La privatisation de la force armée en Russie post

Transcription

La privatisation de la force armée en Russie post
La privatisation de la force armée
en Russie post-soviétique
Ronan de Cadoudal
11 mai 2011
IRIS Sup’ – RI2
Russie et CEI
Philippe Migault
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Table des matières
Introduction ...................................................................................................................... 2
1 – Le contexte spécifique de la fin de la Guerre froide à nos jours................................. 4
2 – Des mercenaires au service d'intérêts étrangers ....................................................... 5
3 – Les armées privées des mafias et des oligarques ..................................................... 9
4 – Explosion et mutation du secteur civil de la sécurité privée en Russie .................... 11
5 – Le phénomène des sociétés militaires privées en Russie........................................ 13
6 - La militarisation des grandes firmes énergétiques russes : l'ultime réponse étatique à
la mercenarisation.......................................................................................................... 15
Conclusions et perspectives .......................................................................................... 19
Bibliographie .................................................................................................................. 21
1
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Introduction
En novembre 2010, Viktor Bout est extradé aux Etat-Unis, après avoir été arrêté en
Thaïlande en 2008. Il est principalement accusé de trafic d’armes. Il aurait bâti sa fortune
et sa réputation en vendant, par l’intermédiaire de ses compagnies aériennes, des armes
en provenance d’ex Union Soviétique vers les zones de conflits, spécialement en Afrique.
Son cas n’est pas unique et on se demande comment des stocks complets d’armes de
guerre peuvent avoir ainsi été vendus sans aucun contrôle. Ce cas emblématique agit
comme un révélateur de la crise que traverse la Russie depuis 1989. Crise économique
sans
précédent,
effondrement
de
l’autorité
de
l’Etat,
corruption,
privatisations
désordonnées, mafias… Autant d’éléments qui expliquent que la Russie ait perdu ce que
Max Weber considère comme l’essence même de l’Etat moderne : le monopole de la
violence légitime1.
Viktor Bout est un exemple de la privatisation de la violence sous son aspect matériel, les
armements. Mais la violence a aussi un aspect anthropologique, celui des hommes qui la
mettent en œuvre. Et sous cet angle, qui intéresse en priorité cette étude, plusieurs
questions se font jour. Que sont devenus les centaines de milliers de soldats de l'Armée
Rouge et des divers services démobilisés ? Quels phénomènes sont nés de la
convergence de cette main d’œuvre disponible avec l’irruption d’un capitalisme sauvage et
la perte de l’autorité de l’Etat dans les années 1990 ? Pourquoi ces phénomènes sont-ils
si différents de ceux observés ailleurs en Occident ? Comment Vladimir Poutine, chantre
actif de la grandeur russe, prétend-il reconquérir le monopole de la violence au profit de
l’Etat ?
Pour trouver des réponses cohérentes à ces questions, cette étude se concentre
principalement sur la Fédération de Russie, même si les pays de sa périphérie doivent
être évoqués en quelques occasions. De même, c’est l’aspect humain plus que matériel
qui est retenu. Les exportations massives d'armement, légales ou illégales, ne seront
1
é ’é ’ é é ! " ’ ’ é ’ é ’é à à #é
à’é’à’éè!
2
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
évoquées qu'incidemment car elles constituent un sujet à part entière. Bien qu’appartenant
clairement au phénomène de la violence non-étatique, sont également exclus de cette
étude les mouvements séparatistes existant dans l’espace russe, car ils relèvent d’une
problématique différente. En effet, ils usent de la violence dans un but politique - obtenir
leur Etat - ce qui n’est pas le cas des différents acteurs qui seront étudiés ici et qui
s’inscrivent bien plus dans une logique de marché.
Les bouleversements considérables liés à la chute de l’URSS ont fait perdre à l’Etat
russe le monopole de la violence légitime. La mise sur le marché d’une abondante
main d’œuvre dans le secteur de la sécurité a contribué à l’explosion incontrôlée de
la violence illégale. Des acteurs armés très variés sont apparus à cette occasion et
menacent l’Etat de déliquescence. Sous l’impulsion de Vladimir Poutine, apparaît
une tentative de reprise de contrôle de la violence privée, non pas de manière
frontale mais par une association progressive de ce secteur aux grandes œuvres de
l’Etat.
Pour tenter de mettre en lumière cette dynamique, cette étude se propose d’abord de
montrer comment le contexte de la fin de la Guerre froide a directement contribué à
l'émergence de la privatisation de la violence. Puis seront abordés successivement les
deux phénomènes les plus chaotiques issus directement de la perte de contrôle de l'Etat
sur la violence : le mercenariat à l'étranger et les armées privées des mafias. En abordant
successivement le cas des SSP et des SMP2, nous verrons que leur évolution révèle bien
une volonté de l'État de reconquérir progressivement son monopole de la violence
légitime. Enfin, nous montrerons que la militarisation des grandes firmes étatiques
apparaît comme l'ultime offensive du pouvoir dans cette reconquête.
2
$$% &$ééééé!$% &$ééé!
3
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
1 – Le contexte spécifique de la fin de la Guerre froide à nos jours.
Le 9 novembre 1989 tombait le mur de Berlin, ouvrant une ère nouvelle dans les relations
internationales et surtout augurant d'une profonde reconfiguration politique, économique,
sociale et stratégique de l'Union Soviétique chancelante. De 1989 à aujourd'hui, la Russie
a traversé trois phases : une période d'incertitude jusqu'en 1991 ; l'ère Eltsine jusqu'en
1999, marquée par un effondrement et une ouverture sauvage au capitalisme ; l'ère
Poutine3, caractérisée par un début de redressement, une restructuration de l’Etat et une
tentative de recouvrement de puissance.
