Le Brésil est le pays du carnaval.
Transcription
Le Brésil est le pays du carnaval.
« Le Brésil est le pays du carnaval. » Parler du carnaval, c’est inventer le Brésil, […] et naviguer en direction du soleil aux couleurs merveilleuses qui illumine ma Brasilândia. Felipe Ferreira, O Livro de Ouro do Carnaval Brasileiro, Rio de Janeiro, Ediouro, 2004, p. 11 Le carnaval est une vieille fête chrétienne. Elle a toujours été populaire au Brésil. À Rio de Ja n e i ro , elle portait le nom d’entru d o. Célébrée au moment le plus chaud de l’année, le grand jeu était de s’y asperger d’eau, de parfums dans les milieux aisés et de tout ce qu’il peut y avoir de plus malodorant et de sale dans les classes pauvres ou parmi les esclaves. Comment re n d re plus présentables et plus drôles ces distractions grossières ? Telle est la question que se pose la bonne société de Rio de Ja n e i ro, la capitale, dans les années 1830 et 1840. La mutation prend un siècle : le visage du carnaval tel que nous le connaissons achève de se dessiner aux alentours de 1930. Il faut prendre modèle ailleurs. Où ? La réponse est simple – mais étonne les Français d’aujourd’hui : c’est le carnaval de Paris qu’on copie (celui-ci a disparu après la Commune, remplacé, pour les touristes européens qu’il attirait, par celui de Nice). La fête sera organisée autour de bals annoncés par la presse. On s’y rendra en cortège et en musique. Des associations organisent ces défilés. Durant plus d’une génération, chacune suit son itinéraire pro p re – on imagine les problèmes de circulation qui en résultent. Petit à petit, la fête se discipline : vers 1890, tous les groupes adoptent le même parcours. La multiplicité des noms donnés aux 43 sociétés qui défilent – cucumbis, cordões, ranchos, blocos – témoigne de la diversité ethnique et sociale de la capitale. Les orchestres des ranchos ne comportent que des instruments à cordes et à vent, ceux des cordões, des percussions. Les ranchos introduisent une innovation majeure : la marcha-rancho, qui entraîne toute la manifestation sur un même rythme. Cordões, ranchos et blocos viennent des banlieues pauvres de la capitale. Pour que la fête soit réussie, il faut que la musique soit à la fois marchante et dansante. Différents rythmes sont essayés : la samba apparaît dans les années 1910. Comme l’explique Ismael Silva, que l’on considère comme le roi des « sambistes », à l’origine, « son style ne convenait pas pour marcher et danser en même temps. La samba était ainsi : tan tan tantan tan tan tantan. Comment un bloco pourrait-il marcher ainsi dans la rue ? Nous nous sommes mis à faire la samba ainsi : boum boum potocouboumprogourouboum » (cité par Nelson da Nobrega Fernandes, 2001, p. 47). C’est un succès, le rythme de la samba transforme le défilé, de marche, il devient danse. C’est la manifestation centrale du carnaval. S’inspirant du Corso de Nice, il comporte des chars fleuris ; les participants en costume forment des alas (des ailes) séparées par des rangs d’instrumentistes et de chanteurs. Il existe des alas de Bahianaises, en hommage aux mães de santo, personnages clefs du candomblé. Le défilé ne cesse de prendre de l’importance : dans une métropole de dix millions d’habitants, il crée de gigantesques embouteillages. On résout le problème en construisant un sambadromo, voie triomphale b o rdée de gradins. Elle fait plus d’un kilomètre : c’est là que bat désormais le cœur de la fête. Pour monter de telles manifestations, il faut toute une année : les écoles de samba, qui les prépare n t , apparaissent dans les années trente. Différentes 44 étapes se succèdent. On choisit d’ a b o rd un thème ; des dessinateurs de mode créent les costumes ; du XIXe siècle datent les robes à crinoline – mais elles é voluent, au point de ne plus comporter que des baleines souples autour de corps presque nus. Le temps des répétitions commence alors : les musiciens a p p rennent la musique, les participants évoluent en costume. Les ateliers sont souvent très loin, en banlieue. C’est malcommode : pendant les dernière s semaines, les écoles utilisent aujourd’hui les entrepôts désaffectés du port, proches du sambadro m o. Le carnaval de Rio de Janeiro, une manifestation populaire ? Oui, mais qui repose sur une gigantesque organisation, et mobilise des dizaines de milliers de participants, issus de tous les milieux, des plus modestes en particulier. Les ateliers, la préparation, les costumes, les répétitions coûtent cher. Beaucoup de participants contribuent aux dépenses, mais le système ne fonctionnerait pas sans de généreux donateurs. Dans les quartiers populaires et les favelas, ce sont souvent les bicheiros, les organisateurs des jeux de hasard. À la préparation longue et minutieuse succède la fête. La ville entre en liesse. Tout le monde chante et danse. Les touristes affluent de tout le Brésil et du reste du monde. Les prostitués, hommes et femmes, en font autant. À la fin des festivités, les écoles de samba sont classées. Les Brésiliens y tiennent beaucoup ; en 2001 par exemple, Imperatriz Leopoldinense l’a emporté. Imperatriz Leopoldinense Cette école de Samba doit son nom à la zone de banlieue où se situent ses locaux, desservis par les lignes ferrées de l’embranchement Leopoldina. Cette partie du réseau suburbain avait reçu, au moment de sa construction, le nom de l’impératrice Léopoldina, la femme de dom Pedro I (Felipe Ferreira, correspondance avec l’auteur). 