prends pied
de l’autre côté de la crevasse. — Oui, nous sommes à présent passablement loin de tout pays connu, nous sommes dans un nouveau monde et voyons la vie sous un autre aspect — nous avons
rejeté les entraves, les conventions de la civilisation, cette routine
successive years being clearly visible. Those who made the ascent in
the year 1857 will recollect a striking scene on the Glacier des Bossons.
The route lay for a considerable distance through a kind of corridor
formed by a series of immense icebergs, which stood in regular order
on either side, like ruined walls ans towers. »]
5
Des Praz.
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CONFÉRENCE
assommante et monotone de l’existence, et nous entrons dans
quelque chose de nouveau. Assez de prudence ! L’esprit d’aventure
est sur nous ; ce sont nos vacances, notre délassement ; nous allons
explorer ces belles cavernes et pénétrer les secrets de leurs fonds
bleutés : oui, nous attaquerons le Mont Blanc, combattrons le dragon de la montagne, le « terrible Mur de la Côte » ! Nous lui rognerons les griffes, le ferons prisonnier et l’exhiberons en spectacle6.
Les traits nouveaux et majestueux du monde d’en haut commencent à se dévoiler. Regardez, au loin, les rochers des Grands
Mulets se détacher noirs et sévères sur les glaçons qui les entourent, et leurs pics dépouillés et nus, comme des navires arctiques
pris par les glaces de la mer polaire ; et derrière, le grand Dôme
du Gouté s’élevant sur sa large base comme une grande pyramide,
emblème de force et de puissance. Aux abords de la jonction, le
glacier perd de sa planéité et prend un aspect accidenté, se fracassant en crevasses immenses, en abîmes insondables, tandis que
les glaçons commencent d’entourer le voyageur, et de s’écrouler
en cascades sur les pentes de chaque côté des Grands Mulets. On
approche alors de la jonction. Il y a là une grande crevasse qui
sépare les deux glaciers ; c’est l’un des endroits les plus redoutables de la route, car les lèvres de la crevasse ne se marquent pas
toujours aussi nettement qu’à l’ordinaire : les séracs l’ont obstruée dans leur chute, une fine pellicule de glace et de neige durcie la dissimule — terre et neige amalgamées —, si bien qu’il est
Cette partie de la route n’offre pas le même aspect selon la saison. Au
mois d’août, j’ai toujours trouvé une plaine montant régulièrement en
pente douce ; à sa surface, de la glace ou de la neige dure, sans reliefs
de glace jusqu’à ce qu’on approche de la grande crevasse entre les
deux glaciers. L’an dernier (1857), j’ai fait une excursion aux Grands
Mulets à une date inhabituelle, à savoir au début de la saison (le
28 juin) : l’aspect du glacier avait totalement changé. Il ne présentait
plus la surface unie que j’évoquais, et les concrétions de glace paraissaient commencer presque immédiatement ; le glacier lui aussi était
couvert de neige, et l’on enfonçait jusqu’aux genoux.
6
EDMUND T. COLEMAN
181
difficile de la découvrir au premier regard, et qu’elle ressemble à
une succession de trous et de fentes plus qu’à une crevasse de
dimensions considérables. On fut donc souvent tenté d’oublier à
quoi l’on avait affaire. Mais voilà que nous nous glissons précautionneusement sur une étroite corniche, juste assez large pour
laisser passer une personne à la fois, surplombée par d’énormes
blocs de glace qui penchent dangereusement au-delà de la verticale — nos épaules frottent contre leurs parois sales et trempées,
auxquelles il est nécessaire de nous agripper pour rester debout.
Nous grimpons alors sur un bombement de glace, au moyen
d’une échelle placée tout contre. Il se peut qu’elle n’atteigne pas le
sommet : il faut alors tailler des marches, avant de se laisser glisser
de l’autre côté. Parfois il n’y a pas assez de place, et un gros bloc sert
en chemin de plate-forme ; on serre ses bras le long du corps, on
renonce à se servir de son alpenstock, ou bien on l’enfonce dans
une fissure, et l’on se laisse peu à peu descendre dans un angle
étroit en empoignant une saillie de glace pour atteindre la base. On
prend appui sur un morceau juste assez large pour supporter l’une
des extrémités de l’échelle, l’autre se trouvant plus bas, et cela sur
une surface inégale qui rend chaque pas chancelant, puis on
dégringole le long de l’échelle à quatre pattes. Tout cela sous la
menace des séracs, et alors qu’on les sait en mouvement à partir
d’un aplomb qui dépasse la verticale : on est donc très heureux de
les avoir dépassés. Au début de la saison, les guides laissent
l’échelle à cet endroit, sachant par expérience que les grandes crevasses au-dessus des Grands Mulets offrent des ponts suffisamment solides pour ne pas rendre son usage nécessaire.