Au cours des deux premières périodes, le pouvoir de l'Etat se délite, ses prérogatives sont
distribuées à des intérêts privés ou abandonnées au chaos. En particulier, l'Etat perd son
monopole ‘’weberien’’ de la violence légitime. La crise économique oblige les
gouvernements successifs à réduire sans cesse les effectifs militaires et ceux des
nombreux organes de sécurité intérieure et extérieure : police, KGB, gardes frontières...
En comparant les effectifs des forces armées du Pacte de Varsovie en 1985 et ceux de la
CEI en 20014, on constate que ce sont plus de quatre millions d'hommes qui ont été
démobilisés. On estime qu'au moins 500 000 d'entre eux se sont reconvertis dans le
mercenariat, la sécurité ou les activités mafieuses, emportant avec eux armes et matériels
de guerre5. La démobilisation de l'Armée Rouge et des services a ainsi mis sur le marché
du travail une abondante main d’œuvre dont les compétences principales ont un rapport
direct avec l'emploi de la force armée : elle va alimenter directement le secteur de la
sécurité privée, sous toutes ses formes. En 1992 une loi est promulguée pour encadrer ce
secteur, c'est-à-dire en réalité faciliter la création de sociétés de sécurité privée.
Parallèlement, les années Eltsine sont marquées par un capitalisme sauvage qui stimule
l'esprit d'entreprise mais surtout le goût du profit : la corruption et les activités illégales se
développent avec leur cortège de violence. C'est l'ère des oligarques qui, grâce à la
complicité d'hommes politiques bien placés, s'enrichissent en détournant les fonds publics
3
(!%éûéé)éé
*+,,,!
4
-éè é !
5%.-/
(-0122
+23+,,4
4
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
et en s'emparant pour une bouchée de pain de pans entiers du patrimoine industriel russe,
notamment dans le secteur des ressources naturelles6. Leurs affaires sont souvent liées
de près à celles des mafias. Leurs activités, le manque de contrôle de l'Etat et le contexte
international contribueront à la crise financière de 1998, qui aggravera encore la situation
antérieure.
A son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine essaie de restaurer les prérogatives de
l'Etat et de mettre au pas les oligarques. Une de ses grandes réalisation est la quasi
renationalisation des géants Gazprom et Rosneft (et la dissolution de Ioukos). Conscient
qu'il ne peut juguler totalement le phénomène du mercenariat et des SSP, il tente de les
associer aux cercles du pouvoir pour reprendre un certain contrôle sur le secteur, les
utiliser à son profit et éviter qu'ils ne deviennent les "chiens de guerre de la mondialisation
financière"7. Mais parallèlement, il entame un processus de modernisation et de
professionnalisation des armées qui s'accompagne d'une nouvelle baisse des effectifs.
Cette baisse va derechef alimenter le marché de la sécurité privée.
Le contexte international revêt aussi une grande importance : la fin de la Guerre froide a
favorisé l'explosion de conflits latents, de crises régionales, de revendications nationales
ou ethniques, principalement dans les Balkans, en Afrique et au Moyen-Orient. Ces
conflits vont alimenter la demande en mercenaires. C'est d'ailleurs le mercenaire russe,
ukrainien ou biélorusse qui est la figure la plus connue, et pas toujours en bien, de ce
phénomène de privatisation de la violence dans l'espace russe et sa périphérie.
2 – Des mercenaires au service d'intérêts étrangers.
Ironie de l’histoire, le ‘’baroud d’honneur’’ de Bob Denard a eu lieu aux Comores en 1989,
l’année même de la chute du mur de Berlin. On a cru alors que le temps des mercenaires
allait finir avec celui de la Guerre froide. Pourtant, il n’en fut rien. C’est même l’inverse qui
s’est passé et on a assisté à l’explosion des activités de mercenariat. La réduction des
effectifs dans les forces militaires des pays occidentaux et du Pacte de Varsovie d’une
65
*6!
1+,,
7
é 7 (6 +8 # +,,4 é
è#’è .
é!
5
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
part, la multiplication des conflits locaux d’autre part, ont à la fois créé l’offre et la demande
de ce ‘’marché’’ de la sécurité. Les militaires russes démobilisés cherchent donc des
employeurs auprès des acteurs des divers conflits qui se font jour. Ce constat est
également vrai pour les pays du pourtour russe, en particulier l’Ukraine, la Biélorussie et la
Géorgie. Plusieurs rapports de l’Onu ont signalé la présence de mercenaires de cet
espace post-soviétique dans les conflits des Balkans, dans le Caucase, en Afrique ou au
Moyen Orient8. Notons qu’au début cette démarche est principalement individuelle et ne
donne pas lieu à la création d’entreprises spécialisées dans ce type de service.
Les conflits où s’engagent ces mercenaires se trouvent d’abord dans les pays qui
entretenaient des liens forts avec l’URSS. L’effondrement de celle-ci a provoqué le départ
ou le chômage technique des nombreux conseillers militaires qui contribuaient au maintien
et à l’extension de la zone d’influence stratégique soviétique. Ce manque a naturellement
attiré des soldats de fortune qui avaient toutes les compétences pour remplacer les
conseillers officiels. C’est particulièrement vrai dans le domaine technique : l’URSS
vendait ses matériels de guerre à ses pays alliés, et ceux-ci ont besoin de spécialistes à la
fois pour leur mise en œuvre et leur maintenance. C’est ainsi que dès le début des années
1990, on retrouve en Afrique de nombreux pilotes et techniciens qui vendent leurs savoirfaire aux pays équipés d’avions, d’hélicoptères ou de matériels terrestres russes. En
novembre 2004, en Côte-d’Ivoire, le camp militaire français de Bouaké est bombardé par
des Sukhoï 259, tuant 10 soldats. Le lendemain du bombardement, 15 mercenaires
russes, biélorusses et ukrainiens sont arrêtés à Abidjan par l'armée française. L’enquête
déterminera que les pilotes en causes étaient biélorusses. On retrouve plus récemment
des mercenaires russes au Soudan pour piloter les MIG-29 achetés par Khartoum10. On
pourrait multiplier à l’infini les exemples de mercenaires russes présents en Afrique.
