La privatisation de la force armée en Russie post
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La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique Ronan de Cadoudal 11 mai 2011 IRIS Sup’ – RI2 Russie et CEI Philippe Migault La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Table des matières Introduction ...................................................................................................................... 2 1 – Le contexte spécifique de la fin de la Guerre froide à nos jours................................. 4 2 – Des mercenaires au service d'intérêts étrangers ....................................................... 5 3 – Les armées privées des mafias et des oligarques ..................................................... 9 4 – Explosion et mutation du secteur civil de la sécurité privée en Russie .................... 11 5 – Le phénomène des sociétés militaires privées en Russie........................................ 13 6 - La militarisation des grandes firmes énergétiques russes : l'ultime réponse étatique à la mercenarisation.......................................................................................................... 15 Conclusions et perspectives .......................................................................................... 19 Bibliographie .................................................................................................................. 21 1 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Introduction En novembre 2010, Viktor Bout est extradé aux Etat-Unis, après avoir été arrêté en Thaïlande en 2008. Il est principalement accusé de trafic d’armes. Il aurait bâti sa fortune et sa réputation en vendant, par l’intermédiaire de ses compagnies aériennes, des armes en provenance d’ex Union Soviétique vers les zones de conflits, spécialement en Afrique. Son cas n’est pas unique et on se demande comment des stocks complets d’armes de guerre peuvent avoir ainsi été vendus sans aucun contrôle. Ce cas emblématique agit comme un révélateur de la crise que traverse la Russie depuis 1989. Crise économique sans précédent, effondrement de l’autorité de l’Etat, corruption, privatisations désordonnées, mafias… Autant d’éléments qui expliquent que la Russie ait perdu ce que Max Weber considère comme l’essence même de l’Etat moderne : le monopole de la violence légitime1. Viktor Bout est un exemple de la privatisation de la violence sous son aspect matériel, les armements. Mais la violence a aussi un aspect anthropologique, celui des hommes qui la mettent en œuvre. Et sous cet angle, qui intéresse en priorité cette étude, plusieurs questions se font jour. Que sont devenus les centaines de milliers de soldats de l'Armée Rouge et des divers services démobilisés ? Quels phénomènes sont nés de la convergence de cette main d’œuvre disponible avec l’irruption d’un capitalisme sauvage et la perte de l’autorité de l’Etat dans les années 1990 ? Pourquoi ces phénomènes sont-ils si différents de ceux observés ailleurs en Occident ? Comment Vladimir Poutine, chantre actif de la grandeur russe, prétend-il reconquérir le monopole de la violence au profit de l’Etat ? Pour trouver des réponses cohérentes à ces questions, cette étude se concentre principalement sur la Fédération de Russie, même si les pays de sa périphérie doivent être évoqués en quelques occasions. De même, c’est l’aspect humain plus que matériel qui est retenu. Les exportations massives d'armement, légales ou illégales, ne seront 1 é ’é ’ é é ! " ’ ’ é ’ é ’é à à #é à’é’à’éè! 2 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 évoquées qu'incidemment car elles constituent un sujet à part entière. Bien qu’appartenant clairement au phénomène de la violence non-étatique, sont également exclus de cette étude les mouvements séparatistes existant dans l’espace russe, car ils relèvent d’une problématique différente. En effet, ils usent de la violence dans un but politique - obtenir leur Etat - ce qui n’est pas le cas des différents acteurs qui seront étudiés ici et qui s’inscrivent bien plus dans une logique de marché. Les bouleversements considérables liés à la chute de l’URSS ont fait perdre à l’Etat russe le monopole de la violence légitime. La mise sur le marché d’une abondante main d’œuvre dans le secteur de la sécurité a contribué à l’explosion incontrôlée de la violence illégale. Des acteurs armés très variés sont apparus à cette occasion et menacent l’Etat de déliquescence. Sous l’impulsion de Vladimir Poutine, apparaît une tentative de reprise de contrôle de la violence privée, non pas de manière frontale mais par une association progressive de ce secteur aux grandes œuvres de l’Etat. Pour tenter de mettre en lumière cette dynamique, cette étude se propose d’abord de montrer comment le contexte de la fin de la Guerre froide a directement contribué à l'émergence de la privatisation de la violence. Puis seront abordés successivement les deux phénomènes les plus chaotiques issus directement de la perte de contrôle de l'Etat sur la violence : le mercenariat à l'étranger et les armées privées des mafias. En abordant successivement le cas des SSP et des SMP2, nous verrons que leur évolution révèle bien une volonté de l'État de reconquérir progressivement son monopole de la violence légitime. Enfin, nous montrerons que la militarisation des grandes firmes étatiques apparaît comme l'ultime offensive du pouvoir dans cette reconquête. 2 $$% &$ééééé!