Nous sommes à présent pour quelque temps dans ce lieu
extraordinaire qu’est la région des séracs — un désert de neige et
de glace, qu’on rencontre rarement dans les Alpes7, des masses
7
C’est une région bien séparée et distincte, qu’on ne doit pas
confondre avec les autres parties de la route ; elle s’étend au-dessous
des Grands Mulets, des deux côtés, sur une distance considérable pour
chacun des deux glaciers.
182
CONFÉRENCE
gigantesques, de forme régulière le plus souvent, portant sur leurs
parois, à intervalles réguliers, des bandes sombres qui indiquent
les strates de neige annuelles. Nous voilà sur le Glacier de Tacconay, et la scène gagne encore en sauvagerie. Demeurent ici ou là
des traces de murs de glace ; on aperçoit par leurs brèches des
étendues de neige qui montent jusqu’au Dôme du Gouté. Rien ne
peut avoir un air de grandeur plus sauvage et plus indomptable ;
les pentes de neige s’élèvent à une telle altitude qu’elles cachent
par endroits la montagne, les Grands Mulets ressemblant à des
récifs sur lesquels les vagues se brisent. Rien ne donne une idée
plus frappante de la « marche majestueuse » du glacier que de voir
ces immenses blocs de glace surplombants, tous en mouvement,
mais obéissant tous à la même loi générale.
Cette zone extraordinaire, appelée Névé ou cuvette de neige
par les géologues, et qui forme le réservoir des glaciers, commence à peu près à cet endroit ; elle se distingue du glacier proprement dit, et s’étend à partir de 8000 ou 9000 pieds au-dessus
du niveau de la mer. Nous sommes restés jusqu’ici sur la glace, ou
sur une solide croûte de neige, avec des crevasses de tous côtés ;
mais celles-ci se font à présent moins nombreuses et plus vastes,
la distance s’accroît entre elles, et à mesure que nous avançons,
l’espace qui les sépare s’élargit au point de former des champs de
neige dépourvus de ces graviers et de ces impuretés des moraines
qu’on voit sur le glacier proprement dit ; ils sont de la blancheur
la plus immaculée. Nous en remontons péniblement deux ou trois
d’une certaine raideur, et arrivons aux Grands Mulets.
Ces rochers forment un admirable poste d’observation d’où
noter les traits particuliers du Névé — sa surface lisse et unie, sa
pureté étincelante, la régularité avec laquelle les crevasses se succèdent, et sa forme concave (celle des glaciers étant convexe, en
règle générale). Le voyageur ne manquera pas de remarquer, entre
autres choses, une donnée d’un genre singulier, une longue paroi
vue sur son bord le plus reculé, qui contourne le champ de neige
en direction de la Montagne de Tacconay. La scène entière, en
EDMUND T. COLEMAN
183
vérité, avec ses successions de sommets et le frappant contraste
entre un premier plan de neige et un arrière-plan de montagnes,
compose un paysage majestueux, à cette altitude qui n’est ni trop
basse pour réduire le nombre des objets à voir, ni trop élevée
pour ôter aux montagnes leur caractère individuel et les
confondre dans la forme générale qu’elles prennent quand on les
voit de très haut.
On considère généralement que le paysage alpin, envisagé
sous l’angle de l’art, ne se prête pas à l’activité du dessin : le caractère infini des détails (dû à la luminosité excessive de l’atmosphère), les masses de blanc et le manque supposé de couleurs
sont tenus pour de sérieuses objections ; comme si le seul but, le
seul objet de l’art était le pittoresque — la pure pratique de la
peinture —, comme si l’art du paysage n’existait que pour flatter
les sens, et non pour informer ou pour élever.
Il me semble que l’école moderne est un peu timorée dans ses
buts, et trop limitée dans ses ambitions : le goût de la couleur et
de l’effet va peut-être trop loin, au détriment de plus hautes qualités. L’Art n’a-t-il pas de but plus noble que la couleur pure, la
simple satisfaction sensuelle du regard ? Sommes-nous destinés à
ignorer la forme, à nous fermer aux manifestations supérieures de
la puissance, telle que le paysage de montagne nous la révèle ?