Par ailleurs, les ex-soldats soviétiques s’enrôlent auprès des sociétés militaires privées
occidentales qui connaissent alors un succès grandissant, toujours pas démenti
aujourd’hui. Peu importe la mission et quel camp les emploie, ces mercenaires russes,
8
%.-/
é(-°122
+23+,,4
9
-’!
10
3
6
+#+,,8
999! !
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
ukrainiens ou biélorusses sont seulement intéressés par le salaire qu’ils en tirent.
D’ailleurs, la qualité de leurs services professionnels est reconnue : les pilotes et les
hommes des forces spéciales ont particulièrement la cote. La reconversion des vétérans
de l’Armée rouge se fait encore aujourd’hui au travers des filières mercenaires
occidentales.
Avec le délitement du pouvoir de Moscou, le parc militaire soviétique est mis en coupe
réglée. Sa vente par des trafiquants d’armes s’inscrit pleinement dans les standards
modernes du commerce : il s’agit de vendre un service et plus seulement un produit. Les
matériels sont donc vendus avec les instructeurs, les opérateurs et les maintenanciers,
autant de postes qui sont pourvus par des mercenaires spécialisés, que ce soit au profit
d’Etats, de SMP ou autres rébellions et mouvements séparatistes. Les tribulations du
fameux Viktor Bout11 illustrent bien ce phénomène. Avec plus de 300 ‘’associés’’ et une
flotte de cinquante avions, Bout aurait opéré en Afghanistan, aux Philippines, au Pakistan,
aux Émirats Arabes Unis et surtout en Afrique où il est accusé de se livrer à de nombreux
trafics12. Son implication auprès de Charles Taylor au Libéria est avérée. Aujourd’hui,
l’export d’armement a été repris en main par le pouvoir russe au travers de la société
Rosoboronexport. Mais les pratiques commerciales de celle-ci continuent de favoriser le
déploiement de mercenaires en Afrique.
On peut noter que certains engagements de mercenaires russes semblent plus répondre
au service d’une cause qu’à l’appât du gain. C’est le cas de ceux qui se sont enrôlés dans
la JNA, l’armée yougoslave de Milosevic, et que l’on retrouve en Bosnie, en Croatie ou au
Kosovo. Ils s’y sont d’ailleurs souvent illustrés par leurs comportements brutaux. Il n’est
pas exclu que ces enrôlements aient été favorisés par le gouvernement russe qui voyait
par là un moyen de soutenir discrètement son allié régional. Le bataillon Alia est autre
exemple de ‘’cause’’ attirant les mercenaires. En 2000, Tsahal met sur pied cette unité
composée de 1200 vétérans russes de Tchétchénie et d’Afghanistan. Elle est destinée à
affronter la seconde Intifada et acquiert elle aussi une réputation de brutalité dans la
11
-9:« ; »
:" !
12 % "
!" #$ ;
*
+,,<
7
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
bande de Gaza13.
Les mercenaires russes ont également joué un rôle important au tout début de l'opération
Enduring Freedom, lancée par les Américains en Afghanistan. Pragmatiques, ceux-ci ont
voulu exploiter l’expertise du terrain acquise par les soldats et officiers russes.
L'ambassade américaine en Russie a pendant plusieurs mois recruté d'anciens militaires
russes pour appuyer et conseiller les premières troupes américaines qui entrèrent dans le
pays.
On trouve même des mercenaires engagés contre la Russie dans le conflit géorgien. Un
haut responsable des services de renseignement russes indique à l’agence de presse RIA
Novosti : « Selon les données dont nous disposons, entre 2.500 et 3.000 mercenaires
participent aux hostilités côté géorgien contre les forces russes de maintien de la paix. Il
s’agit de ressortissants d’Ukraine, de certains pays baltes et de plusieurs régions du
Caucase coordonnés par des instructeurs militaires américains »14.
En marge du phénomène mercenaire, on peut noter pour mémoire que de très nombreux
ex-soldats soviétiques (et de tous les pays de l’Est en général) viennent frapper à la porte
de la Légion Etrangère. Rustiques, volontaires, déjà expérimentés, ils constituent des
candidats idéals. Ce corps prestigieux est aujourd’hui encore très fortement ‘’slavisé’’,
comme il avait été ‘’germanisé’’ au lendemain du second conflit mondial.
Ce phénomène des mercenaires de Russie et des pays voisins est donc très largement
répandu à travers le monde. Presqu’aucun théâtre n’y échappe. Et le mouvement ne faiblit
pas : 29% des soldats professionnels russes déclaraient, en 2006, ne pas vouloir
prolonger leur contrat à cause des soldes et des conditions de vie misérables15. Pourtant
le pouvoir russe cherche à juguler ce phénomène de mercenarisation qui renvoie une
l’image d’une Russie faible sur la scène internationale16. Et cette image est encore plus
13
! ! $ / )
..!. +8
#+,,8!
14
è!7(6
+û+,,8
1!9!
15
% "
éé !é" #ê é
;
*
+,,<
165
=>?
1+,!
8
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
ternie par les comportements brutaux des soldats de fortune.
3 – Les armées privées des mafias et des oligarques.
L’effondrement de l’URSS en 1991 et l’ouverture soudaine au capitalisme a favorisé
l’émergence des oligarques et la multiplication des mafias17. La sécurité des parrains et
l’exécution de leurs basses œuvres ont trouvé un réservoir de main d’œuvre
‘’consommable’’ particulièrement approprié parmi les anciens soldats, policiers et autres
agents des services. Durant toute l’ère Eltsine, la frontière est restée mince entre les
sociétés de sécurité et les bandes mafieuses. La pègre gère une bonne partie de ces SSP
et «la plupart des entreprises de sécurité russes trempe dans le crime organisé et se sont
lancées dans du racket, des extorsions, des expulsions arbitraires. La loi de 1992 sur les
sociétés de protection privée a, en fait, mis en compétition directe les gangs qui faisaient
payer leurs services et les sociétés qui faisaient la même chose»18.