$% &$ééé! 3 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 1 – Le contexte spécifique de la fin de la Guerre froide à nos jours. Le 9 novembre 1989 tombait le mur de Berlin, ouvrant une ère nouvelle dans les relations internationales et surtout augurant d'une profonde reconfiguration politique, économique, sociale et stratégique de l'Union Soviétique chancelante. De 1989 à aujourd'hui, la Russie a traversé trois phases : une période d'incertitude jusqu'en 1991 ; l'ère Eltsine jusqu'en 1999, marquée par un effondrement et une ouverture sauvage au capitalisme ; l'ère Poutine3, caractérisée par un début de redressement, une restructuration de l’Etat et une tentative de recouvrement de puissance. Au cours des deux premières périodes, le pouvoir de l'Etat se délite, ses prérogatives sont distribuées à des intérêts privés ou abandonnées au chaos. En particulier, l'Etat perd son monopole ‘’weberien’’ de la violence légitime. La crise économique oblige les gouvernements successifs à réduire sans cesse les effectifs militaires et ceux des nombreux organes de sécurité intérieure et extérieure : police, KGB, gardes frontières... En comparant les effectifs des forces armées du Pacte de Varsovie en 1985 et ceux de la CEI en 20014, on constate que ce sont plus de quatre millions d'hommes qui ont été démobilisés. On estime qu'au moins 500 000 d'entre eux se sont reconvertis dans le mercenariat, la sécurité ou les activités mafieuses, emportant avec eux armes et matériels de guerre5. La démobilisation de l'Armée Rouge et des services a ainsi mis sur le marché du travail une abondante main d’œuvre dont les compétences principales ont un rapport direct avec l'emploi de la force armée : elle va alimenter directement le secteur de la sécurité privée, sous toutes ses formes. En 1992 une loi est promulguée pour encadrer ce secteur, c'est-à-dire en réalité faciliter la création de sociétés de sécurité privée. Parallèlement, les années Eltsine sont marquées par un capitalisme sauvage qui stimule l'esprit d'entreprise mais surtout le goût du profit : la corruption et les activités illégales se développent avec leur cortège de violence. C'est l'ère des oligarques qui, grâce à la complicité d'hommes politiques bien placés, s'enrichissent en détournant les fonds publics 3 (!%éûéé)éé *+,,,! 4 -éè é ! 5%.-/ (-0122 +23+,,4 4 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 et en s'emparant pour une bouchée de pain de pans entiers du patrimoine industriel russe, notamment dans le secteur des ressources naturelles6. Leurs affaires sont souvent liées de près à celles des mafias. Leurs activités, le manque de contrôle de l'Etat et le contexte international contribueront à la crise financière de 1998, qui aggravera encore la situation antérieure. A son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine essaie de restaurer les prérogatives de l'Etat et de mettre au pas les oligarques. Une de ses grandes réalisation est la quasi renationalisation des géants Gazprom et Rosneft (et la dissolution de Ioukos). Conscient qu'il ne peut juguler totalement le phénomène du mercenariat et des SSP, il tente de les associer aux cercles du pouvoir pour reprendre un certain contrôle sur le secteur, les utiliser à son profit et éviter qu'ils ne deviennent les "chiens de guerre de la mondialisation financière"7. Mais parallèlement, il entame un processus de modernisation et de professionnalisation des armées qui s'accompagne d'une nouvelle baisse des effectifs. Cette baisse va derechef alimenter le marché de la sécurité privée. Le contexte international revêt aussi une grande importance : la fin de la Guerre froide a favorisé l'explosion de conflits latents, de crises régionales, de revendications nationales ou ethniques, principalement dans les Balkans, en Afrique et au Moyen-Orient. Ces conflits vont alimenter la demande en mercenaires. C'est d'ailleurs le mercenaire russe, ukrainien ou biélorusse qui est la figure la plus connue, et pas toujours en bien, de ce phénomène de privatisation de la violence dans l'espace russe et sa périphérie. 2 – Des mercenaires au service d'intérêts étrangers. Ironie de l’histoire, le ‘’baroud d’honneur’’ de Bob Denard a eu lieu aux Comores en 1989, l’année même de la chute du mur de Berlin. On a cru alors que le temps des mercenaires allait finir avec celui de la Guerre froide. Pourtant, il n’en fut rien. C’est même l’inverse qui s’est passé et on a assisté à l’explosion des activités de mercenariat. La réduction des effectifs dans les forces militaires des pays occidentaux et du Pacte de Varsovie d’une 65 *6! 1+,, 7 é 7 (6 +8 # +,,4 é è#’è . é! 5 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 part, la multiplication des conflits locaux d’autre part, ont à la fois créé l’offre et la demande de ce ‘’marché’’ de la sécurité. Les militaires russes démobilisés cherchent donc des employeurs auprès des acteurs des divers conflits qui se font jour. Ce constat est également vrai pour les pays du pourtour russe, en particulier l’Ukraine, la Biélorussie et la Géorgie. Plusieurs rapports de l’Onu ont signalé la présence de mercenaires de cet espace post-soviétique dans les conflits des Balkans, dans le Caucase, en Afrique ou au Moyen Orient8. Notons qu’au début cette démarche est principalement individuelle et ne donne pas lieu à la création d’entreprises spécialisées dans ce type de service. Les conflits où s’engagent ces mercenaires se trouvent d’abord dans les pays qui entretenaient des liens forts avec l’URSS. L’effondrement de celle-ci a provoqué le départ ou le chômage technique des nombreux conseillers militaires qui contribuaient au maintien et à l’extension de la zone d’influence stratégique soviétique. Ce manque a naturellement attiré des soldats de fortune qui avaient toutes les compétences pour remplacer les conseillers officiels. C’est particulièrement vrai dans le domaine technique : l’URSS vendait ses matériels de guerre à ses pays alliés, et ceux-ci ont besoin de spécialistes à la fois pour leur mise en œuvre et leur maintenance. C’est ainsi que dès le début des années 1990, on retrouve en Afrique de nombreux pilotes et techniciens qui vendent leurs savoirfaire aux pays équipés d’avions, d’hélicoptères ou de matériels terrestres russes. En novembre 2004, en Côte-d’Ivoire, le camp militaire français de Bouaké est bombardé par des Sukhoï 259, tuant 10 soldats. Le lendemain du bombardement, 15 mercenaires russes, biélorusses et ukrainiens sont arrêtés à Abidjan par l'armée française. L’enquête déterminera que les pilotes en causes étaient biélorusses. On retrouve plus récemment des mercenaires russes au Soudan pour piloter les MIG-29 achetés par Khartoum10. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de mercenaires russes présents en Afrique. Par ailleurs, les ex-soldats soviétiques s’enrôlent auprès des sociétés militaires privées occidentales qui connaissent alors un succès grandissant, toujours pas démenti aujourd’hui. Peu importe la mission et quel camp les emploie, ces mercenaires russes, 8 %.-/ é(-°122 +23+,,4 9 -’! 10 3 6 +#+,,8 999! ! La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 ukrainiens ou biélorusses sont seulement intéressés par le salaire qu’ils en tirent. D’ailleurs, la qualité de leurs services professionnels est reconnue : les pilotes et les hommes des forces spéciales ont particulièrement la cote. La reconversion des vétérans de l’Armée rouge se fait encore aujourd’hui au travers des filières mercenaires occidentales. Avec le délitement du pouvoir de Moscou, le parc militaire soviétique est mis en coupe réglée. Sa vente par des trafiquants d’armes s’inscrit pleinement dans les standards modernes du commerce : il s’agit de vendre un service et plus seulement un produit. Les matériels sont donc vendus avec les instructeurs, les opérateurs et les maintenanciers, autant de postes qui sont pourvus par des mercenaires spécialisés, que ce soit au profit d’Etats, de SMP ou autres rébellions et mouvements séparatistes. Les tribulations du fameux Viktor Bout11 illustrent bien ce phénomène. Avec plus de 300 ‘’associés’’ et une flotte de cinquante avions, Bout aurait opéré en Afghanistan, aux Philippines, au Pakistan, aux Émirats Arabes Unis et surtout en Afrique où il est accusé de se livrer à de nombreux trafics12. Son implication auprès de Charles Taylor au Libéria est avérée. Aujourd’hui, l’export d’armement a été repris en main par le pouvoir russe au travers de la société Rosoboronexport. Mais les pratiques commerciales de celle-ci continuent de favoriser le déploiement de mercenaires en Afrique. On peut noter que certains engagements de mercenaires russes semblent plus répondre au service d’une cause qu’à l’appât du gain. C’est le cas de ceux qui se sont enrôlés dans la JNA, l’armée yougoslave de Milosevic, et que l’on retrouve en Bosnie, en Croatie ou au Kosovo. Ils s’y sont d’ailleurs souvent illustrés par leurs comportements brutaux. Il n’est pas exclu que ces enrôlements aient été favorisés par le gouvernement russe qui voyait par là un moyen de soutenir discrètement son allié régional. Le bataillon Alia est autre exemple de ‘’cause’’ attirant les mercenaires. En 2000, Tsahal met sur pied cette unité composée de 1200 vétérans russes de Tchétchénie et d’Afghanistan. Elle est destinée à affronter la seconde Intifada et acquiert elle aussi une réputation de brutalité dans la 11 -9:« ; » :" ! 12 % " !" #$ ; * +,,< 7 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 bande de Gaza13. Les mercenaires russes ont également joué un rôle important au tout début de l'opération Enduring Freedom, lancée par les Américains en Afghanistan. Pragmatiques, ceux-ci ont voulu exploiter l’expertise du terrain acquise par les soldats et officiers russes. L'ambassade américaine en Russie a pendant plusieurs mois recruté d'anciens militaires russes pour appuyer et conseiller les premières troupes américaines qui entrèrent dans le pays. On trouve même des mercenaires engagés contre la Russie dans le conflit géorgien. Un haut responsable des services de renseignement russes indique à l’agence de presse RIA Novosti : « Selon les données dont nous disposons, entre 2.500 et 3.000 mercenaires participent aux hostilités côté géorgien contre les forces russes de maintien de la paix. Il s’agit de ressortissants d’Ukraine, de certains pays baltes et de plusieurs régions du Caucase coordonnés par des instructeurs militaires américains »14. En marge du phénomène mercenaire, on peut noter pour mémoire que de très nombreux ex-soldats soviétiques (et de tous les pays de l’Est en général) viennent frapper à la porte de la Légion Etrangère. Rustiques, volontaires, déjà expérimentés, ils constituent des candidats idéals. Ce corps prestigieux est aujourd’hui encore très fortement ‘’slavisé’’, comme il avait été ‘’germanisé’’ au lendemain du second conflit mondial. Ce phénomène des mercenaires de Russie et des pays voisins est donc très largement répandu à travers le monde. Presqu’aucun théâtre n’y échappe. Et le mouvement ne faiblit pas : 29% des soldats professionnels russes déclaraient, en 2006, ne pas vouloir prolonger leur contrat à cause des soldes et des conditions de vie misérables15. Pourtant le pouvoir russe cherche à juguler ce phénomène de mercenarisation qui renvoie une l’image d’une Russie faible sur la scène internationale16. Et cette image est encore plus 13 ! ! $ / ) ..!. +8 #+,,8! 14 è!7(6 +û+,,8 1!9! 15 % " éé !é" #ê é ; * +,,< 165 =>? 1+,! 8 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 ternie par les comportements brutaux des soldats de fortune. 