N’aspirer qu’à la beauté sans considération de la grandeur me
paraît dégénéré, indigne du caractère de simplicité et de virilité
qui a toujours été la marque distinctive de l’Anglais — de la
nation qui entend donner au monde une tonalité morale. La
haute fonction de la Peinture, comme de sa sœur la Poésie, n’est
pas seulement de flatter les sens, mais de purifier et d’élever, d’affiner notre vie quotidienne — en un mot, de mener l’homme du
matériel au spirituel ; et de même que l’épopée est la forme la
plus haute de l’art poétique, la représentation de scènes de montagne est la plus haute incarnation de l’art du paysage. Les scènes
alpines sont essentiellement héroïques et sollicitent les sentiments les plus élevés dont la nature humaine soit capable ; mais il
184
CONFÉRENCE
y a aussi dans la haute montagne une couleur qui n’a rien à envier
à tout ce que l’on peut rencontrer dans un paysage de plaine.
Sans parler des différentes nuances de rouge dont se teintent les
rochers, le rose des levers ou des couchers de soleil sur la neige
est d’une beauté exquise, surtout dans les zones d’ombre, qui ont
la variété changeante et la délicatesse de l’opale ; les crevasses
prennent alors les nuances de bleu et de gris les plus merveilleuses. Les voyageurs les connaissent bien. Si nous admirons
les perce-neige et les lis, pourquoi ne pas admirer un champ de
neige avec ses plis et son drapé d’un dessin si délicat ? Si l’on dit
que le manque habituel de couleur qu’on reproche à la neige se
refuse à la peinture, on peut considérer d’un autre côté qu’il est
largement compensé par le sentiment de pureté et de délicatesse
que font naître ces étendues. Avons-nous plus belle coutume que
celle de teinter de blanc l’emblème de l’innocence et de la vertu ?
Ainsi Richardson :
Dans toute fleur qui vit, s’épanouit
L’agréable emblème de ton esprit ;
Parmi les rougeurs d’une rose éclose
Ta tendre modestie s’expose.
Les lis de la vallée, d’une blancheur de neige,
Répandant leur parfum sous les venteux cortèges
Refusent les nuances indiscrètes
Des senteurs trop satisfaites ;
Insouciante et légère, en eux s’essaime
La forme adorable et si douce de toi-même.
Mais j’aimerais à ce sujet me référer à un art apparenté : je
veux parler de l’Architecture. Je ne peux m’empêcher de penser
que si les professeurs en ce domaine consentaient à fréquenter
plus souvent la Nature, et à passer un peu de leur temps dans les
montagnes plutôt que de le gaspiller à Rome ou à Athènes à
reproduire des styles usés jusqu’à la corde, en nous donnant une
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185
Grèce ou une Rome de seconde main, véritable réchauffé* de
structures antiques ou médiévales, nous pourrions espérer voir
quelque chose de plus original et de plus frappant, quelque chose
de plus digne de l’époque que ce qui apparaît en quelques-uns de
nos édifices publics d’aujourd’hui. Je serais aussi porté à croire
qu’une étude plus intime de la Nature, sans parler de toutes les
tentatives d’originalité dans le dessin, ferait naître un goût plus
simple et plus raffiné, un mode d’expression plus viril que ce qui
nous est trop souvent présenté comme l’idéal de l’architecte.
Notre architecture devrait être, d’après moi, un représentant
du caractère national ; elle devrait être simple et sévère, avec un
recours modéré à l’ornement, qui ne serait introduit qu’à titre
d’accessoire, sans devenir le trait principal. Il m’apparaît comme
le signe d’un caractère efféminé, le témoin de la faiblesse et de la
dépravation du goût, qui se marque dans l’ornement au détriment
de traits plus nobles — le contour, la composition, le clair-obscur.
Une débauche de dorures et de décoration, comme on l’a vu
récemment, trahit en particulier un goût aussi discutable que
l’ajout de couleur ou de dorure à la sculpture ; appropriée à une
époque barbare, quand des festons et des fanfreluches clinquants
étaient nécessaires pour impressionner un peuple ignorant et
sans éducation, elle n’est pas digne d’un haut degré de civilisation
— de l’époque qui a produit The Light of the World, The Huguenot
et Chatterton 8. Si les architectes faisaient le tour du Mont Blanc et
observaient la montagne de différents points de vue, celui surtout
qui s’ouvre sur le versant sud à partir du Col de la Seigne et de
l’Allée Blanche, où les sommets se dressent avec leurs vastes précipices, leurs pitons immenses et leurs piliers prodigieux, ils
seraient très impressionnés, à mon sens, par la structure et le dessin merveilleux qui s’y découvrent. Ils verraient combien les dessins de la Nature varient à l’infini ; qu’il n’y a pas en elle cette
8
Trois tableaux, respectivement, de William Holman Hunt (1853), John
Millais (1852) et Henry Wallis (1856). (NdT)
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CONFÉRENCE
répétition constante de parties, résultat de la pauvreté du dessin et
de la paucité des idées, où l’on a voulu voir récemment le grand art
en architecture ; que la Nature est avare d’ornements dans ses
grands ouvrages, et qu’elle compte, pour frapper l’observateur, sur la
hardiesse des contours, l’ampleur et la composition des masses, la
profondeur et l’intensité du clair-obscur ; et qu’enfin, pour
reprendre les termes de M. Ruskin parlant de la haute montagne,
celle-ci met sous nos yeux « une noble et majestueuse architecture ».