De leur côté, les oligarques s’associent à la mafia pour assurer leur sécurité, se
débarrasser de concurrents, protéger leurs intérêts et échapper à la surveillance policière
et aux accusations de corruption. Le succès de leurs activités repose sur le triumvirat
associant un haut fonctionnaire corrompu pour décrocher les marchés publics, un homme
d’affaires pour exploiter ces marchés et un parrain pour en assurer la protection19. Les
plus célèbres de ces oligarques sont Mikhaïl Prokhorov, Roman Abramovitch, Oleg
Déripaska et surtout Boris Berezovski. Le mafieux le plus fameux de cette époque fut
Anatoli Bykov, qui prit part à la guerre de l’aluminium. Après la crise financière de 1998,
les hommes d’affaires commencent à prendre leurs distances avec les mafieux qui les ont
protégés20.
Pour bien comprendre le développement de la violence autour des milieux d’affaires, il faut
17
é à é è 82
à ’ é @!
18>+,,+.
>>-6"6
">=>
> % " !" #$ ;*
+,,<!
195
*6!
1+,,!
20
%&"
9
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
rappeler qu’à ce moment l’Etat russe est en grande partie incapable d’assurer la sécurité
des citoyens mais aussi des entreprises, notamment à l’occasion des transactions. Les
entreprises font alors appel à des groupes informels ou clairement mafieux et
contractualisent ainsi la sécurité des négociations et des marchés entre partenaires. Ces
‘’associés de sécurité’’ sont aussi utilisés dans le recouvrement de dettes et la protection
physique contre d’autres organisations criminelles. Ils généralisent le racket en échange
du krysha, le toit, c’est-à-dire la protection. Le crime organisé en Russie constitue ainsi
une meilleure garantie de protection que les organes d'Etat dans la résolution des
difficultés auxquelles sont confrontés quotidiennement les hommes d’affaires russes. La
pratique du krysha conduit souvent la mafia à prendre le contrôle par la force de certaines
entreprises. En 1997, une étude révélait que 11% des entrepreneurs auraient reconnu
avoir usé de la force pour résoudre leurs problèmes. Parmi ces derniers, 53% admettaient
verser régulièrement des sommes aux services de protection21.
La mise en place de la loi fédérale sur les activités de protection en 1992, a légalisé le
commerce de la protection privée et de fait offert de nouvelles occasions de
développement aux groupes criminels. Ces derniers ont pu créer leurs propres
compagnies en embauchant du personnel de compagnies instituées à l’origine par la
police qui leur déléguait alors une partie du travail. On estime ainsi que la mafia contrôle
un sixième des 30.000 SSP connues.
Ce phénomène de la violence illégale accompagnant les milieux d'affaires et la mafia est
le révélateur le plus frappant de la déliquescence de l'Etat et de sa perte de contrôle sur le
secteur de la sécurité intérieure. Une aggravation de cet état de fait aurait pu conduire la
Russie à sombrer dans le chaos total, avec un morcellement complet du pouvoir autour de
territoires ou de secteurs d'activité. C'est sans doute ce risque réel d'arriver à une situation
d'Etat défaillant qui a incité Vladimir Poutine à prendre des mesures draconiennes pour
juguler cette violence illégale, quitte à faire des entorses répétées aux standards de l'Etat
de droit, et au grand dam des défenseurs occidentaux des valeurs démocratiques.
L'évolution des SSP en Russie montre que Poutine a bien cherché à reprendre en main
21
- 76
' é é !!
: "" A-
é B %.Cé
%BB
%é.-$$-$
<+,,<!
10
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
les prérogatives de l'Etat.
4 – Explosion et mutation du secteur civil de la sécurité privée en Russie.
Selon le journaliste Viktor Litovkine22, « les menaces internes sont nettement plus
pressantes pour la sécurité et l'existence même de l'Etat que les menaces extérieures ».
Ces menaces internes sont en particulier les conflits régionaux (Tchéchénie), le
terrorisme, la criminalité organisée, la corruption, l'immigration illégale, etc...
Dans les années 1990, la lutte contre ces menaces est donc rapidement apparue comme
un marché interne immense, renforcé par l'inefficacité et la corruption des institutions
étatiques en charge de la sécurité. Pour conquérir ce marché, de nombreuses SSP ont été
créées, profitant de l'adoption de la loi sur la protection privée de 1992. Leurs fondateurs
sont des hommes d'affaires, d'anciens militaires, d'anciens membres des forces de
sécurité23 ou des diverses agences de renseignement24. C’est bien dans ce secteur
spécifique que la majorité des hommes démobilisés se reconvertit. En 2005, on comptait
déjà près de 15.000 de ces SSP, totalisant 500.000 employés, équipés pour la plupart par
les stocks d'armement de l'Armée rouge en décrépitude25. En 2009, plus de 30.000 étaient
enregistrées auprès du ministère de l’intérieur, pour un total de 745.000 employés. Si bien
qu'aujourd'hui, ces sociétés sont plus nombreuses que les services de sécurité fédéraux
dont elles « volent » les missions, aussi bien au service du privé qu'au service de l'Etat.