3 – Les armées privées des mafias et des oligarques. L’effondrement de l’URSS en 1991 et l’ouverture soudaine au capitalisme a favorisé l’émergence des oligarques et la multiplication des mafias17. La sécurité des parrains et l’exécution de leurs basses œuvres ont trouvé un réservoir de main d’œuvre ‘’consommable’’ particulièrement approprié parmi les anciens soldats, policiers et autres agents des services. Durant toute l’ère Eltsine, la frontière est restée mince entre les sociétés de sécurité et les bandes mafieuses. La pègre gère une bonne partie de ces SSP et «la plupart des entreprises de sécurité russes trempe dans le crime organisé et se sont lancées dans du racket, des extorsions, des expulsions arbitraires. La loi de 1992 sur les sociétés de protection privée a, en fait, mis en compétition directe les gangs qui faisaient payer leurs services et les sociétés qui faisaient la même chose»18. De leur côté, les oligarques s’associent à la mafia pour assurer leur sécurité, se débarrasser de concurrents, protéger leurs intérêts et échapper à la surveillance policière et aux accusations de corruption. Le succès de leurs activités repose sur le triumvirat associant un haut fonctionnaire corrompu pour décrocher les marchés publics, un homme d’affaires pour exploiter ces marchés et un parrain pour en assurer la protection19. Les plus célèbres de ces oligarques sont Mikhaïl Prokhorov, Roman Abramovitch, Oleg Déripaska et surtout Boris Berezovski. Le mafieux le plus fameux de cette époque fut Anatoli Bykov, qui prit part à la guerre de l’aluminium. Après la crise financière de 1998, les hommes d’affaires commencent à prendre leurs distances avec les mafieux qui les ont protégés20. Pour bien comprendre le développement de la violence autour des milieux d’affaires, il faut 17 é à é è 82 à ’ é @! 18>+,,+. >>-6"6 ">=> > % " !" #$ ;* +,,<! 195 *6! 1+,,! 20 %&" 9 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 rappeler qu’à ce moment l’Etat russe est en grande partie incapable d’assurer la sécurité des citoyens mais aussi des entreprises, notamment à l’occasion des transactions. Les entreprises font alors appel à des groupes informels ou clairement mafieux et contractualisent ainsi la sécurité des négociations et des marchés entre partenaires. Ces ‘’associés de sécurité’’ sont aussi utilisés dans le recouvrement de dettes et la protection physique contre d’autres organisations criminelles. Ils généralisent le racket en échange du krysha, le toit, c’est-à-dire la protection. Le crime organisé en Russie constitue ainsi une meilleure garantie de protection que les organes d'Etat dans la résolution des difficultés auxquelles sont confrontés quotidiennement les hommes d’affaires russes. La pratique du krysha conduit souvent la mafia à prendre le contrôle par la force de certaines entreprises. En 1997, une étude révélait que 11% des entrepreneurs auraient reconnu avoir usé de la force pour résoudre leurs problèmes. Parmi ces derniers, 53% admettaient verser régulièrement des sommes aux services de protection21. La mise en place de la loi fédérale sur les activités de protection en 1992, a légalisé le commerce de la protection privée et de fait offert de nouvelles occasions de développement aux groupes criminels. Ces derniers ont pu créer leurs propres compagnies en embauchant du personnel de compagnies instituées à l’origine par la police qui leur déléguait alors une partie du travail. On estime ainsi que la mafia contrôle un sixième des 30.000 SSP connues. Ce phénomène de la violence illégale accompagnant les milieux d'affaires et la mafia est le révélateur le plus frappant de la déliquescence de l'Etat et de sa perte de contrôle sur le secteur de la sécurité intérieure. Une aggravation de cet état de fait aurait pu conduire la Russie à sombrer dans le chaos total, avec un morcellement complet du pouvoir autour de territoires ou de secteurs d'activité. C'est sans doute ce risque réel d'arriver à une situation d'Etat défaillant qui a incité Vladimir Poutine à prendre des mesures draconiennes pour juguler cette violence illégale, quitte à faire des entorses répétées aux standards de l'Etat de droit, et au grand dam des défenseurs occidentaux des valeurs démocratiques. L'évolution des SSP en Russie montre que Poutine a bien cherché à reprendre en main 21 - 76 ' é é !! : "" A- é B %.Cé %BB %é.-$$-$ <+,,<! 10 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 les prérogatives de l'Etat. 4 – Explosion et mutation du secteur civil de la sécurité privée en Russie. Selon le journaliste Viktor Litovkine22, « les menaces internes sont nettement plus pressantes pour la sécurité et l'existence même de l'Etat que les menaces extérieures ». Ces menaces internes sont en particulier les conflits régionaux (Tchéchénie), le terrorisme, la criminalité organisée, la corruption, l'immigration illégale, etc... Dans les années 1990, la lutte contre ces menaces est donc rapidement apparue comme un marché interne immense, renforcé par l'inefficacité et la corruption des institutions étatiques en charge de la sécurité. Pour conquérir ce marché, de nombreuses SSP ont été créées, profitant de l'adoption de la loi sur la protection privée de 1992. Leurs fondateurs sont des hommes d'affaires, d'anciens militaires, d'anciens membres des forces de sécurité23 ou des diverses agences de renseignement24. C’est bien dans ce secteur spécifique que la majorité des hommes démobilisés se reconvertit. En 2005, on comptait déjà près de 15.000 de ces SSP, totalisant 500.000 employés, équipés pour la plupart par les stocks d'armement de l'Armée rouge en décrépitude25. En 2009, plus de 30.000 étaient enregistrées auprès du ministère de l’intérieur, pour un total de 745.000 employés. Si bien qu'aujourd'hui, ces sociétés sont plus nombreuses que les services de sécurité fédéraux dont elles « volent » les missions, aussi bien au service du privé qu'au service de l'Etat. En Russie, les plus connues de ces SSP sont : Oskord Security Group, Alligator, Gart