Écriture des pierres
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Écriture des pierres
Par Geneviève Gravel-Renaud Caillois, Roger. L'écriture des pierres. Genève: Skira, 1970, 131 p. Résumé Depuis toujours, certaines pierres sont recherchées par les hommes, non seulement les pierres dites précieuses, mais également celles présentant, par leur composition interne, la disposition de leurs stries ou l'agencement de leurs couleurs, une ressemblance avec un élément humain, un paysage, une ville, un visage, etc. C'est leur imperfection, leur altération qui attire le regard humain. La beauté de ces pierres, de toutes les pierres en général, est impérissable, et échappe au travail humain. Toujours là, déjà là, elles fascinent par leur infaillibilité et la pureté de leur présence. Plusieurs pierres aux dessins curieux étaient jadis recherchées pour leur caractère unique et se retrouvaient encadrées, transformées en tableaux, rappelant que la nature et les créations humaines se rejoignent parfois. De ces pierres encadrées, deux espèces reviennent particulièrement souvent. Il s'agit des « marbres-ruines, ou paesine, ou encore pierres-aux-masures, d'un gisement de la région de Florence, et [des] marbres-paysages d'une carrière des environs de Catham, dans le Gloucesterchire » (p. 26). Dans ces « tableaux », certains artistes ont ajouté des éléments, réalisant parfois de véritables rencontres avec la pierre. Aujourd'hui, l'intérêt pour ces marbres, d'une nature plus analogique qu'esthétique, a pratiquement disparu. C'est vers l'écriture des pierres, les lignes et brisures qui les traversent et les morcellent, que l'attention se porte. Avec les pierres de rêves chinoises, plaques de marbre choisies par des artistes qui les intitulent et y gravent leur cachet, on recherche moins dans le motif de la pierre une ressemblance que la suggestion de quelque image. Les septaria, « nodules silicieux constellés d'infiltrations de calcite » (p. 59), pierres parsemées de hiéroglyphes uniques à chacune, s'éloignent aussi de l'art figuratif. Ici, les pierres rappellent un mouvement de plus en plus libre, des lignes de routes qui se croisent et s'éloignent dans une harmonie qui dépasse la simple représentation de formes humaines. Avec les onyx, Caillois identifie des pierres qui ajoutent des images sans imiter. Déchiffrer l'écriture des pierres, c'est pénétrer au coeur de la pierre couche par couche, pour en arriver au centre caché et merveilleux. C'est aussi ne plus rechercher l'imitation d'une figure connue, mais plutôt l'accès à une nature non modifiée par l'homme, non assimilable à un travail humain, mais tout de même merveilleuse. Dans les motifs du jaspe, Caillois aperçoit une ouverture de la pierre vers le plus grand ou le plus petit, bref, vers le cosmos. Car à travers l'écriture de toutes ces pierres que l'auteur nous fait lire, c'est l'imagination humaine qui se déploie, une imagination plaçant le minéral au coeur du questionnement sur le rapport de l'homme à ce qui l'entoure, et qui ne prétend plus transformer les pierres en oeuvre d'art, mais plutôt écouter ce dont ces pierres témoignent d'immortel et d'immémorial. Citations choisies « De tout temps, on a recherché non seulement les pierres précieuses, mais aussi les pierres curieuses, celles qui attirent l'attention par quelque anomalie de leur forme ou par quelque bizarrerie significative de dessin ou de couleur. Presque toujours, il s'agit d'une ressemblance inattendue, improbable et pourtant naturelle, qui provoque la fascination. De toute façon, les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d'extrême, d'impérissable ou de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, infaillible, immédiate, qui ne doit de compte à personne. » (p. 9) « C'est que les pierres présentent quelque chose d'évidemment accompli, sans toutefois qu'il y entre ni invention ni talent ni industrie, rien qui en ferait une œuvre au sens humain du mot, et encore moins une œuvre d'art. L’œuvre vient ensuite; et l'art; avec, comme racines lointaines, comme modèles latents, ces suggestions obscures, mais irrésistibles. Ce sont avertissements discrets, ambigus, qui à travers filtres et obstacles de toutes sortes rappellent qu'il faut qu'il existe une beauté générale, antérieure, plus vaste que celle dont l'homme a l'intuition, où il trouve sa joie et qu'il est fier de produire à son tour. Les pierres – non pas elles seules, mais racines, coquilles et ailes, tout chiffre et édifice de la nature – contribuent à donner l'idée des proportions et lois de cette beauté générale qu'il est seulement possible de préjuger. » (p. 10) « Pourtant, même si [l'homme] néglige ou dédaigne, même s'il ignore la beauté générale ou profonde qui émanait dès l'origine de l'architecture de l'univers et de qui toutes les autres sont issues, il ne peut faire qu'elle ne s'impose à lui par quelque chose de fondamental et d'indestructible qui l'étonne, qui lui fait envie et que résume bien, dans sa brutalité, le terme de minéral. Cette perfection quasi menaçante, car elle repose sur l'absence de vie, sur l'immobilité visible de la mort, transparaît dans les pierres de tant de manières diverses qu'on pourrait énumérer les paris et les styles de l'art humain sans peut-être en découvrir un seul qui n'aurait pas en elles un équivalent. » (p. 11-12) « La réflexion s'émerveille à juste titre de constater que la nature, qui ne peut ni dessiner ni peindre la ressemblance d'aucun objet, donne parfois l'illusion d'y être parvenue, alors