En Russie, les plus connues de ces SSP sont : Oskord Security Group, Alligator, Gart
Security, Storm Group, Grom Security Company. Les services qu'elles proposent sont
extrêmement variés : protection rapprochée (gardes du corps), surveillance de sites
sensibles, protection de convois et d’entrepôts, transport de fonds, protection contre le
crime organisé, études d’impact sur l’environnement, renseignement spécialisé,
22
A A*B-:
23
-(
èééé D
’EE:
é
24 7@/ )$/ > $(* >D @*C F>
25 % "
!" #$ ;
*
+,,<
11
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
intelligence économique, enquêtes, surveillance électronique et informatique, formation
aux métiers de la sécurité, élevage de chiens de garde et d'attaque, protection des
installations de l'Etat (bâtiments de la Fédération de Russie, du ministère de la Défense,
de la Banque centrale, surveillance de « datchas » de dignitaires), etc... Leurs principaux
clients sont le gouvernement fédéral russe, des sociétés nationales, étrangères ou
multinationales (Siemens, IBM, Intel, Rank Xerox, Samsung, Renault, Auchan, Philips...)
mais aussi des personnes privées qui en ont les moyens.
Souvent ces sociétés sont des conglomérats d'entreprises plus petites ayant chacune une
spécialité. La société mère, en les intégrant, fait ainsi des économies d'échelle et dispose
d'une large gamme de services à proposer à ses clients. C'est le cas par exemple
d'ALLIGATOR, créée en 1993, qui propose sur tout le territoire russe un éventail complet
de services aux entreprises ou aux particuliers allant du conseil en stratégie de sécurité
jusqu'à la protection rapprochée d'individus, en passant par la sécurité des systèmes de
haute technologie. Alligator regroupe 72 entreprises totalisant plus de 8600 employés et
5800 membres associés. Leurs services s'étendent sur 1400 sites dans 39 villes de la
Fédération de Russie.
Pour mémoire, on peut noter qu'il existe plusieurs SSP étrangères présentes en
Russie/CEI, profitant du gigantesque marché pour faire de la concurrence aux SSP
locales. C'est le cas par exemple de G4S, un des plus grands « intégrateur de services de
sécurité », société d'origine belge devenue multinationale et cotée en bourse. G4S est
présente à Moscou, en Ukraine, dans les pays baltes, au Kazakhstan et en Ouzbékistan.
Ces firmes présentent donc l’avantage d’absorber la main d’œuvre militaire disponible sur
le marché en évitant qu’elles ne nourrissent le mercenariat extérieur, les mafias, voire
même les rébellions périphériques. Ainsi, en employant d’anciens militaires originaires des
républiques caucasiennes musulmanes de Russie, ces SSP contribuent à diminuer le taux
de chômage et à éviter l’enrôlement auprès des rébellions islamistes tchétchène et
ingouche26. Poutine, puis Medvedev, cherchent à limiter les phénomènes de mercenariat
incontrôlés qui nuisent à l’image internationale de la Russie et affaiblissent l'autorité
26
- 6
é é - ).
*
((&,*CG*$
+8+,,!
12
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
intérieure de l'Etat. Le pouvoir n'ayant pas les moyens de réintégrer dans des structures
étatiques la main d’oeuvre disponible, il axe sa stratégie de reconquête sur le contrôle des
principaux dirigeants des sociétés. Cette politique incite les SSP à se doter d’une façade
plus présentable et à se défaire de leurs liens les plus douteux. Leurs sites internet
présentent désormais des images policées, un marketing très avenant et un vocabulaire
commercial soigné. Ils surfent sur la vague de l’intelligence économique et n’omettent pas
d’intégrer les considérations environnementales. Leur nouvelle image tranche donc
totalement avec celle des brutes et des hommes de main qui a pu prévaloir dans les
années 1990, et elle va de pair avec une reprise de contrôle par l'Etat. En revanche, cette
réputation caricaturale continue de coller aux cousines des SSP : les SMP (sociétés
militaires privées).
5 – Le phénomène des sociétés militaires privées en Russie.
Il faut bien distinguer les SMP des SSP. Les services qu'elles offrent peuvent présenter de
nombreuses similitudes mais leur champ d'application in fine est différent : les SMP ont
vocation à mettre en œuvre leurs savoir-faire militaires dans des zones de conflit. En
outre, il faut distinguer ces SMP, sociétés à statut légal, des mercenaires louant leurs
services à titre individuel et évoqués plus haut. En Russie, les SMP sont peu nombreuses
et peu visibles. On peut se demander pourquoi, avec une telle main d'œuvre à disposition,
les SMP n'ont pas connu dans cette aire le même succès qu'aux Etats-Unis ou en Grande
Bretagne. D'une part, comme nous l'avons déjà vu, l'État russe est clairement opposé au
phénomène du mercenariat, contrairement aux pays anglo-saxons. D'autre part, les
projections stratégiques des uns et des autres sont très différentes. En effet, les SMP
trouvent à s'employer auprès des troupes régulières déployées sur des théâtres
extérieurs. Elles les soutiennent en les déchargeant des tâches qui ne sont pas dans le
cœur de métier des armées27. Celles-ci peuvent donc concentrer leurs effectifs sur les
missions de combat, de contre-insurrection ou de stabilisation. Donald Rumsfeld arguait
ainsi qu'on pouvait « externaliser toutes les fonctions militaires sauf les tirs»28. Aux Etats27
; !!! ;A é &éA&("
28
7 (6
)H & I H
+8#+,,4
$>% H!
13
J La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Unis en particulier, il y a donc un soutien clair de l’Etat aux SMP, les deux partenaires
trouvant chacun leur intérêt dans un business qui, à l’échelle mondiale, représente depuis
plusieurs années un chiffre d’affaire de 100 milliards de dollars. En comparaison, l’armée
russe est très peu présente sur des théâtres extérieurs : elle a suffisamment à faire à
l'intérieur de ses frontières et la Russie n'a pas encore retrouvé un niveau international qui
justifie de telles projections de puissance. Enfin, quand l'armée russe a un besoin ponctuel
de main d'œuvre supplémentaire, comme en Tchétchénie ou en Géorgie, elle fait appel à
des kontraktniki, sorte de réservistes dont le statut ne peut être assimilé à celui de
mercenaire. Ainsi, le besoin de l’Etat russe en SMP est faible et surtout le pouvoir semble
fondamentalement réticent à les employer dans des actes de guerre. Pourtant l'armée
russe aurait bien eu besoin de cet appoint en Géorgie car, comme le montre l'analyse de
Ruslan Pukhov, directeur du Centre moscovite d'analyse des stratégies et des
technologies, Les chars d'Août, son état était proche du délabrement29.