Security, Storm Group, Grom Security Company. Les services qu'elles proposent sont extrêmement variés : protection rapprochée (gardes du corps), surveillance de sites sensibles, protection de convois et d’entrepôts, transport de fonds, protection contre le crime organisé, études d’impact sur l’environnement, renseignement spécialisé, 22 A A*B-: 23 -( èééé D ’EE: é 24 7@/ )$/ > $(* >D @*C F> 25 % " !" #$ ; * +,,< 11 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 intelligence économique, enquêtes, surveillance électronique et informatique, formation aux métiers de la sécurité, élevage de chiens de garde et d'attaque, protection des installations de l'Etat (bâtiments de la Fédération de Russie, du ministère de la Défense, de la Banque centrale, surveillance de « datchas » de dignitaires), etc... Leurs principaux clients sont le gouvernement fédéral russe, des sociétés nationales, étrangères ou multinationales (Siemens, IBM, Intel, Rank Xerox, Samsung, Renault, Auchan, Philips...) mais aussi des personnes privées qui en ont les moyens. Souvent ces sociétés sont des conglomérats d'entreprises plus petites ayant chacune une spécialité. La société mère, en les intégrant, fait ainsi des économies d'échelle et dispose d'une large gamme de services à proposer à ses clients. C'est le cas par exemple d'ALLIGATOR, créée en 1993, qui propose sur tout le territoire russe un éventail complet de services aux entreprises ou aux particuliers allant du conseil en stratégie de sécurité jusqu'à la protection rapprochée d'individus, en passant par la sécurité des systèmes de haute technologie. Alligator regroupe 72 entreprises totalisant plus de 8600 employés et 5800 membres associés. Leurs services s'étendent sur 1400 sites dans 39 villes de la Fédération de Russie. Pour mémoire, on peut noter qu'il existe plusieurs SSP étrangères présentes en Russie/CEI, profitant du gigantesque marché pour faire de la concurrence aux SSP locales. C'est le cas par exemple de G4S, un des plus grands « intégrateur de services de sécurité », société d'origine belge devenue multinationale et cotée en bourse. G4S est présente à Moscou, en Ukraine, dans les pays baltes, au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Ces firmes présentent donc l’avantage d’absorber la main d’œuvre militaire disponible sur le marché en évitant qu’elles ne nourrissent le mercenariat extérieur, les mafias, voire même les rébellions périphériques. Ainsi, en employant d’anciens militaires originaires des républiques caucasiennes musulmanes de Russie, ces SSP contribuent à diminuer le taux de chômage et à éviter l’enrôlement auprès des rébellions islamistes tchétchène et ingouche26. Poutine, puis Medvedev, cherchent à limiter les phénomènes de mercenariat incontrôlés qui nuisent à l’image internationale de la Russie et affaiblissent l'autorité 26 - 6 é é - ). * ((&,*CG*$ +8+,,! 12 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 intérieure de l'Etat. Le pouvoir n'ayant pas les moyens de réintégrer dans des structures étatiques la main d’oeuvre disponible, il axe sa stratégie de reconquête sur le contrôle des principaux dirigeants des sociétés. Cette politique incite les SSP à se doter d’une façade plus présentable et à se défaire de leurs liens les plus douteux. Leurs sites internet présentent désormais des images policées, un marketing très avenant et un vocabulaire commercial soigné. Ils surfent sur la vague de l’intelligence économique et n’omettent pas d’intégrer les considérations environnementales. Leur nouvelle image tranche donc totalement avec celle des brutes et des hommes de main qui a pu prévaloir dans les années 1990, et elle va de pair avec une reprise de contrôle par l'Etat. En revanche, cette réputation caricaturale continue de coller aux cousines des SSP : les SMP (sociétés militaires privées). 5 – Le phénomène des sociétés militaires privées en Russie. Il faut bien distinguer les SMP des SSP. Les services qu'elles offrent peuvent présenter de nombreuses similitudes mais leur champ d'application in fine est différent : les SMP ont vocation à mettre en œuvre leurs savoir-faire militaires dans des zones de conflit. En outre, il faut distinguer ces SMP, sociétés à statut légal, des mercenaires louant leurs services à titre individuel et évoqués plus haut. En Russie, les SMP sont peu nombreuses et peu visibles. On peut se demander pourquoi, avec une telle main d'œuvre à disposition, les SMP n'ont pas connu dans cette aire le même succès qu'aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. D'une part, comme nous l'avons déjà vu, l'État russe est clairement opposé au phénomène du mercenariat, contrairement aux pays anglo-saxons. D'autre part, les projections stratégiques des uns et des autres sont très différentes. En effet, les SMP trouvent à s'employer auprès des troupes régulières déployées sur des théâtres extérieurs. Elles les soutiennent en les déchargeant des tâches qui ne sont pas dans le cœur de métier des armées27. Celles-ci peuvent donc concentrer leurs effectifs sur les missions de combat, de contre-insurrection ou de stabilisation. Donald Rumsfeld arguait ainsi qu'on pouvait « externaliser toutes les fonctions militaires sauf les tirs»28. Aux Etats27 ; !!! ;A é &éA&(" 28 7 (6 )H & I H +8#+,,4 $>% H! 13 J La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Unis en particulier, il y a donc un soutien clair de l’Etat aux SMP, les deux partenaires trouvant chacun leur intérêt dans un business qui, à l’échelle mondiale, représente depuis plusieurs années un chiffre d’affaire de 100 milliards de dollars. En comparaison, l’armée russe est très peu présente sur des théâtres extérieurs : elle a suffisamment à faire à l'intérieur de ses frontières et la Russie n'a pas encore retrouvé un