Mais revenons aux Grands Mulets. Les vues qu’on en donne
ici montreront clairement que ces rochers offrent plus qu’une
plate-forme ou un replat permettant d’y passer la nuit, comme on
l’a représenté ; en réalité, ils sont nettement plus vastes que la
plupart des récits d’aventures au Mont Blanc le laissent supposer.
Mais la réputation qu’on leur a faite présente ces fameux rochers
comme l’un de ces lieux qui, comme le passage escarpé au-dessus
de la Pierre Pointue, le Mauvais Pas, ou celui de la Cheminée dans
l’ascension du Brévent, ont longtemps servi à susciter l’effroi
dans l’âme d’une jeunesse casanière. Il faut cependant tenir
compte des différences d’opinion concernant le danger d’endroits comme celui-là — le simple touriste les considérant avec
d’autres yeux que le montagnard chevronné.
Des panoramas étendus ne sont peut-être pas les meilleurs
sujets pour l’art du paysage, trop faible pour rendre pleinement justice à ce qui fait leur plus grand charme — l’espace. On imagine parfois que l’ascension du Mont Blanc a pour seul but de jouir de la vue
du sommet, comme s’il n’y avait rien d’autre à observer durant la
route ; comme si les mille et un phénomènes présentés par ce
monde de glace toujours changeant ne relevaient que de considérations secondaires, et qu’un voyage entrepris au cœur d’un des paysages les plus majestueux au monde n’offrît pas en lui-même — que
ce soit au géologue, à l’homme de science, à l’artiste, ou au simple
amoureux de la nature — des objets dignes d’être portés plus particulièrement à la connaissance du lecteur. Dans la planche VI, quand
on regarde en direction de la montagne, on voit sur la gauche l’Ai-
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187
guille sans Nom9, et, entre celle-ci et le rocher au milieu de l’image,
un précipice de glace10. Ce dernier s’achève à son extrémité supérieure par un trait fin et parfaitement net : c’est le Grand Plateau,
que sa poussée fait chuter brutalement dans le précipice en créant la
cascade de glace que l’on voit entre le pied de l’Aiguille sans Nom et
le rocher mentionné.
Dominant immédiatement le Grand Plateau, c’est le Dôme ou
sommet du Mont Blanc, avec les Rochers Rouges, qui forment les
deux îlots rocheux sur sa gauche. Celui de droite, sous le Dôme, est
appelé le Rocher Rouge Supérieur ; Saussure le nommait « les Escaliers » ou « l’épaule gauche de la cime du Mont Blanc » : on n’avait
pas encore adopté à l’époque la dénomination actuelle11. Le rocher
est flanqué de précipices de glace qu’on peut voir de Chamonix ; la
route empruntée par Saussure et les premiers aventuriers passait à
leur gauche. Saussure décrit en ces termes cette partie de la montagne : « Nous tirâmes à gauche pour arriver sur le rocher le plus
élevé à l’est de la cime. La pente est extrêmement rapide, de
39 degrés en quelques endroits ; partout elle aboutit à des précipices ; …nous mîmes deux heures à gravir cette pente, qui a environ
250 toises de hauteur. » On trouve à gauche du Rocher Rouge supérieur un autre îlot appelé le Rocher Rouge inférieur, et au-dessus, le
couronnant, un Dôme de neige plus petit.
Celui-ci s’achève du côté est, à main gauche, par le Mur de la
Côte, dont l’infléchissement, avec la masse anguleuse à l’opposé,
forme le Corridor. À droite des rochers, au centre de l’image, et
dans la continuité des Grands Mulets, se trouve le Dôme du
Gouté ; au-dessous, le Névé ou réservoir de neige où le Glacier de
9
Les Docteurs Martens et Lepileur, ainsi que M. Bravais, qui ont fait
l’ascension par l’ancienne route en 1844, proposent de l’appeler
Aiguille de Saussure.
10
De Chamonix, on peut le voir à l’œil nu.