45 Tout ne se passe pas au sambadromo : les carnavals parallèles mobilisent plus de monde que celui qu’on a si longuement préparé. Ils sont plus débridés, plus délirants, plus incontrôlables, plus dangereux aussi. Les carnavals parallèles Le carnaval de Rio ne se limite pas au défilé des écoles de samba. Durant le carnaval officiel et les deux semaines qui le précèdent, les quartiers de Rio sont envahis par des groupes populaires appelés blocos ou bandas. Assez anarchiques, ils parcourent les rues au son de sambas et de marchinhas composés pour l’occasion, et ils abordent des thèmes qui vont de la célébration hédoniste de la sexualité à des critiques sociales aussi variées que virulentes. La chaleur et le climat sensuel de Rio de Janeiro en plein été austral poussent à consommer de la bière et à utiliser des déguisements improvisés où le corps s’exhibe sans pudeur. Des groupes de clowns ou bate-bolas sillonnent les rues de la périphérie de la ville. Presque toujours composés de jeunes gens, ces bandes effraient les enfants au son du funk pratiqué dans ces zones. Ces divers groupes rivalisent à qui promènera le plus grand mannequin de clown – c’est un héritage du début du XXe siècle. (Felipe Ferreira, correspondance avec l’auteur). Le carnaval de Rio de Ja n e i ro a pris, dans les années vingt et trente, une telle ampleur qu’il est devenu le symbole du Brésil. À l’époque de la dictat u re de Getúlio Vargas, le pouvoir s’y intéressait car il lui paraissait symboliser l’unité d’un pays jeune, dynamique, tropical. Il donnait l’image d’une société ouve rte, gaie, insouciante. Il canalisait les énergies des masses populaires. Les liens entre gouvernants et dirigeants des écoles de samba se sont depuis disten46 dus, mais la dimension symbolique du carnaval de Rio n’a pas disparu. Il n’y a pas, ailleurs dans le monde, de fête dont les séquences et les vues soient plus largement diffusées. Elles ont contribué, plus que toute autre chose, à donner des Brésiliens l’image d’un peuple qui s’épanouit dans des fêtes dont la spontanéité paraît totale. C’est évidemment une e r re u r : s’amuser est pour le Brésilien une chose si sérieuse que l’on consacre des mois à s’y prépare r ! Le carnaval de Rio est universellement connu. Mais d’ a u t res festivals, d’ a u t res manifestations existent ailleurs. Un bon exe m p l e : la fête du Boi Bumba, du bœuf Bumba, célébrée tous les ans durant le dernier week-end de juin, à Parintins, une ville de 80 000 habitants, perdue à 300 km de Manaus sur les rives de l’ A m a zone. Au départ, on re n c o n t re la légende du bœuf Bumba, amenée par les Nordestins qui ont peuplé l’ A m a zonie au moment du boom du caoutchouc, à la fin du XIXe siècle. L’ h i s t o i re est interprétée par deux troupes, celle du bœuf sérieux et celle du bœuf capricieux. Chacune dispose d’un atelier – on dit « cité », cidade c a p r i c h o s a, cidade garantida. On y prépare durant un an les trois jours de prestations donnés en juin. Pour accueillir la manifestation, la ville s’est dotée d’un stade de 30 000 places, le Bu m b a d ro m o. L’ h i s t o i re du Boi Bu m b a s e rt de prétexte, mais le spectacle tourne plutôt autour de l’identité amazonienne. Pour l’ é vo q u e r, il y a des musiques, des chansons, et d’énormes assemblages de carton-pâte bariolé, que les Brésiliens appellent « allégories ». Ils sont montés sur roues pour les acheminer depuis les cidades. Des verrins et des dispositifs électroniques sophistiqués permettent de les animer. Le temps de la fête arrive. Trois soirs de suite, chaque troupe participe pour trois heures au spectacle – celui-ci dure ainsi de 20 h e u res à 2 h e u res du 47 matin. C’est impressionnant : trois cents musiciens ou tambours dans l’arène, des dizaines de danseurs dont les costumes ne cessent de changer, et les énormes « allégories » qui présentent le chamanisme des Indiens ou le cycle du caoutchouc. Le spectacle est tout autant dans les tribunes que sur la scène : la moitié des gradins est occupée par les partisans du caprichoso, en bleu, l’ a u t re moitié par ceux du garantido, en rouge. Le volume sonore est inimaginable. Toute l’ A m a zonie est là : des centaines de b a rcos sont amarrés le long du fleuve. Un pont aérien est établi entre Manaus et le petit aéro p o rt local. Le spectacle, télévisé, est diffusé dans l’ensemble du pays. Le savo i r - f a i re acquis par les deux troupes est tel qu’elles sous-traitent avec les écoles de samba de Rio de Ja n e i ro. La fête brésilienne a été longtemps religieuse – on le perçoit encore à l’occasion des pèlerinages. C’est à t r a vers le carnaval, parenthèse à demi païenne dans le calendrier chrétien, qu’elle s’est laïcisée, d’ a b o rd à Rio de Ja n e i ro, puis dans l’ensemble du pays. Comme partout, la fête permet d’ i n vertir les rôles et de subve rtir l’ o rd re social. Elle installe pour quelques jours les Brésiliens dans un univers de rêve et leur fait oublier le quotidien. C’est pour cela qu’au-delà du vacarme dans lequel elle se déroule et des dérèglements auxquels elle donne lieu, elle re s t e empreinte d’une certaine gravité. La saudade n’est jamais loin. Le Brésil, même en fête, est plus sérieux qu’on ne le pense ! 48