niveau international qui justifie de telles projections de puissance. Enfin, quand l'armée russe a un besoin ponctuel de main d'œuvre supplémentaire, comme en Tchétchénie ou en Géorgie, elle fait appel à des kontraktniki, sorte de réservistes dont le statut ne peut être assimilé à celui de mercenaire. Ainsi, le besoin de l’Etat russe en SMP est faible et surtout le pouvoir semble fondamentalement réticent à les employer dans des actes de guerre. Pourtant l'armée russe aurait bien eu besoin de cet appoint en Géorgie car, comme le montre l'analyse de Ruslan Pukhov, directeur du Centre moscovite d'analyse des stratégies et des technologies, Les chars d'Août, son état était proche du délabrement29. Mais pour marginal qu'il soit, le phénomène des SMP existe. Quelques sociétés russes entendent prendre des parts de marché aux entreprises occidentales en louant leurs services aux États irakien ou afghan. C'est le cas de la société Oryol (en cyrillique : Ɉɪɺɥ, qui signifie aigle). Cette entreprise a été fondée à la fin des années 90, afin d'assurer la reconversion d'anciens militaires de l'armée russe et en particulier ceux issus des forces spéciales, dans les métiers de la sécurité et de la lutte anti-terroriste. Oryol compterait environ une centaine de vétérans des forces spéciales. La compagnie a commencé ses activités de formation aux opérations anti-terroristes en 2003. Oryol propose des stages de formation en matière de sécurité internationale et se présente comme une alternative aux grandes SMP américaines présentes en Irak. Si des contractors russes et ukrainiens opèrent de longue date en Irak au sein de compagnies occidentales, Oryol est une des premières entreprises 100% russes à afficher sa volonté de devenir un acteur majeur de la sécurité privée dans ce pays. Une tâche difficile sur un marché irakien déjà considéré comme saturé. D'autres SMP russes et ukrainiennes ont également reçu des contrats en Afghanistan, principalement pour des tâches logistiques, grâce à leurs précieuses flottes 29% ) * +, & ! 999!. ! 1>+,,! 14 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 d'hélicoptères et d'avions de transports russes30, auxquelles les forces de la coalition font appel en permanence. Afin de faire face à son déficit capacitaire en matière de transport stratégique en attendant la mise en service de l’A-400M, l’OTAN a passé un accord particulier en 2006 auprès de la Société Ruslan SALIS GmbH, filiale de la compagnie russe Volga Dnepr ainsi que de la société ukrainienne ADB (Antonov Design Bureau). Aux termes de cet accord dit SALIS (Strategic AirLift Interim Solution), l’OTAN loue les services de six avions Antonov 12410031 pour ses projections stratégiques, en particulier vers l’Afghanistan. On dépasse ici le simple phénomène de SMP mais cet exemple souligne encore que l’espace postsoviétique recèle une offre de services militaires qui correspond ailleurs à une réelle demande. Comme pour les SSP, il existe des SMP étrangères présentes en Russie. On peut relever le cas d’IF2SI Consulting32, une société française organisatrice de missions d'assistance militaire privée et de protection rapprochée en zones hostiles ou semi-hostiles, qui dispense des formations en Russie et au Kazakhstan, en partenariat avec le centre de formation des Spetsnaz33. Ces SMP russes ont évolué dans le même sens que les SSP en se donnant une image de respectabilité. Cependant, on peut considérer que pour l’Etat, elles représentent un risque bien moins grand que les SSP. D’abord, parce qu’elles sont moins nombreuses et en outre parce qu’elles ont toujours entretenu des liens étroits avec l’armée russe, donc indirectement avec le pouvoir. Elles sont donc sous contrôle et ne sont pas considérées comme des concurrentes sérieuses au monopole étatique. 6 - La militarisation des grandes firmes énergétiques russes. Autrefois connue comme une superpuissance militaire, la Russie est aujourd’hui souvent 30 % & B.8 B.2 B.+2 éè D - +K B 42 ! 31 Gè ’é+,! 32 999!+..! 33!(.&>! 15 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 vue comme une puissance énergétique, comme en témoigne le titre de l’ouvrage de deux journalistes russes, Valery Panyushkin et Mikhail Zygar : Gazprom, The New Russian Weapon. Les ressources énergétiques de la Russie constituent en effet un de ses atouts majeurs de puissance, parfois même considérées comme un levier dans les relations internationales. La sécurité de ces ressources est donc un enjeu, et elle constitue un débouché particulièrement adapté pour le vaste marché russe de la sécurité privée. En effet, les grandes sociétés énergétiques, largement contrôlées par l'Etat, se mettent à recruter leurs propres armées privées afin d'assurer la protection de leurs installations d'extraction ou de transport des hydrocarbures. Une loi du 4 juillet 2007 a légalisé cette pratique. C'est en particulier le cas de Gazprom, le géant gazier russe, et de Transneft, qui détient le monopole des réseaux de pipelines. Ces grandes firmes emploient depuis longtemps des sociétés de sécurité privées. Mais la loi leur permet désormais de créer de véritables unités armées au sein des structures de l'entreprise. Equipées d'armement léger, leurs compétences dépassent largement celles des sociétés de sécurité classiques. Elles peuvent même réaliser des fouilles de véhicules et conduire des arrestations au-delà des périmètres dont elles ont la garde34. Gazprom utilise déjà des drônes de la société d'aéronautique Irkut pour la surveillance de son réseau. Une interprétation un peu large de la loi pourrait lui permettre de financer le développement de drônes armés pour remplir des missions de surveillance ; ce qui par contrecoup permettrait à Irkut d'accéder au marché international très concurrentiel des drônes de combat, pour l'instant dominé par les Américains et les Israëliens. Les menaces identifiées pour justifier une telle loi sont principalement liées au terrorisme : les oléoducs de Transneft sont régulièrement la cible de groupes séparatistes dans le Caucase et Gazprom doit assurer la sécurité de 153.000 km de gazoducs entre la Sibérie et l'Europe. De plus, les oléoducs font régulièrement l’objet de siphonnages illégaux. Ces menaces terroristes, ces détournements et les catastrophes écologiques qui peuvent en résulter, peuvent faire perdre à la Russie sa crédibilité comme fournisseur d'énergie. En outre, cette loi peut apparaître comme une réponse russe au rapprochement initié par 34 / . 