Mais pour marginal qu'il soit, le phénomène des SMP existe. Quelques sociétés russes
entendent prendre des parts de marché aux entreprises occidentales en louant leurs
services aux États irakien ou afghan. C'est le cas de la société Oryol (en cyrillique : Ɉɪɺɥ,
qui signifie aigle). Cette entreprise a été fondée à la fin des années 90, afin d'assurer la
reconversion d'anciens militaires de l'armée russe et en particulier ceux issus des forces
spéciales, dans les métiers de la sécurité et de la lutte anti-terroriste. Oryol compterait
environ une centaine de vétérans des forces spéciales. La compagnie a commencé ses
activités de formation aux opérations anti-terroristes en 2003. Oryol propose des stages
de formation en matière de sécurité internationale et se présente comme une alternative
aux grandes SMP américaines présentes en Irak. Si des contractors russes et ukrainiens
opèrent de longue date en Irak au sein de compagnies occidentales, Oryol est une des
premières entreprises 100% russes à afficher sa volonté de devenir un acteur majeur de la
sécurité privée dans ce pays. Une tâche difficile sur un marché irakien déjà considéré
comme saturé. D'autres SMP russes et ukrainiennes ont également reçu des contrats en
Afghanistan, principalement pour des tâches logistiques, grâce à leurs précieuses flottes
29% ) * +, & ! 999!. !
1>+,,!
14
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
d'hélicoptères et d'avions de transports russes30, auxquelles les forces de la coalition font
appel en permanence.
Afin de faire face à son déficit capacitaire en matière de transport stratégique en attendant
la mise en service de l’A-400M, l’OTAN a passé un accord particulier en 2006 auprès de la
Société Ruslan SALIS GmbH, filiale de la compagnie russe Volga Dnepr ainsi que de la
société ukrainienne ADB (Antonov Design Bureau). Aux termes de cet accord dit SALIS
(Strategic AirLift Interim Solution), l’OTAN loue les services de six avions Antonov 12410031 pour ses projections stratégiques, en particulier vers l’Afghanistan. On dépasse ici le
simple phénomène de SMP mais cet exemple souligne encore que l’espace postsoviétique recèle une offre de services militaires qui correspond ailleurs à une réelle
demande.
Comme pour les SSP, il existe des SMP étrangères présentes en Russie. On peut relever
le cas d’IF2SI Consulting32, une société française organisatrice de missions d'assistance
militaire privée et de protection rapprochée en zones hostiles ou semi-hostiles, qui
dispense des formations en Russie et au Kazakhstan, en partenariat avec le centre de
formation des Spetsnaz33.
Ces SMP russes ont évolué dans le même sens que les SSP en se donnant une image de
respectabilité. Cependant, on peut considérer que pour l’Etat, elles représentent un risque
bien moins grand que les SSP. D’abord, parce qu’elles sont moins nombreuses et en
outre parce qu’elles ont toujours entretenu des liens étroits avec l’armée russe, donc
indirectement avec le pouvoir. Elles sont donc sous contrôle et ne sont pas considérées
comme des concurrentes sérieuses au monopole étatique.
6 - La militarisation des grandes firmes énergétiques russes.
Autrefois connue comme une superpuissance militaire, la Russie est aujourd’hui souvent
30
% & B.8
B.2 B.+2 éè D - +K B 42
!
31
Gè ’é+,!
32
999!+..!
33!(.&>!
15
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
vue comme une puissance énergétique, comme en témoigne le titre de l’ouvrage de deux
journalistes russes, Valery Panyushkin et Mikhail Zygar : Gazprom, The New Russian
Weapon. Les ressources énergétiques de la Russie constituent en effet un de ses atouts
majeurs de puissance, parfois même considérées comme un levier dans les relations
internationales. La sécurité de ces ressources est donc un enjeu, et elle constitue un
débouché particulièrement adapté pour le vaste marché russe de la sécurité privée. En
effet, les grandes sociétés énergétiques, largement contrôlées par l'Etat, se mettent à
recruter leurs propres armées privées afin d'assurer la protection de leurs installations
d'extraction ou de transport des hydrocarbures. Une loi du 4 juillet 2007 a légalisé cette
pratique.
C'est en particulier le cas de Gazprom, le géant gazier russe, et de Transneft, qui détient
le monopole des réseaux de pipelines. Ces grandes firmes emploient depuis longtemps
des sociétés de sécurité privées. Mais la loi leur permet désormais de créer de véritables
unités armées au sein des structures de l'entreprise. Equipées d'armement léger, leurs
compétences dépassent largement celles des sociétés de sécurité classiques. Elles
peuvent même réaliser des fouilles de véhicules et conduire des arrestations au-delà des
périmètres dont elles ont la garde34. Gazprom utilise déjà des drônes de la société
d'aéronautique Irkut pour la surveillance de son réseau. Une interprétation un peu large de
la loi pourrait lui permettre de financer le développement de drônes armés pour remplir
des missions de surveillance ; ce qui par contrecoup permettrait à Irkut d'accéder au
marché international très concurrentiel des drônes de combat, pour l'instant dominé par
les Américains et les Israëliens.