11
Le Dôme et les Rochers Rouges sont représentés dans la planche
VIII.
188
CONFÉRENCE
Tacconay prend sa source, comme fait le Glacier des Bossons de
l’autre côté. En tournant le dos à la montagne et en regardant vers
la vallée, nous contemplons l’autre partie du panorama, comme le
montre la planche VII, exact opposé de la VI : la plate-forme de
rocher au premier plan de celle-ci se prolonge jusqu’aux pics
élancés figurant au premier plan de la suivante.
On voit à l’extrémité gauche de la planche VII la chaîne crénelée des Fours, qui s’élève au-dessus de la vallée tel un énorme rempart, avec en son centre la Montagne des Fours12, en forme de lion
couché. Vient ensuite le groupe de Varens, avec ses aiguilles pittoresques ; elles surplombent Saint-Martin (Sallanches est à l’opposé), et tous ceux qui visitent Saint-Gervais les connaissent bien.
Puis ce sont les Rochers des Fys, si saisissants, qui s’achèvent sur
la droite par la Pointe de Sales : elle ressemble à une tour en ruine
vacillant sur sa base ; à côté, le Col d’Anterne. Au-dessus de ces
deux groupes de Varens et de Fys, on aperçoit la longue chaîne du
Jura. À droite de la Pointe de Sales, une infime traînée de blanc
signale la partie du Lac de Genève qui va de Morges à Rolle. Saussure y fait allusion en ces termes : « Nous avions de là entrevu le
Lac au travers de la Vallée d’Abondance, depuis les premiers
rochers ». Plus loin sur la droite, on aperçoit le Dôme du Buet13 ; à
peu près sur la même ligne, mais un peu plus loin en arrière, la
Dent du Midi de Bex ; plus loin encore, à droite des rochers effilés
des Grands Mulets, ce sont les Diablerets et un certain nombre de
sommets de moindre importance, et à l’extrême droite, l’Aiguille
du Tour, devant laquelle on aperçoit le pied de l’Aiguille du Midi.
Je n’ai pas introduit la partie supérieure de celle-ci ni le Mont
Blanc du Tacul, situé entre elle et l’Aiguille sans Nom, pas plus que
l’Aiguille du Gouté, de l’autre côté, parce qu’ils sortent du champ
Saussure l’appelait « Aiguille percée du Reposoir ».
La planche I propose une vue de la Montagne de la Côte vue de la
Forêt des Pèlerins (son versant est) ; c’est son sommet qu’on voit dans
la planche VII.
12
13
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189
de vision. Tout près, au premier plan immédiat, on voit sur la
gauche le Névé ou réservoir du Glacier de Tacconay.
Le lecteur remarquera l’un de ses traits les plus singuliers : un
mur courant tout le long de son bord le plus éloigné, jusqu’à la
forte déclivité de l’espace séparant la Montagne de Tacconay de la
Montagne de la Côte, que l’on voit à l’arrière s’élever de la vallée,
la première à gauche, la seconde à droite. C’est à partir de la Montagne de la Côte que Saussure a abordé les Grands Mulets, la distance qui l’en sépare étant selon lui d’à peine trois-quarts de
mille ; mais c’était si horriblement crevassé que la traversée lui a
pris trois heures. Ces difficultés ont été cause, comme on sait, de
l’abandon de cet itinéraire au profit du passage plus facile par le
Glacier des Bossons14. La chaîne qui s’étend derrière la Montagne
de la Côte et la Montagne de Tacconay forme le versant nord de la
vallée de Chamonix, au fond de laquelle coule l’Arve. Un peu à
droite de la Montagne de la Côte, c’est la grande pente du Brévent, au-delà de laquelle, appartenant à la même chaîne, les
Aiguilles Rouges se perdent dans la brume.
Quel spectacle majestueux ! Un premier plan de neige, un
arrière-plan de montagnes, chaîne après chaîne dans un vaste
amphithéâtre qui s’étend du Jura à l’ouest à la vallée du Rhône à
l’est ! C’est à toute heure une scène solennelle, mais spécialement à
la tombée du jour, quand, touchées par les derniers rayons du soleil
déclinant, les cimes élancées des Grands Mulets s’élèvent de l’âpre
désolation vers le ciel profond et calme, comme les flèches d’une
cathédrale gothique au-dessus des exhalaisons de la ville, —
Mener nos pensées loin des tristesses obscures
Et chercher le jour limpide où resplendit la Vérité.
Edmund T. COLEMAN.
(Traduit de l’anglais par Christophe Carraud.)
14
En certaines saisons, cela ressemble à un pic.

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