0.!" " L C$ *9 $. +,, !2! 16 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 l'OTAN vers de grandes compagnies pétrolières comme Shell et BP. En effet, l'OTAN envisagerait avec ces sociétés des partenariats de protection, notamment avec des moyens navals, pour assurer la sécurité de plate-formes d'extraction et prévenir les risques de prise d'otages, en particulier en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient35. Cette militarisation de Gazprom, déjà considéré comme un Etat dans l'Etat, risque de lui accorder de fait un pouvoir sur l'économie et la vie politique qui dépasse largement l'influence normale d'une simple compagnie du gaz. Et ce d'autant plus que ses gazoducs traversent des frontières sensibles, notamment avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Pologne. Cette dérive inquiète certains députés de la Douma, tel Gennadi Gudkov36 qui dénonce "l'ouverture d'une boîte de Pandore et le risque que Gazprom et Transneft échappent à tout contrôle". Certaines voix dénoncent même le fait que si les intérêts des firmes venaient à diverger d'avec ceux de l'Etat, une confrontation armée pourrait en résulter et les deux géants énergétiques pourraient être tentés, avec ces moyens armés, de réaliser un coup d'Etat. Cependant, ces deux sociétés sont de fait sous le contrôle très étroit de l’Etat, suite aux réformes de Poutine. Leur militarisation a donc été voulue par celui-ci pour des raisons de sécurité stratégiques évidentes, mais sans doute aussi pour mieux contrôler le marché de la sécurité privée dont une grande part se développe hors de toute légalité. En recrutant la ressource humaine au profit indirect de l'Etat, il évite qu'elle n'aille grossir les rangs des armées privées des mafias, une des principales menaces internes de la Fédération. Actuellement, un projet de loi est à l’étude pour étendre les compétences de ces armées privées et leur permettre d’assurer la protection des installations et des intérêts des grandes firmes russes à l’étranger, en particulier dans les zones à risques. Jusqu’à présent, la sécurité des champs pétrolifères, des pipelines ou des mines était assurée par des sociétés locales. Elle pourrait bientôt l’être par des citoyens russes, que la plupart des entrepreneurs estiment plus fiables que les locaux. Cette nouveauté pourrait intéresser de nombreuses firmes russes présentes à l’étranger en zone de conflit ou d’instabilité : Lukoil et Rosneft, qui exploitent les champs pétroliers de West Qurna en Irak ou encore Rusal, le 35 %&"!2+! 36 - @6 ’E6 $ ’ @Màé! 17 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 géant russe de l’aluminium, qui exploite les mines de bauxite en Guinée où il est le premier employeur. Etant donné les implications internationales complexes des enjeux énergétiques, cette nouvelle donne pose de sérieuses questions: quelles seront les prérogatives exactes de ces forces à l'étranger qui ne dépendront ni du ministère de la défense ni de celui de l'intérieur ? Quels types d'armes pourront-elles employer ? Combien seront-elles ? Pourront-elles franchir librement les frontières que traversent les gazoducs qu'elles surveilleront, et notamment avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Pologne ? Enfin, comme beaucoup de SSP et SMP employées à l'international, ces forces ne poserontelles pas plus de problèmes qu'elles n'en résoudront ? Une chose reste cependant certaine : par ces mesures, le gouvernement russe poursuit sa stratégie de reconquête de puissance en consolidant et en durcissant l'atout majeur que représentent ses ressources énergétique, et le regain de tension actuel au MoyenOrient semble valider cet investissement. En outre, l'enrôlement de soldats de fortune sous la bannière de sociétés contrôlées par l'Etat est une façon habile d'absorber la main d'œuvre d'un secteur qui sinon alimente les mafias à l'intérieur et les sociétés de mercenaires à l'extérieur. 18 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Conclusions et perspectives. Dans un récent ouvrage37, Hélène Carrère d’Encausse estime que Vladimir Poutine a réussi à redonner une certaine grandeur à la Russie en redonnant toute sa place à l’Etat. La reconquête du monopole de la violence contribue directement à cette restauration, car le modèle étatique classique demeure totalement pertinent aujourd’hui. La chute de l’URSS et ses conséquences, aggravées par un contexte particulier, ont plongé la Russie dans une situation qui aurait pu conduire à sa faillite et à son éclatement. La pléthore de main d’œuvre armée a profité à nombre d’acteurs armés privés, légaux ou illégaux, souvent les deux en fonction des circonstances. Mercenaires et mafias resteront les symboles d’une période de déliquescence qui semble désormais prendre fin. Quels que soient les reproches, réels ou fantasmés, que l’on peut adresser à Vladimir Poutine, l’étude des faits montre bien que c’est son action énergique qui a permis un tel redressement. Non seulement il a attaqué de front les divers phénomènes de violence mais il a aussi su