Les menaces identifiées pour justifier une telle loi sont principalement liées au terrorisme :
les oléoducs de Transneft sont régulièrement la cible de groupes séparatistes dans le
Caucase et Gazprom doit assurer la sécurité de 153.000 km de gazoducs entre la Sibérie
et l'Europe. De plus, les oléoducs font régulièrement l’objet de siphonnages illégaux. Ces
menaces terroristes, ces détournements et les catastrophes écologiques qui peuvent en
résulter, peuvent faire perdre à la Russie sa crédibilité comme fournisseur d'énergie. En
outre, cette loi peut apparaître comme une réponse russe au rapprochement initié par
34
/ . 0.!" " L
C$ *9
$.
+,,
!2!
16
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
l'OTAN vers de grandes compagnies pétrolières comme Shell et BP. En effet, l'OTAN
envisagerait avec ces sociétés des partenariats de protection, notamment avec des
moyens navals, pour assurer la sécurité de plate-formes d'extraction et prévenir les
risques de prise d'otages, en particulier en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient35.
Cette militarisation de Gazprom, déjà considéré comme un Etat dans l'Etat, risque de lui
accorder de fait un pouvoir sur l'économie et la vie politique qui dépasse largement
l'influence normale d'une simple compagnie du gaz. Et ce d'autant plus que ses gazoducs
traversent des frontières sensibles, notamment avec l'Ukraine, la Biélorussie et la
Pologne. Cette dérive inquiète certains députés de la Douma, tel Gennadi Gudkov36 qui
dénonce "l'ouverture d'une boîte de Pandore et le risque que Gazprom et Transneft
échappent à tout contrôle". Certaines voix dénoncent même le fait que si les intérêts des
firmes venaient à diverger d'avec ceux de l'Etat, une confrontation armée pourrait en
résulter et les deux géants énergétiques pourraient être tentés, avec ces moyens armés,
de réaliser un coup d'Etat. Cependant, ces deux sociétés sont de fait sous le contrôle très
étroit de l’Etat, suite aux réformes de Poutine. Leur militarisation a donc été voulue par
celui-ci pour des raisons de sécurité stratégiques évidentes, mais sans doute aussi pour
mieux contrôler le marché de la sécurité privée dont une grande part se développe hors de
toute légalité. En recrutant la ressource humaine au profit indirect de l'Etat, il évite qu'elle
n'aille grossir les rangs des armées privées des mafias, une des principales menaces
internes de la Fédération.
Actuellement, un projet de loi est à l’étude pour étendre les compétences de ces armées
privées et leur permettre d’assurer la protection des installations et des intérêts des
grandes firmes russes à l’étranger, en particulier dans les zones à risques. Jusqu’à
présent, la sécurité des champs pétrolifères, des pipelines ou des mines était assurée par
des sociétés locales. Elle pourrait bientôt l’être par des citoyens russes, que la plupart des
entrepreneurs estiment plus fiables que les locaux. Cette nouveauté pourrait intéresser de
nombreuses firmes russes présentes à l’étranger en zone de conflit ou d’instabilité : Lukoil
et Rosneft, qui exploitent les champs pétroliers de West Qurna en Irak ou encore Rusal, le
35
%&"!2+!
36
- @6 ’E6 $ ’ @Màé!
17
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
géant russe de l’aluminium, qui exploite les mines de bauxite en Guinée où il est le
premier employeur. Etant donné les implications internationales complexes des enjeux
énergétiques, cette nouvelle donne pose de sérieuses questions: quelles seront les
prérogatives exactes de ces forces à l'étranger qui ne dépendront ni du ministère de la
défense ni de celui de l'intérieur ? Quels types d'armes pourront-elles employer ? Combien
seront-elles ? Pourront-elles franchir librement les frontières que traversent les gazoducs
qu'elles surveilleront, et notamment avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Pologne ? Enfin,
comme beaucoup de SSP et SMP employées à l'international, ces forces ne poserontelles pas plus de problèmes qu'elles n'en résoudront ?
Une chose reste cependant certaine : par ces mesures, le gouvernement russe poursuit
sa stratégie de reconquête de puissance en consolidant et en durcissant l'atout majeur
que représentent ses ressources énergétique, et le regain de tension actuel au MoyenOrient semble valider cet investissement. En outre, l'enrôlement de soldats de fortune
sous la bannière de sociétés contrôlées par l'Etat est une façon habile d'absorber la main
d'œuvre d'un secteur qui sinon alimente les mafias à l'intérieur et les sociétés de
mercenaires à l'extérieur.
18
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Conclusions et perspectives.
Dans un récent ouvrage37, Hélène Carrère d’Encausse estime que Vladimir Poutine a
réussi à redonner une certaine grandeur à la Russie en redonnant toute sa place à l’Etat.
La reconquête du monopole de la violence contribue directement à cette restauration, car
le modèle étatique classique demeure totalement pertinent aujourd’hui.
La chute de l’URSS et ses conséquences, aggravées par un contexte particulier, ont
plongé la Russie dans une situation qui aurait pu conduire à sa faillite et à son éclatement.
La pléthore de main d’œuvre armée a profité à nombre d’acteurs armés privés, légaux ou
illégaux, souvent les deux en fonction des circonstances. Mercenaires et mafias resteront
les symboles d’une période de déliquescence qui semble désormais prendre fin. Quels
que soient les reproches, réels ou fantasmés, que l’on peut adresser à Vladimir Poutine,
l’étude des faits montre bien que c’est son action énergique qui a permis un tel
redressement. Non seulement il a attaqué de front les divers phénomènes de violence
mais il a aussi su canaliser ceux qu’ils ne pouvaient contrôler directement, en les
associant aux activités de l’Etat.