que l'art, qui toujours s'y est essayé sans succès, renonce à cette vocation traditionnelle et comme inévitable, comme naturelle pour lui, au profit précisément de la création de formes muettes, spontanées et sans modèle, comme celles dont la nature foisonne. » (p. 23-24) « Il existe comme une connivence manifeste entre les étages du royaume souterrain des supplices et la genèse d'une pierre extraite elle-même des profondeurs du sol et torréfiée à la chaleur de quelque brasier inhumain. Ce n'est plus caprice de peintre, exploitant un curieux support. Il y a cette fois rencontre entre le sujet et une matière 2 qui, pour ainsi dire, en porte démonstration. » (p. 44) « J'ai beau m'assurer n'avoir devant les yeux que des traînées irrégulières dont les ondes azurées traversent la stupeur de l'agate comme enregistrement de sismographe ou de baromètre affolé : elles en éclaboussent très haut, presque jusqu'à l'écorce du nodule, la transparence d'hydromel ou d'urine. J'ai beau identifier dans les broussailles noires qui foisonnent au bas du minéral de très communes dendrites de manganèse étalant leurs feuillages banaux. Au moment où je réduis les unes et les autres à leur être chimique, au cours de cette opération même, malgré moi j'y distingue des pans de clarté polaire qui font tomber la lumière d'une avare réverbération sur des lichens d'encre, sur une végétation poussive, chétive, essoufflée par les rafales et calcinée par le gel. Sans doute n'est-il pas de figures complètement muettes. » (p. 80-81) « Déchiffrer pareille graphie, si graphie il y a, ne consisterait pas à démêler des écheveaux de ligatures inextricables, mais à développer de nouveau des signes fréquents et repliés sur eux-mêmes au point de n'être plus qu'allusions à leur propre forme. Au centre, un motif plus large et sans éclat, le nom peut-être dont titres et épithètes de chancellerie déclarent tout autour la splendeur cachée. La surface sombre de la pierre, dans l'intervalle des inscriptions, fourmille de méandres serrés, minuscules, qui emplissent et animent, qui peuplent d'une moire mystérieuse un insondable deuil minéral. » (p. 87) « [Les ellipses concentriques de la jaspe] dénoncent des circuits de planètes ou d'électrons autour d'invisibles foyers, image de la gravitation qui, à chaque niveau de l'univers, enchaîne les corps par l'effet d'une mécanique fondamentale et simple. » (p. 93-94) « Écritures des pierres : structures du monde. La vision que l'oeil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L'imagination l'enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l'expérience, la culture et l'histoire, sans compter ce que, d'elle-même, au besoin, elle invente ou elle rêve. Aussi n'est-elle jamais à court pour rendre foisonnante et despotique jusqu'à une presque absence. » (p. 95) « L'homme a hérité sans le savoir d'un capital d'insolences immémoriales, de hardiesses malheureuses, de paris ruineux, dont la persistante audace, d'abord accumulée en vain, devait un jour tardif faire germer pour lui une grâce inédite et rebelle. En elle se conjuguent l'hésitation, le calcul, le choix, la patience, la ténacité, le défi. Je suppose un dieu, une intelligence totale, panoramique au sens fort du terme, capable de percevoir en un seul spectacle ces vicissitudes infinies et leur inextricable commerce. Cette conscience hypothétique, à qui rien n'échapperait, ne s'étonnerait pas qu'il existe, elle constaterait, au contraire, sans surprise une 3 connivence durable, imprescriptible entre la série des féconds avortements et leur dédicataire universel. Il lui paraîtrait inévitable qu'une secrète affinité permette à l'héritier de reconnaître dans l'écheveau déroutant celles des tentatives aventureuses qui ont tourné court, mais dont la faillite même lui ouvrit un chemin royal. » (p. 101102) « Dans la pierre, au contraire, l'image, chaque image est fixée comme si l'épaisseur du minéral conservait la nuée, la flamme ou la cascade à tous les instants de sa métamorphose kaléidoscopique. Chacun d'eux, témoin immortel, est enregistré pour longtemps : pour toujours, à l'échelle de la brève saison humaine. » (p. 121) « Pareille rencontre n'est pas illusion, mais avertissement. Elle témoigne que le tissu de l'univers est continu et qu'il n'est pas de point, en l'immense labyrinthe du monde, où des cheminements incompatibles, venus d'antipodes bien plus radicaux que ceux de la géographie, ne puissent interférer en quelque carrefour que révèle soudain une stèle commune, porteuse des mêmes symboles, commémorative d'insondables et complémentaires fidélités. » (p. 123) « Il me semble alors découvrir pourquoi de telles images exercent sur l'esprit une si puissante fascination, surprendre les motifs souterrains de l'inlassable et déraisonnable ardeur qui pousse l'homme à doter d'un sens toute apparence dépourvue de signification, à partout guetter des correspondances et à les créer où elles manquent. Je discerne là l'origine de l'invincible attrait de la métaphore et de l'analogie, les raisons d'un étrange et permanent besoin d'identifier. Je me retiens à peine d'y soupçonner une antique et diffuse aimantation, l'appel du centre, le souvenir obscur, presque aboli, ou le pressentiment, inutile chez un être aussi chétif, de la syntaxe générale. » (p. 125) « Turbulence, spasmodique, une sève, présage et attente d'une nouvelle manière d'être, qui rompt avec la perpétuité minérale, qui ose l'échanger contre le privilège ambigu de frémir, de pourrir, de pulluler. » (p. 127-128) 4