canaliser ceux qu’ils ne pouvaient contrôler directement, en les associant aux activités de l’Etat. La restructuration du marché de la violence privée correspond donc à une reprise en main indirecte de l'Etat. Celui-ci est le principal client des SSP sur le marché intérieur, donc le donneur d'ordres. En outre, la militarisation des grandes firmes énergétiques permet la création d'armées privées mais en réalité contrôlées indirectement par l'Etat. Quand celles-ci seront déployées à l'étranger, le gouvernement russe disposera de véritables supplétifs pour protéger ses intérêts économiques et - pourquoi pas ? - organiser des évacuations de ressortissants, voire exercer des pressions sur le pouvoir local. C'est donc un véritable outil de politique intérieure et extérieure, une autre façon de concevoir la puissance. Pour s'assurer le contrôle effectif de ces armées privées, il suffit à l'Etat d'y avoir quelques hommes bien placés et de garantir les profits de ces compagnies. Leurs patrons sont d'ailleurs souvent des anciens du KGB ou de ses avatars, proches des cercles du pouvoir. Le bénéfice est substantiel pour l’Etat, car cette approche permet de bénéficier d’un outil militaire sans avoir à financer une armée nationale. C’est d’ailleurs 37 ;*!L>H"-***F:"-C$$ ) +,,! 19 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 peut-être la raison pour laquelle l’armée russe ne fait pas l’objet d’un effort démesuré de la part des autorités. Pour autant, cette nouvelle approche n’est pas exempte de risques : en concentrant force et richesse, les firmes militarisées vont devenir de vrais enjeux de pouvoir. On peut même imaginer qu’elles chercheront à acquérir leur indépendance complète, devenant ainsi de nouveaux acteurs non-étatiques surpuissants de la mondialisation. La reprise en main du monopole étatique de la violence légitime n’est qu’un aspect de la politique de Poutine. Il s’inscrit dans une vision plus large de reconstruction de la puissance russe. Cette reconstruction passe d’abord par le redressement économique. La Russie a d’ailleurs fait preuve d’une assez bonne résistance à la crise économique de 2008 grâce à l’intervention des réserves de l’Etat, les deuxièmes du monde après la Chine. Ce redressement s’appuie essentiellement sur deux moteurs. D’une part, les ressources naturelles, une rente qui croît avec le cours des matières premières. Et d’autre part, le marché intérieur. Les Russes consomment plus qu’ils n’épargnent, ce qui stimule la production intérieure et favorise la ré-industrialisation du pays38. Poutine reconstruit aussi la puissance russe en lui redonnant son identité. Soixante-dix ans de communisme n’ont pas réussi à gommer totalement l’’’âme russe’’ comme en témoigne la ferveur orthodoxe renaissante, fruit d’un élan populaire opportunément soutenu par le pouvoir. Il reste cependant à la Russie bien des défis à relever pour retrouver son statut de grande puissance. Il s’agit en premier lieu de l’hiver démographique que traverse la Fédération. La population russe décroît d’année en année, sous les effets cumulés d’un faible taux de natalité et d’une forte mortalité. La politique nataliste de Poutine mise en place en 2006 ne suffit pas à inverser la tendance, malgré des signes encourageants. Le terrorisme, les rébellions régionales ou la corruption sont encore d’autres menaces intérieures sur la survie de l’Etat. A l’extérieur, c’est l’omniprésence américaine qui tente d’écarter la Russie du ‘’grand jeu’’ stratégique et énergétique. Autant de défis cumulés permettent de mieux comprendre pourquoi les dirigeants russes ont une façon un peu rude de pratiquer la démocratie. Celle-ci ne pourra s’épanouir pleinement qu’une fois ces grands défis relevés. *** 38 5 ûéà 1+,! 20 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Bibliographie Ouvrages : Irak, les armées du chaos, Michel GOYA, Economica 2008. Irak, terre mercenaire. Les armées privées remplacent les troupes américaines, GeorgeHenri BRICET DES VALLONS, Editions Favre-SA, Lausanne, novembre 2009. Sociétés militaires privées. Enquête sur les soldats sans armée, Philippe CHAPLEAU, 2005. Le Savant et le Politique, Max WEBER, 1919. Le Parrain du Kremlin : Boris Berezovski et le pillage de la Russie, Paul KLEBNIKOV, Robert Laffont, 2001. La Russie entre deux mondes. Hélène CARRERE D’ENCAUSSE, Fayard, 2010. Articles : Brève histoire de l’oligarchie en Russie, Xavier MOREAU, Realpolitik.tv, 3 novembre 2010. Le nouveau marché des mercenaires, Pierre-Alexandre BOUCLAY, Valeurs Actuelles n° 3661 du 26 Janvier 2007. Russie, le Crime organisé, évolution et perspectives, Arnaud KALIKA, Note MCC d'Alerte, Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, Institut de criminologie de Paris-Université, Paris II, Panthéon-ASSAS, 5 octobre 2005 Russia eyes security firms to defend assets abroad, Amie FERRIS-ROTMAN, REUTERS, 28 octobre 2010. Russian Mercenaries Over AfricaJames DUNNIGAN, in Strategypage.com, 21 juin 2008. The Militarization of Gazprom. Cindy HURST, in US Military Review, Septembre 2010. 21 La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011 Mercenaires sans Frontières : les « chiens de guerre » de la mondialisation financière, Karel VEREYCKEN, in Solidarité et Progrès, 28 juillet 2007. « Les chars d’Août », un bilan sans complaisance de la guerre russo-géorgienne, Philippe MIGAULT, in affaires-strategiques.info, 13 décembre 2010. Pages internet d’information : www.realpolitik.tv www.affaires-strategiques.info www.cdi.org www.zonedinteret.blogspot.com www.socio13.wordpress.com www.freerepublic.com www.strategypage.com www.jeuneafrique.com Pages internet spécialisées : www.ifs2i-formation-securite.com www.g4s.ru www.alligator.ru www.oskordsecurity.ru www.grom-security.ru www.stormgroup.ru 22