La restructuration du marché de la violence privée correspond donc à une reprise en main
indirecte de l'Etat. Celui-ci est le principal client des SSP sur le marché intérieur, donc le
donneur d'ordres. En outre, la militarisation des grandes firmes énergétiques permet la
création d'armées privées mais en réalité contrôlées indirectement par l'Etat. Quand
celles-ci seront déployées à l'étranger, le gouvernement russe disposera de véritables
supplétifs pour protéger ses intérêts économiques et - pourquoi pas ? - organiser des
évacuations de ressortissants, voire exercer des pressions sur le pouvoir local. C'est donc
un véritable outil de politique intérieure et extérieure, une autre façon de concevoir la
puissance. Pour s'assurer le contrôle effectif de ces armées privées, il suffit à l'Etat d'y
avoir quelques hommes bien placés et de garantir les profits de ces compagnies. Leurs
patrons sont d'ailleurs souvent des anciens du KGB ou de ses avatars, proches des
cercles du pouvoir. Le bénéfice est substantiel pour l’Etat, car cette approche permet de
bénéficier d’un outil militaire sans avoir à financer une armée nationale. C’est d’ailleurs
37
;*!L>H"-***F:"-C$$
)
+,,!
19
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
peut-être la raison pour laquelle l’armée russe ne fait pas l’objet d’un effort démesuré de la
part des autorités. Pour autant, cette nouvelle approche n’est pas exempte de risques : en
concentrant force et richesse, les firmes militarisées vont devenir de vrais enjeux de
pouvoir. On peut même imaginer qu’elles chercheront à acquérir leur indépendance
complète, devenant ainsi de nouveaux acteurs non-étatiques surpuissants de la
mondialisation.
La reprise en main du monopole étatique de la violence légitime n’est qu’un aspect de la
politique de Poutine. Il s’inscrit dans une vision plus large de reconstruction de la
puissance russe. Cette reconstruction passe d’abord par le redressement économique. La
Russie a d’ailleurs fait preuve d’une assez bonne résistance à la crise économique de
2008 grâce à l’intervention des réserves de l’Etat, les deuxièmes du monde après la
Chine. Ce redressement s’appuie essentiellement sur deux moteurs. D’une part, les
ressources naturelles, une rente qui croît avec le cours des matières premières. Et d’autre
part, le marché intérieur. Les Russes consomment plus qu’ils n’épargnent, ce qui stimule
la production intérieure et favorise la ré-industrialisation du pays38. Poutine reconstruit
aussi la puissance russe en lui redonnant son identité. Soixante-dix ans de communisme
n’ont pas réussi à gommer totalement l’’’âme russe’’ comme en témoigne la ferveur
orthodoxe renaissante, fruit d’un élan populaire opportunément soutenu par le pouvoir.
Il reste cependant à la Russie bien des défis à relever pour retrouver son statut de grande
puissance. Il s’agit en premier lieu de l’hiver démographique que traverse la Fédération.
La population russe décroît d’année en année, sous les effets cumulés d’un faible taux de
natalité et d’une forte mortalité. La politique nataliste de Poutine mise en place en 2006 ne
suffit pas à inverser la tendance, malgré des signes encourageants. Le terrorisme, les
rébellions régionales ou la corruption sont encore d’autres menaces intérieures sur la
survie de l’Etat. A l’extérieur, c’est l’omniprésence américaine qui tente d’écarter la Russie
du ‘’grand jeu’’ stratégique et énergétique. Autant de défis cumulés permettent de mieux
comprendre pourquoi les dirigeants russes ont une façon un peu rude de pratiquer la
démocratie. Celle-ci ne pourra s’épanouir pleinement qu’une fois ces grands défis relevés.
***
38
5
ûéà
1+,!
20
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Bibliographie
Ouvrages :
Irak, les armées du chaos, Michel GOYA, Economica 2008.
Irak, terre mercenaire. Les armées privées remplacent les troupes américaines, GeorgeHenri BRICET DES VALLONS, Editions Favre-SA, Lausanne, novembre 2009.
Sociétés militaires privées. Enquête sur les soldats sans armée, Philippe CHAPLEAU,
2005.
Le Savant et le Politique, Max WEBER, 1919.
Le Parrain du Kremlin : Boris Berezovski et le pillage de la Russie, Paul KLEBNIKOV,
Robert Laffont, 2001.
La Russie entre deux mondes. Hélène CARRERE D’ENCAUSSE, Fayard, 2010.
Articles :
Brève histoire de l’oligarchie en Russie, Xavier MOREAU, Realpolitik.tv, 3 novembre 2010.
Le nouveau marché des mercenaires, Pierre-Alexandre BOUCLAY, Valeurs Actuelles n°
3661 du 26 Janvier 2007.
Russie, le Crime organisé, évolution et perspectives, Arnaud KALIKA, Note MCC d'Alerte,
Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, Institut de
criminologie de Paris-Université, Paris II, Panthéon-ASSAS, 5 octobre 2005
Russia eyes security firms to defend assets abroad, Amie FERRIS-ROTMAN, REUTERS,
28 octobre 2010.
Russian Mercenaries Over AfricaJames DUNNIGAN, in Strategypage.com, 21 juin 2008.
The Militarization of Gazprom. Cindy HURST, in US Military Review, Septembre 2010.
21
La privatisation de la force armée en Russie post-soviétique R. de Cadoudal. IRIS 2011
Mercenaires sans Frontières : les « chiens de guerre » de la mondialisation financière,
Karel VEREYCKEN, in Solidarité et Progrès, 28 juillet 2007.
« Les chars d’Août », un bilan sans complaisance de la guerre russo-géorgienne, Philippe
MIGAULT, in affaires-strategiques.info, 13 décembre 2010.
Pages internet d’information :
www.realpolitik.tv
www.affaires-strategiques.info
www.cdi.org
www.zonedinteret.blogspot.com
www.socio13.wordpress.com
www.freerepublic.com
www.strategypage.com
www.jeuneafrique.com
Pages internet spécialisées :
www.ifs2i-formation-securite.com
www.g4s.ru
www.alligator.ru
www.oskordsecurity.ru
www.grom-security.ru
www.stormgroup.ru
22